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EURIPIDE

 

 

 

HERACLIDES,

 

TRAGÉDIE.

Analyse des Héraclides : Patin, Henri Joseph Guillaume. Euripide Tome 1

 

texte grec

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NOTICE SUR LES HÉRACLIDES.

 

Le sujet des Héraclides est la persécution exercée par Eurysthée contre les enfants d'Hercule après la mort de leur père, et l'asile qu'ils trouvent à Athènes auprès du roi Démophon, fils de Thésée. Les Héraclides, conduits par le vieil Iolas, l'ancien compagnon d'Hercule, se sont réfugiés au pied de l'autel de Jupiter à Marathon. Un héraut d'Eurysthée vient pour les en arracher, et Démophon prend leur défense. Le héraut se retire en menaçant les Athéniens de la guerre, au nom d'Argos et de son roi.

Voici un passage de Pausanias, dans sa description de l'Attique, qui explique plusieurs faits traités dans la pièce d'Euripide : « Il y a à Marathon une fontaine appelée Macarie, sur laquelle j'ai recueilli la tradition suivante : Hercule, lorsqu'il s'éloigna de Tirynthe pour fuir Eurysthée, se retira auprès de Céyx, roi de Trachine. Mais après la mort d'Hercule, Eurysthée réclama ses enfants ; le roi de Trachine les envoya à Athènes, alléguant sa propre faiblesse, tandis que Thésée était assez fort pour les défendre. Les enfants d'Hercule s'étant rendus auprès de ce dernier, les Péloponnésiens déclarèrent la guerre aux Athéniens, sur le refus de Thésée de livrer les enfants à Eurysthée. En même temps, dit-on, un oracle annonça aux Athéniens qu'il fallait qu'un des enfants d'Hercule mourut volontairement, sans quoi ils ne pourraient remporter la victoire. Alors Macarie, fille d'Hercule et de Déjanire, se donna la mort, et assura ainsi la victoire aux Athéniens; et c'est d'elle que la fontaine a reçu son nom. » Le seul point sur lequel Euripide s'écarte de ce récit, c'est qu'au lieu de mettre l'action sous le règne de Thésée, il la place sous le règne de ses fils, Démophon et Acamas.

Le poète ne pouvait omettre ce noble dévouement de Macarie, et c'est en effet l'épisode le plus touchant de la pièce. Seulement on peut reprocher à Euripide d'avoir trop écourté cette partie du drame. Une fois que la jeune victime a pris sa résolution, et qu'elle a quitté la scène pour marcher à la mort, il n'est plus question d'elle. On regrette de n'être pas informé de son sort avec plus de détails, comme l'auteur l'a fait pour d'autres victimes humaines, telles qu'Iphigénie, ou Polyxène dans Hécube.

C'est le châtiment d'Eurysthée qui termine la tragédie; et Euripide, toujours attentif à rattacher ses ouvrages, soit aux traditions locales, soit à l'intérêt politique du moment, n'y a pas manqué en cette occasion. Il n'a garde d'oublier la sépulture d'Eurysthée, que d'antiques souvenirs plaçaient dans le voisinage d'Athènes, et en même temps il fait une allusion bien claire aux invasions des Lacédémoniens dans l'A nique pendant la guerre du Péloponnèse. « Mes mânes vous seront propices, dit le roi d'Argos avant de mourir ; et, dans le sein de la terre, je serai pour cette ville un hôte protecteur; et lorsque les descendants d'Hercule, oubliant vos bienfaits, vous attaqueront avec de nombreux bataillons, ma haine irréconciliable poursuivra leur ingratitude. »

Lorsque Iolas dit aux Héraclides (310-314) : « Ne tournez jamais contre les Athéniens une lance hostile, en mémoire de leurs bienfaits, et que leur ville soit votre plus chère alliée, » ces paroles ont évidemment trait aux affaires publiques.

De même, quand le Chœur s'écrie (328-33I) : « Toujours notre patrie est prête à secourir les malheureux, lorsque leur cause est juste: que de périls n'a-t-elle pas déjà bravés pour la défense de ses amis! Et maintenant je vois une lutte nouvelle qui se prépare. » Les traits nombreux lancés contre Argos dans cette tragédie indiquent qu'elle fut jouée lorsque les Argiens se préparaient à la guerre contre les Athéniens : par exemple, v. 285 : « Malédiction sur  toi ! Je ne crains pas la ville d'Argos! » et presque tout le chant lyrique du Chœur (352-579).

On peut donc supposer, avec M. Bœckh, qu'elle fut représentée la 3e année de la 90e olympiade, ou 418 avant J.-C., lorsque les Argiens, après la rupture de l'ancienne alliance, faisaient la paix avec les Lacédémoniens, et déclaraient la guerre à Athènes. Voyez Thucydide, V, 76. C'était la 13e année de la guerre du Péloponnèse.

Dans le récit de la victoire remportée par les Athéniens. il est question d'un combat singulier proposé par HylIus au roi d'Argos. Hérodote, IX, 26, fait aussi mention de ce duel : nouvelle preuve que les histoires d'Hérodote et de Thucydide sont ie commentaire indispensable des tragédies d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide, ainsi que des comédies d'Aristophane.


LES HERACLIDES.

 

PERSONNAGES.

IOLAS.

COPRÉE.

LE CHOEUR, composé de vieillards athéniens.

DÉMOPHON.

MACARIE, fille d'Hercule.

UN SERVITEUR.

ALCMÈNE.

UN MESSAGER.

EURYSTHÉE.

ACAMAS, personnage muet.

La scène est à l'entrée d'un temple, à Marathon, près d'Athènes.


 IOLAS, avec lui sont les fils d'Hercule qui embrassent l'autel (01).

C'est depuis longtemps une opinion arrêtée dans mon esprit, que l'homme juste est né pour le bien de ses semblables; l'homme passionné pour son intérêt personnel, inutile à l'État, et à charge dans le commerce de la vie, n'est bon que pour lui seul. Et ce n'est pas là pour moi une simple maxime sans réalité : fidèle à l'honneur et aux devoirs de la parenté, quand je pouvais vivre tranquille à Argos, j'ai partagé seul la plupart des travaux d'Hercule, tant qu'il fut parmi nous. Et à présent qu'il habite les cieux, j'ai pris ses enfants sous mes ailes pour les protéger, tout en ayant besoin moi-même de protection (02) : car aussitôt que leur père a eu quitté la terre, Eurysthée a voulu nous donner la mort. Mais nous nous sommes échappés; et nous avons perdu notre patrie en sauvant notre vie. Errants et proscrits, sans cesse nous passons d'une ville dans une autre ; à tous nos autres maux la haine d'Eurysthée ajoute sa persécution; partout où il apprend que nous avons trouvé une retraite, il envoie des hérauts nous réclamer, et nous proscrire de nouveau, faisant valoir avec hauteur la puissance d'Argos, le danger de sa haine, l'éclat de ses prospérités. Et quand on voit l'impuissance de mon secours, et la faiblesse de ces orphelins, on cède à la force, et l'on nous chasse de notre asile. Pour moi, je partage l'exil de ces enfants, je partage leur infortune, jamais je ne les trahirai, et je ne souffrirai pas qu'on dise : « Voyez, depuis que ces enfants n'ont plus de père, Iolas n'a pas osé les défendre, quoiqu'il soit du même » sang qu'eux. »

Repoussés de toute la Grèce, nous sommes venus à Marathon, et dans la contrée de sa dépendance, nous asseoir en suppliants aux autels des dieux (03), pour implorer leur secours : car ce pays est, dit-on, habité par les deux fils de Thésée, qui ont tiré l'empire au sort ; issus de la race de Pandion, ils sont les proches des fils d'Hercule (04). C'est pour ces raisons que nous avons dirigé nos pas vers l'illustre Athènes. Deux vieillards guident cette troupe d'exilés; moi, je veille ici sur les fils; et dans l'intérieur de ce temple Alcmène garde les filles, et leur prodigue ses tendres soins : car il serait contre la bienséance de voir de jeunes vierges se mêler à la foule, et paraître en suppliantes au pied des autels. Hyllus (05), et ceux de ses frères, plus avancés en âge, cherchent un asile où nous puissions nous réfugier, si nous sommes expulsés de cette terre. O mes enfants, mes enfants, approchez, attachez-vous à mes vêtements; je vois venir à nous le héraut d'Eurysthée, qui nous poursuit en tous lieux, et nous condamne à cette vie errante. Misérable, puisses-tu périr avec celui qui t'envoie ; toi, dont la bouche a déjà annoncé tant d'ordres odieux à leur généreux père !


COPRÉE.

[55] Tu crois sans doute avoir trouvé un noble asile, et être arrivé dans une ville qui te protégera ; mais tu t'abuses : car il n'est personne qui préfère ta faiblesse à la puissance d'Eurysthée. Pars ; pourquoi ces vains efforts ? il te faut aller à Argos, où t'attendent ceux qui doivent te lapider.

IOLAS.

Non certes ; l'autel du dieu me protégera, ainsi que la terre libre où nous avons porté nos pas.

COPRÉE.

Tu veux forcer mon bras a employer la violence ?

IOLAS.

Non, tu n'arracheras de l'autel ni moi, ni ces enfants.

COPRÉE.

Tu reconnaîtras qu'en cela tu n'as pas été bon devin.

IOLAS.

Non, cela ne sera pas, tant que je vivrai.

COPRÉE.

Ôte-toi de là (06), je saurai malgré toi ramener ces enfants à Eurysthée, à qui ils appartiennent.

IOLAS.

Antiques habitants d'Athènes, accourez nous défendre, nous sommes les suppliants de Jupiter Agoréen (07); on nous fait violence, on profane nos rameaux sacrés, on outrage votre cité, on déshonore vos dieux.


LE CHOEUR.

Eh bien! quels cris s'élèvent auprès de l'autel? quel événement funeste annoncent-ils?

IOLAS.

Voyez un vieillard débile couché dans la poussière : ah ! malheureux que je suis !

LE CHOEUR.

Qui t'a ainsi renversé dans cette posture déplorable ?

IOLAS.

Voici, étrangers, celui qui, au mépris de vos dieux, m'arrache violemment de l'autel de Jupiter.

LE CHOEUR.

[80] Lui ? Mais toi, vieillard, de quel pays viens-tu dans cet État, formé de quatre cités (08) ? est-ce par mer que vous avez abordé? Venez-vous des rivages de l'Eubée?

IOLAS.

Étrangers, je ne suis point habitant des îles; c'est de Mycènes que je suis venu en ces lieux.

LE CHOEUR.

Quel est le nom que te donne le peuple de Mycènes ?

IOLAS.

Vous connaissez peut-être le compagnon d'Hercule, Iolas ; ce nom n'est point sans gloire.

LE CHOEUR.

Je le connais, et depuis long-temps. Mais, dis-nous, à qui sont ces jeunes enfants que tu portes dans tes bras?

IOLAS.

Ce sont les fils d'Hercule, ô étrangers, ce sont des suppliants qui implorent votre secours et celui de votre patrie.

LE CHOEUR.

[95] De quoi s'agit-il? veulent-ils, dis-moi, obtenir un entretien des magistrats ?

IOLAS.

Ils demandent de n'être pas livrés au roi d'Argos, de n'être pas arrachés de force à la protection de vos dieux.

COPRÉE.

Mais cela ne plaira pas aux maîtres à qui tu appartiens, lorsqu'ils le retrouveront ici.

LE CHOEUR.

Étranger, il convient de respecter les suppliants des dieux ; et toi, Iolas, une main violente ne doit pas t'arracher de leur sanctuaire. L'auguste Justice ne le souffrira pas.

COPRÉE.

Expulse de ces lieux les sujets d'Eurysthée, et mon bras n'usera pas de violence:

LE CHOEUR.

C'est une impiété pour une ville de rejeter les humbles supplications des étrangers.

COPRÉE.

 Il est bien de se préserver des embarras, en déférant à de sages avis.

LE CHOEUR.

C'était au roi de ce pays que tu devais recourir pour réclamer ces étrangers, au lieu de les enlever de force aux autels des dieux; il fallait respecter une terre libre.

COPRÉE.

Quel est donc le roi de ce pays et de cette cité ?

LE CHOEUR.

C'est Démophon, fils du vaillant Thésée.

COPRÉE.

Eh bien ! c'est devant lui que je vais porter ce différend ; tout autre débat est superflu.

LE CHOEUR.

Le voici lui-même, qui s'avance en hâte, avec Acnuius son frère, ils sont prêts à t'entendre.


DÉMOPHON, au Chœur.

[120] Puisque, malgré ton âge, tu as devancé notre jeunesse, en accourant ici devant l'autel de Jupiter, dis-nous quel événement rassemble cette foule ?

LE CHOEUR.

O roi, ces suppliants sont les fils d'Hercule qui, tu le vois, ont couronné l'autel de leurs rameaux; et celui-ci est Iolas, le fidèle compagnon de leur père.

DÉMOPHON.

En quoi donc leur malheur appelait-il ces clameurs ?

LE CHOEUR.

Celui-là, voulant les arracher de force de l'autel, a excité ces cris, il a renversé ce vieillard, et j'en ai versé des larmes de pitié.

DÉMOPHON.

Son extérieur et ses vêtements sont ceux d'un Grec, mais son action est d'un Barbare. Réponds-moi sans tarder, d'où viens-tu ? quelle est ta patrie ?

COPRÉE.

[134] Je suis d'Argos, puisque tu veux le savoir; quant au motif qui m'amène, et à celui qui m'envoie, c'est moi qui veux te le dire. Je viens ici par l'ordre d'Eurysthée, roi de Mycènes, pour emmener ces enfants et ce vieillard. Ma démarche, étranger, a pour elle la justice qui guide mes actions et mes paroles : Argien moi-même, je ramène des Argiens fugitifs, condamnés à mort par les lois de leur patrie. Nous avons droit, dans le gouvernement de notre cité, d'exercer entre nous une justice souveraine. Ils se sont présentés aux foyers de bien d'autres peuples, mais nous avons persisté dans les mêmes réclamations, et nul n'a osé s'attirer des malheurs. Mais s'ils ont reconnu en toi quelque faiblesse d'esprit, ils sont venus ici, pour tenter, dans leur situation désespérée, s'ils avaient ou non quelque secours à attendre de toi ; car ils n'ont pu se flatter que, maître de ton bon sens, seul dans toute la Grèce qu'ils ont parcourue, tu te laisserais toucher par leurs malheurs sans remède. Compare en effet les avantages que tu te procures en leur donnant asile dans tes États, ou en nous les laissant emmener. Ceux que tu peux attendre de notre part, c'est d'avoir les armées d'Argos et toute la puissance d'Eurysthée pour alliées de ta patrie : mais si tu te laisses toucher à leurs larmes et à leurs prières, l'affaire devra se vider les armes à la main ; car ne pense pas que nous renoncions à nos prétentions sans combat (09). Quels motifs allégueras-tu? Où sont les terres qu'on t'a ravies, pour justifier ta guerre contre les Argiens ? Où sont les alliés que tu as à secourir ? Dans quel intérêt livreras-tu des troupes de guerriers à la mort? Oui, tu attireras sur toi les malédictions des citoyens, si pour un vieillard qui touche à la tombe (10), et qui pour ainsi dire n'existe plus, si pour ces enfants tu te plonges dans l'abîme (11). Tu allégueras, et c'est ta meilleure raison, les espérances que tu conçois pour l'avenir ; mais elles sont fort au-dessous des biens dont tu peux jouir à présent ; car ces enfants seront de faibles adversaires pour les Argiens, lorsqu'ils seront en âge de combattre, si c'est là ce qui t'enfle le cœur, et d'ici là il se passera bien du temps, pendant lequel vous pouvez être anéantis. Mais, crois-moi, sans m'accorder de faveur, laisse-moi reprendre ce qui m'appartient, et à ce prix gagne l'amitié de Mycène. Ne fais pas ce que vous avez coutume de faire : quand tu peux choisir des alliés puissants, ne va pas prendre les plus faibles (12).

DÉMOPHON.

Qui pourrait juger une cause, ou décider un différend, avant d'avoir entendu les deux parties ?

IOLAS.

[181] O roi, j'ai du moins un avantage dans ta patrie : il m'est permis d'entendre mon accusateur et de répondre à mon tour, et l'on ne commencera pas par me chasser, comme on l'a fait ailleurs. Mais nous n'avons rien de commun avec cet homme ; car, puisque nous n'avons plus rien à démêler avec Argos, en vertu de l'arrêt prononcé, et que nous sommes bannis de notre patrie, comment aurait-on droit de nous réclamer comme Argiens (13), après nous en avoir expulsés? Nous sommes étrangers. Regardez-vous comme exilé du territoire entier de la Grèce, quiconque est banni de la ville d'Argos ? Pour Athènes, du moins, il n'en sera pas ainsi; la crainte des Argiens ne lui fera pas chasser les enfants d'Hercule. Tu n'es pas ici à Trachine, ni dans ces villes de l'Achaïe, d'où tes éloges emphatiques d'Argos, tels que tu en profères encore à présent, ont fait, bien plus que la justice, rejeter des suppliants prosternés au pied des autels. S'il devait en être ainsi, et que tes prétentions fussent réalisées, les Athéniens n'auraient plus à se glorifier d'être libres. Mais je connais leur âme et leur caractère : ils braveraient plutôt la mort, car la honte est un poids qui rend la vie à charge aux cœurs généreux. En voilà assez sur Athènes ; les éloges immodérés déplaisent ; je l'ai souvent éprouvé moi-même, par l'importunité que m'ont causée des louanges excessives. Mais je veux que tu saches quel devoir c'est pour toi de sauver ces enfants, puisque tu as le gouvernement de ce pays. Pitthée eut pour père Pélops; de Pitthée naquit Éthra (14), et de celle-ci naquit ton père Thésée. Je reprends maintenant l'origine de ces enfants : Hercule était fils de Jupiter et d'Alcmène, et celle-ci est née de la fille de Pélops : ton père et le père de ces enfants étaient donc cousins. Ainsi, Démophon, vous vous rejoignez par votre origine (15). Je te dirai maintenant ce que tu dois à ces enfants, à part les liens de la parenté. Je portais le bouclier de leur père, et j'accompagnais Thésée, dans la navigation entreprise pour la conquête du baudrier qui fut fatal à tant de guerriers (16). Ce fut Hercule qui ramena ton père du ténébreux abîme de Pluton : la Grèce entière en porte témoignage. Pour prix des bienfaits de leur père, ces enfants te demandent de n'être pas livrés à leur ennemi, de n'être pas violemment arrachés aux autels de tes dieux, et repoussés de cette terre. Ce serait une honte pour toi en particulier, ce serait une tache pour ta patrie, de laisser des suppliants, des bannis, des proches ( hélas ! jette les yeux sur ces innocentes victimes), devenir la proie de la violence. Mais je te conjure, je t'implore par ces rameaux sacrés, par tes mains, par ton visage que je touche, ne dédaigne pas de recevoir dans tes bras les fils d'Hercule : sois pour eux un parent, un ami, un père, un frère, un maître ; tout cela vaut mieux que de tomber au pouvoir des Argiens.

LE CHOEUR.

O roi, la pitié m'a saisi au récit de leurs souffrances. La noblesse est vaincue par la fortune ; c'est à présent surtout que je le vois : nés d'un si glorieux père, ils subissent des malheurs qu'ils n'ont pas mérités.

DÊMOPHON.

[236] Trois motifs me font un devoir, Iolas, de recevoir les hôtes pour qui tu m'implores : le plus puissant, Jupiter, à l'autel duquel tu rassembles sous tes ailes ces enfants timides; puis les liens du sang et le bonheur que je dois rendre à ces enfants, par reconnaissance pour leur père ; enfin, la honte dont il faut surtout nous garder ; car si je souffre qu'un étranger viole impunément nos temples, au lieu de régner sur un État libre, je passerai pour avoir livré des suppliants aux Argiens, et le supplice n'est pas pire que cette infamie. Que n'es-tu venu en ces lieux sous de plus heureux auspices ! Cependant, ne crains pas à présent qu'on vous arrache à cet asile. Pour toi, retourne à Argos, rapporte à Eurysthée ce que tu as entendu, et ajoute que, s'il a quelque grief contre ces étrangers, il obtiendra justice. Mais renonce à les emmener avec toi.

COPRÉE.

Si ma cause est juste, mes raisons ne peuvent-elles te convaincre?

DÉMOPHON.

Et comment peut-il être juste d'employer la violence contre des suppliants?

COPRÉE.

[255] La honte est donc pour moi, sans nul dommage pour toi.

DÉMOPHON.

Elle serait pour moi, si je te permettais de les enlever.

COPRÉE.

Fais-les seulement sortir de tes frontières, et là je les prendrai au passage.

DÉMOPHON.

Tu es bien fou, en te croyant plus sage que la divinité.

COPRÉE.

C'est donc ici le refuge des méchants ?

DÉMOPHON.

Les autels des dieux sont un asile ouvert à tous les mortels.

COPRÉE.

A Mycènes, peut-être, on n'approuvera pas ces maximes.

DÉMOPHON.

Ne suis-je donc pas maître en ces lieux ?

COPRÉE.

Ne la blesse pas, si tu es sage.

DÉMOPHON.

Qu'elle se blesse, peu m'importe, pourvu que je n'offense pas les dieux.

COPRÉE.

Je désire éviter la guerre entre toi et les Argiens.

DÉMOPHON.

Tels sont aussi mes vœux ; mais je n'abandonnerai pas ces infortunés.

COPRÉE.

Eh bien, je reprendrai ce qui m'appartient.

DÉMOPHON.

Alors il ne te sera pas facile de retourner à Argos.

COPRÉE.

J'en ferai l'épreuve pour le savoir sur-le-champ.

DÉMOPHON.

Tu te repentiras de porter la main sur eux, et cela sans délai.

LE CHOEUR.

Au nom des dieux, ne frappe pas un héraut,

DÉMOPHON.

Que du moins le héraut apprenne à tenir une conduite plus modeste.

LE CHOEUR.(Au héraut.)

Va-t'en.

(A Démophon.)

Ô roi, ne porte pas la main sur lui.

COPRÉE.

[274] Je pars ;  pour un seul, le combat serait trop inégal. Mais je reviendrai suivi des nombreux bataillons d'Argos, tout hérissés de fer; des milliers de guerriers m'attendent, couverts de leurs armes, ayant à leur tête le roi Eurysthée. Il reste sur les frontières d'Alcathos (17), attendant la réponse que je dois rapporter ; à la nouvelle de tes outrages, il apparaîtra terrible à cette cité et à ses habitants, et viendra dévaster la campagne. En vain Argos se vanterait de posséder une jeunesse nombreuse et vaillante, si elle ne punissait ton insolence.

DÉMOPHON.

Malédiction sur toi ! je ne crains pas ta ville d'Argos, Mais jamais tu ne me feras l'affront d'arracher d'ici ces infortunés : je suis roi d'une ville libre, et non point sujette d'Argos.


LE CHOEUR.

Voici le moment de pourvoir à notre défense, avant que l'armée d'Argos ne s'approche. Ses guerriers sont redoutables, et, en cette occasion, ils seront plus ardents que jamais ; car c'est un usage général parmi les hérauts de grossir les faits et de les exagérer. Quels rapports va-t-il faire à ses maîtres? Il se plaindra d'avoir souffert d'indignes traitements, et d'avoir été en danger de perdre la vie.

 IOLAS.

[297] Il n'est point de trésor plus précieux pour les enfants que d'être nés de parents nobles et vertueux, et de s'allier à de nobles familles. Malheur à l'imprudent, qui, vaincu par la passion, s'unit à des méchants, et laisse à ses enfants le déshonneur en échange des plaisirs coupables qu'il a goûtés. Une illustre origine est un asile contre les coups du sort; nous en effet, tombés au dernier degré du malheur, nous avons trouvé ces amis et ces proches, qui, dans toute l'étendue de la Grèce, nous ont seuls accordé leur appui.

Chers enfants, donnez-leur la main, et vous-mêmes tendez-la à ces enfants, rapprochez -vous, unissez-vous. O mes enfants, nous venons de mettre leur amitié à l'épreuve: si jamais vous rentrez dans votre patrie, si vous retrouvez la maison et les honneurs de votre père, souvenez -vous toujours de ces amis à qui vous devez la vie ; ne tournez jamais contre cette terre une lance hostile, en mémoire de leurs bienfaits, et que leur ville soit votre plus chère alliée. Ils sont bien dignes de votre respect, ceux qui ont affronté pour vous l'inimitié d'un pays si puissant et du peuple pélasgique, et qui nous voyant misérables et proscrits, ne nous ont cependant point livrés, ni repoussés de leur sein. Four moi, et pendant ma vie, et après ma mort, ô roi, je te comblerai de mes louanges en approchant de Thésée, et je réjouirai son cœur, en lui racontant que tu nous as accueillis avec bonté, que tu as prêté ton appui aux enfants d'Hercule, et que tu soutiens dignement la gloire paternelle dans la Grèce. Fidèle à ta noble origine, tu ne dégénères en rien de ton père, exemple bien rare ; car sur un grand nombre d'hommes, à peine en trouve-t-on un seul qui ne soit inférieur à son père (18).

LE CHOEUR.

Toujours notre patrie est prête à secourir les malheureux, lorsque leur cause est juste : que de périls n'a-t-elle pas déjà bravés pour la défense de ses amis ! et maintenant je vois une lutte nouvelle qui se prépare.

DÉMOPHON.

[333] Tu as bien parlé, vieillard, et j'espère également bien du sort de ces enfants : ils conserveront la mémoire de nos bienfaits. Pour moi, je vais convoquer l'assemblée des citoyens, et tout disposer pour recevoir les Argiens avec des forces imposantes. D'abord j'enverrai des éclaireurs vers eux, pour n'être pas surpris par leur invasion, car tout guerrier argien est agile coureur; je réunirai les devins, et je ferai des sacrifices. Pour toi, entre dans le palais avec les enfants, quitte l'autel de Jupiter : il y aura même pendant mon absence des amis qui veilleront sur toi. Vieillard, entre donc dans le palais.

IOLAS.

Je ne quitterai point cet autel ; nous restons ici en suppliants, attendant l'heureux succès de vos armes. Lorsque tu seras sorti de ce combat avec gloire, alors nous entrerons dans le palais. Les dieux, qui combattront pour nous, ne le cèdent pas aux dieux des Argiens; si Junon, épouse de Jupiter, les protége, nous avons pour nous Minerve. Or je prétends qu'il y a aussi une cause de prospérité dans la protection de divinités meilleures; et Minerve ne se laissera pas ravir la victoire.


LE CHOEUR.

[353] Tu as beau te vanter, on n'en conçoit pas une idée plus haute de ton pouvoir, étranger qu'Argos a envoyé vers nous. Tes jactances du moins n'effraieront pas mon cœur. Que jamais la glorieuse Athènes, aux brillants chœurs de danse, ne conçoive de pareilles craintes. Mais c'est toi que l'orgueil égare, ainsi que le fils de Sthénélus (19), tyran d'Argos. Toi qui entres dans une ville étrangère, égale à Argos en puissance, pour enlever des suppliants sous la protection des dieux, des proscrits qui embrassent étroitement notre terre, toi qui oses employer la violence, et refuses d'obéir à nos rois sans aucune ombre de justice, où est l'homme sensé qui justifie une pareille audace? La paix est chère à mon cœur : mais, ô roi insensé, je tele dis, si tu viens dans ma patrie, tu ne trouveras pas ce que tu penses. Tu n'es . pas seul à manier la lance et le bouclier d'airain. Ne viens donc pas, fier amant des combats, troubler par le bruit des armes une ville où règnent les Grâces, mais contiens tes fureurs.


IOLAS.

O mon fils, pourquoi cette tristesse répandue sur ton visage? As-tu quelque fâcheuse nouvelle des ennemis? tardent-ils? paraissent-ils? que sais-tu de leurs desseins? Sans doute les paroles de leur héraut ne seront pas démenties : leur chef doit sa prospérité à la faveur divine, je le sais (20), et n'a pas d'animosité contre Athènes, mais Jupiter châtie l'orgueil excessif des mortels.

DÉMOPHON.

[389] L'armée argienne approche avec son chef Eurysthée. Je l'ai vu de mes yeux : l'homme, qui a la prétention d'être un bon général, ne doit pas voir ses ennemis par des messagers. Cependant il n'a pas encore déployé son armée dans la plaine (21), mais il s' est arrêté sur l'escarpement d'une col line, d'où il cherche à reconnaître, autant que je puis le conjecturer, le côté le plus favorable pour faire avancer ses troupes, et pour les établir dans un poste sûr. De mon côté, toutes mes dispositions sont prises : la ville est sous les armes ; les victimes, qu'on doit immoler aux dieux (22), sont toutes prêtes, et les devins font dans la ville des sacrifices destinés à mettre les ennemis en fuite et à appeler sur nous la faveur des dieux. Puis, réunissant tous les interprètes d'oracles, j'ai examiné toutes les antiques prédictions, ou publiques ou secrètes, qui intéressent le salut de la patrie. Plusieurs de ces oracles diffèrent entre eux à plusieurs égards, mais ils s'accordent tous sur un point ; ils m'ordonnent d'immoler, à la fille de Cérès, une vierge née d'un illustre père. Tu vois quel est mon zèle pour votre cause : mais je ne sacrifierai point ma fille, ni celle d'aucun citoyen malgré lui. Et quel est le père assez dénaturé pour livrer de ses mains à la mort ce qu'il y a de plus cher au monde? Et maintenant on peut voir des rassemblements divisés d'opinions; les uns soutiennent qu'il est juste de venir au secours des suppliants, les autres m'accusent de folie. Si je persiste dans mon dessein (23), déjà une guerre intestine se prépare. Vois donc, imagine les moyens de vous sauver vous-mêmes ainsi que ce pays, sans me rendre odieux à mes concitoyens ; car je n'ai pas sur eux le pouvoir absolu des rois sur les barbares, mais si je suis juste envers eux, ils sont justes envers moi.

LE CHOEUR.

Ainsi Dieu ne permet pas à cette ville, malgré tout son zèle et son désir, de porter secours aux étrangers?

IOLAS.

[427] O mes enfants, nous ressemblons à des nautoniers qui, après avoir échappé à la fureur de la tempête, touchent déjà la terre, quand les vents les rejettent du rivage en pleine mer : ainsi, nous, cette terre nous repousse, lorsque déjà nous tenions le rivage et nous étions sauvés. Hélas ! trompeuse espérance, pourquoi es-tu venue réjouir mon cœur, puisque tes promesses ne devaient pas s'accomplir? Celui-ci est bien par donnable de ne pas vouloir faire périr les filles des citoyens. Je n'en rends pas moins grâce à ses bienfaits ; et s'il plaît aux dieux que tel soit mon sort, ma reconnaissance pour vous n'en sera pas détruite.

Enfants, je n'ai plus aucun moyen de vous être utile. Où tourner nos pas ? A quel dieu n'avons - nous pas offert nos rameaux suppliants ? Quelle ville u'avons-nous pas visitée? C'en est fait de nous, mes enfants, nous serons livrés à nos ennemis. Pour moi, s'il me faut mourir, je m'en inquiète peu, si ce n'est du plaisir que ma mort causera à mes ennemis. Mais c'est sur vous que je pleure et que je gémis ; c'est sur Alcmène, la vieille mère de votre père. O mère infortunée! triste vieillesse! et moi malheureux, que de travaux perdus eu vain ! Il fallait donc, il nous fallait tomber dans les mains d'un ennemi, pour aboutir à une fin honteuse et misérable. Mais, ô roi ! sais-tu ce qu'il faut faire? car je n'ai pas perdu tout espoir de sauver ce précieux dépôt : livre-moi à leur place aux Argiens, dérobe- toi ainsi au péril, et assure le salut de nos enfants. Je ne dois pas tenir à la vie. C'est moi surtout qu'Eurysthée voudrait avoir en sa puissance, afin d'humilier le compagnon d'Hercule; car c'est un homme sans coeur. Le sage doit souhaiter de trouver de la sagesse dans son ennemi, et non des sentiments grossiers ; c'est ainsi seulement qu'il en peut attendre modération et justice (24).

LE CHOEUR.

O vieillard, n'accuse pas maintenant ma patrie ; c'est peut-être un profit pour elle, mais c'est aussi une tache honteuse d'avoir abandonné des hôtes suppliants.

DÉMOPHON.

C'est là un généreux dévouement, mais il est inutile. Ce n'est pas toi qu'Eurysthée vient réclamer à la tête de son armée; car que gagnerait-il à la mort d'un vieillard? mais ce sont les fils d'Hercule qu'il veut faire périr. C'est chose menaçante pour des ennemis, que de nobles et jeunes rejetons, qui gardent le souvenir de l'injure de leur père. Voilà ce qu'il doit prévoir. Mais, si tu as un autre plan plus opportun, songe à l'exécuter, car je suis incapable de prendre un parti, et les oracles que j'ai entendus m'ont rempli d'effroi.


MACARIE.

[474] Étrangers, n'attribuez point à la hardiesse ma sortie de ce temple ; c'est la première grâce que je vous demande. En effet le plus bel ornement d'une femme est le silence, la modestie et la retraite au sein de sa maison. Mais, Iolas, le bruit de tes gémissements m'a fait sortir. Non que je sois députée vers vous au nom de ma famille; mais ce rôle me convient sans doute par le tendre intérêt que je porte à mes frères ; et pour moi-même, je désire apprendre si quelque nouvelle infortune est venue déchirer ton coeur.

IOLAS.

Ma fille, dès longtemps parmi les enfants d'Hercule il n'en est point qui plus que toi mérite mes éloges. Au moment où cet asile semblait promettre un sort plus heureux à notre famille, elle est retombée dans un abîme sans issue. Les oracles ordonnent, au rapport de Démophon, d'immoler, non un taureau ni une génisse, mais une vierge issue d'une noble origine. A ce prix seulement nous obtiendrons notre délivrance et le salut de cet État. voilà ce qui nous plonge (tans la détresse; car le roi ne veut immoler ni ses propres enfants ni les enfants de ses sujets. Et c'est assez nous dire, quoiqu'il évite de s'expliquer, qu'à moins de trouver quelque moyen de sortir d'embarras, il nous faut chercher un autre asile ; car il veut d'abord le salut de sa patrie.

MACARIE.

Notre salut dépend-il de cette seule condition ?

IOLAS.

C'est la seule, car du reste tout nous est favorable.

MACARIIE.

[500] Ne redoute plus la lance hostile des Argiens. De moi-même et sans commandement, vieillard, je m'offre pour victime, et je suis prête à mourir. Eh quoi ! cet État ne craint pas d'affronter pour nous un grand péril ; et nous qui exposons les autres, quand le salut est dans nos mains. nous reculerions devant la mort  ! Non certes. Il serait trop ridicule de gémir en suppliant devant les autels des dieux, et, enfants d'un père tel que le nôtre, de nous déshonorer par la lâcheté. Où une telle conduite serait-elle honorée ? Il serait plus beau peut-être de voir (ce qu'aux dieux ne plaise i) la ruine de cette ville, de tomber entre les mains de nos ennemis et de subir d'indignes outrages, toute fille d'Hercule que je suis, sans éviter pour cela le trépas? Ou bien, chassée d'Athènes, irai-je ailleurs mendier un asile ? Quelle ne serait pas ma honte si j'entendais dire : « Que venez-vous faire ici avec vos rameaux suppliants, vous qui tenez tant a la vie ? Sortez de ce pays, nos secours ne sont pas pour les lâches. » Mais, lors même que, aux dépens des jours de mes frères, je sauverais les miens, je n'espérerais pas pour cela un sort heureux. Assez d'autres ont déjà trahi de même leurs amis. Qui voudra prendre pour épouse une fille abandonnée, ou avoir des enfants de moi ? Il vaut donc mieux mourir que subir un sort si indigne ; peut-être convient-il mieux à d'autres qui ne sont pas, comme moi, d'une illustre origine. Conduisez-moi là où mon corps doit mourir, parez-moi de bandelettes comme une victime, et préparez le sacrifice : vous serez vainqueurs ; mon âme est prête. Libre et sans contrainte, je le déclare, je meurs pour le salut de mes frères et pour moi-même. Cette vie, à laquelle je tiens peu, j'ai trouvé la voie la plus belle de la perdre avec gloire.

LE CHOEUR.

Ah ! que dire à l'ouïe des nobles paroles de cette vierge, qui vent mourir pour ses frères? Qui pourrait trouver un plus généreux langage ? Quel homme serait capable d'actions plus généreuses ?

IOLAS.

[539] O ma fille, ton sang ne dément pas ton origine. Oui, l'étincelle divine que tu portes en toi révèle bien l'enfant du grand Hercule. Je suis fier de ton langage, mais je gémis de ta fortune. Il est du moins un moyen de rendre ce sacrifice plus juste : appelons ici toutes tes sœurs,
et que le sort désigne celle qui doit mourir pour sa race. Il n'est pas juste que tu meures sans que le sort ait prononcé.

MACARIE.

Je ne veux point d'une mort soumise aux chances du hasard; il en bannit le dévouement. N'en parle plus, vieillard. Si vous voulez de moi, si vous acceptez mon sacrifice, je donne volontiers ma vie pour mes frères ; mais je ne la donnerai pas à la contrainte.

IOLAS.

Ah ! ces nouvelles paroles sont plus nobles encore que les premières, et pourtant elles étaient bien généreuses ; et tu surpasses ton courage par un courage plus sublime. Cependant, ma fille, je ne veux ni t'ordonner ni t'empêcher de mourir ; mais ta mort fait le salut de tes frères.

MACARIE.

Ton avis est sage : ne crains pas que mon sang retombe sur ta tête. Mourons librement, en digne fille du père dont je suis glorieuse. Suis-moi, vieillard, je veux mourir dans tes bras, puisque je vais au-devant du coup fatal ; sois là pour envelopper mon corps des voiles funèbres (25).

IOLAS.

Non, je ne saurais être témoin de ta mort.

MACARIE.

Du moins demande au roi que j'expire entre les bras des femmes, et non des hommes.

DÉMOPHON.

Il en sera ainsi, vierge infortunée : ce serait one honte à moi de ne pas honorer tes cendres, surtout pour rendre hommage à ta grandeur d'âme et à la justice. En .toi j'ai vu la plus courageuse de toutes les femmes. Mais, si tu le veux, avant de partir, adresse à tes frères et à ce vieillard tes derniers adieux.

MACARIE.

[574] Adieu, vieillard, adieu : forme ces enfants à la vertu ; qu'ils soient sages comme toi, je ne demande rien de plus. Veille sur leurs jours, ne cherche point la mort : nous sommes tes enfants ; tes mains nous ont élevés. Tu me vois aussi sacrifier pour eux l'âge de l'hymen et ma vie. Et vous, mes frères ici présents, puissiez-vous être heureux ; puisse ma mort vous assurer les biens pour lesquels je me sacrifie ! Honorez ce vieillard et la mère de mon père, la vieille Alcmène, qui est restée au sein de nos foyers, et ces hôtes généreux. Et, si les dieux mettent fin à vos peines, s'ils vous donnent de revoir un jour votre patrie, souvenez- vous de rendre les honneurs funèbres à votre libératrice. La magnificence sera une justice, car je ne me suis pas épargnée pour vous, je suis morte pour ma race. Les monuments que vous m'élèverez me tiendront lieu d'enfants et d'hymen, s'il est encore quelque sentiment sous la terre; et puisse-t-il ne rien exister ! car, si là aussi les chagrins nous attendent après la mort, je ne sais plus où l'on pourra trouver un  asile ; car la mort passe pour le remède souverain à tous les maux.

IOLAS.

Ô toi, dont rien n'égale la grandeur d'âme, sache-le, tu seras parmi nous la plus honorée de toutes les femmes, et pendant ta vie, et après ta mort. Adieu, car je crains de blesser par des paroles de mauvais augure la déesse à qui on corps est consacré, la fille de Gérés. O mes enfants, e me meurs, tout mon corps succombe à la douleur. Soutenez-moi, placez-moi là sur ce siége, couvrez-moi de ces vêtements. Je ne puis penser sans douleur à ce cruel sacrifice : et pourtant, si l'oracle ne s'accomplit, nulle vie n'est assurée, des désastres plus terribles nous menacent ; mais cela est déjà un grand malheur.


LE CHOEUR (26).

[608] Non, sans la volonté des dieux, nul. mortel n'est heureux, nul n'est misérable (27). On ne voit pas la même maison jouir d'une constante prospérité ; la destinée changeante va de l'un à l'autre ; elle précipite l'un du faîte dela grandeur au rang le plus bas, elle porte - l'autre de la misère au sein de l'opulence (28). Nul mortel ne peut échapper aux arrêts du destin, nulle sagesse ne peut s'y soustraire ; celui qui l'entreprend se consumera toujours en vains efforts.

Toi donc ne succombe pas tes maux, supporte le sort envoyé par les dieux, et ne livre pas ton coeur à l'excès du désespoir. La gloire illustre la mort de l'infortunée qui s'est dévouée pour ses frères et pour ce pays. Son nom, honoré des hommes, ne périra pas dans l'obscurité. La vertu marche à travers les souffrances (29). Cet héroïsme est digne de son père, digne de sa noble naissance. Si tu honores la vertu des morts, je m'unis à. l'hommage que tu lui rends.


UN SERVITEUR.

[630] Salut, jeunes enfants. Mais où est le vieil Iolas? La mère d'Hercule est-elle donc absente ?

IOLAS.

Me voici, mais ce n'est que l'ombre de moi-même.

LE SERVITEUR.

Pourquoi es-tu gisant et as-tu l'air si triste ?

IOLAS.

 Il m'est survenu des soucis domestiques qui m'ont tourmenté.

LE SERVITEUR.

Relève-toi, dresse la tête.

IOLAS.

Je suis vieux, je n'ai plus de forces.

LE SERVITEUR.

Je viens t'apporter une grande joie.

IOLAS.

Qui es-tu? où t'ai-je rencontré autrefois?

LE SERVITEUR.

Je suis le serviteur d'Hyllus. Ne me reconnais-tu pas?

IOLAS.

Ô cher ami, viens-tu nous délivrer de nos souffrances ?

LE SERVITEUR.

Oui ; et maintenant la fortune te sourit.

IOLAS.

Ô mère d'un héros, Alcmène, sors, viens entendre ces heureuses nouvelles ; car, hélas ! depuis longtemps en proie à la douleur, ton cœur se consumait dans l'attente du retour de tes enfants.


ALCMÈNE.

[646] Qu'y a-t-il ? les voûtes de ce temple retentissent de cris, Iolas, est-ce que le héraut d'Argos vient encore te faire violence ? Les forces manquent à ma vieillesse ; mais, sache-le bien, étranger, jamais, tant que je vivrai, tu ne me raviras mes enfants, ou que je ne sois plus désormais appelée la mère d'Hercule. Si tu portes la main sur eux, il te faudra soutenir contre deux vieillards une lutte déshonorante.

IOLAS.

Rassure-toi, Alvmène, ne crains rien ; ce n'est point un héraut d'Argos chargé d'ordres funestes.

ALCMÈNE.

Pourquoi donc as-tu poussé des cris messagers de terreur ?

IOLAS.

C'était pour t'engager à sortir du temple et à venir près de moi.

ALCMÈNE.

J'ignorais ce que tu dis là. Mais quel est cet homme?

IOLAS.

 Il vient t'annoncer l'arrivée de ton petit-fils (30).

ALCMÈNE.

[660] Salut, toi aussi, pour la nouvelle que tu apportes. Mais s'il vient en ces lieux, pourquoi est-il absent? où est-il? quel accident l'a empêché de venir avec toi répandre la joie dans mon cœur?

LE SERVITEUR.

 Il fait camper et range en ordre l'armée qu'il amène.

ALCMÈNE.

Ce sujet d'entretien n'a plus rien désormais qui me touche.

IOLAS.

Il te touche ; mais c'est un devoir pour moi de m'informer de ses desseins.

LE SERVITEUR.

Que veux-tu donc connaître de ce qui s'est passé?

IOLAS.

Quelles sont les forces des combattants qu'il amène avec lui?

LE SERVITEUR.

Elles sont considérables, mais je n'eu pourrais dire le nombre.

IOLAS.

Les chefs des Athéniens savent sans doute son arrivée.

LE SERVITEUR.

Ils la savent, et même il a le commandement de l'aile gauche.

IOLAS.

L'armée est donc déjà en ordre, comme pour le combat ?

LE SERVITEUR.

Déjà même on a emmené les victimes hors des rangs.

IOLAS.

A quelle distance sont les troupes argiennes ?

LE SERVITEUR.

Assez près pour qu'on puisse distinguer clairement le général.

IOLAS.

Que fait-il ? range-t-il son armée en bataille ?

LE SERVITEUR.

On le suppose sans l'avoir entendu. Mais j'y vais : je ne voudrais pas que mon maître en vînt aux mains avec l'ennemi sans moi.

IOLAS.

[680] Je vais avec toi ; un même désir m'anime de servir mes amis autant qu'il est en moi.

LE SERVITEUR.

Il ne te sied pas de proférer des paroles inconsidérées.

IOLAS.

Ni de ne point partager les glorieux périls de mes amis.

LE SERVITEUR.

Les regards ne suffisent pas pour blesser, quand la main n'agit pas.

IOLAS.

Eh quoi! ne puis-je frapper du bouclier?

LE SERVITEUR.

Tu pourrais bien frapper ; mais d'abord tu recevras le coup mortel.

IOLAS.

Nul ennemi n'osera soutenir mes regards.

LE SERVITEUR.

Tu n'as plus, mon cher, ta vigueur d'autrefois.

IOLAS.

Je suis prêt à affronter des combattants tout aussi nombreux.

LE SERVITEUR.

C'est un faible secours que tu apportes à tes amis.

IOLAS.

Ne me détourne pas d'un acte auquel je suis résolu.

LE SERVITEUR.

Pour cet acte, la force te manque, quoique tu en aies la volonté.

IOLAS.

Tu ne m'arrêteras pas, tu peux dire tout ce que tu voudras.

LE SERVITEUR.

Comment paraîtras-tu sans armes au milieu de guerriers armés?

IOLAS.

[695] Il y a dans l'intérieur de ce temple des armes enlevées dans les combats ; je m'en servirai, et je les rapporterai si j'échappe à la mort ; si je meurs, le dieu ne les réclamera pas. Entre donc, et parmi celles qui sont suspendues, rapporte-moi au plus tôt une armure complète. C'est une honteuse défense pour nos foyers, de rester lâchement enfermés pendant que d'autres combattent.

(Le serviteur entre dans le temple.)


 LE CHOEUR.

Le temps n'a pas abattu ton courage, il est encore plein de vigueur ; mais les forces te manquent. Pourquoi ces vains efforts, qui n'apportent qu'un faible secours à ma patrie ? Il faut reconnaître la faiblesse de ton âge, et ne pas tenter l'impossible. Il n'est pas en ton pouvoir de retrouver ta jeunesse.

ALCMÈNE.

[709] Quoi donc ? dans le transport qui t'égare, tu penses à m'abandonner avec mes enfants orphelins ?

IOLAS.

C'est aux hommes de combattre, et à toi de veiller sur ces enfants.

ALCMÈNE.

Mais quoi ! si tu meurs, quel moyen de salut me reste-t-il ?

IOLAS.

Les enfants de ton fils qui survivront prendront soin de toi.

ALCMÈNE.

Et si, ce qu'aux dieux ne plaise, la fortune leur est contraire?

IOLAS.

 Ne crains rien, ces hôtes généreux ne. te trahiront pas.

ALCMÈNE.

En eux est toute mon espérance; je n'en ai point d'autre.

IOLAS.

Jupiter aussi, je le sais, est touché de tes peines.

ALCMÈNE.

Hélas ! je ne veux pas médire de Jupiter ; mais il sait lui-même s'il est juste envers moi.


LE SERVITEUR.

Voici une armure complète que je t'apporte ; mais tu ne peux trop te hâter de la revêtir, car le combat approche, et Mars craint par-dessus tout les retards. Si tu redoutes le poids de ces armes, ne t'en couvre pas encore, tu les revêtiras sur le champ de bataille, et je les porterai jusque-là.

IOLAS.

[726] Tu as raison, porte-moi mes armes; cependant donne-moi la lance, et mets-toi à ma gauche pour soutenir mon bras et guider mes pas.

LE SERVITEUR.

Faut-il donc conduire un guerrier par la main, comme un enfant?

IOLAS.

Pour avoir un favorable augure, il faut marcher droit (31).

LE SERVITEUR.

Que n'as-tu autant de vigueur que tu as de courage !

IOLAS.

Hâte-toi ; je suis perdu si je n'arrive pas à temps pour  le combat.

LE SERVITEUR.

C'est toi qui tardes, et non moi, malgré tout ton empressement.

IOLAS.

Ne vois-tu pas comme mes jambes se hâtent?

LE SERVITEUR.

Je vois que tu as l'air de courir, bien plus que tu ne cours réellement.

IOLAS.

Tu ne parleras plus ainsi, quand tu me verras là-bas,

LE SERVITEUR.

Quoi faire? je souhaite du moins de voir tes succès.

IOLAS.

Blesser les ennemis avec mon bouclier.

LE SERVITEUR.

Si toutefois nous y arrivons ; car voilà le sujet de nos craintes.

IOLAS.

O mon bras, que n'as-tu l'antique vigueur qui t'animait, je m'en souviens, au temps où, avec Hercule, tu dévastais Lacédémone ! Aide-moi à mettre en fuite Eurysthée ; car il est trop lâche pour tenir contre l'aspect des lances. Dans une haute fortune, on suppose toujours, et c'est une erreur trop fréquente, la présence d'un grand cœur : nous croyons que celui qui prospère a tous les dons en partage.


LE CHOEUR.

[748] O terre, ô lune qui brilles dans les nuits, et toi, lumière éclatante du dieu qui éclaire les mortels, portez au ciel cette action glorieuse; qu'elle retentisse jusqu'au trône de Jupiter, jusqu'au palais de la blonde Minerve. Pour avoir donné asile à des suppliants, je dois repousser, le fer à la main, le péril qui menace ma patrie et mes foyers.

Il est déplorable sans doute que Mycènes, cité puissante et célèbre par sa vaillance guerrière; nourrisse d'amers ressentiments contre mon pays. Mais, ô ma patrie! ce serait un crime de livrer des hôtes suppliants sur les ordres d'Argos. Jupiter combat pour nous, je n'ai pas de crainte. Jupiter se montre avec justice reconnaissant de nos hommages. Jamais les dieux ne seront vaincus par les mortels (32).

O vénérable Minerve, toi à qui appartiennent cette terre et cette ville dont tu es la mère, la souveraine, et la déesse tutélaire, éloigne celui qui, au mépris de la justice, fait marcher contre nous l'armée d'Argos et ses lances hostiles. Il n'est pas juste que notre vertu nous fasse chasser de nos demeures.

Nous t'honorons toujours par de nombreux sacrifices (33) ; le jour du mois où la lune se renouvelle est célébré avec éclat ; tes temples retentissent d'hymnes sacrés, et les chœurs font entendre leurs chants harmonieux ; et sur la colline exposée aux vents impétueux (34), retentissent les cris joyeux qui accompagnent pendant la nuit les danses des jeunes vierges.


LE SERVITEUR.

[784] O ma maîtresse, j'apporte des nouvelles que tu entendras en quelques mots, et que je suis heureux d'annoncer : nous sommes vainqueurs, et l'on dresse des trophées formés des armes de tes ennemis.

ALCMÈNE.

Fidèle serviteur, ta liberté sera aujourd'hui le prix de ces heureuses nouvelles. Mais il est un souci dont tu ne m'as pas encore délivrée : je suis inquiète de savoir si ceux que j'aime (35) sont vivants.

LE SERVITEUR.

 Ils vivent, et ils jouissent, au milieu de l'armée, de la gloire dont ils se sont couverts.

ALCMÈNE.

Et le vieil Iolas n'est-il pas du nombre ?

LE SERVITEUR.

Assurément, et, par la faveur des dieux, il est sorti du combat avec honneur.

ALCMÈNE.

Quoi donc ? s'est-il signalé par quelque action d'éclat ?

LE SERVITEUR.

Son vieux corps a retrouvé la vigueur de la jeunesse.

ALCMÈNE.

Tu dis là des choses merveilleuses. Mais raconte-moi d'abord l'heureux combat de nos amis.

LE SERVITEUR.

[799] Un seul et même récit te fera tout connaître. Après que les deux armées en bataille se furent développées en face l'une de l'autre, Hyllus descendit de son char, et avança dans l'intervalle qui les séparait ; puis il parla ainsi (36) : « Toi qui d'Argos as conduit ton armée en ces lieux, puisque nous n'avons pas quitté cette terre, et que la perte d'un homme ne peut faire aucun mal à Mycène, combattons seul à seul ; si tu me tues, emmène avec toi les fils d'Hercule; si tu meurs, je reprendrai les biens et les honneurs de mon père. » L'armée applaudit, elle approuve cette proposition courageuse, qui promet de terminer tous les maux. Mais Eurysthée, sans avoir égard aux sentiments de ses soldats, et sans rougir de sa propre lâcheté, tout général qu'il est, n'ose affronter la lance de son adversaire. Mais il se montra comme un lâche ; et c'est un tel homme qui était venu pour réduire en servitude les fils d'Hercule! llyllus rentre donc dans les rangs de son armée : les devins, apprenant qu'il n'y avait ni combat singulier ni suspension d'armes, immolent la victime sans retard, et de ces flancs humains ils font sortir un heureux présage. Les uns montent sur les chars, les autres couvrent leurs poitrines de leurs boucliers. Le roi d'Athènes encourage son armée en homme de cœur : « O mes concitoyens, dit-il, maintenant il faut défendre la terre qui vous a nourris, et qui vous a donné le jour. » Eurysthée, de son côté, suppliait ses compagnons de soutenir l'honneur d'Argos et de Mycènes. Lorsque le son éclatant de la trompette tyrrhénienne eut donné le signal, et que le combat fut engagé, quel fut alors le bruit retentissant des boucliers, quels furent les gémissements et les cris de guerre ! Le premier choc de l'armée argienne nous ébranla ; puis ils reculèrent à leur tour. Ensuite, pied contre pied, guerrier contre guerrier (37), la mêlée devint terrible. Les morts tombaient enfouie; on n'entendait qu'un cri répété : « Habitants d'Athènes, habitants d'Argos, préservez votre patrie du déshonneur ! » Enfin, après bien des efforts, après bien des peines, nous mettons l'armée argienne en fuite. Alors, le vieil Iolas voit Hyllus s'élancer hors des rangs; il lui tend les bras, et le conjure de le recevoir sur son char : il prend en main les rênes, et poursuit les coursiers d'Eurysthée. Ce qui arriva ensuite, je le répète par ouï -dire; mais jusque-là j'ai été témoin oculaire. En traversant le bourg de Pallène, consacré à Minerve, Iolas aperçoit le char d'Eurysthée. Il implore aussitôt d'Hébé et de Jupiter la grâce de rajeunir un seul jour, et de tirer vengeance de ses ennemis. Ici on rapporte un fait merveilleux : deux astres s'arrêtent sur l'attelage et enveloppent le char d'un nuage obscur. C'étaient, disent les sages, ton fils Hercule et son épouse Hébé. De cet obscur nuage on voit sortir Iolas sous les traits d'un jeune homme plein de vigueur. Il atteint le char d'Eurysthée vers les rochers de Sciron (38), il le saisit lui-même, et ramène chargé de chaînes ce roi jusque-là si fortuné. Son sort présent enseigne à tous les mortels, d'une manière éclatante, à ne pas appeler heureux celui qui jouit d'une apparente prospérité, avant qu'il ne soit mort ; car la fortune est bien changeante.

LE CHOEUR.

O Jupiter, si terrible à nos ennemis, c'est à présent qu'il m'est permis de passer des jours exempts d'effroi.

ALCMÈNE.

[869] O Jupiter, enfin tu as jeté un regard de pitié sur mes maux, et je n'en suis pas moins reconnaissante de ta protection tardive. Je doutais jusqu'alors que mon fils fût admis dans le commerce des dieux ; maintenant j'en ai la preuve. Chers enfants, c'est à présent que, libres de pénibles épreuves, c'est à présent que libres du joug du cruel Eurysthée, vous pourrez revoir la ville de votre père, rentrer en possession de son héritage, et sacrifier aux dieux de voire patrie. Privés de tous ces biens et proscrits, voua meniez une vie errante et misérable. Mais, dis-moi, dans quelle vue secrète Iolas a-t-il épargné Eurysthée, et no lui a-t-il pas donné la mort? à mon sens, il n'est pas sage, lorsqu'on tient son ennemi en son pouvoir, de ne pas en tirer vengeance.

LE SERVITEUR.

[883] C'est par égard pour toi qu'il a différé la vengeance, et pour que tu visses ton ennemi vaincu et soumis à tes lois. Ce n'est pas de plein gré que le captif se rend à ses ordres, mais il a dû plier sous le joug de la nécessité. Il ne voulait pas paraître vivant devant toi, pour subir sa sentence. Ainsi, Alcmène, réjouis-toi, et souviens-toi de la promesse que tu m'as faite, lorsque je commençais ce récit ; rends- moi la liberté. En pareilles occasions, les âmes généreuses ne doivent pas promettre en vain.


LE CHOEUR.

[982] Les danses me plaisent, quand le doux son de la flûte les accompagne ; j'aime à voir un festin égayé par le charme de Vénus ; mais c'est une grande joie de voir la prospérité de ses amis jusqu'alors maltraités par la fortune. Que de choses enfante la Destinée, qui mène à fin les événements, et le Temps (39) fils de Saturne !

O ma patrie, tu marches dans la voie de la justice : ne t'en écarte jamais, continue à honorer les dieux. Celui qui a des sentiments contraires est voisin de la folie, lorsque tant de preuves frappantes le réfutent : Dieu fait parler d'éclatants exemples, en confondant sans cesse l'orgueil des hommes injustes.

Ton fils vit dans le ciel, ô Alcmène ! Il dément le récit qui le fait descendre dans le séjour de Pluton, après avoir vu son corps consumé par la flamme terrible. Il partage la couche de l'aimable Hébé dans la cour céleste. O Hymenée ! tu as glorieusement uni deux enfants de Jupiter.

Bien des liens nous attachent à cette race illustre. Minerve, dit-on, fut souvent l'auxiliaire d'Hercule (40), et la ville de cette déesse, le peuple qu'elle choisit, ont sauvé les enfants d'Hercule; elle a réprimé l'insolence d'un mortel qui mettait ses fureurs et sa violence à la place de la justice. Loin de moi un tel orgueil, loin de moi une passion insatiable !


LE MESSAGER.

[928] Ô ma maîtresse (tu le vois, cependant je ne le dirai pas moins), voici Eurysthée que nous t'amenons; spectacle inespéré pour nous, et qui trompe également son attente. Il était loin de prévoir qu'il tomberait dans tes mains lorsque, sorti de la funeste Mycènes avec ses guerriers, il s'avançait enflé de l'ambition, plus haute que sa fortune, de renverser Athènes. Mais les dieux ont donné une issue contraire à ses projets, et ont changé son sort.. Hyllus et le brave Iolas se sont mis à élever une statue triomphale à Jupiter, auteur de notre victoire, et ils m'ont chargé de t'amener ce captif, dans l'intention de réjouir ton cœur; car rien n'est plus doux que de voir son ennemi tomber de la prospérité dans l'infortune.

ALCMÈNE.

 [939] Ô monstre! te voilà donc! enfin la Justice t'a atteint. Tourne d'abord tes yeux vers moi, et ose regarder tes ennemis en face : tu es maintenant en notre pouvoir, et nous ne sommes plus au tien. Est-ce toi, cruel, je veux le savoir, qui as accablé de tant d'outrages, pendant sa vie, mon fils, admis maintenant parmi les dieux? De quels outrages, en effet, n'as-tu pas osé l'accabler, toi qui l'as forcé de descendre vivant dans le séjour de Pluton, et lui as commandé d'exterminer des hydres et des lions ! Quant aux autres périls que tu as imaginés, je les passe sous silence, le récit en serait trop long. Ce n'était pas assez pour toi, que lui seul affrontât ces dangers ; tu nous as bannis de la Grèce entière, moi et ses enfants, forcés de chercher asile à l'autel des dieux, les uns dans la vieillesse, les autres encore au berceau. Mais enfin tu as trouvé des hommes et un peuple libre qui n'ont pas eu peur de toi. Il faut que tu meures misérablement : et encore tu y gagneras ; car tu mérites mille morts, après tous les crimes que tu as commis.

LE MESSAGER.

[961] Il n'est pas en ton pouvoir de le faire périr.

ALCMÈNE.

C'est donc en vain qu'il est notre captif? Mais quelle loi empêche de lui donner la mort ?

 LE MESSAGER.

Les chefs de ce pays ne le veulent pas.

ALCMÈNE.

Quoi donc? n'est-il pas beau, à leurs yeux, d'immoler un ennemi ?

LE MESSAGER.

Non pas celui qu'ils ont pris vivant dans le combat.

ALCMÈNE.

Et Hyllus a-t-il déféré à une pareille loi ?

LE MESSAGER.

Il fallait peut-être qu'il violât les lois de ce pays?

ALCMÈNE.

Il fallait ne pas laisser la vie ni la lumière à ce coupable.

LE MESSAGER.

Le premier de tous les torts, c'est qu'il n'ait pas péri.

ALCMÈNE.

Ainsi, il n'est plus à propos qu'il soit puni ?

LE MESSAGER.

Il n'y aura personne pour le tuer.

ALCMÈNE.

Eh bien, ce sera moi, et je crois compter pour quelqu'un.

LE MESSAGER.

Tu t'exposeras à de graves reproches en faisant cette action.

ALCMÈNE.

Je chéris cette cité, on ne saurait dire le contraire. Mais puisque cet homme est tombé entre mes mains, il n'est aucun mortel qui puisse me l'arracher. Qu'on me reproche, si l'on veut, mon audace, qu'on m'accuse d'avoir des sentiments plus fiers qu'il ne sied à une femme ; je n'en réaliserai pas moins mon projet.

LE CHOEUR.

Il est triste, et cependant il est bien pardonnable, ô femme, que la haine t'anime contre cet homme, je le sais fort bien.

EURYSTHÉE.

[993] Femme, sache bien que je ne te flatterai pas, et que l'amour de la vie ne me fera pas encourir le reproche de lâcheté. J'ai embrassé malgré moi cette querelle ; je savais bien que j'étais proche parent et de toi et de ton fils Hercule (41) : mais que je le voulusse ou non, Junon (car elle était déesse) me força d'épouser son ressentiment. Des que je me fus déclaré l'ennemi d'Hercule, et que j'eus résolu de soutenir cette lutte, j'imaginai chaque jour de nouveaux travaux; je passai les nuits à inventer de nouveaux périls, afin de faire périr mon ennemi, et de me délivrer de la crainte qu'il m'inspirait ; car je savais que ton fils n'était pas un homme vulgaire, mais vraiment un héros; et quoique ennemis, je ne crains pas de rendre hommage à ses vertus héroïques. Après sa mort, me sachant haï de ses enfants, héritiers de la haine paternelle, ne devais-je pas tout remuer, tout mettre en œuvre pour les faire périr et pour les proscrire ? C'est ainsi seulement que j'assurais ma tranquillité. Toi-même, à ma place, n'aurais-tu pas persécuté les odieux nourrissons d'un lion terrible ? les aurais-tu laissés vivre tranquilles dans Argos? C'est ce que tu ne feras croire à personne. Mais puisqu'ils ne m'ont pas tué quand j'affrontais le coup mortel, d'après les lois de la Grèce, ma mort sera une souillure pour celui qui me la donnera. Athènes m'a fait éprouver sa clémence, et a mis le respect des dieux au-dessus de son ressentiment. Tu m'as accusé, et je t'ai répondu : désormais on peut voir en moi ou un suppliant ou un homme de cœur. Telle est donc ma position : je ne désire pas la mort, mais je perdrai la vie sans regret.

LE CHOEUR.

Je veux t'engager, Alcmène, à épargner ton ennemi, puisque tel est le vœu de la ville.

ALCMÈNE.

Mais, si je le fais mourir, tout en me conformant au vœu de la ville?

LE CHOEUR.

Tout irait pour le mieux. Mais comment en sera-t-il ainsi?

ALCMÈNE.

C'est facile à expliquer : j'immolerai mon ennemi, mai» je rendrai son cadavre aux amis qui le réclameront. Ainsi, pour son corps, je n'enfreindrai pas les lois du pays ; et sa mort suffira à ma vengeance.

EURYSTHÉE.

[1026] Donne-moi la mort, je ne demande point grâce. Mais, puisqu'Athènes m'a pardonné, et s'est fait scrupule de m'ôter la vie, je lui révélerai un antique oracle d'Apollon, qui un jour lui sera plus utile qu'on ne suppose. Après ma mort, vous m'ensevelirez au lieu arrêté par le destin, à Pallène, devant le temple de Minerve (42). Mes mânes vous seront propices, et dans le sein de la terre, je serai pour cette ville un hôte protecteur ; et lorsque les descendants d'Hercule, oubliant vos bienfaits, vous attaqueront avec de nombreux bataillons (43), ma haine irréconciliable poursuivra leur ingratitude. Tels sont les hôtes que vous avez défendus. Comment donc ai-je pu venir en ces lieux, et ne pas redouter cet oracle? J'ai cru que Junon, supérieure à tous les oracles, ne m'abandonnerait jamais. Mais ne répandez ni libations, ni sang sur mon tombeau ; car je prépare un retour funeste à vos ennemis, lorsqu'ils vous attaqueront  (44). Vous gagnerez doublement ; après ma mort je serai pour vous un défenseur, et un fléau pour vos ennemis.

ALCMÈNE.

[1045] Que tardez-vous à sacrifier cet homme, si vous devez assurer ainsi le salut de votre patrie et de vos descendants? Lui-même vous indique la voie la plus sûre. Vivant, il est votre ennemi ; mort, il devient votre appui. Esclaves, qu'on l'emmène, et que son corps soit livré aux chiens dévorants (45). N'espère plus désormais me proscrire de ma terre natale.

LE CHOEUR.

J'approuve ces ordres, qu'on y obéisse. Ce consentement de notre part n'exigera pas d'expiation publique.

FIN DES HÉRACLlDES.


(01) Apollodore, Bibl., II, 8, dit que les fils d'Hercule se réfugièrent à Athènes au pied de l'autel de la Pitié. Cependant, un peu plus bas, vers 70, 79, Iolas nomme l'autel de Jupiter.

(02) Ce vers est parodié par Aristophane, vers 4t2 de l'Assemblée des femmes.

(03) Hérodote, VI, 108 et 116, fait mention du temple d'Hercule à marathon.

(04) Plus bas, au vers 208, il explique cette parenté entre les Héraclides et les fils de Thésée.

(05) Hyllus, fils d'Hercule et de Déjanire. Voyez les Trachiniennes de Sophocle,

(06) En disant ces mots, il arrache colas de l'autel et le fait tomber à terre.

(07) Partout où il y avait une agora, ou place publique, il y avait aussi des autels de Jupiter et de Mercure Agoréens

(08) Strabon, liv. VIII : «  Xuthus ayant épousé la fille d'Érechthée, fonda la tétrapole de l'Attique, composée d'Oenoé, de Marathon, de Probalinthe, et (le Tricorythe. a voyez la Lysistrata d'Aristophane, vers 285.

(09) Ἅτερ Χαλυβδικοῦ, sans Chalybdien, c'est-à-dire sans recourir au fer que forgent les Chalybes (peuplade scythique). C'est ainsi qu'on trouve dans les poètes comiques anglais, a Toledo, une lame de Tolède ; c'est ainsi qu'Euripide, dans son Électre, vers me, emploie δωρίδα,  une dorienne, pour un glaive dorien.

(10) Le grec dit : «  pour un vieux tombeau. »

(11) Le grec dit : «  tu mets le pied dans la sentine; » ce qui équivaut à nos locutions familières, s'enfoncer dans le bourbier, dans la nasse.

(12) Xénophon, Sur te gouvernement des Athéniens, III, 10 : «  Les Athéniens me paraissent aussi manquer de politique parce que, dans les cités divisées par les factions, ils choisissent le plus mauvais parti.... »

(13) Le texte dit: « comme Mycéniens.» Les poètes tragiques confondent perpétuellement Argos et Mycènes. La cause en est d'abord dans la proximité des deux villes ; puis dans la destruction de Mycènes, ruinée de fond en comble par les Argiens et les Tégéates, treize ans après la bataille de Salamine. Euripide était alors dans sa treizième année. Eschyle, lui-même, qui avait vu cette ville florissante, nomme partout Argos au lieu de Mycènes. Ici il s'agit de Mycènes, car Eurysthée était roi de cette ville.µ

(14)  Voyez les Suppliantes.

(15) Il montre à Démopbon qu'il a une origine commune avec les Héraclides, puisque leur père et le sien descendent l'un et l'autre de Pélops.

(16) C'était le baudrier d'Hippolyte, reine des Amazones.

(17)  Alcathos, nom de la ville de Mégare, ainsi appelle d'Alcathos, fils de Pélops, qui y avait régné. Mégare était située entre Athènes
et Corinthe.

(18) Imitation des vers 277-8, du 2e chant de l'Odyssée : «  Aujourd'hui  peu d'enfants ressemblent à leur père ; la plupart dégénèrent: il y en très feu qui ressemblent à leurs ancêtres. »

(19) Eurysthée, «  fils de Sthénélus et petit-fils de Persée, » Iliade, XIX, 113.

(20) Eurysthée, soutenu par la faveur de Junon, dont les persécutions contre Hercule étalent bien connues d'Iolas.

(21) C'est ici la plaine de Marathon, qu'Hérodote (VI, 102) appelle «  un  terrain très favorable aux mouvements de la cavalerie. »

(22) Au moment d'en venir aux mains avec l'ennemi.

(23) De faire la guerre pour les suppliants.

(24) Une pensée semblable se retrouve dans Hercule furieux, vers 299.

(25) J'ai suivi les transpositions faites par M..Boissonade dans ces quatre derniers vers. La liaison des Idées est ainsi beaucoup plus naturelle.

(26) i Pendant ce choeur, Iolas reste étendu à terre sur le théâtre.

(27)  Théognis, 163  « Nul mortel n'est fortuné; ni pauvre, nul n'est méchant ni bon, sans la volonté d'un dieu. »

(28)  Dans l'hymne de Marie (Évangile de saint Luc, 1, 52)  « il a renversé les puissants de leurs trônes, et il a élevé les humbles. »

(29) Silius Italic., II, 578 :

Ardua virtutem profert via.

(30) D'Hyllus

(31) Un faux pas était, chez les anciens, un sinistre présage. Tibulle, I, 4, 19 :

O quoties, ingressus iter, mihi tristia dixi
offensum in porta signa dedisse pedem !

(32) Le texte de ce passage est très altéré.

(33) On suppose que le poète désigne ici la fête des panathénées.

(34) Cette colline, où s'élevait le temple de Minerve, est l'Acropole.

(35) Il s'agit d'Hyllus et des autres fils d'Hercule à qui leur âge avait permis de le suivre au combat.

(36) Le texte du vers suivant est très altéré. Entre bien des conjectures proposées pour les corriger, nous avons adopté celle qui présentait un sens plus suivi que la plupart des autres.

(37) Concurrunt, hoeret pede pes, densusque viro vir.
Virg. Enéid. X, 366.

Voyez aussi l'Iliade, XIII, 186.

(38) Montagne de l'Attique, entre Mégare et Corinthe.

(39)῎Αἰών, Æon (le Temps), divinité dont parle Suidas, mais qui parait peu connue à l'époque brillante du polythéisme. EImsley croit que ce nom désigne ici Jupiter, qui nulle part n'est appelé ainsi.

(40) Voyez Hercule furieux, vers 998 ; et Iliade, VIII, 362,

(41) Alcmène et Eurysthée avaient l'un et l'autre pour aïeul paternel Persée, et pour aïeul maternel Pélops. Persée eut pour fils Sthénélus, père d'Eurysthée, et Électryon, père d'Alcmène. On a vu, vers 211, que la mère d'Alcmène était fille de Pélops; et Thucydide (I, 9,) désigne Atrée, fils de Pélops, comme frère de la mère d'Eurysthée.

(42) Le grec dit : « devant la divine vierge Pallénide. » Pallène était un bourg d'Athènes voici un passage de Strabon (liv. VIII) sur la sépulture d'Eurysthée « Eurysthée ayant attaqué à Marathon les enfants d'Hercule et Iolas, secourus par les Athéniens, succomba dit-on, dans le combat. Son corps fut enseveli à Gargette, et sa tête, séparément, au bourg de Tricorythe. Iolas l'avait coupée près de la fontaine de Macarie, non loin de la grande route. Cet endroit s'appelle la Tête d Eurysthée. »

(43)  Ceci est une allusion bien claire aux invasions des Lacédémoniens dans l'Attique, pendant la guerre du Péloponnèse.

(44) Il donne à entendre que leur sang lui tiendra lieu d'offrande.

(45) Ceci paraît contredire les promesses faites plus haut sur la sépulture d'Eurysthée. Ce serait là une grave inadvertance de la part du poète. Peut-être y a-t il quelque lacune dans la fin de la tragédie.