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Αἰσχύλος - Eschyle

LES CHOÉPHORES.

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

autre traduction

 

ACTE PREMIER.

SCÈNE I.

ORESTE, PYLADE.

ORESTE (près du tombeau de son père).

Dieu des morts et des rois, ministre de ton père (01),

Hermès, sois mon sauveur, mon appui tutélaire.

Après un long exil je viens dans ce pays

Au pied de ce tombeau porter les vœux d’un fils.

Mon père, exauce-moi. Pour prix d’une onde pure

Inachus a déjà reçu ma chevelure;

(Il dépose une boucle de cheveux sur le tombeau de son père)

A toi la chevelure ornement du tombeau (02).

Que vois-je? de douleur quel appareil nouveau?

Quelles sont près de nous ces femmes rassemblées,

De longs vêtements noirs entièrement voilées.

Qui marchent à pas lents et s’avancent en pleurs?

Par quel malheur nouveau m’expliquer leurs douleurs

Ces palais pleurent-ils quelque perte cruelle (03),

Ou vient-on consacrer la tombe paternelle

Par des libations si douces pour les morts?

Je le crois; à sa marche, à ses sombres dehors

J’ai reconnu ma sœur; mon Électre si chère.

Ah! puissé-je, grand Dieu! venger la mort d’un père!

Viens toi-même appuyer mon bras de ton pouvoir !...

Retirons-nous, Pylade, et nous pourrons savoir

Pour quels devoirs sacrés en ces lieux se présente

De ces femmes en deuil la pompe suppliante.

(Ils sortent.)

SCÈNE II.

LE CHŒUR (composé de femmes qui portent des libations), ÉLECTRE.

LE CHŒUR.

Pour ces libations du palais je descends;

Sur mon sein douloureux tombent mes mains bruyantes,

Et mon visage est plein de blessures sanglantes,

De mes ongles aigus sillons encor récents (04).

Pendant toute ma vie

Mon âme de pleurs s’est nourrie,

Et de ces noirs tissus rompus dans mon chagrin

Le lin déchiré crie,

Tissus flottants devant mon sein

Que dans ma peine affreuse a fatigués ma main.

Tout dormait dans ta nuit obscure;

Un effroi pénétrant (05),

Effroi qui fait dresser la chevelure,

Songe révélateur, de courroux palpitant,

Dans le calme des nuits voix affreuse élancée,

Du fond de ces palais tout à coup retentit,

Et sur le gynécée

Tombe et s’appesantit.

Ceux qui des visions expliquent le mystère,

Appuyant de serments leurs jugements divins (06),

Ont dit que les morts sous la terre

Frémissaient indignés contre leurs assassins.

Par ces dons odieux l’indigne épouse espère

Du malheur détourner les coups.

Des morts elle m’envoie apaiser le courroux.

O terre!

Antique mère!

Comment oser le répéter (07)?

Le sang qu’on répandit, le peut-on racheter)

O chute déplorable!

O palais misérable!

Le trépas de ton maître a répandu sur toi

Une ombre sans soleil un éternel effroi.

Auguste roi, guerrier terrible,

Héros indomptable, invincible,

Qui dans tous les cœurs pénétrais

Par ta puissance irrésistible,

Tu nous es ravi pour jamais!

Le nouveau maître se fait craindre... (08)

Le bonheur, c’est l’unique vœu.

On se croit, lorsqu’on peut l’atteindre,

Un dieu... même encor plus qu’un dieu!

Mais le droit tout à coup pèse dans la balance;

Et soit en plein jour et soudain,

Soit au crépuscule incertain (09),

Plus tard, mais plus terrible, apparaît la vengeance;

Quelquefois c’est la sombre nuit

Qui saisit le coupable et qui l’ensevelit.

Du sang la terre a bu la féconde rosée:

Il en sort le trépas vengeur.

Rien ne peut l’arrêter, et le fatal malheur

Poursuit sa victime épuisée

Qui se débat en vain sous le fléau vainqueur (10).

De la virginité souillez le sanctuaire (11),

L’éclat qu’il a perdu jamais ne reparaît,

Et tous les fleuves de la terre

Laveraient la main meurtrière

Que tout le sang y resterait. (12)

Moi, les dieux m’ont soumise aux malheurs de la guerre:

On m’arrache en esclave au foyer de mon père;

Du juste et de l’injuste il faut subir les lois (13),

Sort bien contraire, hélas! à mon sort d’autrefois;

Il faut cacher l’horreur qui règne en ma pensée,

Et, dans le deuil secret dont mon âme est glacée,

Pour pleurer de nos rois les indignes malheurs,

Sous ces voiles épais dissimuler mes pleurs (14).

 

 

FIN DU PREMIER ACTE.


 

ACTE DEUXIÈME.

SCÈNE I.

ÉLECTRE, LE CHŒUR.

ÉLECTRE.

Esclaves, des palais fidèles surveillantes,

Femmes qui conduisez ce deuil de suppliantes,

Donnez-moi vos conseils: lorsque je verserai

Les funèbres présents sur le tombeau sacré,

Quels vœux former? dirai-je à mon père lui-même

« C’est à l’époux aimé pour l’épouse qu’il aime,

« C’est pour ma mère enfin que j’apporte ces vœux? »

Je n’oserai jamais dire ces mots affreux.

Non, je ne dirai rien pendant que sur la pierre

Mes mains épancheront l’offrande funéraire.

Ou, dois-je ainsi prier : « Suivant l’antique loi,

« A ceux qui m’ont remis ces couronnes pour toi

Donne un prix en retour, prix égal à leur crime? »

Ou puisque d’un forfait mon père est mort victime,

Faudra-t-il épancher sans vœux et sans honneur

Sur le sol abreuvé la funèbre liqueur,

Et, comme répandant une cendre lustrale,

Sans détourner les yeux jeter l’urne fatale (15)?

O compagnes! fixez mon esprit indécis.

Nous avons en ces murs de communs ennemis.

Au fond de votre cœur n’enfermez rien par crainte;

L’homme libre du sort souffre aussi bien l’atteinte

Qu’au bras de l’étranger le faible assujetti....

Dites: connaissez-vous un plus sage parti?

LE CHŒUR (montrant le tombeau d’Agamemnon).

C’est un autel pour moi que ce tombeau d’un père:

Mon âme devant lui parlera tout entière.

ÉLECTRE.

Parlez, toujours fidèle à ce culte pieux (16).

LE CHŒUR.

Pour les amis d’un père ici faites des vœux.

ÉLECTRE.

De ses amis, hélas! qui maintenant existe?

LE CHŒUR.

Vous, Électre; avec vous quiconque abhorre Ægisthe.

ÉLECTRE.

Mes vœux pour vous aussi lui seront adressés?

LE CHŒUR.

D’après ce que j’ai dit vous-même prononcez.

ÉLECTRE.

Dois-je unir avec vous quelque autre en ma prière (17)?

LE CHŒUR.

Tout exilé qu’il est, pensez à votre frère.

ÉLECTRE.

Oui, vous avez raison; vous éclairez mon cœur.

LE CHUR.

Mais de l’assassinat nommant le double auteur

ÉLECTRE.

Que demander? parlez, instruisez ma jeunesse.

LE CHŒUR.

Qu’enfin un dieu puissant ou qu’un mortel paraisse...

ÉLECTRE.

Viendra-t-il ou juger ou punir le forfait?

LE CHŒUR.

Je le dis sans détour, frapper comme ils ont fait.

ÉLECTRE.

Dans ma bouche ces vœux peut-être sont un crime?

LE CHŒUR.

Quoi! rendre mal pour mal, n’est-ce pas légitime?

ÉLECTRE.

O puissant messager des enfers et des cieux (18),

Hermès, dieu souterrain, apprends-moi que mes vœux

Sont parvenus aux dieux qui règnent sous la terre (19),

A ces dieux surveillants des palais de mon père (20),

A la Terre elle-même, à qui revient enfin

Tout ce qu’elle a produit et nourri de son sein.

Aux morts je verserai cette onde expiatoire;

Je dirai, de mon père invoquant la mémoire:

« O mon père! pitié; qu’après des maux si durs

« Mon Oreste chéri reparaisse en nos murs.

« Infortunés, errants, bannis par notre mère,

« Nous voyons un Ægisthe en son lit adultère,

« Ægisthe son amant, complice de ta mort!

« D’une esclave il me faut subir l’indigne sort;

« Mon frère est dans l’exil, et ce couple barbare

« Du fruit de tes travaux insolemment s’empare.

« Qu’un heureux sort ramène Oreste dans ces lieux!

« Pour moi, mon père, aussi je t’adresse des vœux

« Que mon cœur soit plus pur que celui de ma mère!

« Plus sainte soit, ma main! Voilà notre prière.

« Quant à nos ennemis, viens enfin le punir;

« Que je voie à leur tour les meurtriers périr!

« A mes vœux de bonheur ce vœu fatal se lie;

« Ramène ici pour nous tous les biens de la vie.

« Puissent te seconder avec les autres dieux

« La Terre et la Justice au bras victorieux! »

Maintenant sur ta pierre, ô tombe révérée,

Je verse, après mes vœux, cette liqueur sacrée;

(Elle arrose le tombeau, et se tourne ensuite vers le chœur.)

Et vous, selon l’usage, à vos gémissements

Mêlez du chant des morts les funèbres accents.

Versez pleurs et sanglots sur un malheureux maître,

Vous malheureuses comme lui!

Contre l’injuste inébranlable appui,

Son bras peut faire disparaître

Loin du juste un mal ennemi (21).

L’onde funèbre coule; implorez votre main.

Auguste souverain, entends les vœux d’un cœur

Rempli d’une sombre douleur (22).

Quel guerrier, ou quel Dieu terrible,

De tes enfants vengeur soudain,

Viendra, courbant son arc flexible,

Lancer de loin un trait certain,

Ou brandir le fer invincible

Qui frappe sans quitter la main (23).

ÉLECTRE.

Oui, les libations ont coulé pour mon père (24),

Et la liqueur sacrée a pénétré la terre.

Mais apprenez de moi l’étrange événement...

LE CHŒUR.

Daignez parler; d’effroi tout mon cœur est tremblant.

ÉLECTRE.

Je vois sur le tombeau cette boucle nouvelle (25).

LE CHŒUR.

Quel homme, ou quelle femme en sa douleur fidèle?...

ÉLECTRE.

Il est facile à tous de le conjecturer.

LE CHŒUR.

Vous si jeune, à mon âge il vous faut m’éclairer!

ÉLECTRE.

Seule ici je pouvais offrir ce triste hommage.

LE CHŒUR.

Ils sont nos ennemis ceux qui devraient ce gage!

ÉLECTRE.

En cette boucle enfin chacun aurait cru voir....

LE CHŒUR.

Quels cheveux? répondez, je brûle de savoir...

ÉLECTRE.

Les miens: sa ressemblance avec eux est parfaite.

LE CHŒUR.

D’Oreste serait-elle une offrande secrète?

ÉLECTRE.

Elle est bien plus encore pareille à ses cheveux.

LE CHŒUR.

Et comment osa-t-il revenir en ces lieux?

ÉLECTRE.

Il envoya de loin cette offrande son pire.

LE CHŒUR.

Ce mot redouble encor mes pleurs et ma misère.

Je ne vois plus de terme à cet exil fatal;

Son pied ne doit jamais toucher le sol natal.

ÉLECTRE.

Moi, du chagrin aussi le flot bat ma pensée.

Comme d’un trait aigu mon âme est traversée,

Et, dans le libre essor de mes vives douleurs,

De mes yeux desséchés tombe une mer de pleurs (26),

Quand je vois cette boucle... Oreste est bien le maître (27)

De cette chevelure et qui donc pourrait être?

D’une mère homicide elle n’est pas un don,

Mère dont les fureurs ont démenti ce nom,

Et qui nourrit pour nous une haine funeste.

Je ne puis affirmer que de l’offrande Oreste,

Le plus cher des mortels, soit aujourd’hui l’auteur;

Et cependant l’espoir a caressé mon cœur.

Que cette boucle au moins véridique interprète,

Calme les mouvements de mon âme inquiète

Qu’elle dise s’il faut maudire ces cheveux

Coupés par nos tyrans sur leurs fronts odieux;

Ou si, d’un commun deuil gage venu d’un frère,

En décorant sa tombe ils honorent mon père (28).

Les dieux le savent bien; prions ces dieux puissants,

Nous, comme un nautonier, triste jouet des vents.

Si du salut encor nous reste l’espérance,

Qu’un faible germe étende une racine immense!

Une preuve nouvelle est dans les pas récents

Aux miens par leur empreinte égaux et ressemblants.

Deux pieds étaient tracés, l’un d’Oreste sans doute,

L’autre d’un étranger compagnon de sa route.

Du premier les contours par moi vérifiés

Sont conformes aux pas imprimés par mes pieds (29).

Ah! mon trouble s’accroît... Le chagrin me dévore!

SCÈNE II.

ÉLECTRE, LE CHŒUR, ORESTE, PYLADE.

ORESTE.

Demande aux dieux vengeurs qu’ici ta bouche implore

D’accomplir aussi bien le reste de tes vœux.

ÉLECTRE.

Jusqu’ici qu’ai-je donc obtenu de ces dieux (30)?

ORESTE.

Ceux que tu désirais, vois-les en ta présence.

ÉLECTRE.

Sais-tu de quel mortel je regrettais l’absence?

ORESTE.

Pour Oreste j’ai su tes vœux et tes regrets.

ÉLECTRE.

En quoi donc maintenant sont comblés mes souhaits?

ORESTE.

Je suis Oreste, en moi vois l’ami le plus tendre.

ÉLECTRE.

C’est un piège, étranger, que tu voudrais me tendre.

ORESTE.

Moi-même j’ourdirais la ruse contre moi.

ÉLECTRE.

Mon malheur de risée est un sujet pour toi.

ORESTE.

Rire de ta douleur c’est rire de la mienne.

ÉLECTRE.

Oreste!... est-il bien vrai qu’ici je l’entretienne (31)!

ORESTE.

C’est bien lui, mais, hélas! ton œil le méconnaît.

Ah! quand ce don funèbre à tes regards paraît,

Et de mes pas encor quand l’empreinte l’atteste,

Tu balances, tu crois ne pas voir ton Oreste!

Vois ces cheveux, qu’ils soient rapprochés par ta main

De mon front qui déjà s’élève jusqu’au tien (32)

Ce voile, c’est ton œuvre, et des monstres sauvages.

Ton aiguille autrefois y traça les images.

Calme-toi... Le bonheur ne doit pas t’éblouir (33).

Ceux-là sont contre nous qui nous devraient chérir.

ÉLECTRE.

Pour nos tristes palais, ô tendre objet d’alarmes,

Comme un germe sauveur toi qu’espéraient nos larmes,

Courage, et ces palais rentreront sous ta loi.

Pour moi sont réunis quatre doux noms en toi (34),

Cher Oreste; reçois d’abord le nom de père,

Et cet amour que j’eus pour une affreuse mère,

Il te revient encore avec mon amitié

Pour ma sœur qu’à l’autel on frappa sans pitié (35);

Et digne frère enfin tu reviens pour ma gloire.

Ah! veuillent seulement assurer ta victoire

La Force et la Justice et le plus grand des dieux,

Le puissant Jupiter, troisième roi des cieux (36)!

ORESTE.

Jupiter, Jupiter, vois donc ce qui se passe (37)!

De l’aigle qui n’est plus vois l’orpheline race.

Lui, mourut dans les plis et dans les noirs anneaux

D’une affreuse vipère; eux, nourrissons nouveaux,

Ne peuvent, accablés par une faim cruelle (38),

Rapporter à leur nid la chasse paternelles

Oui de même elle et moi (c’est ma sœur que j’entends) (39),

Sans père tous les deux, tu peux nous voir errants,

Tous les deux exilés du toit héréditaire.

Malgré la piété dont t’honora mon père,

Si tu détruis sa race, où trouver une main

Qui t’offre tant d’honneurs en un sacré festin (40)?

Fais périr les aiglons, par quels certains messages

Annoncer aux humains tes célestes présages?

Sèche l’arbre royal, dans les jours solennels

Tu verras son appui manquer à tes autels.

Soutiens-nous; et de rien pourrait encor renaître

Une race qui va pour jamais disparaître.

LE CHŒUR.

O vous qui sauverez ces foyers malheureux,

Silence! enfants. Quelqu’un n’aurait qu’à vous entendre

Et, ne pouvant se taire, aux tyrans tout apprendre,

Eux que je voudrais voir expirer tous les deux

En de noirs tourbillons et de poix et de feux (41).

ORESTE.

A son puissant décret le dieu sera fidèle.

C’est moi qu’à les punir sa voix suprême appelle.

Quel accent formidable! A quel mal dévorant

Son prophétique arrêt me livre encor vivant (42),

Si d’un père immolé le meurtrier m’échappe

Et, comme il a frappé, si mon bras ne le frappe!

Mon châtiment n’est pas de ceux qu’on paye en or (43).

Mais, a dit cette voix qui m’épouvante encor,

« Sur toi-même il faudra venger cette ombre chère

« Par les cruels tourments d’une longue misère. »

Dans sa menace alors il annonça pour tous

Les fléaux de la terre aux ennemis si doux (44);

Pour moi, la lèpre aux chairs attachant sa morsure

Et dévorant du corps la première nature (45);

De mes cheveux flétris la précoce blancheur,

L’implacable Érinnys fille d’un sang vengeur,

Et d’un père indigné l’image menaçante

Agitant dans la nuit sa prunelle éclatante (46).

Les traits mystérieux que lancent des enfers

Ceux que de leurs parents frappa le bras pervers (47),

Et la rage, et des nuits les songes redoutables

Dans leur exil encor poursuivent les coupables.

Sur leur corps déchiré s’agite un fouet d’airain.

Pour eux jamais de part aux coupes du festin;

Dans les libations pour eux jamais de place;

L’invisible courroux loin des autels les chasse (48);

Point d’hospitalité, de séjour avec eux (49)

Sans honneur, sans amis qui leur ferment les yeux,

Ils meurent desséchés par le mal qui les ronge.

Ces oracles, doit-on les traiter de mensonge,

Et n’y croirais-je pas? L’œuvre doit s’accomplir

Mille puissants motifs se viennent réunir,

La parole du dieu, ma pieuse tristesse,

De la nécessité le pouvoir qui me presse (50),

Et la honte de voir d’illustres citoyens,

Guerriers si renommés et vainqueurs des Troyens,

A deux femmes soumis... Car cet Ægisthe infâme,

On le verra bientôt, a le cœur d’une femme.

LE CHŒUR.

Grandes Parques, de Jupiter

Que l’arrêt soit pour l’innocence!

« Insolence pour insolence, »

Ce cri vengeur vient d’éclater

Réclamant ta dette, ô Justice!

« Rends coups sanglants pour coups sanglants.

« Qui fit le mal, le mal subisse » (51).

C’est la sentence des vieux temps (52).

ORESTE.

Mon père, ô mon malheureux père,

Guide ma parole et ma main!

Près de ta couche funéraire

Je viens du rivage lointain.

Le jour est égal aux ténèbres;

Égaux aussi sont dans mon cœur

Plein des maux de nos rois célèbres,

Et le plaisir et la douleur (53).

LE CHŒUR.

Non, du bûcher la flamme ardente

Ne dompte pas l’âme des morts,

Et leur colère encor vivante

S’élance un jour des sombres bords.

La victime est d’abord pleurée;

Le meurtrier paraît enfin,

Et la famille conjurée

De ses pleurs poursuit l’assassin (54).

ÉLECTRE.

De ta fille, à son tour, vois le deuil, ô mon père;

Deux enfants sur ta tombe unissant leur douleur,

Trouvent dans leur exil refuge à cette pierre.

Tous les maux!... Aucun bien!... Qui vaincrait le malheur (55)!

LE CHŒUR.

Jupiter, s’il veut, fera naître

Des chants plus doux après vos pleurs,

Et succédant à l’hymne des douleurs

Le pæan dans ces murs où reparaît un maître

Célébrera l’ami qui se mêle à nos chœurs (56).

ORESTE.

Que n’es-tu mort frappé d’une lance guerrière,

Par quelque Lycien, sous les murs d’Ilion,

Léguant à ces palais, mon père (57),

L’immortel éclat de ton nom!

Par toi, le sentier de la vie

Nous eût été facile et beau (58),

Et pour les tiens ton grand tombeau

Debout sur la rive ennemie,

Serait un plus léger fardeau.

LE CHŒUR.

Mort près d’amis morts avec gloire,

Aux enfers même révéré,

Prince d’immortelle mémoire,

Tu serais ministre sacré

Des rois de la rive infernale,

Toi naguère un des souverains

Qui tiennent dans leur main royale (59)

Le sceptre honoré des humains.

ÉLECTRE.

Non, même à Troie, avec la foule

Des guerriers morts dans les combats,

Aux champs où le Scamandre coule

Tes cendres ne reposent pas.

Que n’ai-je appris, avant le crime,

Qu’au loin, d’un trépas glorieux

Tu venais de périr victime,

Exempte de ces maux affreux (60) !...

LE CHŒUR.

C’est vouloir plus que l’or et plus que la couronne;

Des Hyperboréens c’est passer le bonheur (61).

Inutiles désirs! autour de nous résonne

L’infatigable fouet d’une double terreur (62).

Ceux qui vous défendraient sont déjà sous la terre,

Et pour comble de maux le bras de nos tyrans

N’est pas pur du forfait qui frappa votre père,

Et que doivent surtout déplorer ses enfants!

ÉLECTRE.

Ta voix comme un trait me pénètre.

Jupiter, qui toujours de terre fais surgir

La vengeance lente à punir (63)

Contre l’homme cruel et traître,

Même sur des parents puisses-tu l’accomplir (64)!

LE CHŒUR.

Oui, que parmi nous retentisse

L’hymne funèbre aux pleurs amers,

Quand à la femme sa complice

La mort joindra l’homme pervers.

Et pourquoi cacher ma pensée?

D’un dieu suivant l’instinct vainqueur

Soudain elle s’est élancée,

Et sur mon front siége mon cœur (65),

Sa haine en silence amassée,

Et son courroux mêlé d’horreur.

ORESTE.

Que du grand Jupiter la main s’appesantisse

Pour écraser le front des bourreaux de nos rois (66)!

Que par leur châtiment il consacre ses lois.

De l’injuste il me faut justice (67).

Vengeresses des morts, répondez à ma voix!

LE CHŒUR.

Du sang la tache criminelle,

C’est la loi, veut un sang nouveau.

C’est la mort qu’Érinnys appelle;

Et rouvrant le premier tombeau,

Incessamment elle amoncelle

Sur les calamités calamité nouvelle.

ÉLECTRE.

Divinités du Styx! qu’est donc votre pouvoir?

Vous, Prières des morts, aux accents redoutables,

Des Atrides voyez les restes déplorables

De leur séjour royal exilés sans espoir...

De quel côté, grand Dieu! tourner notre misère?

LE CHŒUR.

Oui., tes sanglots et ta prière

Ont fait aussi bondir mon cœur.

En t’écoutant je désespère;

D’un noir frisson je sens l’horreur.

Parfois aussi plus confiante

En l’appui qui la doit servir,

Mon âme calmant sa tourmente

Voit tout en beau dans l’avenir (68).

ORESTE.

Que dire pour forcer les dieux à les punir,

Les maux que j’ai soufferts d’une mère coupable?

On flatte des malheurs, mais ce n’est pas le mien (69).

J’ai des loups dévorants la nature implacable,

Et je tiens de ma mère un cœur pareil au sien (70).

ÉLECTRE.

Quel coup partit de sa main homicide!

Elle frappait en Cissienne intrépide (71);

Il fallait voir de son bras agité

Le mouvement sans cesse répété

Tomber d’en haut, et sur les meurtrissures

Recommencer de nouvelles blessures.

Moi, j’entendais sur le front paternel

Des coups sanglants sonner le bruit mortel (72).

Je t’ai donc vue, indigne mère,

En tes insolentes fureurs,

Ainsi qu’un mort obscur ensevelir mon père,

Roi sans cortège, époux sans pleurs!

ORESTE.

De sang, d’outrages quel mélange!

Ah! par les dieux et par mon bras,

Ces outrages tu les payeras...

Je meurs content si je me venge.

ÉLECTRE.

Apprends tout, ils ont même osé le mutiler,

Et c’est ainsi traité qu’on l’a mis dans la tombe.

Notre implacable mère a voulu t’accabler

D’un si pesant destin que ton me y succombe.

De mon père à présent tu connais les malheurs.

ORESTE

Tu n’as dit que les siens.

ÉLECTRE.

Moi, vile et sans honneurs

Comme un chien malfaisant loin du palais errante,

Toujours moins disposée au sourire qu’aux pleurs,

De cacher mes chagrins je me trouvais contente.

Mais dans ton souvenir grave ce que j’ai dit,

Et que de mes discours la force pénétrante

Arrive par l’oreille au fond de ton esprit.

Tu sais tout; l’avenir, apprends-le de ta haine;

Garde un cœur inflexible en entrant dans l’arène (73).

ORESTE.

Mon père, écoute-moi; combats avec les tiens.

ÉLECTRE.

A ses vœux en pleurant je mêle aussi les miens.

LE CHŒUR.

Nous nous réunissons à leur juste prière;

Entends leur suppliante voix,

Et paraissant à la lumière

Contre tes ennemis seconde leur colère.

ORESTE.

Ah! vont combattre enfin notre force et nos droits!

ÉLECTRE.

Jugez, grands dieux, avec justice.

LE CHŒUR.

A leur voix dans mes sens un froid mortel se glisse.

Depuis longtemps le destin est fixé

Que son arrêt soit enfin prononcé!

ORESTE.

Infortunes héréditaires!

De l’aveugle fatalité

Mains sanglantes et meurtrières!

ÉLECTRE.

Tourments cruels! longues misères!

Invincible calamité!

LE CHŒUR.

Des Atrides plaie immortelle (74)!

Ce ne sont pas des coups étrangers ni lointains,

Mais bien leur fureur mutuelle

Qui tranche leurs sanglants destins (75).

Voilà le chant des Euménides.

Vous, dieux des morts, comblez nos vœux.

Secourez les derniers Atrides.

Que la victoire soit pour eux!

ORESTE.

O mon père, ô roi mort d’une mort non royale,

Que dans ces murs ton fils en puissance t’égale!

ÉLECTRE.

Ta fille aussi, mon père, implore ton appui;

Fais que je trompe Ægisthe et le frappe aujourd’hui!

ORESTE.

Quels saints banquets alors fondés en ta mémoire!

Mais si tu nous trahis, pour tes mânes sans gloire

Ne s’allumeront pas les gras bûchers des morts (76).

ÉLECTRE.

Moi, pour don nuptial, des paternels trésors (77),

Je te consacrerai l’offrande tout entière.

J’honorerai toujours ta tombe la première.

ORESTE.

Terre! qu’à ce combat mon père soit présent.

ÉLECTRE.

Donne-nous, Proserpine, un triomphe éclatant.

ORESTE.

Rappelle-toi le bain où tu mourus, mon père (78).

ÉLECTRE.

Rappelle-toi ces lacs où frappa l’adultère.

ORESTE.

Ils ne t’ont pas surpris en des chaînes d’airain.

ÉLECTRE.

Voile, instrument honteux de leur lâche dessein (79)!

ORESTE.

T’indignes-tu, mon père, à tant d’ignominie?

ÉLECTRE.

Relèves-tu vers nous une tête chérie?

ORESTE.

Envoie un dieu vengeur combattre nos côtés,

Ou par tes coups répond aux coups qu’ils t’ont portés,

Si, comme ils t’ont vaincu, tu veux vaincre toi-même.

ÉLECTRE.

Entends mon dernier vœu! dans ce moment suprême,

Regarde à ce tombeau deux orphelins assis;

Prends pitié de ta fille ainsi que de ton fils,

Et crains que de Pélops le grand nom ne s’efface!

ORESTE.

Quoique mort, tu vivras en conservant sa race.

D’un père par sa gloire un fils est le sauveur.

De même du filet le liège conducteur

Sert d’appui sur les eaux à ses mailles flottantes.

ÉLECTRE.

C’est pour toi qu’ont gémi nos bouches suppliantes.

Tu te sauves toi-même en exauçant nos vœux.

LE CHŒUR.

Et les vœux qu’ils t’ont faits n’ont rien que de pieux.

Par eux, longtemps sans pleurs, ta cendre est honorée.

Mais puisque en tes projets ton âme est assurée,

Allons, Oreste, il faut tenter l’événement.

ORESTE.

Oui; mais apprenez-moi par quel motif puissant (80)

Avec ces vains honneurs la criminelle essaie

De guérir maintenant une incurable plaie.

C’est honorer les morts et non pas les vivants.

Ah! je ne conçois rien à ces tardifs présents!

Mais ils seront toujours bien au-dessous du crime.

Pour expier le sang d’une seule victime

C’est en vain qu’on prodigue et les dons et les pleurs (81).

Mais vous, expliquez-moi ces funèbres honneurs.

LE CHŒUR.

J’en connais la raison, mon fils : j’étais présente.

Cédant à la terreur qui, dans les nuits errante,

Accompagne toujours les sombres visions,

La coupable envoya ces honneurs et ces dons.

ORESTE.

Du songe pourriez-vous faire un récit fidèle?

LE CHŒUR.

Elle a dit qu’un serpent fut enfanté par elle.

ORESTE.

Et de ce rêve enfin quel fut le dénouement?

LE CHŒUR.

Le monstre nouveau-né, de même qu’un enfant,

Des langes vers sa mère affamé se relève....

C’était son propre sein qu’elle offrait dans son rêve!

ORESTE.

Et le monstre buvait sans lui blesser le flanc?

LE CHŒUR.

Il suçait à la fois et le lait et le sang.

ORESTE.

C’est l’avenir qu’en songe un époux lui présente.

LE CHŒUR.

Elle, dans son sommeil, pousse un cri d’épouvante.

Éteints pendant la nuit, tout à coup à ses yeux

Mille brillants flambeaux ont rallumé leurs feux (82).

En ces libations pour le mal qui l’obsède

Elle espère trouver un sûr et prompt remède.

ORESTE.

Jamais... Terre natale, et toi, tombeau chéri,

Puisse bientôt par moi ce rêve être accompli!

Il me semble en tout point répondre à ma vengeance.

Si né du même flanc qui m’a donné naissance;

Si de langes couvert, le monstre présenta

Une gueule béante au sein qui m’allaita

Et de sang et de lait fit un mélange horrible;

Si ma mère frémit à cet aspect terrible,

De sang ayant nourri ce reptile effrayant,

Qu’elle meure, il le faut. Je serai le serpent,

C’est moi qui la tuerai; son rêve le présage.

Vous-même interprétez cette funeste image.

LE CHŒUR.

Qu’il en arrive ainsi! Mais d’abord dites-nous

Qui doit ne point agir, qui doit agir pour vous.

ORESTE.

Que ma sœur (à l’instant vous allez me comprendre)

Rentre, et de mes projets ne laisse rien surprendre.

Par ruse un prince illustre a reçu le trépas;

Que par ruse frappés et dans les mêmes lacs

Meurent les assassins! C’est ainsi que l’annonce

Apollon dont jamais n’a trompé la réponse.

En étranger vêtu, de Pylade suivi,

Me donnant à la fois pour hôte et pour ami (83),

Aux portes du palais j’arrive et je me place.

De la langue en usage auprès du mont Parnasse’

Tous deux, Pylade et moi, nous empruntons l’accent.

Nul ne viendra vers nous avec un front riant:

D’un génie infernal ces palais sont la proie...

Nous attendons alors qu’un citoyen nous voie

En passant près de nous, et dise en nous voyant:

« Pourquoi donc repousser un hôte suppliant?

Ægisthe est dans ces lieux; il entend sa prière. »

Si, des portes alors franchissant la barrière,

Je trouve l’insolent au trône de son roi,

Ou si, pour me parler, lui-même il vient à moi,

Pendant qu’il jettera les yeux sur mon visage,

Mon bras, sachez-le bien, avant ces mots d’usage (84),

« Étranger, d’où viens-tu? » de coups multipliés

Le frappe, et le renverse expirant à mes pieds.

Ah! de meurtre Érinnys ne sera point privée!

De son sang par trois fois qu’elle soit abreuvée.

Mais toi, ma sœur, pour nous veille dans ces palais,

Et que tout y réponde à nos communs projets.

(Au chœur.)

Vous, que dans vos discours la sagesse respire (85).

Taisez-vous, s’il le faut; dites ce qu’il faut dire.

Sur moi qu’enfin ce dieu jette un œil protecteur:

Qu’en ce combat du glaive il me fasse vainqueur!

SCÈNE III.

LE CHŒUR.

LE CHŒUR.

Que de maux pour l’humaine race!

Et ceux que la terre nourrit,

Et les monstres divers qu’embrasse

La mer dans son immense lit;

Et la flamme en l’air suspendue,

Dont les traits ailés et brûlants (86)

Sur le sol tombent de la nue,

Et le bruyant courroux des vents.

De l’homme aussi dis l’insolence

Et de la femme l’impudeur,

Et l’amour et sa violence

Inséparables du malheur.

Mais, s’il triomphe d’une femme,

L’amour n’est plus l’amour; ses brûlantes ardeurs

De la brute et de l’homme embrasés de sa flamme

Surpassent encor les fureurs (87).

Rappelle-toi, mortel à la raison solide (88),

Cet incendiaire dessein

Que du roi Thestius la fille infanticide

Conçut jadis, lorsque sa main

Brûla ce bois fatal qu’à son fils du même âge,

Depuis que de sa mère il eut quitté le sein,

Liait de jours communs un fraternel partage,

Jusqu’à l’instant fixé par l’arrêt du destin (89).

Haine encore à la sanguinaire,

Haine à cette infâme Scylla,

Qui, trahissant Nisus son père (90),

A ses ennemis l’immola.

Pour les beaux colliers de la Crète,

Dons offerts à sa vanité,

Elle osa ravir sur sa tête

Le cheveu d’immortalité.

Sans crainte il sommeillait, cruelle!...

Hermès déjà prenait sa victime nouvelle.

Puisque j’ai redit ces forfaits

Dont l’horreur est ineffaçable,

Rappelons l’hymen exécrable

Qui déshonore ces palais;

Rappelons l’odieuse trame

Et ces lâches ruses de femme

Contre un guerrier, contre un héros

Qu’en redoutant son bras admiraient ses rivaux.

Ah! loin de moi la femme impure et sanguinaire

Et le foyer brûlant de ruse et d’adultère!

Sur les plus célèbres des maux

De Lemnos l’attentat l’emporte dans l’histoire;

L’homme en déplore, en maudit la mémoire,

Comparant tout grand crime au forfait de Lemnos (91):

Aussi quand une indigne race

Par ses impiétés outrage ainsi les cieux,

Du reste des humains sans gloire elle s’efface;

Car il n’est point d’honneurs pour l’ennemi des dieux.

Lequel de ces forfaits devais-je ne pas dire?

Mais tout à coup brille le fer mortel.

Guidé par la Justice il pénètre, il déchire

Et touche au cœur du criminel.

Iniquité, qu’un pied vengeur t’écrase!

Faisons de Jupiter régner les saintes lois;

Ou bien de leur antique base,

C’est déraciner tous les droits (92).

Mais le sort a forgé le glaive de vengeance.

Profonde en ses desseins, l’infernale Érinnys

De qui le temps révèle la puissance,

Envoie en ces palais un redoutable fils (93),

De ce vieil attentat payer le digne prix.

 

FIN DU DEUXIEME ACTE.

 


 

ACTE TROISIÈME.

SCÈNE I.

LE CHŒUR, ORESTE, PYLADE.

(Ils frappent à la porte du palais.)

ORESTE.

Esclave, entends les coups dont la porte résonne!

Allons, de ces palais ne viendra-t-il personne?

Viens, esclave, à ce cri par trois fois répété.

Ægisthe sait les lois de l’hospitalité

SCÈNE II.

LES MÊMES, L’ESCLAVE.

L’ESCLAVE.

Bien; j’entends... Étranger, quel pays t’a vu naître?

ORESTE.

Je viens, et sans délai va le dire à ton maître,

D’événements nouveaux lui faire le récit.

Presse-toi, car déjà l’obscur char de la nuit (94)

Annonce au voyageur que dans un sûr asile

Il faut de son esquif jeter l’ancre immobile.

Que celle dont les soins règlent tout en ces lieux,

Ou qu’un homme plutôt se présente à mes yeux.

Devant l’homme on n’a point de pudeur qui retienne,

Qui de termes obscurs vous impose la gêne;

L’homme s’adresse à l’homme en toute liberté,

Et de termes précis recherche la clarté.

SCÈNE III.

LE CHŒUR, ORESTE, PYLADE, CLYTEMNESTRE, ÉLECTRE.

CLYTEMNESTRE.

Étrangers, répondez, puis-je vous être utile?

Tout ce qu’on doit trouver dans ce royal asile,

Je vous l’offre; des lits, si doux aux voyageurs (95),

Des bains aux tièdes eaux, des amis protecteurs.

Si quelque affaire grave en ces lieux vous attire,

C’est au roi connaître, et j’irai l’en instruire.

ORESTE.

Je viens de la Phocide et je suis Daulien.

Vers les remparts d’Argos je suivais mon chemin,

(Car cette ville était le but de mon voyage) (96),

Et j’avançais chargé de mon propre bagage.

Un homme (nous étions l’un à l’autre inconnus,

Mais plus tard il m’a dit se nommer Strophius),

M’aborde, apprend de moi le terme de ma route,

Et m’ayant indiqué le chemin, il ajoute (97)

« Puisqu’ainsi vers Argos vous dirigez vos pas,

« D’Oreste à ses parents annoncez le trépas.

« Mais ne l’oubliez point.., de la terre lointaine

« Aux vœux de ses amis s’il faut qu’on le ramène,

« Comme un hâte à Daulis s’il faut l’ensevelir,

« Des siens, en revenant, portez-moi le désir.

« Nous, dans les flancs d’airain de l’urne consacrée,

« Nous avons mis sa cendre après l’avoir pleurée. »

Je répète ces mots tels qu’on me les a dits.

Êtes-vous ses parents, êtes-vous ses amis?

Je ne sais...Mais il faut tout apprendre à son père (98).

ÉLECTRE.

Des Atrides, hélas! c’est la ruine entière!

Invincible génie à leur sang attaché,

Quels maux n’as-tu pas vus? même absent et caché,

Qui n’a subi les traits de ta main meurtrière?

De mes plus chers amis tu privas ma misère;

Et maintenant Oreste (un heureux coup du sort

Avait tiré son pied de l’abîme de mort) (99)

Meurt, et le seul remède aux maux de notre race,

L’espoir de son retour... pour jamais il l’efface.

ORESTE.

Près d’hôtes aussi grands, reine, j’aurais voulu

Par un message heureux être aujourd’hui connu.

Un hôte veut toujours le bonheur de son hôte:

Mais j’aurais cru commettre une odieuse faute,

Si j’eusse à des amis caché la vérité,

Manquant à ma parole, à l’hospitalité.

CLYTEMNESTRE.

Tu n’obtiendras pas moins que tu n’as droit d’attendre.

A rester notre ami tu peux encor prétendre.

Par un autre que toi nous l’aurions su toujours.

Mais il est temps d’offrir nos utiles secours

Aux hôtes fatigués d’une route pénible.

Des hommes ouvrez-lui la demeure paisible;

Avec lui conduisez ceux qui suivaient ses pas,

Et pour eux qu’en nos murs les soins ne manquent pas.

(A l’esclave.)

Pour tout exécuter je m’en fie à ton zèle.

Tu me réponds de tout. — Moi de cette nouvelle

Je vais parler au prince, à mes amis nombreux,

Et sur l’événement réfléchir avec eux.

SCÈNE IV.

LE CHŒUR.

LE CHŒUR.

Compagnes, pour chanter la victoire d’Oreste,

Quand donc retentiront nos voix (100)?

Terre, tombeau sacré, qui couvrez ce qui reste

Du plus fameux des rois,

Lui dont mille vaisseaux reconnaissaient les lois,

Maintenant daignez nous entendre,

Maintenant venez le défendre!

De la vengeance, ô Ruse, accompagne les pas;

Qu’Hermès, dieu du rivage sombre,

Et qu’Oreste dans l’ombre (101)

Marchent, le glaive en main, à ces mortels combats!

(Le chœur change de discours voyant un étranger sortir du palais.)

Je crains de l’étranger quelque dessein funeste...

Voici venir en pleurs la nourrice d’Oreste.

Cilisse, du palais pourquoi franchir le seuil?

Tu fais de vains efforts pour déguiser ton deuil (102).

SCÈNE V.

LE CHŒUR, CILISSE.

CILISSE.

Je vais trouver Ægisthe; il faut, a dit la reine,

Pour voir les étrangers qu’à l’instant il revienne.

Homme, il pourra d’un homme apprendre clairement

Le funeste récit de cet événement.

Mais elle, devant nous sous un triste visage,

Déguisait le plaisir que lui fit ce message.

Oui, le bruit qu’en ces lieux répand ce voyageur

Est un bonheur pour elle et pour tous un malheur.

Comme il va réjouir son âme criminelle

A ce fatal récit!... Que ma peine est cruelle!...

Tous ces maux conjurés que j’ai vus autrefois

Dans les palais d’Atrée éclater sur nos rois,

M’ont fait souvent gémir de leur sort déplorable;

Mais je n’avais encor rien souffert de semblable.

J’avais pu de ces maux surmonter la douleur;

Mais Oreste, la joie et l’amour de mon cœur,

Je l’ai, pour le nourrir, pris du sein de sa mère.

A ses cris répétés j’errais la nuit entière:

Longs et pénibles soins qui n’ont pu me servir (103)!

L’enfant est sans raison; quand on veut le nourrir,

C’est en le devinant qu’on parvient à l’entendre (104).

Dans les langes sa voix jamais ne fait comprendre

Ni la faim, ni la soif qu’en secret il ressent

Il se confie en tout à son instinct naissant.

Je devinais.., souvent me trompait la nature;

Des langes il fallait effacer la souillure;

J’étais et gouvernante, et nourrice à la fois (105).

Mon Oreste chéri, mêlant ces deux emplois,

Mes mains t’avaient reçu de la main paternelle;

Il me faut de ta mort apprendre la nouvelle!

Mais allons de nos maux chercher l’indigne auteur;

Il ne pourra sans joie apprendre ce malheur.

LE CHŒUR.

Mais Ægisthe au palais comment doit-il se rendre?

CILISSE.

Comment? expliquez-vous; que je puisse comprendre...

LE CHŒUR.

Y reviendra-t-il seul ou suivi de soldats?

CILISSE.

Ses gardes au palais devront suivre ses pas.

LE CHŒUR.

Cache-lui bien cet ordre, et réprime ta haine (106).

Dis-lui, d’un cœur joyeux, que sans escorte il vienne,

Il aura moins de crainte. Oui, savoir corriger

Un funeste message est d’un bon messager.

CILISSE.

Après ce bruit fatal, quoi! votre cœur espère!

LE CHŒUR.

Jupiter pourrait bien chasser notre misère.

CILISSE.

Hélas! Oreste est mort, lui notre unique espoir.

LE CHŒUR.

Pas encor... Tout devin peut sans art le savoir.

CILISSE.

Quoi! du bruit qu’on répand vous sauriez le contraire!

LE CHŒUR.

Remplis ta mission. Fais ce que tu dois faire,

Et laisse agir les dieux comme ils voudront agir.

CILISSE.

Je pars; à vos conseils j’aurai soin d’obéir.

Avec l’appui des dieux que tout nous soit prospère!

SCÈNE VI.

LE CHŒUR.

LE CHŒUR.

O daigne accomplir ma prière,

Maître de l’Olympe et des dieux!

Que je voie Électre et son frère,

Exaucés dans leurs justes vœux (107)!

Par ma voix, Jupiter, la Justice t’appelle!

Veille sur notre défenseur.

Au-dessus des tyrans que ce palais recèle,

Place le Jupiter vengeur.

Assure sa puissance,

Et sa reconnaissance

D’un prix trois fois plus grand paiera cette faveur.

C’est le fils d’un héros par toi chéri naguère;

Il traîne, coursier orphelin,

Le char pesant de la misère.

A son ardeur impose un frein.

Qui le verra dans la carrière,

Suivant un cours plus mesuré,

Conduire ses malheurs au terme désiré (108)!

Et vous qui dans le fond de ces palais augustes,

Gardez les trésors de nos rois,

Écoutez-moi, dieux justes.

Que le sang des morts d’autrefois

Aujourd’hui soit vengé par vos terribles lois,

Qu’enfin dans nos murs s’arrête la vengeance!

Que la mort à la mort n’y donne plus naissance!

Après ce coup vengeur (109),

O Dieu de l’antre prophétique,

Rends la lumière à cette race antique,

Et qu’en sortant de l’ombre et voyant son sauveur,

Elle ouvre un œil brillant de gloire et de bonheur!

Que le fils de Maia seconde la Justice!

Lui seul, quand il le veut, peut d’un souffle propice,

Nous conduire au succès;

Il éclaire à son gré les plus obscurs secrets,

Et par un mot inexplicable

Répandant tour à tour

Sur les yeux des mortels une ombre impénétrable,

Reste invisible à tous même au milieu du jour (110).

Alors de ces palais célébrant la richesse,

Et leur indépendance et leur prospérité,

Pour notre immortelle cité

Retentissent la lyre et nos chants d’allégresse (111).

Mon bonheur est doublé par la publique ivresse,

Et loin de mes amis fuit la fatalité,

(A Oreste.)

L’instant d’agir venu, sois ferme; et quand ta mère,

En te suppliant s’écriera

« Mon fils! » toi, répétant les ordres de ton père,

Satisfais le destin... de tout il répondra (112).

Arme-toi du cœur de Persée (113),

Et des vivants, des morts que tu chéris

Que le fatal courroux triomphe en ta pensée

Des tendres sentiments d’un fils.

Jusqu’au fond de ces murs porte un sanglant supplice.

Immole du forfait l’un et l’autre complice.

 

 

FIN DU TROISIÈME ACTE.


 

ACTE QUATRIÈME.

SCÈNE I.

LE CHŒUR, ÆGISTHE, CILISSE.

ÆGISTHE.

Un message m’appelle et je suis accouru.

J’apprends un bruit nouveau qu’un hôte a répandu.

Bruit affligeant, hélas !... la mort du jeune Oreste.

Ce malheur nous serait un fardeau bien funeste,

Quand d’un premier trépas la mordante douleur

Comme une vive plaie ulcère notre cœur.

Est-ce la vérité? croirai-je ces paroles?

Par des femmes peut-être, en leurs terreurs frivoles,

Ces vains propos lancés vont tomber et mourir.

Dans le doute où je suis pourriez-vous m’éclaircir?

LE CHŒUR

Nous-mêmes en ces lieux nous venons de l’entendre.

Rentrez, et vous pourrez des étrangers l’apprendre;

Ce qui donne surtout du poids au messager

C’est de le voir soi-même et de l’interroger (114).

ÆGISTHE.

Je veux que sur un point ce voyageur m’éclaire:

Fut-il de cette mort le témoin oculaire?

Ou n’en fut-il instruit que par un bruit obscur?

Il ne saurait tromper mon œil prudent et sûr.

(Ægisthe entre dans le palais avec Cilisse)

SCÈNE II.

LE CHŒUR, ÆGISTHE.

LE CHŒUR.

Comment, ô Jupiter, faut-il que je commence!

Que dirai-je? quels vœux former?

Et comment parvenir à jamais exprimer

Pour le fils de nos rois toute ma bienveillance?

Bientôt le choc sanglant du glaive meurtrier

Du grand Agamemnon va détruire en entier la famille expirante;

Ou pour la liberté, dans ces murs reconquis,

Des saints flambeaux son noble fils

Rallumera la clarté triomphante (115),

Et rentrera tout glorieux

Dans la prospérité de ses divins aïeux.

Mais ce combat qui m’épouvante,

Quoique seul contre deux

Oreste l’entreprend ;... qu’il soit victorieux (116).

ÆGISTHE (dans la coulisse).

Dieux! hélas!...

LE CHŒUR.

Frappe encor, frappe; point de clémence...

Pour qui dans ces palais a penché la balance?

Mais nous, quittons ces lieux; qu’on ne soupçonne pas

Que nous ayons pris part à ces sanglants débats;

Car le destin prononce et la lutte est finie.

SCÈNE III

LE CHŒUR, UN ESCLAVE (qui sort du côté où est entré Ægisthe, et va frapper à l’appartement de la reine).

L’ESCLAVE.

Malheureux! de mon maître on a tranché la vie!

Il n’est plus... malheureux! ah! malheureux trois fois!

Esclaves du palais, accourez à ma voix.

Des murs du gynécée ouvrez-moi la barrière.

Des hommes la présence est surtout nécessaire,

Non pour défendre Ægisthe; hélas! il n’est plus temps.

Vous dormez? votre oreille est sourde à mes accents?

Que fait donc Clytemnestre?... Ah! bientôt la justice

Fera tomber sa tête auprès de son complice (117).

SCÈNE IV.

LES PRÉCÉDENTS, CLYTEMNESTRE.

CLYTEMNESTRE.

Que se passe-t-il donc, et quels cris effrayants?

Répondez-moi.

L’ESCLAVE.

Les morts ont tué les vivants (118).

CLYTEMNESTRE.

Je la comprends trop bien cette énigme cruelle!

La ruse fut notre arme et nous tombons par elle.

Une hache du moins; que je ne doute plus,

Si nous sommes enfin ou vainqueurs ou vaincus!

C’est dans ce doute affreux que le destin me jette.

SCÈNE V.

LES PRÉCÉDENTS, ORESTE.

ORESTE (montrant Ægisthe).

Je vous cherchais aussi... pour lui, justice est faite.

CLYTEMNESTRE.

Ægisthe, cher Ægisthe, ils ont tranché tes jours.

ORESTE.

Vous l’aimiez... même tombe est due à vos amours.

Vous l’aimiez... dans la mort soyez-lui donc fidèle.

CLYTEMNESTRE.

Arrête, ô mon enfant; respecte la mamelle

Où, dans un doux sommeil mollement endormi,

Tu suçais autrefois le lait qui t’a nourri.

ORESTE.

Ah! Pylade, faut-il que j’immole ma mère!

PYLADE.

Et le grand Apollon, sa terrible colère,

Ses oracles divins et tes serments pieux!...

Choisis pour ennemi tout autre que les dieux.

ORESTE.

Tes conseils, ami, la sagesse préside.

(À sa mère.)

Viens, viens, que je t’immole à côté du perfide.

Vivant, à ton époux ton cœur le préféra,

Pour jamais près de lui la mort t’endormira.

Meurs, puisque tu l’aimais... roi, dont l’âme inhumaine

Pour lui gardait l’amour, pour ton époux la haine.

CLYTEMNESTRE.

Je t’ai nourri, je veux vieillir après de toi.

ORESTE.

Toi, qui frappas mon père, habiter avec moi!

CLYTEMNESTRE.

Mon fils, c’est le destin qui fut l’auteur du crime.

ORESTE.

Eh bien! c’est le destin qui te fait ma victime.

CLYTEMNESTRE.

D’une mère, ô mon fils, braves-tu la douleur?

ORESTE.

Ma mère de mes maux n’est-elle pas l’auteur?

CLYTEMNESTRE.

J’avais à des amis confié ton enfance.

ORESTE.

Par toi je fus vendu, moi, libre de naissance!

CLYTEMNESTRE.

Quel prix ai-je reçu?

ORESTE.

Je rougis d’y songer.

CLYTEMNESTRE.

Parle aussi des amours d’un époux trop léger.

ORESTE.

Femme oisive, pourquoi juger l’homme de guerre?

CLYTEMNESTRE.

Loin d’un époux la vie est pour nous bien amère!

ORESTE.

Le travail du héros nourrit votre loisir (119).

CLYTEMNESTRE.

Sous tes coups, je le vois, je n’ai plus qu’à mourir.

ORESTE.

Ce n’est pas moi, c’est toi qui t’arraches la vie.

CLYTEMNESTRE.

Du courroux maternel crains la triple furie (120).

ORESTE.

D’un père non vengé comment fuir le courroux?

CLYTEMNESTRE.

Vivante à ce tombeau j’embrasse tes genoux.

ORESTE.

C’est vainement... ta mort par mon père est dictée.

CLYTEMNESTRE.

Quelle ingrate vipère en mon sein j’ai portée!

O prophétique horreur d’un songe menaçant!

ORESTE.

Paie un sanglant forfait par un forfait sanglant.

(Il entraîne Clytemnestre hors de la scène.)

SCÈNE VI.

LE CHŒUR.

LE CHŒUR.

Ils sont morts tous les deux; plaignons leur sort funeste.

Que de sang a versé le courageux Oreste!

Nos yeux du moins n’ont point de ces palais

Vu le royal éclat s’éteindre pour jamais.

Pour tes fils, ô Priam, vient enfin la vengeance,

Pour tes vainqueurs, le châtiment.

Dans le séjour d’Atrée en même temps s’élance,

Ainsi que deux lions, le couple menaçant,

Et l’exil marqué d’avance

Par les prophétiques arrêts

Du dieu qui l’a conduit accomplit les décrets.

Jetez, jetez des cris de joie!

Le malheur fuit; Oreste a reconquis ses biens;

Il rentre en ses palais, naguère indigne proie

D’usurpateurs impurs, d’infâmes assassins.

Lâches vainqueurs de combats clandestins,

Ils sont punis par l’artifice.

Fille de Jupiter, qu’on nomme la Justice,

(Et ce nom t’est bien dû) tes redoutables mains

Dans cette lutte ont frappé l’adultère,

Et sur tes ennemis a soufflé ta colère.

Le dieu qui du Parnasse habite le rocher,

Dieu pur ainsi que toi de ruse et de parjure

Lui-même après longtemps est venu te chercher,

Toi qu’éloignait de nous une sanglante injure (121).

Rien ne saurait changer les dieux.

Jamais aux coupables

Ils ne sont favorables.

Adorons le pouvoir qui gouverne les cieux.

 

 

FIN DU QUATRIEME ACTE.

 


 

ACTE CINQUIÈME.

SCÈNE I.

LE CHŒUR, ORESTE, ÉLECTRE, PYLADE, ARGIENS.

LE CHŒUR.

A nos yeux renaît la lumière.

D’un joug sanglant ces murs sont affranchis.

Palais, relevez-vous; assez dans la poussière

Vous êtes sans honneur restés ensevelis.

Le temps qui change tout, de vos tristes portiques

Dissipera la sombre horreur,

Lorsque purifié, ton bras libérateur

Lavera du foyer les souillures antiques.

La fortune verra d’un regard plus serein

Ceux qui dans ces palais déploraient leur misère;

Ils reviendront bientôt à leur premier destin (122).

A nos yeux renaît la lumière.

(Les portes du palais s’ouvrent alors et laissent voir les corps d’Ægisthe et de Clytemnestre. — On apporte en même temps la robe dans laquelle Agamemnon a été enveloppé au sortir du bain,)

ORESTE.

Voilà vos deux tyrans, de mon père assassins,

Fléau de sa maison, ravisseurs de ses biens.

Ils étaient pleins de gloire assis au rang suprême;

Ils s’aimaient... Leur amour est encore le même (123);

Vous en pouvez juger, rien n’a changé leur foi.

Ils s’étaient fait serment d’assassiner leur roi

Et de mourir ensemble... ils ne sont point parjures.

Voyez, vous qui savez leurs sanglantes injures,

(Oreste montre le filet dans lequel son père a été enveloppé.)

C’est l’instrument du crime, exécrables liens,

Qui serraient de mon père et les pieds et les mains.

Venez le contempler; que votre main déploie

Ce coupable tissu qui recouvrit leur proie.

Qu’un père, non le mien, mais celui dont les yeux

Sur ces affreux malheurs tombent du haut des cieux,

Le soleil, d’une épouse apprenne l’œuvre impie,

Et que ce grand témoin un jour me justifie,

Si mon bras à ma mère osa donner la mort.

Car, Ægisthe, on ne peut m’accuser de son sort,

De l’adultère il n’a que le prix légitime.

Elle, contre un époux a médité ce crime,

Malgré les tendres fruits d’un mutuel amour,

Fruits bien doux autrefois, bien amers en ce jour!

Dois-je appeler une hydre, une vipère impure

Qui souille par le tact et détruit sans morsure,

Ce monstre d’impudence et de perversité?

Comment nommer aussi ce voile ensanglanté!

Un filet de chasseur, un linceul funéraire,

Le lugubre ornement d’un vase mortuaire?

Qu’on le nomme à la fois un linceul, un filet.

A l’avide brigand cette arme conviendrait,

A lui du voyageur hôte indigne et perfide,

Qui traîne dans le rapt une vie homicide,

Et qui pourrait, armé de ce tissu trompeur,

De mille assassinats enivrer sa fureur.

Dieux! loin de mon foyer une telle ennemie!

Que plutôt sans enfant je finisse ma vie!

LE CHŒUR.

Hélas! hélas! ô vengeance! ô malheur!

(En contemplant le corps de Clytemnestre.)

O misérable reine!

Quelle affreuse mort est la tienne!

(En montrant Oreste.)

Lui, chaque instant redouble sa douleur.

ORESTE.

Mais fut-elle coupable? un sûr témoin existe,

Ce voile ensanglanté par le glaive d’Ægisthe.

Le sang, de la couleur, ayant rongé l’éclat,

Révèle ainsi le temps de ce lâche attentat.

Je ne puis m’accuser; mais je plains ma misère,

Et voyant ce tissu meurtrier de mon père,

J’abhorre mon triomphe, et vainqueur à regret

Je pleure le supplice autant que le forfait.

LE CHŒUR.

(Le trouble d’Oreste augmente peu à peu.)

Point de pervers dont l’existence

Sans châtiment puisse finir;

L’un déjà subit la vengeance,

L’autre plus tard la doit subir (124).

ORESTE.

Ah! je connais la fin de ces fatales scènes!

Comme un coursier fougueux qui méconnaît les rênes,

Mon indocile esprit m’emporte malgré moi.

Mon cœur frémit de rage et tressaille d’effroi.

Mais assez calme encore, amis, je le proclame:

Je devais immoler dans ma mère, l’infâme

Qui m’a ravi mon père et qu’abhorraient les cieux.

Je me fonde surtout sur l’oracle des dieux (125).

Apollon a lui-même excité mon audace.

En frappant, avait dit le devin du Parnasse,

Je n’avais rien à craindre, et si je reculais....

Je ne vous dirai point quels maux je m’attirais.

La parole est sans traits pour en peindre l’image.

Et maintenant, voyez, prêt à fuir ce rivage,

Avec cette couronne et ce rameau sacré,

Je vais porter mes pas vers le mont révéré,

Retraite d’Apollon et centre de la terre (126)

Qu’une divine flamme incessamment éclaire.

J’y veux laver mon bras teint du sang maternel.

Apollon d’autres dieux m’a défendu l’autel.

Mais vous, prouvez un jour par votre témoignage

Que d’un jaloux destin ces malheurs sont l’ouvrage.

Moi, fugitif, errant, dans l’exil je mourrai,

Laissant après ma mort un renom abhorré.

LE CHŒUR.

Tu frappas à bon droit. Sur tes lèvres arrête

Ces funestes accents. Ne parle point de maux,

Toi, le libérateur d’Argos,

Toi qui des deux serpents viens de trancher la tête.

ORESTE (il devient furieux).

O femmes, qu’ai-je vu? quels sombres vêtements!

Comme autour de leurs corps s’en lacent des serpents!

Les Gorgones sont là... je ne puis les attendre.

LE CHŒUR.

Pour ton malheureux père, ô fils pieux et tendre,

Quelle chimère affreuse égare ainsi ton cœur?

Calme-toi; de tes sens maîtrise la frayeur.

ORESTE.

Ce n’est point de mes maux une vaine chimère,

Ce sont les chiens vengeurs déchaînés par ma mère.

LE CHŒUR.

De son sang tiède encor tu vois fumer ta main.

Cette vue a jeté le trouble dans ton sein.

ORESTE.

O puissant Apollon, comme grossit leur foule!

De leur morne paupière un sang horrible coule.

LE CHŒUR.

Tu peux tout expier... prie Apollon clément;

Il te délivrera de ce cruel tourment.

ORESTE.

Vous ne les voyez pas en ces lieux se répandre,

Moi je les vois;... je fuis, je ne puis les attendre.

(Il sort.)

LE CHŒUR.

Puisses-tu réussir, et que, dans ton malheur,

Un dieu jette sur toi son regard protecteur.

Pour la troisième fois, l’orage

Par cette famille enfanté,

Aujourd’hui déchaîna sa rage

Dans ce palais ensanglanté.

D’enfants dévorés par leur père

C’est d’abord l’atroce festin.

Puis d’un roi c’est l’affreux destin,

Et le chef de la Grèce entière

Expire égorgé dans un bain!

Enfin son fils parut pour notre délivrance.

Serait-ce à nos malheurs un malheur ajouté?

Quel terme à tant de maux, et par quelle puissance

Endormir le courroux de la fatalité?

 

 

FIN DU CINQUIEME ACTE.

 


 

NOTES.

***********************

ACTE PREMIER.

(01) Dieu des morts et des rois, ministre de ton père.

Τὸ πατρῷα κεκίνηκε τὴν ἀμφιβλοίαν, dit le scoliaste d’Aristophane. Oreste entend-il par πατρῷα κράτη le royaume de son père, ou le royaume du père d’Hermès, de Jupiter ? πατρῷα est ici, je pense, pour πατρόθεν, ἐκ πατρός, surveillant les royaumes, comme ministre de son père. Oreste, au surplus, doit invoquer Hermès en deux qualités : d’abord comme dieu des morts : il s’agit d’Agamemnon qui n’est plus; ensuite comme dieu des rois: Oreste veut recouvrer le royaume de son père.

(02) A toi la chevelure ornement du tombeau.

Pour remplir la lacune qui existe en cet endroit, j’ai adopté le supplément de l’édition de Stanley, rapporté par Bothe : κλύειν ἀκοῦσαί τ' ε φέρω κόμης ἐμῆς πρῶτόν γε πλόκαμον. On sait, au surplus, que les anciens avaient coutume de consacrer une boucle de leurs cheveux à quelque divinité, soit à Apollon, soit au dieu d’un fleuve, en reconnaissance de la fécondité et de la pureté de ses eaux, don qu’alors ils appelaient τρεπθήριον. Ils en déposaient une autre sur la tombe d’un parent ou d’un ami, et la nommaient πενθητήριον. Voy. Hom. Il. Y’.

(03) Ces palais pleurent-ils quelque perte cruelle?

Πτῶμα, quod incidit, accident, événement, malheur.

(04) De mes ongles aigus sillons encore récents.

On accusera sans doute cette strophe et la suivante de monotonie dans la composition; elles sont préparées, toutes deux par le même mécanisme, et terminées par une apposition. Mais c’est la formule donnée par le grec, et j’ai cru devoir la conserver en français. On me blâmera aussi de ce complément redoublé par la même forme et par la même idée : rompus dans mon chagrin; dans ma peine affreuse; mais le texte le redouble aussi et sous la même forme : ὑπ' ἄλγεσιν, ἀγελάστοις συμφοραῖς. Au surplus, je ne puis admettre ce sens d’une traduction précédente. Ces tissus déchirés, ces voiles en lambeaux sur mon sein découvert, annoncent la douleur et la triste infortune.

(05) Un effroi pénétrant.

Τορός. Quelques commentateurs ont pris τορός au figuré, manjfestus. Il m’a semblé que la description renfermée dans cette strophe voulait des expressions physiques, et τορός à côté de ὀρθόθριξ, qui est une épithète matérielle, m’a donné le sens de pénétrant. Le poète a voulu peindre, et l’on sait que les expressions abstraites n’ont pas de couleur.

(06) Appuyant de serments leurs jugements divins.

C’est le sens qui résulte du mot à mot. Ils parlèrent de la part des dieux, donnant caution, c’est-à-dire, jurant qu’ils disaient la vérité.

(07) Comment oser le répéter?

Ce vers a été entendu de deux manières. Les uns l’ont fait rapporter à δύσθεος γυνὰ, les autres à la mission funèbre des femmes du chœur. J’ai choisi ce dernier sens. Le chœur n’ose avouer qu’il vient de la part d’une épouse impie accomplir ces honneurs sur le tombeau d’un époux, assassiné par elle, et il s’écrie ensuite: « Le sang qu’on répandit, etc., etc. »

(08) Le nouveau maître se fait craindre...

Cet endroit du chœur est un de ceux ou la liaison des idées parait interrompue. Cependant n’existe-t-elle pas réellement dans le contraste d’Agamemnon régnant par la bonté et d’Ægisthe gouvernant ses sujets par la crainte, et dans la peinture du châtiment réservé à l’homme injuste, si heureux qu’il puisse être?

(09) Soit au crépuscule incertain.

Ce sens, qui n’est pas celui des précédents traducteurs, résulte de cette construction: χρονίζοντα βρύει μένει, quæ (supplicia) vero cunctantur, vigent robore.

(10) Rien ne peut l’arrêter, et le fatal malheur.

Je n’ai pu rendre la métaphore du texte; en voici la traduction littérale: Du sang que la terre féconde a bu, le meurtre vengeur (par lequel Oreste doit venger la. mort d’Agamemnon) s’est coagulé, de manière à ne pas se dissoudre.

(11) De la virginité souillez le sanctuaire.

Ce passage ne pouvait se traduire littéralement dans notre langue. Le lecteur français veut être respecté. Il n’y a pas d’inconvénient du moins à citer le Scol.: ὥσπερ τῷ ἐπιβάντι νυμφικῆς κλίνης οὐκ ἔστιν ἴασις ἀναπαρθένεοσιν τῆς κόρης, οτως οὐδὲ τῷ φονεῖ πάρεστι πόρος πρὸς ἄκεσιν τοῦ φόνου.

(12) Que tout le sang y resterait.

Différentes éditions portent en cet endroit; ἰοῦσαν ἄτην, ce qui ne présente aucun sens.

(13) Moi, les dieux m’ont soumise aux malheurs de la guerre.

νάγκαν ἀμφίπτολιν, malheur qu’éprouvent les habitants d’une ville prise d’assaut. Dans cette strophe on trouve souvent a avec un souscrit; il faut le construire alors avec φερομένων.

(14) Sous ces voiles épais dissimuler mes pleurs.

C’était plutôt pour dérober leur douleur aux regards d’Ægisthe et de Clytemnestre, que pour se conformer à l’usage des anciens qui, en versant des larmes, se voilaient le visage.

ACTE DEUXIÈME.

(15) Et, comme répandant une cendre lustrale.

Dans les sacrifices expiatoires on renfermait les cendres de la victime dans un vase d’argile, et on les jetait au vent, sans détourner les yeux. Virg. Egl. 8, v. 101.

(16) Parlez, toujours fidèle à ce culte pieux.

ὥσπερ ᾐδέσω ταφόν. Comme vous avez l’habitude de révérer ce tombeau, c’est-à-dire, avec votre respect accoutumé. Je ne puis adopter le sens des précédents traducteurs : Parlez, puisque vous respectez le tombeau de mon père.

(17) Dois-je unir avec vous quelque autre en ma prière?

Στάσει, à cette réunion, c’est-à-dire, à vous qui la composez. στάσις est souvent employé de cette manière dans Eschyle. Voy. Choéph. v. 457, et Eumen. 311.

(18) O puissant messager des enfers et des cieux.

Le texte en cet endroit est encore mutilé. J’ai rapporté d’après l’avis de divers commentateurs, et, au surplus, d’après le bon sens, le vers κήρυξ μέγιστε τῶν ἄνω τε καὶ κάτω, en ajoutant au vers Ερμῆ χθόνιε qui est incomplet, le mot ἄκουσον. V. note (24).

(19) Sont parvenus aux dieux qui règnent sous la terre.

J’avais d’abord traduit ce passage de la manière suivante:

Hermès, dieu souterrain, daigne entendre mes vœux,

Va les porter aux dieux qui règnent sous la terre.

Il me semble qu’on pouvait faire porter l’effet du mot κηρύξας sur les divinités infernales; annonçant mes vœux aux dieux des enfers de manière à ce qu’ils les entendent. Toutefois je me rends au sens généralement adopté.

(20) A ces dieux surveillants des palais de mon père.

Πατρων δωμάτων ἐπισκόπους. Bothe propose une explication qui m’a paru singulière. Il fait se rapporter ἐπισκόπους à εὑκὰς ce qui présenterait cette idée, Annonce moi que les divinités infernales ont entendu mes vœux toujours dirigés vers les palais de mon père. Plusieurs portent : πατρων δ' ὀμμάτων. J’ai adopté la correction de Stanley et de Blomfield.

(21) Lion du juste un mal ennemi.

Ce passage présente quelque difficulté. Voici ce que dit Bothe : Intellexit S (Schütz) verba κακῶν et κεδνῶν loca sua inter se permatasse et plus bas il ajoute : ad confirmanda nobis bona. Il me semble que cette transposition est tout fait inutile et qu’on peut expliquer naturellement : Adressons des vœux à ce héros, qui est un rempart contre les méchants et qui détourne des bons le malheur affreux.

(22) Rempli d’une sombre douleur.

Les précédents traducteurs ont généralement appliqué ἐξ ἀμαυρᾶς φρενός à Agamemnon, d’où est résulté ce sens du sein des ténèbres, ô mon maître, etc.

(23) Qui frappe sans quitter la main,

Voici la traduction de Dutheil : Que le dieu des Scythes, que Mars lance lui-même tout ces traits déchirants, ces traits imprévus, qui portent partout une mort inévitable. — Je crois que le sens véritable a échappé à cet élégant mais parfois infidèle traducteur. Le poète, fidèle au génie de la langue grecque qui se comptait dans les divisions et les développements par les contraires, a voulu opposer les traits qu’on lance de loin avec l’arc, ce qu’il a exprimé par παλίντονα βέλη, traits flexibles, c’est-à-dire, en parlant d’un arc flexible, et les armes qui frappent de près, ce que signifient les mots σχέδια et ἀυτόκωπα, qui a une poignée, qu’on peut prendre à la main. Voici ce que dit le Scol. : τὰ αφ' ἑαυτῶν ἔκοντα τὴν λαβὴν ξίφη.

(24) Oui, les libations ont coulé pour mon père.

Je n’ai point traduit le vers κήρυξ μέγιστε, etc. Il a été transporté dans l’invocation d’Electre, ainsi qu’on l’a pu voir I d’après la note 18.

(25) Je vois sur le tombeau cette boucle nouvelle.

Ορῶ donne ici de la vivacité au dialogue. J’ai cru pouvoir négliger l’épithète de qui se trouve dans le vers suivant, et qu’on traduit ordinairement par ces mots: a la belle, à la riche ceinture. On aurait pu dire:

ÉLECTRE.

Mon œil sur le tombeau voit cette chevelure.

LE CHŒUR.

Quel homme, ou quelle femme à la belle ceinture...

mais, malgré mon système d’exactitude, je n’ai pu me faire cette épithète homérique étrange, à mon sens, dans ce dialogue, qui, du reste, est si pur et si naturel.

(26) De mes yeux desséchés tombe une mer de pleurs.

Il n’est personne qui ne soit choqué de l’incohérence de ces métaphores; qu’est-ce que ce trait perçant qui se trouve entre un flot de douleur et des torrents de larmes? C’est là un des exemples qui appuient le reproche fait à Eschyle de l’exagération dans les figures. Mais ce défaut est moins fréquent chez lui qu’on ne le pense; il y a trop de tradition dans les idées répandues sur Eschyle.

(27) Quand je vois cette boucle... Oreste est bien le maître.

La rareté de ces sortes de rejet dans ma traduction prouve que je ne les recherche guère. J’ai voulu seulement rendre la coupe de : πλόκαμον ἰδούσῃ τόνδε. On blâmera sans doute l’expression de maître de cette chevelure. Ne fallait-il pas cependant rendre δεσπόζειν ?

(28) En décorant sa tombe ils honorent mon père.

γαλμα τύμβου, etc., etc. λείπει ἡ εἰς. Schol. : Je ne crois pas qu’il y ait besoin de cette préposition: ἄγαλμα, ainsi que τιμὴν est une apposition de l’infinitif συμπενθεῖν qui lui-même est régime de εἶκε. Il n’est donc pas étonnant que ces deux mots soient à l’accusatif.

(29) Sont conformes aux pas imprimés par mes pieds.

Voilà qui donne encore prise aux critiques d’Eschyle. N’était-ce pas assez de la boucle de cheveux d’Oreste pour motiver l’espérance d’Electre? La vue du voile brodé par elle ne suffisait-elle pas pour lui prouver la présence d’Oreste? On est tenté de se mettre du côté d’Euripide, qui dans Él. 490, s’exprime ainsi

δυοῖν ἀδελφοῖν τοῦς ν οὐ γένοιτ' ἴσος,

ἀνδρός τε καὶ γυναικὸς, ἀλλ' ἄρσην κρατεῖ.

(30) Jusqu’ici qu’ai-je donc obtenu de ces dieux?

κατι δαιμόνων, par le moyen des dieux. Voy. Choéph. 395. Perses 310.

(31) Oreste!... est-il bien vrai qu’ici je l’entretienne!

ς ὄντ' Ὁρέστην, etc. Plusieurs éditions, dans ce vers, portent τάδε à la place de τατ’, ce qui ne satisfait pas la mesure.

(32) De mon front qui déjà s’élève jusqu’au tien.

Pariterque caput cum matre ferentem. Virg. Presque tous les traducteurs précédents n’ont vu dans ξυμμέτρου que l’idée de ressemblance. La première explication m’a paru préférable.

(33) Calme-toi... Le bonheur ne doit pas t’éblouir.

Le jeu des acteurs devait servir de transition. Oreste, à la vue des transports d’Électre qui reconnaît son frère, réprime sa joie par l’idée des dangers qu’ils ont encore à courir.

(34) Pour moi sont réunis quatre doux noms en toi.

Schütz, à ce propos, rappelle les vers suivants d’Homère, Il. Z’, 429:

κτορ, ἀτὰρ σύ μοί ἐσσι πατὴρ καὶ πότνια μήτηρ,

δὲ κασίγνητος, σὺ δέ μοι θαλερὸς παρακοίτης.

(35) Pour ma sœur qu’à l’autel on frappa sans pitié.

Iphigénie.

(36) Le puissant Jupiter, troisième roi des cieux!

On pourrait expliquer τρίτῳ de cette manière et Jupiter, le troisième avec vous. Mais Eschyle fait allusion aux deux premiers souverains du ciel, Uranus et Saturne. Voy. Agamemnon, v. 170.

(37) Jupiter, Jupiter, vois donc ce qui se passe!

Quelques personnes trouveront sans doute cet hémistiche un peu sans façon. Il m’a semblé à peu près l’équivalent du τῶνδε πραγμάτων.

on pourrait le remplacer par : vois quel sort nous menace. Mais c’est bien raide et bien mesquin.

(38) Ne peuvent, accablés par une faim cruelle.

Οὐκ ἐντελής. Sa race n’est pas encore assez grandie, assez formée, accomplie, pour, etc.

(39) Oui de même elle et moi (c’est ma sœur que j’entends).

C’est bien simple, j’en conviens; mais j’ai tenu à être exact. Au surplus, Oreste, entouré des femmes du chœur, n’ayant nommé sa sœur que par ce mot : Elle, devait nécessairement la distinguer tout de suite du reste du chœur.

(40) Qui t’offre tant d’honneurs en un sacré festin?

Des éditions portent εὔθυνον γέρας, ce qui signifierait de justes honneurs. Mais il s’agit ici de ces sacrifices où l’on célébrait de pieux festins; idée que renferme le mot εθοινον. Quant au mot θοίνη, voici ce qu’en dit Athénée, liv. 2, ch. ix , p. 40, éd. de Casaubon : Διὸ καὶ θοίνας, καὶ θαλίας, καὶ μέθας ὠνόμαζον, τὰ μὲν ὄτι διὰ θεοὺς οἰνοῦσθαι δεῖν ὑπελάμβανον, τὰς δ' ὅτι...

(41) En de noirs tourbillons et de poix et de feux.

Le chœur appelle sur Ægisthe et sur Clytemnestre le supplice des incendiaires : ils étaient brûlés tout vifs. Κηκίς, à proprement parler, signifie ce qui jaillit comme la vapeur, la fumée, du verbe κηκίω, qui provient peut-être du verbe poétique κίω, aller, avec le redoublement. Hom. Odys. θάλασσα δὲ κήκιε πολλὴ ἄν στόμα τε ῥῖνάς τε . Apoll. arg. liv. I, ἀφρῷ δ' ἔνθα καὶ ἔνθα κελαινὴ ἐκήκιεν ἄλμη.Voy. sur κηκίς Soph. Antig. ἐκ δὲ θυμάτων φαιστος οὐκ ἔλαμπεν, ἀλλ' ἐπί σποδῷ μυδῶσα κηκὶς μηρίων ἐτήκετο. B.

(42) Son prophétique arrêt me livre encor vivant.

φ' ἧπαρ θερμὸν. On a traduit ordinairement ces mots par : jusqu’au fond de mon cœur. Mais θερμὸν veut dire ici chaud, palpitant, vivant. Le poète parle des maux réservés à Oreste, même pendant sa vie, en attendant ceux qu’il devait souffrir après sa mort.

(43) Mon châtiment n’est pas de ceux qu’on paye en or.

ποχρημάτοισι ζημίαις. Par des châtiments qui ne consistent pas en argent, et qui doivent être plus terribles.

(44) Les fléaux de la terre aux ennemis si doux.

On peut bien penser qu’il eût été facile de faire ces vers tout autrement; mais j’ai tenu à exprimer clairement δυσφρόνων μειλίγματα dont le sens me paraît avoir échappé aux traducteurs précédents, et notamment à Dutheil, dont la traduction est rap portée dans le théâtre des Grecs, revu par M. Raoul Rochette. On y trouve: celui qui apprend aux mortels à calmer les mânes irrités. Mais le texte présente ce sens bien décidé; les fléaux, les malheurs qui frappent la terre, et qui sont des charmes, des sujets de joie pour les ennemis. Qu’importe qu’on trouve l’idée bizarre ou naïve en français? Elle est dans le grec, elle doit passer dans la traduction.

(45) Et dévorant du corps la première nature.

Qu’est-ce, me dira-t-on, que la première nature du corps? C’est sa nature, sa constitution primitive, par rapport à sa nouvelle nature, dans l’état de maladie. D’après les lois du monde, le corps, conservant sa première nature, doit être dans un état de santé, dans un état normal. Voulait-on que je traduisisse ἀρχαίαν φύσιν, le principe de le vie, comme on a fait avant moi? j’ai préféré la témérité au non-sens.

(46) Agitant dans la nuit sa prunelle éclatante.

J’avais d’abord traduit ce passage de la manière suivante:

De la triple Érinnys l’étreinte vengeresse,

Et l’œil brillant d’un père au sein d’une ombre épaisse;

ce dernier vers avait l’inconvénient d’exprimer un état, et non une action; et le texte porte : νωμῶντ' ὀφρύν. Quant à la construction, elle est bien simple. ὁρῶντα est un accusatif absolu qui se rapporte à Oreste. Moi voyant lui (mon père) agiter, etc., etc.

(47) Ceux que de leurs parents frappa le bras pervers.

Πεντωκότων ἐκ προστροπαίων ἐν γένει, de ceux qui sont tombés (frappés) par des criminels dans leur famille. Personne n’ignore que προστρόπαιος a les significations active et passive; qu’il signifie et la personne qui demande vengeance d’un crime, et celui contre qui ou la demande.

(48) L’invisible courroux loin des autels les chasse.

Je n’ai pu me résigner à adopter le sens de Dutheil qui traduit ainsi : οὐχ ὁρωμένην πατρὸς, μῆνιν δέχεσθαι, en ne mettant point de virgule entre μῆνιν et δέχεσθαι. Plus d’hospitalité, ni plus de société pour l’objet visible de la colère d’un père. Cependant Bothe semble adopter ce dernier sens.

(49) Point d’hospitalité, de séjour avec eux.

Συλλύειν, dans le sens de συγκαταλύειν, comme le pensent plusieurs commentateurs, una deversari. Bothe croit voir dans συλλύειν l’idée d’Horace, fragilemve mecum solvat phaselum. La poésie a cet avantage qu’elle offre mille idées pour une. Le tout est de rencontrer juste.

(50) De la nécessité le pouvoir qui me presse.

D’après le grec χρημάτων ἀχηνία, j’avais d’abord traduit:

De biens et de secours le besoin qui me presse;

mais la platitude de ce vers m’a décidé à le supprimer; j’ai mieux aimé un peu moins d’exactitude.

(51) « Qui fit le mal, le mal subisse. »

Il faut sous-entendre dans l’explication ὀφεῖλεται, ou tout autre verbe. Le poète a voulu parler de la loi du talion qui, suivant Aristote, in Ethicis, lib. 5, cap. 3, était ainsi conçu :

εἴ κε πάθοι τὰ κ' ἔρεξε, δέκη κ' ἰθεῖα γένοιτο. R. Roch. Souffrir le mal qu’on fit est une juste peine.

(52) C’est la sentence des vieux temps.

Τριγήρων. Les mots composés de cette manière se rencontrent à chaque instant chez les Grecs. Ainsi dans Œdipe roi, τρίδουλος, v. 1010. Τριπάχυιος, Agamemnon. 1362. Dans les Choéphores ἀτρίακτος, etc., etc. Au surplus, cette loi du talion était de la plus haute antiquité; on l’appelait même: τὸ Ραδαμάντυος δίκαιον.

(53) Et le plaisir et la douleur.

Ce sens n’est pas communément adopté. Voici celui qui a le privilège de la tradition. Que ferai-je pour obtenir que le jour succède à la nuit? On place alors le point d’interrogation à la fin du cinquième vers. Ce qui m’a décidé à ne point adopter cette ponctuation, c’est l’édition de notre excellent critique, M. Boissonade. Le sens doit donc être arrêté au quatrième vers. Σκότῳ φάος ἰσόμοιρον ouvre un autre ordre d’idées qui renferme le germe de l’idée suivante. Or, quels peuvent être les deux sentiments d’Oreste. Si en songeant à la gloire des Atrides, il éprouve de la joie, le souvenir de leurs infortunes doit causer sa douleur. Son cœur est naturellement partagé entre ces deux sentiments, comme le temps est divisé en jours et en nuits. Ces sens divers ne sont au surplus, à mes yeux, que des conjectures.

 (54) De ses pleurs poursuit l’assassin.

Πατρων τε κα τεκντων γος νδικος. On ne peut croire que ce soient les justes pleurs des pères et des enfants. Ce sont les justes pleurs que fout couler les malheurs des pères, ex parentum miseriis conceptus doler. Ineptum τὸ τᾶν, dit Bothe; car, ajoute-t-il la famille ne poursuit pas tous les crimes, mais un seul, et il propose τἄποιν'. Mais, je crois que τὸ τᾶν est ici une locution adverbiale qui veut dire entièrement, comme τὸ ταλαιὸν, anciennement, etc. Quant au régime de ματεύει, il est dans l’idée. Voy. plus bas, dans le récit d’Oreste: εἰς τὸ τᾶν ἀεὶ ξένον.

(55) Tous les maux!... Aucun bien!... Qui vaincrait le malheur!

Ατρίακτος. Scol.: ἀτὸ τῶν ταλαιστῶν οἱ ἀποτριάζονται ὑπὸ τῶν ἀντιπάλων. Voy. Agamemn., v. 159.

(56) Célébrera l’ami qui se mêle à nos chœurs.

ρέστην τὸ νεωστὶ συγχρατέντα ἡμῖν. Scol.

(57) Léguant à ces palais, mon père.

Par ce mot .Eschyle semble désigner Sarpédon ou Glaucus, qui étaient chefs des Lyciens, comme le dit Homère, à la fin du second chant de l’Iliade.

(58) Nous eût été facile et beau.

πιστρεπτόν. Ζηλοτὼν, ὡς τοὺς ὑπαντῶντας ἐπιστρέφεσθαι πρὸς τέαν ἡμῶν. Scol. (Ton grand tombeau.) Les anciens regardaient comme un honneur la haute structure des monuments funèbres. Ce passage rappelle les vers de l’Odyssée :

ἀμφ' αὐτοῖσι δ' ἔπειτα μέγαν καὶ ἀμύμονα τύμβον

χεύαμεν 'Αργείων ἱερὸς στρατὸς αἰχμηθάων

ἀκτῇ ἐπὶ προὐχούσῃ, ἐπὶ πλατεῖ  Ἑλλησπόντῳ

ὥς κην τηλεφανὴς ἐκ ποντόφιν ἀνδράσιν εἴῃ

τοῖς, ὃι νῖν γεγάασι, καὶ ὃι μετόπισθεν ἔσονται.

(59) Qui tiennent dans leur main royale.

Μόριμον λάχος πιμπλάντων χεροῖν, tes mains remplissant les fonctions que tu avais reçues du sort, etc.

(60) Exempte de ces maux affreux!...

Bothe propose de modifier le texte et d’écrire : πάρος δ' εὗ κτανόντος νιν, etc., au lieu de πάρος δ' οἰ κτανόντες. Mais ne peut-on expliquer: et avant qu’ils (Ægisthe et Clytemnestre) l’aient tué (mon père)? Au surplus, dans la traduction publiée par M. Raoul Rochette, on n’a pas adopté le sens que j’ai suivi. Voici comment ce passage est rendu : « Ah! plût au ciel que ceux qui t’ont assassiné eussent péri de cette manière, et qu’exempt des maux que tu as éprouvés, tu eusses appris de loin leur trépas! » Ce dernier sens est celui de Paw; celui que j’ai suivi a été adopté par Stanley.

(61) Des Hyperboréens c’est passer le bonheur.

Personne n’ignore que le bonheur de la vie des Hyperboréens était passé en proverbe chez les anciens. Οδυνασᾶι γάρ. Le vers est incomplet, dit Bothe, et ces mots n’ont pas de sens. La première partie de la réflexion est incontestable, mais la seconde est-elle bien juste? Ne peut-on les expliquer ainsi? Le chœur, après avoir dit à Électre combien ses vœux sont superflus, s’écrie: car tu gémis maintenant, mais tes gémissements sont couverts par le bruit de ce fouet terrible, etc., etc. Toutefois Heath et d’autres ont proposé : Φωνεῖς ὀδυνᾶσα. Bothe s’est récrié sur l’omission de γάρ, et a préféré : μείζονα φωνεῖς ὀδυνᾶσα τὶ γάρ

(62) L’infatigable fouet d’une double terreur.

Cette figure paraîtra insolite en français; mais c’est surtout dans ces occasions que l’exactitude me semble un devoir.

(63) La vengeance lente à punir.

Υστερόππινον ἄταν. J’ai suivi le sens de Stanley. Celui du scoliaste est différent : Post ingruentis pœnæ calamitatem.

 (64) Même sur des parents puisses-tu l’accomplir !

Bothe rapporte la leçon de Scal. ὅπως τελῆται. Il approuve ὅπως, et trouve τελῆται inutile. Je serais volontiers du même avis pour ὅπως ; ὅπως offre plus de sens : cependant (ce châtiment) sera accompli sur ses parents; pour : qu’il soit cependant, qu’il soit même accompli.

(65) Et sur mon front siège mon cœur.

La leçon de Bothe est: δριμὸς ἄηται, etc., etc. Acris concitatur cordis ira. J’ai conservé l’ancien texte ἧται, sedet. Cet emploi du verbe sedere est si commun chez les poètes. Pallor in ore sedet; majestas ore sedebat, etc., etc.

(66) Pour écraser le front des bourreaux de nos rois!

Cette idée m’a semblé plus poétique que l’explication du scoliaste. τὰ τοῦ ὄκου ἄκρα δὲ τους περὶ Αἵγισθον.

(67) De l’injuste il me faut justice.

C’est pour cela qu’Oreste en appelle à Jupiter et aux Furies vengeresses. Plaute, Amph. Prol. 35 : lVam injusta ab justis impetrare non decet, justa autem ab njustis petere insipientia est. (Bothe).

(68) Voit tout en beau dans l’avenir.

Ce vers est sans doute un peu prosaïque, mais ne correspond-il pas exactement à l’expression naturelle du grec, τὸ φανεῖσθαι καλῶς? Bothe approuve la leçon de Schütz. ὅταν δ' αὗτ' ἐπ' ἀλκῇ θρασεῖα. Pourquoi toujours changer le texte? Ne peut-on pas construire θρασέα ἐναλκὲς avec σπλάγχνα, pectora auxilio confidentia?

(69) On flatte des malheurs, mais ce n’est pas le mien.

Irai-je la flatter ?... irai-je l’attendrir? M. R. Roch.

(70) Et je tiens de ma mère un cœur pareil au sien.

κ ματρός. Ces mots signifient souvent, j’en conviens, dès le moment de la naissance, mais il est plus poétique et plus vrai tout à la fois, coïncidence assez rare, qu’Oreste, pour s’excuser, compare sa cruauté à celle de sa mère. Voici le sens adopté par la traduction de M. R. Roch. : telle qu’un loup cruel, son âme (de Clytemnestre) ne peut être adoucie. J’ai peine à croire que ce soit la pensée d’Eschyle.

(71) Elle frappait en Cissienne intrépide.

Les Cissiens étaient une nation des Perses, dans le voisinage de Suze. Cogitasse videtur Æschylus cum hæc scriberet, hellatricem idem qualis fuit Artemisia ( Bothe).

(72) Des coups sanglants sonner le bruit mortel

Je crois que le sens de Dutheil est préférable : Infortunée! ma tête retentit encore du bruit de ces terribles coups.

(73) Garde un cœur inflexible en entrant dans l’arène.

Καθήκειν est le mot dont on se servait pour dire descendre au combat.

(74) Des Atrides plaie immortelle!

Εμμοτον, d’après Henri Étienne, c’était un médicament dont on imbibait de la charpie, et qu’on mettait sur les blessures; ce qui a laissé à ce mot le sens de : attaché à, fixé à, etc., etc.

(75) Qui tranche leurs sanglants destins.

Αἰωρεῖν ἔριν αἱματηράν, ut Pelopidœ semper ex se ipsis suspendere dicantur cruentam discordiam, Bothe. Ne peut-on pas traduire en conservant le texte, ἀναερεῖν ἀιῶν' αἱματηράν, trancher leur destinée sanglante?

 (76) Ne s’allumeront pas les gras bûchers des morts.

J’ai suivi la leçon de Cant. et du Scol. qui donnent ἐμπύροισι, au lieu de ἐν πυροῖσι. Bothe propose de changer κνισσωτοῖς en κνεσσωτᾶς, et en joignant ce mot à χθονὸς, de traduire ainsi : urbis nidore suffitœ. J’ai préféré pour χθονὸς le sens généralement adopté: de la terre, de ceux qui sont sous la terre, des mânes. Eschyle veut parler de ces festins qui suivaient les sacrifices célébrés tous les ans en l’honneur des morts.

(77) Moi, pour don nuptial, des paternels trésors.

Il s’agit ici des sacrifices qu’on célébrait avant le repas nuptial, παγαληρίας, la totalité de l’héritage, qui ne sera plus dilapidé alors par Ægisthe et par Clytemnestre.

(78) Rappelle-toi le bain où tu mourus, mon père.

La manière dont Agamemnon a été assassiné est racontée dans la défense d’Oreste par Apollon. Eumen. v. 625.

(79) Voile, instrument honteux de leur lâche dessein!

ν δ' ἀτέρμονι κόπτει ἄνδρα δαιδάλῳ πέπλῳ. Eumen, vers 634. Il n’est pas aisé de savoir au juste ce que c’était que ce voile. Oreste lui-même est fort embarrassé plus tard de le nommer par son nom. On peut penser que c’était un vaste filet sans issue, dans lequel Clytemnestre enveloppa Agamemnon pour mieux assurer son crime.

(80) Oui; mais apprenez-moi par quel motif puissant.

Il y a dans le texte οὐδέν ἐστ' ἔξω δρόμου, ce qui veut dire littéralement, il n’est pas hors de la course; il n’est pas hors de propos.

(81) C’est en vain qu’on prodigue et les dons et les pleurs.

Le grec ajoute : ὥδ' ἔχει λόγος. Ces mots peuvent s’entendre de deux manières; ils signifient, c’est la loi commune, ou c’est ma pensée; le premier sens a été suivi par Dutheil, le second par Bothe. Dans l’un et l’autre cas, j’ai cru pouvoir le supprimer. J’ai regardé ces mots comme une de ces chevilles ïambiques dont Les tragiques sont remplis, et surtout Euripide.

(82) Mille brillants flambeaux ont rallumé leurs feux.

La plupart des textes donnent πολλοὶ δ' ἀνἤλτον. La correction de Bothe m’a semblé préférable. Des flambeaux qui reviennent ne présentent pas une image satisfaisante.

(83) Me donnant à la fois pour hôte et pour ami.

Δορύξενος. On appelait ordinairement ainsi ceux qui d’ennemis étaient devenus amis.

(84) Mon bras, sachez-le bien, avant ces mots d’usage.

Ποδαπὸς ὁ ξένος; St. formula dicendi cum quis peregre adveniebat.

(85) Vous, que dans vos discours la sagesse respire.

Γλῶσσαν εὔφεμον φέρειν, silentem, dit Bothe. Il me semble que cette interprétation est démentie par le vers suivant, qui dit expressément, Taisez-vous, et parlez à propos εὔφεμον signifiera plutôt, prudent, c’est-à-dire, qui sache discerner le moment de se taire et le moment de perler.

(86) Dont les traits ailés et brûlants.

Πτενά τε καὶ πεδοβάμονα. Dans plusieurs éditions on sépare ces mots πεδάορος par une virgule, de sorte qu’on y veut nécessairement trouver une idée différente de celle du vers précédent. On a traduit des monstres, des oiseaux. Mon sens m’a paru être davantage dans les habitudes de la poésie. Alata simul et terrestria fulmina.

(87) Surpassent encor les fureurs.

Les anciennes éditions mettent généralement le point d’interrogation après συννόμους βροτῶν; n’est- il pas plus simple de rendre ξυζύγους θ' ὁμαυλίας régime de παρανικᾷ? Cette correction a été adoptée par Bothe. On me pardonnera de n’avoir pas rendu à la lettre ξυζύγους ὁμαυλίας. Scol. ὀμοκοιτίας, contubernia.

(88) Rappelle-toi, mortel à la raison solide.

Mot à mot : sache étant, instruit (par moi), toi, qui n’es pas homme de pensées légères. C’est le sens qui donne δαεὶς entre deux virgules. M. R. Roch. traduit : témoin sans nous élever à des pensées plus hautes. En effet, ὑπόπτερος, qui a des ailes, signifie tout aussi bien qui s’élève que: qui est léger.

(89) Jusqu’à l’instant fixé par l’arrêt du destin.

Althée, mère de Méléagre. Voy. Hom. Il. chant 9. Ovid. Métam.

Stipes erat, quem cum partus enixa jaceret

Thestias, in flammam tristes posuere sorores,

Staminaque impresso fatalia pollice nentes,

Tempora, dixerunt, eadem lignoque tibique,

O modo nate, damus.

(90) Qui, trahissant Nisus son père.

Ovid. Métam. liv. 8, dit que l’Amour engagea Scylla à couper le cheveu fatal auquel était attachée la vie de Nisus, son père.

Suasit amor facinus.

Quid memorem Scyllam Nisi. Virg., Egl.

Et pro purpureo pœnas dat Scylla capillo.       Virg., Georg.

(91) Comparant tout grand crime au forfait de Lemnos.

Les femmes de Lemnos massacrèrent en une nuit tous leurs maris. Voy. Stace, Theb. liv. 5; Val Flac. Argon. liv. 2; (R. Roch.) Apollod. l. 9. 17; (Bothe).

(92) C’est déraciner tous les droits.

Je suis bien loin du sens généralement adopté: Ce n’est point impunément qu’on foule aux pieds toutes les lois. La majesté de Jupiter a été outragée; mais les fondements de sa justice sont inébranlables. (R. Roch.) Aucun des deux sens ne me paraît bien satisfaisant, d’après le texte.

(93) Envoie en ces palais un redoutable fils.

J’entends simplement le fils d’Agamemnon. Ce n’est pas l’avis du Scol. τέκνον αντὶ τοῦ ποινήν. De même que, dans Agamemnon, Eschyle dit que la richesse enfante le malheur.

(94) Presse-toi, car déjà l’obscur char de la nuit.

Certes, voilà de la poésie en pure perte. Cependant l’image est franche; seulement elle est déplacée.

ACTE TROISIÈME.

(95) Je vous l’offre; des lits, si doux aux voyageurs.

Bothe prétend que πόνων θελκτήρια ne doit pas s’appliquer seulement à στρωμνή. Je n’ai pas senti la justesse de cette observation.

(96) (Car cette ville était le but de mon voyage.)

Voici comme j’entends le mot à mot : Comme en effet, j’ai désuni mes pieds pour (venir en) ces lieux, comme je suis parti pour ces lieux. M. R. Roch. dit simplement, comme vous voyez : Cum huc devertissem (Bothe).

(97) Et m’ayant indiqué le chemin, il ajoute.

Εξιστορήσας καὶ σαφηνίσας ὅδον. Siscitatur quo tenderem, cum viam monstrasset. S.

(98) Je ne sais... mais il faut tout apprendre à son père.

On sent bien la ruse d’Oreste qui feint d’ignorer ta mort de son père.

(99) Avait tiré son pied de l’abîme de mort.

Παροιμία ἔξω πηλοῦ πόδα. Scol. Mais ici le proverbe est revêtu de formes poétiques; je devais donc chercher à rendre l’image du grec plutôt que la simplicité d’un proverbe.

(100) Quand donc retentiront nos voix?

Πότε ἐπευξόμεθα. Scol. Gardons bien le secret d’Oreste. (Raoul Rochette). Στομάτων δείξομεν ἰσκύν, vim oris ostendemus (silendo).

(101) Et qu’Oreste dans l’ombre.

Τὸν νύχιον. J’ai fait rapporter ces mots à Oreste. Bothe propose d’écrire : χθόνιον δ' Ερμῆν κοῖτον νύχιον, etc. etc. κοῖτον pour καὶ τόν, qu’Hermès les guide vers le sombre repaire (des coupables). ‘Fout le monde veut refaire Eschyle.

(102) Tu fais de vains efforts pour déguiser ton deuil.

Αύπη δ' ἄμισθος. Mercede non conducia, sponte sua.

(103) Longs et pénibles soins qui n’ont pu me servir.

Τλάσῃ. Non hahet unde pendeat hic dativus. (Bothe) Qui empêche donc que τλάσῃ ne soit le régime d’ἀνωφέλητ' ἐμοί, inutiles à moi qui les ai supportés? Quant à tous les accusatifs de cette phrase, ils résultent de la force de l’exclamation. Au pis aller on peut les faire dépendre de ἥντλουν qui est dans la phrase précédente.

(104) C’est en le devinant qu’on parvient à l’entendre.

Τρόπῳ φρενός, mente ad illem (puerum) conversa.

(105) J’étais et gouvernante, et nourrice à la fois.

L’un et l’autre en reçoivent le même prix. M. R. Roch. ταυτὸν εἰκέτην τέλος. Idem exsecutœ sunt ministerium. Ce sens m’est venu le premier, et je l’ai vu adopté par la plupart des commentateurs.

(106) Cache-lui bien cet ordre, et réprime ta haine.

Δεσπότου στύγει. Je sais qu’on traduit communément ces mots par : à ce maître odieux. C’est l’avis des commentateurs. N’est-il pas mieux de l’opposer à γηθούσῃ φρενί, qu’on trouve deux vers plus bas ?

(107) Exaucés dans leurs justes vœux!

Νῦν παραιτουμένῃ μοί, πάτερ, etc., etc., etc. On propose bien des corrections pour ce passage. Voici le sens que présente le texte ordinaire, et qui est, ce me semble, satisfaisant: Donne-moi, Jupiter, d’obtenir (ce que je te demande, qui est de) voir les (vœux) être en propre, c’est-à-dire, être accomplis à eux (Or. El.) qui désirent sagement.

(108) Conduire ses malheurs au terme désiré.

Mot à mot, qui le verra dans cette plaine conservant un cours mesuré, direction (vers le but) de ses maux accomplis?

(109) Après ce coup vengeur.

Τόδε καλῶς κτάμενον. Beaucoup d’éditions mettent un point après ces mots. Ces derniers coups seront justes. M. R. Roch.

(110) Reste invisible à tons même au milieu du jour.

Ou l’erreur vient du P. Brumoy et de Dutheil, ou peut-être me suis-je trompé moi-même; voici toutefois comment ils rendent ce passage: Trop souvent tes oracles obscurs et tes paroles inexplicables s’enveloppent d’une nuit qu’aucun jour ne dissipe... Ils appliquent l’apostrophe à Apollon, tandis que, d’après le grec, il est bien évident qu’il s’agit de Mercure.

(111) Retentissent la lyre et nos chants d’allégresse.

Κρεκτὸν γοήτων νόμον. En adoptant la modification proposée par Bothe, κρεκτὸν βοάταν νόμον. Ad citharam decantatum carmen.

(112) Satisfais le destin... de tout il répondra.

πίμπμφον, que l’on pourra seul accuser. Les mots πατρὸς ἔργῳ paraissent inutiles au sens; ils donnent au style une mollesse indigne d’Eschyle.

(113) Arme-toi du cœur de Persée.

Περσέως ἀντὶ τοῦ πορτητοῦ, , ἐπεὶ ἀπεστραμμένος ἐκαρατόμησε Μέδουσαν, ἀποστραφεὶς, φησὶν, ὡς κεῖνος, μή τως θεώμενος αἰδεστῇς τὴν μητέρα. Scol. La première explication a été approuvée par Blomf., la seconde par S.

ACTE QUATRIÈME.

(114) Que de le voir soi-même et de l’interroger.

C’est, je crois, le véritable sens. Les rapports ne sont d’aucune importance, quand on peut soi-même s’éclaircir. M. R. Roch.

(115) Rallumera la clarté triomphante.

Il s’agit, je crois, des flambeaux qu’on portait dans les pompes sacrées. ἀρχαῖς τε πολισσονόμοις. Ob receptum orbis imperium.

(116) Oreste l’entreprend ;... qu’il soit victorieux.

φεδρος. On appelait ordinairement de ce nom le troisième athlète qui attendait le résultat de la lutte des deux autres, pour combattre avec le vainqueur.

(117) Fera tomber sa tête auprès de son complice.

Πέλας (διαπεπραγμένου), comme il est du plus haut. ἐπὶ ξυροῦ, ἐπὶ κινδύνου, locution familière aux poètes grecs.

(118) ...Les morts ont tué les vivants.

Τὸν ζῶντα τοὺς τεθνηκότας. Eschyle aimait ces sortes de jeux de mots. On peut s’en convaincre par les explications qu’ils donnent des noms d’Apollon, d’Hélène dans Agamemnon, et de Polynice dans les Sept chefs. Agamemn. vers. 690-1080; les Sept, v. 658.

(119) Le travail du héros nourrit votre loisir.

Oreste, interrompu par la réponse de Clytemnestre, continue l’idée qu’il avait commencée.

(120) Du courroux maternel crains la triple furie.

γκότους κύνας. τὰς ριννύας. Scol.

(121) Toi qu’éloignait de nous une fatale injure.

J’ai adopté la correction de Bothe:

τάνπερ ὁ μέγαν ἔχων ἐπ' ὄκθῃ μυχὸν

ὁ Παρνάσιος, βλαπτομέναν ἄξειν

ἄδολος ἄδολος ἐγχρονισθεῖσαν ἐποίχεται.

ACTE CINQUIÈME.

(122) Ils reviendront bientôt à leur premier destin.

J’ai conservé le texte le plus ordinaire qui donne : μέτοικοι δόμων πεσοῦνται πάλιν. Quant aux deux vers précédents, ils sont d’une difficulté presque insoluble. Aussi les a-t-on refaits de mille manières Cependant ne peut-on pas essayer de trouver un sens en conservant le texte? Fortuna, grato habitu (excipiet), illos qui visu et auditu omnino miserabiles erant. Sera-t-on plus content des conjectures de Bothe?

τύχαι (ita S.) δ' επρόσωποι, καίτοι τὸ τᾶν

ἰδεῖν ἀκοῦσαί τε θρεομένοισι,

μετοίκῳ δόμων πεσοῦνται πάλιν.

Lætœ fortunœ, quanquam omnia se videre et audire quibusdam vociferantibus, denuo cadent inquilino œdium. On n’est pas beaucoup plus avancé en lisant Duth. La fortune plus riante écoutera nos vœux les destins de cette famille prendront un autre cours.

(123) Ils s’aimaient... Leur amour est encore le même.

Cette comparaison du passé et du présent n’est pas si précise dans le grec, mais elle est implicite dans καὶ νῦν.

(124) L’autre plus tard la doit subir.

Μόχτος δ' ὁ μὲν... Plusieurs éditions portent ἐς μόχτος.

(125) Je me fonde surtout sur l’oracle des dieux.

Πλειστηρίζομαι, plurimi facio.

(126) Retraite d’Apollon et centre de la terre.

Soph. Œd. R. 473, τὰ μεσόμφαλα γᾶς.

 

FIN.