143 L'ORESTIE,
TRILOGIE.
AGAMEMNON, LES CHOÉPHORES, LES EUMÉNIDES.
ARGUMENT.
L'Orestie est le chef-d'œuvre d'Eschyle, et, je ne crains pas de le dire, le chef-d'œuvre du théâtre antique. Sans doute, pris à part, considéré uniquement en soi-même, et sans égard au reste de la trilogie, aucun des poèmes qui la composent n'est un tout complet et qui satisfasse véritablement l'esprit; et rien n'est plus juste peut-être, sous ce rapport, que quelques-uns des reproches exprimés par la critique ignorante et à courte vue : l'exposition de l'Agamemnon est trop prolongée ; celle des Choéphores l'est trop peu et manque de clarté ; rien n'est motivé que vaguement dans les Euménides. Mais les trois pièces ont entre elles un lien indissoluble; c'est de suite qu'il les faut lire, comme jadis elles étaient représentées : l'une amène l'autre, et la prépare, et l'explique ; et l'exposition immense de l'Agamemnon n'a que l'étendue proportionnée à l'immensité de l'action triple e une qui se développe dans l'Orestie.
Agamemnon avait promis à son épouse Clytemnestre de lui annoncer la prise de Troie le jour même où la ville de Priam aurait succombé. Une ligne de signaux avait été établie; un grand feu allumé sur le sommet de l'Ida devait en faire allumer un autre sur la montagne la plus rapprochée; et, de montagne en montagne, la nouvelle devait arriver jusque dans Argos. Un homme veille, la nuit, sur le toit du palais des Atrides ; c'est lui qui avertira Clytemnestre dès que paraîtra le signal. Nous ne savons pas si cette histoire est de l'invention d'Eschyle: Homère dit seulement qu'un homme, aposté par Egisthe, épiait le retour d'Agamemnon. Il est nuit encore, et tout dort dans Argos; seule, la sentinelle a les yeux ouverts. Cet infortuné déplore tristement sa condition présente ; il désespérait de voir paraître jamais le signal, quand la flamme tout à coup brille dans le lointain. Il pousse un cri de joie, et il descend éveiller la reine. Devant le palais on voit 144 s'avancer le chœur : ce sont des vieillards que l'âge et les infirmités ont empêchés de partir avec Agamemnon. Ils rappellent, dans des chants admirables, et l'origine de la grande lutte entre l'Europe et l'Asie, et les prophéties de Calchas, et le sacrifice d'Iphigénie qui fut le pris dont les Grecs payèrent leur départ. Bientôt Clytemnestre vient se réjouir avec eux de la nouvelle qui met fin aux anxiétés de toute la Grèce. Au bout de quelque temps un héraut arrive, qui décrit le spectacle de la ville prise, pillée, livrée aux flammes , les transports des vainqueurs et le désespoir des vaincus. Enfin Agamemnon entre lui-même sur la scène, menant captive Cassandre, la prophétesse méconnue. Clytemnestre aecueille son époux avec une joie perfide; elle fait même étendre sous ses pas des tissus précieux, pour que le pied du vainqueur ne touche pas la terre. Agamemnon entre dans le palais ; mais Cassandre reste là, muette et immobile, malgré tous les témoignages d'intérêt que lui prodigue Clytemnestre. Elle est seule avec le chœur ; saisie tout à coup d'un délire prophétique, elle pousse des cris confus, elle voit en esprit tous les forfaits dont ce palais funeste a été le théâtre ; elle voit le meurtre qui se prépare, elle annonce la mort d'Agamemnon et la sienne, et la vengeance qui suivra un jour; puis, entraînée comme par une force irrésistible, elle court se livrer au fer des bourreaux. On entend les cris d'Agamemnon qui expire; le palais s'ouvre, et Clytemnestre, debout à côté de ses deux victimes, se glorifie d'un forfait qui n'est, à ses yeux, que la juste vengeance du meurtre d'Iphigénie. Egisthe, à son tour, vient s'applaudir de la part qu'il a prise, par ses conseils, à l'assassinat d'Agamemnon.
Il s'est écoulé plusieurs années; la deuxième action commence. Oreste a grandi; l'oracle lui a commandé de punir les meurtriers de son père. Il arrive, avec l'inséparable Pylade, auprès du tombeau d'Agamemnon. Il invoque les mânes paternels, et il annonce les projets de vengeance qui le ramènent d'un lointain exil. Il dépose, pour offrande, une boucle de ses cheveux. Conduites par Electre sa sœur, des captives troyennes viennent faire des libations sur la tombe du roi (01) : c'est Clytemnestre qui les envoie, dans l'espoir de détourner les présages terribles du songe qu'elle vient d'avoir. Après une reconnaissance que le poète a plus ou moins habilement ménagée, le frère et la sœur se concertent sur les moyens d'assurer l'exécution de leur dessein. Oreste se donnera pour un étranger, pour un homme du pays où avait été élevé le fils d'Agamemnon. Lui-même il apportera la nouvelle de sa propre mort; on le recevra dans le palais, et les assassins périront à leur tour. Tout s'exécute en effet comme il l'avait prévu. A l'instant de frapper sa mère, il sent son cœur défaillir; mais la voix sévère de Pylade lui rappelle l'ordre et les menaces d'Apollon ; tout ce qui restait du sentiment filial a disparu : il n'y a plus en présence qu'une femme coupable et son juge, et bientôt tout est consommé. Alors, comme à la fin de l'Agamemnon, les cadavres des morts sont offerts aux regards des spectateurs. Oreste fait déployer devant le peuple d'Argos le voile où les assassins avaient enveloppé son père, pour l'égorger sans qu'il pût se défendre. Mais tout à coup il sent que sa raison s'égare; il annonce qu'il va se réfugier dans le temple de Delphes, auprès du dieu qui avait commandé la vengeance.
En effet, au début des Euménides nous sommes transportés devant le temple de Delphes. La Pythie paraît, vêtue de ses habits sacerdotaux ; elle 145 adresse ses prières aux dieux ; elle entre dans le temple, pour se placer sur le trépied prophétique. Elle en sort aussitôt, saisie d'une horreur profonde : elle a vu un homme dans la posture et l'habit des suppliants : ses mains dégouttaient de sang; autour de lui dormaient des monstres affreux, les Furies. Oreste sort du temple, conduit par Apollon ; le dieu lui promet son aide, et lui commande de courir vers Athènes. Il obéit, il part. L'œil du spectateur pénètre dans le temple : on aperçoit l'ombre de Clytemnestre, pâle, portant encore les traces des blessures qu'elle avait reçues de son fils. Elle adresse des reproches aux Furies, qui ont laissé échapper le coupable, et elle disparaît. Les Furies se réveillent, cherchent leur victime, poussent des cris sauvages, courent en désordre au travers de la scène : ce sont les premiers chants de ce chœur terrible, et ses premières danses. Apollon chasse loin de son temple les êtres odieux dont la présence souillait le sanctuaire. A ce moment la scène change. Nous voyons le temple de Minerve et la colline de l'Aréopage. Nous sommes à Athènes. Oreste tient embrassée la statue de la déesse, qui était devant le temple. Le chœur arrive sur ses traces. Les Furies chantent, calmes cette fois, mais plus terribles encore qu'à Delphes, leurs redoutables fonctions parmi les mortels et les dieux; elles réclament la tête d'Oreste ; elles dévouent leur victime à des tourments sans fin. Pallas arrive, à la prière du suppliant : elle écoute les plaintes des Furies, les réclamations d'Oreste; elle se charge du rôle d'arbitre entre les deux parties. Elle s'entoure de juges équitables; la cause est débattue; le nombre des suffrages est égal de part et d'autre; l'accusé est absous. Oreste exprime, avec une vive ardeur, sa reconnaissance pour Pallas, tandis que les Furies éclatent en reproches contre la licence de ces dieux nouveaux qui prennent à tâche d'humilier les vieilles divinités titaniques. Mais elles s'apaisent enfin, grâce à l'éloquence persuasive de Pallas : elles promettent de bénir ce sol de l'Attique où Pallas leur accorde un sanctuaire; elles se montrent dignes du nom qu'on doit leur donner un jour, les Euménides, c'est-à-dire les bienveillantes. Elles se retirent dans la demeure qui leur est destinée. Une troupe de vieillards, de femmes et d'enfants, vêtus d'habits de fête, les accompagnent en chantant des hymnes religieux.
L'unité de cette grande composition tragique est si évidente par elle-même, que je croirais faire injure au lecteur en insistant sur ce point. C'est dans les Choéphores que s'accomplit la prédiction de Cassandre sur les assassins d'Agamemnon et les siens; et cet Oreste qu'on voit, à la fin des Choéphores, tourmenté par les Furies pour avoir obéi aux dieux, fils dévoué et parricide tout à la fois, soutenu par la religion, accusé par la nature, pieux et scélérat, comme Ovide le dit d'Alcméon, son sort n'est fixé que dans les Euménides. C'est là que tout se concilie, et que l'antique loi de vengeance, le talion, fait place à une autre loi plus sainte et plus morale, l'expiation par la prière et le repentir, et la réhabilitation du coupable.
L'Orestie fut représentée dans la deuxième année de la LXXXe olympiade, sous l'archonte Philoclès, l'an 459 avant Jésus-Christ. Eschyle avait alors soixante-six ans. Eschyle, suivant l'auteur de la didascalie grecque qui accompagne l'Agamemnon remporta le prix dans le concours.
A cette trilogie était joint un drame satyrique intitulé Protée. On peut eonjecturer que le sujet de ce drame se rattachait lui-même aux événements déroulés dans l'Orestie. Il s'y agissait probablement de l'aventure de 146 Ménélas et d'Hélène avec Protée. le vieux pâtre des troupeaux marins de Neptune. Les vers de l'Agamemnon où les vieillards s'informent du sort de Ménélas, et où Taltbybius leur apprend que la tempête l'a séparé de son frère, et qu'on ignore ce qu'il est devenu, offrent, en effet, un point de suture assez naturel ; et les merveilleux récits de l'Odyssée fournissaient amplement matière à une pièce du genre demi-sérieux, demi-bouffon auquel appartenait le Protée.
147 L'ORESTIE
AGAMEMNON, TRAGEDIE.
Personnages.
Une sentinelle placée sur le toit du palais d'Agamemnon.
CLYTEMNESTRE.
Chœur de vieillards d'Argos.
Le héraut TALTHYBIUS.
AGAMEMNON.
CASSANDRE.
ÉGISTHE (02).
La scène est à Argos, devant le palais d'Agamemnon,
ΦΥΛΑΞ
Θεοὺς μὲν αἰτῶ τῶνδ´ ἀπαλλαγὴν πόνων, |
LA SENTINELLE. Dieux, je vous en prie, délivrez-moi de ces fatigues; délivrez-moi de cette garde sans fin ! D'un bout à l'autre de l'année, comme un chien je veille au haut (03) du palais des Atrides, en face de l'assemblée des astres de la nuit. Régulateurs des saisons pour les mortels, rois brillants du monde, flambeaux du ciel, je les vois, ces astres, et quand 148 ils disparaissent, et à l'instant de leur lever (04). Sans cesse j'épie le signal enflammé, ce feu éclatant qui doit annoncer ici que Troie est prise. C'est là ce qui contentera, je l'espère, le cœur d'une femme impérieuse (5). Cependant, enveloppée des ombres de la nuit, mouillée par la rosée, ma couche n'est jamais visitée par les songes : au lieu du sommeil, c'est la crainte qui siège à mes côtés ; et je n'ose pas laisser mes paupières se fermer sous un assoupissement qui dure. Et quand je veux chanter ou fredonner; quand j'use de ce remède qui devrait charmer mon insomnie, alors mes larmes coulent, et je gémis sur les malheurs de cette maison ; car ce n'est plus pour elle le temps fortuné d'autrefois. Mais puisse enfin venir l'heureux instant de ma délivrance ! puisse apparaître, à travers l'obscurité, le feu de la bonne nouvelle! — Salut, ô flambeau de la nuit; aurore d'un beau jour; gage, pour Argos, des splendides fêtes de la victoire ! Ô bonheur! ô bonheur (6)! — Je cours vers l'épouse d'Agamemnon; il faut que mes cris de joie l'arrachent de sa couche; il faut qu'à l'instant, dans le palais, l'hymne d'actions de grâces salue ce flambeau: Troie est prise; ce feu qui brille en est garant. Moi-même, dans la fête, j'ai à remplir le prélude : c'est par moi que mes maîtres vont appren- 149 dre leur bonne fortune, puisque aussi bien cette flamme a mis le comble à mes vœux. Puissé-je donc, au retour du roi de ce palais, serrer de cette main sa main chérie ! Le reste, je le tais: un bœuf énorme pèse sur ma langue (7). Ce palais lui-même, s'il pouvait prendre une voix, s'exprimerait fort clairement. Quant à moi, je parle volontiers à qui comprend ; pour qui ne comprend pas, je ne sais rien (8). (Il sort.) |
ΧΟΡΟΣ
40 δέκατον μὲν ἔτος τόδ´ ἐπεὶ Πριάμῳ [στρ. α.
Κύριός εἰμι θροεῖν ὅδιον κράτος αἴσιον
ἀνδρῶν [ἀντ. α.
Κεδνὸς δὲ στρατόμαντις ἰδὼν δύο λήμασι
δισσοὺς [στρ. β
[στρ. γ.
τὸν φρονεῖν βροτοὺς ὁδώσαντα, τὸν
πάθει μάθος [ἀντ. γ.
Καὶ τόθ´ ἡγεμὼν ὁ πρέσβυς νεῶν
Ἀχαιικῶν, [στρ. δ.
πνοαὶ δ´ ἀπὸ Στρυμόνος μολοῦσαι [ἀντ. δ.
ἄναξ δ´ ὁ πρέσβυς τόδ´ εἶπε φωνῶν· [στρ. ε.
Ἐπεὶ δ´ ἀνάγκας ἔδυ λέπαδνον [ἀντ. ε.
Λιτὰς δὲ καὶ κληδόνας πατρῴους [στρ. ζ.
Βίᾳ χαλινῶν δ´, ἀναύδῳ μένει, [ἀντ. ζ.
Τὰ δ´ ἔνθεν οὔτ´ εἶδον οὔτ´ ἐννέπω·
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LE CHŒUR. C'est la dixième année déjà, depuis que les grands adversaires de Priam, depuis que le roi Ménélas, avec Agamemnon, ces Atrides, couple invincible qu'honora Jupiter d'un double trône, d'un double sceptre, ont levé l'ancre, et, loin de cette contrée, ont emmené les mille vaisseaux de la flotte des Argiens, armement formidable! Du fond de leur âme partait la clameur guerrière : on eût dit des vautours, à l'instant où, pleins d'une inexprimable angoisse, battant l'air des coups pressés de leurs ailes, ils tournoient au-dessus de leur nid vide de nourrissons, autour de ce nid où la garde de leur couvée leur a coûté tant de soins inutiles. Mais un dieu entend le cri aigu de la douleur des oiseaux : c'est Apollon, ou Pan, ou Jupiter; il envoie la 150 furie vengeresse, qui punira quelque jour enfin de criminels ravisseurs. Ainsi Jupiter, le dieu puissant de l'hospitalité, lance contre Alexandre (9) les fils d'Atrée. Pour une femme qui souvent changea d'époux (10), Grecs et Troyens vont, par ses décrets, s'engager dans ces luttes sans cesse répétées, où se fatigueront les corps; où le genou pliera dans la poussière; où, dès les premières attaques, la lance se brisera en éclats. Aujourd'hui, le sort en est jeté ; l'arrêt du destin s'accomplit : nulles lamentations, nulle offrande/ nulles larmes ne peuvent plus apaiser l'implacable courroux des divinités auxquelles on sacrifie sans se servir du feu (11). Pour nous, nous n'avons point alors suivi l'armée ; la décrépitude nous a enlevé cet honneur: nous demeurons en ces lieux. Le bâton sert d'appui à notre faiblesse, pareille à celle de l'enfance. Le cœur qu'anime une sève trop jeune encore est comme le cœur du vieillard : ce n'est point là que Mars établit son empire. Et aussi, vers les dernières années de l'âge, quand déjà le feuillage de la vie s'est desséché, l'homme suit sa route marchant sur trois pieds: débile à l'égal d'un enfant, ce n'est plus que le fantôme d'un songe errant pendant le jour. 151 Maïs toi, fille de Tyndare, Clytemnestre, ma reine (12), qu'y a-t-il? qu'est-il arrivé? qu'as-tu appris ? Quelle nouvelle te fait ordonner tous ces sacrifices qui remplissent Argos ? Les autels des divinités de l'empyrée ou des enfers, de celles qui règnent dans le ciel, de celles qui règnent sur la terre; les autels de tous les dieux sont entourés des pompes du sacrifice. La flamme s'élance çà et là jusqu'au ciel ; une huile douce et pure, sans cesse épanchée, la ranime sans cesse ; du fond du palais on apporte les libations. Ce qui te fait agir, me le diras-tu ? Me diras-tu ce qu'il t'est possible, ce qu'il est permis d'en révéler? Me guériras-tu de cette inquiétude qui, tantôt me remplit de funestes pensées, et tantôt, à l'aspect des sacrifices, laisse le favorable espoir chasser la douleur insatiable de larmes, la peine qui ronge mon cœur ? Je puis du moins célébrer le départ de nos braves guerriers, ce départ marqué du présage de la victoire. Je le puis, car les dieux m'inspirent ; ils m'invitent à ces chants, et mon âge m'en laisse encore la force. Disons sous quel auspice tout belliqueux les deux rois des Achéens, ces chefs si bien unis qui commandaient la jeunesse de la Grèce, marchèrent, la lance en main, prêts pour la vengeance, contre la terre d'Ilion. Aux rois des vaisseaux, non loin de leur palais, deux rois des oiseaux avaient apparu, du côté de la main qui brandit la lance : l'un était noir ; sur le dos, le plumage de l'autre était blanc. Dans la demeure splendide même, ils avaient dévoré une hase pleine; toute une race que la fuite maternelle n'avait pas dérobée à son destin (13). Chante l'hymne lugubre, oui, l'hymne lugubre ; mais que l'événement soit heureux ! Le respectable devin de l'armée jeta les yeux sur les deux Atrides, ces deux nobles cœurs ; et, dans les oiseaux dévorants, il reconnut les chefs de l'entreprise. Plein d'un esprit prophétique, il s'écria : « Après un longtemps cette expédition atteindra le but : Troie sera prise, et tous les trésors jadis entassés dans ses murs par un peuple opulent, la destinée les livrera au pillage. Puisse seulement le courroux céleste ne point briser le solide frein forgé pour Troie, cette armée qui a quitté mon pays ! Diane, la chaste déesse, s'indigne contre cette maison: c'est là que les chiens ailés (14) de son père ont immolé, elle et les petits qu'elle portait encore, la hase infortunée. Diane a été saisie d'horreur au festin des aigles (15). — Chante l'hymne lugubre, oui, l'hymne lugubre; mais que l'événement soit heureux ! — C'est elle, c'est cette belle déesse, qui « protège les faibles nourrissons des lions terribles, les faons des bêtes fauves pendus encore à la mamelle. L'apparition des oiseaux est d'un heureux présage ; mais il nous reste pourtant à craindre. Telle est la volonté de Diane. Dieu qui lances les flèches (16), ô Péan! je t'implore: fais que Diane ne soulève pas contre les Grecs des vents contraires, qu'elle n'oppose pas un long obstacle au départ des vaisseaux ; fais qu'elle ne presse pas un sacrifice cruel, impie, que n'accompagneront pas les festins; « crime qui produira des crimes, qui retombera sur un époux. Car, au fond d'un palais, une haine fermente, terrible, sans cesse ravivée, féconde en ruses : on se souvient d'une fille à venger ! » Telles furent les prédictions de Calchas, alors qu'au jour du départ les aigles apparurent. De grands biens devaient se mêler, dans cette royale maison, à de grandes infortunes. Réponds aux accents de Calchas : chante l'hymne lugubre, oui, l'hymne lugubre ; mais que l'événement soit heureux ! Jupiter ! qui que tu sois, si ce nom t'agrée, c'est sous ce nom que je t'implore ! J'ai beau réfléchir, me perdre dans mes pensées, il n'est qu'un dieu qui puisse soulager l'homme du fardeau des vaines inquiétudes : c'est Jupiter. Celui qui le premier régna sur le monde (17), ce dieu jadis plein d'une irrésistible force, que pourrait-il faire? son empire a passé ! Celui qui grandit ensuite (18) a trouvé un vainqueur : il a disparu ! Mais qui chante à Jupiter, avec l'élan de l'enthousiasme, un hymne d'espérance, verra son vœu tout entier s'accomplir (19). C'est Jupiter qui guide les mortels dans la voie de la sagesse ; c'est lui qui apporté cette loi : La science au prix de la douleur (20). Même pendant le sommeil le remords distille sur nos cœurs; même malgré nous quelquefois la sagesse pénètre en nous, présent du dieu qui s'assied sur le trône auguste de la toute-puissance (21). 154 Lui-même, le chef des vaisseaux de la Grèce, ne murmurait pas contre le devin : il cédait aux coups du sort. Cependant l'inaction dévorante pesait aux peuples de l'Achaïe, retenus, en face de Chalcis, sur les rivages orageux d'Aulide (22). Cependant les vents soufflaient du Strymon (23); les vents du retard funeste (24), de la famine, du naufrage, de la dispersion ; ruine des navires et des agrès ; cause de l'oisiveté prolongée qui desséchait la fleur des Argiens. Mais Calehas, au nom de Diane, proposa aux chefs un remède plus fatal que l'affreuse tempête ; et les Atrides, à ses accents, frappèrent la terre de leurs sceptres (25), et ne purent retenir leurs larmes. « Malheur cruel, s'écrie le roi des rois, si je désobéis ! « cruel encore, si j'égorge ma fille, l'ornement de ma maison ; si les flots du sang de la vierge immolée à l'autel de Diane souillent les mains paternelles ! Des deux côtés je ne vois qu'infortune. Puis-je, déserteur de la flotte, trahir mes alliés ? Ils le désirent de toute leur âme, ce sacrifice qui doit apaiser les vents, — le sang de ma 155 fille ! — Ils le font sans crime : c'est le gage de la victoire (26) ! » Mais Agamemnon subit le joug de la nécessité : son âme change; ce dessein barbare, criminel, impie, il l'a conçu; il ne recule plus devant l'odieux forfait. Ainsi sont entraînés les mortels par cette conseillère de la honte, la démence, source fatale de tous les maux ! Il eut le courage de devenir le bourreau de sa fille, pour venger dans les combats l'enlèvement d'Hélène; pour ouvrir la route à ses vaisseaux ; et les chefs, dans leur rage belliqueuse, ne furent touchés ni de la jeunesse de la vierge, ni des prières, des plaintes qu'elle adressait à son père (27). Lui-même, après l'invocation sainte, le père ordonne aux ministres du sacrifice de la saisir comme une chèvre, de la déposer sur l'autel, enveloppée de ses voiles, la tête pendante. Par son ordre, on ferme la bouche de la victime : un bâillon arrête ses cris, les imprécations qu'elle lance contre sa famille. Son sang coule et rougit la terre ()28; ses regards percent du trait de la pitié l'âme des sacrificateurs. Elle est belle comme dans des peintures (29). On dirait qu'elle va parler encore. On se croi- 156 rait aux jours où elle chantait dans les splendides festins de son père ; où la voix de la vierge sans tache charmait l'existence fortunée d'Agamemnon (30). Ce qui suivit, je l'ignore, je n'en parle pas ; mais l'art de Calchas n'est pas un art trompeur ; et la Justice, par les coups déjà frappés, nous fait comprendre ceux qu'elle prépare. — Mais à quoi bon s'inquiéter de l'avenir, puisqu'on ne peut l'éviter ? pourquoi s'affliger avant le temps ? L'avenir se conformera certainement aux oracles. Puisse-t-il être heureux ! c'est là le plus cher désir des seuls gardiens, des seuls défenseurs qui restent aujourd'hui dans la terre d'Apis (31). (Entre Clytemnestre.) Me voici, Clytemnestre; j'obéis à ton ordre. C'est justice de respecter les volontés de l'épouse du roi, quand l'absence de l'époux laisse le trône désert. Pour quelle nouvelle heureuse, ou pour quelle espérance de succès, as-tu ordonné tous ces sacrifices ? Je l'apprendrais volontiers : pourtant, s'il le faut, je respecterai ton silence. |
ΚΛΥΤΑΙΜΗΣΤΡΑ
Εὐάγγελος μέν, ὥσπερ ἡ παροιμία, ΧΟΡΟΣ Πῶς φῄς; Πέφευγε τοὔπος ἐξ ἀπιστίας. ΚΛΥΤΑΙΜΗΣΤΡΑ Τροίαν Ἀχαιῶν οὖσαν· ἦ τορῶς λέγω; ΧΟΡΟΣ 270 Χαρά μ´ ὑφέρπει δάκρυον ἐκκαλουμένη. ΚΛΥΤΑΙΜΗΣΤΡΑ Εὖ γὰρ φρονοῦντος ὄμμα σοῦ κατηγορεῖ. ΧΟΡΟΣ Τί γὰρ τὸ πιστόν; Ἔστι τῶνδέ σοι τέκμαρ; ΚΛΥΤΑΙΜΗΣΤΡΑ Ἔστιν· τί δ´ οὐχί; Μὴ δολώσαντος θεοῦ. ΧΟΡΟΣ Πότερα δ´ ὀνείρων φάσματ´ εὐπειθῆ σέβεις; 275 ΚΛΥΤΑΙΜΗΣΤΡΑ Οὐ δόξαν ἂν λάκοιμι βριζούσης φρενός. ΧΟΡΟΣ Ἀλλ´ ἦ ς´ ἐπίανέν τις ἄπτερος φάτις; ΚΛΥΤΑΙΜΗΣΤΡΑ Παιδὸς νέας ὣς κάρτ´ ἐμωμήσω φρένας. ΧΟΡΟΣ Ποίου χρόνου δὲ καὶ πεπόρθηται πόλις; ΚΛΥΤΑΙΜΗΣΤΡΑ Τῆς νῦν τεκούσης φῶς τόδ´ εὐφρόνης λέγω. ΧΟΡΟΣ
280 Καὶ τίς τόδ´ ἐξίκοιτ´ ἂν ἀγγέλων
τάχος; |
CLYTEMNESTRE. Puisse une heureuse nuit, comme dit le proverbe, être la mère d'un jour heureux! Ta joie va passer ton espoir même : les Argiens sont maîtres de la ville de Priam. LE CHŒUR. Comment dis-tu? Je n'ose t'en croire. CLYTEMNESTRE. Que Troie est au pouvoir des Grecs : ces mots sont-ils clairs ? LE CHŒUR. Ah ! la joie pénètre mon cœur, arrache mes larmes. CLYTEMNESTRE. Ces pleurs dans tes yeux font éclater ton zèle (32). LE CHŒUR. As-tu donc une preuve certaine de l'événement ? CLYTEMNESTRE. Une preuve certaine ? oui, sans nul doute, à moins qu'un dieu ne m'abuse. LE CHŒUR. Ne t'en laisses-tu pas imposer par les visions d'un songe? CLYTEMNESTRE. Moi? me fier aux illusions du sommeil ! LE CHŒUR. C'est peut-être quelque bruit sans consistance qui t'aura séduite (33). CLYTEMNESTRE. Tu me crois donc aussi crédule qu'une jeune fille ? 158 LE CHŒUR. En quel temps Troie a-t-elle succombé ? CLYTEMNESTRE. Dans la nuit même qui a mis ce jour au monde. LE CHŒUR. Et quel messager a pu si promptement apporter celte nouvelle ? |
ΚΛΥΤΑΙΜΗΣΤΡΑ
Ἥφαιστος Ἴδης λαμπρὸν ἐκπέμπων σέλας. ΧΟΡΟΣ
θεοῖς μὲν αὖθις, ὦ γύναι, προσεύξομαι. ΚΛΥΤΑΙΜΗΣΤΡΑ
320 Τροίαν Ἀχαιοὶ τῇδ´ ἔχους´ ἐν
ἡμέρᾳ. |
CLYTEMNESTRE. Vulcain: les rayons éclatants qu'il a lancés du mont Ida (34). De fanal en fanal, le feu messager a transmis la nouvelle. De l'Ida, elle passe au promontoire d'Hermès, dans Lemnos (35) ; après Lemnos, le mont de Jupiter, l'Athos (36) la reçoit, et le troisième signal s'allume ; immense, flamboyant, voyageur qui porte la joie, il franchit d'un bond puissant là croupe des mers, et il vient, comme un soleil, dorer de sa lumière les rochers du Maciste (37). Là, ou se hâte, on ne se laisse pas aller à l'oisiveté du sommeil ; et bientôt à son tour le fanal du Maciste avertit au loin les gardiens du Messa pius, sur les bords de l'Euripe (38). Ceux-ci ont répondu; ils ont fait avancer la nouvelle, en allumant un immense amas de bruyères sèches : clarté forte et soutenue, qui franchit 159 les plaines de l'Asopus (39), pareille à la lune étincelante, et qui, jusqu'au faîte du Cithéron (40), continue la succession des flammes messagères. La garde du mont n'a point refusé de propager la nouvelle : là, un feu brillant s'est allumé, plus grand même que les autres, et dont la lueur a percé par delà les marais de Gorgopis, jusqu'au mont Égiplancte (41), où d'autres gardiens s'empressèrent d'accomplir l'ordre donné. Ils font jaillir un vaste tourbillon de flamme (42): l'horizon, à cette lueur intarissable, s'embrase jusqu'au delà du promontoire qui domine le golfe Saronique (43) ; et le signal arrive, rayonnant encore, au mont Arachné (44), à ce poste voisin d'Argos. C'est de là qu'on a transmis au palais des Atrides cette lumière, dont le feu de l'Ida fut l'aïeul le plus éloigné (45). Tels étaient les fanaux que j'avais fait disposer, et qui se sont relevés les uns les autres ; mais les vainqueurs de la course, c'est le premier qui donna le signal et le dernier qui le reçut. Voilà les sûres nouvelles que mon époux m'a envoyées du Troie (46). 160 LE CHŒUR. Je vais dans un instant, ô reine, rendre grâces aux dieux ; mais je désire vivement d'entendre encore cette étonnante nouvelle : daigne la répéter encore. CLYTEMNESTRE. Oui, en ce jour, les Grecs sont maîtres de Troie. Des cris bien divers, j'imagine, retentissent dans la ville. Versez dans le même vase le vinaigre et l'huile, vous les voyez se séparer, jamais s'unir : ainsi se distinguent, indices d'un succès tout différent, les cris des vaincus et ceux des vainqueurs. Là, penchées sur les corps de leurs époux, de leurs frères, de leurs vieux pères, des captives déplorent le destin de ce qu'elles avaient de plus cher au monde. Ici, fatigués du combat de la nuit, pressés par la faim, les vainqueurs se préparent à leur premier repas du jour, et Troie y fournit. Nul ordre, nulle distinction de rangs : suivant que le sort en a décidé, chacun s'établit dans les maisons de Troie esclave, à l'abri désormais et des frimas et de la rosée. Ils pourront enfin, comme des pauvres (47), dormir la nuit tout entière, sans gardes à leur porte ! S'ils respectent les dieux de la ville vaincue, s'ils épargnent leurs autels, vainqueurs, ils ne subiront pas le retour de la fortune. Puisse notre armée ne point s'abandonner à l'ivresse du succès, à la convoitise ! Pour qu'ils rentrent heureusement dans leurs foyers, nos soldats ont encore à fournir la moitié de la carrière. S'ils reviennent chargés du courroux des dieux, la ruine de Troie suffira pour appeler la vengeance : il ne sera pas besoin d'un autre grief (48). Tu vois quels sont 161 mes vœux, pourtant les vœux d'une femme. Fasse le ciel que leur bonheur soit entier et ne se mêle pas de revers ! Le sort que je leur souhaite, c'est la possession de tous les biens. |
ΣΧΟΡΟΣ
Γύναι, κατ´ ἄνδρα σώφρον´ εὐφρόνως
λέγεις. [στρ. α.
Διὸς πλαγὰν ἔχουσιν εἰπεῖν, [ἀντ. α.
Βιᾶται δ´ ἁ τάλαινα πειθώ, [στρ. β.
Λιποῦσα δ´ ἀστοῖσιν ἀσπίστορας [ἀντ. β.
420 Ὀνειρόφαντοι δὲ πειθήμονες [στρ. γ.
Ὁ χρυσαμοιβὸς δ´ Ἄρης σωμάτων [ἀντ. γ.
Βαρεῖα δ´ ἀστῶν φάτις ξὺν κότῳ· [ἐπῳδ.
475 Πυρὸς δ´ ὑπ´ εὐαγγέλου ΚΛΥΤΑΙΜΗΣΤΡΑ
τάχ´ εἰσόμεσθα λαμπάδων φαεσφόρων |
LE CHŒUR. Femme, tu as parlé comme eût fait un homme sage. La nouvelle est assurée, je n'en doute plus ; je suis prêt à rendre grâces aux dieux. Un digne prix récompense enfin nos peines. (Clytemnestre sort.) O roi Jupiter ! ô nuit amie, bienfaitrice glorieuse qui as étendu sur les murs de Troie un réseau sans issue ! Hommes faits, enfants, personne n'a échappé au grand filet de l'esclavage ; le malheur a tout enveloppé. J'adore Jupiter, le dieu puissant de l'hospitalité : c'est lui qui vient de punir Alexandre (49). Depuis longtemps son arc était tendu : il ne fallait pas que le trait partît avant l'heure, ni qu'il s'égarât inutile loin par delà les astres. A ce coup, les Troyens ont reconnu Jupiter : ils savent, par leur expérience, et les desseins et l'accomplissement. Les dieux ne daignent pas s'occuper des hommes qui foulent aux pieds la gloire des plus saintes lois. Parler ainsi, c'est être impie. Ils l'ont vu plus d'une fois, les neveux de ceux qui respiraient l'injustice et la guerre, enivrés de l'excès d'une funeste opulence. Ne possédons que des biens sans péril : le nécessaire et la sagesse. La richesse est un faible rempart pour l'homme qui a renversé d'un pied insolent l'autel de la Justice : il disparaît bientôt. La funeste confiance du crime entraîne les scélérats ; mais les fils même payeront, par d'intolérables malheurs, la faute des pères. Il n'est plus d'expiation efficace : on a 162 beau mettre au jour toutes les ressources ; déjà s'embrase l'incendie du malheur (50). Comme une monnaie de mauvais aloi, qui s'est ternie en passant de main en main, l'homme est estimé à son prix; l'oiseau que l'enfant poursuivait s'envole : ce qui reste, c'est, imprimée à toute une ville, une tache ineffaçable. Nul dieu, dès lors, n'écoute plus les prières ; et le mortel injuste, auteur de tous les maux, est effacé du monde. C'est ainsi que Pâris, reçu dans la maison des Atrides, déshonora la table de l'hospitalité, par l'enlèvement d'une épouse. Elle, à son pays, elle laisse le bruit des boucliers et des lances, l'armement des vaisseaux; à Ilion, elle porte la ruine pour dot. Légère, elle s'est échappée par les portes d'Argos ; elle a osé ce qu'on n'osa jamais. Les devins du palais (51) poussaient des cris lugubres: O maison ! maison ! ô rois ! ô lit nuptial ! ô souvenirs d'une épouse fidèle autrefois. L'époux est là, silencieux, confus d'un tel abandon ; mais il ne se livre point aux invectives, et son visage n'a rien qui effraye (52). Dévoré du regret de celle qui est au delà des mers, on dirait un fantôme qui commande dans 163 le palais. Les belles statues (53) images de son épouse (54), redoublent sa douleur : des statues n'ont pas d'yeux ; leur charme tout entier s'efface (55). Des apparitions, suivies de regrets, viennent, dans ses songes, lui apporter un vain bonheur : oui, vain bonheur; car, à l'instant où l'on croit saisir l'objet désiré, la vision s'échappe des mains, et, d'une ailé rapide, elle s'enfuit aussitôt par la route du sommeil. Tels étaient, au foyer domestique, les tourments d'un époux ; tels, et plus déchirants encore. Mais ceux qui sont partis du pays de Grèce ont laissé, chacun dans sa maison, une douleur poignante, des cœurs brisés. Oui, bien des malheurs nous ont frappés jusqu'à l'âme. On sait ceux qu'on a accompagnés au rivage ; et, au lieu des guerriers, ce qui revient dans les maisons, ce sont des urnes et de la cendre. Le dieu qui fait donner de l'or en échange des cadavres ; le dieu qui, dans les combats, tient la balance, Mars renvoie d'Ilion à de tristes parents la déplorable poussière recueillie dans le bûcher : ce qui reste d'un guerrier tient, faible monceau de cendre, tout entier dans un vase. On gémit ; on fait l'éloge des morts : celui-ci, c'était un habile soldat ; cet autre a péri bravement dans la mêlée, pour une épouse qui n'était pas la sienne. Ceci, on le murmure tout bas ; et une indignation sourde fermente dans les cœurs contre les Atrides qui ont tout ordonné. Cepen- 164 dant, cette belle jeunesse occupe des tombeaux autour des murs d'Ilion : la terre vaincue a enseveli les vainqueurs. L'indignation publique est un lourd fardeau : les imprécations fatales sont le tribut qu'en tirent les rois. Un pressentiment m'annonce quelque calamité qui se trame dans l'ombre. Les dieux ont l'œil ouvert sur ceux qui prodiguent le sang (56). Il vient un jour où les noires Furies changent l'existence de l'homme heureux aux dépens de la justice : il s'anéantit, sa force disparaît ; il est effacé du monde. Être vanté pour sa richesse, c'est un malheur ; c'est alors qu'on voit tomber sur sa tête la foudre de Jupiter (57). Je préfère un bonheur qui n'excite pas l'envie. Détruire des villes n'est pas l'objet de mes vœux : puissé-je aussi ne jamais voir, captif moi-même, ma vie soumise aux caprices d'un autre ! L'heureuse nouvelle apportée par le feu s'est promptement répandue dans Argos. Qui sait si elle est assurée, si ce n'est pas un mensonge des dieux? Est-il quelqu'un assez enfant, assez insensé, pour s'enflammer de joie sur la foi de ce signal qui a brillé tout à l'heure, et passer ensuite à la douleur quand la nouvelle sera démentie? Une femme peut seule impunément, avant toute certitude, vanter les faveurs de la victoire. La lemme est facile à se prévenir, et, avec elle, la nouvelle court promptement ; mais promptement périt la victoire annoncée par une femme. 165 CLYTEMNESTRE (58) Dans un instant nous saurons si ces lumineux flambeaux, si ces fanaux, cette succession de feux, nous disaient la vérité, ou si, pareille aux songes, la joyeuse lumière qui nous est apparue n'était qu'une imposture. Je vois s'avancer du rivage vers nous un héraut ombragé de rameaux d'olivier. La poussière qui s'élève, cette sœur altérée de la boue (59), m'annonce qu'un messager, non plus muet, non plus celte flamme allumée avec le bois des montagnes, non plus cette fumée qui accompagne le feu, va nous apporter la nouvelle ; que ses paroles vont mettre le comble à notre joie : — oui, écartons toute crainte fâcheuse. — Puisse même notre bonheur surpasser encore notre attente ! LE CHŒUR. Puisse celui qui fait d'autres vœux pour Argos recueillir le fruit de ses criminelles pensées ! |
ΣΚΗΡΥΞ
ἰὼ πατρῷον οὖδας Ἀργείας χθονός, ΧΟΡΟΣ Κῆρυξ Ἀχαιῶν χαῖρε τῶν ἀπὸ στρατοῦ. ΚΗΡΥΞ Χαίρω, τεθνᾶναι δ´ οὐκέτ´ ἀντερῶ θεοῖς. ΧΟΡΟΣ 540 Ἔρως πατρῴας τῆσδε γῆς ς´ ἐγύμνασεν; ΚΗΡΥΞ Ὥστ´ ἐνδακρύειν γ´ ὄμμασιν χαρᾶς ὕπο. ΧΟΡΟΣ Τερπνῆς ἄρ´ ἦστε τῆσδ´ ἐπήβολοι νόσου, ΚΗΡΥΞ Πῶς δή; Διδαχθεὶς τοῦδε δεσπόσω λόγου. ΧΟΡΟΣ Τῶν ἀντερώντων ἱμέρῳ πεπληγμένοι. ΚΗΡΥΞ Ποθεῖν ποθοῦντα τήνδε γῆν στρατὸν λέγεις; ΧΟΡΟΣ Ὡς πόλλ´ ἀμαυρᾶς ἐκ φρενός μ´ ἀναστένειν. ΚΗΡΥΞ Πόθεν τὸ δύσφρον; Τοῦτ´ ἐπῆν στύγος στρατῷ; ΧΟΡΟΣ Πάλαι τὸ σιγᾶν φάρμακον βλάβης ἔχω. ΚΗΡΥΞ Καὶ πῶς; Ἁπόντων κοιράνων ἔτρεις τινάς; ΧΟΡΟΣ
550 Ὡς νῦν τὸ σὸν δή, καὶ θανεῖν πολλὴ
χάρις. |
TALTHYBlUS. O terre d'Argos ! ô sol de la patrie ! Enfin, après dix années, je reviens à toi ! Après tant d'espérances qui se sont brisées, enfin un de mes vœux est exaucé ! Non, je ne me flattais plus de mourir dans le pays d'Argos, d'avoir un jour mon tombeau dans ces lieux si chers. Salut donc, ô mon pays ! salut, ô lumière du soleil ! et toi Jupiter, souverain de cette contrée; et toi dieu de Pytho, dont l'arc ne lance plus contre nous tes flèches ! Assez longtemps, sur les rives du Scamandre, ô puissant Apollon, ton bras fut levé sur nous : sois maintenant notre sauveur, notre dieu tutélaire ! Et vous divinités des combats, je vous invoque ; 166 et toi, mon protecteur, héraut Mercure, dieu adoré des hérauts; et vous qui nous accompagniez au départ, Dioscures (60) ! vous tous, enfin, recevez avec bienveillance, au retour, ce que le fer a épargné de l'armée. O palais de mes rois, toit bien-aimé, autels vénérables, dieux éclairés par les rayons de l'orient ! si jamais votre œil a jadis regardé favorablement mon maître, faites-lui un digne accueil après cette longue absence. Agamemnon revient : la lumière va briller dans la nuit où vous étiez plongés, vous et tout son peuple. Recevez avec transport, car il le mérite, recevez celui qui a renversé Troie. Armé de la houe de Jupiter vengeur, il a foui en tous sens le sol ennemi. Les autels, les temples des dieux ont disparu ; toute la génération des hommes a péri dans la contrée. C'est là le joug sous lequel Troie a été courbée par votre roi, par l'aîné des Atrides. Il revient le plus heureux des hommes, le plus digne, en ce jour, de tous les respects. Pâris et la ville sa complice ne se vantent pas que le crime ait surpassé le châtiment. Coupable de rapt, de larcin, Pâris n'a pas conservé sa proie, et l'antique - maison de ses pères a croulé sous nos coups : les enfants de Priam ont payé au double le prix de leurs fautes. LE CHOEUR. Héraut de l'armée des Achéens, que les dieux bénissent ton retour ! TALTHYBIUS. Ils l'ont béni : désormais je puis mourir content. LE CHOEUR. L'amour de la patrie a bien tourmenté ton cœur 167 TALTHYBIUS. Oui ; la joie du retour m'arrache des larmes. LE CHOEUR. Ainsi donc ce doux mal vous tourmentait comme nous (61) ! TALTHYBIUS. Quel mal ? Explique ce que tu veux dire. LE CHOEUR. D'être plein de regret de qui nous regrette. TALTHYBIUS. La patrie et l'armée, veux-tu dire, étaient aflligées d'un mutuel regret. LE CHOEUR. Oui; et sans cesse j'en soupirais dans le deuil de moni âme. TALTHYBIUS. Mais d'où vient que le peuple se livrait à ce violent chagrin ? LE CHOEUR. Depuis longtemps je n'ai qu'un remède à mes maux, le silence. TALTHYBIUS. Et qui pouvais-tu craindre, dans l'absence de tes rois ? 168 LE CHOEUR. Ah ! j'en suis à dire comme toi, que la mort me comblerait de joie. |
ΚΗΡΥΞ
Εὖ γὰρ πέπρακται. Ταῦτα δ´ ἐν πολλῷ
χρόνῳ ΧΟΡΟΣ
Νικώμενος λόγοισιν οὐκ ἀναίνομαι· ΚΛΥΤΑΙΜΗΣΤΡΑ
Ἀνωλόλυξα μὲν πάλαι χαρᾶς ὕπο, |
TALTHYBIUS. Moi, c'est à cause de mon bonheur présent (62). Le cours du temps amène, dans cette vie, et des biens et des maux. Qui peut, hormis les dieux, vivre exempt de peine durant son existence entière? J'aurais à vous raconter bien des traverses : veilles funestes de la navigation, rares relâches (63), incommodités de mille sortes; quel jour, depuis le départ, avons-nous passé sans gémir ? Débarqués, mêmes fatigues, et de pires encore. Nos lits étaient au pied même des murailles de l'ennemi. Puis, les rosées du ciel, l'humidité de l'herbe des champs, nous pénétraient, s'attachaient à nous, endommageaient nos vêtements, hérissaient nos chevelures. Et si l'on vous parlait de ces hivers où périssaient les oiseaux (64), de ces intolérables hivers que nous ap- 160 portaient les neiges du mont Ida ; si l'on vous peignait ces étés, alors que la mer, immobile, abandonnoe des vents, retombait dans sa couche et s'endormait à l'heure de midi ! — A quoi bon ces affligeants souvenirs ? La peine est passée ; elle est passée surtout pour ceux qui sont morts, et si bien, qu'ils ne consentiraient pas à revivre. A quoi bon, pour le survivant, de compter le nombre des morts, de déplorer les rigueurs de la fortune ? Réjouissons-nous plutôt ; la fortune nous a favorisés (65). Pour nous, reste de l'armée des Argiens, c'est le profit qui l'emporte ; le dommage n'est pas d'un poids qui le balance. Publions à la face de ce soleil, nous qui avons franchi les mers et la terre, publions notre juste gloire. — La flotte des Argiens a vaincu Troie ; et ces dépouilles, antiques trophées (66), ont été clouées dans .les temples des dieux de la Grèce. — Qu'on entende retentir ces paroles, et qu'on s'écrie : Gloire à la ville d'Argos ; gloire à ses chefs ! honneur à Jupiter qui a décidé le succès ! — Je n'ai plus rien à te dire. LE CHOEUR. Ce discours, je l'avoue, satisfait mes inquiétudes ; mais toujours, même dans la vieillesse, on est jeune par la curiosité. Quel bonheur pour ce palais, pour Clytemnestre ! Mais ce bonheur, après eux, je dois y prendre ma part. CLYTEMNESTRE. Les accents de ma joie ont éclaté, il y a longtemps déjà (67) ; 170 c'était à l'instant où le feu messager vint, dans la nuit, apporter le premier la nouvelle, et nous dit la. prise, la ruine d'Ilion. Quoi! me disait-on avec un air de reproche, ajouter foi à des signaux enflammés ! s'imaginer que Troie vient d'être prise ! il est bien d'une femme de se livrer à ces illusions présomptueuses ! D'après ces discours, évidemment j'étais dans le délire. Pourtant je faisais des sacrifices ; la voix des femmes célébrait le triomphe; des cris de joie se répondaient dans Argos; et, dans les temples des dieux, l'hymne de la victoire accompagnait le sacrifice et retentissait à l'instant où s'assoupit la flamme odorante. — Mais qu'cst-il besoin que tu m'en dises davantage ? Je vais tout apprendre de la bouche du roi lui-même. Je cours préparer à mon époux véndré une réception digne de lui. Quel jour plus doux pour une femme que celui où elle revoit son mari qui revient des combats, où elle ouvre la porte au guerrier qu'ont préservé les dieux ! Retourne vers mon époux : dis-lui de se hâter ; que c'est le vœu le plus cher de son peuple ; qu'il retrouvera dans sa maison une femme fidèle, la même au retour qu'au jour du départ, une bonne gardienne de sa demeure (68), dévouée à lui seul, ennemie de ses ennemis ; en un mot, une femme vertueuse, et qui n'a en rien violé, durant une si longue absence, le sceau de la pudeur et de la foi (69). Je connais aussi peu les plaisirs, 171 les conversations coupables de l'amour adultère, que je connais la trempe de l'airain (70). |
ΚΗΡΥΞ
Τοιόσδ´ ὁ κόμπος, τῆς ἀληθείας
γέμων, ΧΟΡΟΣ
Αὕτη μὲν οὕτως εἶπε μανθάνοντί σοι ΚΗΡΥΞ
620 Οὐκ ἔσθ´ ὅπως λέξαιμι τὰ ψευδῆ
καλὰ ΧΟΡΟΣ
Πῶς δῆτ´ ἂν εἰπὼν κεδνὰ τἀληθῆ τύχοις; ΚΗΡΥΞ
Ἀνὴρ ἄφαντος ἐξ Ἀχαιικοῦ στρατοῦ, ΧΟΡΟΣ
Πότερον ἀναχθεὶς ἐμφανῶς ἐξ Ἰλίου, ΚΗΡΥΞ
Ἔκυρσας ὥστε τοξότης ἄκρος σκοποῦ· ΧΟΡΟΣ
630 Πότερα γὰρ αὐτοῦ ζῶντος ἢ
τεθνηκότος ΚΗΡΥΞ
Οὐκ οἶδεν οὐδεὶς ὥστ´ ἀπαγγεῖλαι
τορῶς, ΧΟΡΟΣ
Πῶς γὰρ λέγεις χειμῶνα ναυτικῷ στρατῷ ΚΗΡΥΞ
Εὔφημον ἦμαρ οὐ πρέπει κακαγγέλῳ |
TALTHYBIUS. Un tel éloge de soi-même, quand il est conforme à la vérité, ne messied pas à la bouche d'une femme généreuse. (Clytemnestre sort.) LE CHŒUR. Ce que tu viens d'entendre doit te suffire sur ce point : elle s'est exprimée en termes convenables, et qui expliquent clairement sa pensée (71). Mais dis-moi, héraut, Ménélas revient-il avec vous ? A-t-il sauvé ses jours, lui, l'amour et la gloire de la Grèce ? TALTHYBIUS. Si je vous faisais un agréable mensonge, mes amis, vous ne jouiriez pas longtemps de l'erreur. LE CHŒUR. Eh ! plaise au ciel que tes nouvelles soient bonnes ! et vraies aussi, car une fausseté ne manque pas de se déceler bien vite. TALTHYBIUS. Le guerrier a disparu de l'année des Achéens, lui et son vaisseau ; je ne mens point. LE CHŒUR. Est-ce à la rue de tous qu'il a quitté Ilion? Est-ce une, tempête qui a fondu sur la flotte tout entière, et qui l'en a séparé ? TALTHYBIUS. Tu viens, comme un habile archer, de frapper au but. Voilà, en. deux mots, cette longue et triste aventure. LE CHŒUR. Vit-il? est-il mort? Qu'en disent les autres matelots? TALTHYBIUS. Nul ne le sait; nul ne pourrait donner de renseignements précis; nul, hormis le soleil, ce nourricier de la terre. LE CHŒUR. Et comment donc est-elle venue, comment a-t-elle cessé, cette tempête dont tu parles, suscitée contre la flotte par le courroux des dieux (72) ? TALTHYBIUS. Il ne convient pas que de funestes récits profanent un jour d'allégresse. Et puis, nous avons à rendre grâces aux 173 dieux (73). Quand un messager, le visage triste, annonce à une ville d'effroyables malheurs, la destruction d'une armée, une blessure enfin qui frappe tout le peuple ; quand il montre, perdus à jamais pour leurs familles, une foule de guerriers, frappés de ce double fouet dont se sert le dieu Mars (74), double instrument de mort, couple meurtrier: c'est quand il est plein de ces calamités, que cet homme doit chanter ainsi le péan des Furies. Mais moi, chargé de l'heureuse nouvelle de la victoire ; moi qu'on députe vers une ville joyeuse de son bonheur, comment pourrai-je mêler ensemble succès et disgrâces, décrire une tempête déchaînée contre les Grecs par le courroux des dieux? Ennemis acharnés de tout temps, le feu et la mer se sont conjurés contre nous : le gage de leur réconciliation, ce devait être la destruction de la malheureuse armée des Argiens. Il faisait nuit quand les vagues fatales furent soulevées par l'orage. Les navires s'entrechoquaient, poussés par les vents de Thrace ; les proues se brisaient sous l'effort : au milieu des tourbillons de vent, des torrents de pluie, le pilote (75) éperdu laisse aller au hasard son vaisseau qui tournoie et s'abîme. A l'instant où reparut la brillante lumière du soleil, nous vîmes la mer Égée couverte de cadavres de guerriers achéens, de débris de navires. Pour nous, notre vaisseau demeura sauf : sans doute un dieu, non point un homme, mit la main à notre gouvernail et nous déroba à la colère des dieux, ou obtint d'eux notre salut. 174 Mais enfin la fortune préservatrice s'est assise sur notre vaisseau et nous a accompagnés : nos ancres n'ont point cédé à la violence de la tempête; nous n'avons point touché aux écueils. Échappés aux gouffres dévorants des mers, éclairés des blancs rayons du jour, nous osions à peine croire à notre bonheur ; et le chagrin préoccupait toutes les âmes, à l'aspect du récent désastre de notre flotte abîmée dans les flots, mise en pièces. Et maintenant, si quelques-uns d'entre eux ont sauvé leur vie, ils parlent de nous comme on parle des morts ; en peut-il être autrement? et nous, nous croyons que tel a été aussi leur destin. Puisse l'événement nous rassurer! Ménélas, tu dois t'y attendre, reparaîtra le premier, sans nul doute. Si les rayons du soleil éclairent ses yeux ; s'il vit préservé par les soins de Jupiter, qui n'aura encore pas voulu détruire la race des Atrides, ayons l'espoir qu'il reviendra dans sa demeure.— Ce récit que tu viens d'entendre, sois-en bien assuré, c'est la vérité même. (Il sort.) |
ΧΟΡΟΣ [στρ. α.
Τίς ποτ´ ὠνόμαξεν ὧδ´ [ἀντ. α.
Ἰλίῳ δὲ κῆδος [στρ. β.
Ἔθρεψεν δὲ λέοντος ἶνιν δόμοις
ἀγάλακτον [ἀντ. β.
Χρονισθεὶς δ´ ἀπέδειξεν ἦθος [στρ. γ.
Πάραυτα δ´ ἐλθεῖν ἐς Ἰλίου πόλιν [ἀντ. γ.
750 Παλαίφατος δ´ ἐν βροτοῖς γέρων
λόγος [στρ. δ.
Φιλεῖ δὲ τίκτειν Ὕβρις [ἀντ. δ.
Δίκα δὲ λάμπει μὲν ἐν |
LE CHŒUR. Qui l'a donné, ce nom si vrai ; quel autre qu'un des êtres invisibles qui, sachant d'avance les lois du destin, même dans un cas fortuit (76) mènent notre langue? Qui l'a nommée, cette Hélène qu'un époux revendique par les armes, cette Hélène cause de tant de combats? Fatale en effet aux vaisseaux (77), fatale aux guerriers, fatale aux villes, 175 elle a laissé la chambre nuptiale; elle a soulevé le riche tissu qui couvrait la porte, et, s'abandonnant au zéphyr (78) qui soufflait de la terre (79), elle a vogué loin de nous. Des milliers d'hommes se couvrent de leurs armes, et suivent la piste du vaisseau disparu. Ils abordent sur les rives ombragées du Simoïs, sur ces rives bientôt inondées du sang des batailles. Cette alliance fut, pour Ilion, l'alliance du malheur (80). Les Grecs satisfirent leur courroux, et, après tant d'années, ils vengèrent l'offense faite à la table d'un hôte et à Jupiter hospitalier ; ils punirent ceux qui avaient applaudi avec des transports d'allégresse à l'hymne du bonheur des époux, à ce chant d'hyménée que chantèrent alors les fils de Priam. L'antique ville de Priam a appris à chanter d'autres hymnes : c'est le plaintif accent des douleurs qui retentit dans sa bouche. Elle maudit le funeste hymen de Pâris ; car, depuis cet instant fatal (81), ses jours ont été des jours d'affreuses souffrances ; depuis cet instant elle voit couler le sang de ses citoyens. 176 Un homme a élevé un lionceau : ce sera le fléau de sa maison. Arraché à la mamelle, on le sèvre ; dans les premiers jours de sa vie, il est apprivoisé, il caresse les enfants, il fait les délices des vieillards. Plus d'une fois, comme un nourrisson nouveau-né, on l'a porté dans les bras, souriant à la main amie, flattant parce qu'il a faim. Mais il grandit, il révèle l'instinct qu'il tient de sa race. Pour prix des soins donnés à son enfance, il égorge les brebis, il prépare un festin que nul n'a commandé. La maison est inondée de sang; les serviteurs gémissent de l'horrible désastre. Mais rien ne dompte le fléau : c'est comme un prêtre de la mort, que le ciel a fait élever dans la maison. Telle, si j'ose le dire, Hélène entra dans la cité d'Ilion : âme sereine comme le calme des mers ; beauté qui ornait la plus riche parure (82) ; doux yeux qui perçaient à l'égal d'un trait; fleur d'amour, fatale au cœur (83). Elle changea bientôt ! Le détestable hymen s'est accompli: Hélène n'est plus qu'un hôte dangereux, funeste à ses hôtes; furie qui fera couler les pleurs des épouses ; fléau dont Jupiter frappe les enfants de Priam ! Il est une vieille parole, depuis bien longtemps répétée parmi les hommes : Quand l'opulence d'un mortel est à son comble, elle devient féconde, elle ne meurt pas sans enfants; et le rejeton de la fortune heureuse, c'est une irréparable misère. Moi seul je pense autrement. Une action 177 impie en met au monde bien d'autres, enfants dignes de leur race ; mais le bonheur, dans la maison des justes, a toujours le bonheur pour fils. Oui, une antique faute fait naître d'ordinaire une faute nouvelle, chez les mortels méchants ; tôt ou tard, à l'heure marquée par le destin. La nouvelle est mère à son tour : ténèbres, invincible génie des crimes, audace impie, noires infortunes qui renversent les palais, ces enfants ont tous les traits de leur famille ! La justice conserve son éclat, même dans les chaumières enfumées ; elle récompense une vie passée dans la vertu. Mais l'or et la fortune, quand les mains sont souillées, n'arrêtent point ses yeux : elle fuit, elle cherche une demeure sainte (84). Son encens ne se prostitue point devant l'opulence puissante, mais marquée du sceau de l'infamie: en toute chose, ce qu'elle regarde, c'est la fin (85). (Entre Agamemnon, monté sur un char, ayant Cassandre à ses côtés.) O roi ! ô destructeur de Troie ! ô fils d'Atrée ! quel nom te donner, dis-moi ; comment t'honorer sans franchir les bornes d'une joie décente, sans demeurer en deçà? La plupart des mortels ont à cœur de paraître plus que d'être en effet ; ils ne restent pas dans la juste mesure. Tout prêts à gémir avec le malheureux, la morsure du chagrin n'a seulement point entamé leur cœur. Avec les heureux, ils affectent la joie ; ils font violence à leurs visages et simulent le 178 rire. Mais le pasteur qui connaît bien son troupeau ne se trompe jamais : il sait distinguer le flatteur qui feint l'émotion, et dont les yeux semblent humides des larmes de l'amitié. Pour moi, je ne le cacherai point : quand tu entraînais l'armée sur les traces d'Hélène, je blâmais vivement ton imprudence. Insensé, disais-je, qui arrache les guerriers à leur patrie, pour les mener au combat et à la mort ! Mais eux, aujourd'hui triomphants, c'est du fond de leur cœur, c'est avec amour qu'ils parlent de toi : le souvenir de leurs peines est doux à leur âme. — Plus tard, si tu veux t'en instruire, tu sauras quels citoyens ont respecté la justice ou l'ont violée. |
ΑΓΑΜΕΜΝΩΝ
810 πρῶτον μὲν Ἄργος καὶ θεοὺς
ἐγχωρίους |
AGAMEMNON. A toi d'abord, Argos, mon hommage ; à vous aussi, dieux de la patrie, vous qui m'avez aidé et dans mon retour et dans le châtiment que j'ai tiré de la ville de Priam ! Les dieux n'ont pas laissé plaider la cause (86) ; nul n'a hésité : tous ils ont mis dans l'urne du sang le suffrage qui condamnait Ilion au carnage et à la ruine. L'espérance seule est restée dans l'urne de la clémence : aucune main ne l'a remplie de son suffrage. La fumée marque encore la place où fut Troie (87) Là, l'orage du malheur gronde encore, et la cendre qui s'affaisse exhale des vapeurs chargées des trésors d'un peuple. Pour un tel .bienfait, adressons aux dieux d'éter- 179 nelles actions de grâces. Oui, nous avons tendu le lacs funeste ; et, pour une femme, Ilion a été réduite en poudre. Le monstre argien, ce peuple en armes enfanté par un cheval (88), s'est élancé sur elle au coucher des Pléiades (89) ; le lion dévorant a franchi ses remparts, et il s'est désaltéré à plaisir dans le sang des rois. — Ce prélude, je devais l'adresser aux dieux. Je n'ai point oublié tes sages paroles; j'y réponds maintenant. Oui, je partage ton avis, et je le dis avec toi : peu d'hommes ont la vertu d'applaudir sans envie au bonheur d'un ami. Un trait empoisonné s'attache au cœur de l'envieux; consumé par le venin, un double chagrin l'accable : il souffre de ses propres douleurs, et le spectacle de la prospérité des autres le fait gémir. J'en puis parler avec expérience, car j'ai étudié le miroir de l'amitié des hommes (90). Ceux-là même qui me semblaient le plus dévoués à ma gloire n'étaient que l'apparence d'une ombre (91). Seul, Ulysse, cet Ulysse qui s'était embarqué malgré lui, une fois attelé au joug en a supporté avec moi le poids sans murmure. Qu'Ulysse ait péri ou qu'il vive encore, je lui dois ce témoignage. — Pour le reste, pour tout ce qui concerne l'État et les dieux, on discutera les avis dans l'assemblée des citoyens. Ce qui est bien, nous tâcherons de l'affermir, d'en prolonger la durée; mais s'il faut en quelque endroit un remède pour le salut, employons coura- 180 geusement soit le feu, soit le fer (92); essayons de mettre le mal en fuite. J'entre dans mon palais, dans mes foyers ; j'y cours adorer d'abord les dieux qui m'ont ramené d'une expédition si lointaine. Mais enfin, la victoire a suivi nos armes ; puisse-t-elle rester à jamais avec nous ! (Clytemnestre sort du palais.) |
ΚΛΥΤΑΙΜΗΣΤΡΑ
ἄνδρες πολῖται, πρέσβος Ἀργείων τόδε, ΑΓΑΜΕΜΝΩΝ
Λήδας γένεθλον, δωμάτων ἐμῶν φύλαξ, ΚΛΥΤΑΙΜΗΣΤΡΑ Καὶ μὴν τόδ´ εἰπὲ μὴ παρὰ γνώμην ἐμοί. ΑΓΑΜΕΜΝΩΝ Γνώμην μὲν ἴσθι μὴ διαφθεροῦντ´ ἐμέ. ΚΛΥΤΑΙΜΗΣΤΡΑ Ηὔξω θεοῖς δείσας ἂν ὧδ´ ἔρδειν τάδε; ΑΓΑΜΕΜΝΩΝ Εἴπερ τις, εἰδώς γ´ εὖ τόδ´ ἐξεῖπον τέλος. ΚΛΥΤΑΙΜΗΣΤΡΑ Τί δ´ ἂν δοκεῖ σοι Πρίαμος, εἰ τάδ´ ἤνυσεν; ΑΓΑΜΕΜΝΩΝ Ἐν ποικίλοις ἂν κάρτα μοι βῆναι δοκεῖ. ΚΛΥΤΑΙΜΗΣΤΡΑ Μή νυν τὸν ἀνθρώπειον αἰδεσθῇς ψόγον. ΑΓΑΜΕΜΝΩΝ Φήμη γε μέντοι δημόθρους μέγα σθένει. ΚΛΥΤΑΙΜΗΣΤΡΑ Ὁ δ´ ἀφθόνητός γ´ οὐκ ἐπίζηλος πέλει. ΑΓΑΜΕΜΝΩΝ 940 Οὔτοι γυναικός ἐστιν ἱμείρειν μάχης. ΚΛΥΤΑΙΜΗΣΤΡΑ Τοῖς δ´ ὀλβίοις γε καὶ τὸ νικᾶσθαι πρέπει. ΑΓΑΜΕΜΝΩΝ Ἦ καὶ σὺ νίκην τήνδε δήριος τίεις; ΚΛΥΤΑΙΜΗΣΤΡΑ Πιθοῦ· κρατεῖς μέντοι παρεὶς ἑκὼν ἐμοί. |
CLYTEMNESTRE. Citoyens, vous sénateurs d'Argos, je ne rougirai point d'exprimer en votre présence mon amour pour mon époux. On étouffe avec le temps une honte trop craintive. Ce que je dirai, ce n'est point l'histoire d'une autre, ce sont mes propres tourments pendant qu'il était sous les murs d'Ilion. Et d'abord, pour une femme, vivre sans son époux, seule dans sa maison, quel affreux malheur ! Des bruits sinistres (93) viennent sans cesse frapper son oreille : à une fâcheuse nouvelle qu'on lui rapporte, une autre nouvelle succède, plus fâcheuse encore. S'il avait reçu autant de blessures que la renommée le racontait dans Argos, il compterait plus de cicatrices qu'un filet de mailles ; s'il était mort autant de fois qu'on l'a dit, il pourrait se vanter, nouveau Géryon aux trois corps (94), d'avoir porté plus d'une tunique à la fois dans sa vie, car je ne parle pas de celle qu'on revêt sous la terre : il eût porté trois tuniques, et, sous cha- 181 cun de ces aspects, il fût mort une fois (95). Souvent, désespérée par ces sinistres rumeurs, j'ai essayé de mourir; mais des mains étrangères me saisissaient malgré moi, et détachaient la corde où j'avais suspendu mon cou. C'est par suite de ces bruits encore qu'Oreste, ce cher fils, ce gage de notre foi mutuelle, n'est point ici à mes côtés. Ne t'étonne pas qu'il n'ait point rempli ce devoir. Il est élevé parles soins de Strophlus le Phocéen, ton généreux ami de guerre (96). Strophius m'a fait envisager un double péril : les hasards que tu courais sous Ilion, et la révolte populaire qui pouvait secouer l'autorité du sénat, comme c'est le penchant des mortels de fouler aux pieds celui qui est à bas (97). Voilà mon excuse; elle est franche et sincère. Et moi, l'abondante source de mes larmes s'est tarie jusqu'à la dernière goutte : j'ai tant veillé, j'ai tant pleuré, mes yeux ont tant souffert, dans cette attente toujours déçue de l'apparition des signaux ! Le bourdonnement léger du moucheron m'éveillait; et je voyais, fondant sur toi, plus de maux encore que je n'en avais rêvé dans la durée de mon sommeil (98). Aujourd'hui enfin, après tant de peines, je puis 182 le dire, dans mon bonheur : cet époux, il est pour moi ce qu'est le chien pour l'étable ; il est le câble sauveur du vaisseau, la colonne qui soutient le haut édifice, un fils unique aux yeux de son père, la terre qui se montre aux matelots désespérés, un jour resplendissant après la tempête, une source d'eau vive pour la soif du voyageur. Oh ! qu'il m'est doux de le voir délivré de tant de périls! Oh! qu'il mérite bien tous ces noms ! Prodiguons-les : j'ai si longtemps souffert de son absence ! Et maintenant, ô tête chérie! descends de ce char; mais ne pose point sur la terre, ô mon roi ! ce pied qui a renversé Ilion. Et vous, esclaves, que tardez-vous? Ne vous ai-je pas commandé de couvrir de tapis le chemin qu'il doit parcourir? Hâtez-vous; que la pourpre s'étende sous ses pas ; qu'il soit dignement reçu dans ce palais où l'on n'espérait plus le revoir. Le reste regarde mes soins vigilants : avec le secours des dieux, j'accomplirai les décrets du destin (99). AGAMEMNON. Fille de Léda, gardienne de ma maison, tu m'as fait un discours mesuré sur mon absence : il a été bien long (100) ! Mais les louanges légitimes, ce sont plutôt celles dont les autres nous honorent. D'ailleurs, pourquoi me traiter mol- 183 lement, à la manière des femmes? pourquoi me saluer, comme un roi barbare, par des adorations et des cris? Ces tissus étendus sur mon passage feraient de moi un objet d'envie. C'est aux dieux qu'est réservé un tel hommage. Un mortel marcher sur la pourpre richement brodée ! Pour moi, je n'oserais jamais. C'est comme un homme qu'il faut m'honorer, non comme un dieu. Il n'est même pas besoin de tapis, de précieux ornements, pour exciter les murmures populaires ; et puis, la modération de l'âme est le plus beau présent du ciel. N'appelons heureux que celui qui a fini ses jours dans une tranquille prospérité. Puissé-je donc, toujours victorieux, passer ma vie sans alarmes ! CLYTEMNESTRE. Ah ! ne résiste pas à mon désir. AGAMEMNON. Non, ma résolution est inébranlable. CLYTEMNESTRE. Est-ce un vœu arraché par la crainte ? AGAMEMNON. Ce n'est pas sans raison que j'en use ainsi. CLYTEMNESTRE. Qu'eût fait Priam, penses-tu, s'il eût été vainqueur? AGAMEMNON. Il eût, je pense, marché sur la pourpre. CLYTEMNESTRE. Cesse donc de redouter le blâme des hommes. AGAMEMNON. L'opinion publique est bien puissante! 184 CLYTEMNESTRE. Qui n'est point envié n'est point digne d'envie. AGAMEMNON. L'opiniâtreté ne sied pas à une femme. CLYTEMNESTRE. Pour un vainqueur même, il est beau quelquefois de se laisser vaincre. AGAMEMNON. C'est donc bien vivement que tu désires l'emporter? CLYTEMNESTRE. Oui ; accorde-moi de ton plein gré cette victoire. |
ΑΓΑΜΕΜΝΩΝ
Ἀλλ´ εἰ δοκεῖ σοι ταῦθ´, ὑπαί τις
ἀρβύλας ΚΛΥΤΑΙΜΗΣΤΡΑ
Ἔστιν θάλασσα— τίς δέ νιν κατασβέσει;
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AGAMEMNON. Hé bien donc, alors, qu'on détache promptement ces brodequins, serviteurs habituels du pied dans la marche (101). Il ne faut pas, quand je marcherai sur ces tissus de pourpre, qu'aucun dieu, du haut du ciel, jette sur moi un œil d'envie. Ce serait une honte de fouler aux pieds, de gâter des trésors, des tissus achetés à grands frais. — Mais quittons ce propos. (Montrant Cassandre.) Accueille avec bonté cette étrangère : celui qui commande avec douceur, les dieux, du haut du ciel, le regardent d'un œil favorable; car nul ne se soumet volontairement au joug de l'esclavage. Cette cap- tive qui m'a suivi, c'est la fleur qu'on a choisie dans l'amas du butin, c'est le présent que m'a fait l'armée. — Puisque j'ai changé d'avis, il faut t'obéir : j'entre dans le palais, je marche sur la pourpre. CLYTEMNESTRE. Il y a la mer , et qui pourrait l'épuiser? la mer où sε forme l'éternelle source de cette pourpre si précieuse, des couleurs qui teignent ces tapis. Le palais, grâce aux dieux, est rempli de ces trésors ; notre demeure, ô roi, ne connaît pas la pauvreté. Ah! combien de riches tissus j'aurais consenti à voir fouler aux pieds, si les oracles eussent mis à ce prix le retour de cette chère âme. Tant que vit la racine, le feuillage repousse, et son ombre défend la maison contre les feux de la canicule. Ton retour au foyer domestique, la présence de l'époux dans sa maison, c'est le rayon du soleil dans l'hiver, c'est une fraîche brise dans ces jours où l'air brûlant (102) mûrit la grappe verdoyante. Jupiter , tout-puissant (103) Jupiter, exauce ma prière ; songe à l'accomplissement de tes décrets ! (Agamemnon et Clytemnestre entrent dans le palais.)
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(01) De là le titre de la pièce. Le mot choéphores, signifie les porteuses de libations. (02) Dans plusieurs manuscrits, d'autres noms sont ajoutés à ceux-là; mais ce sont ceux de personnages qui paraîtront dans les Choéphores, comme Electre, Oreste, etc. La trilogie formant une sorte de pièce en trois parties, il est fort possible que tous les personnages qui y figurent aient été originairement inscrits à la suite l'un de l'autre en tète de l'Agamemnon. (03) C'est ainsi que j'entends le mot ἄγκαθεν. Ahrens, qui probablement le fait venir de ἀγκών ou plutôt de ἀγκάλη, le rend par ulnis nixus. J'ai suivi l'interprétation des nouveaux éditeurs du Thesaurus de Henri Estienne. (04) II y a là un vers noté comme suspect par plusieurs éditeurs, parce qu'il finit par le monosyllabe τῶν. Blomfield a très-bien montré le ridicule de cette délicatesse, et par des exemples analogues tirés d'Eschyle lui- même. (5) Clytemnestre. (6) Hermann transposait l'exclamation ἰού, ἰού trois vers plus haut ; ce qui paraît fort inutile. Quant à Ahrens, qui est fort difficile, il trouve cette exclamation mal placée, où qu'on la veuille mettre, et il ne la garde que par déférence pour les manuscrits. Suivant lui, quand la sentinelle commence à parler, la flamme est déjà visible, pas beaucoup, assez néanmoins pour faire deviner la prise de Troie. La raison qu'il en donne, c'est que l'apparition subite de la flamme serait une chose contraire aux habitudes du théâtre grec, où rien ne paraît sans préparation. On ne réfute pas des assertions aussi étranges; on se contente de les transcrire. Le lecteur a vu si, jusqu'au mot Salut, rien indique, même imperceptiblement, que la sentinelle aperçoit la lueur de la flamme. (7) Ce proverbe n'a pas besoin d'explication. Il s'agit évidemment de la crainte qui empêche cet homme de parler. Je lis quelque part qu'Eschyle fait dire à la sentinelle qu'elle a reçu de l'argent pour se taire. C'est là tout simplement une absurdité. Ce n'est pas par la corruption que gouvernent la Clytemnestre et l'Égisthe d'Eschyle, c'est par la terreur. Le commentaire.de Suidas, qu'on allègue à l'appui, ne prouve rien pour le passage qui nous occupe, qui est parfaitement clair à sa place, après ce qui précède et avant ce qui suit, et qui n'a rien à voir avec le bœuf empreint sur la monnaie d'Athènes. (8) J'ai changé quelque chose à ma première interprétation. Je me suis fait scrupule de rapporter le mot ἐκών à οἶκος, et de faire dépendre la dernière phrase du mot λέξειεν. J'adopte donc tout à fait le sens de Schütz. «Le palais, qui voit les déportements de Clytemnestre, en sait long et pourrait dire de terribles choses. Moi aussi, j'en sais long, mais je ne parle qu'avec ceux qui voient comme moi ce qui se passe, et qui en pensent comme moi ; quant aux autres, ils me trouvent muet, car ils pourraient me prendre pour un calomniateur, et me faire un mauvais parti. » Telle est la paraphrase de ce passage un peu énigmatique. (9) Pâris. Voyez l'Iliade et les poètes qui ont pris leurs sujets dans l'antiquité héroïque. (10) Thésée, Ménélas et Pâris, puis Ménélas, possédèrent successivement Hélène. (11) Les Furies. J'ai donné l'interprétation la plus probable des expressions, en réalité fort obscures, ἀπύρων ἱερῶν ὀργὰς ἀτενεῖς παραθέλξει. C'est celle du scoliaste. Mais plusieurs la repoussent. Il s'agirait, suivant Wellauer, de la colère des dieux négligés par les mortels : ira ob desideratam sacrificiorum flammam. Guillaume de Humboldt, dans sa traduction en vers allemands, donne ce sens. Enfin Ahrens y voit la punition du crime de Pâris et d'Hélène : iram sacrorum tœda nuptiali destitutorum inflexibilem ; et c'est à Pâris lui-même qu'il rapporte le mot παραθέλξει. Sur ce dernier point, je préfère de beaucoup la traduction de Schutz, aliquit deliniverit, à celle d'Ahrens, placabit Paris. On comprend que les dieux n'écoutent pas les prières de Pâris ; mais celles de Priam, d'Hector, d'Andromaque, méritent d'être exaucées : elles n'en seront pas moins impuissantes contre la colère divine ; celte colère ne connaîtra rien et sera implacable. (12) Clytemnestre n'est pas encore présente, quoi qu'en disent quelques commentateurs, ce n'est que par une figure que le chœur s'adresse à Clytemnestre. (13) Je me suis tenu le plus près que j'ai pu du texte de la phrase, une diis plus extraordinaires, et en même temps des plus justes et des plus poétiques qu'il y ait dans Eschyle même. Les mots βοσκόμενοι λαγίναν ἐτικύμονα φέρματι γένναν βλαβέντα λοισθίων δρόμων, s'il était permis de se servir de tournures et de mots barbares, signifieraient, littéralement : « dévorant une race léporine, pleine d'une portée, arrêtés [les petits et la mère] dans leur dernière course. » (14) On a vu déjà cette expression dans le Prométhée. (15) Calchas parle en prophète, et il n'a pas besoin de donner des explications raisonnables; dès qu'il a dit : Diane est irritée, il n'y a plus qu'à chercher le moyen de l'apaiser. La cause du courroux de Diane, d'après la tradition mythologique, c'est qu'Agamemnon avait tué à la chasse une biche consacrée à cette déesse. (16) Le mot ἰήιον est rendu dans Ahrens par salutiferum. II a aussi ce sens, selon Hésychius; mais, comme le nom de Péan contient déjà l'idée de salut, de guérison, j'ai préféré suivre l'étymologie qui tire ἰήος de ἰός, trait ou flèche, tout ce qu'on lance (17) Uranus. (18) Saturne. (19) L'expression grecque est vague : τεύξεται φρενῶν τὸ πᾶν. J'ai suivi l'interprétation de Stanley : composuit utquequaque sui proposai. Le sco- liaste entend: ὁλοσχερῶς φρόνιμος ἔσται, il sera complètement sage; ce qui paraît restreindre la pensée, car il s'agit ici non-seulement d'obtenir la sagesse, mais encore le remède à toute sorte de maux et la possession de tous les biens que dispense Jupiter. Ahrens a adopté le sens du scoliaste; malgré cet exemple, je maintiens celui de Stanley. (20) Cette pensée revient fort souvent chez les poètes tragiques; et M. Boissonade a recueilli, dans les écrivains en prose, une foule de passages analogues. (21) J'ai cru que ceci ne pouvait s'entendre que de Jupiter, vu ce qui précède. Je ne dois cependant pas dissimuler qu'il y a, dans le texte, le pluriel δαιμόνων, des dieux, et que le mot βιαίως, violemment, semble désigner la force qui châtie bien plus qu'une puissance tutélaire et pleine de bonté. Mais j'ai dû suivre la pensée du poêle plutôt que la tournure dont il se sert ; car ce pluriel n'est, selon moi, qu'une tournure, et qui n'est pas sans analogues, même dans notre langue, même dans notre prose. Je citerai seulement celte phrase de M. J. Chénier, où il ne s'agit que de Bonaparte seul : « Elles partirent de l'armée d'Italie, ces belles proclamations où les vainqueurs de Lodi et d'Arcole, en même temps qu'ils créaient un nouvel art de la guerre, créèrent l'éloquence militaire dont ils resteront les modèles. » (22) Racine a consacré celte forme dans la poésie; mais le vrai nom est Aulis. C'était une ville de l'île d'Eubée, située vis-à-vis de Chalcis en Béotie. (23) Les vents du nord et du nord-est. Le Strymon était un fleuve de Thrace. (24) Ahrens traduit le mot κακόσχολοι par « malum (id est nullum) otium afferentes ; » mais le sens de Wellauer, que j'ai suivi, et qui est celui de H. Estienne, me paraît plus juste, et, par conséquent, préférable. (25) M Boissonade cite, à propos de ce signe énergique de désespoir, un passage de l'histoire de la campagne de Russie par M. Ph. de Ségur : « Un officier vint annoncer à Napoléon cette nouvelle désastreuse ; l'empereur, frappant la terre de son bâton, lança au ciel un regard furieux. (26) Les mots εὖ γάρ εἴη, ainsi que le fait observer Schütz, ne peuvent être l'expression d'un souhait : ils sont une sorte d'excuse du désir des Grecs, et préparent ce qui va suivre. On ne comprend pas qu'un père puisse s'écrier, en un pareil moment, comme chez Ahrens : Uτtnam bene sit ! (27) Ahrens rend κληδόνας πατρῴους; par les mots paternas voces. Ces prétendues réclamations d'Agamemnon ne s'accordent guère avec la résignation parfaite que lui attribue le chœur, ni avec la dureté dont il va faire preuve. Le sens que j'ai adopté, tout aussi conforme à l'usage, à cause du double sens actif et passif de beaucoup d'adjectifs, est seul d'accord avec l'ensemble du passage. (28) Littéralement : versant sur le sol une teinture de safran. Schütz veut qu'il ne s'agisse ici que des bandelettes jaunes qui retombent sur la terre : infulis croco tinctis ex utraque parte in terram profusis. Ahrens traduit : crocea veste vero in terram projecta. J'ai préféré le sens vulgaire, qu'autorise la confusion fréquente, chez les poètes, du crocus et de la pourpre. Même en latin, il serait difficile de traduire toujours l'épithète croceus par le mot jaune ou safrané. Les pétales de la fleur qui donne le safran sont rouges; et l'expression d'Eschyle, avec le sens que je lui donne, ne semblera plus fort extraordinaire si l'on songe à ce vers des Géorgiques, iv, 182 : Et glaucas salices, casiamque, crocumque rubentem. (29) Ces comparaisons de la réalité avec les objets de l'art ne sont pas rares chez les poètes tragiques. Ainsi Polyxène, dans l'Hécube d'Euripide, a la poitrine comme celle d'une statue. (30) Le beau récit de la mort d'Iphigénie, dans Lucrèce, a été visiblement inspiré par le récit bien plus beau encore du poèle grec. Quelques expressions du latin sont même des traductions littérales : ministros, sublata virum manibus, etc. (31) Le Péloponnèse. Voyez la pièce des Suppliantes. (32) Le mot κατηγορεῖν, comme le mot français aecuser, signifie quelquefois montrer, faire paraître, faire éclater, et sans aucune idée de réprimande. (33) Les commentateurs disputent sur le sens du mot ἄπτερος. Suivant les uns, il signifie rapide, soudain; suivant les autres, faible, sans consistance, sans réalité. Cette dernière interprétation m'a paru préférable, à cause de sa clarté et de sa convenance avec la pensée que veut exprimer le chœur. Le mot que j'ai traduit par séduire est bien autrement énergique dans le texte : c'est ἐπίανεν, siginavit, t'a engraissée. Par une métaphore facile à comprendre, ce mot pouvait s'appliquer à l'expression de tout ce qui est bien-être, contentement, etc. (34) Montagne de la Troade. (35) L'île de Lemnos est à peu près à égale distance de l'Asie et de l'Europe, et si proche du mont Athos, que le soir, dit-on, l'ombre de cette moutagnde s'allonge jusque sur les côtes de l'île. (36) Montagne très-élevée, qui forme une presqu'île entre le golfe Strymonien et le golfe Singitique. (37) Du Theil a pris, mais volontairement, ce nom de montagne pour un nom d'homme. Le Maciste était dans l'île de Lesbos; il y a peut-être, vu l'éloignement, impossibilité physique à faire communiquer, de l'Athos au Maciste, la lumière d'un fanal; sans compter que ce n'est pas précisément le droit chemin d'Argos. Mais on a vu, dans le Promélhée déjà, qu'Eschyle, en fait de géographie, ne se pique pas d'une bien scrupuleuse exactitude, et se contente aisément d'à peu près.. (38) L'Euripe est l'étroit bras de mer qui sépare l'Eubée de la Béotie. La distance de Lesbos à l'Eubée est presque aussi considérable que celle de l'Athos à l'Ile de Lesbos (39) L'Asopus est une rivière qui arrose la Béotie. (40) Le Cithéron est une montagne de la même contrée. (41) Les marais de Gorgopis et le mont Egiplancte étaient dans la Mégaride (42) Le texte dit : une grande barbe de flamme, φλογὸς μέγαν πώγωνα. Cette expression serait ridicule dans notre langue. (43) C'est le golfe que forment l'Attique, l'isthme de Corinthe et la côte orientale du Péloponnèse. On ne sait pas de quel promontoire Eschyle veut ici parler : c'est probablement le Spiréum, lequel se trouve à peu près dans la direction de Mégare à Argos. (44) L'Arachné n'était pas absolument aux portes d'Argos, mais il dominait l'Argolide. (45) Le texte dit : οὐκ ἄπαπτον , non carens proavis, qui ne manque pas d'aïeux, dont les aïeux remontent fort loin. (46) On ignore si Eschyle a inventé cette transmission d'une nouvelle à l'aide de feux allumés, ou s'il n'a fait que suivre une tradition reçue. Toutefois on a cherché si la transmission en elle-même était possible, et la question a été résolue par l'affirmative. Lesbos et le Macisle font seuls difficulté; mais les uns, comme du Theil, font de Maciste un nom d'homme, les autres croient qu'à celte distance même les communications ont pu avoir lieu. M. Boissonade cite, à ce propos, un roi de Castille du xve siècle, qui, au moyen de feux allumés sur les collines, se fit transmettre en peu d'instants, de Toro à Ségovie, la nouvelle de l'accouchement de la reine. (47) Au lieu do ὡς δυσδαίμονες, Stanley et Blomfield lisent : ὡς εὐδαίμονες, comme des gens heureux, et Abresch: οἱ δυσδαίμονες, les infortunés. Corrections plus qu'inutiles. Schütz rapproche avec raison, de cette expression d'Eschyle, le vers de Juvénal : Cantabit vacuuus coram latrone viator. (48) Ces mots de Clytemnestre sont comme l'annonce des desseins qu'elle médite. « Elle termine, dit M. Patin, par dus vœux pour les vainqueurs, ou plutôt elle leur adresse une menace que le chœur ne peut comprendre, mais dont le sens n'échappe pas à la pénétration du spectateur, effrayé de cette révélation inattendue. » (49) Pâris. (50) J'ai lu : ἄκος δὲ παμμάταιον οὐκ ἐκρύφθη· πρέπει δὲ φῶς αἰνολαμπὲς σίνος. C'est le texte des anciens éditeurs. Il m'a paru plus intelligible que ceux qu'on obtient en changeant les mots ou la ponctuation. Schütz remplace φῶς, lumière, par φώς, mortel, ce qui devient absurde. Les corrections les plus raisonnables sont celles qui aboutissent au sens donné par Wellauer : Non latet noxa, sed conspicua est, ut lux horrcedum splendens. Or, on ne peut guère s'empêcher de trouver cela fort plat, sans compter que le mot σίνος s'y trouve détourné de sa signification habituelle. (51) Le mot προφῆται, suivant M. Boissonade, ne signifie ici ni prophètes, ni prêtres, mais les citoyens qui, assemblés devant le palais de Ménélas, parlaient entre eux de la fuite d'Hélène. Cette opinion n'a pas fait fortune, et paraît, en effet, assez extraordinaire. (52)On a essayé sur ce passage un nombre infini de corrections; mais la leçon vulgaire est encore la meilleure jusqu'à présent: ἀφεμένων entre deux virgules s'explique très-bien, ce me semble, par l'idée de l'abandon où a été laissé Ménélas. Mais, si on ne le prend pas comme génitif absolu, il devient intraduisible. Ahrens, qui écrit ἄδιστος ἀφεμένων ἰδεῖν, produit, avec cette belle correction, le logogriphe suivant : aspcetu suavissimvs eorum qui sua amiserunt. C'était trop changer ou pas assez, puisqu'il s'agissait de traduire, c'est-à-dire de faire comprendre. (53) Ahrens, après avoir traduit le mot κολοσσῶν par imaginum, ajoute, entre parenthèse : per somnum apparentium C'est ce qu'on pourrait appeler une explication de fantaisie : κολοσσός; n'a jamais signilié que statue. D'ailleurs ces visions du sommeil qu'Ahrens place ici se trouveront plus bas. (54) J'ai cru pouvoir ajouter ces mots pour la clarté du sens. (55) Schütz, qui a très-bien expliqué et paraphrasé tout ce passage, et en latin et en allemand, interprète ainsi les mots ὀμμάτων δ' ἐν ἀχηνίαις ἔρρει πᾶσ' Ἀφροδῖτα : Quamvis nimirum eleganter fabricatœ sint statua, carent tamen oculis, adeoque admirationem quidem excitare possunt, amorern non item. Quant au dernier traducteur latin, une fois engagé dans cette idée qu'il ne s'agissait que d'un rêve, on peut dire qu'il sue, dans sa paraphrase, à y faire concorder son latin, qui ne s'y prête guère, et sans autre résultat que de mettre son erreur première dans un plus grand jour : » Nam oculorum inopia, quibus nulla vera forma obversatur, omnis venustas (id est munis et «omno capta laelitia) perit. » (56) Le chœur a l'air d'exprimer ici la même pensée que nous avons remarquée plus haul dans la bouche de CIytemnestre. Mais le caractère de généralité qu'il lui imprime et les développements qui suivent montrent bien qu'il ne songe qu'à faire une thèse de morale, e't non point à instruire le procès d'Agamemnon et des vainqueurs de Troie. (57) Le texte dit : βάλλεται γὰρ ὅσοις διόθεν κεραυνός, ce que Schülz interprète très-bien: Fulmen enim a Jove ejusmodi hominum cculos ferit. Ne pouvant traduire littéralement, j'ai tâché de conserver, dans les mots on voit, quelque chose du mot ὅσσοις. En tout cas j'ai reproduit la pensée, sinon l'image entière. Ahrens entend la phrase en question d'une manière fort différente. Pour lui ὅσσοις διόθεν est la même chose que ὅσσοις Διός. Il fait tomber la foudre des yeux de Jupiter : nam ex oculis Jouis fulmen jacitur. Les poètes mettent souvent des éclairs dans les yeux de leurs personnages ; mais je ne pense pas qu'avant Ahrens personne se soit avisé de mettre dans des yeux, même dans ceux de Jupiter, le tonnerre, la foudre qui tue. (58) Entre le retour de Clytemnestre et ce qui précède, il a dû se passer un «ssez long espace de temps, tout ce qu'il en fallait pour que les Grecs revinssent de Troie dans leur pays. Il était besoin de toute la folie des systèmes pour trouver dans l'Agamemnon les trois unités dites d'Aristote. (59) On a déjà vu, dans les Sept contre Thèbes, une figure du même genre : une fumée noire, cette sœur agile du feu. (60) Ἥρως τε τοὺς πέψανατας. Ces mots ne peuvent s'appliquer ici qu'aux Dioscures. Castor et Pollux, protecteurs des matelots et des passagers. Voyez Euripide, Oreste, vers 1594; Electre, vers 923 ; ibid., 1160; Iphig. en Tavuride, vers 130; Homère, Hymnes, In Diosc. ; Théocrite, 22 ; Horace, Odes, I, 12 L'interprétation vulgaire, Héros qui nous avez vus partir, n'offre absolument aucun sens à l'esprit. (61) Blomfield, M. Boissonade et Ahrens suppriment, dans le texte, le signe de l'interrogation. Ce dernier change ἡτε en ἴστε, pour obéir, dit-il, aux lois de la langue grecque. J'ignore quelles sont ces lois auxquelles, selon Ahrens, tous les éditeurs d'Eschyle se trouvent avoir manqué : il n'a pas jugé à propos de nous les déduire. La phrase latine qui résulte pour lui de cette correction ne pouvait manquer d'être fort singulière : « Scitote igitur vos hujus grati morbi, quia nos aflecti eramus, participes fuisse. » Elle n'a guère qu'un avantage, c'est de justifier plus que suffisamment la réponse du héraut, qui déclarera ne pas comprendre. (62) J'ai rapporté au héraut lui-même les termes vagues dont se sert Eschyle: εὖ γὰρ πέπρακται, nam res bene cessit. Je n'ai pas cru que le héraut pût dire au chœur : « Tu ne m'étonnes pas de désirer la mort, car nos affaires vont bien. » Cela me paraissait presque dénué de raison; tandis que le héraut qui a dit, en se félicitant de son retour: « Désormais je puis mourir content, » doit sentir le besoin d'expliquer sa pensée, au moment où le chœur dit qu'il souhaite aussi la mort. Cependant Schütz, qui a prêté son interprétation au nouveau traducteur latin, rapporte au chœur les mots εὖ γὰρ πέπρακται, Grammaticalement, il est irréprochable; je ne crois pas l'être moins que lui, puisque rien ne montre si c'est σοί ou μοί qui est sous-entendu. C'est au lecteur à juger lequel des deux sens est le plus simple et le plus naturel. (63) J'ai suivi, pour le sens de παρῆξεις H. Estienne. Wellauer et tous les commentateurs d'Eschyle. Mais, comme c'est le seul exemple de ce mot qu'il y ait dans la langue grecque, Ahrens a pris sur lui de l'entendre à sa façon : il le traduit par foros, pont de navire; ce qui l'a entraîné à traduire, aussi de faniaisie, l'adjectif ἀπαρνός; par angustus, au lieu de rarus, épithète, en effet, peu convenable à un pont. (64) M. Boissonnade rapproche de ce passage des traits empruntés à l'ouvrage de M. Ph. de Ségur: « Leur barbe, leurs cheveux étaient hérissés de glaçons, et chaque mouvement était une douleur. » — « On vit flotter dans l'air des molécules glacées ; les oiseaux tombèrent roidis et gelés. » (65) C'est l'interprétation de Schütz. D'autres, et parmi eux M. Boissonade. rapprochent l'expression χαίρειν καταξιῶ de χαίρειν ἐᾷν, εἰπεῖν, ce qui force à donner ici à ξυμφοραῖς un sens défavorable :Imo calamitatibus vdledicendum censeo, ou. comme traduit Ahrens : Ac multum has calamitates valere jubeo. On peut, je crois, adopter l'une ou l'autre interprétation, suivant qu'on rapporte ces paroles du héraut ou à ce qui va suivre, comme je l'ai fait avec Schütz, ou à ce qui précède. Cependant Schülz n'hésite pas à condamner absolument celle qu'il n'a pas adoptée. (66) Le mot antiques est mis là, bien entendu, au regard de la postérité qui contemplera ces trophées. (67) Il faut avouer que ce mot πάλαι n'est pas peu embarrassant pour ceux qui veulent trouver l'unité de temps dans l'Agamemnon. Chercher à excuser Eschyle d'avoir manqué à des règles qui ont été proclamées plus d'un siècle après lui, c'est pure faiblesse. Eschyle, comme dit Schlegel, use ici de sa puissance surnaturelle, en faisant voler, vers son but terrible, les heures trop lentes dans leur cours. (68) L'expression, en grec, est bien plus énergique : δωμάτων κύνα, chienne de sa demeure. (69) J'ai dû paraphraser le mot σημαντήριον. Quant au mot οὐδέν, je l'ai pris adverbialement, comme Schütz, qui le traduit par minime. Ahrens explique sigitlum par arcanum. Faire dire à Clytemnestre qu'elle n'a violé aucun secret, ce n'est pas rendre la pensée du poète : une femme adultère, qui vient de protester de sa vertu, doit insister sur ce point; et c'est ce que fait, selon moi, Clytemnestre, dans tout ce qui suit les mots îἐσθλὴν ἐκείνῳ. (70) Avec plusieurs commentateurs, j'entends les mots Χαλκοῦ βαφάς comme une sorte de proverbe. Quelques-uns cependant veulent que ces mots signifient les blessures faites avec l'airain ou le fer, que les hommes reçoivent dans les combats. D'autres, enfin, les traduisant par le mot cœdem, font dire à Clytemnestre qu'elle n'est pas plus adultère que meurtrière. Il m'a semblé que, si Eschyle avait voulu parler de meurtre ou de blessures, il aurait employé un autre terme que teinture ou trempe d'airain. (71) J'avais d'abord rapporté τορῖσιν ἑρμηνεῦσιν au héraut, qui doit expliquer à Agamemnon les paroles de son épouse. Je reviens, pour ces mots, au sens du scoliaste, qui en fait le synonyme de ἀκριβέσι λόγοις. Je n'ai pas cru, d'ailleurs, que εὐπρεπῶς; dût se prendre en mauvaise part. Il n'y a pas d'ironie dans l'intention du chœur; elle serait perdue pour le héraut, et le spectateur n'a pas besoin que le chœur lui insinue obscurément des doutes sur la sincérité de Clytemnestre : il en sait là-dessus aussi long pour le moins que le chœur lui-même. (72) Cette question, et le récit qui suit, ont été imités par Sénèque, dans son Agamemnon, vers 410 et suivants :
CLYT. Quis, fare, nostras hauserit casus rates, (73) Il y a plusieurs manières d'entendre ces mots fort vagues, χωρὶς ἡ τιμὴ θεῶν. Je crois avoir choisi la plus simple, qui est celle d'Abresch. Ahrens, qui a suivi le scoliaste, ou à peu près, traduit : « seorsum a diis ei qui id faciat prœmium est. » Le lecteur peut choisir. (74) Le fer et le feu. (75) Malgré l'autorité de plusieurs commentateurs, je n'ai pas rapporté le mot (76) C'est là, comme le fait observer Schütz, le vrai sens de ἐν τύχᾳ. J'ignore ce qui a pu engager Ahrens à rendre ces mots par in re eventura, expression qui, sans être en désaccord avec la pensée d'Eschyle, est loin cependant de lui donner plus de clarté, et a le tort grave de n'être guère qu'une interprétation de fantaisie. (77) Le chœur, jouant sur le nom d'Hélène, Ἑλένη, change successivement ce mot en ἑλένας; (de εἶλον et de ναῦς), ἔλανδρος( de εἶλ. et de ἄνηρ), ἐλέπολις (εἶλ. et de πόλις ou πτόλις), mots qui contiennent tous le radical du nom d'Hélène. Le premier, ἑλὲνας, rapproché de l'accusatif dorien Ἑλέναν, est comme un degré qu'on monte sans effort, et qui conduit assez naturellement aux deux autres. (78) C'était le vent d'ouest, par conséquent le vent favorable pour gagner Troie. (79) J'ai pris γίγαντος dans le sens étymologique: παρὰ τὸ ἐκ γῆς ἰέναι, Etym. Magn. Quelques-uns traduisent ce mot par géant, et font de Ζεφύρου un nom propre. Miais on sait que, d'après les anciens mythologues, Zéphyre était fils d'Astréus et de l'Aurore, et non pas de l'Océan et de la Terre. Si on prenait γίγ. dans le sens de grand, de fort, de puissanl, comme il est souvent employé par les Septante, on s'exposerait à attribuer à ce mot une signification qu'il n'avait point encore au cinquième siècle avant J.-C., deux cents ans avant les Septante. Je regrette que les nouveaux éditeurs de H. Estienne aient oublié le passage d'Eschyle à l'article Γίγας. H. Estienne le cite bien à l'article Ζέφυρος, mais sans l'expliquer; seulement, il ne fait pas de Ζεφύρου un nom propre, car ce mot n'est pas sous le nom du fils d'Astréus et de l'Aurore. (80) Le texte dit, par un jeu de mots: κῆδος ὀρθώνυμον. C'est que le mot κῆδος signifie tout à la fois alliance et matheur, cause de deuil (81) Le mot παμπρόσθη du texte vulgaire n'a aucun sens ; vocabulum nihili, comme dit Wellauer. Il y a au moins six corrections différentes. J'ai lu, avec Blomfield et M. Boissonade, πάμπροσθ' ἡ, mais en donnant au mot πάμπροσθε: un sens futur, comme l'ont fait Bothe et d'autres avant lui. Ce (82) C'est ainsi que j'entends, d'après le scoliaste, l'expression ἀνασκαῖον δ' ἄγαλμα πλούτου. Voici, en effet, son explicatiou, qui me paraît excellente : διὰ τὸ κάλλος αὐτῆς, οὐ γὰρ ἦν δυδειδὴς ὥστε τὸν πλοῦτον. Traduire, comme Ahrens, par suavem divitiarum imaginem, c'est écrire des mots qui n'ont aucun sens, quelque bonne volonté qu'on mette à comprendre ce que pourrait être ici une douce image de richesses. (83) II y a, dans cette charmante peinture, une évidente réminiscence d'Homère. Quand Hélène se montre sur les murs de Troie, les vieillards glacés par l'âge, les contemporains de Priam, ceux qui n'ont plus que la voix et que le poète compare à des cigales, s'écrient en l'apercevant : « II ne faut pas s'indigner que les Troyens et les Grecs souffrent tant de maux depuis si longtemps pour une telle femme, etc. Iliade, III, 156. (84) II manque ici, dans le texte, un mot dont il ne reste que la syllabe τοῦ. Schiilz propose de lire τεμένη, sanctuaire, qui est parfaitement dam le sens, mais qui ne rappelle pas assez le monosyllabe. Du reste, cette lacune est sans importance pour la traduction; à ce point même que, suivant Wel- lauer, τοῦ est une erreur de copiste et n'est bon qu'à supprimer. (85) C'est le sens donné par Schütz aux mots πᾶν δ' ἐπὶ τέρμα νωμᾶ. Onmia ad exitum dirigit, in omnibus finern respicit. C'est trop raffiner que de rapporter ἐπὶ au verbe, comme fait Ahrens, bien que la traduction omnem exitum regit ne soit pas précisément mauvaise et rentre dans la pensée du poète. (86) Les mots οὐκ ἀπὸ γλώσσης κλύοντες signifient que les dieux n'ont voulu entendre aucune apologie, quelle qu'elle pût être, de la conduite des Troyens; et, commme dit Schütz : « dii, quibus non opus erat causam Trojanorum ab ore causidicorum pendentes cognoscere, sed qui ipsi suapte sponte satis quid meriti essent imelligebant... » C'est restreindre à tort la pensée du poète que de dire qu'ils ont seulement repoussé les arguments sophistiques des défenseurs de Troie. L'explication d'Ahrens, non sophistice, ne donne réellement que la moitié du sens de οὐκ ἀπὸ γλώσσης. (87) Je rends simplement par le nom de Troie les mots ἁλοῦσα πόλις, la vitle prise. Ahrens traduit : Fumo vero ctiam nunc urbs conspicua est cnptam eam esse; mais rien ne prouve qu'âXiùaa ait dans la phrase l'importance que lui attribue ce traducteur latin. J'ai donc dû m'en tenir au sens donné par Schutz, qui est le plus naturel, et, selon moi, le plus énergique : Fumo autem etinm nunc insijjuis est locus ubi Trojafuit. (88) Littéralement, petit d'un cheval ἵππου νεοσσός, allusion au stralagème du cheval de bois à l'aide duquel les Grees pénétrèrent dans la ville. Eunius a dit aussi :
Gravidus armatis equus, (89) Cette expression poétique signitie simplement pendant la nuit. (90) C'est gâter la pensée que de rendre, comme fait Ahrens, les mots ὁμιλίας κάτορπον par inanem familiarîtatis speciem. Agamiemnon veut dire qu'il a regardé dans l'amitié des hommes, comme on regarde dans un miroir, et qu'il en a vu les défauts, comme on voit dans le miroir les défauts de sun visage. On comprendrait qu'Ahrens n'eût pas reproduit l'image poétique; mais il devait au moins en indiquer le sens avec plus de netteté. (91) Hugo Grotius a traduit en vers ïambiques fort bien tourneé les sentences morales qui précèdent. (92) Allusion aux deux procédés à peu près uniques de la chirurgie des anciens : urere ac secare. (93) Je lis κληδόνας παλιφνότου, avec presque tous les éditeurs; rumores odiosos, d'après le lexique de vv'ellauer. Ahrens, reprenant la vieille leçon abandonnée ἡδονάς, traduit : quum multa gaudia audiat qua illico rursus in malam partent vertunt. Interprété ainsi, le vers donne un sens raisonnable; mais rien ne prouve que παλινγνότος signilie tout ce qu'Ahrens lui fait dire. Eschyle a employé quatre fois l'adjectif παλίνγνοτος, et toujours dans un sens fort simple et analogue à celui que j'ai donné ici. On trouve aussi ce mot dans d'autres auteurs ; partout l'idée exprimée est celle d'inimitié, d'hostilité, de colère, comme on le peut voir dans le Thesaurus de H. Estienne. (94) Tout le monde sait qu'Hercule, suivant la Fable, tua un géant qui avait trois corps et qui se nommait Géryon. (95) J'ai donné traduction à peu près littérale de cette étrange comparaison. Le texte a pu être altéré, comme le prétendent certams éditeurs ; mais, quelque correction qu'on lui fasse subir, ou ne parviendra pas à rendre la comparaison et ses développements supportables pour notre goût dédaigneux. J'ai donc mieux aimé la reproduire toute crue, pour ainsi dire, que d'y apporter des adoucissements à coup sur arbitraires, et probablement Inefficaces. (96) C'est là un de ces points qui, dans l'Agarmemnon, servent de préparation à l'action développée dans la seconde pièce de la trilogie. (97) Lucrèce, livre V, vers H 39, a dit, avec plus d'énergie encore : Nam cupide conculentur nimis ante metutum. (98) J'ai réformé la traduction que j'avais donnée autrefois de cette phrase d'après l'interprétation de Shütz. Suivant lui, Clytemnestre dit que ses songes lui présentaient plus de maux qu'il n'en pouvait fondre sur Agamemnon pendant la durée de son sommeil. Et il ajoute, pour commentaire : Notum vere est, in somniis, propter celeritatern imaginandi, multa nobis visa occurrere, quae, si vere accidissent, multo longius temporis spatium quam pauca illa somni hora, dum ea gererentur, effluxisset. La réflexion m'a démontre qu'Eschyle n'avait pu prêter à Clytemnestre de pareilles subtilités; et j'ai trouvé, dans le mot à mot du texte, un sens que je crois beaucoup plu» simple et plus naturel. Ahrens, contre sa coutume, a fort nettement paraphrasé ce passage difficile : c'est une justice que je me plais à lui rendre. (99) « Clytemnestre, dit M. Patin, ne tarde pas à faire parade d'une tendresse et d'une joie bien loin de son cœur, dont l'expression exagérée choque son époux lui-même, que démentent enfin, par un éclat terrible, les paroles, semblables à un arrêt de mort, qui terminent son discours et, plus loin, cette sinistre invocation aux dieux, de nouveau associés à son forfait : Jupiter, etc. (100) Il est impossible de ne pas voir une ironie dans les mots μακρὰν γὰρ ἐξέτεινας. Agamemnon est évidemment choqué, pour me servir de l'expression de M. Patiu, de l'affectation avec laquelle Ciytemnestre a entassé toutes les expressions d'amour qu'elle croyait capables de faire illusion à son époux. Mais l'expression du mécontentement est légère dans le texte, plus légère peut-être que dans ma traduction, où j'ai été obligé de me servir de la forme exclamative pour faire sentir l'intention du poète. (101) C'est là une de ces expressions où le poète se montre beaucoup trop sous le personnage en scène, et qui expliquent les jugements sévères de quelques critiques anciens sur le style d'Eschyle. Il est certain que πρόδουλον ἔβασιν ποδός, comme qualification d'une chaussure, conviendrait mieux dans un morceau lyrique qu'à cet endroit, où l'on n'attend d'Agamemnon que les paroles les plus simples. (102) Littéralement : quand Jupiter fait du vin avec la grappe verte. Jupiter, dans la mythologie primitive, n'était que la personnification de l'air et des forces qui se développent dans l'atmosphère, comme l'indiquent même plusieurs expressions usuelles de la langue grecque et de la langue latine : ainsi, ὕει Ζεύς, Jupiter pleut, pour il pleut; sub Jove, sous Jupiter, pour en plein air, et d'autres analogues. (103) Τέλειε, et plus loin τελεῖ et τελεῖν. Il était impossible de conserver en français l'étroite analogie des termes ; nous n'avons, en réalité, aucun mot qui corresponde exactement à τέλειος, perfector, celui qui aecomplit, qui achève, qui rend parfait. Quant à la menace que contiennent ces paroles de Clytemnestre, voyez plus haut la remarque de M. Patin.
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