DION CASSIUS
HISTOIRE ROMAINE
livre XLI
PANIQUE A ROME
Les partisans de Pompée quittent Rome: trouble et désordre qui accompagnent leur départ
7. Leur départ fut en tout marqué par le désordre et par le trouble. La foule qui sortait de Rome (elle se composait des membres les plus éminents du sénat, de l'ordre des chevaliers et même de la fleur des plébéiens), semblait partir pour la guerre ; mais, en réalité, elle subissait le sort ordinaire des captifs. Contraints d'abandonner leur patrie et de n'y plus séjourner, de préférer une ville étrangère à celle qui les avait vus naître, ils étaient en proie à la plus vive douleur. Ceux qui s'éloignaient avec toute leur famille savaient que les temples, leurs pénates et le sol natal allaient tomber aussitôt au pouvoir de leurs ennemis ; et comme ils n'ignoraient pas les dispositions de Pompée, ils s'attendaient, s'ils échappaient aux dangers de la guerre, à avoir pour demeure la Macédoine et la Thrace. Ceux qui laissaient à Rome leurs femmes, leurs enfants et ce qu'ils avaient de plus précieux, semblaient conserver quelque espérance d'y revenir ; mais, au fond, leur départ était beaucoup plus douloureux que celui des autres : arrachés à ce que les hommes ont de plus cher au monde, ils étaient exposés aux jeux les plus contraires de la fortune. Et en effet, ayant laissé à la merci de leurs plus implacables ennemis les êtres qu'ils affectionnaient le plus, ils devaient, s'ils disputaient à dessein la victoire avec peu d'ardeur, courir eux-mêmes des dangers, ou les perdre à tout jamais, s'ils combattaient avec vaillance, et n'avoir pour amis ni Pompée ni César ; ou plutôt les avoir l'un et l'autre pour ennemis : César, parce qu'ils n'étaient point restés à Rome ; Pompée, parce qu'ils n'avaient pas emmené toute leur famille avec eux. Ainsi, leurs sentiments, leurs vœux, leurs espérances flottant au hasard, ils étaient physiquement séparés de ceux qu'ils aimaient le plus, et livrés moralement à mille anxiétés. 8. Ταῦτα μὲν οὖν οἱ ἐξορμώμενοι ἔπασχον. Οἱ δ' ὑπολειπόμενοι, διαφόροις μὲν, ἀντιπάλοις δέ τισι καὶ αὐτοὶ παθήμασι συνεφέροντο. Οἵ τε γὰρ ἀπὸ τῶν προσηκόντων σφίσιν ἀποζευγνύμενοι, οἷα τῶν τε προστατῶν στερισκόμενοι καὶ ἐπαμῦναι αὑτοῖς ἥκιστα δυνάμενοι, τῷ τε πολεμίῳ ἐκδιδόμενοι, καὶ ἐν τῇ ἐξουσίᾳ τοῦ τῆς πόλεως κρατήσοντος ἐσόμενοι, αὐτοί τε ὑπὸ τοῦ φόβου καὶ τῶν ὕβρεων καὶ τῶν σφαγῶν, ὡς καὶ γιγνομένων ἤδη, ἐταλαιπώρουν· καὶ περὶ ἐκείνων οἵ τε ὀργήν σφισιν ὅτι ἐγκατελείφθησαν ἔχοντες τὰ αὐτὰ ἐπηρῶντο· καὶ οἱ συγγνώμην τῆς ἀνάγκης ποιούμενοι, τὰ αὐτὰ ἐδέδισαν. Καὶ τὸ λοιπὸν πλῆθος σύμπαν, εἰ καὶ τὰ μάλιστα μηδεμία αὐτοῖς συγγένεια πρὸς τοὺς ἀφορμωμένους ἦν, ὅμως ἐλυποῦντο μὲν καὶ ἐπ' ἐκείνοις, οἱ μὲν γείτονας, οἱ δὲ ἑταίρους πολύ τε ἀπὸ σφῶν ἀφήξειν, καὶ πολλὰ καὶ ἄτοπα καὶ δράσειν καὶ πείσεσθαι ἐλπίζοντες. Πολλῷ δὲ δὴ μάλιστα ἑαυτοὺς ὠλοφύροντο· τάς τε γὰρ ἀρχὰς καὶ τὴν βουλὴν τούς τε ἄλλους τούς τι δυναμένους πάντας (οὐ γάρ που εἴ γέ τις αὐτῶν ὑπολειφθήσεται ᾖδεσαν) τῆς τε πατρίδος ἅμα καὶ σφῶν ἐξισταμένους ὁρῶντες, καὶ μήτ' ἂν ἐκείνους, εἰ μὴ πάνυ πολλὰ καὶ δεινὰ αὐτῇ ἐπήρτητο, φυγεῖν ποτε ἐθελῆσαι λογιζόμενοι, καὶ αὐτοὶ ἔρημοι μὲν ἀρχόντων, ἔρημοι δὲ συμμάχων γιγνόμενοι, πρός τε τὰ ἄλλα πάντα παισί τέ τισιν ὀρφανοῖς καὶ γυναιξὶ χήραις ἐῴκεσαν, καὶ τὰς ὀργὰς τάς τε ἐπιθυμίας τῶν ἐπιόντων ἐννοήσαντες παρὰ τῆς τῶν προτέρων παθημάτων μνήμης, οἱ μὲν αὐτοὶ πειραθέντες, οἱ δὲ καὶ ἐκείνων ἀκούοντες ὅσα καὶ οἷα ὅ τε Μάριος καὶ ὁ Σύλλας ἐξειργάσαντο, μέτριον οὐδὲν οὐδὲ ἐς τὸν Καίσαρα ὑπώπτευον ἀλλὰ καὶ πολὺ πλείω καὶ δεινότερα, ἅτε καὶ βαρβαρικοῦ τὸ πλεῖστον τοῦ στρατοῦ αὐτοῦ ὄντος, πείσεσθαι προσεδόκων.
8. Tel était l'état de ceux qui quittaient Rome
ceux qui y restaient éprouvaient des angoisses différentes, mais aussi vives.
Séparés des leurs, privés de défenseurs et incapables de se défendre eux-mêmes,
exposés à toutes les horreurs de la guerre, destinés à tomber entre les mains de
celui qui serait maître de la ville, ils redoutaient les outrages et les
meurtres, comme s'ils se commettaient déjà. Ceux qui faisaient à leurs proches
un crime de les avoir abandonnés leur souhaitaient tous les maux qu'ils
craignaient pour eux-mêmes, et ceux qui les excusaient par la nécessité
tremblaient qu’ils n'eussent à les souffrir. Les autres citoyens, quoiqu'ils ne
tinssent par aucun lien à ceux qui partaient, compatissaient à leur sort, et
s'affligeaient de ce qu'une grande distance allait les séparer de leurs voisins
ou de leurs amis, pressentant qu'ils auraient d'indignes traitements à exercer
ou à souffrir ; mais c'était surtout leur propre sort qu'ils déploraient. Voyant
les magistrats, le sénat et tous ceux qui avaient de l'influence s'éloigner
d'eux et de leur patrie (ils ne savaient pas si un seul resterait), et
réfléchissant que des hommes si considérables ne sortiraient point de Rome si
elle n'était pas menacée de maux nombreux et terribles ; enfin, privés de leurs
magistrats et de leurs frères d'armes, ils ressemblaient à des orphelins et à
des veuves. Déjà préoccupés des ressentiments et de la cupidité de ceux qui
rentreraient vainqueurs dans leur patrie, se rappelant les excès commis dans le
passé, les uns pour avoir été victimes des fureurs de Marius et de Sylla, les
autres, pour les avoir entendu raconter par ceux qui les avaient souffertes, ils
n'espéraient aucune modération de la part de César. Ils s'attendaient même à
souffrir des maux plus nombreux et plus terribles, parce que la plus grande
partie de son armée était composée de barbares.
9. Ils étaient tous livrés à de semblables
inquiétudes, et tout le monde regardait la situation comme grave, excepté les
amis de César, qui pourtant n'étaient pas eux-mêmes dans une complète sécurité,
à cause des changements que les circonstances amènent d'ordinaire dans le
caractère des hommes. On ne saurait s'imaginer facilement quel trouble et quelle
douleur accompagnèrent le départ des consuls et des citoyens qui sortirent de
Rome avec eux. Pendant toute la nuit, poussés par la dure nécessité qui pesait
sur eux, ils coururent çà et là en désordre. Aux premiers rayons du jour,
pressés autour des temples, ils faisaient entendre des voeux, invoquaient les
dieux, baisaient la terre, énuméraient les périls auxquels ils avaient tant de
fois échappé, et se lamentaient de quitter leur patrie ; cruelle extrémité que
jusqu'alors aucun d'eux n'avait eu à subir, et la commisération publique
éclatait en leur faveur. De longs gémissements retentirent aussi aux portes de
la ville. Ceux-ci s'embrassaient les uns les autres et embrassaient ces portes,
comme s'ils se voyaient et s'ils les voyaient pour la dernière fois ; ceux-là
pleuraient sur eux-mêmes, et faisaient des voeux pour ceux qui s'éloignaient. La
plupart se croyaient trahis et proféraient des imprécations ; car tous les
citoyens, même ceux qui devaient rester à Rome, étaient là avec leurs femmes et
leurs enfants. Puis, les uns sortirent de la ville ; les autres les escortèrent
: quelques-uns temporisèrent, retenus par leurs amis ; quelques autres se
tinrent longtemps enlacés dans de mutuels embrassements. Ceux qui ne quittaient
pas Rome suivirent jusqu'à une grande distance ceux qui partaient en les
accompagnant de cris, expression de leur douleur : ils les conjuraient, au nom
des dieux ; de les emmener avec eux, ou de ne pas abandonner leurs foyers.
Chaque séparation provoquait des cris de douleur et faisait couler des larmes
abondantes. Sous le coup du malheur présent, ceux qui restaient à Rome et ceux
qui s'éloignaient n'espéraient pas un meilleur avenir, et s'attendaient même à
de nouveaux malheurs. A ce spectacle, on eût dit deux nations et deux villes
formées d'une seule nation et d'une seule ville ; l'une partant pour l'exil,
l'autre délaissée et tombée au pouvoir des ennemis. C'est ainsi que Pompée
quitta Rome, suivi d'un grand nombre de sénateurs : quelques-uns y restèrent,
parce qu'ils étaient dévoués à César ou n'avaient embrassé aucun parti. Il se
hâta de lever des troupes dans les villes, d'exiger de l'argent et d'envoyer des
garnisons sur tous les points.
|