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table des matières de Pétrone

 

PETRONE

LE SATYRICON

INTRODUCTION    PREMIERE PARTIE   TROISIEME PARTIE - FRAGMENTS 1 - FRAGMENTS 2

 

 

 

 

DEUXIÈME PARTIE

TRIMALCION

XXVII. OU L'ON VOIT TRIMALCION JOUER A LA PAUME ET SOULAGER SA VESSIE

Quant à nous, ayant terminé notre toilette, nous nous mîmes à flâner au hasard, ou plutôt à folâtrer. Nous tombons sur des groupes de joueurs. Nous nous approchons et, au milieu du cercle, nous remarquons d'abord un vieillard chauve, vêtu d'une tunique rousse, qui jouait à la paume au milieu de ces esclaves à la longue chevelure, qui sont réservés aux plaisirs du maître (01). Et ce qui nous captivait dans ce spectacle, c'était moins ces jeunes gens, bien qu'ils en valussent la peine, que ce bourgeois lui-même qui, en pantoufles, jouait avec des balles vertes : il ne se resservait pas de celles qui avaient touché terre. Mais un esclave, avec une corbeille pleine, en fournissait de nouvelles aux joueurs.

Nous étions frappés également par des détails assez nouveaux : deux eunuques tenaient les deux bouts du jeu ; l'un portait un pot de chambre en argent et l'autre comptait les balles, non point celles qui étaient en mains et que les joueurs se renvoyaient, mais celles qui tombaient à terre.
Tandis que nous admirions tant de raffinement, arrive Ménélas : « Voilà celui, dit-il, chez qui vous souperez ce soir, et ce que vous voyez n'est que le prélude du festin. » Il n'avait pas fermé la bouche quand Trimalcion fit claquer ses doigts (02) : à cet appel, l'eunuque lui présente le vase, et sans arrêter le jeu, il décharge sa vessie, demande de l'eau pour ses mains, y trempe le bout des doigts et les essuie négligemment aux cheveux d'un esclave (03).

XXVIII. OU TRIMALCION, S'ÉTANT BAIGNÉ, RENTRE CHEZ LUI EN GRAND CORTÈGE

Il nous aurait fallu trop de temps pour tout noter : nous entrons donc aux thermes et aussitôt bien en sueur, nous passons aux bains froids (04). Déjà Trimalcion, inondé d'onguents, se faisait frotter, non pas avec du lin, mais avec du molleton fait de la laine la plus douce (05).
Trois garçons masseurs (06) buvaient le falerne sous ses yeux, et comme, en se défiant, ils en perdaient beaucoup, Trimalcion leur criait qu'ils pouvaient en prendre pour boire à sa santé, que c'était de son vin.

Puis on l'enveloppa d'un peignoir de gausape écarlate, on le mit dans sa litière, que précédaient quatre coureurs ornés de phalères et une chaise à porteurs où s'étalait un enfant vieillot, chassieux, les délices du maître et plus laid que le maître lui-même (07).

Quand on se mit en route, un musicien s'avança avec une toute petite flûte, et penché à son oreille comme pour lui confier quelque secret, joua tout le long de la route.

Déjà rassasiés , d'admiration, nous suivons, et nous arrivons avec Agamemnon à la porte, au fronton de laquelle était un écriteau avec cette inscription : Tout esclave qui sortira sans l'autorisation du maître recevra cent coups de fouet.

A l'entrée se tenait le portier, vêtu de vert avec une ceinture cerise, qui épluchait des pois dans un plat d'argent. Au-dessus du seuil pendait une cage d'or où était une pie au plumage multicolore, qui saluait les arrivants.

XXIX. LE PORTIQUE DE TRIMALCION : PEINTURES A LA GLOIRE DE TRIMALCION

Quant à moi, j'admirais bouche bée, quand, sursautant de peur, je faillis me rompre les jambes. A gauche de l'entrée, non loin de la loge du portier, un énorme chien tirait sur sa chaîne. Au-dessus de lui était écrit en lettres capitales : Gare, gare au chien (08). Vérification faite, ce n'était qu'une peinture sur la muraille.

Mes compagnons se moquaient de ma frayeur. Mais, ayant recouvré mes esprits, je n'avais d'yeux que pour les fresques qui ornaient le mur : un marché d'esclaves, avec leurs titres (09) au cou, et Trimalcion lui-même, les cheveux flottants, portant le caducée, entrant à Rome conduit par Minerve (10). Ici on lui apprenait le calcul. Là il devenait trésorier : le peintre avait méticuleusement expliqué toutes choses par des inscriptions détaillées. Au bout du portique, Mercure enlevait Trimalcion par le menton, pour le porter sur un tribunal élevé. A ses côtés se tenaient la Fortune, munie d'une copieuse corne d'abondance, et les trois Parques, filant sa vie sur des quenouilles d'or. Je remarquai aussi une troupe d'esclaves s'exerçant à la course sous la direction d'un maître.

Outre ces peintures, je vis encore une grande armoire : dans ses compartiments reposaient des lares d'argent, une statue de Vénus en marbre et une boîte en or assez grande qui, disait-on, renfermait la barbe du maître (11).

J'allai demander au portier quelles peintures tenaient le milieu du portique : L'Iliade et l'Odyssée, dit-il, et sur la gauche, volis voyez un combat de gladiateurs.

XXX. L'ENTRÉE DU TRICLINIUM DE TRIMALCION 

Le temps nous manquait pour examiner tant de curiosités. Déjà nous étions rendus à la salle du festin, à l'entrée de laquelle se tenait l'intendant en train de recevoir les comptes. Et, ce qui me surprit le plus, de chaque côté de la porte il y avait des faisceaux surmontés de haches (12) et finissant en bas par des sortes d'éperons de navires en airain portant cette inscription : A Gaius Pompée Trimalcion, Sévir Augustal : Conname son trésorier.

Au-dessous de cette inscription, une lanterne à deux lampes pendait de la voûte. Auprès, deux tablettes étaient fixées aux battants de la porte. Sur l'une était inscrit autant qu'il m'en souvient : Le 3 et la veille des calendes de janvier, Gaius notre maître soupe en ville.
L'autre représentait le cours de la lune, les sept planètes, les jours fastes et néfastes distingués par des clous de différentes couleurs.
Au moment où, saturés d'admiration, nous tâchions de pénétrer dans la salle, un des esclaves, spécialement préposé à cet office, nous cria : « Du pied droit (13) », ce qui ne fut pas sans causer quelque confusion, tant nous craignîmes que quelqu'un de nous ne passât le seuil contre les règles. Mais voilà qu'au moment où tous en choeur nous levons le pied droit, un esclave dépouillé de ses vêtements se précipite à nos pieds, en nous suppliant d'intercéder pour lui. La faute pour laquelle il est menacé est, affirme-t-il, très légère : pendant que le trésorier était au bain, il s'est laissé prendre ses habits, qui valaient à peine dix sesterces.

Nous rétrogradons, et, toujours du pied droit, nous allons trouver le trésorier qui comptait des pièces d'or à son bureau et nous le prions de faire grâce.

Jetant sur nous un regard orgueilleux : « Ce qui m'irrite, dit-il, c'est moins la perte que j'ai subie que la négligence de ce vaurien. C'est une robe de banquet (14) qu'il m'a perdue. Elle m'avait été donnée par un de mes clients pour mon anniversaire (15). Elle sortait sans aucun doute des teintureries de Tyr, mais elle avait été déjà lavée une fois. Quoi qu'il en soit, je vous abandonne le coupable. »

XXXI. OU L'ON SERT LES HORS-D'OEUVRE

Après lui avoir exprimé toute notre reconnaissance pour tant de bonté, nous rentrons dans la salle. Arrive ce même esclave pour lequel nous venions d'intercéder. Il nous comble de vigoureux baisers (16), dont nous restons ahuris, et nous exprime toute sa reconnaissance. « Bref, conclut-il, vous saurez bientôt à quel homme vous avez rendu service : c'est moi qui verse le vin du maître et je saurai en disposer. »
Nous prenons place enfin à la table. Des esclaves égyptiens (17) nous versent sur les mains de l'eau de neige (18) ; d'autres suivent qui nous lavent les pieds et nous font les ongles avec une dextérité rare. Et bien loin de s'acquitter en silence de cette fastidieuse besogne, ils s'accompagnaient en chantant.

Il me prit fantaisie de vérifier si toute la domesticité chantait. Je demande donc à boire. L'esclave très empressé qui me sert me gratifie en même temps d'un aigre refrain. Et tous, en donnant ce qu'on leur demandait, en faisaient autant. On pouvait se croire dans un choeur de pantomime plutôt qu'à la table d'un bourgeois.

On apporte alors l'entrée, qui était vraiment somptueuse, car tout le monde était à table, excepté le seul Trimalcion, auquel, de par un usage nouveau, on avait réservé la place d'honneur (19).

Sur le plateau des hors-d'oeuvre (20) était un petit âne en bronze de Corinthe portant un bissac qui contenait des olives d'un côté blanches, de l'autre noires. Il avait sur le dos deux plats d'argent sur le bord desquels était gravé le nom de Trimalcion avec les poids de l'argent (21). Des surtouts en forme de ponts (22) supportaient des loirs accommodés avec du miel et des pavots. Il y avait aussi, posées sur un gril d'argent, des saucisses grésillantes et, sous le gril, des prunes de Syrie avec des grains de grenade (23).

XXXII. OU L'ON VOIT TRIMALCION FAIRE SON ENTRÉE

Nous étions plongés dans ces splendeurs, quand on nous apporta Trimalcion lui-même aux sons d'une symphonie. On le posa parmi des coussins très rembourrés, spectacle qui fit éclater de rire quelques imprudents ; il avait en effet affublé sa tête chauve d'un voile de pourpre (24) ; autour de son cou, que chargeaient déjà les vêtements, il avait mis une ample serviette avec le laticlave (25) dont les franges retombaient des deux côtés.

Il portait aussi au petit doigt de la main gauche un énorme anneau en toc, et à l'extrémité du doigt suivant un autre plus petit, mais, à ce qu'il me sembla, en or pur, constellé de sortes d'étoiles d'acier (26), et, pour ne pas nous priver du spectacle de ses autres bijoux, il découvrit son bras droit, orné d'un bracelet d'or flanqué tout autour d'une lame d'ivoire éblouissante.

XXXIII. OU TRIMALCION FINIT SA PARTIE

« Mes amis, nous dit-il, en se farfouillant la mâchoire avec un cure-dent d'argent (27), il ne m'était pas agréable de me mettre sitôt à table, mais plutôt que de vous retarder par mon absence, je me refuserais tout plaisir. Me permettez-vous pourtant de finir ma partie ? »Un esclave le suivait, en effet, avec un damier en bois de térébinthe et des dés de cristal. Je noterai ce trait, d'un luxe particulièrement raffiné : au lieu de pions blancs et noirs, il se servait de pièces d'or et d'argent.

Tandis qu'en jouant il débite tout un répertoire de basses plaisanteries, le repas continue : on apporte sur un dressoir une corbeille, dans laquelle était une poule en bois sculpté, les ailes ouvertes et arrondies, comme si elle couvait (28). Aussitôt deux esclaves s'avancent et, au son d'une symphonie, se mettent à fouiller la paille. Ils en retirent peu à peu des oeufs de paon qu'ils distribuent aux convives (29).

Trimalcion contemple la scène. : « Mes amis, dit-il, j'ai fait mettre des oeufs de paon sous cette poule. Et, ma parole, j'ai peur qu'ils ne soient déjà couvés : voyons donc s'ils sont encore mangeables. » On nous remet à cette fin des cuillères qui ne pesaient pas moins d'une demi-livre (30), et nous brisons ces oeufs revêtus d'une pâte onctueuse imitant fort bien la coquille. Pour ma part, je fus sur le point de jeter le mien, car j'y voyais déjà remuer un poulet, quand j'entendis un vieux parasite s'écrier : « Ce doit être quelque chose de fameux » Ayant donc achevé de rompre la coquille, je découvre un bec-figue bien gras entouré de jaunes d'oeufs finement épicés.

XXXIV. OU TRIMALCION ÉTALE SON FASTE ET DISSERTE SUR LA BRIÈVETÉ DE LA VIE

Cependant Trimalcion, interrompant sa partie, se fit apporter tout ce qu'on nous avait déjà servi. D'une voix forte, il donna à ceux qui en voulaient l'autorisation de retourner au vin miellé (31). Tout à coup, sur un signal de la symphonie, les entrées sont enlevées, toujours en chantant, par un choeur d'esclaves.

Dans ce tumulte, un plat d'argent tombe par terre : un esclave s'empresse de le ramasser, mais Trimalcion, qui a l'oeil à tout, fait donner à ce malotru une paire de soufflets et ordonne qu'on rejette le plat par terre. Il fit signe à un balayeur qui pousse ce beau plat d'argent sur un tas d'ordures.
Alors entrent deux Éthiopiens à la longue chevelure, munis de petites outres comme celles dont se servent ceux qui arrosent l'amphithéâtre. Ils nous versent du vin sur les mains. Quant à de l'eau, personne n'en apporte. On complimenta le maître de céans pour ce raffinement inédit. « Mars, dit-il, aime l'égalité (32). Je fais donc assigner à chacun sa table. Ainsi, expliqua-t-il, ces esclaves puant la crasse, moins nombreux, nous feront moins chaud. » Aussitôt on apporte des amphores de cristal soigneusement cachetées, au col desquelles étaient pendues des étiquettes ainsi libellées : Falerne opimien de cent ans (33).

Tandis que nous lisons l'étiquette, Trimalcion bat des mains. « Hélas ! hélas ! s'écrie-t-il, il est donc vrai que le vin vit plus longtemps que nous autres, pauvres petits hommes ! Donc, passons la nuit à boire. Le vin, c'est la vie. C'est de l'Opimien véritable que je vous sers. Hier le vin était moins bon, bien que la société fût beaucoup plus choisie. »

Nous buvions donc, attentifs à ne rien perdre de tant de merveilles, quand un esclave apporte un squelette d'argent (34), si bien ajusté que ses articulations et ses vertèbres se mouvaient avec souplesse dans tous les sens (35). Quand, deux ou trois fois, l'esclave l'ayant mis sur la table, lui eut fait prendre diverses attitudes en agissant sur les ressorts, Trimalcion s'écria :

Hélas ! hélas ! malheureux que nous sommes. Néant que toute cette chétive humanité !

‘ Combien fragile la trame frêle de nos jours fugitifs !’
Voilà comme nous serons tous, quand l’Orcus nous réclamera.
Vivons donc, tant que nous pouvons jouir encore de la vie (36).

XXXV. LE SECOND SERVICE : LE ZODIAQUE

Cette oraison funèbre fut suivie du second service, dont l'importance ne répondit pas à notre attente. Cependant, une invention nouvelle attirait les regards. Un surtout arrondi portait, sur un cercle, les douze signes du zodiaque.

L'architecte de ce chef-d'oeuvre avait placé au-dessus des mets appropriés, ayant un rapport quelconque avec eux. Sur le Bélier des pois tête de bélier, sur le Taureau un rôti de boeuf, sur les Gémeaux des testicules et des rognons, sur le Cancer une couronne, sur le Lion des figues d'Afrique, sur la Vierge une matrice de truie vierge, sur la Balance un peson tenant en équilibre d'une part une tourte, de l'autre un gâteau, sur le Scorpion un petit poisson de mer, sur le Sagittaire un lièvre, sur le Capricorne une langouste, une oie sur le Verseau, deux surmulets sur les Poissons. Au milieu, du gazon aux herbes joliment ciselées supportait un rayon de miel (37).

Un esclave égyptien portait à la ronde le pain chaud dans une tourtière d'argent, tout en estropiant un hymne tiré du mime appelé le marchand de silphium. Nous attaquons sans enthousiasme des mets si communs : « Je vous en prie, dit Trimalcion, mangeons. Nous sommes ici pour cela. »

XXXVI. OU TRIMALCION A DE L'ESPRIT : COUPEZ, COUPEZ !

Il dit, et, au son de la musique, quatre danseurs accourent qui enlèvent la partie supérieure du globe. Ceci fait, nous apercevons au-dessous, c'est-à-dire dans l'autre hémisphère, des volailles grasses, un ragoût de tétines de truies et, au beau milieu, un lièvre, si bien orné de plumes qu'il ressemblait à Pégase.

Aux coins de ce surtout se dressaient quatre satyres dont les outres laissaient couler une saumure délicieusement épicée sur des poissons nageant dans cet Euripe de sauce.

La valetaille donne le signal des applaudissements : nous suivons le mouvement et nous nous attaquons avec un sourire béat à cette chère délicate. Trimalcion, non moins réjoui par cette étonnante invention, ordonna : « Coupez ! » L'écuyer tranchant avance à l'ordre, et, en gestes cadencés, il divise les viandes au son de la musique : on eût dit le cocher parcourant l'arène au son de l'orgue hydraulique.

Cependant, Trimalcion répétait toujours d'une voix monotone : « Coupez ! Coupez ! » Tant d'insistance me parut l'indice de quelque fine plaisanterie. Je me risquai à interroger mon voisin de table. C'était un habitué, déjà familier à ce genre d'amusement : « Vous voyez, me dit-il, celui qui est en train de découper. Eh bien ! il s'appelle Coupez. De sorte que chaque. fois que le maître dit : « Coupez », d'un seul et même mot il l'interpelle et lui donne un ordre.

XXXVII. OU L'ON FAIT CONNAISSANCE AVEC FORTUNATA, ÉPOUSE DE TRIMALCION

Il m'était impossible de manger davantage. Je me tournai donc vers mon voisin pour en tirer le plus de renseignements que je pourrais. Amenant la question de loin, j'en vins à lui demander quelle était cette femme que l'on voyait sans cesse aller et venir. « C'est l'épouse du maître, me répondit-il. On la nomme Fortunata, et il est certain qu'elle mesure l'or au boisseau. - Et d'où sort-elle ? - Sauf votre respect, vous n'eussiez pas voulu recevoir de sa main un morceau de pain (38). Maintenant, sans qu'on puisse dire pourquoi ni comment, elle s'est élevée jusqu'aux nues, et pour Trimalcion elle est tout. C'est au point que si, en plein midi, elle lui dit qu'il fait noir, il le croira (39). Lui-même ignore ce qu'il possède, tant ses richesses sont immenses. Mais ce chameau veille sur tout, et là où on ne l'attend pas on la trouve. Elle boit peu, mange peu ; elle est de bon conseil, avec cela très mauvaise langue, une vraie pie d'oreiller (40) ; quand elle aime, elle aime, mais ceux qu'elle n'aime pas !...

« Quant à Trimalcion, il a des terres qui vont plus loin que ne vole le milan, et, en espèces, des mille et des cents; on voit plus d'argent dans la loge de son concierge que bien des riches n'en possèdent pour tout patrimoine. Il regorge d'or. Quant à ses domestiques, hé ! ma foi ! je ne pense pas, tant ils sont nombreux, qu'un sur dix connaisse le maître. Et cependant, d'un coup de baguette, il les ferait tous rentrer dans un trou de souris.

XXXVIII. OU L'ON FAIT CONNAISSANCE AVEC LES AMIS DE TRIMALCION

« Et n'allez pas croire qu'il ait besoin de rien acheter. Il tire tout de chez lui : la laine, la cire, le poivre, et si vous lui demandiez du lait de ses poules (41), il vous en trouverait aussitôt. Sa laine n'était pas fameuse : pour l'améliorer il a fait acheter des béliers de Tarente. Pour avoir chez lui du miel attique, il a fait venir des abeilles d'Athènes afin d'affiner les siennes par le croisement. Ces jours-ci ne s'est-il pas avisé d'écrire aux Indes qu'on lui envoie de la graine de champignons ! Il n'a pas une mule qui n'ait pour père un onagre. Voyez tous ces lits, il n'y en a pas un dont la laine ne soit teinte en pourpre ou en écarlate. On peut dire que voilà un homme heureux !« Et ses camarades, affranchis comme lui, vous auriez tort de les mépriser (42). Ils sont tous devenus de gros personnages. Voyez-vous celui-là, là-bas, qui a la plus mauvaise place au plus mauvais côté de la table ? Il a pourtant ses huit cent mille sesterces aujourd'hui. Il est parti de rien ; autrefois il était porteur de bois. A ce qu'on raconte - moi je n'en sais rien, mais je l'ai entendu dire - ayant trouvé moyen de voler son chapeau à un incube (43) il a dernièrement découvert un trésor. Moi je ne suis jaloux de personne ; tant mieux pour ceux qu'un dieu favorise. Pourtant s'il est affranchi, il n'a pas reçu encore le soufflet (44). Mais il ne s'en porte pas plus mal. Aussi dernièrement faisait-il afficher : Pompeius Diogenes met aux calendes de juillet (45) sa mansarde en location, s'étant acheté une maison bourgeoise. »- « Et celui-là qui est à la place des affranchis (46), qui est-ce ? Voyez comme il se soigne ! - Je ne l'en blâme pas. Il avait décuplé son patrimoine, quand son affaire tourna mal. Je ne crois pas qu'à l'heure qu'il est il soit propriétaire même des cheveux qu'il a sur la tête ; et certes ce n'est pas sa faute, car il n'y a pas plus honnête homme au monde : ce sont quelques fripons d'affranchis qui lui ont tout pris. Sachez-le, jeune homme, dès que votre marmite ne bout pas bien et que vos affaires déclinent, adieu tous les amis. - Et quel honnête métier exerçait-il pour en arriver là ? - Voici : il était entrepreneur des pompes funèbres. Sa table était servie comme celle d'un roi : ce n'était que sangliers entiers avec leurs soies, pièces de pâtisserie, oiseaux, cerfs, poissons, lièvres. Ses commensaux jetaient plus de vin sous la table que bien d'autres n'en ont en cave. - Mais c'était un rêve qui n'avait rien d'humain ! - Aussi, sentant son crédit s'ébranler, pour cacher à ses créanciers le trouble de ses affaires, il fit poser cette affiche : Julius Proculus vendra à l'encan le superflu de son mobilier.

XXXIX. OU TRIMALCION EXPLIQUE LES DOUZE SIGNES DU ZODIAQUE

Trimalcion interrompit ces confidences si intéressantes. On avait enlevé déjà le second service. Le vin égayait les convives et la conversation commençait à devenir générale .« Je vous engage, dit notre hôte, en s'appuyant sur son coude (47), à savourer ce vin : buvons assez pour que nagent les poissons que nous avons mangés. Je vous le demande, pensez-vous que je me contente des plats qui remplissaient les compartiments de ce surtout ? Ce serait mal connaître les ruses d'Ulysse (48). Mais quoi ? Même en mangeant, ne négligeons pas la science. Que les cendres de mon ancien maître reposent en paix : c'est lui qui a fait de moi un homme entre les hommes. Aussi ne peut-on rien me présenter dont la nouveauté me prenne au dépourvu : je vais donc, mes bien chers, vous expliquer les mystères du globe que vous avez vu. Le ciel où habitent douze dieux prend successivement la figure de chacun d'eux. Voici tout d'abord le Bélier. Quiconque naît sous ce signe possède beaucoup de troupeaux, beaucoup de laine, et en outre, une tête dure, un front sans pudeur, une corne menaçante. Beaucoup de savants et de chicaniers vivent sous son influence. »

Nous applaudissons à cette fine plaisanterie et notre astrologue continue : « C'est ensuite le Taureau qui règne sur la voûte entière des cieux. Alors naissent les récalcitrants, les bouviers, ceux qui ne songent qu'à manger. Sous les Gémeaux, ceux qui aiment aller par deux comme les chevaux, les boeufs, les testicules et ceux qui partagent leurs faveurs entre les deux sexes (49). C'est sous le Cancer que je suis né. Donc, j'ai un pied partout : mes possessions s'étendent et sur mer et sur terre. Car le Cancer s'adapte aux deux éléments. Je n'ai rien voulu poser sur ce signe pour ne pas écraser mon horoscope. Sous le Lion naissent les dévorants et les autoritaires ; sous la Vierge, les efféminés, les fugitifs, les porteurs de chaînes ; sous la Balance, les bouchers, les parfumeurs, et quiconque vend sa marchandise au poids ; sous le Scorpion, les empoisonneurs et les assassins ; sous le Sagittaire, ceux qui louchent, qui regardent les légumes pour voler le lard ; sous le Capricorne, les portefaix auxquels, sous la charge, pousse du cal ; sous le Verseau, les cabaretiers et aussi les gourdes ; sous les Poissons, les cuisiniers et les rhéteurs. Ainsi tourne le monde, comme une meule, et toujours en tournant il fait quelque mal, que les hommes naissent ou qu'ils périssent.

Enfin, au milieu, vous avez vu du gazon avec, au-dessus, un rayon de miel. Cela non plus n'est pas fait au hasard. La terre, notre mère, s'arrondit comme un oeuf au centre de l'univers et, dans son sein, renferme tous les biens possibles : et c'est là le rayon de miel. »

XL. ENTRÉE D'UN SANGLIER

Bravo ! crions-nous tous en choeur, et levant la main ; nous jurons qu'Hipparque et qu'Aratus (50) ne sont pas hommes à mettre en parallèle avec notre hôte. Mais les serviteurs font leur entrée et posent sur les lits des tapis, où sont représentés des filets, des piqueurs avec leurs épieux, enfin tout l'attirail de la chasse.

Nous ne savions pas à quoi nous attendre quand un grand bruit se fit hors de la salle. Et aussitôt des chiens de Laconie s'y précipitèrent en courant autour de la table. A leur suite venait un plateau sur lequel se carrait un sanglier de la plus forte taille (51). Il était coiffé d'un bonnet d'affranchi, et de ses défenses pendaient deux corbeilles, en branches de palmier, pleines, l'une de dattes de Syrie, l'autre de dattes de la Thébaïde. Il était entouré de marcassins, faits de pâte cuite au four qui, comme tendus vers les mamelles, indiquaient que c'était une laie. Nous fûmes autorisés à les emporter. (52)

Pour dépecer ce sanglier, ce ne fut pas ce Coupez qui avait servi les volailles qui se présenta, mais un barbu très grand, aux jambes entourées de bandelettes et portant un habit de chasseur. Tirant son couteau de chasse, il en donna un grand coup dans le flanc du sanglier : par la plaie béante sort un vol de grives. Des oiseleurs étaient là avec des gluaux qui, en un instant, s'emparèrent des oiseaux volant autour de la salle. Trimalcion en fait donner un à chacun de nous, et il ajoute : « Voyons un peu de quelle sorte délicate de glands se nourrissait ce gourmand. » Aussitôt des esclaves s'emparent des corbeilles suspendues aux défenses et distribuent par portions égales les dattes de Syrie et de Thébaïde aux soupeurs.

XLI. OU TRIMALCION AFFRANCHIT BACCHUS ET VA A LA GARDE-ROBE

Quant à moi, qui étais placé un peu à l'écart, je faisais toutes sortes de réflexions sur le bonnet d'affranchi de ce sanglier. Ayant épuisé les hypothèses les plus bizarres, je finis par me résoudre à questionner le voisin qui m'avait déjà si obligeamment renseigné, sur le point qui me tourmentait. « L'esclave même qui vous sert, répondit-il, aurait pu sans peine vous répondre, car ce n'est pas une énigme. Rien de plus simple : ce sanglier, servi hier à la fin du repas, fut renvoyé intact par les convives rassasiés. Ainsi rendu à la liberté, il reparaît aujourd'hui sur la table comme affranchi. »

Pestant contre ma stupidité, je n'osai plus rien demander, de peur de passer pour un homme n'ayant jamais soupé dans le monde.
Pendant ce colloque, un très bel esclave, couronné de pampre et de lierre, et se donnant tour à tour les noms de Bromius, de Lyéus ou d'Evius, enfin tous les noms de Bacchus, portait à la ronde des raisins dans une corbeille, tout en chantant d'une voix suraiguë des vers du maître. A ce bruit, Trimalcion se retourne : « Dionysos, s'écrie-t-il, sois Libre ! » C'était dire : Bacchus, sois Bacchus, puisque ce dieu est appelé tantôt Dionysos, tantôt Libre. Mais c'était dire aussi : Esclave Dionysos, sois libre (53). Sur ce bon mot, l'esclave ôte au sanglier et met sur sa tête le bonnet, signe de l'affranchissement (54).

« Et maintenant, ajouta Trimalcion, vous ne pouvez nier que nous avons parmi nous le dieu Bacchus. » Nous applaudissons à cette plaisanterie et chacun à la ronde couvre de baisers cet esclave.
Là-dessus, Trimalcion quitte la table pour aller faire ses besoins. Cette absence de notre tyran, en nous donnant un moment de liberté, ranime les conversations des con-vives (55). Dama s'écrie, ayant demandé des coupes un peu plus grandes : « Qu'est-ce qu'un jour ? Le temps de se retourner, et voilà la nuit : c'est pourquoi rien n'est meilleur que d'aller tout droit du lit à la table. Nous venons d'avoir un joli froid : c'est à peine si le bain m'a réchauffé : une bonne boisson chaude est la meilleure des fourrures (56). J'ai bu comme un portefaix, et je suis complètement ivre : le vin m'a brouillé la cervelle. »

XLII. OU L'ON PRONONCE UNE ORAISON FUNÈBRE

Mais Séleucus se mêlant à la conversation : « Moi non plus, dit-il, je ne me baigne pas tous les jours ; le baigneur est un vrai foulon. L'eau a comme des sortes de dents qui rongent notre corps chaque jour. Mais, quand je me suis introduit une potée de vin miellé, je me moque bien du froid. - Du reste, pas moyen de me baigner aujourd'hui : j'ai été à un enterrement, celui d'un homme bien gentil, ce brave Chrysanthe, qui vient de rendre l'âme. Hier encore-il m'appelait ; je me vois encore causant avec lui. Hélas ! nous ne sommes que des outres gonflées de vent qui marchent dans la vie ! Nous sommes moins que des mouches ; elles ont au moins quelques propriétés, tandis que nous, pauvres bulles de savon... Eh quoi ? n'était-il pas assez sobre ? Pendant cinq jours, pas une goutte d'eau, pas une miette de pain ! Et malgré tout, le voilà parti...
Ce sont tous ces médecins qui l'ont perdu, ou plutôt sa mauvaise chance. Car que peuvent au fond les médecins ? ce ne sont guère que des marchands d'espérance.

Enfin, il a eu un bel enterrement ; on l'a porté sur son lit de festin, dans de confortables couvertures, et il a été pleuré tout à fait convenablement ; il avait affranchi quelques esclaves. Aussi sa femme ne pleurait que d'un oeil (57). Qu'eût-ce été s'il n'avait pas été si gentil avec elle ? Mais les femmes, ah ! les femmes ! Elles ont toutes la nature du, milan ; leur faire du bien c'est comme si on jetait de l'eau dans un puits : pour elles, un amour ancien n'est plus qu'un chancre rongeur. »

XLIII. OU L'ON ENTEND QUELQUES CANCANS

Alors un certain Phileros déclara : « Occupons-nous des: vivants. Votre Chrysanthe a tout ce qu'il mérite ; il a vécu. avec honneur, on l'enterre avec honneur... Qu'a-t-il à se plaindre ? Il est parti de rien : dans le temps il aurait ramassé un sou avec ses dents sur une merde. Et puis il a grossi, grossi comme un rayon de miel. J'estime, ma parole, qu'il laisse bien net cent mille sesterces, et tout en argent comptant !...
Tout ce que je vous dis là est vrai. Je ne sais pas mentir, moi, j'ai mangé une langue de chien. Il avait la langue pointue ; il était bavard et c'était la discorde faite homme.

« Parlez-moi de son frère, un homme de coeur, ami pour ses amis qui avait la main large et tenait table ouverte ; à ses débuts il faillit faire un faux pas. Mais à la suite d'une bonne vendange il se retrouva d'aplomb, il vendit son vin le prix qu'il voulut, et, ce qui lui donna de l'estomac, il fit un héritage, dans lequel il trouva moyen de s'approprier beaucoup plus que sa part.

« Alors votre brute de Chrysanthe, furieux contre son frère, a laissé tous ses biens à je ne sais qui. Renoncer à sa famille, c'est renoncer à tout. Mais ce n'est pas étonnant, il écoutait ses esclaves comme des oracles : ce sont eux qui l'ont perdu. Quand on prend garde à tout ce qu'on vous dit, on ne fait rien de bon, surtout si on est dans les affaires.

« Il faut pourtant avouer qu'il gagnait beaucoup ; toute sa vie il a eu une chance qu'il ne méritait pas. C'était un vrai Fils de la Fortune : sous sa main le plomb se changeait en or. Il n'est pas difficile de réussir quand la besogne vous arrive toujours toute mâchée. Et, d'après vous, quel âge avait-il ? Soixante-dix ans, et davantage ! Mais il était bâti à chaux et à sable et portait gaillardement la vieillesse ; il était encore noir comme un corbeau. Je l'avais connu depuis toujours et, à son âge, il se payait encore des femmes. Je crois bien que le vieux dégoûtant s'en prenait même aux animaux. En tout cas, il était très porté sur les gosses. Toute selle lui allait. Qui pourrait le blâmer ? C'est tout ce qu'il emporte dans la tombe ! »

XLIV. OU L'ON FAIT UN PEU DE POLITIQUE

Ainsi dit Phileros, et aussitôt Ganymède : « Vous racontez des histoires qui ne riment à rien, et personne ne songe combien la famine déjà nous mord ! De toute la journée, je vous le jure, pas moyen de me procurer un morceau de pain. Et la cause ? Cette sécheresse qui n'en finit pas. Voilà un ail qu'on meurt de faim. La peste soit des édiles qui s'entendent avec les boulangers : passe-moi la casse et je te passerai le séné ! C'est toujours le petit qui souffre pendant que ces gros requins font la fête à ses dépens.« Ah ! si nous avions encore ces gars que j'ai trouvés ici en arrivant d'Asie ! C'est dans ce temps-là qu'il faisait bon vivre ! Si le blé se vendait moins cher en Sicile, ils vous retournaient, tous ces pantins de magistrats, qu'on aurait cru que Jupiter leur en voulait.« J'étais enfant alors, mais je me rappellerai toujours Safinius. Il habitait près du vieil arc de triomphe. Ce n'était pas un homme, c'était un vif-argent. Partout où il passait, il mettait tout en feu. Mais correct, solide, ami de ses amis ; on aurait joué à la mourre avec lui dans le noir (58). Et il fallait le voir dans la curie. Il vous maniait ses gens comme des balles ; il n'allait pas chercher de figures de rhétorique, mais courait droit au but. Et au forum ! Quand il plaidait, sa voix montait par degrés comme une sonnerie de clairon (59). Et jamais fatigué : il ne suait ni ne crachait ; je pense qu'il avait un remède pour cela (60).

Et puis si gentil : il vous rendait vos saluts, il vous appelait par votre nom ; on l'aurait pris pour un de nous. Aussi pendant qu'il était édile, les vivres étaient pour rien. Vous achetiez à deux un pain d'un sou et vous ne pouviez arriver à le finir ; maintenant j'en vois de moins gros que l'oeil d'un boeuf. Hélas ! hélas ! tout va de mal en pis dans cette colonie. Tout y croît à rebours, tout comme la queue du veau qui va s'amincissant.
« Mais peut-il en être autrement ? Nous avons un édile qui ne vaut pas un clou ; pour un sou il vendrait notre peau. Aussi, chez lui, il ne se fait pas de bile ; il reçoit plus d'argent en un jour qu'un honnête homme n'en a pour tout bien. Je connais une affaire qui lui a valu mille deniers d'or.
« Si nous avions un peu de couilles, il ne s'amuserait pas tant. Mais voilà bien les gens d'aujourd'hui : chez eux, des lions ; dès qu'il faut se montrer, des renards. Pour mon compte, j'ai déjà mangé mes quelques frusques, et si cette cherté persiste, il me faudra vendre ma bicoque. Que va-t-il arriver, en effet, si ni les dieux ni les hommes ne prennent en pitié cette colonie ? »

« Quant à moi, sur tout ce qui m'est le plus cher, j'en suis à voir dans toutes ces misères la volonté des immortels (61).

Personne, en effet, ne croit qu'il y ait des dieux au ciel, personne n'observe les jeûnes ; on ne se, soucie pas plus de Jupiter que d'un fétu. Mais tous, aveugles pour le reste, ne songent qu'à compter leur or. Autrefois les femmes, en robes traînantes (62), pieds nus, les cheveux épars, et sur tout l'âme pure, allaient au Capitole implorer Jupiter pour qu'il envoie la pluie ; aussi pleuvait-il à pleins seaux : tout de suite ou jamais ! Et on revenait, tout crottés comme des barbets. Mais maintenant, les dieux restent dans leur gaine de laine (63), à cause de notre impiété, et nos champs sont stériles (64). »

XLV. OU L'ON CAUSE SPORTS

« Parle mieux, je t'en prie, dit le fripier Échion. Comme ci, comme ça, disait ce paysan, qui recherchait un cochon de deux couleurs. De même la vie : ce qui n'arrive pas  aujourd'hui arrivera demain. Il n'y aurait pas de meilleur pays que celui-ci, si seulement il y avait des hommes. Il souffre en ce moment, mais il n'est pas le seul. Il ne faut pas nous montrer trop difficiles. Le même soleil luit pour tout le monde. Si tu étais ailleurs, tu dirais qu'ici les alouettes tombent du ciel toutes rôties.

« N'allons-nous pas avoir dans trois jours une fête magnifique, un combat où figureront non seulement des gladiateurs, mais un grand nombre d'affranchis (65). Titus, mon maître, est un homme aux vues larges, qui a le cerveau toujours en ébullition : il y aura quelque chose d'extraordinaire d'une manière ou de l'autre. Je le connais bien, étant de la maison. Il ne fait pas les choses à moitié. Il donnera aux combattants le fer le meilleur ; il leur refusera le droit de fuir. Nous sommes donc sûrs d'assister à un magnifique carnage. Et il a de quoi se payer ça. Il a hérité de trente millions de sesterces à la mort de son père. Quand bien mémé il en gaspillerait quatre cent mille, sa fortune n'en souffrira pas, et il y gagnera une gloire impérissable.

« Il a déjà pour ce spectacle quelques petits chevaux gaulois avec une conductrice de char à la gauloise, et surtout l'intendant de Glycon, qui s'est fait pincer pendant qu'il était en train de combler d'aise sa maîtresse. Les uns prennent parti pour le mari jaloux, les autres pour l'amant : il y aura de quoi rire. En attendant, Glycon, ce vieux grigou, jette son intendant aux bêtes (66). C'est se donner en spectacle de gaîté de coeur. En quoi l'esclave est-il coupable ? Il lui fallait bien obéir à sa maîtresse. C'est plutôt ce sac à foutre qu'il fallait jeter au taureau (67). Mais quand on ne peut frapper l'âne on se venge sur le bât. Du reste, Glycon aurait dû se douter que la fille d'Hermogène ne ferait pas une bonne fin. Autant vouloir couper les ongles à un milan en plein essor. Une couleuvre n'engendre par une corde (68). Glycon a tendu la joue : le voilà marqué pour la vie d'une tache que seule la mort effacera : à chacun de porter les conséquences de ses actes.

« Mais je subodore déjà le festin que Mammea va nous donner : il y aura bien deux deniers d'or pour moi et les miens. S'il fait cela, puisse-t-il supplanter complètement Norbanus dans la faveur publique et voguer à pleines voiles vers la fortune.

« Et, en définitive, qu'est-ce que l'autre a fait de bon ? Il nous a exhibé des gladiateurs de quatre sous, déjà si décrépits qu'un souffle les eût fait tomber. Ils n'étaient pas même bons pour être exposés aux bêtes. Il y avait des cavaliers combattant aux flambeaux : ils avaient l'air de vraies poules mouillées. L'un engourdi, l'autre cagneux, le troisième, qui le remplaça quand il tomba mort (69), un cadavre sur un cadavre : ses nerfs coupés ! Seul un Thrace fut à peu près potable ; encore, insuffisamment entraîné, semblait-il répéter une leçon apprise. A la fin on les a tous passés aux étrivières, tant le public, qui était nombreux, avait dû crier de fois : « Allez-y ! Poussez-les ! » Bref, une vraie déroute.

« A la sortie, Norbanus me dit : « Hein, je vous en ai donné, des jeux ! - Et moi, répondis-je, je vous en ai donné des applaudissements ! Comptons sérieusement : j'ai plus donné que reçu. Une main lave l'autre, dit le proverbe. »

XLVI. OU L'ON S'ENTRETIENT DE PÉDAGOGIE

« II me semble, Agamemnon, vous entendre dire : Que nous débite là ce raseur. Pourquoi vous, qui savez parler, ne dites-vous rien ? Parce que nous ne sommes pas de votre monde, vous vous moquez de nos piètres propos. Nous savons bien que vous êtes très entiché de votre savoir. Mais pourtant je vous persuaderai bien quelque jour de venir à la campagne visiter ma maisonnette. Nous y trouverons encore de quoi manger : un poulet, des oeufs. Nous passerons un bon moment, quoique cette année tout ait bien souffert des changements de temps. Mais nous trouverons toujours de quoi nous garnir le ventre.

« Il y aura aussi mon gosse, votre futur élève. Il commence à pousser et connaît déjà les quatre parties du discours. Si les dieux lui prêtent vie, vous l'aurez toujours à vos côtés comme un petit esclave. Car dès qu'il a un moment on ne peut plus lui tirer le nez de ses livres. Il a de l'intelligence et une heureuse nature.

« Sa maladie, c'est la chasse aux oiseaux. Je lui ai déjà tué trois chardonnerets et je lui ai dit que c'était la belette qui les avait mangés : mais il en a trouvé d'autres. Il aime beaucoup faire des vers. Du reste, il a déjà envoyé le grec au diable et il commence à mordre au latin, quoique son maître se gobe trop et n'ait pas de suite dans les idées : il connaît bien son affaire, mais c'est un flemmard. Le petit a aussi un autre maître qui ne sait pas grand'chose, mais qui est tout ce qu'il y a de consciencieux, tant et si bien qu'il enseigne même ce qu'il ne sait pas. II s'amène généralement les jours de fête et se contente du peu qu'on lui donne.

 Je viens d'acheter à mon gamin des bouquins rouges (70) : je veux qu'il goûte un peu du droit ; ça peut servir à la maison et c'est une science qui nourrit son homme : il n'est déjà que trop entiché de littérature. S'il mord au droit, je lui ferai prendre un métier, barbier, crieur public ou même avocat (71), un métier enfin que rien ne puisse plus lui enlever des mains que la mort. Aussi je lui répète tous les jours :
« Mon aîné, crois-moi, tout ce que tu apprends, c'est autant pour toi. Vois l'avocat Philéros ; s'il n'avait pas étudié, aujourd'hui il crèverait la faim. Il n'y a pas si longtemps ce n'était qu'un pauvre portefaix. Maintenant il peut entrer en ligne contre Norbanus. La science est un trésor, et un métier acquis est un bien qu'on ne perd jamais. »

XLVII. OU TRIMALCION, SOULAGÉ, VEUT QUE CHACUN SE SOULAGE A SON GRÉ

La conversation en était là quand Trimalcion revint des lieux. Il essuya les parfums qui coulaient de son front, se lava les mains, et, tout de suite : « Pardonnez-moi, dit-il, mes amis. Voilà plusieurs jours déjà que je suis constipé : le ventre ne va pas et les médecins ne s'y retrouvent plus. Un seul remède m'a fait du bien : c'est de la peau de grenade et du pin dans du vinaigre.

« J'espère que mon ventre va se décider à se tenir convenablement ; autrement, quand il se met à lâcher des bruits, vous croiriez entendre un taureau. C'est pourquoi si quelqu'un de vous a envie de faire ses besoins, il n'a pas à se gêner. Nous sommes tous nés avec un sac à merde dans le ventre. Pour ma part, je ne connais pas de plus grand supplice que de me retenir. C'est le seul acte que Jupiter ne soit pas assez puissant pour défendre. Tu ris, Fortunata : pourtant, toutes les nuits le vacarme de tes entrailles m'empêche de fermer l'oeil. Même à table, je n'ai jamais empêché personne de se soulager. Ça fait tant de bien. Les médecins eux-mêmes défendent de se retenir.

« S'il s'agissait d'un plus gros besoin, j'ai tout fait préparer dehors : l'eau, la table de nuit et les autres petits ustensiles. Croyez-moi, quand les renvois remontent au cerveau, il y a un contre-coup dans le corps tout entier. J'en sais plusieurs qui se sont laissés mourir ainsi plutôt que d'avouer leur gêne. » Nous rendons hommage à la tolérance et à l'indulgence de notre hôte, tout en noyant nos rires dans de multiples rasades.

Après tant de magnificences, on pouvait tirer l'échelle. Nous ne nous doutions guère que nous n'étions encore, comme on dit, qu'au milieu de la pente : toujours au son de la musique, on nettoie la table à fond, puis on nous présente trois cochons blancs muselés et agrémentés de clochettes. L'esclave chargé d'annoncer les plats déclare que l'un a deux ans, l'autre trois et que le dernier est déjà vieux. Je crus à un numéro de cirque : c'était sans doute des porcs acrobates dressés à faire des tours merveilleux. Trimalcion coupa court à nos incertitudes : « Lequel des trois, dit-il, voulez-vous qu'on vous serve sur-le-champ ? A la campagne, on prépare ainsi un poulet, un faisan ou autres bagatelles. Mes cuisiniers, eux, sont outillés pour faire bouillir à la fois un veau entier. »

Sur ce, il fait appeler le cuisinier et, sans attendre notre choix, il lui ordonna d'égorger le plus vieux. Puis, forçant la voix : « De quelle décurie es-tu ? lui dit-il. - De la quarantième. - Né chez moi ou acheté ? - Ni l'un ni l'autre : je vous ai été légué par Pansa. - Arrange-toi pour nous servir vite, sans quoi je te flanque dans la décurie des valets de basse-cour (72). » Le cuisinier, sachant à quel maître il avait affaire, ne se le fit pas dire deux fois et courut à la cuisine, traînant par la laisse son rôti.

XLVIII. OU TRIMALCION CONVERSE AVEC UN LETTRÉ
Ce terrible maître nous montre aussitôt une bonne figure débonnaire : « Si ce vin ne vous plaît pas, dit-il, nous allons en changer. S'il est bon, montrez-le en y faisant honneur. Grâces aux dieux, il ne me coûte point d'argent, car tout ce qui concerne la gueule pousse dans une de mes métairies que je n'ai, du reste, jamais vue. Il paraît qu'elle est sur les confins de Terracine et de Tarente (73). J'ai dans l'idée d'adjoindre la Sicile à mon petit domaine, afin que, s'il me prenait fantaisie d'aller en Afrique, je fasse cette navigation sans sortir de mon domaine.

« Mais racontez-moi (74), Agamemnon, la déclamation que vous aviez prononcée aujourd'hui. Moi que vous voyez, si je ne plaide pas, j'ai pourtant travaillé les lettres par principes. Et n'allez pas croire que je n'aime pas l'étude : j'ai acheté deux bibliothèques, une grecque et une latine. Donc, si vous m'aimez, ô Agamemnon, faites-moi l'analyse de votre discours. »

L'autre commença : « Un pauvre et un riche étaient brouillés. - D'abord, un pauvre, qu'est-ce que c'est que, ça ? s'écria Trimalcion. - Très joli », répondit Agamemnon, et il s'engagea dans je ne sais quelle argumentation. Mais aussitôt Trimalcion : « Pardon, si c'est un fait réel, il n'y a pas à discuter ; s'il n'est pas réel, ce n'est rien. » Nous nous répandons en louanges sur ces fariboles et autres de la même farine.
« Je vous prie, Agamemnon, mon très cher, dit-il, vous souvient-il des douze travaux d'Hercule et de la fable d'Ulysse ? Et comment le Cyclope lui rabattit le pouce avec une baguette ? Combien de fois, quand j'étais petit, l'ai-je lu dans Homère: ? J'ai même vu, de mes yeux vu, la Sibylle de Cumes suspendue dans une fiole, et quand les enfants lui demandaient, en grec : « Sibylle, que veux-tu ? » la pauvre répondait, en grec aussi : « Je veux mourir. »

XLIX. LE CUISINIER DISTRAIT ET LES MERVEILLES QUI S'ENSUIVIRENT

Il aurait divagué longtemps, mais on servit l'énorme porc sur un plateau qui occupa toute la table (75). Nous nous récrions sur la diligence du cuisinier ; nous jurons qu'il n'y avait pas eu le temps de rôtir un poulet... Et ce d'autant plus que ce porc cuit nous paraissait beaucoup plus grand qu'un instant avant le porc vivant (76).

Mais voilà que Trimalcion le scrute d'un regard qui se fait de plus en plus sévère : « Comment, comment, on ne l'a pas vidé ? Ma parole, il l'a oublié. Vite, vite, ici le cuisinier ! » Le pauvre diable avance et avoue qu'il a oublié... « Comment, oublié ? crie Trimalcion. On croirait à l'entendre qu'il a seulement négligé le poivre ou le cumin : Habit bas ! »

Cela ne traîna pas. Le cuisinier est dépouillé et remis, désolé, entre les mains de deux bourreaux. Nous nous interposons, nous supplions : « Cela arrive souvent : Laissez-le, pour aujourd'hui. S'il recommence, personne ne prendra plus son parti... »

Quant à moi, qui suis sans doute bien féroce, je ne pus me retenir de dire à l'oreille d'Agamemnon : « Je trouve que voilà un bien mauvais esclave. Néglige-t-on de vider un porc ! Pour ma part, je ne lui pardonnerais pas même d'oublier de vider un poisson. » Tel ne fut pas sans doute l'avis de Trimalcion, car, se déridant subitement, il s'écria gaîment : « Eh bien, puisque tu as si mauvaise mémoire, vide-le au moins maintenant devant nous. » Le cuisinier remet sa tunique, saisit un couteau, frappe au ventre de-ci de-là d'une main encore mal assurée. Ce ne fut pas long : des plaies béantes, entraînés par leur propre poids, se précipitent en avalanche des guirlandes de saucisses et de boudins.

L. COMMENT CORINTHE ET SON AIRAIN APPARTIENNENT A TRIMALCION

A ce prodige, tous les esclaves d'applaudir en criant : Vive Gaïus ! Non seulement le cuisinier fut admis à l'honneur de boire avec nous, mais il reçut une couronne d'argent, et la coupe qu'on lui présenta était de bronze de Corinthe. Comme Agamemnon l'examinait en connaisseur : « Je suis seul, déclara Trimalcion, à avoir du vrai corinthe. »

Je m'attendais, avec sa manie de l'ostentation, à ce qu'il nous annonçât qu'on fabriquait exprès pour lui des vases de Corinthe. Mais il fit mieux : « Vous allez me demander sans doute pourquoi je suis seul à posséder du vrai corinthe ? Eh bien ! parbleu, parce que celui qui me les fait s'appelle Corinthe. Et qui donc peut à bon droit se vanter de posséder du corinthe, sinon celui qui est le maître de Corinthe lai-même ?
« Et n'allez pas me prendre pour un ignorant, car je sais fort bien quelle est l'origine première de ce métal. Après la prise de Troie, Annibal, homme subtil et fieffé fripon, fit porter toutes les statues et d'airain et d'argent et d'or sur un seul bûcher auquel il mit le feu : tous les métaux se mélangèrent. Alors de cette masse les ouvriers s'emparèrent pour en faire des plats, des bassins, ses statuettes. Ainsi naquit l'airain de Corinthe, amalgame de trois métaux et qui n'est ni l'un ni l'autre (77).

« Pardonnez-moi ce que je vais dire. Eh bien, j'aime mieux le verre. D'autres ont un avis différent. Mais, s'il n'était pas si fragile, je le préférerais à l'or. Tel quel on le méprise aujourd'hui.

LI. MIRIFIQUE ET TERRIBLE HISTOIRE DU VERRE INCASSABLE

« Pourtant, dans le temps, un ouvrier trouva moyen de fabriquer un vase de verre impossible à briser. Admis devant César pour le lui offrir en présent, il le lui redemanda et le jeta sur le pavé. L'empereur ne put qu'avoir les plus vives inquiétudes pour le cadeau qu'il avait reçu. Mais l'autre ramassa le vase, qui n'était que bossué. Tirant alors un petit marteau de sa ceinture, il le répara tranquillement, comme s'il eût été d'airain. Après ce beau chef-d'oeuvre il pensait que l'Olympe allait s'ouvrir devant lui quand César lui dit : « Quelque autre que toi connaît-il la recette de ce verre ? Réfléchis bien à ta réponse ! - Personne, répondit l'artisan. Immédiatement, César lui fit trancher la tête, dans la crainte que son secret divulgué ne fît de l'or un métal vil (78).

LII. OU TRIMALCION SE RÉVÈLE AMATEUR DE VASES D'ARGENT ET DE DANSES OBSCÈNES

« Pour moi, je suis grand amateur des bibelots d'argent. J'ai des coupes de ce métal qui contiennent environ une urne, plus ou moins ; j'ai Cassandre égorgeant ses enfants, et les pauvres petits sont là étendus morts, qu'on croirait que c'est vivant. J'ai mille aiguières que Mys, le grand orfèvre, a léguées à mon patron : on y voit Dédale enfermant Niobé dans le cheval de Troie. J'ai aussi sur des coupes le combat d'Herméros et de Pétracte (79). Toutes sont d'un grand poids. Et ce que j'achète, dites-le-vous bien, je ne le revendrais à aucun prix. »

Pendant ce bavardage, un esclave laisse tomber une coupe. Trimalcion le regarde du haut en bas : « Allons, vite, dit-il, punis-toi toi-même, puisque tu n'es qu'un écervelé. » L'autre ouvrait déjà la bouche pour demander grâce : « Qu'as-tu à m'implorer ? interrompit Trimalcion. Comme si je te voulais du mal ! Tâche seulement de prendre sur toi de ne plus te montrer si étourdi. » Enfin, sur nos instances, il le tient quitte.

Cet incident réglé, il se met à courir autour de la table en criant : « Enlevez l'eau ; plus rien que du vin ! » Nous nous extasions sur ces fines plaisanteries et plus que tout autre Agamemnon, qui connaissait bien la recette pour se faire inviter à nouveau. Sensible à nos louanges, Trimalcion se remit à boire avec plus d'entrain. Presque ivre, il demande : « Personne n'invitera donc ma Fortunata à danser ? Croyez-m'en, elle n'a pas sa pareille pour mener le chahut (80) » Et lui-même, les mains en l'air, se met à contrefaire le bouffon Syrus (81), tandis que toute la valetaille chante un choeur : « Et il allait se lancer, sans Fortunata qui lui parla à l'oreille, pour lui représenter sans doute que ces folies dégradantes ne seyaient guère à un homme de son importance. Je n'ai jamais vu humeur plus inégale, car tantôt il écoutait sa Fortunata, tantôt il retombait dans sa vulgarité naturelle.

LIII. OU TRIMALCION CONSACRE UN INSTANT A SES AFFAIRES

Un greffier vint couper court à ses velléités chorégraphiques. Du ton dont il eût publié des actes officiels, voici ce qu'il nous fit savoir : « Le VII des calendes de juillet sont nés dans le domaine de Cumes, appartenant à Trimalcion, trente garçons et quarante filles. On a transféré de l'aire dans les greniers cent mille boisseaux de froment, et mis sous le joug cinq cents boeufs. Le même jour, l'esclave Mithridate a été mis en croix pour avoir blasphémé le génie tutélaire de Gaïus notre maître. Le même jour, on a mis en caisse dix millions de sesterces dont on n'a pu trouver le remploi. Le même jour s'est propagé dans les jardins de Pompée un incendie qui a pris naissance chez le fermier Nasta. »

« Comment, s'écria Trimalcion ! Et quand donc m'a-t-on acheté les jardins de Pompée ? - L'an dernier, répondit le greffier, et c'est pour cela qu'ils ne sont pas encore portés en compte. » Trimalcion écumait : « Quels que soient, cria-t-il, les biens que l'on m'achète, si je n'en sais rien dans les six mois, je défends qu'on me les porte en compte. »
Déjà on passait à la lecture des ordonnances des édiles : les testaments des gardes des forêts en faveur de Trimalcion étaient cassés, malgré les excuses présentées au Prince (82). Vint ensuite le rôle des fermiers ; et puis des histoires ! une affranchie répudiée par un inspecteur des domaines qui l'avait pincée en train de se livrer à un garçon de bains ; un portier relégué à Baïes ; un intendant poursuivi pour ses malversations ; le jugement tranchant les démêlés des valets de chambre.

A ce moment entrent des danseurs de corde : un baladin insipide, se plantant là avec une échelle, fit grimper jusqu'au haut un jeune garçon qui, rendu là, se mit à danser en chantant, à traverser des cerceaux en flammes et à tenir une cruche avec ses dents. Trimalcion était seul à admirer ces acrobates et déplorait qu'un tel art fût aussi méconnu. Il avouait n'adorer que deux choses au monde : les danseurs de corde et les sonneurs de cors ; à part cela, tout animal, tout bouffon était indigne à son goût d'une minute d'attention. « J'avais aussi acheté des comédiens, dit-il, mais j'ai fini par ne leur faire jouer que des atellanes (83), et au Grec qui les accompagnait sur sa flûte, j'ai prescrit de n'avoir à jouer désormais que nos airs latins. »

LIV. OU TRIMALCION EST PUNI DE SA PASSION POUR LES ACROBATES

Au beau milieu de son discours, le petit acrobate dégringole sur lui. La valetaille s'exclame, les convives également : non par pitié pour un être aussi puant, qu'ils auraient vu avec plaisir se rompre le cou, mais par crainte de voir finir tristement la fête et d'être obligés de pleurer aux funérailles d'un indifférent.

Trimalcion poussant de grands cris et se penchant sur son bras comme s'il eût été gravement atteint, les médecins s'empressent ; au premier rang, Fortunata, les cheveux épars, un cordial à la main, proclamait sa douleur et son infortune. Quant au petit maladroit, il se traînait à nos pieds en implorant son pardon.

Je craignais véhémentement que toutes ces prières ne fussent encore le prélude de quelque catastrophe ridicule ; car je n'avais pas encore oublié l'affaire du cuisinier qui avait négligé de vider son porc. Je me mis donc à regarder tout autour de moi si quelque machine allait sortir des murs. Précisément, je fus surpris alors de voir châtier un des esclaves, simplement pour avoir bandé le bras malade avec de la laine blanche au lieu de laine écarlate ! La confirmation de mes soupçons ne se fit du reste guère attendre : au lieu de la peine attendue, survint un arrêt de Trimalcion affranchissant l'enfant pour qu'il ne fût pas dit qu'un homme de son importance avait été mis à mal par un esclave.

LV. OU TRIMALCION SE RÉVÈLE POÈTE ET LETTRÉ

Nous opinâmes du bonnet, et ce fut là l'occasion de bavardages sans fin sur l'instabilité des choses humaines : « C'est vrai, dit Trimalcion, et il ne faut pas que cet incident passe sans laisser de traces. Aussitôt il demande ses tablettes, et sans trop se torturer la cervelle, voici ce qu'il récite :
Ce qu'on n'attend pas, c'est précisément ce qui vient à la traverse ;

Au-dessus de nous, c'est la Fortune qui règle tout.
Donc, esclave, verse le falerne.

Cette épigramme amena la conversation sur les poètes et depuis longtemps on s'accordait à donner la palme à Marsus le Thrace (84) quand, s'adressant à Agamemnon, Trimalcion demanda : « Dis-moi, je te prie, cher maître, quelle différence tu trouves. entre Cicéron et Publilius (85). Quant à moi, si le premier me paraît plus éloquent, l'autre me semble plus moral. Que peut-on trouver, par exemple, de supérieur à ces vers (86) :

C'est le luxe dévorant qui sape les murailles de Mars.
Renfermé dans ton palais, le paon est nourri
Que revêt d'or un plumage bigarré tomme un tapis de Perse ;
Pour toi la poule de Numidie, pour toi le chapon ;
La cigogne aussi, charmante hôtesse voyageuse (87),
Fidèle aux siens, haute sur pattes, au bec en castagnettes,
Oiseau qu'exile l'hiver, héraut des tiédeurs printanières,
Maintenant trouve un nid dans le chaudron du viveur.
Pourquoi la perle qui te coûte si cher, le pendant de trois perles indiennes ?
Sans doute pour que la matrone, parée de ces phalères aux perles marines 
Indomptée, aille mettre le pied dans une couche étrangère
Pourquoi, cristal précieux, l'émeraude est-elle verte,
Pourquoi convoiter le rubis carthaginois et ses feux de pierre,
Sinon pour que, parmi les diamants, ce soit la probité qu'on voie briller (88) ?
Est-il permis qu'une épouse vêtue d'un tissu léger comme le vent
S'offre eu spectacle, nue, dans un nuage de gaze (89) ?

LVI. UNE LOTERIE ÉTINCELANTE D'ESPRIT

Quelle est, ajouta-t-il, après les belles-lettres, la profession la plus malaisée ? Pour ma part, je trouve que c'est la médecine et la banque : le médecin sait ce que nous autres, pauvres créatures humaines, avons dans le ventre et à quelle heure la fièvre va venir. Au reste, je déteste tous ces docteurs parce qu'ils m'ordonnent par trop souvent de l'extrait d'anis. Quant au banquier, dans l'argent il sait découvrir le cuivre.

Il y a deux sortes de bêtes très laborieuses, les boeufs et les brebis : aux uns nous sommes redevables du pain que nous mangeons, aux autres de la laine dont nous nous parons. Et, cependant, ô noire ingratitude, vous qui portez une tunique, vous mangez du gigot. Et les abeilles ? Je les tiens pour bêtes divines à cause du miel qu'elles fabriquent, bien qu'on prétende que c'est Jupiter qui le leur fournit ; mais elles piquent dur, attendu que dans ce qui est le plus doux on trouvera toujours quelque chose d'amer.

Il s'en prenait déjà aux philosophes, quand on fit circuler à la ronde un vase avec des billets de loterie (90). Un esclave préposé à cet office lisait les lots échus à chacun : « Argent, cause de tous les crimes ! » Et l'on apporte un jambon avec un huilier dessus. « Cravate ! » et on apporte une corde de potence. « Absinthe et outrages ! » Et on apporte des fraises sauvages, un croc et une pomme.

La devise : « Poireaux et pêches » valut à son détenteur un fouet et un couteau. Passereaux et chasse-mouches rapporta des raisins secs et du miel attique. Pour Robe de festin et robe de ville, un autre reçut un gâteau et des tablettes, un autre un lièvre et une pantoufle pour le billet portant Canal et mesure d'un pied. Pour Marine et lettre on apporta un rat d'eau lié avec une grenouille et un paquet de poirée. Nous rîmes longtemps de ces plaisanteries et de bien d'autres que j'oublie (91).

LVII. OU ASCYLTE SE FAIT AGONIR

Cependant Ascylte commençait à se tenir très mal. Sans se gêner, les mains levées au ciel, il se moquait de ces calembredaines, tout en riant aux larmes. Son attitude indigna un des affranchis de Trimalcion, celui-là même qui était à la place au-dessus de moi.

« Qu'as-tu à rire, lui cria-t-il, triple brute ? Est-ce que tous ces raffinements ne sont pas à ton goût ? Tu es sans doute plus heureux que mon maître et quand tu soupes seul tu manges mieux ? Que les dieux protecteurs de ce foyer me soient en aide, si je me trouvais à côté de cet imbécile, il y a beau temps qu'il serait muselé. Un fameux produit, pour se payer la tête des autres ! Sans doute quelque vague noctambule sans feu ni lieu, et qui ne vaut pas même l'eau qu'il pisse ! Et si, à la fin, je le compissais en cercle, il ne saurait plus où se fourrer. Par Hercule ! il en faut beaucoup pour m'échauffer les oreilles, mais plus on est bon garçon, plus on vous monte sur le dos... Il rit : qu'est-ce qu'il a donc à rire comme ça ? Crois-tu que le foetus a le choix de son père ? D'après ta robe, tu dois être chevalier romain. C'est ce. qui te rend si fier. Eh bien, moi, je suis fils de roi. Pourquoi, alors, j'ai été esclave ? Parce que ça m'a plu de me mettre moi-même en esclavage : j'aime mieux être un citoyen romain qu'un roi, tributaire. Et, aujourd'hui, j'espère bien vivre de telle sorte que personne n'ait le droit de se ficher de moi. Je suis un homme parmi les hommes et je marche dans la vie à visage découvert : je ne dois pas un sou à qui que ce soit ; je n'ai jamais reçu une assignation ; personne, sur le forum, ne m'a dit : « Paye tes dettes. » J'ai acheté quelques lopins de terre et mis en réserve quelques petits lingots ; je nourris vingt bouches sans compter mon chien. J'ai racheté ma concubine pour que son maître n'ait plus le droit de s'en servir comme de torchon : ça m'a coûté mille deniers. On m'a fait sévir sans me demander un sou, et j'espère bien mourir tel que, mort, je ne rougisse pas de moi.

« Mais toi, tu es dans une telle dèche que tu n'oses même pas regarder derrière toi. Au lieu de chercher des poux aux autres, occupe-toi donc un peu de tes punaises.

« Il n'y a qu'à toi que nous paraissons ridicules. Voilà Agamemnon, ton maître, un homme d'âge : eh bien ! il se plaît avec nous. Toi, si on te tirait le nez il en sortirait du lait, et tu n'es pas encore fichu d'ouvrir la bouche. Petit rien du tout ! Tu me fais l'effet d'une savate mouillée : elle a l'air souple, mais n'en vaut pas mieux. Tu dis que tu es plus riche ?... Alors dîne deux fois, soupe deux fois. Moi je tiens plus à ma conscience qu'à la richesse : personne m'a-t-il réclamé deux fois son argent ?

« J'ai servi quarante ans, c'est entendu, mais dans quelles conditions ? Personne n'aurait pu dire si j'étais esclave ou libre. Quand je suis arrivé dans cette colonie je n'étais encore qu'un enfant bouclé : dans ce temps-là, la basilique n'existait pas encore. J'ai fait mon possible pour satisfaire mon maître. C'était un homme puissant et considérable dont le petit doigt valait plus que tout ce que tu peux valoir. Il ne manquait pas dans la maison de gens pour me faire pièce de-ci de-là ; mais, et mon bon génie en soit loué, j'ai surnagé. Et ce n'est pas une petite affaire : il n'est pas malin de naître libre ; il est moins facile de le devenir. Et maintenant te voilà bouche bée, comme le bouc devant Mercure. » 

LVIII. OU C'EST AU TOUR DE GITON DE SE FAIRE CONSPUER

Sur ce beau discours, Giton, placé un peu plus bas, laissa fuser en éclats scandaleux un fou rire trop longtemps comprimé. Du coup, il détourna sur lui toute la colère de l'ennemi : « Et toi aussi tu ris, sale petite pie huppée ? Quelles saturnales ! Sommes-nous donc déjà en décembre ? Quand donc as-tu payé la taxe des affranchis ? Voyez un peu ce gibier de potence ! Va à tous les diables, viande à corbeau, toi et ton grand dadais de maître qui ne sait pas te faire taire. Que me passe le goût du pain si je ne t'épargne pas par égard pour notre hôte, mon vieux camarade : autrement il y a beau temps que je t'aurais sorti. Nous serions tous heureux et tranquilles ici, sans ton maître, ce réchappé de lupanar, qui te laisse faire. Rien d'étonnant : Tel maître, tel valet. Tiens, j'ai peine à me retenir. Tu sais que j'ai la tête un peu chaude et quand je suis parti je ne reconnaîtrais pas ma propre mère ! 

C'est bien : je te retrouverai, morveux, fumier ! Je veux perdre jusqu'à mon dernier sou si je ne force ton maître à se fourrer dans un trou de souris. Et je ne t'oublierai pas, je te le promets. Tu pourras alors appeler à ton secours le grand Jupiter : j'aurai le plaisir d'allonger ta sale tignasse, et ton maître, lui aussi, ce rien du tout, je me le mettrai bien un jour sous la patte. Ou je ne me connais pas, ou je te ferai passer l'envie de rire, quand bien même tu aurais la barbe en or. J'attirerai la colère de Sagana, la sorcière, et sur toi et sur le malotru qui s'est chargé de ton éducation. Je n'ai pas appris, moi, la géométrie, la critique, et toutes vos foutaises, mais je possède tout de même le style lapidaire et je sais faire la division en cent parties suivant le métal, le poids et la somme.

« Pour en finir, si tu veux, nous allons faire, toi et moi, une gageure je te laisse le choix du sujet. Il faut que je te montre que ton père a perdu son argent, bien qu'il t'ait fait apprendre la rhétorique. Dis-moi quel est celui de nous qui vient lentement et qui va loin ? Paye-moi : je te le dirai. Qui de nous court et pourtant ne change pas de place ?. Qui grandit et devient tout petit ? Tu t'agites, tu restes bouche bée, tu te démènes comme une souris dans un pot de chambre. Eh bien, ou ferme ta gueule, ou laisse tranquille qui se trouve plus fort que toi et ignore même si tu es au monde. Est-ce que tu crois m'épater avec ces bagues couleur de buis que tu as sans doute volées à ta maîtresse ? Que Mercure au pied rapide nous soit propice ! Allons ensemble au forum, et empruntons de l'argent. Tu verras si cet anneau de fer que je porte a du crédit (92). Ah ! c'est du joli ; te voilà confus comme un renard mouillé. Puissé-je gagner tant d'argent et faire une si belle fin que le peuple bénisse ma mémoire, aussi vrai que je te poursuivrai partout jusqu'à ce que je t'aie fait pendre par le tribunal.

« C'est aussi un joli coco, celui qui t'a dressé ! Mufrius, mon maître (moi aussi j'ai étudié !), Mufrius nous disait : « Vous avez fini votre travail ? Alors, à la maison, tout droit, sans muser, sans insulter les grandes personnes, sans compter les échoppes. Autrement on ne devient jamais bon à rien. » Pour moi je rends grâces aux dieux d'être devenu ce que tu vois. »

LIX. ENTRÉE DES HOMÉRISTES ET SUPRÊME EXPLOIT D'AJAX

Ascylte commençait à répondre à ces injures, mais Trimalcion, charmé de l'éloquence de son ancien compagnon d'esclavage : « Laissez-là vos disputes, dit-il, et jouissons de la vie. Toi, Herméros, épargne ce jeune homme.

Il a encore le sang un peu bouillant : sois le plus raisonnable. En pareille occurrence, le vrai vainqueur est celui qui laisse la victoire à l'autre. Toi-même, quand tu n'étais qu'un jeune coq, cocorico ! tu n'étais guère d'humeur plus commode. Soyons donc, cela vaut mieux, parfaitement tranquilles et joyeux en attendant les homéristes (93). » Justement, leur troupe faisait son entrée en frappant les boucliers de la lance. Trimalcion s'assied sur un tabouret, et tandis que, suivant l'usage, les homéristes dialoguent en grec, lui, fièrement, lisait à haute voix la traduction latine. Mais tout à coup, il fait faire silence : « Savez-vous, dit-il, quelle histoire ils représentent ? Diomède et Ganymède étaient deux frères ; ils avaient pour soeur Hélène. Agamemnon l'enleva et lui substitua une biche pour être immolée à Diane. C'est pourquoi Homère raconte la lutte des Troyens et des Parentins. Agamemnon, victorieux, donna sa fille en mariage à Achille, ce dont Ajax perdit la raison, comme vous le verrez tout à l'heure (94). »

Il parlait encore quand les homéristes poussèrent un grand cri, et la foule des esclaves accourut portant sur un immense plateau un veau, affublé d'un casque (95). Ajax les poursuivait. Tirant son épée comme un fou, il le découpa dans tous les sens, et piquant les morceaux de la pointe les distribua à l'assemblée ébahie.

LX. LE PLAFOND DESCEND SUR LES CONVIVES ET LE BUSTE DE TRIMALCION FAIT LE TOUR DE LA SOCIÉTÉ

Nous n'eûmes pas longtemps le loisir d'admirer ces raffinements, car, subitement, le plafond se mit à craquer si terriblement que toute la salle trembla. Affolé, je me lève, craignant que quelque danseur de corde ne tombât sur mon dos du plafond ; les autres, non moins surpris, lèvent le nez pour voir ce qui allait tomber du ciel. Soudain, le plafond s'entr'ouvre et un vaste cercle se détachant de l'immense coupole descend sur nous tout chargé d'or et de vases à parfums en albâtre.

On nous invite à les prendre pour les emporter. Quand nous baissons les yeux vers la table, nous voyons qu'en un clin d'oeil un plateau chargé de gâteaux avait surgi, avec au milieu un Priape (96), vrai chef-d'oeuvre de pâtisserie, qui selon l'usage portait dans sa robe relevée des fruits de toutes sortes et des raisins.

Nous tendions déjà des mains avides vers cette machine quand tout à coup un nouveau changement à vue vint réveiller notre gaîté. Car de tous ces gâteaux et de tous ces fruits, au moindre contact jaillissaient des flots de safran qui venaient nous inonder de vagues odorantes en nous suffoquant presque.

Nous figurant que cette entrée est sacrée, ayant fait les libations suivant le rite, tous debout nous crions : « Le ciel protège l'empereur, père de la patrie (97). »Après cette démonstration, voyant faire main basse sur les fruits, nous suivons cet exemple et nous en remplissons nos serviettes ; moi, tout le premier, qui me chargeai consciencieusement, pensant ne pouvoir faire moins pour mon cher Giton. Cependant, trois esclaves revêtus de tuniques blanches firent leur entrée ; deux d'entre eux posèrent sur la table des dieux lares à bulle d'or ; le troisième, portant à la ronde une coupe de vin, s'écriait : « Que les dieux nous soient propices. » Ils déclaraient se nommer : l'un Cerdon, l'autre Félicion, le troisième Lucérion (98). On fit ensuite circuler le buste très ressemblant de Trimalcion. Comme tout le monde le baisait, nous n'osâmes nous en dispenser.

LXI. OU NICERON, AMI DE TRIMALCION, RACONTE SES AMOURS

Ensuite, tout le monde s'étant souhaité bonne santé de corps, bonne santé d'esprit, Trimalcion entreprend son ami Niceron : « Dans le temps tu étais un vrai boute-en-train. Je me demande pourquoi aujourd'hui tu ne dis rien, pas même tout bas ? Voyons, pour me faire plaisir, raconte-nous quelque chose qui te soit réellement arrivé. »

Niceron, flatté de cette attention amicale, commença en ces termes : « Que je renonce pour jamais aux faveurs de la fortune s'il n'est pas vrai que toujours je frémis d'une joie sincère quand je te vois tel que tu es maintenant. C'est pourquoi réjouissons-nous sans arrière-pensée quoique je craigne tous ces hommes de science qui vont peut-être se moquer de moi. A leur aise ; je parlerai quand même. Ceux qui rient ne me font pas tort d'un sou. Mieux vaut faire rire que prêter à rire. »

Ayant ainsi parlé...Voici l'histoire qu'il nous raconta :

« Je n'étais encore qu'un esclave et nous habitions dans une ruelle étroite, là où est maintenant la maison de Gaville. Là, telle était sans doute la volonté des dieux, je tombai amoureux de la femme de Térence, le cabaretier. Vous l'avez tous connue, c'était Melisse de Tarente, un vrai déjeuner de baisers. Mais, par Hercule, ce n'était pas corporellement que je l'aimais, ni pour la bagatelle, mais bien plutôt à cause de son excellente nature. Je pouvais lui demander ce que je voulais : elle ne savait pas refuser. Si j'avais gagné un as, un demi-as, je les lui confiais, et jamais elle ne m'a trompé. Son mari s'en fut mourir à la campagne. Dès que je l'appris, je fis des pieds et des mains pour la rejoindre : c'est clans les circonstances critiques qu'on connaît ses amis.

LXII. OU L'ON ÉCOUTE UNE HORRIFIQUE HISTOIRE DE LOUP-GAROU

« Justement, mon maître était allé à Capoue pour se défaire de nippes encore assez bonnes. Profitant de l'occasion, je propose à notre hôte de m'accompagner jusqu'à cinq milles d'ici. C'était un soldat, brave comme l'enfer.

« Nous nous mettons en branle au chant du coq. La lune brillait : on y voyait comme à midi. Nous tombons au milieux des tombeaux. Alors voilà mon homme qui se met à conjurer les astres. Je m'assieds en fredonnant et je m'amuse à compter les étoiles. Mais quand je me retourne vers mon compagnon, je le vois qui se déshabille et pose tous ses vêtements sur le bord de la route. J'en reste plus mort que vif, immobile comme un cadavre. Mais lui tourne autour de ses habits en pissant et aussitôt le voilà changé en loup.

« Ne croyez pas que je plaisante : je ne voudrais pas pour tout l'or du monde. Mais voyons, où en étais-je donc ? Ah ! Devenu loup il se mit à hurler et s'enfuit dans les bois. D'abord je ne savais même plus où j'étais. Ensuite je voulus aller prendre ses habits : ils étaient changés en pierre. Qui était mort de peur ? C'était moi. Pourtant, je mis l'épée à la main et de toutes mes forces je me mis à pourfendre les ombres. Je finis par arriver ainsi à la maison de mon amie. En franchissant le seuil, je tombai presque mort : la sueur me coulait sur le visage ; mes yeux étaient morts : on crut. que je n'en reviendrais pas.

« Ma chère Melisse était toute surprise de me voir arriver si tard : « Si tu étais venu un peu plus tôt, me dit-elle, tu nous aurais donné un coup de main : un loup a pénétré dans la ferme et a massacré tous nos moutons. C'était une véritable boucherie. Il nous a échappé, mais il ne doit pas rire : notre valet lui a passé sa lance à travers le cou. » A cette nouvelle, j'ouvris de grands yeux. Mais, le soleil levé, je m'enfuis bien vite à la maison, comme un marchand dévalisé.

« En arrivant au lieu où j'avais laissé les vêtements, je ne vis plus rien que des taches de sang. A la maison, je trouvai mon soldat au lit, saignant comme un boeuf, avec un médecin qui lui pansait le cou.

« Je compris que j'avais eu affaire à un loup-garou et, depuis, je n'aurais voulu pour rien au monde manger un morceau de pain avec lui. Que les incrédules en pensent ce qu'ils voudront. Quant à moi, si je mens, je veux que vos génies me punissent. »

LXIII. OU TRIMALCION NARRE IPHIS VOLÉ PAR LES SORCIÈRES, LES EXPLOITS DU BRAVE CAPPADOCIEN ET SA MORT DÉPLORABLE.

Son récit nous avait saisis : « Nous te croyons, dit Trimalcion, et pour ma part ton récit m'a tellement frappé que mes cheveux se dressent d'horreur : car je sais Nicéron incapable de raconter des bêtises. On peut se fier à lui et il ne parle pas à tort et à travers. Du reste, j'ai de mon côté une histoire terrible à vous raconter. C'est une. affaire aussi peu croyable qu'un âne sur un toit.

« Du temps où j'avais encore de longs cheveux (car dès mon enfance j'ai vécu adonné au plaisir), Iphis, qui fait sait mes délices, vint à mourir. Par Hercule, c'était une vraie perle, tout ce qu'il y a d'élégant, et parfait en tous points. Tandis que sa pauvre mère se lamentait et que nous étions tous plongés dans la tristesse, tout à coup les sorcières commencèrent un tel sabbat qu'on aurait cru un chien poursuivant un lièvre.

« Il y avait alors chez nous un Cappadocien, grand, d'un courage à toute épreuve et que Jupiter, avec son tonnerre, n'eût pas fait reculer. Sans hésiter, tirant son épée, il franchit le seuil, non sans avoir enroulé avec soin son manteau à son bras gauche. Il en traverse une à l'endroit que voici (le ciel me garde d'un tel accident). Nous entendîmes; un gémissement, mais, à vrai dire, nous ne vîmes personne.

« Notre brave se jette aussitôt au travers de son lit : il avait le corps couvert de taches livides, comme s'il eût été battu de verges : la mauvaise main l'avait touché ! Nous fermons la porte et nous revenons veiller le mort, mais quand la mère veut embrasser le corps de son fils, elle ne trouve qu'un mannequin bourré de paille : plus de coeur, plus d'intestins, plus rien ! Les sorcières avaient volé l'enfant en le remplaçant par ce sac de paille. Après. cela, il faudra bien que vous croyiez qu'il existe des femmes versées dans la magie qui, la nuit, mettent tout sens dessus dessous. Quant à notre Cappadocien, après cet acte de courage, il ne recouvra jamais sa couleur naturelle ; bien plus, peu après, il mourut frénétique. »

LXIV. OU LA FÊTE S'ANIME : BATAILLE DE CHIENS ; LUSTRE BRISÉ ; TRIMALCION JOUE AU CHEVAL

Saisis d'étonnement, mais cependant convaincus, nous embrassons la table (99) pour tromper le sort et nous conjurons les sorcières de rester chez elles pendant que nous rentrerons chez nous.

Je voyais déjà les lanternes doubles et toute la salle qui tournait quand Trimalcion dit à Plocame : « En vérité, tu ne racontes rien. Tu ne fais rien pour nous amuser, toi qui étais si agréable en société, qui chantais si gentiment et qui déclamais des dialogues charmants. Hélas ! hélas ! nos beaux jours s'en sont allés :

« Il faut bien, répondit l'autre, que je commence à dételer, maintenant que me voilà goutteux. Autrefois, quand j'étais jeune, je chantais à devenir poitrinaire. Et la danse ! Et les dialogues ! et les tours de passe-passe. Je n'avais pas mon pareil, si ce n'est Apellète (100). » Là-dessus, mettant la main devant sa bouche, il nous gratifia d'un sifflement épouvantable, qu'il nous donna pour une imitation des Grecs.

Trimalcion, après s'être à son tour essayé à une imitation des joueurs de flûte, se retourna vers son chéri qu'il appelait Crésus. C'était un enfant chassieux, aux dents affreuses. Il s'amusait à envelopper d'un ruban vert une petite chienne noire, hideusement grasse, et ayant posé sur le lit un pain d'une demi-livre, il en gavait consciencieusement la pauvre bête qui n'en pouvait plus. Ce qui donna l'idée à Trimalcion de faire venir Scylax, gardien de sa maison et de sa famille.

Aussitôt on introduit un chien énorme, solidement enchaîné. D'un coup de pied le portier lui ordonne de se coucher, et il s'étend devant la table. Trimalcion lui jette du pain blanc en disant : « Personne dans cette maison ne m'aime plus que celui-là. »

Le mignon, jaloux des éloges accordés à ScyIax, pose sa chienne à terre et la pousse à la lutte. Scylax, conformément aux moeurs de la race canine, commence par remplir la salle d'aboiements épouvantables, puis se jette sur la Perle, qu'il faillit mettre en pièces.
Mais cette bagarre ne fut qu'un prélude à de pires esclandres, car, un lustre tombant sur la table, brisa le cristal qui s'y trouvait, et couvrit d'huile bouillante quelques-uns des convives.

Trimalcion, pour ne pas paraître ému de la casse, embrassa son bijou et lui dit de monter sur son dos. L'autre ne se fait pas prier, enfourche sa monture, lui frappe les épaules du plat de la main et s'écrie en éclatant de rire : « Eh gourde ! Combien en vois-tu (101) ? »Trimalcion se prêta quelque temps au jeu, puis ordonna de remplir de vin un grand vase et de le partager à tous les esclaves qui étaient assis à nos pieds, avec cette recommandation : « S'il y en a un qui ne veut pas boire, jette-lui le vin au travers de la face. Dans le jour les affaires sérieuses ; maintenant vive la joie ! »

LXV. ENTRÉE DU SÉVIR HABINNAS IVRE

Après ce bel arrêt on apporta des mattées (102) dont le seul souvenir, vous pouvez me croire, me soulève encore le coeur, car au lieu de simples grives on nous servit à chacun une poularde bien grasse avec des oeufs d'oie farcis. Trimalcion insista beaucoup pour que nous y goûtions, en nous assurant qu'elles avaient été désossées. A ce moment, un licteur frappa à la porte de la salle et un convive nouveau, revêtu d'une robe blanche (103), entra dans la salle avec un nombreux cortège.

Intimidé par son air de majesté, je crus que c'était le préteur qui entrait. J'essayai donc de me lever et j'avais déjà les pieds nus sur le carreau (104) quand Agamemnon me dit en souriant de mon empressement : « Tiens-toi donc, imbécile. C'est le sévir Habinnas, marbrier de son état, et connu comme un spécialiste de talent pour les monuments funèbres. » Rassuré par ces paroles, je me recouchai sur le coude, contemplant avec admiration l'entrée du sévir.

Déjà ivre, la main posée sur l'épaule de sa femme, le front orné de plusieurs couronnes et humide de parfums qui lui coulaient dans les yeux, il vint se mettre à la place d'honneur et, sur-le-champ, demanda du vin et de l'eau chaude.

Trimalcion, charmé de sa bonne humeur, réclama aussi une coupe plus grande et demanda à son ami s'il avait été bien traité ce soir-là : « Rien ne manquait, excepté vous, car mon coeur était ici. Au demeurant, tout s'est bien passé : Scissa fêtait magnifiquement la neuvaine (105) de son esclave Misellus qu'il avait affranchi déjà mort (106). Et je crois qu'outre le droit du vingtième (107) il fait un gros gain, car le défunt ne valait pas moins de cinquante mille écus. En tout cas, nous avons passé une charmante soirée, bien qu'il nous ait fallu verser sur ses os la moitié du vin (108).

LXVI. UN MENU DE DÎNER

« Mais, dit Trimalcion, qu'avez-vous eu à manger ? - Je vais vous le dire si je peux, car j'ai si bonne mémoire qu'il m'arrive d'oublier mon nom. Il y a eu d'abord un porc couronné de boudin et enguirlandé de saucisses, des gésiers parfaitement préparés, de la citrouille et du pain de ménage : je le préfère au pain blanc ; il fortifie et, avec lui, quand je fais mon affaire, je n'ai pas besoin de geindre.
« Le second service consistait en une tarte froide (109), avec, dessus, du miel chaud, de délicieux miel d'Espagne ; je n'ai pas touché à la tarte, mais je me suis bien régalé de miel. Autour, des pois chiches, des lapins, des noix à volonté, mais seulement une pomme par tête. J'en ai cependant pris deux que voici dans ma serviette, car si je n'apportais pas quelque présent à mon esclave favori, j'aurais du bruit en rentrant chez moi.
« Mais Scintilla, ma femme, me rappelle fort à propos qu'on nous a servi aussi une pièce d'ours. Ayant eu l'imprudence d'en goûter, elle a rendu tripes et boyaux. Quant à moi, j'en ai mangé plus d'une livre, car il sentait le sanglier. Si, me disais-je, l'ours mange l'homme, à plus forte raison l'homme ne doit-il pas manger l'ours ?

« A la fin, nous avons eu du fromage mou, du vin cuit, quelques escargots, des morceaux de tripes, des foies en caisse, des oeufs farcis, des raves, de la moutarde, un petit plat de coquillages et une paire de jeunes thons. On a fait circuler aussi dans un ravier des olives marinées dont quelques convives effrontés prirent jusqu'à trois poignées. Quant au jambon, nous l'avons renvoyé intact. »

LXVII. OU FORTUNATA, FEMME DE TRIMALCION, ET SCINTILLA, FEMME D'HABINNAS, SE FONT DES GRÂCES.

« Mais dites-moi, je vous prie, Gaïus, pourquoi Fortunata ne se met pas à table. - Pourquoi ? Ne la connaissez-vous pas ? dit Trimalcion. Tant qu'elle n'a pas rangé l'argenterie et distribué les restes aux esclaves, elle ne toucherait pas un verre d'eau. - Eh bien, répondit Habinnas, si elle ne se met pas à table avec nous, je m'en vais ! » Et déjà il se levait quand, sur un signal du maître, tous les esclaves se mirent à appeler Fortunata trois ou quatre fois. Elle entra donc, la robe retenue par une ceinture vert pâle, de manière à montrer en dessous sa tunique couleur cerise, ses jarretières en torsade d'or et ses mules brodées d'or.

Après avoir essuyé ses mains au mouchoir qu'elle portait au cou, elle se met sur le même lit que Scintilla, dont elle reçoit les félicitations et qu'elle embrasse : « Que je suis heureuse, dit-elle, de vous voir ! » Et, de fil en aiguille, Fortunata ôte de ses bras, qui étaient forts, ses lourds bracelets pour les faire admirer à son amie. Elle finit même par ôter ses jarretières et jusqu'au réseau qui retenait sa coiffure, qu'elle déclara filé d'or passé au creuset. Trimalcion s'en étant aperçu fit apporter tous les bijoux de sa femme : « Voyez, nous dit-il, tout ce dont une femme s'embarrasse ! Et nous nous dépouillons pour elles comme des imbéciles. Ces bracelets doivent peser six livres et demie. J'en ai moi-même un de dix livres que j'ai fait faire avec les millièmes du dieu Mercure (110). » Et, pour montrer qu'il ne mentait pas, il fit apporter une balance et vérifier le poids à la ronde.
Aussi folle, Scintilla détacha de son cou une capsule en or, qu'elle appelait son Félicion (111) : de ce porte-bon­heur elle tira deux pendants d'oreille qu'elle fit à son tour admirer à Fortunata : « Grâce à la générosité de mon mari, dit-elle, personne au monde n'en a de plus beaux. - Parlons-en, dit Habinnas, me voilà totalement ratissé pour que tu aies aux oreilles ces deux fèves en verre ! Sûrement, si jamais j'ai une fille, je commencerai par les lui faire couper. S'il n'y avait pas de femmes au monde, que nous importeraient toutes ces bagatelles ? Mais à notre époque il faut pisser chaud et boire froid, dépenser beaucoup pour obtenir quoi ? un rien. »

Cependant les deux femmes, excitées par le vin, riaient ensemble ; bientôt tout à fait ivres, elles se mirent à échanger des baisers : Scintilla vante l'activité infatigable de Fortunata, et celle-ci le bonheur de Scintilla et la gentillesse de son mari. Tandis qu'elles se tiennent ainsi enlacées, Habinnas s'approche à pas de loup, saisit les pieds de Fortunata et les met tout droit sur le lit. « Holà là ! » cria-t-elle, en voyant sa tunique retroussée au-dessus du genou, et, s'étant rajustée, elle se jette dans le sein de Scintilla en cachant sous son mouchoir un visage rendu hideux par la rougeur.

LXVIII. INTERMÈDE ARTISTIQUE ET LITTÉRAIRE

Un instant après, Trimalcion donna l'ordre de servir le dessert (112). Aussitôt les esclaves enlèvent toutes les tables, en apportent d'autres, répandent par terre de la sciure de bois teinte avec du safran et du vermillon et, ce que je n'avais encore vu nulle part, mélangée de pierre spéculaire en poudre (113). Alors Trimalcion : « Je pourrais, dit-il, me contenter de ce service, car vous avez là les secondes tables, celles du dessert. Pourtant, s'il y a encore quelque chose de bon, qu'on l'apporte. »

A ce moment, un esclave égyptien qui servait l'eau chaude se mit à imiter le chant du rossignol. Mais bientôt, Trimalcion ayant crié : « Un autre ! », la scène change et un esclave qui se tenait aux pieds d'Habinnas se mit, sans doute sur l'ordre de son maître, à déclamer d'une voix éclatante :

Cependant sur la flotte Énée, sûr de son but,
Marchait sans s'écarter de la route fixée.
Jamais sons plus aigres n'écorchèrent mes oreilles.

Non seulement ce barbare haussait ou baissait le ton à contre-temps, mais encore il mêlait des vers d'atellanes à ceux de Virgile, si bien que, pour la première fois, le poète me fut odieux.

Quand, épuisé, il s'arrêta un moment, Habinnas nous expliqua : « Et jamais il n'a rien appris. Je l'ai seulement envoyé quelquefois entendre les saltimbanques, et il n'a pas son pareil pour imiter les muletiers (114) ou les bateleurs. C'est surtout dans les cas désespérés que brillent ses talents : alors il est à la fois cordonnier, cuisinier, pâtissier : pas un art qui lui soit étranger. Il n'a que deux défauts, sans lesquels il serait parfait en tous points : il a le bout coupé (115) et il ronfle ; il louche bien un peu aussi, mais qu'importe : c'est, dit-on, le regard de Vénus (116) ; donc cela me plaît. C'est même à cause de son oeil mort que j'ai payé ce coquin-là trois cents deniers. » 

LXIX. DERNIÈRE ENTRÉE

Scintilla l'interrompit : « Tu n'as pas dit encore tous les métiers de ce scélérat. Il te sert aussi de tapette et sera marqué quelque jour : j'en fais mon affaire. »

Trimalcion se mit à rire : « Je reconnais bien là, dit-il, un de ces Cappadociens (117) qui ne se privent de rien, et ma foi, Habinnas, je ne vous blâme pas, car vous n'avez pas votre pareil au monde. Quant à vous, Scintilla, ne soyez pas si jalouse. Croyez-moi, nous vous connaissons, vous autres femmes. Je le jure sur ma vie, c'est ainsi que j'avais l'habitude de chahuter Mammea elle-même, au point que mon maître eut des soupçons et me relégua dans une métairie. Mais tais-toi, ma langue, et tu auras du pain (118). » Croyant sans doute qu'on le louait, ce maudit esclave tira de son sein une lampe d'argile avec laquelle il imita les joueurs de flûte pendant plus d'une demi-heure, cependant qu'Habinnas, la main sur sa lèvre inférieure, l'accompagnait en sifflant. Enfin, s'avançant au milieu de la salle, tantôt avec des roseaux fendus il parodiait les musiciens, tantôt en casaque et le fouet en main il singeait les muletiers. Jusqu'à ce qu'enfin Habinnas l'appelât, le baisât et lui offrit à boire en disant : « De mieux en mieux, Massa : je t'offre une paire de bottes. »

Et cette calamité n'aurait pas eu de fin si l'on n'eût apporté le dernier service ; un pâté de grives, des raisins secs, des noix confites. Vinrent ensuite des coings lardés de clous de girofle pour simuler des hérissons (119).

Tout cela était supportable, sans un nouveau plat si monstrueux que nous aurions mieux aimé crever de faim que d'y toucher. Nous croyions voir une oie grasse, avec tout autour des poissons ou des oiseaux de toute espèce (120), quand Trimalcion nous détrompa : « Tout ce que vous voyez là, dit-il, est fait d'une seule chair. » Pour moi, en homme prudent, je crus comprendre aussitôt de quoi il retournait et, regardant Agamemnon : « Je serais bien étonné, lui dis-je, si tout cela n'est pas artificiel, ou du moins fait en terre. J'ai vu à Rome, pendant les saturnales, des festins entiers ainsi représentés. »

LXX. COMMENT, SUR L'ORDRE DE TRIMACION LUI-MÊME, LES INVITÉS SONT ENVAHIS PAR LA VALETAILLE

Je n'avais pas fini quand Trimalcion dit : « Puissé-je voir croître encore, non pas mon embonpoint, mais mon patrimoine, aussi vrai que tout cela, mon cuisinier l'a fait rien qu'avec du porc. Il n'y a pas homme plus précieux au monde. On n'a qu'à commander : d'un ventre de truie, il vous fait un poisson ; du lard, une colombe ; d'un jambon, une tourterelle ; des intestins, une poule. En conséquence, j'ai tiré pour lui de mon cerveau fertile un nom superbe : je l'appelle Dédale. Et, à cause de ses bonnes idées, je lui ai fait venir de Rome des couteaux en acier de Norique. »
Il les fit apporter aussitôt, les examina, les admira et nous donna finalement l'autorisation d'en essayer la pointe sur nos lèvres.
Sur ces entrefaites entrent deux esclaves qui se disputaient comme s'ils avaient eu une querelle à la fontaine : en tout cas, ils portaient encore leurs cruches au cou. Trimalcion se mit en devoir de trancher leur différend. Au reste ni l'un ni l'autre ne voulaient rien entendre ; mais, au contraire, chacun d'eux frappe de son bâton la cruche de l'autre.

Scandalisés de tant d'insolence, nous regardions ce combat d'ivrognes ; quand nous vîmes tomber des cruches des huîtres et des pétoncles : aussitôt un esclave les ramasse, les met sur un plat et les fait circuler.

Pour ne pas être en reste de magnificence, l'ingénieux cuisinier nous apporte des escargots sur un gril d'argent, en chantant d'une voix affreuse et chevrotante.

J'ai honte de rapporter ce qui suivit : par un raffinement encore inconnu, des esclaves aux longues chevelures apportèrent des parfums dans un bassin d'argent, en frottèrent les pieds des convives, après les avoir en quelque sorte enchaînés de guirlandes depuis la cuisse jusqu'au talon. Le reste, ils le versèrent dans l'amphore à vin et dans les lampes. - Déjà Fortunata avait voulu danser ; déjà Scintilla, trop ivre, l'applaudissait du geste plutôt que de la parole, lorsque Trimalcion s'écria : « Philargyre et toi, Carrion, quoique tu sois un fameux champion des verts, je vous permets de vous asseoir (121). Menophile, dis à ta femme qu'elle se mette aussi à table. » Et nous voilà presque expulsés de nos places, tant toute la valetaille envahit la salle du festin. Le cuisinier qui faisait des oies avec des porcs s'était placé au-dessus de moi et s'imposait de force à mon attention, tant il puait la saumure et la sauce. Non content de s'être fait sa place, il imitait sans relâche le tragédien Ephésus et voulut enfin parier contre son maître qu'il remporterait le prix, s'il était du côté des verts, dans la prochaine course.

LXXI. OU IL EST QUESTION DU TESTAMENT ET DU TOMBEAU DE TRIMALCION

Épanoui par cette discussion, Trimalcion déclara : « Mes amis, les esclaves aussi sont des hommes, et nous avons tous sucé le même lait, bien qu'ils soient victimes d'un sort défavorable. Cependant, même de mon vivant, je veux qu'ils goûtent les douceurs de la liberté. Enfin, par mon testament je les affranchis tous. Je lègue en outre à Philargyre un fonds de terre et sa femme ; à Carrion, une île avec le produit du vingtième et un lit garni. Quant à ma chère Fortunata, j'en fais ma légataire universelle et je la recommande à tous mes amis. Et si je publie déjà tous ces détails, c'est pour que tous mes gens m'aiment autant dès à présent que si j'étais déjà mort. »

Tous les esclaves aussitôt rendent grâces à la bonté du maître, mais lui n'avait plus envie de dire des sottises : il fit venir son testament et, au milieu des gémissements de ses serviteurs, le lut de la première à la dernière ligne. Ensuite se tournant vers Habinnas : « Qu'en dites-vous, très cher ami ? lui demanda-t-il. Me bâtissez-vous mon tombeau suivant les plans que j'ai faits ? N'oubliez pas surtout au pied de ma statue ma petite chienne et les couronnes, et les vases de parfum, et toutes mes luttes passées, afin que, par votre talent, il me soit donné de vivre après ma mort. En outre, je veux cent pieds en bordure de la voie publique et deux cents sur la campagne. Tous les genres d'arbres à fruits je les veux autour de mes cendres, et surtout, de la vigne à profusion. Car c'est vraiment une erreur d'avoir de son vivant des maisons confortables, et de négliger celle où il nous faut demeurer le plus longtemps. Et, par-dessus tout, je veux que l'on y grave :

Ce monument n'ira pas à mon héritier (122) :

« Au demeurant, j'aurai soin, par mon testament, de me mettre à l'abri de toute injure après ma mort : je préposerai à la garde de mon tombeau un de mes affranchis. Il veillera à ce que le peuple ne fasse pas caca sur mes cendres (123). Je vous prie d'y représenter aussi des navires courant à pleines voiles, et moi-même siégeant en robe prétexte sur un tribunal, avec cinq anneaux d'or et distribuant au peuple un sac d'argent : car vous savez que j'ai donné un repas public et deux deniers d'or à chaque con-vive. Vous y mettrez, si vous voulez, des festins ; vous y mettrez tout le peuple se livrant au plaisir. A ma droite vous placerez la statue de ma Fortunata, tenant une colombe et conduisant en laisse une petite chienne, puis mon cher Cicaron (124), puis des amphores amples, bien bouchées, tenant bien le vin, enfin une urne brisée, sur laquelle un enfant versera des pleurs. Au milieu il faut un cadran solaire, pour que quiconque regarde l'heure, bon gré, mal gré, lise mon nom. Et quant à l'inscription, examinez avec soin si celle-ci vous semble convenable 

POMPEIUS TRIMACION
DIGNE ÉMULE DE MÉCÈNE
REPOSE EN CES LIEUX.
EN SON ABSENCE, LE TITRE DE SÉVIR LUI FUT DÉCERNÉ
ALORS QU'IL POUVAIT TENIR SON RANG DANS TOUTES LES
DÉCURIES DE ROME,
IL REFUSA CET HONNEUR.
PIEUX, VAILLANT, FIDÈLE,
SORTI DE RIEN,
IL A LAISSÉ TRENTE MILLIONS DE SESTERCES.
IL N'A JAMAIS ASSISTÉ AUX LEÇONS DES PHILOSOPHES,
O PASSANT, ET T’EN SOUHAITE AUTANT.

LXXII. OU LE CHIEN FAIT BONNE GARDE

Ayant dit, Trimalcion se mit à pleurer abondamment ; Fortunata pleurait aussi, Habinnas également, et pareillement toute la valetaille, qui, comme si elle se croyait à l'enterrement, remplissait la salle à manger de ses lamentations. Je commençais à pleurer comme les autres, quand Trimalcion reprit : « Et puisque nous savons que nous devons mourir, que ne jouissons-nous de la vie ? Pour que je vous voie parfaitement heureux, allons maintenant nous jeter dans le bain. J'en ai fait l'essai et vous n'aurez pas à vous en repentir, car il est chaud comme un four. - Bravo, dit Habinnas : d'un jour en faire deux ! Il n'y a rien que je préfère. » Et, se levant pieds nus, il suivit Trimalcion enchanté.

Je me tournai vers Ascylte : « Qu'en penses-tu ? lui dis-je. Quant à moi, rien que de voir le bain, j'en mourrais du coup. - Disons comme eux, répondit-il, et, tandis qu'ils se rendent au bain, échappons-nous dans la foule.

Ainsi d'accord, guidés par Giton, nous traversons le vestibule et gagnons la porte. Mais le chien enchaîné nous reçut avec un tel vacarme qu'Ascylte, du coup, tomba dans un vivier. Et moi qui, à jeun, avais eu peur d'un dogue en peinture, aussi ivre maintenant que mon compagnon, en voulant le secourir, je tombe dans le même gouffre. Heureusement, le concierge vint à notre secours : d'un mot, il apaisa la bête, puis nous tira tous les deux du vivier.

Déjà Giton s'était délivré du chien par un procédé des plus subtils: il lui avait jeté tout ce que, pendant le repas, nous avions gardé pour lui. Occupé à manger, il avait oublié sa fureur. Cependant, gelés, nous demandons en vain au concierge de nous laisser sortir : « Vous vous trompez, nous dit-il, si vous pensez sortir par où vous êtes entrés. Jamais aucun convive n'est revenu à la même porte : on entre par un côté, on sort par l'autre (125). »

LXXIII. OU TRIMALCION PREND SON BAIN

Que faire ? Nous nous trouvions les plus misérables des hommes, enfermés que nous étions dans ce labyrinthe. Après notre aventure, nous ne savions que trop ce que c'est que se laver. Cependant, nous nous décidons à demander qu'on nous conduise au bain.
Nous quittons nos habits, que Giton met sécher à l'entrée, et nous entrons dans une étuve fort étroite, semblable à une citerne à rafraîchir où Trimalcion se tenait debout, tout nu (126) : Même là, il ne nous fut pas permis d'échapper à sa puante forfanterie : il déclare que rien n'était plus agréable que de se baigner loin de la foule, et que cette étuve avait été jadis une boulangerie. Ensuite, il s'assied ! comme fatigué et, remarquant la sonorité de la salle, il fait trembler la voûte de ses accents d'ivrogne en chantant. des chansons de Ménécrate, à ce que nous dirent ceux qui comprenaient encore son langage.

Quelques-uns des convives couraient autour de la baignoire en se tenant par la main, d'autres se chatouillaient mutuellement à en mourir de rire ; d'autres enfin, ou bien,. les mains liées, s'efforçaient de soulever des pierres pourvues d'anneaux, ou bien, avec un genou à terre, de pencher le cou en arrière jusqu'à aller toucher l'extrémité. de leurs orteils.

Quant à nous, tandis que les autres s'amusent à ces jeux, nous descendons dans la baignoire préparée pour Trimalcion. Quand nous eûmes ainsi secoué notre ivresse, on nous conduisit dans une autre salle à manger où Fortunata avait étalé tout ce qu'elle possédait de magnifique. Je remarquai les lustres, soutenus par de petits Priapes en bronze ; les tables, en argent massif ; les coupes en argile dorée et, bien en vue, une outre d'où le vin coulait en abondance.

Alors Trimalcion déclara : « Amis, c'est aujourd'hui que mon esclave favori coupe sa première barbe. C'est, soit dit sans choquer personne, un garçon de mérite et que j'aime beaucoup. C'est pourquoi nous passerons la nuit à table et nous boirons jusqu'à l'aurore. »

LXXIV. OU TRIMALCION SE CHAMAILLE AVEC SA DAME

Comme il, disait ces mots, le coq chanta. Trimalcion, troublé par son cri matinal, pour conjurer le sort, fit répandre du vin sous la table (127) et en fit, par surcroît, arroser les lampes ; il passa même son anneau à la main droite (128). « Ce n'est pas sans raison, dit-il, que ce trompette donne l'alerte : il va y avoir un incendie quelque part, ou bien il y a, dans le voisinage, quelqu'un sur le point de rendre l'âme. Loin de nous ce présage ! Donc, à qui m'apportera ce trouble-fête je promets une gratification. »

En moins de temps qu'il ne faut pour le dire, on lui amena un coq du voisinage : Trimalcion le condamne à bouillir dans la marmite. Découpé aussitôt par le cuisinier émérite qui, peu auparavant, faisait des oiseaux et des poissons avec du porc, il est jeté dans le chaudron ; tandis que ce Dédale l'arrose de son bouillon bien chaud, Fortunata, saisissant un mortier de buis, broie le poivre.

Quand on eut mangé les mattées, Trimalcion se tourna vers les esclaves : « Eh quoi ! leur dit-il, vous n'avez pas encore soupé ? Allez-vous-en, et que d'autres viennent prendre le service. » Une nouvelle équipe se présenta donc. Les uns, sortant, criaient : « Adieu, Gaïus ! » les autres, entrant : « Bonjour, Gaïus (129) ! » Dès lors, plus de joie : parmi les nouveaux arrivants se trouvait, en effet, un esclave qui n'était pas vilain ; Trimalcion s'en empare et le couvre de baisers. Fortunata, voyant ses droits méconnus, se met à invectiver Trimalcion, qu'elle traite de fumier et de crapule, incapable même de cacher sa passion. Pour comble, elle l'appelle chien.

Trimalcion, confus, exaspéré par tant d'outrages, lui lance, à son tour, une coupe à la tête. Elle se met à crier comme si on lui eut crevé les yeux, en cachant son visage dans ses mains tremblantes. Scintilla, consternée, prend dans ses bras et couvre de son corps son amie affolée. Le jeune esclave, empressé, approche de la joué endommagée un vase d'eau glacée sur lequel Fortunata s'appuie en gémissant et en pleurant.
Quant à Trimalcion : « Eh quoi ! dit-il, cette traînée ne se souvient donc pas que je l'ai tirée de la huche où elle pétrissait le pain pour la faire homme parmi les hommes ? Maintenant elle s'enfle comme une grenouille et crache en l'air pour que ça lui retombe sur le nez ; c'est une bûche, non une femme. Mais la caque sent toujours le hareng. Que mon génie me soit propice et je dompterai bien cette Cassandre qui, chez moi, prétend porter les chausses. Moi qui, quand je n'étais qu'un sans le sou, trouvais déjà un parti de dix millions de sesterces ! Vous savez bien, Habinnas, que c'est la vérité pure. Hier encore, Agathon le parfumeur m'a tiré à part pour me presser de ne pas laisser périr ma race. Moi, pour me conduire en galant homme et ne pas paraître volage, voilà que je me donne à moi-même de la cognée dans les jambes. C'est bien ! je ferai le nécessaire pour que, moi mort, tu me cherches en grattant la terre avec tes ongles et que, dès aujourd'hui, tu comprennes quel tort tu t'es fait. Habinnas, je vous défends de mettre sa statue sur mon monument. Je veux au moins que, mort, elle me fiche la paix. Et pour qu'elle sache bien que je suis assez méchant pour faire du mal à quelqu'un, je lui défends de m'embrasser après ma mort ! »

LXXV. OU TRIMALCION FAIT SON PROPRE ÉLOGE ET L'HISTOIRE DE SA FORTUNE

Quand il eut bien fulminé, Habinnas entreprit de le calmer : « Il n'y a, dit-il, personne au monde qui ne commette des fautes. Nous sommes des hommes, non des dieux. » Scintilla. joignit en pleurant ses instances à celles de son mari. Elle le supplia, au nom de son génie et en l'appelant Gaïus, de se laisser fléchir. Trimalcion ne put retenir plus longtemps ses larmes :

«Je vous en prie, dit-il, Habinnas, sur tous les voeux que je forme pour votre fortune, si j'ai fait quoi que ce soit de travers, crachez-moi à la face. J'ai embrassé cet honnête jeune homme, non pour sa beauté, mais pour rendre hommage à ses qualités morales : il connaît les dix parties du discours, il lit à livre ouvert ; sur sa nourriture, il a mis de côté, jour après jour, de quoi payer sa liberté ; avec ses économies, il a acheté une armoire et deux coupes. N'est-il pas digne de ma considération ? Mais voilà : Fortunata ne veut pas ! C'est bien là ton idée, pendarde ? Crois-moi, jouis de ton reste, harpie ! Et ne me fais pas trop enrager, coureuse ! ou bien attends-toi un jour ou l'autre à un coup de ma tête. Tu me connais ; ce que j'ai une fois décidé tient comme le clou dans la poutre.

« Mais, pour si peu, n'oublions pas de vivre. Je vous en prie, mes amis, ne vous faites pas de bile pour moi. Autrefois je fus ce que vous êtes, mais par mon mérite me voici arrivé. C'est le coeur qui fait l'homme. Tout le reste ne vaut pas un fêtu. J'achète bien, je vends bien. Je peux bien dire cela de moi, d'autres vous diront le reste. J'étais au comble de la joie, et c'est le moment, soiffarde ! que tu choisis précisément pour me rompre la tête. Sois tranquille, je t'en donnerai des sujets de pleurer sur ton sort.

« Mais, comme j'avais commencé à le dire, c'est l'ordre et la bonne conduite qui m'ont mené jusqu'à ce degré de fortune. Quand j'arrivai d'Asie, je n'étais pas plus haut que ce chandelier, auquel je me mesurais chaque jour, et pour avoir plus vite du poil au menton je me frottais avec l'huile de la lampe. Cependant, joli comme une femme, j'ai fait quatorze ans les délices de mon maître. Il n'y a pas de honte : quand le maître ordonne, on doit obéir. Et cela ne m'empêchait pas de donner égale satisfaction à sa femme. A bon entendeur salut. Je me tais, parce que je n'aime pas me faire valoir.

LXXVI. SUITE DE LA VIE ET DE LA FORTUNE DE TRIMACION

« Enfin, par la volonté des dieux, je me trouvai maître dans ma maison, et alors, je pus en faire à ma tête. En deux mots, mon maître me désigna comme cohéritier avec César, et me voilà le possesseur d'un patrimoine sénatorial (130). Mais jamais personne fut-il content de ce qu'il a ? Je voulus faire du commerce. Pour ne pas vous faire languir, sachez que j'équipai cinq navires ; je les chargeai de vin ; c'était alors de l'or en barre ; je les envoyai à Rome. On aurait cru que j'en avais donné l'ordre : tous cinq font naufrage ! C'est de l'histoire, ce n'est pas de la blague ! En un jour, Neptune me mangea trente millions de sesterces.« Vous croyez que là-dessus je lâche la partie ! Pas du tout ! Cette perte m'avait mis en goût ; comme si de rien n'était, j'en construis d'autres plus grands, et plus forts, et plus beaux, afin que personne ne puisse dire que je manque d'estomac. Vous savez que plus un navire est gros, plus vaillamment il lutte contre les vents. Je charge une nouvelle cargaison : du vin, du lard, des fèves, des parfums de Capoue, des esclaves. Dans la circonstance, Fortunata fut admirable : elle vendit tous ses bijoux, toutes ses robes et me mit dans la main cent pièces d'or ; elles furent le germe de ma fortune.

« Les affaires vont vite quand les dieux veulent. En un seul voyage je gagnai une somme ronde de dix millions de sesterces. Je commence par racheter toutes les terres qui avaient appartenu à mon maître ; je me fais bâtir une maison, j'achète des bêtes de somme pour les revendre. Tout ce que je touchais croissait comme champignons.

« Quand je me trouvai plus riche que le pays tout entier, je fermai mes registres, j'abandonnai le négoce et me mis à prêter à intérêt aux affranchis (131). Et j'allais même me retirer entièrement des affaires, mais j'en fus détourné par un astrologue : c'était un Grec, du nom du Sérapa, qui était venu par hasard dans notre colonie : il me parut inspiré par les dieux. Il me dit même des choses que j'avais oubliées et me raconta toute ma vie de fil en aiguille. Il lisait dans mes entrailles ; peu s'en fallait qu'il ne dise ce que j'avais mangé la veille. On aurait cru qu'il ne m'avait jamais quitté d'une semelle.

LXXVII. OU TRIMALCION SE DÉCLARE SATISFAIT DE LA VIE ET PENSE A LA MORT

« Voyons, Habinnas, vous qui étiez là ; je crois, ne m'a-t-il pas dit : « Parti de rien, vous avez acquis une grosse situation ; vous n'êtes guère heureux en amis ; personne ne vous rend vos bienfaits ; vous avez d'immenses propriétés vous nourrissez une vipère dans votre sein. » Que vous dirai-je enfin : il me révéla qu'il me restait à vivre trente ans quatre mois et deux jours, et puis que je recevrais bientôt un héritage. Voilà ce qu'il m'a dit de mon sort. Si je parviens à joindre l'Apulie (132) à mes propriétés, j'aurai assez vécu. Cependant, tant que Mercure me protège encore, j'ai fait bâtir cette demeure. Vous le savez, ce n'était qu'une baraque ; maintenant, c'est un temple.. On y trouve quatre salles à manger, vingt chambres à coucher, deux portiques de marbre, des enfilades de petites chambres en haut, la chambre où je dors, le repaire de cette vipère, une très belle loge de concierge, cent chambres d'amis. Bref, Scaurus, quand il vient par ici, ne veut descendre que chez moi, et, pourtant, il peut loger au bord de la mer, dans la maison de son père. Et il y a bien ici d'autres choses que je vais vous montrer-tout à l'heure.
« Croyez-moi : Tu as un sou, tu ne vaux qu'un sou ; sois riche et tu seras considéré. Ainsi moi, votre ami, qui n'étais qu'un ver de terre, me voilà roi. En attendant, Stichus, apporte-nous les vêtements funéraires dans lesquels je veux être enseveli ; apporte-nous aussi les parfums et un échantillon de cette amphore dont je désire qu'on arrose mes os. »

LXXVIII. OU TRIMALCION DONNE A SES INVITÉS UN AVANT-GOÛT DE SES FUNÉRAILLES

Stichus ne fut pas long. Il rapporta dans la salle à manger une tunique blanche et une robe prétexte. Pygmalion nous pria de les tâter pour voir si elles étaient en bonne laine : Il ajouta en souriant : « Prends garde, Stichus, que les rats ou les teignes ne s'y mettent, car je te ferais brûler vif. Je veux avoir un bel enterrement, afin que tout le peuple bénisse ma mémoire. »Aussitôt, il débouche une fiole de nard et nous en fait frictionner ,à la ronde : « J'espère, dit-il, qu'il me fera autant de plaisir après ma mort que maintenant; » Il fit verser du vin dans un grand vase et dit : « Supposons que vous êtes invités à mon repas de funérailles. »

Cette lugubre comédie tournait au vomissement quand Trimalcion, ivre-mort, s'avisa d'un nouveau divertissement : il fit entrer dans la salle des joueurs de cor et, soutenu par une pile de coussins, s'étendit sur un lit de parade : « Figurez-vous, dit-il, que je sois mort, et faites-moi un beau discours. »

Les cors émirent aussitôt des sons lugubres (133). Un surtout, l'esclave de cet entrepreneur de convois, qui semblait le plus honnête homme de la bande, fit tant de bruit qu'il ameuta tout le voisinage. C'est pourquoi les gardes, qui veillaient sur les environs, croyant que la maison brûlait, enfoncèrent incontinent les portes, et, avec de l'eau et des haches, envahirent la maison en désordre. Quant à nous, profitant d'une occasion si favorable, après avoir dit deux mots à Agamemnon, nous fuyions à toutes jambes, tout comme si nous avions véritablement le feu au derrière (134).

 

partie III

(01)  Ces pueri capillati étaient toujours destinés aux plaisirs. Tous les autres esclaves portaient les cheveux courts. De même korsoÛfow veut dire à la fois chevelu et prostitué. Saint Ambroise nous a conservé ce proverbe : Pas un chevelu qui ne soit aussi cinède.

(02)  C'est ainsi que les grands avaient coutume d'appeler. Dans Tacite, Annales XII, Pallas, accusé d'avoir conspiré contre Néron, avec plusieurs de ses affranchis, répond qu'il ne leur parlait jamais que par gestes de la tête ou de la main. Trimalcion, bourgeois parvenu, affecte donc ridiculement les grandes manières.

(03)  C'est encore là un raffinement de riche élégant que s'est approprié Trimalcion.

(04) Les Romains passaient brusquement de l'eau chaude à l'eau froide, comme le prouve l'inscription que Sidoine Apollinaire avait mise sur ses bains : « Après un bain torride, entrez vite dans les flots gelés - Afin que l'eau, par le froid, resserre votre peau encore chaude. »

(05) C'était une espèce de coton que l'on recueillait sur les feuilles de certains arbres, en Éthiopie et dans la Sérique, voisine de la Chine (Pline, liv. VI, ch. 17). Pline, liv. XII, ch. 10 et 11, signale aussi, après Théophraste, un arbre poussant dans une île du golfe Persique et portant des sortes de courges qui s'ouvrent et donnent des pelotes d'une laine précieuse. C'est le véritable cotonnier (gossypium arboreum). Il faut à Trimalcion, pour s'essuyer au sortir du bain, des étoffes de grand prix.

(06 Le texte porte intraliptae : médecins guérissant par des onguents et des frictions. Mais ici il ne s'agit que de garçons étuvistes, qui massaient et parfumaient les baigneurs. C'est toujours le même luxe tapageur et inutile : Trimalcion donne du vin de prix à trois ouvriers qui ne savent pas le boire et le gâchent.

(07)  Il faut à Trimalcion un mignon comme il lui faut une litière, des coureurs, un joueur de flûte à la portière, parce que les gens de qualité en ont. Mais il n'a su choisir qu'un mignon ridicule et repoussant : il atteint au vice, mais non à l'élégance de ses modèles.

(08)   Inscription très fréquente, soit qu'il y eût réellement à la porte du palais un gros chien d'attache, soit qu'on se fût contenté d'en faire peindre un sur la muraille. Quelquefois même cette inscription équivalait simplement à : Entrée interdite au public.

(09) On mettait des écriteaux au cou des esclaves à vendre.

(10)  Trimalcion a donc commencé par être un dé ces esclaves aux cheveux flottants, et il n'en a pas honte. Les tableaux retraçant son existence, dont il a orné son portique, sont autant de flatteries grossières et maladroites à son adresse. Ici il s'est fait représenter comme le Commerce conduit par la Sagesse. Et nous allons voir qu'il ne craint pas de mettre le tableau de sa vie en parallèle avec l'Iliade et l'Odyssée

(11) Les Romains conservaient pieusement leur première barbe.

(12)  Les faisceaux de verges, surmontés de haches, étaient des marques d'honneur réservées aux magistrats de Rome. Ceux des colonies n'y avaient aucun droit. Trimalcion, sévir d'une colonie, a fait représenter sur sa porte ces insignes qu'il n'a pas le droit de faire porter devant lui. D'où l'étonnement d'Encolpe. Les sévirs étaient les membres du collège des Augustales. Cette dignité, dont on était prodigue, comme chez nous des décorations, ne donnait aucun pouvoir : ce n'était pas une magistrature effective.

(13)   Pétrone se moque ici d'une superstition très répandue : il était de mauvais augure d'entrer du pied gauche dans les lieux où le respect s'imposait : les temples, les palais, et il y avait des esclaves chargés de l'empêcher. Une autre preuve que Trimalcion est très superstitieux, c'est qu'il a, à la porte de sa salle à manger, un calendrier des jours fastes et néfastes.

(14)   Tandis que l'habit de ville devait toujours être blanc, la tenue de soirée pouvait être d'une couleur quelconque. Mais de même que nous ne portons l'habit que le soir, de même la robe de festin ne devait pas être portée à la ville. Chacun envoyait donc la sienne chez l'amphitryon du jour, à moins que celui-ci n'en fournît à tout le monde.

(15)   L'usage de fêter le jour de naissance par des cadeaux n'est donc pas nouveau ; ces présents étaient presque une obligation des clients envers leurs patrons.

(16)   Notons une fois pour toutes la familiarité de mauvais goût de la domesticité. Il vaudrait mieux pour Trimalcion avoir un personnel moins nombreux mais mieux stylé. Remarquons aussi qu'il y a deux vins, celui du maître et celui des invités. Trimalcion, qui par ostentation jetait tout à l'heure du falerne à la tête de ses masseurs, est un parvenu assez rapiat qui sait qu'un sou est un sou ; il traite ses invités avec un faste inutile, mais leur refuse souvent le confortable et même les égards auxquels ils ont droit. Il n'a ni éducation ni délicatesse naturelle, bien qu'il soit au fond assez bon homme. On ne peut même pas lui accorder ce vernis qu'acquièrent si aisément tant de parvenus.

(17)   Le texte dit des esclaves d'Alexandrie : « C'étaient, dit C. H. de Guerle, les plus recherchés, non seulement parce qu'ils venaient de loin, mais parce qu'ils étaient particulièrement propres aux plaisirs les plus effrénés, et que rien d'infâme ni de vil ne les rebutait. »

(18) Sorte d'eau frappée. On faisait fondre de la neigé, on la filtrait, puis on la plongeait de nouveau clans la neige pour la rafraîchir ou la frapper. D'après Pline (livre XXXI, ch. 3), c'est Néron qui eut le premier l'idée de ce raffinement. Même il se faisait faire souvent des bains complets d'eau à la neige. (Suétone : Vie de Néron, ch. 27.)

(19) Deux nouveaux impairs à l'actif de Trimalcion : il s'est fait donner la place d'honneur alors que le maître de la maison, sauf quand c'était l'empereur, réservait toujours pour lui-même la dernière place ; il arrive après que le festin est commencé.

(20) C'était un usage de donner au plateau de hors-d'oeuvre (promulsidaris) la forme d'un âne portant un bissac qui tombait sur chaque flanc et où on mettait des olives et autres fruits. Les Grecs appelaient même ces surtouts "ânes".

(21) Les grands seigneurs faisaient marquer leur argenterie à leur nom, mais cela ne suffit pas à Trimalcion : il faut qu'on sache combien elle pèse !

(22)  C'était une imitation des ponts où les prêtres faisaient passer les victimes pour en recueillir le sang en dessous par des trous. Les loirs étaient estimés ; le miel tenait lieu de sucre ; les grains de pavots écrasés fournissaient un jus servant de sauce.

(23)  C'est l'entrée (gustatio ou promulsidaria) précédant le premier service. C'était un art à Rome de savoir composer un repas, et il y avait des spécialistes qui en faisaient profession et en vivaient grassement.

(24)   On ne devait se montrer en public qu'avec la tête découverte, à moins qu'on ne soit malade.

(25)  Le laticlave et I'angusticlave étaient des sortes de noeuds ou boutons de pourpre réservés à certains dignitaires et qui se mettaient non seulement sur les habits, mais sur le linge. Trimalcion s'en pare sans aucun droit.

(26)  L'anneau d'or était interdit aux hommes du peuple et aux affranchis. Trimalcion doit donc se contenter d'un anneau doré que du moins il a choisi très gros, et d'un autre en or, mais orné d'étoiles de métal.

(27)   C'était un signe de luxe, les cure-dents étant généralement en bois ou en plume chez les Romains ; de même les dés étaient de verre : à Trimalcion il en faut en cristal. Quant aux damiers, ils étaient souvent en bois précieux.

(28)  C'est le premier service.

(29) Ces oeufs valaient jusqu'à trente sous pièce, de sorte qu'un troupeau de cent paons rapportait jusqu'à mille écus par an (Varron : De re rustica. Pline, liv. X). Un troupeau de paons se vendit, d'après Varron, 60.000 écus. On commençait volontiers le repas par les oeufs, pour le finir par les fruits.

(30) Les anciens croyaient utile, pour écarter les maléfices, d'écraser la coquille de l'oeuf après l'avoir mangé, d'où l'utilité de lourdes cuillères. Cette superstition a survécu jusqu'à nos jours.

(31) Composé de quatre parties de vin contre une de miel, le mulsum se prenait au commencement du repas, d'où promulsis, hors-d'oeuvre, ce qu'on mange avant de boire le mulsum, et promulsidarium, plateau sur lequel on servait les hors-d'oeuvre.

(32) Ce qui équivaut au proverbe français : le soleil luit pour tout le monde.

(33)  Ce falerne, recueilli sous le consulat d'Opimius, vers 630 de Rome, était resté célèbre. Pline (liv. XIV, chap. 3) dit qu'on en buvait encore à son époque, c'est-à-dire près de deux cents ans après. Bien que cette récolte fut épuisée depuis longtemps, on en servait toujours. On pourrait être tenté de chercher dans ce passage une indication pour dater le Satyricon. Ce serait en vain : le chiffre cent n'a rien de précis. Nous croyons même à une plaisanterie de l'auteur. On disait : Falerne opimien ou Falerne de cent ans, suivant les cas. Trimalcion, pour faire plus d'effet, combine sur son étiquette les deux libellés sans se douter qu'ils sont contradictoires.

(34) Hérodote (liv. II, chap. 78) parle déjà d'un spectacle de ce genre. D'après Plutarque, il y avait là un usage emprunté par les Grecs aux Égyptiens. Trimalcion a machiné sans doute cette scène pour avoir l'occasion de montrer son esprit.

(35) Ce n'est pas par hasard que le squelette vient après le vin de cent ans. L'un et l'autre font penser à la brièveté de la vie et sont destinés à amener les vers que récite Trimalcion. On verra par la suite que dans ce repas tout est truqué : les incidents en apparence imprévus ont été à l'avance réglés avec soin pour permettre au maître de faire montre soit de sa richesse, soit de son esprit.

(36) L'auteur a voulu que les vers mêmes du Banquet fussent mauvais.

(37)   Il n'est peut-être pas très utile et il est en tout cas assez difficile de résoudre ce baroque rébus astronomique qui n'est, du reste, qu'une variante d'une machine gastronomique décrite, au témoignage de Suidas par Alexis de Thurium, poète comique antérieur à Ménandre. Qu'on trouve sur le Bélier des pois ayant la forme d'une tête de bélier, sur le Taureau une pièce de boeuf, sur les Gémeaux les testicules et les reins qui, comme eux, vont par deux, sur le Lion des figues, africaines comme lui, sur la Vierge une matrice de truie vierge, sur la Balance un peson, sur le Capricorne une langouste qui combat avec ses pinces comme avec des cornes, sur le Verseau une oie, animal aquatique, sur les Poissons deux poissons, ces rapprochements, sans être toujours bien spirituels, restent intelligibles, mais nous ne voyons pas pourquoi un petit poisson se trouve associé au Scorpion, et le Sagittaire au lièvre, à supposer, ce dont on peut douter, que l'animal désigné ici soit bien un lièvre. Enfin Trimalcion expliquera plus loin pourquoi il a mis une couronne sur le Lion, mais il le fera fort vaguement : s'agit-il de la couronne de fleurs qu'on portait dans les banquets ou, qui sait, peut-être d'une couronne royale...

(38)  Nous verrons en effet au chapitre 74 que le premier métier de Fortunata était de faire du pain.

(39) A partir d'ici nous n'avons plus pour guide que le manuscrit de Tram qui seul nous a conservé la suite du festin de Trimalcion jusqu'au chapitre 79.

(40) Une pie d'oreiller : une femme qui bavarde la nuit avec son mari aux dépens de ceux qu'elle n'aime pas.

(41)  Du lait de ses poules : expression proverbiale qui, d'après Érasme, désigne une chose rare ou introuvable.

(42) A de rares exceptions près, il n'y a donc à la table de Trimalcion que des affranchis. La conversation de ces gens est vulgaire et incorrecte. « Leurs locutions, dit C. H. de Guerle, seront barbares et étrangères, fourmilleront de solécismes et de barbarismes, de mots bâtards formés du grec et du latin, de proverbes et de quolibets les plus grossiers ce qui nous donnera une juste idée... de la société que rassemble autour de lui ce Trimalcion, esclave parvenu, dont les goûts dépravés ne tarderont pas à se faire connaître. L'hôte et les convives sont dignes les uns des autres, et peuvent aller de pair : il n'y a dans leurs discours ni justesse, ni suite, ni liaison, ni sens. »

(43) On croyait que les trésors cachés étaient gardés par des incubes qui portaient de petits chapeaux : si l'on s'emparait de leur coiffure on pouvait les forcer à découvrir la place du trésor qu'ils gardaient.

(44) Pour affranchir un esclave, le magistrat lui donnait un soufflet. Tant que cette cérémonie n'était pas accomplie, l'affranchi ne jouissait que d'une liberté limitée : il pouvait faire des affaires, accumuler de l'argent, acheter des biens, mais non disposer de sa fortune après sa mort, et il avait toujours à craindre d'être rappelé en esclavage.

(45) Chez les Romains, le terme était au mois de juillet dans les villes pour les maisons, au mois de mars pour les terres.

(46) Il y a deux mots pour désigner les affranchis : libertini et liberti. Le premier désigne ceux qui étaient complètement et définitive-ment sortis de la condition servile et avaient reçu le soufflet du magistrat. Le second, ceux qui ne pouvaient tester et qui étaient sujets à retomber dans l'esclavage. C'est des libertini qu'il s'agit ici : ce passage ferait croire qu'il leur était réservé une place spéciale à la table.

(47) La bienséance exigeait qu'on se tînt droit à table. Il était d'aussi mauvais goût, à Rome, de s'appuyer sur son coude que, chez nous, de mettre ses coudes sur la table.

(48) Trimalcion étale son érudition. Il cite ici Virgile, au livre II de l'Énéide.

(49) On peut comprendre également : et ceux qui ménagent la chèvre et le chou. Le sens de ce discours est du reste très obscur. Il est probable que c'est à dessein que l'auteur met des billevesées presque incompréhensibles dans la bouche de Trimalcion.

(50) De ces deux astronomes, c'est Aratus qui est le plus ancien. C'est sans doute pour montrer jusqu'où va l'ignorance des convives de Trimalcion qu'Hipparque est ici nommé le premier.

(51) C'est ici le troisième service.

(52) Non seulement on nourrissait et on abreuvait les convives, mais on leur distribuait des présents qu'ils étaient autorisés à emporter. Ces présents, qui pouvaient être soit des vivres, soit des objets plus ou moins précieux, s'appelaient apophoreta.

(53) Bromius, Lyaeus, Evius, Dionysius, Bacchus, Liber sont autant de noms du même dieu. La plaisanterie roule sur le mot Liber, qui veut dire à la fois Bacchus et libre.

(54)  Les esclaves mettaient un bonnet quand on les affranchissait, parce qu'ils avaient la tête rasée : le bonnet la cachait.

(55) « Tant que Trimalcion est présent, lui seul a la parole ; alors même qu'il fait une demande à un convive, il se hâte de couper court à la réponse : il est chez lui, et il le fait sentir. En son absence, ses invités respirent ; nous pouvons entendre et savoir pour quelques-uns ce qu'ils sont. » E. Thomas. L'Envers de la société romaine p. 116.

(56) Le texte dit : « Une boisson chaude est un marchand d'habits », c'est-à-dire tient lieu d'un habit.

(57) Chaque esclave affranchi diminuait en effet d'autant l'héritage.

(58)  On joue encore à la mourre en Italie et en Hollande ; un des joueurs dit un nombre, les autres doivent lever le nombre de doigts demandé. Dire qu'on peut jouer à la mourre avec quelqu'un dans les ténèbres exprime donc la plus absolue confiance.. L'expression est déjà dans Cicéron.

(59) Pétrone se moque ici de l'éloquence populaire : ce qui frappe le peuple, c'est le bruit, l'énergie du geste.

(60)  Ou peut être : je lui trouvais la résistance des Asiatiques, car en Asie on exerçait les orateurs, les chanteurs, les acteurs à ne pas suer ni cracher pendant qu'ils étaient en scène. Les Asiatiques passaient à Rome pour des aligneurs infatigables de grandes phrases vides.

(61)  Au moment où il lui met dans la bouche ces pensées édifiantes, Pétrone a soin de faire faire au pieux affranchi des fautes de latin grotesques, qu'il nous est impossible de rendre.

(62)  Dans les cérémonies religieuses, les dames romaines portaient une robe traînante appelée stola. On assistait nu-pieds aux fêtes et sacrifices pour obtenir de la pluie.

(63)  « Les dieux ont des pieds de laine » , est une expression passée en proverbe : elle signifie que les dieux sont lents à venir à notre secours.

(64)  « Tous les discours sont tournés de même. » C'est une suite de gros mots, d'exclamations, de serments que soulignait le geste ; car on devine qu'il y avait, de la part du beau parleur, autant et plus de gestes que de mots ; le tout accompagné de tics, encore très reconnaissables dans le roman : Séleucus parle par : Quis ? si... ; Hermeros par : Tu autem... ; Ganymède commence presque toutes ses phrases par des Tunc, des Nunc, et surtout des Itaque. L'affranchi qui renseigne Encolpe sur la maison et les convives de Trimalcion accumule les : tu vois, les : vois-tu ; lui, tel autre et aussi Trimalcion, les : en somme ; toutes les phrases de Quartilla ont en tête un : c'est cela (Ita est). Elle, ses femmes et le cinaedus, avant de rien faire, commencent toujours par battre des mains. A E. Thomas, op. cit., p. 125.

(65)   Les gladiateurs étaient ordinairement des esclaves. Mais les Romains préféraient voir s'entr'égorger des affranchis et des hommes libres. Néron, d'après Suétone, fit même paraître dans l'amphithéâtre mille chevaliers et sénateurs, et contraignit quelques-uns des plus considérables à combattre non avec des hommes, mais avec des bêtes féroces. Il n'épargna même pas les femmes. Caligula trouva moyen de renchérir encore sur Néron.

(66)  Auguste, par la loi Julia, ne punissait l'adultère que de l'exil. Toutefois, il était permis au mari qui surprenait son esclave en flagrant délit de le tuer. Ce grigou de Glycon a trouvé moyen de concilier sa vengeance et ses intérêts : il a vendu son esclave à Titus, et condition qu'il le fit jeter aux bêtes. La peine de mort contre l'adultère n'a été établie que par Théodose et Justinien.

(67)  Tel était en effet le supplice réservé aux femmes adultères. Nodot prétend « qu'on les exposait ainsi à la fureur des cornes d'un taureau pour en avoir fait pousser sur le front de leurs maris !... »

(68) Ce proverbe nous a été conservé sous une autre forme : E vipera rursum vipera nascitur, d'une vipère naît toujours une vipère. Nous disons, dans le même sens : Bon chien chasse de race.

(69) A un gladiateur vaincu on en substituait jusqu'à trois pour combattre avec le vainqueur.

(70Libra rubricata : c'étaient des livres de droit. Dans les ouvrages de jurisprudence, les titres étaient, en effet, en lettres rouges. D'où le mot français rubrique, usité d'abord dans la langue du droit.

(71)  Barbier si c'est possible, avocat faute de mieux : Juvénal nous apprend (Sat. I) que souvent un barbier l'emportait en fortune ou en influence sur un sénateur. Sous Néron et ses successeurs, les charges les plus hautes de l'État furent souvent occupées par des barbiers et des baigneurs. De même Martial raconte (liv. VI, épigr. 8) qu'un père avait refusé sa fille à deux prêteurs, quatre tribuns, sept avocats et dix poètes, pour la donner à un crieur public.

(72)  Chaque corps de métier était divisé en décuries. Chaque décurion avait un certain nombre d'ouvriers sous ses ordres. Trimalcion apprend aux convives que ses esclaves sont divisés en décuries pour leur donner l'idée de l'énormité de son train de maison. En réalité, chez un Romain riche, il y avait trois sortes de domestiques : les atrienses, pour le service intérieur, les viatores ou cursores, qu'on voyait où besoin était, enfin les villici ou valets de basse-cour les premiers occupaient une situation privilégiée, les derniers étaient. considérés comme des déshérités.

(73)  Terracine étant dans la campagne romaine et Tarente tout au sud de l'Italie, Trimalcion fait étalage de son ignorance plus encore que de sa fortune.

(74)  Et non racontez-nous, qu'exigerait la politesse.

(75) C'est le quatrième service.

(76) Il est donc permis de soupçonner un truquage : on a simplement reconduit les trois porcs à l'étable, puis introduit le porc cuit qui était tout prêt.

(77) Trimalcion se souvient d'avoir entendu raconter que, lors de l'incendie de Corinthe par les Romains, tous les métaux fondus formèrent un alliage rare dont il fut impossible depuis de retrouver la formule. Il ignore qu'Annibal était mort depuis une cinquantaine d'années lors de la prise de Corinthe et n'hésite même pas à en faire un contemporain de la guerre de Troie.

(78) Cette histoire, avec quelques variantes, se trouve dans Pline (liv. XXXVI, ch. 26), dans Dion (liv. LVII) et dans Isidore (liv. XVI, ch. 15). Trimalcion veut être un brillant causeur, mais ne régale ses invités que d'anecdotes que tous sans doute connaissent déjà.

(79) Voulant faire preuve d'érudition, Trimalcion accumule trois bévues l'une sur l'autre. Herméros et Pétracte nous sont parfaitement inconnus : peut-être Trimalcion veut-il parler du combat d'Hector et de Patrocle.

(80) Il s'agit ici de la cordace, danse lascive des Grecs, que les personnes comme il faut ne se permettaient pas. Sous Tibère, le Sénat fut obligé de chasser de Rome tous les danseurs et les maîtres à danser.

(81) Il ne saurait s'agir ici de Publilius Syrus, auteur estimé de comédies de caractère et, du reste, de beaucoup antérieur.

(82) Les empereurs cassaient souvent les testaments pour s'emparer des biens des particuliers ; pour les désarmer on leur faisait souvent un legs ; quand on ne le faisait pas, l'usage s'était établi d'en donner les raisons, de s'en excuser dans le testament même.

(83) Les atellanes, pièces généralement gaies mais convenables à l'origine, étaient devenues des spectacles obscènes. Trimalcion, par ostentation, a voulu avoir sa troupe à lui, mais s'est vite lassé des pièces sérieuses et de la musique savante.

(84) On ne sait si ce Marsus est l'auteur d'un poème sur les Amazones mentionné par Martial. Il s'agit plutôt de quelque méchant poète contemporain qu'avec son mauvais goût infaillible Trimalcion met au pinacle. D'autres lisent Mopsus.

(85) Publilius Syrus, auteur de mimes dont César faisait le plus grand cas, n'était guère apprécié par Cicéron. Ce parallèle entre le grand orateur et un poète comique est du reste absurde.

(86) Comme nous ne possédons que trois vers de Publilius Syrus, il nous est impossible de savoir si ce morceau est une citation, une imitation ou, peut-être, une parodie.

(87) Ce n'est qu'à partir du règne d'Auguste que l'on s'avisa de manger des cigognes, gibier du reste détestable, et dont la rareté faisait tout le prix.

(88) P. Syrus avait dit : La probité est un diamant.

(89) Varron appelle ces habits des robes de verre. Saint Jérôme veut que les habits garantissent la femme du froid et ne la laissent pas nue en la couvrant.

(90) Les Romains étaient grands amateurs de loteries. Dans les festins, c'était une occasion pour l'amphitryon de faire des cadeaux à ses invités. Les billets portaient souvent des devises bizarres ou ridicules destinées à égayer l'assistance.

(91) Il y avait un rapport entre les mots écrits sur le billet et l'objet correspondant, généralement en vertu d'un calembour dont le sens nous échappe souvent. Nous renonçons à expliquer ces jeux de mots insipides et obscurs.

(92) L'anneau de fer indique un esclave ou un affranchi. Il est question ici d'un de ces anneaux qui servaient de sceau. Nous dirions aujourd'hui : Tu verras ce que vaut ma signature.

(93) Les homéristes faisaient profession de réciter, de chanter et au besoin d'expliquer les vers d'Homère.

(94) Nous renonçons à relever toutes les bévues que l'auteur s'applique à mettre dans la bouche de Trimalcion.

(95) C'est le cinquième service.

(96) Priape, dieu des jardins, était tout indiqué pour présider au dessert. Martial parle aussi (livre XIV) de ces Priapes en pâte cuite, qui portaient des fruits dans leur robe. Nous sommes ici au sixième service.

(97) La méprise s'explique : dans les fêtes religieuses on aspergeait en effet l'assistance avec du safran.

(98) Ce sont trois divinités : Cerdon, dieu du lucre (k¡rdow, gains) Felicion, dieu du bonheur (felix, heureux) ;. Lucron, dieu du gain (lucrum, gain).

(99) Coutume superstitieuse dont Pétrone se moque.

(100) Apellète était un tragédien, célèbre par sa très belle voix, qui vivait au temps de Caligula. (V. Suétone, Vie de Caligula, ch. 33.)

(101) Ce jeu est une variante de la mourre : celui des deux joueurs qui est à cheval sur le dos de l'autre le frappe d'une main et lève un certain nombre de doigts de l'autre main. Il continue à frapper jusqu'à ce que l'autre ait deviné combien de doigts il a levés.

(102) Il y avait plusieurs sortes de mattées, mais ce plat suppose toujours un hachis d'aliments délicats. On les servait immédiatement avant le dernier service ou dessert.

(103) Les Romains étaient ordinairement vêtus de blanc. Quand, sous les empereurs, on délaissa la toge pour porter des habits de couleur, les magistrats de province la conservèrent : le blanc chez les Romains était donc habillé, cérémonieux, officiel, - comme le noir à notre époque.

(104)  On devait se lever quand entraient les premiers magistrats du pays - et surtout le préteur - pour leur rendre hommage. Comme avant de se mettre à table on remplaçait ses chaussures par des mules qu'on laissait au bas du lit, quand on se levait brusquement, on mettait les pieds nus sur le carreau, comme le fait ici Encolpe.

(105)  Sacrifice qu'on faisait pour un mort neuf jours après son décès et qui était suivi d'un festin auquel on invitait tous les amis du défunt : on gardait le mort pendant sept jours, le huitième on le brûlait, le neuvième on l'ensevelissait et on donnait le repas funèbre.

(106) On affranchissait un esclave à l'article de la mort pour ne pas perdre le prix de sa liberté. Déjà mort est une exagération plaisante de Pétrone.

(107)  Au moment de son affranchissement, l'esclave devait donner à son maître un vingtième de ses biens.

(108) Les anciens versaient du vin sur les bûchers et sur les tombeaux.

(109)  C'est une critique ; les tartes, chez les anciens, ne se servaient que chaudes.

(110)  De mille en mille, sur les routes, il y avait des statues de Mercure au pied desquelles on déposait les offrandes destinées aux pauvres voyageurs. Les millièmes de Mercure ont fini par extension par désigner toute espèce d'aubaine, tout gain inespéré ou supplémentaire.

(111) Son porte-bonheur. Les Romains avaient souvent plus de confiance en ces idoles en miniature que dans les grandes divinités de l'Olympe.

(112)  C'est ici le dernier service pour lequel on changeait les tables.

(113)  La pierre spéculaire servait à faire des vitres. De Valois croit que c'était du talc parfaitement blanc et transparent.

(114) Il s'agit sans doute des muletiers qui figuraient dans les fêtes du dieu Cornus et qui étaient dressés à faire des tours.

(115) Ce circoncis est peut-être juif : le nom de Trimalcion, Malcion est peut-être lui-même d'origine sémitique.

(116)  Les anciens prétendaient en effet que Vénus louchait.

(117) Les Cappadociens avaient dans l'antiquité une réputation bien établie de mauvaise foi. Juvénal dit que c'est parmi eux que se recrutaient les faux témoins de profession.

(118)  Proverbe visant les oisifs qui, n'ayant rien à faire, passent leur temps à médire des autres.

(119)  Après le dessert, on servait encore des friandises. C'était l'épidipnis (après dîner).

(120) C'est la suite de l'épidipnis. Trimalcion exagère la profusion.

(121) Les cochers du cirque couraient sous quatre couleurs. Il y avait les verts, les bleus, les rouges, les blancs. Ces quatre équipes ou factions avaient chacune ses partisans fidèles dans le public. Trimalcion devait être un partisan des verts : il habille son portier en vert, la petite chienne de son mignon porte une bandelette verte, sa femme a une ceinture verte, Carrion, son esclave, est un vert déterminé, et c'est dans cette faction que veut entrer son cuisinier, pour remporter le prix au cirque.

(122) Cette inscription était courante. Elle interdisait à l'héritier d'aliéner ou d'engager le terrain où était bâti le tombeau.

(123) Les tombeaux étaient des lieux sacrés : il était défendu d'y déposer des ordures. Témoin cette inscription relevée par Mabillon : « Qui pissera ou chiera ici s'attirera la colère des dieux du ciel et des enfers ».

(124) Terme d'amitié réservé aux enfants : Mon petit poulet. - Il s'agit'ici du mignon.

(125) Spirituelle parodie : dans l'Énéide, on sort des enfers par une porte autre que celle d'entrée (Énéide, VI, 898).

(126) Malgré la corruption de l'époque, c'était une infamie de se montrer nu dans les bains.

(127) On répandait du vin sous la table pour conjurer les présages funestes.

(128) Encore une superstition : changer son anneau de main passait, en particulier, pour un moyen infaillible d'arrêter les sanglots.

(129)   Les esclaves qui ont fini de dîner remplacent ceux qui servaient et réciproquement.

(130)  C'est-à-dire d'un patrimoine considérable, car il fallait avoir une fortune dont le chiffre était déterminé par la loi pour être sénateur.

(131)  Celui qui venait d'être affranchi n'avait pas d'argent pour faire figure d'homme libre et entreprendre une affaire. Il empruntait un autre affranchi. C'est donc par l'usure que presque toujours ces parvenus acquéraient rapidement de grosses fortunes.

(132)  Toujours la même mégalomanie et la même ignorance crasse.

(133)  Les cors étaient employés dans les funérailles des grands.

(134)  Ici se termine le manuscrit de Trau.