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table des matières de Pétrone

PETRONE

LE SATYRICON

 INTRODUCTION    DEUXIEME PARTIE   TROISIEME PARTIE - FRAGMENTS 1 - FRAGMENTS 2

 

 

 

PREMIÈRE PARTIE

ENCOLPE ET ASCYLTE

1. OU L'ON DÉPLORE LA RUINE DE L'ÉLOQUENCE

Il y a déjà bien longtemps que je vous promets le récit de mes aventures. Le moment est venu de tenir parole aujourd'hui qu'une heureuse occasion nous réunit, car nous ne sommes pas ici exclusivement pour fixer des points de science, mais pour causer aussi et pour rire un peu en nous racontant de bonnes histoires.

Fabricius Vejento (01) vient, non sans talent, de flétrir les mensonges des prêtres et de nous révéler avec quel audacieux cynisme ils proclament, en se donnant des airs de prophètes, des mystères qu'ils ne comprennent même pas. Mais nos enfileurs de phrases sont-ils moins fous quand ils crient comme des furieux : Voici les blessures que j'ai reçues pour la liberté ! Voici l'oeil que j'ai perdu pour votre salut à tous ! Donnez-moi un guide pour me conduire chez mes enfants : mes jarrets tranchés se refusent à porter mon corps (02).

Passe encore si du moins ils frayaient à nos futurs. Démosthène les voies de l'éloquence. Mais tant d'exagérations et tout ce vain bruit de phrases ne leur servent, le jour venu de parler au forum, qu'à avoir l'air de tomber de la lune.

Donc, à mon sens, le résultat le plus clair des études est de rendre nos enfants tout à fait stupides : de ce qui se présente en réalité dans la vie ils n'entendent rien, ils ne voient rien. On ne leur montre que pirates, les chaînes à la main, attendant leurs victimes sur le rivage ; que tyrans rédigeant des arrêts pour commander aux fils d'aller couper la tête de leur père ; qu'oracles préconisant, pour chasser la peste, l'immolation de trois vierges ou davantage; que phrases s'arrondissant en pilules bien sucrées : faits, et pensées, tout passe à la même sauce (03).

II. CONTRE LES PROFESSEURS DE RHÉTORIQUE

« A qui vit dans cette atmosphère, il est aussi impossible de ne pas perdre le sens que de sentir bon quand on loge à la cuisine.

« Si vous me permettez de le dire, ô rhéteurs, c'est vous les premiers. artisans de la ruine de l'éloquence. Vos harmonies subtiles, vos sonorités creuses peuvent éblouir un instant ; elles vous font oublier le corps même du dis-cours qui, énervé, languit et tombe à plat. La jeunesse s'entraînait-elle à déclamer, quand Sophocle et Euripide trouvèrent le langage qu'il fallait au théâtre ? Existait-il des maîtres pour étouffer dans l'ombre de l'école les talents naissants quand Pindare et les neuf lyriques renoncèrent à lutter dans le même mètre avec Homère (04) ? Et, sans appeler les poètes en témoignage, je ne vois pas que Platon ni Démosthène se soient livrés non plus à ce genre d'exercices. La grande et, si j'ose dire, la chaste éloquence, méprisant le fard et l'enflure, n'a qu'à se dresser sans autre appui que sa naturelle beauté.

« Naguère, ce bavardage intempérant et creux qui, né en Asie, a envahi Athènes, tel un astre porteur de la peste, souffla sur une jeunesse qui se dressait déjà pour de grandes choses : du coup, sous une règle corrompue, l'éloquence, arrêtée dans son essor, a perdu la voix. Qui depuis lors a approché de la maîtrise d'un Thucydide, de la gloire d'un Hypéride ? L'éclat même dont brille la poésie n'est plus celui de la santé : tous les arts, comme si leur source commune avait été empoisonnée, meurent sans attendre les neiges de la vieillesse. La peinture, enfin, n'est pas en meilleure posture depuis que des Égyptiens ont eu l'audace de réduire en recettes un si grand art (05). » ' Je tenais un jour ces propos et autres semblables, quand Agamemnon (06) s'approcha de nous et, d'un coup d'oeil inquisiteur, chercha celui que la foule écoutait si religieusement. '

III. CONTRE LA VÉNALITÉ DES MAÎTRES

Ce rhéteur, sortant tout suant de sa classe, pouvait-il souffrir que je pérorasse plus longtemps sous le portique qu'il ne l'avait fait dans l'école ? Il m'interrompit : « Jeune homme, dit-il, qui tenez ces propos d'une saveur non vulgaire et, ce qui est aujourd'hui une rareté, qui me semblez un ami des idées saines, je ne dois pas vous dérober les secrets de mon art. Dans les exercices que vous critiquez, il n'y a guère de la faute des maîtres : ils sont bien forcés de hurler avec les fous. S'ils ne parlaient pas comme il plaît aux jeunes gens, Cicéron l'a déjà dit, on les laisserait seuls dans leur école. Tels ces rusés flatteurs qui, entreprenant le siège de la table d'un riche, n'ont rien de plus pressé que de chercher ce qu'ils estiment devoir plaire à l'auditoire, et qui n'obtiendront en effet ce qu'ils cherchent qu'en tendant des pièges aux oreilles d'autrui, tel le maître d'éloquence : à moins, comme le pêcheur, de mettre à l'hameçon l'appât qu'il sait recherché du jeune poisson, il restera seul assis sur son rocher, sans espoir de rien prendre. »

IV. CONTRE L'AMBITION DES PARENTS

Au fond, ce sont les parents qui sont les vrais coupables : ils ne veulent plus pour leurs enfants d'une règle sévère, mais salutaire. Ils sacrifient d'abord, comme le reste, à leur ambition, ces fils, leur espérance même, puis, pour réaliser plus vite leur rêve, sans leur laisser le temps de digérer leurs études, ils les poussent au forum : cette éloquence, à laquelle ils savent pourtant bien que rien n'est supérieur, ils prétendent la réduire à la taille d'un enfant à peine sevré.

Que les parents aient la patience de nous laisser graduer les études les jeunes gens pourront travailler sérieusement, mûrir leur goût par des lectures approfondies, faire des préceptes des sages la règle de leur pensée, châtier leur style d'une plume impitoyable, écouter longtemps d'abord ce qu'ils aspirent à imiter. Dès lors ils n'admireront plus rien de ce qui n'éblouit que l'enfance, et l'éloquence, jadis si grande, aura recouvré sa force, sa majesté, son autorité.

Mais aujourd'hui, à l'école l'enfant s'amuse ; jeune homme, on s'amuse de lui sur le forum, et, ce qui est encore plus ridicule, après avoir fait ses études tout de travers, devenu vieux, il ne voudra pas en convenir.

N'allez pas croire, toutefois, que j'aie en horreur cet art facile et terre à terre d'improviser des vers où s'illustra Lucilius {07) : c'est en vers qu'à mon tour je vais tenter d'exprimer mon avis :

V. OU SONT GLORIFIÉES LES FORTES ÉTUDES

Si tu aimes les purs chefs-d'oeuvre d'un art sévère,
Si toi-même tu vises au grand, avant toute chose
Fais-toi une loi de la plus stricte sobriété :
Dédaigne d'aller dans les palais quêter un regard du prince hautain,
Ou, vulgaire parasite, une place à la table du puissant,
Ou, courant à ta perte, de noyer dans le vin la vigueur de ton esprit,
Ou, dans la claque, d'applaudir, soudoyé, au coup de gueule de l'histrion.
Mais soit que lui rie la citadelle de Minerve
Ou la terre habitée par le colon lacédémonien,
Soit qu'il demeure au pays des Sirènes,
Que l'orateur consacre d'abord quelques années à la poésie (08)
Et s'abreuve largement aux sources homériques.
Puis après avoir suivi la troupe socratique, changeant encore de discipline,
Que de son plein gré il vienne secouer l'armure formidable du grand Démosthène.
Alors, que la pléiade des écrivains romains lui fasse cortège, et, affranchie
Du génie grec, qu'elle le pénètre d'une influence qui dégage son originalité.
Cependant une page de nos luttes civiles lui fournira un poème,
Il fera retentir le trépied d'Apollon d'un chant vif et cadencé,
Puis, ayant trouvé des paroles farouches pour remémorer le tragique festin de nos guerres,
Il pourra nous promettre enfin les grandes paroles dignes de Cicéron l'invaincu.
Alors, ayant armé ton esprit de tous ces talents, après t'être abreuvé 
Aux sources abondantes de l'art, ta poitrine répandra les paroles des Muses (09.)

VI. ENCOLPE CHERCHE SON AMI ET SON AUBERGE

J'écoutais si bien que je ne remarquai même pas que mon ami Ascylte s'était sauvé. Tandis que je traverse le jardin parmi ce flot de paroles, une foule d'étudiants envahit le portique : ils venaient, me semble-t-il, d'entendre la réponse de je ne sais quel rhéteur à la conférence d'Agamemnon. Ils tournaient les idées en ridicule, critiquaient le style, la disposition...

J'en profite pour m'esquiver et me mettre, sans perdre un instant, à la recherche d'Ascylte. Mais je n'arrivais pas à trouver mon chemin et ne savais pas même où était l'auberge. J'avais beau prendre une autre route, je revenais toujours au même point. Enfin, fatigué de marcher et tout en nage, je me décide à accoster une petite vieille qui vendait des légumes.

VII. OU ENCOLPE RETROUVE SON AMI

« - Je vous prie, la mère, lui dis-je, sauriez-vous par hasard où je loge ? » Cette plaisanterie un peu simple parut lui plaire : « Pourquoi non ? »répondit-elle. Et, se levant, elle se mit à marcher devant moi. Après tout, elle était peut-être sorcière...
Tout à coup, dans un endroit écarté, elle ouvre le manteau qui la cachait et me dit d'un air fin : « C'est ici que vous devez loger. » J'allais protester que je n'avais jamais vu la maison quand j'aperçus à l'intérieur des tapettes (10) et des femmes nues qui allaient et venaient avec un air de mystère. Je compris un peu tard, ou plus exactement trop tard, qu'elle m'avait mené tout droit au bordel. Envoyant à tous les diables la maudite vieille, je me cache la figure et me sauve à travers le lupanar en cherchant une autre issue.
Je touchais au seuil quand je me heurte à Ascylte, également las, mort de fatigue comme moi. C'était à croire que la même vieille l'avait conduit là. Je lui dis bonjour en riant et lui demandai ce qu'il venait faire dans ce bel endroit.

VIII. OU ASCYLTE DÉFEND SA VERTU

Mais, essuyant de la main son front plein de sueur : « Si tu savais, dit-il, ce qui m'est arrivé ! - Quoi donc ? » dis-je à mon tour.

Il continua d'une voix défaillante : « J'errais par toute la ville sans parvenir à retrouver l'endroit où j'avais laissé notre auberge, quand un bourgeois respectable . m'aborda et s'offrit fort obligeamment à me servir de guide. Par des ruelles écartées et obscures, il me conduit ici et, mettant bourse en main (11), me propose carrément la botte. Déjà, sur la porte, la maquerelle avait touché la passe et il portait sur ma personne une main hardie. Moins vaillant, j'allais y passer ! »

'Pendant qu'Ascylte me mettait au courant de ses malheurs arrive le bourgeois respectable, escorté d'une femme assez chic. Reluquant toujours mon Ascylte, il l'invite à pénétrer dans la maison, l'assurant qu'il n'avait rien à craindre : puisqu'il ne voulait pas faire la femme, il ferait l'homme, voilà tout. De son côté, sa compagne me pressait de monter avec elle.

Nous entrons donc en nous frayant un chemin parmi ces tantes : nous entrevoyons des couples de l'un et de. l'autre sexe, si animés au jeu dans les chambres ’ que nous croyions ne voir partout que gens ivres de satyrion (12).

' Dès qu'on nous aperçut, des pédérastes accoururent bruyamment pour nous aguicher. Sans perdre de temps, l'un d'eux, troussé jusqu'à la ceinture, s'attaque à Ascylte et l'ayant jeté sur un lit, se met en devoir de le lui introduire. Je vole au secours du malheureux et ’ nos forces unies tiennent en respect cet enragé. ' Ascylte se dégage et réussit à s'enfuir, me laissant seul en butte à leur bestialité ; mais plus fort et plus vaillant, je sortis sans accroc de l'aventure.

IX. OU ASCYLTE APPARAÎT SOUS UN JOUR MOINS FAVORABLE  

Après avoir parcouru sans succès presque toute la ville ’, comme à travers un brouillard j'aperçois, planté sur le trottoir, Giton, mon petit ami. ' Il était juste devant notre auberge. ’ Je m'y précipite. Ma première question est pour savoir s'il nous a fait à dîner. Au lieu de me répondre, il s'assied sur le lit en essuyant du pouce les larmes qu'il ne peut retenir. Inquiet de cette attitude, je lui demande ce qu'il y a. Après avoir longtemps hésité et comme à regret, sur mes prières mêlées de menaces, il finit par avouer « Ton ami, ou ton camarade, cet Ascylte que voilà, est venu me trouver tout à l'heure dans cette chambre. Il a essayé de me prendre de force. Naturellement, moi, je criais. Alors il tire son épée : Si tu fais ta Lucrèce, tu vas, dit-il, trouver ton Tarquin. »A ces mots, je faillis arracher les yeux à Ascylte. « Qu'as-tu à dire, lui criai-je, vieille peau, qui n'es bon qu'à t'en faire mettre comme, une femme et qui as la bouche pourrie comme le reste ? »

II fit semblant de s'effondrer d'horreur ; puis, levant sur moi un poing menaçant, il se mit à crier encore plus fort : « Vas-tu te taire, ignoble gladiateur, ' assassin de ton hôte ’, réchappé de l'échafaud (13) ? Vas-tu te taire, rôdeur de nuit qui, même quand tu étais encore bon à quelque chose, n'as jamais trouvé à coucher avec une femme propre, toi qui m'as mis dans le bosquet à la même sauce que maintenant le petit dans ce bouge ? - ' Mais pourquoi diable ’, lui dis-je, te soustraire à cet entretien avec Agamemnon ? 

X. OU ENCOLPE ET ASCYLTE RÈGLENT LEURS COMPTES
« - Triple brute, que voulais-tu que je fisse, puisque je mourais de faim ? J'allais peut-être me nourrir de beaux discours ? Qu'avais-je à faire de toutes ces verroteries, de ces rêvasseries de somnambules ? Je suis tout de même tombé un peu moins bas que toi, qui en es réduit à louer des vers pour qu'on t'invite à dîner. »

C'est ainsi que cette discussion malpropre finit en éclats de rire et que nous passâmes à des entretiens moins orageux. Tout de même, je n'arrivais pas à digérer sa trahison : « Ascylte, lui dis-je tout-à-coup, je vois bien que nous ne pouvons nous entendre ; partageons donc notre maigre bagage et désormais cherchons, chacun pour son compte, les mesures à prendre pour fausser enfin compagnie à cette dèche tenace. Tu as des lettres ; moi aussi. Pour ne pas être un obstacle à tes affaires, je vais me lancer dans quelque autre voie : sans quoi nous aurions mille motifs de nous heurter chaque jour et de faire jaser toute la ville à nos dépens. »

Il ne dit pas non. Mais « pour aujourd'hui, fit-il remarquer, nous sommes invités à dîner en notre qualité de lettrés ; ne perdons pas notre soirée : demain, puisque tu le veux, je me mettrai en quête d'un gîte et d'un petit ami. - Pourquoi tarder, lui dis-je, puisque nous sommes d'accord ? »
C'était l'amour qui me faisait précipiter la rupture : depuis longtemps déjà je désirais écarter un témoin importun, pour reprendre sans contrainte mes vieilles habitudes avec mon petit Giton. ' Ascylte prit la chose de travers et, sans rien dire, gagna brusquement la porte.

Une sortie si vive n'augurait rien de bon : je le savais impuissant à se maîtriser, je savais aussi son amour impuissant... Donc je vole sur ses traces pour tâcher de pénétrer ses desseins et de les contrecarrer. Mais il sut échapper à mes regards, et c'est en vain que longtemps je le cherchai. '

XI. DES AMOURS D'ENCOLPE AVEC TRYPHÈNE, LYCAS ET DORIS
Ayant exploré vainement tous les coins de la ville, je me décidai à réintégrer mon domicile ; après un consciencieux échange de baisers, j'enchaîne l'enfant en des embrassements plus stricts et bientôt, tous mes voeux comblés, je jouis d'une félicité parfaite.

Nous n'avions pas encore fini, quand Ascylte, arrivant à pas de loup, enfonce brutalement la porte et nous pince en train de nous amuser. Il remplit la chambrette de ses éclats de rire, de ses applaudissements, et soulève le manteau qui me couvrait en s'écriant : « Qu'est-ce que tu fabriques, très respectable ami ? Quoi ! vous logez à deux dans un seul manteau ? »Et il ne s'en tint pas aux paroles, mais, détachant la courroie de sa besace, il se mit à m'en frapper par manière d'acquit, assaisonnant son geste de discours provocants : « Ça t'apprendra une autre fois à rompre (14) avec ton ami (15) ». ' J'étais si bien surpris ' que je ne sus que me taire sous les sarcasmes et les coups. Je pris donc le parti de rire de l'aventure. Et c'était prudent : sans cela il fallait me battre avec mon rival. Ma gaîté menteuse eut la don de l'apaiser.

Il sourit à son tour : « Encolpe, me dit-il, enterré dans ces délices, tu oublies que nous n'avons plus d'argent et que tout ce qui nous reste ne vaut pas un sou. Par ces températures estivales, le pavé des villes est plutôt stérile ; la campagne nous sera plus propice : allons voir nos amis.
La nécessité me forçait d'opiner du bonnet et de dissimuler mon dépit. Ayant donc chargé Giton de notre bagage, nous sortons de la ville pour nous rendre au château de Lycurgue, chevalier romain. Ascylte ayant eu jadis des bontés pour lui, il nous reçut à bras ouverts, et la compagnie qui se trouvait réunie chez lui rendit notre séjour fort agréable. Tout d'abord il y avait là Tryphène, une fort belle femme qui avait été amenée par Lycas, armateur et propriétaire de domaines sur la côte. Les agréments que nous goûtâmes en ce charmant séjour, il n'y a pas de termes pour les exprimer, quoique la table de Lycurgue fût plutôt frugale.

Sachez donc que, tout de go, nous nous trouvâmes tous unis par les soins de Vénus. La belle Tryphène me plaisait et écouta sans horreur mes aveux. Mais à peine tombait-elle dans mes bras que Lycas, indigné, prétendit s'indemniser sur ma personne du bonheur que je venais de lui ravir déloyalement. Comme Tryphène n'était plus pour lui qu'une vieille maîtresse, il prit son parti gaîment et me somma de payer le prix qu'il mettait au tort à lui causé. Très excité, il me persécutait.

Mais Tryphène possédant mon coeur, mes oreilles restaient fermées pour Lycas : rendu plus enragé par mes dédains, il me suivait partout et même une nuit pénétra dans ma chambre : comme je méprisais ses prières et qu'il avait recours à la violence, je me mis à crier si fort que je réveillai toute la maison et, grâce à Lycurgue, je sortis indemne de ce fâcheux assaut. A la fin, comme notre séjour chez Lycurgue lui paraissait peu favorable à la réalisation de ses voeux, il essaya. de me persuader d'accepter son hospitalité. Je déclinai l'invitation. Il eut alors recours à l'influence de Tryphène : celle-ci me pria d'autant plus volontiers de faire ce plaisir à Lycas qu'elle espérait que nous aurions plus de liberté chez lui. Je suivis donc l'amour.

Mais Lycurgue, qui avait renoué ses vieilles relations avec Ascylte, ne voulut pas le laisser partir. En conséquence, il fut entendu qu'il resterait chez Lycurgue et que nous-mêmes suivrions Lycas. Par un article additionnel et secret, nous convînmes tous deux de mettre à la masse commune le butin que l'un ou l'autre trouverait l'occasion de faire.

Sa proposition acceptée, la joie de Lycas fut incroyable. Il pressait le départ : il nous fallut donc faire de rapides adieux à nos amis et nous mettre en route le jour même.

Lycas avait si soigneusement pris ses dispositions que pendant le voyage il était assis à côté de moi et Giton à côté de Tryphène. Sa combinaison était basée sur l'inconstance à lui trop connue de cette femme. Le calcul était juste : tout de suite elle prit feu pour le bel, enfant, et je n'eus besoin d'aucun effort pour m'en rendre compte. Lycas, qui lui aussi suivait attentivement le manège, ne m'eût du reste pas permis de l'ignorer. C'est pourquoi j'accueillis plus aimablement ses avances, ce qui le combla d'aise : mathématiquement, en effet, de l'avanie que me faisait ma maîtresse devait naître chez moi le besoin de lui témoigner du mépris ce point acquis, brûlant de me venger de la femme, j'accueillerais plus favorablement les avances de son amant.

Telles étaient nos positions réciproques à notre arrivée chez Lycas : Tryphène se mourait d'amour pour Giton, Giton répondait de tout coeur à son amour, double spectacle qui n'avait rien d'agréable à mes yeux. Pendant ce temps, Lycas, dans son désir de me plaire, s'ingéniait à inventer chaque jour un nouveau divertissement ; en bonne maîtresse de. maison, sa femme, la belle Doris, le seconda de son mieux et avec tant de grâce. et. de distinction qu'elle chassa bien vite Tryphène de mon coeur.

Par le manège de mes yeux, mon amour se fit connaître à Doris, et l'engageante caresse du regard de Doris me répondait oui. Si bien que dans cette conversation muette, avant toute parole, l'inclination que nous sentions entraîner d'un même mouvement nos deux coeurs trouva sa discrète expression. La jalousie de Lycas, à moi déjà connue, m'était une raison de garder le silence, et c'était l'amour même du mari pour moi qui m'ouvrait le coeur de l'épouse.

La première fois qu'il nous fut permis de nous entretenir, elle me fit part de ce qu'elle avait remarqué. Je pris le parti d'avouer franchement, et je lui racontai avec quelles rigueurs j'avais accueilli son mari. Mais cette femme pleine de sens : « Eh bien, c'est le moment de se montrer intelligent », dit-elle. Bref, sur ses bons avis, je cédai à l'homme pour posséder la femme.

Cependant Giton, éreinté, avait besoin de quelque répit pour se refaire et Tryphène me revint. Mais, devant mes dédains, son amour se tourna en rage sauvage. Acharnée à me suivre, elle ne tarda pas à découvrir mon double commerce avec nos hôtes. La passion du mari pour moi ne la gênait guère : elle la dédaigna. Mais elle s'en prit aux furtives amours de Doris.

Elle les révèle à Lycas. La jalousie triomphant de l'amour, il court à la vengeance. Mais Doris, prévenue par une servante de Tryphène, pour détourner l'orage, suspend notre secrète intimité.

Dès que j'eus compris tout cela, maudissant cette perfide Tryphène et ce Lycas au coeur ingrat, je pris le parti de filer. La fortune me fut favorable. La veille, justement, le navire sacré d' Isis, riche butin, avait fait naufrage sur les rochers voisins. Je tins donc conseil avec Giton, qui se mit facilement d'accord avec moi, parce que Tryphène, l'ayant vidé jusqu'à la moelle, semblait le négliger.

De grand matin donc nous partons à la mer et nous montons à bord sans difficulté, d'autant plus que les gardiens, employés de Lycas, nous connaissaient. Mais comme pour nous faire les honneurs, ils nous suivaient partout et qu'en conséquence il n'y avait moyen de faire main basse sur rien, leur laissant Giton, je m'éclipse à propos, me faufile jusqu'à la poupe, où était la statue d'Isis, que je dépouille d'une robe précieuse et d'un sistre en argent, puis, ayant fait aussi quelque butin dans la cabine du capitaine, je me laisse glisser discrètement le long d'un câble, sans que personne, sauf Giton, m'ait remarqué. Il ne tarda pas à se débarrasser de ses gardes et, sans attirer l'attention, vint me rejoindre. Du plus loin que je le vois je lui montre ma récolte et nous décidons d'aller dare-dare trouver Ascylte.

Mais nous ne pûmes arriver chez Lycurgue que le lendemain. En abordant Ascylte, je lui racontai nos larcins et comment nous avions été les jouets de l'amour. Il nous conseilla de prévenir Lycurgue en notre faveur et de l'assurer que c'était encore l'incandescence de Lycas qui était la cause d'un déménagement si rapide et si furtif. L'affaire entendue, Lycurgue jura qu'il serait toujours avec nous contre nos persécuteurs.
Notre fuite avait passé inaperçue. Ce ne fut qu'au réveil de Tryphène et de Doris qu'on la remarqua : nous ne manquions pas, en effet, chaque jour, d'assister galamment à leur toilette matinale. Notre absence lui paraissant anormale, Lycas envoie à notre recherche, surtout du côté de la mer, et apprend notre visite au navire, mais du larcin, rien : on l'ignorait encore, car la poupe regardait la pleine mer, et quant au capitaine, il n'était pas encore revenu. Voilà notre fuite bien établie et mon Lycas navré de me perdre, déblatérant véhémentement contre Doris, qu'il soupçonnait d'en être la cause.

Je passe sur ses violences orales et manuelles, n'en ayant pas connu le détail. Je dirai seulement que Tryphène, cause de tout ce grabuge, persuada Lycas d'aller nous chercher chez Lycurgue, où nous nous étions sans doute réfugiés, et voulut elle-même l'accompagner pour nous écraser sous notre honte, comme nous le méritions. Le lendemain, ils se mettent en route et arrivent au château. Nous étions sortis : Lycurgue nous avait conduits à la fête d'Hercule qu'on célébrait dans un bourg voisin.

Sitôt informés, sans perdre une minute, ils partent à notre rencontre et nous trouvent sous le portique même du temple. En les apercevant, nous fûmes fortement troublés. Lycas se plaignit violemment à Lycurgue de notre désertion. Mais il fut reçu d'un front si sombre et d'un sourcil si méprisant que, recouvrant quelque audace, je lui jetai à la tête, en ayant soin de parler très haut, des récriminations aussi violentes et aussi infamantes que je pus pour les assauts que le vieux libidineux m'avait fait subir tant chez Lycurgue que dans sa propre maison.

Tryphène, ayant voulu ouvrir la bouche en sa faveur, eut aussi son paquet. Je proclamai son déshonneur devant les foules accourues pour m'entendre, produisant comme preuves de l'insatiable lubricité de cette grue Giton exsangue, moi-même presque mort. Interloqués par les rires de la foule, nos ennemis, l'oreille basse, se retirèrent, ruminant leur vengeance. Comprenant bien que nous avions circonvenu Lycurgue, ils décidèrent de l'attendre chez lui pour lui ouvrir les yeux.

La fête se prolongea assez tard : nous ne pûmes rentrer au château, et Lycurgue nous emmena coucher à moitié route, dans une villa. Le lendemain, sans nous réveiller, il rentra chez lui pour ses affaires. Il trouva Lycas et Tryphène qui l'attendaient. Ils surent si bien l'enjôler qu'ils obtiennent de lui la promesse de nous remettre entre leurs mains.

Naturellement dur et ne sachant pas ce que c'est qu'une parole, Lycurgue, ne rêvant plus qu'aux moyens de nous livrer, persuada à Lycas d'aller chercher main-forte pendant que lui-même viendrait nous mettre sous bonne garde dans la villa. Il s'y rendit et, de prime abord, nous fit le même accueil que la veille à Lycas, puis, croisant sévèrement les bras, nous reprocha nos calomnies contre son ami, nous fit enfermer, à l'exclusion d'Ascylte, dans la chambre où nous avions couché, refusa de prêter l'oreille aux arguments que ce dernier lui présentait pour notre défense et finalement, emmenant son Ascylte au château, nous laissa là, sous bonne garde, jusqu'à son retour.

Chemin faisant, Ascylte tente, en vain, de le fléchir : prières, amour, pleurs, rien ne put l'ébranler. Le camarade se mit alors dans la tête de nous délivrer, et, tout d'abord, outré de l'indocilité de son amant, il refuse de coucher avec lui. Ainsi ce qu'il méditait devenait déjà d'une exécution plus facile.

Tout le monde plongé dans le premier sommeil, Ascylte met sur son dos notre léger bagage, passe par une brèche qu'il .avait remarquée dans le mur, parvient à la villa au petit jour, y rentre sans rencontrer personne et gagne notre chambre, dont nos gardiens avaient eu soin de fermer la porte. L'ouvrir ne fut pas difficile : la serrure était en bois ; sa résistance se relâcha sous la pesée du fer. Le verrou en tombant nous fit sauter du lit, où nous ronflions, narguant la fortune. Comme, après cette nuit blanche, nos gardiens dormaient profondément, seuls nous avions été réveillés par le bruit.

Ascylte entre et nous raconte en deux mots ce qu'il vient de faire pour nous. Il n'eut pas besoin d'en dire davantage.

Pendant que nous nous habillions à la hâte, il me vint l'idée, pour prendre congé, d'égorger les gardiens et de piller la maison. Je fis part de ce beau projet à Ascylte. Il approuva le pillage, mais proposa une solution préférable qui épargnerait le sang : connaissant bien les aîtres, il nous conduisit, en effet, dans un garde-meuble écarté, dont il nous ouvrit lui-même la porte. Nous faisons main basse sur ce que nous trouvons de plus précieux, décampons avec le jour, en évitant les grandes routes, et ne nous arrêtâmes que quand nous nous sentîmes en sûreté.

Alors Ascylte, dès qu'il eut repris haleine, nous témoigna de la joie qu'il avait eue à livrer au pillage la villa de ce grigou de Lycurgue, dont il déplorait, à juste titre, la parcimonie : il n'avait rien touché pour le prix de ses nuits, et la chère était maigre et mal arrosée. Lycurgue, en effet, malgré ses immenses richesses, était ladre au point de se refuser même le nécessaire. 

Plongé dans les eaux il ne boit pas, il ne cueille pas le fruit qui s'offre
L'infortuné Tantale qu'étouffe le désir,
Image de l'avare opulent : tout au loin
Est à lui, et, la bouche sèche, il remâche sa faim.

Ascylte voulait arriver à Naples le jour même. « Il est tout de même imprudent, lui dis-je, de nous réfugier là même où, selon toute probabilité, on va nous rechercher ; partons donc en voyage pour quelque temps, nous avons de quoi ne pas être inquiets. » Il se range à mon avis et nous voilà en route pour une jolie bourgade qu'embellissent les charmantes propriétés où toute une bande d'amis à nous se réunit pour jouir de la belle saison.

A peine à moitié route, voilà qu'un nuage crève. Arrosés à pleins seaux, force nous fut de courir au bourg le plus proche pour chercher un abri dans une auberge que nous trouvâmes pleine de gens qui s'y étaient réfugiés comme nous.

Passant inaperçus dans cette foule, il nous était aisé de profiter de la cohue pour voler quelque chose, et déjà nous fouillions tous les coins d'un regard fureteur, quand Ascylte voit par terre un petit sac, qu'il ramasse sans être remarqué et que nous trouvons plein de pièces d'or. Ce premier et favorable augure nous met la joie au coeur. Redoutant toutefois une réclamation, nous sortons par la porte de derrière, où nous ne trouvons qu'un esclave en train de seller les chevaux.

Ayant sans doute oublié quelque chose, il les quitte un instant pour entrer dans la maison. Pendant son absence, nous nous emparons d'un superbe manteau, attaché à une des selles, sans autre mal que de déboucler la courroie ; puis, filant le long des murs, nous nous réfugions dans la forêt prochaine. Plus en sûreté dans cette retraite, nous cherchons longtemps comment cacher tout cet or pour qu'on ne puisse ni nous accuser du vol, ni nous voler à notre tour ; nous nous décidons enfin à le coudre dans la doublure d'une tunique usée, que je mets sur mes épaules, tandis que le manteau était confié aux bons soins d'Ascylte, et, par des chemins détournés, nous nous dirigeons vers la ville.

Mais, à l'orée du bois, nous entendons ces paroles de mauvais augure : « Ils ne peuvent nous échapper, ils sont dans le bois ; fouillons partout ; ils ne seront pas difficiles à prendre. » A ces mots, une si horrible peur nous saisit qu'Ascylte et Giton, filant le long des broussailles, s'enfuirent vers la ville ; quant à moi, je revins sur mes pas avec une telle hâte que, sans que je le sente, la précieuse tunique glissa de mes épaules ; enfin, épuisé et incapable d'aller plus loin, je me couchai à l'ombre d'un arbre, et c'est alors que je remarquai quelle perte je venais de faire. La douleur me rendant des forces, je me lève pour rechercher mon trésor. En vain, je cours longtemps de tous côtés, jusqu'à ce qu'écrasé de fatigue et de chagrin, je me réfugiai dans les retraites les plus ténébreuses de cette forêt, où je demeurai pendant quatre heures.
A la fin, cette affreuse solitude me faisant froid au coeur, je cherchai par où en sortir. En marchant devant moi, j'aperçois enfin un paysan. J'avais besoin de tout mon courage... Il ne me fit pas défaut : hardiment j'allai à lui et lui demandai le chemin de la ville, en me plaignant de m'être égaré et d'avoir erré longtemps dans la forêt.

Mon triste aspect lui fit pitié : j'étais plus pâle que la mort et tout couvert de boue. Il me demanda pourtant si je n'avais vu personne dans la forêt. « Personne », répondis-je. Alors, fort obligeamment, il me remit sur la grand'route, où il rencontra deux de ses amis qui lui racontèrent qu'ils avaient parcouru tous les sentiers de la forêt sans trouver autre chose qu'une méchante tunique qu'ils nous montrèrent. Je n'eus pas le toupet de la réclamer, comme bien on pense, quoique sachant de bonne source tout ce qu'elle valait. Mais on juge de ma douleur et si je pleurais mon trésor ravi par des rustres qui en ignoraient l'existence. Me sentant de plus en plus faible, je marchais moins vite que de coutume ; je n'arrivai donc qu'assez tard à la ville.

A l'auberge, je trouve Ascylte à moitié mort, étalé sur un grabat, et je tombe moi-même sur l'autre lit sans pouvoir proférer une parole. Mais lui, bouleversé de ne pas revoir la tunique à moi confiée : « Qu'en as-tu fait ? » s'écrie-t-il- précipitamment. Je défaillais, mais ce que ma voix ne disait pas, mon regard navré l'expliquait assez. Enfin, mes forces revenant un peu, je pus lui raconter mon infortune.

Il crut que je me jouais de lui, et quoiqu'une abondante pluie de larmes confirmât mon serment, il le mit carrément en doute, se figurant que je voulais lui prendre sa part. Giton, qui nous écoutait, était aussi triste que moi, et la douleur de cet enfant augmentait mon chagrin. Mais ce qui me tourmentait le plus, c'était de nous savoir recherchés ; je fis part de mes craintes à Ascylte, qui ne. s'en émut guère, parce qu'il s'était heureusement tiré d'affaire. Il nous croyait au surplus en sûreté dans une ville où nous étions totalement inconnus et où personne ne nous avait vus. Nous feignîmes toutefois d'être malades, afin d'avoir un prétexte pour garder la chambre. Mais le défaut d'argent nous força à sortir plus tôt que nous n'aurions voulu et, sous l'aiguillon de la nécessité, à mettre en vente le produit de nos rapines. '

XII. AU MARCHÉ AUX PUCES

Nous nous rendîmes donc sur la place à la tombée du jour. Nous y remarquâmes abondance de choses à vendre, de peu de valeur sans doute, mais toutefois d'une origine assez suspecte pour rechercher les facilités qu'offrent les ombres du soir aux négociations louches. Nous-mêmes, qui étions porteurs du manteau volé, ne pouvions trouver d'occasion plus favorable pour nous en défaire. Dans un coin obscur nous en agitons un des pans dans l'espoir que ses reflets attireraient peut être quelque amateur.

Le client ne se fit pas trop attendre : une sorte de paysan, qu'il me semblait bien reconnaître, s'approcha de nous en compagnie d'une petite jeune femme, et se mit à considérer notre manteau avec une attention extraordinaire. De son côté, Ascylte, ayant jeté un regard sur les épaules du rustre, reste bouche bée, muet de surprise. Moi-même ce n'est pas sans émotion que j'examinais cet homme, car il me semblait bien que c'était lui qui avait trouvé la tunique dans la forêt. Sans aucun doute, c'était lui-même. Mais Ascylte n'en pouvait croire ses yeux et, de peur de commettre quelque imprudence, commence par s'approcher comme s'il voulait acheter la tunique, détache la languette qui la maintenait à l'épaule et la palpe rapidement. 

XIII. LA TUNIQUE RETROUVÉE

Par une chance prodigieuse, ce paysan n'avait pas eu l'idée de porter une main curieuse sur la couture de la tunique et ne voyant dans ce haillon que la défroque d'un mendiant, il ne songeait qu'à s'en débarrasser.

Ascylte, ayant vérifié que le dépôt était toujours là et que le vendeur n'était pas de taille à lutter avec nous, me prit à part : « Sais-tu bien, dit-il, mon vieux, voilà que nous revient le trésor que je t'accusais d'avoir pris. Ou je me trompe fort ou le magot est encore au complet dans la doublure. Et maintenant, que faire, ou de quel droit revendiquer notre bien ? »

Je nageais dans la joie : non seulement nous retrouvions notre argent, mais encore le hasard me lavait d'un soupçon déshonorant. J'opinai que, sans prendre de détour, nous portions carrément l'affaire sur le terrain juridique : on refuse de rendre l'objet du litige à son possesseur légitime ; nous faisons opposition devant le préteur...

XIV. LA TUNIQUE RETROUVÉE (suite)

Ascylte, au contraire, redoutait les tribunaux : « Qui nous connaît ici ? disait-il. Qui croira ce que nous racontons ? J'aime mieux racheter, bien qu'elle soit à nous, la robe que nous venons de retrouver et recouvrer notre trésor pour quelques sous que de m'engager dans un procès incertain :

Que peuvent les lois, quand l'argent seul est maître,
Quand il suffit d'être un pauvre pour avoir tort ?
Celui même qui traverse la vie avec la besace du cynique,
Sait au besoin monnayer ses paroles.
Donc la justice n'est rien qu'une surenchère
Et le juge, dans sa majesté du tribunal, qu'un commissaire-priseur.

Mais sauf un double as mis de côté pour acheter des lupins et des pois chiches, nous n'avions rien en poche.

Donc pour ne pas laisser échapper la proie, nous nous résignâmes à une concession sur le prix du manteau, certains par ailleurs d'un bénéfice qui compensait, et largement, notre perte.

Nous étalons donc notre marchandise. Mais aussitôt la femme voilée qui accompagnait le campagnard, en ayant considéré fort attentivement les dessins, saisit les deux pans et s'écria, de toutes ses forces, qu'elle tenait ses voleurs. Désarçonnés, pour ne pas rester là sottement bouche bée, nous mettons à notre tour la main sur la tunique, et nous réclamons avec un égal acharnement cette défroque sale et déchirée qui était notre bien et qu'on nous avait volée.

Mais la partie n'était pas égale et les courtiers, accourus à nos cris, trouvaient nos prétentions tout à fait ridicules : d'un côté on réclamait un vêtement de luxe, de l'autre une guenille dont le chiffonnier n'aurait pas voulu. Mais Ascylte, ayant trouvé moyen de couper court aux rires, s'écria dans un profond silence :

XV. LA TUNIQUE RETROUVÉE (fin)

« La voilà bien la preuve que chacun tient comme à ses yeux à ce qui lui appartient : qu'ils nous rendent notre tunique et qu'ils reprennent leur manteau. »

L'échange n'aurait pas déplu au campagnard et à sa femme, mais deux hommes de loi, rapaces nocturnes qui comptaient bien faire argent du manteau, insistaient pour qu'il fût déposé entre leurs mains et que le lendemain le juge tranchât notre querelle, car il ne s'agissait pas seulement de ce qui faisait l'objet du litige. L'affaire était autrement grave et nécessitait. une enquête, puisque, de l'une et l'autre part, il y avait présomption de vol.
Déjà le séquestre allait triompher, un homme au front chauve et couvert d'excroissances, un vague agent d'affaires qui plaidait quand il pouvait, avait pris possession du manteau et garantissait qu'il le présenterait le lendemain à l'audience. Il était du reste évident que tous ces coquins n'avaient qu'un but, se faire d'abord remettre le manteau, s'entendre ensuite pour l'étouffer entre complices, tandis que la peur de leurs accusations nous empêcherait de venir à l'audience. De notre côté nous faisions exactement le même calcul.

Le hasard combla les voeux des uns et des autres : le campagnard, indigné que nous le traînions devant les tribunaux pour un pareil chiffon, jeta la tunique à la tête d'Ascylte et, ayant ainsi coupé court à notre plainte, exigea qu'on mît en dépôt le manteau, qui seul désormais faisait l'objet du litige.
Ayant donc recouvré, selon toute apparence, notre trésor, nous rentrâmes au plus vite à l'auberge et, après avoir soigneusement fermé la porte, nous pûmes à loisir nous divertir du flair et des courtiers et de tous ces chicaneurs dont l'intelligente diplomatie n'avait abouti qu'à nous rendre notre argent.

Je n'aime pas, ce que je désire, l'obtenir de suite
Et, gagnée d'avance, la victoire me déplaît.

' Pendant que nous étions en train de découdre la tunique pour retirer l'or, nous entendîmes demander à l'hôtelier quels étaient les gens qui venaient d'entrer à l'auberge. Effrayé. par cette question, je descendis pour savoir ce qu'il y avait, et j'appris qu'un huissier du préteur, qui avait pour fonction de faire inscrire les étrangers sur les registres publics, voyant entrer dans une maison deux étrangers dont il n'avait pas encore les noms, était venu de suite s'enquérir de leur origine et de leur profession.

Notre hôte eut l'air d'attacher si peu d'importance à ce renseignement qu'il fit naître en moi le soupçon que nous n'étions pas en sûreté chez lui, et, pour ne pas nous faire prendre, nous décidâmes de sortir et de ne rentrer qu'à la nuit : donc nous descendons, laissant à Giton le soin de préparer le souper.

Comme il entrait dans nos plans d'éviter les voies fréquentées, nous nous promenâmes dans les coins les plus solitaires. Sur le soir, dans un endroit écarté, nous rencontrons deux femmes voilées, assez élégantes, que nous suivîmes à distance jusqu'à une sorte de temple où elles entrèrent et d'où sortait un murmure insolite, comme des voix échappées des profondeurs d'un antre.

La curiosité nous pousse à entrer à notre tour et nous tombons au milieu d'une troupe de femmes, qui, comme des bacchantes, portaient dans leur main droite de ces petits Priapes qui passent pour enchantés. Il ne nous fut pas donné d'en voir davantage, car, dès qu'elles nous aperçurent, elles poussèrent un cri si terrible que la voûte du temple en trembla. Elles se mirent en devoir de nous saisir, mais nous nous sauvâmes à toutes jambes à l'auberge. '

XVI. LES MYSTÈRES DE PRIAPE

Nous touchions à peine au repas préparé par les soins de Giton quand on frappa à la porte assez énergiquement. Nous nous regardons en pâlissant et demandons : Qui est là ? - Ouvrez d'abord, répondit-on, et vous le saurez. Pendant ce dialogue, le verrou tombe de lui-même et la porte poussée livre passage à une femme voilée, celle-là même que nous avions déjà vue avec le campagnard sur la place. « Pensez-vous, dit-elle, vous jouer de moi ? Je suis la servante de Quartilla, que vous avez troublée pendant que, devant la crypte, elle célébrait les mystères de Priape. Elle arrive du reste elle-même pour vous demander un moment d'entretien. Ne vous inquiétez pas : elle ne vous reproche pas une erreur involontaire et songe encore moins à vous punir. Elle se demanderait plutôt quelle divinité propice a conduit dans son quartier d'aussi charmants jeunes gens. »

XVII. LA PRIÈRE DE QUARTILLA, PRÊTRESSE DE PRIAPE

Nous n'avions pas encore ouvert la bouche, ne sachant trop que répondre, quand Quartilla entre, accompagnée d'une toute jeune fille, et, s'asseyant sur mon lit, commence par pleurer longuement. Nous continuons de plus belle à nous taire, déroutés par le spectacle de ces larmes évidemment préparées pour faire grand étalage de douleur.

Quand donc cette pluie vraiment exagérée s'arrêta, nous découvrant un visage hautain et joignant les mains à s'en faire craquer les jointures, elle nous apostropha comme suit : « Quelle est donc cette audace ? Et où avez-vous acquis cette maîtrise dans le crime qui dépasse tout ce qui se raconte ? Les dieux en sont témoins, vous me faites pitié : personne jamais n'a pu impunément voir ce qu'il est interdit de connaître. Il est vrai que partout notre contrée est si bien peuplée d'innombrables divinités toujours présentes qu'il est plus aisé d'y rencontrer un dieu qu'un homme. Ne croyez donc pas que je sois conduite ici par la vengeance. Je suis plus émue par votre jeunesse que par le tort que vous m'avez fait. C'est par imprudence, j'aime à le croire encore, que vous avez commis ce crime inexpiable.

Quant à moi, déjà mal à mon aise, j'ai été envahie cette nuit par un froid tellement mortel, qu'effrayée par mes frissons, j'ai craint un accès de fièvre tierce. J'ai donc demandé aux songes un remède : il m'a été prescrit de venir vous trouver. C'est vous qui possédez les moyens d'adoucir mon mal quand je vous en aurai fait comprendre la subtilité maligne (16).

Mais ce n'est pas tant le remède qui me préoccupe : une douleur plus grande déchire mon coeur et me met au seuil du tombeau : n'allez pas, avec l'indiscrétion de votre âge, divulguer ce que vous avez vu dans le temple de Priape et jeter à la foule les secrets des dieux (17). Je lève vers vos genoux mes deux mains suppliantes. Je vous le demande, je vous en prie, ne parodiez pas, ne plaisantez pas nos cérémonies nocturnes, ne portez pas la lumière sur des secrets vieux de tant d'années, qu'à peine mille personnes connaissent. »

XVIII. OU QUARTILLA DEVIENT PRESSANTE

Après cette supplication, la voilà qui fond de nouveau en larmes et, secouée de longs gémissements, elle presse son visage et son sein sur mon lit. Alors, ému en même temps et de pitié et de crainte, je l'exhortai à reprendre courage et l'assurai qu'elle pouvait compter sur nous pour donner satisfaction à son double voeu. Car nous n'avions envie de divulguer aucun secret et, si en outre un dieu lui avait révélé quelque remède pour la fièvre tierce nous ne demandions pas mieux que de nous faire les instruments de cette lumière divine, même s'il devait en résulter pour nous quelque désagrément.

Rendue un peu plus gaie par cette promesse, elle m'embrasse copieusement, et passant des larmes au rire, elle promène ses doigts écartés dans les cheveux qui me tombaient sur la nuque en disant : « Je fais la paix avec vous et je me désiste de l'action que je vous avais intentée. Si vous ne m'aviez pas promis la médecine qu'il me faut, la foule ameutée était déjà prête qui demain aurait vengé mon injure et sauvé ma dignité. »

C'est une honte d'être dédaigné, mais faire la loi est glorieux ;
Ce que j'aime, c'est que je peux à mon gré choisir ma voie,
Car c'est par le mépris que le sage étouffe les chicanes,

Et celui qui n'achève pas l'adversaire, celui-là sort doublement vainqueur du combat.

Puis, battant des mains, elle se répandit en ‘des tels éclats de rire que cela nous fit peur. La servante qui l'avait précédée en faisait autant de son côté, et autant la petite jeune fille qu'elle avait amenée avec elle.

XIX. OU QUARTILLA ENLÈVE TROIS JEUNES GENS

Tandis que tout retentissait de ces rires qui sonnaient faux, nous cherchions, sans comprendre, la cause d'un si brusque changement d'humeur, tantôt nous regardant les uns les autres, tantôt regardant ces folles. ' Enfin Quartilla déclara ' : « Donc, j'ai donné l'ordre de ne laisser pénétrer âme qui vive aujourd'hui dans cette auberge afin que vous puissiez, sans être dérangés, m'administrer votre fébrifuge. »
A ces mots, Ascylte, au supplice, recule presque de stupeur ; quant à moi, me sentant plus glacé qu'un hiver gaulois, je ne parvenais pas à trouver un mot. Mais ce qui me tranquillisait un peu sur les suites, c'était notre nombre.

Ces trois femmelettes n'étaient guère taillées pour tenter quelque chose contre trois gaillards qui, à défaut d'autres avantages, avaient du moins celui du sexe. Et nous étions mieux préparés pour la lutte : déjà, en cas d'hostilité, j'avais accouplé les combattants ; je tiendrais tête à Quartilla, Ascylte à la servante, Giton à la fillette.

' Tandis que je médite ce plan, Quartilla s'approche pour que je donne mes soins à sa fièvre tierce. Mais déçue dans son espoir, elle sort furieuse et, bientôt revenue, nous fait saisir par des inconnus et transporter dans un superbe palais. ' Alors, muets de stupeur, nous perdîmes tout courage et le spectre de la mort se dressa à nos yeux désolés.

XX. PSYCHÉ LA TORTIONNAIRE .

« Je vous en prie, madame, m'écriai-je alors, si vous nous réservez quelque chose de pire, faites vite : nous n'avons pas commis un si grand crime qu'il nous vaille de périr dans les tortures. »

La servante, qui avait nom Psyché, étend alors une couverture sur les dalles et s'acharne vainement sur ma virilité gelée déjà par mille morts. Ascylte cependant s'était couvert la tête de son manteau, sachant déjà qu'il est peu prudent de mettre son nez dans les secrets d'autrui. Alors tirant deux bandeaux de son sein, Psyché de l'un me lia les pieds, de l'autre les mains. Ainsi ficelé : « ' Ce n'est pas le moyen, lui dis-je, que ta maîtresse aie satisfaction. - Sans doute, répondit-elle, mais j'ai sous la main un remède et infaillible. » Aussitôt elle revient avec un vase plein de satyrion, et à forcé d'agaceries et de bavardages, elle fit si bien que j'absorbai presque tout. Ascylte, qui avait mal accueilli ses grâces, reçut en punition, sans s'en douter, tout le reste dans le dos.

Mais Ascylte, pour alimenter la conversation qui traînait un peu : « Et moi, dit-il, on ne me trouve pas digne de boire ? » Trahie par mon sourire, la servante bat des mains et s'écrie : « J'avais posé la coupe près de vous, jeune homme. Vous l'avez donc vidée tout seul ? - Encolpe, demanda Quartilla, n'avait-il donc pas tout bu? » ‘ Ce quiproquo eut le don ' de nous plonger dans une discrète gaîté. A la fin Giton ne put retenir ses éclats de rire, et la petite jeune fille se jetant à son cou se mit à dévorer de baisers le bel enfant qui se laissait faire.

XXI. LE CINÈDE

Dans notre détresse, nous aurions bien voulu crier. Mais il n'y avait personne qui pût venir à notre aide, et toutes les fois que je tentais d'appeler au secours, Psyché, tirant une aiguille de ses cheveux, me l'enfonçait dans la joue ; pendant ce temps, la fillette, armée d'un pinceau qu'elle trempait dans le satyrion, martyrisait le malheureux Ascylte.

Pour comble, survint un de ces danseurs qui se prostituent (18). Il portait une tunique de gausape couleur myrte qu'une ceinture tenait retroussée jusqu'au ventre ; tantôt il nous caressait avec ses fesses de démanché, tantôt il nous souillait de ses baisers fétides, jusqu'à ce que Quartilla, qui se tenait là, haut troussée, elle aussi, et une verge de baleine en main, jugeant nos souffrances suffisantes, fit signe de nous donner quartier.

Il nous fallut alors jurer tous les deux solennellement que le secret de ces horreurs périrait avec nous. Là-dessus on fit entrer toute une bande d'athlètes qui nous frottèrent tout le corps d'huile parfumée. Tant bien que mal, secouant notre fatigue, nous revêtons des robes de festin et on nous conduit dans la salle voisine, où trois lits étaient dressés pour nous autour d'une table magnifiquement servie. On nous fait mettre à table et nous débutons par des entrées excellentes que nous inondons de falerne. On nous présente ensuite plusieurs services, mais, nous tombions de sommeil. « Eh quoi ! dit alors Quartilla, pensez-vous dormir ? vous savez bien que cette nuit entière est due au génie de Priape. »

XXII. L'ORGIE CHEZ QUARTILLA

Ascylte, appesanti par tant d'épreuves, s'assoupissait. Mais Psyché, qui ne pouvait digérer ses mépris, lui frotta toute la figure de suie et, sans qu'il le sentît, lui barbouilla les lèvres et les épaules avec du charbon. Moi-même, las de mes maux, je prenais comme un avant-goût du sommeil : toute la maisonnée, et dans la salle et dehors, en faisait autant : les uns étaient étendus pêle-mêle sous les pieds des convives, les autres s'assoupissaient adossés aux murs, quelques-uns, tout de leur long sur le seuil, somnolaient tête contre tête. Les lampes aussi, manquant d'huile, ne fournissaient plus qu'une lumière mince et expirante, quand deux Syriens pénétrèrent dans la salle pour tâcher de subtiliser quelque bonne bouteille.

Tandis qu'ils se battent à qui l'aura, sous la table à argenterie, trop tiraillée, elle finit par éclater dans leurs mains. Du coup, la table s'écroule avec un grand bruit d'argent ; une servante, qui dormait sur un lit, a la tête toute fracassée par une coupe tombée d'un peu haut.

La douleur lui arrache un cri qui trahit les voleurs et réveille une partie des ivrognes.

Cependant nos deux pirates, se voyant pris, se laissèrent choir en choeur le long d'un des lits, si naturellement qu'on, aurait cru la comédie réglée d'avance, et se mirent à ronfler avec la même conviction que s'ils dormaient là depuis toujours.

Déjà le maître d'hôtel, réveillé, donnait de l'huile aux lampes mourantes, et les jeunes esclaves, frottant vivement leurs yeux, étaient de retour à leur poste, quand entra une musicienne qui, choquant ses cymbales, réveilla les derniers dormeurs.

XXIII. ENCORE UN CINÈDE

Donc l'orgie reprend de plus belle, et Quartilla, de nouveau, nous provoque à boire. Le bruit des cymbales réveille la gaîté des convives. Entre alors un, danseur, le plus insipide homme du monde et digne ornement d'une telle maison, qui, après avoir battu des mains en grognant, pour marquer la mesure, lâcha cette chanson :

Arrivez ici, arrivez tous, danseurs obscènes (19).
Tendez la jambe, courez, voltigez: sur vos pointes,
La cuisse facile, la fesse agile, la main hardie,
Efféminés, vétérans de l'amour, qu'a châtrés l'expert Délien (20).

Ceci dit, il me souilla d'un immonde baiser : bientôt même il s'assied sur mon lit, et, malgré mes protestations, relève brutalement mes habits. Longtemps et énergiquement il travailla mes parties. Mais en vain... A travers son front suant coulaient des ruisseaux de fard et les rides de ses joues étaient si pleines de blanc qu'on eût dit un mur décrépit travaillé par la pluie.

XXIV. DISGRÂCES D'ENCOLPE ET D'ASCYLTE , SUCCÈS DE GITON 

Je ne pus retenir plus longtemps mes larmes : j'étais au comble de la détresse. « C'est sans doute vous, madame, dis-je à Quartilla, qui m'envoyez cet ignoble pédéraste (21). »

Elle battit doucement des mains et répondit : « O homme perspicace et vraiment spirituel ! Quoi ! Tu ne t'étais donc jamais aperçu que ce qu'on appelle danseur n'est pas autre chose qu'un pédéraste ? »Alors, enviant la tranquillité dont jouissait mon camarade : « J'en appelle à votre bonne foi, m'écriai-je ; est-il juste que seul Ascylte ait droit à quelque loisir dans cette fête ? - Très bien, riposta Quartilla, il aura aussi son pédéraste.
A ces mots, le danseur, changeant de monture, passe sur mon compagnon et l'écrase à son tour et de ses fesses et de ses baisers. Témoin de ce spectacle, Giton riait à s'en décrocher les côtes.

Frappée de sa beauté, Quartilla demanda avec intérêt à qui était cet enfant. Je lui répondis que c'était mon frère (22). « Comment, s'écria-t-elle, n'est-il pas venu encore m'embrasser ? » Et, l'appelant, elle lui donna un baiser. Mettant ensuite la main sous sa tunique, elle ramena un ustensile si jeunet qu'elle s'écria : « Cela, demain, fera parfaitement le service comme hors-d'oeuvre, mais aujourd'hui merci : après s'être offert un âne on ne se rationne pas à un poulet. »

XXV. DU MARIAGE DE PANNYCHIS ET DE GITON

A ces mots, Psyché, s'approchant de sa maîtresse, lui dit en riant je ne sais quoi à l'oreille : « Oui, oui, approuva Quartilla ; tu as des idées merveilleuses. Pourquoi ne pas profiter d'une si belle occasion pour dépuceler notre Pannychis ? »

Sans perdre un instant, on introduit une fillette, assez gentille, qui ne paraissait pas plus de sept ans, celle-là même qui était venue dans notre chambre avec Quartilla. Tout le monde applaudit et réclame de promptes noces.

Médusé, j'alléguai que Giton, un garçon si réservé, manquerait de la hardiesse indispensable ; j'ajoutai que la jeune personne n'était pas encore d'un âge à subir la loi que les désirs masculins imposent au beau sexe.

« Hé, protesta Quartilla, est-elle donc plus jeune que je ne l'étais quand j'ai passé par là ? Que ma Junon m'abandonne si je me souviens avoir jamais été vierge. Gamine, j'avais trouvé le moyen de me faire salir par des gamins de mon âge ; un peu plus grande, je me suis offert des garçons moins jeunes et j'ai ainsi monté en grade jusqu'à l'âge où vous me voyez. De là, sans doute, le proverbe connu : Qui a porté le veau portera le taureau (23).

Craignant pour mon Giton quelque pire dommage s'il restait seul, je me levai donc, résigné à assister à la cérémonie.

XXVI. COMMENT LES TROIS AMIS ÉCHAPPENT A QUARTILLA  

Déjà, par les soins de Psyché, l'enfant était parée des voiles de l'hymen (24) ; déjà le danseur, armé d'un flambeau, avait pris la tête du cortège ; déjà une longue file de femmes ivres suivait en battant des mains ; déjà la couche nuptiale avait été parée des accessoires d'usage. Alors Quartilla, excitée à l'idée de ces ébats, prit Giton dans ses bras et l'entraîna dans la chambre. Sans aucun doute, le petit coquin ne demandait pas mieux, et, quant à la fillette, c'est sans tristesse et sans crainte qu'elle avait entendu le mot d'hymen. Les voilà doue enfermés ensemble.
Pour nous, nous restons sur le seuil de la chambre, et au premier rang Quartilla qui, à une fente déloyalement aménagée, avait appliqué un oeil curieux et contemplait avec un vicieux intérêt leurs jeux enfantins. elle n'attira doucement par la main pour me faire jouir du même spectacle, et comme, dans cette position, nos visages se touchaient, abandonnant de temps en temps une scène si captivante, elle avançait les lèvres et me bombardait de baisers en quelque sorte volés.

‘ J'en avais tellement assez des désirs de cette femme que je tirais des plans pour m'éclipser. Je fis part de mes intentions à Ascylte qui les approuva sans réserve : lui aussi brûlait de se débarrasser des importunités de Psyché.

Tout cela eût été facile sans Giton, toujours enfermé dans la chambre : nous tenions, en effet, à l'emmener pour le soustraire aux exubérances de cette bande de putains. Tandis que, fort perplexes, nous y rêvions, voilà Pannychis qui tombe du lit, entraînant par son poids Giton qui ne se fit, du reste, aucun mal. Quant à la fillette, légèrement blessée à la tête, elle se mit à pousser de telles clameurs qu'il en résulta une panique.
Quartilla, courant à son secours, nous donne une occasion de fuir ; sans perdre un instant, nous volons d'un pied rapide à notre auberge ', nous nous jetons aussitôt sur nos lits et passons enfin la reste de la nuit tranquilles.

Le lendemain, en sortant, nous tombons sur deux de nos ravisseurs. Ascylte, dès qu'il les vit, s'attaquant à l'un, en triomphe, le blesse même grièvement et, sans perdre un instant, tombe sur l'autre que je pressais déjà. Mais il se défendit si vaillamment qu'à son tour il nous blessa tous deux, mais légèrement, et put ainsi s'échapper sans aucun mal. 'Nous (25) étions déjà arrivés au troisième jour, celui que Trimalcion avait fixé pour le festin ouvert à tout venant qu'il méditait. Mais maintenant, blessés comme nous l'étions, il nous paraissait plus prudent de filer que de rester tranquilles en ces lieux. ' Nous rentrons donc tout droit à l'auberge, et, assez légèrement atteints, nous nous contentons de nous mettre au lit et de panser nos plaies avec de l'huile et du vin. Cependant un de nos ravisseurs était resté sur le carreau et nous avions peur d'être reconnus '.Tandis que nous nous concertions sur les moyens de conjurer l'orage, un esclave d'Agamemnon vint nous arracher à nos préoccupations. « Quoi, nous dit-il, ignorez-vous donc chez qui l'on va aujourd'hui ? Venez chez Trimalcion. C'est un homme très dans le train (26) : il a une horloge (27) dans sa salle à manger et il subventionne un joueur de trompette qui l'avertit afin qu'il sache bien, instant par instant, le temps qui lui reste de moins à jouir de la vie. » Oubliant toutes nos misères, nous nous habillons donc à la hâte et nous prions Giton, qui jusqu'alors avait eu la complaisance de nous servir de valet, de nous suivre au bain.

DEUXIEME PARTIE

 

(01)  Ce farouche anticlérical est mentionné par Tacite. Il fut exilé par Néron pour une autre satire contre les sénateurs qui vendaient la justice.

(02)  Dans la bataille on coupait Ies nerfs des jarrets au soldat vaincu, pour l'empêcher de fuir.

(03)  Il est question dans le texte d'une sauce verte faite du suc de pavot et de sésame. Dioscoride dit que les Égyptiens tirent de l'huile du sésame. Les Turcs et les Grecs font un très grand usage de cette graine. On en récolte beaucoup en Sicile, où on le mêle au pain bis pour lut donner une saveur agréable.

(04) On ne compte d'habitude que neuf lyriques, y compris Pindare. Y a-t-il inadvertance, ou bien Pétrone ajoutait-il Corinne aux neuf lyriques ?
(05) On n'a aucun renseignement sur cette tentative des Égyptiens. Il s'agit sans doute d'un manuel ayant pour but de ramener l'art du peintre à des règles simples, générales et invariables. Le texte est du reste obscur.

(06 Il semble qu'Agamemnon le rhéteur soit le professeur d'Encolpe et d'Ascylte. C'est lui qui les amènera chez Trimalcion dont il est commensal, le flatteur et, pour tout dire, le parasite.

(07)   Lucilius était aussi célèbre pour son talent d'improvisateur que pour ses satires. Horace (liv. 1, sat. 4 et 10) dit qu'en moins d'une heure, en se tenant debout sur un seul pied, il pouvait improviser deux cents vers tout d'une haleine.

(08)   Cicéron et Quintilien recommandent également de commencer l'éducation par la lecture des poètes.(09)  Ces vers, qui ne manquent pas d'allure, sont, du reste, parfaitement inintelligibles. On serait tenté de croire que l'auteur a voulu se moquer d'une certaine manière d'écrire brillante, obscure et recherchée à la mode de son temps si M. Collignon n'avait établi que cette pièce est pleine d'imitations de Lucilius. Pour arriver à une traduction possible, nous avons dû sacrifier sans cesse le latin à la logique. La demeure des Sirènes désigne Naples, la ville de Minerve, Athènes, la terre habitée par le colon lacédémonien est probablement Tarente.

(10)  En latin tituli, qu'on a d'abord traduit par écriteaux : les écriteaux, portant leurs noms, que les courtisanes avaient sur leur porte. Bourdelot a établi qu'il valait mieux entendre par tituli « ces jeunes prostituées qui éveillaient par des attouchements lascifs les sens engourdis des débauchés de l'un et l'autre sexe et leur donnaient, pour ainsi dire, l'avant-goût du plaisir. Le lieu où se tenaient-ces tituli se nommait ephebia, à cause de leur âge, comme le prouve un passage de saint Jérôme. Ce que Bourdelot ne nous apprend pas, c'est d'où vient le nom de tituli donné à ces jeunes gens. (Note de de Guerle, le fils.)

(11)  Ou : bourses en main : équivoque obscène.

(12)  « Le satyrion, dit Pline, est un fort stimulant pour l'appétit charnel. Les Grecs prétendent que cette racine, en la tenant seulement dans la main, excite les désirs amoureux, et beaucoup plus fortement encore si on en boit une infusion dans le vin, et que c'est pour cette raison qu'on en fait boire aux béliers et aux boucs trop lents à saillir... On éteint les ardeurs produites par le satyrion, en buvant de l'eau de miel et une infusion de laitue. Les Grecs donnent en général le nom de satyrion à toute espèce de boisson propre à exciter ou ranimer les désirs. » La même plante s'appelait encore priapiscon ou testiculum leporis, d'après Apulée le médecin.

(13)   On faisait combattre les gladiateurs condamnés à mort sur un théâtre élevé au milieu de l'arène. Tout à coup le plancher s'entrouvrait et ces malheureux tombaient parmi les bêtes féroces ou dans les flammes. Le mot échafaud peut caractériser cette disposition.

(14)   Le mot latin est dividere qui veut dire séparer, mais qui est aussi synonyme de poedicare qui désigne précisément l'exercice auquel est en train de se livrer Encolpe.

(15)  Toute la suite de ce long chapitre est une interpolation évidente introduite par Nodot. Elle a été construite adroitement d'après des allusions éparses, çà et là, à des événements ayant dû figurer dans la partie perdue de l'ouvrage dont elle comble utilement une lacune, mais elle est d'une latinité bien inférieure.

(16)   Passage obscur. Il faut peut-être comprendre : d'adoucir mon mal par un subtil mystère que vous me montrerez.

(17)   Ces mystères n'étaient plus un secret au temps de Juvénal. Voici ce qu'il en dit (Sat. VI, contre les femmes, v. 315) : « On sait à présent ce qui se passe aux mystères de la bonne déesse, quand la trompette agite ces autres Ménades, et que, la musique et le vin excitant leurs transports, elles font voler en tourbillons leurs cheveux épars et invoquent Priape à grands cris. Quelle ardeur, quels élans quels torrents de vin ruissellent sur leurs jambes ! Laufella, pour obtenir la couronne offerte à la lubricité, provoque de viles courtisanes et remporte le prix. A son tour, elle rend hommage aux fureurs de Médalline. Celle qui triomphe dans ce conflit est regardée comme la plus noble. Là, rien n'est feint, les attitudes y sont d'une telle vérité qu'elles enflammeraient le vieux Priam et l'infirme Nestor. Déjà les désirs exaltés veulent être assouvis ; déjà chaque femme reconnaît qu'elle ne tient dans ses bras qu'une femme impuissante et l'antre retentit de ces cris unanimes: Introduisez les hommes ; la déesse le permet. Mon amant dormirait-il ? Qu'on l'éveille. Point d'amant ? Je me livre aux esclaves. Point d'esclaves ? Qu'on appelle un manoeuvre. A son défaut, si les hommes manquent, l'approche d'un âne ne l'effrayerait pas. »

(18)  On les appelait cinaedi. Ils dansaient, avec des postures lascives. Ils se prostituaient ensuite au besoin. Aulu-Gelle prétend qu'il y en avait deux espèces, les uns actifs, les autres passifs. Nonnius fait venir le mot cinaedi, en grec κίναιδοι, δε κινεῖν τὸ σῶμα, remuer le corps. On a aussi proposé l'étymologie κινεῖν τὴν αἰδώ pour τὰ αἰδοῖα, remuer les parties sexuelles, qui n'est pas plus vraisemblable.

(19) Le texte porte spatalocinaedi, qui vient de cinaedus ou κίναιδος, déjà expliqué au paragraphe 21 (note 1) et de σπάταλος, mou, efféminé. C'étaient des danseurs encore plus lascifs que les cinaedi. On les appelait aussi exoleti : les Romains s'en servaient en qualité de pédérastes actifs. D'après Cicéron, Pro Milone, Clodius en avait toujours quelques-uns à sa suite. On rapporte la même chose d'Héliogabale. Mais Alexandre Sévère les envoya dans des îles désertes ou les fit jeter à la mer. Par extension le terme signifie : débauché, vieux débauché. C'est peut-être le sens qu'il a ici...

(20) Les habitants de Délos étaient habiles à fabriquer les eunuques. Cicéron, Pro Cornelio, dit qu'on venait de tous pays leur en acheter. De tout temps les eunuques ont été considérés comme des outils de débauche. Saint Épiphane, Contre les hérétiques nommés Valésiens, rapporte que Salomon leur reprochait déjà leur main hardie.

(21) Le texte porte embasicaetum, de ἐμβαίνειν, monter, et koit®, lit. On nommait ainsi les débauchés qui allaient de lit en lit en faisant subir aux convives le traitement ici décrit par Pétrone.

(22)  Du Theil se demande si des phratries semblables à celles d'Athènes n'existaient pas à Naples, où il place, non sans de fortes raisons, les aventures d'Encolpe. Frater serait alors l'équivalent de φρατῶρ ; Encolpe et Giton seraient membres de la même phratrie. La question ne se pose même pas, l'emploi de ce terme se justifiant autrement, comme le montre de Guerle le fils « Le nom de frater, que l'on trouvera plusieurs fois répété dans cet ouvrage, était un nom de débauche chez les Romains : il signifiait un mignon : mais il est plus exactement rendu par le mot de giton, emprunté à un des personnages de cette satyre, et pris substantivement pour désigner celui qui se livre au vice honteux de la pédérastie. Nous verrons plus loin soror signifier une maîtresse. »

(23)  Proverbe faisant allusion à Milon de Crotone qui s'entraînait à porter chaque jour pendant plusieurs stades un veau nouvellement né et qui continua quand le veau fut devenu taureau (Quintillien, Instit. Oratoire, liv. I, chap. 9). Quartilla lui donne ici, et non sans à-propos, un sens obscène.
(24)   Ce voile se nommait flammeum, parce qu'il était couleur de flamme, peut-être comme symbole de la violence faite à la virginité. Néron s'en para quand il prit pour mari un affranchi nommé Pythagore : « Il en vint, dit Sulpice Sévère, Histoire sacrée, livre II, jusqu'à se marier, comme s'il avait été femme, avec un certain Pythagore : ces noces furent célébrées avec l'appareil d'usage ; on vit l'empereur la tête couverte d'un voile d'épousée ; on vit la dot, le lit nuptial, les flambeaux de l'hymen ; tout ce qu'enfin on ne put voir sans rougir dans les unions légitimes. »

(25)  C'est ici que commence le manuscrit de Trau contenant le festin de Trimalcion.

(26)  Trimalcion n'est pourtant qu'un tout petit millionnaire avec ses 6.000.000 de francs à une époque où, d'après Tacite, un Pallas ou un Sénèque possédait un capital d'environ 60.000.000. Nous avons vu que Pétrone n'aime à peindre que les petites gens.

(27)   Cette horloge ne peut être un cadran solaire, puisqu'elle est à l'intérieur. C'est sans doute un sablier ou un clepsydre ou horloge d'eau. La première horloge d'eau fut établie par Scipion Nasica, l'an de Rome 395.