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table des matières de l'œuvre dE NiCOLAS EUGENIANUS

 

NICOLAS EUGENIANIUS

 

 

AVENTURES DE

 

 

DROSILLA ET CHARICHLES

 



   INTRODUCTION    LIVRE II

 

LIVRE I

 

 

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AVENTURES DE DROSILLA ET CHARICLÈS.

LIVRE PREMIER.

Déjà le roi brillant des astres, le dieu du jour, abandonnant l'autre hémisphère, était sorti radieux du sein des flots et commençait a s'élever au-dessus des montagnes dont les chaînes parcourent la vaste étendue de la terre, quand des Parthes vinrent faire une irruption dans les environs de la ville de Barzos. Ils ne voulaient ni l'attaquer les armes à la main, ni l'assiéger à l'aide de machines lançant contre ses retranchements des pierres capables de les démanteler, ni renverser ses créneaux élevés, avec le secours des tortues ou des béliers à la tête d'airain; Barzos, entièrement entourée d'un précipice, n'était point une ville facile à prendre. Ils venaient pour enlever ceux des habitants qu'ils trouveraient hors de leurs murailles et le butin que la fortune offrirait à leur avidité. Leurs éclaireurs se dispersant dans les campagnes éloignées de la ville pillèrent en peu de temps tous les lieux d'alentour. Dans le même instant le corps d'armée, s'approchant des portes de la ville, ravage tout ce qui se rencontre sur son passage. Ils massacrent quiconque ose leur résister et emmènent chargés de chaînes les malheureux qui tombent en leur pouvoir. Dans leur fureur ils brisent les arbres, bien qu'ils les voient ployer sous le poids des fruits. Ils s'emparent des chèvres et des génisses qu'on n'avait pu faire rentrer dans la ville. On les voyait entraîner les femmes entraînant elles-mêmes leurs jeunes enfants qui mêlaient leurs pleurs à celles de leurs mères, privés qu'ils étaient du lait nourricier dont la source bienfaisante s'était changée en gouttes de sang. Ici l'on voyait les blés coupés avant le temps de la moisson pour nourrir la cavalerie des barbares. Là les grappes de raisin étaient, avant la saison des vendanges, foulées sous les pieds des chevaux. C'est ainsi que les Parthes, cette nation cruelle, inhumaine, au langage barbare, désolent tous les environs de Barzos. Que dirai-je de plus : les Barzitains qui, surpris hors des murs, avaient échappé au tranchant du glaive, forcés de courber leur tête, libre naguère, sous le joug pesant d'un odieux esclavage, déploraient leur affreuse destinée; tandis que ceux qui, en se réfugiant dans la ville, s'étaient dérobés aux coups des Parthes, venaient, du haut des remparts qui faisaient leur sûreté, mêler leurs gémissements à ceux de leurs compatriotes qu'ils voyaient entraîner sur une terre étrangère!«» « Quelle divinité jalouse, s'écriaient-ils, quel destin ennemi vient rompre les liens qui nous unissaient ? quelle furie vengeresse, quel mauvais génie, quelle fortune cruelle a soumis des hommes libres à de misérables barbares? Sur qui de vous devons-nous le plus gémir : sur ceux qui ont été immolés, ou sur ceux que nous voyons captifs et chargés de chaînes ; sur les femmes demeurées veuves, sur les vierges privées des douceurs de l'hymen, sur cette multitude d'enfants encore étrangère au malheur, ou enfin sur nous-mêmes? Ô déplorable destinée! »  Accablés par tant de maux, tous, hommes, femmes, vierges, enfants, poussaient des cris confus, tandis que les Parthes, ne songeant qu'à la rapine, s'occupaient à recueillir le butin : car un ennemi, un coeur barbare, une âme cruelle ne connaît pas de plus grand plaisir que de dépouiller des malheureux dont il n'a reçu aucune offense. Ils songent enfin à prendre leur repas ; mais auparavant ils enchaînent étroitement leurs captifs. Dans ce nombre on voyait un couple d'une beauté surprenante chargé comme les autres d'indissolubles liens, et comme eux s'abandonnant aux larmes et aux gémissements : c'était le beau Chariclès et Drosilla plus belle encore.
Cependant les barbares s'étaient assis dans une plaine, et là goûtaient les plaisirs du festin. Au milieu de cette plaine était une prairie délicieuse qu'entouraient de toutes parts des lauriers, des cyprès, des platanes et des chênes entremêlés d'agréables arbres fruitiers, et qui émaillaient des lis et des roses dont les boutons fermés, on plutôt entrouverts, tenaient la fleur close comme une vierge dans la retraite: effet probable de la chaleur du soleil; car lorsqu'au temps convenable cet astre fait pénétrer ses rayons brûlants dans le calice des roses, bientôt s'épanouit le bouton qui fait le charme de cette fleur parfumée. Là aussi coulait une source d'eau vive, bien fraîche, bien transparente, et douce comme miel. Au milieu de la fontaine s'élevait une colonne travaillée à l'intérieur avec beaucoup d'art; en effet elle était semblable à un long tube dans lequel l'eau s'élevait par un mouvement rapide. Mais en haut était placé un aigle, ouvrage ingénieux, qui recevait l'eau de la fontaine et la rejetait ensuite par son bec. Au milieu de la belle fontaine on voyait des statues de marbre travaillées avec soin, et disposées en cercle; ces statues étaient l'ouvrage de Phidias, de Zeuxis et de Praxitèle, ces habiles sculpteurs. Dans la partie droite du jardin, en dehors de la barrière en bois qui l'entoure, s'élevait un autel à Bacchus dont les Barzitains célébraient la fête, alors que la troupe criminelle des barbares se précipita comme un torrent sur les habitants de la ville qui avaient quitté l'enceinte de leurs murailles avec leurs femmes et leurs enfants, et qui étaient là remplissant, en l'honneur du dieu, les cérémonies accoutumées, et mangeant ensemble à l'ombre des tentes qu'ils avaient dressées.
C'était pour assister à cette fête que l'innocente Drosilla avait laissé les murs de la ville, avec les jeunes filles et les vierges de son âge : troupe charmante dont elle conduisait le choeur. Drosilla était brillante comme un ciel étincelant d'étoiles; vêtue, comme en un jour de fête, d'une belle robe brodée d'or, dont la pourpre relevait la blancheur. Sa taille était bien prise; vous eussiez admiré la blancheur et la transparence de ses mains. Son oeil était noir et bien dessiné, ses joues colorées d'un vif incarnat, son nez aquilin, sa chevelure brillante et disposée avec art. Ses lèvres semblaient le calice d'une fleur, ou bien une ruche â miel, d'où s'échappaient les paroles les plus douces et les plus suaves pour aller au coeur. Elle brillait comme un astre de la terre, comme une rose du ciel. Son cou était d'une souplesse gracieuse; tout en elle émit aimable. Ses sourcils étaient bien arqués; et sur ses joues, resplendissantes comme deux flambeaux s'entremêlaient des nuances variées de blanc et de pourpre: tout le reste du visage de la jeune fille était blanc comme la neige. Sa chevelure Soit d'or: les boucles de ses cheveux étaient blondes, cou-leur de miel, dorées, belles, longues et flexibles ; elles exhalaient la plus douce odeur. Le bas de son visage et son cou étaient éblouissants; de ses lèvres coulait le nectar, et son sein avait la fraîcheur de la rosée du matin. Sa taille élégante était souple comme un jeune cyprès, son nez Soit bien fait; ses dents étaient placées comme deux rangs de perles blanches : ses sourcils, recourbés comme deux cerclés, avaient la forme de l'arc de l'Amour, mais de l'Amour quand il est joyeux. La nature semblait, comme un peintre habile, avoir mélangé le lait et les roses pour colorer de ces deux teintes le corps de la jeune fille. Ses compagnes elles-mêmes, qui formaient avec elles des danses dans la prairie voisine du temple de Bacchus, ne pouvaient se défendre de l'admirer. A ses doigts et à ses oreilles brillaient des pierres précieuses étincelant comme le feu, et enchâssées dans l'or le plus pur. L'or resplendissait sur ses bras, l'or resplendissait sur ses jambes d'un blanc aussi mat que celui de l'argent. Telle était la merveilleuse beauté que la jeune Drosilla avait reçue de la nature.
Mais quand les Parthes, en réjouissance de leurs rapines, se furent bien gorgés de vin jusqu'après le coucher du soleil et même fort avant dans la soirée (car, par nature, les barbares se plaisent dans l'ivresse et aiment à s'abandonner à la débauche et à la boisson, surtout quand ils ont fait, sans grand-peine, une bonne prise), ils se levèrent à regret de table pour se livrer aussitôt au sommeil. Cratyle donc (c'était le nom du roi des Parthes), secouant un peu l'ivresse qui troublait ses esprits, s'adresse en ces termes au satrape Lysimaque :
« Déjà nous sommes assez repus de vin et de nourriture, déjà l'ivresse s'est emparée de nos sens et commence à appesantir nos paupières. Il est temps, après une si longue débauche, de nous coucher et de goûter les douceurs du sommeil. Mais toi, cœur infatigable, toi seul, tu veilleras pour nous tous. Prends avec toi une petite troupe d'élite, choisie dans toute l'armée; avec eux tu feras, à cheval, la garde autour des captifs enchaînés, tu les observeras, tu auras l'œil sans cesse sur eux, tu les environneras d'une surveillance constante, de peur qu'ils ne s'échappent en secret, et ne nous exposent ainsi â des railleries déplaisantes, ou que même ils ne tentent quelque action d'audace contre nos guerriers, pendant que ceux-ci seront doucement endormis. »
Le satrape Lysimaque entend ces paroles peu agréables que lui adresse son roi, et, rejetant bien loin de lui l'engourdissement du sommeil. il se prépare à la garde des prisonniers.
Mais lorsque le soleil brillant, porté sur son char, commence éclairer toutes les parties de la terre, rendant au monde la lumière du jour, le roi des Parthes se lève aussitôt et, admirant la vigilance de Lysimaque, il accueille le satrape avec les discours les plus flatteurs, lui faisant de belles promesses et ajoutant qu'il donnerait la meilleure partie du butin à ses soldats.
« Car il est juste, dit-il, que ceux qui ont fait plus que les autres soient aussi mieux récompensés. »
Sur cela, il descend de son lit; et toute la troupe des barbares se lève en même temps, empressée de partir. Ils rassemblent les chèvres et les génisses qui erraient çà et là, les captifs aussi, d'après l'ordre de Cratyle leur chef, et se dirigent vers leur patrie. Quand ils y furent arrivés après cinq jours de marche, ils jetèrent leurs captifs dans des prisons où gémissaient déjà des malheureux qui étaient la meilleure partie du butin fait dans les expéditions précédentes. Dès que les infortunés se voient enfermés, ils se précipitent à terre ou tombent à genoux et se lamentent sur leur triste sort. Ils envient le bonheur de ceux qui ont été massacrés, les trouvent seuls dignes d'éloge, et s'écrient que la mort a été pour eux un bienfait: car souvent l'âme accablée de douleurs sans mesure conçoit un grand dégoût de la vie. Pour Drosilla, que la fortune impitoyable avait si cruellement séparée de Chariclès qui était son époux, mais de nom seulement, elle était retenue dans le gynécée de Chrysilla, épouse de Cratyle le roi des Parthes.
Chariclès donc, enfermé dans la prison comme je l'ai dit tout à l'heure, commence ainsi ses plaintes et ses gémissements :
« Jupiter, maître souverain de l'Olympe, quelle furie a enlevé Drosilla des bras du trop malheureux Chariclès? »
Puis, d'une voix plus élevée :
« Malheureux que je suis ! ma Drosilla, où vas-tu? où es-tu? à quels pénibles travaux es-tu condamnée? quel est celui de nos ennemis farouches qui t'a immolée? ou bien, ombre légère, traînes-tu encore ta languissante vie? te livres-tu aux larmes ou à la joie? es-tu morte? as-tu échappé au carnage? te réjouis-tu? es-tu triste? crains-tu ou ne crains-tu pas l'épée? souffres-tu? es-tu maltraitée? ta beauté a-t-elle été outragée, ou bien le vainqueur l'outrage-t-il en ce moment? Quel est le puissant satrape dont tu as partagé la couche? quel est celui des ennemis qui, devenu ton maître, reçoit la coupe de ta main? Peut-être, dans l'égarement de l'ivresse, il te fera succomber sous ses coups, avec la férocité d'un barbare, si tu as commis quelque faute involontaire! Hélas, sort cruel ! peut-être aussi que ce Cratyle jettera sur ta beauté ses regards avides, et s'opposera à notre hymen ! Mais, avant qu'il te possède, la jalousie de Chrysilla te donnera la mort dans un breuvage empoisonné ! Ô fils de Jupiter, ô Bacchus, pourquoi, depuis longtemps, m'as-tu fait espérer l'hymen de Drosilla, lorsque jadis pour elle je t'honorais de nombreux sacrifices ! M'as-tu donc alors trompé? Et toi, Drosilla, conserves-tu dans ton cœur le souvenir de Chariclès, ton ami, qui pleure, qui se lamente, qui est captif? Sans doute que tu as oublié Bacchus, et la foi que, par son entremise, tu avais donnée a Chariclès ! sans doute que tes chagrins, ta captivité, ton infortune, t'auront portée à me trahir !
Chariclès adressait à Drosilla ces paroles entremêlées de gémissements, et qu'il ne pouvait contenir, lorsqu'un beau jeune homme, ayant une voix douce, un extérieur noble, se présente à lui. Il est son compagnon d'esclavage, enfermé dans la même prison, et par là devenu son hôte; il s'assied auprès de lui, et, tout triste qu'il est, s'efforce de le consoler en lui adressant ces mots :
« Chariclès, cesse enfin de te plaindre; laisse-moi te parler et réponds-moi à ton tour : cette conversation à laquelle tu te prêteras rendra plus léger le poids de ta douleur, car la parole est un grand remède pour tous les chagrins; et l'âme ne saurait parvenir à éteindre le feu ardent de la douleur, qu'en déposant le poids dont elle est oppressée dans le sein d'un ami qui puisse la consoler. »  - Ces avis sont sages, Cléandre, reprit Chariclès, et ces seules paroles que tu viens de me dire éloignent déjà de moi la plus grande partie de mes chagrins; mais la nuit vient, comme tu vois, et il est temps, mon ami, de lui obéir. Permets-moi donc de reposer tranquillement mon corps fatigué, pour essayer si le sommeil viendra fermer mes yeux quelques instants et m'apporter, pour un moment, l'oubli de mes maux. Demain, aussitôt le jour venu, tu apprendras les infortunes de Chariclès. »
Pendant qu'ils échangent ainsi de douces paroles, Drosilla, couchée dans le gynécée de Chrysilla, pousse, du plus profond de son cœur, un amer gémissement : car bien qu'un doux sommeil se fût répandu sur les yeux de la jeune fille. il ne pouvait s'emparer d'elle. 
« Ô ma chère âme, disait-elle, ô Chariclès, mon époux, ô mon époux Chariclès, quoique tu n'en aies encore que le titre, tu dors sans doute dans ta prison, ne gardant pas le moindre souvenir de Drosilla, ayant même oublié, triste effet de nos maux présents et la foi qui nous unit librement l'un à l'autre, et le dieu qui m'a vainement promis que je t'appartiendrais un jour! Et cependant Drosilla, condamnée à gémir, verse bien des larmes sur toi, Chariclès ; elle t'accuse, elle accuse plus encore la cruauté de la Fortune qui a effacé de ton souvenir l'épouse dont tu avais reçu la foi ! Il fallait, Chariclès, savoir lutter contre la Fortune, qui fait une guerre si cruelle â deux coeurs unis par l'amour, et qui m'attaque, moi jeune fille, bien plus cruellement que toi, afin de rompre notre union indissoluble et de nous séparer l'un de l'autre. Ô Fortune ennemie, n'es-tu donc pas rassasiée de tous mes malheurs passés, et des angoisses qui m'accablent maintenant, pour me tenir encore enfermée loin de Chariclès? car les ténèbres de la prison m'eussent été plus douces que la lumière du jour, si l'on m'eût condamnée à partager la captivité de Chariclès, et qu'hier on m'eût enfermée dans le même cachot que lui. - Oui, Chariclès, je le répète, il fallait, bien que la Fortune nous porte de si terribles coups, qu'elle veuille nous diviser, qu'elle emploie tout pour nous désunir, et qu'enfin, hélas! elle lutte pour nous arracher des bras l'un de l'autre, nous qui, unis par un mutuel engagement, ne formions plus qu'un seul être, il fallait ne pas céder à l'adversité, et ne pas abandonner nos coeurs à l'oubli, mais au contraire lutter, de toutes nos forces, contre cette déesse ennemie. Mais toi, tu dors et tu ne regrettes point Drosilla! Elle cependant se lamente, et prend les dieux à témoins que jamais elle n'oubliera Chariclès. Le lierre s'attache étroitement au chêne; il s'unit et s'incorpore à lui par de longs embrassements, et paraît ne faire avec lui qu'un tout doué d'une double énergie : c'est ainsi que Drosilla avec son époux Chariclès ne faisait qu'un même corps, un même esprit, une même âme. Et néanmoins hier, quand on eut dressé la table, Cratyle ne dissimula pas l'amour qu'il a conçu pour moi, cherchant à me fasciner de son affreux regard. Malheureuse que je suis ! Chariclès, ô nom que j'aime ! comment finira notre misère? Maintenant séparée de toi, je n'ai que la faible consolation de voir la prison où tu es enfermé et de savoir où tu es, où tu dors, où tu t'assieds ! Ah ! réveille-toi, si toutefois tu as pu t'endormir, pense à Drosilla, qui te regrette, qui te pleure ; pleure avec elle, gémis avec elle, sois triste avec elle. Sans doute, Chariclès, tu n'as point un coeur dur comme le chêne; et je crois bien que tu gémis, que tu te lamentes, que tu ne peux dormir de la nuit, tant est vif et continuel le souvenir de ta Drosilla. Viens, ô sommeil ! viens, empare-toi de moi tout entière, si toutefois une douce vision doit me montrer mon cher Chariclès, car souvent ceux qui se désirent et qui s'aiment, lorsqu'ils ne se sont pas vus pendant le jour, se réunissent et devisent ensemble dans leur sommeil. »
Tandis que Drosilla soupirait et se plaignait ainsi, tandis qu'elle confiait à la Nuit l'excès de sa douleur, le jour se montra aux captifs tristement enfermés dans la prison, prison profonde et si ténébreuse que la lumière n'y pouvait pénétrer sans être obscurcie.