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table des matières de l'œuvre dE PHILOSTRATE

 

NICOLAS EUGENIANIUS

 

 

AVENTURES DE

 

 

DROSILLA ET CHARICHLES

 



INTRODUCTION

 

 

 

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NOTICE SUR LE ROMAN DE NICÉTAS EUGÉNIANUS.

Tous les peuples ont eu leurs conteurs de fables. Les Grecs surtout, voisins de l'Orient, et dont l'imagination eut toujours quelque chose d'oriental, durent se plaire à ces narrations où l'esprit invente tout ce qu'il raconte, et se joue de ses mensonges. Il est probable que la poésie donna les premiers modèles de ce genre, puisqu'elle est le domaine des fictions. Sans parler ici du poème de Héro et Léandre, qu'il serait ridicule d'attribuer à l'ancien Musée, combien les poèmes cycliques n'avaient-ils point conservé de ces traditions romanesques, de ces récits merveilleux, répétés le soir par les jeunes garçons et les jeunes filles, lorsque, suivant l'expression d'Homère (01), ils s'entretenaient du chêne et du rocher. Ovide connaissait tons ces vieux monuments de la Grèce menteuse ; il en fit entrer plusieurs dans des métamorphoses, et nous pouvons regarder comme les romans des premiers âges les touchantes histoires de Pyrame et Thisbé, Céphale et Procris, Céyx et Alcyone. Il est vrai que ces chantres inférieurs, qui n'osaient s'élever jusqu'à la grande épopée, n'en gardaient pas moins le caractère mythologique, et racontaient ordinairement les amours et les généalogies des dieux; mais ces dieux-là ressemblaient tant à des hommes, que le berger d'Attique ou d'Ionie qui écoutait le récit de leurs voyages, de leurs succès, de leurs revers, s'y intéressait comme à des aventures dont il pou voit être le héros.
Les romanciers renoncèrent sans doute a la versification en même temps que les historiens; et quand Phérécyde, Hécatée, Acusilaüs, écrivirent' l'histoire en prose, aux chants de Thomyris., d'Hésiode, de Leschès, succédèrent les contes, les nouvelles, les fables milésiennes et sybaritiques. Nous pouvons deviner le genre de ces ouvrages ; l'Âne de Lucius en est un précieux reste. Il se trouve parmi les oeuvres de Lucien ; mais il est certain qu'il remonte a une bien plus haute antiquité. Celui d'Apulée, quoique gâté par un mauvais style et par toutes les superstitions de la magie, nous offre encore plusieurs nouvelles ingénieuses que La Fontaine connaissait bien , et surtout le charmant épisode de Psyché, autre fragment de ces contes asiatiques. Aristide de Milet en avait fait le recueil, et les Parthes, au rapport de Plutarque, s'étonnèrent de le trouver dans le bagage d'un des officiers de Crassus. Mais Turenne, lorsqu'il allait battre les Allemands, ne récitait-il pas Frère Lubin?

Qui n'aimerait un Mars plein de bonté !
Car en tels gens ce n'est pas qualité
Trop ordinaire. Ils savent déconfire,
Brûler, raser, exterminer, détruire ;
Mais qu'on m'en montre un qui sache Marot.
Vous souvient-il, seigneur, que, mot pour mot,
Mes créanciers, qui de dixains n'ont cure,
Frère. Lubin, et mainte autre écriture
Me fut par vous récitée en chemin  ?
Vous alliez lors rembarrer le Lorrain.
Épître de La Fontaine, 1674.

Si je parcourais toute la dernière époque de celte histoire littéraire, je trouverais pour ces amusements de l'esprit bien d'autres autorités : Achilles Tatius, auteur des Amours de Clitophon et Leucippe, qui fut évêque; Héliodore, évêque de Tricca en Thessalie, auteur des Éthiopiques, ou Théagène et Chariclée, et qui aima mieux, suivant Nicéphore Calliste (02), renoncer à son évêché qu'à son roman, le meilleur peut-être de ces anciens ouvrages, et celui que nos premiers romanciers ont choisi pour modèle; Théodore Prodrome, moine de Constantinople, qui écrivit en vers iambiques les froids et insipides Amours de Rhodanthe et Dosiclès, imités par Nicétas, etc. Je m'arrête, mais c'est pour renvoyer à l'auteur de l'Origine des romans, au savant Huet, évêque d'Avranches.
Il suffit d'ajouter que les autres romans grecs sont Daphnis et Chloé, par le sophiste Longus, ouvrage d'une naïveté factice, mais que tout le monde a lu grâce à la traduction d'Amyot, grand aumônier de France, qui avait commencé par traduire Héliodore; les Ephésiaques, ou Habrocome et Authie, de Xénophon d'Éphèse, dont le texte fut publié pour la première fois en 1736 ; Chéréas et Callirhoé de Chariton d'Aphrodise, si bien commenté par d'Orville; Isménias et Ismène : sotte production d'un Eumathius qu'on a pris longtemps pour Eustache, archevêque de Thessalonique. On garde encore en manuscrit Lybister et Rhodamne, Émilie et Thésée, Chrysorrhoé, et Callimaque, Florius et Platzaflore , etc. , misérables rapsodies écrites en vers politiques ou plutôt barbares, comme ceux des chiliades de Tzetzès, et dont les quinze syllabes sont mesurées par les accents, et non par la quantité. Joignez à cette nomenclature les neuf livres de Nicétas Eugénianus et les fragments d'Aristandre et Callithée, par Constantin Manassès, publiés en 1819 par M. Boissonade ; l'abrégé que le patriarche Photius a donné des Babyloniques, ou Rhodanès et Sinonis, par le Syrien Jamblique, et son extrait des Merveilles de Thulé par Antoine Diogène; l'Histoire véritable de Lucien, les Affections amoureuses de Parthénius, les Lettres d'Alciphron, celles d'Aristénète, etc., et vous aurez à peu-près le romancero général de l'antiquité grecque.
J'ai nommé ici de bien mauvais ouvrages; mais, entre tous, celui de Nicétas Eugénianus est placé au dernier rang, si l'on en excepte peut-être les Lybister et les Platzaflore. Villoison, qui l'a cité le premier dans ses notes sur Longus , juge ainsi l'auteur : Graeculus loquax et inepte verbosus, Grec bavard et sottement diffus. Ailleurs, dans une lettre à Chardon La Rochette, il maudit
« l'absurde ouvrage qu'il a lu à Venise pour ses pèches. »  Lévesque (03) lui refuse le goût, la méthode, la prosodie. L'interprète grec d'Héliodore, M. Coray (04), comme s'il voulait venger sa patrie de la honte d'avoir produit un tel écrivain , se montre plus sévère encore : «  De tels poèmes, dit-il, ont été sans doute inspirés non par le dieu de la lumière et du génie, mais par je ne sais quel démon d'ignorance et de ténèbres.  »  Enfin, chose nouvelle, l'éditeur lui-même se moque vingt fois, dans son commentaire, du pauvre auteur qu'il publie; on dirait qu'il ne l'arrache à sa poussière que pour l'exposer au grand jour du ridicule, et lui faire expier tôt ou tard ses mauvais vers si heureusement oubliés. Je plains Nicétas : il dormait en paix dans la bibliothèque de Venise et dans celle de Paris, qui seules avaient conservé les monuments de sa triste muse; encore le manuscrit de Paris s'arrête-t-il au vers 222 du septième livre. Jamais écrivain ne dut compter davantage sur l'impunité: point de lecteurs, point de critique; la postérité semblait finie pour lui. Mais voilà que les érudits s'éveillent : l'abbé Morelli envoie de Venise une copie de son manuscrit complet (05) ;et c'est en collationnant les deux textes que M. Boissonade a établi le sien. Il avoue qu'il a lu son auteur dix fois; il l'a transcrit de sa main ; il en a fait une traduction latine; il l'a commenté. Que ferait-on de plus si l'on retrouvait Ménandre! Il faut bien que ce malheureux Nicétas ne soit pas absolument déraisonnable, pour avoir occupé si longtemps un homme d'un esprit rare et d'un vaste savoir. Comme dans le temps de cette publication nos feuilles politiques et prétendues littéraires n'ont point eu de place pour faire connaître ce qui intéressait en Europe tons les vrais amis des lettres, je vais essayer une analyse de tout l'ouvrage et abréger livre par livre ce roman presque ignoré dont un Français illustre et modeste, que les étrangers admirent, a donné au monde savant la première édition.

Livre I. Les Parthes fondent à l'improviste sur la ville de Barzos, que les nombreuses recherches de l'éditeur n'ont pu découvrir dans les anciens géographes, qui est évidemment une ville maritime de l'Asie. Description du pillage. Le beau Chariclès, Drosilla plus belle encore, au moment où l'hymen va les unir, sont emmenés prisonniers. La jeune fille est confiée à Chrysilla femme du roi des Parthes Cratylus, si jamais un roi des Parthes se nomma Cratylus. Longues lamentations de deux amants qu'un ordre cruel a séparés.

Livre Il. Chariclès, dans sa prison, recommence à gémir. Il écoute ensuite les aventures du Lesbien Cléandre, son compagnon d'infortune, devenu son ami, et qui pleure aussi sa chère Calligone. Cléandre n'oublie rien dans son récit; il rapporte textuellement les quatre lettres qu'il a écrites à Calligone, et l'hymne qu'il a chanté le soir du rendez-vous.

Livre III. Cette scène du rendez-vous ,qui ouvre le troisième chant, ne laisse pas attendre le dénouement , et l'auteur, presque toujours diffus, abrège ici beaucoup trop pour l'honneur de la belle Lesbienne. Calligone, sur la foi d'un songe où elle a vu l'Amour lui-même, se fait enlever. Cléandre s'enfuit de Lesbos avec elle , et, après cinq jours de trajet, une tempête le pousse dans le port de Barzos, où il doit répandre tant de larmes. Les Parthes, dans une de leurs incursions, l'ont fait prisonnier. Calligone leur a échappé en se cachant dans un bois de myrtes; et maintenant éloigné d'elle, incertain de sa destinée, il déplore à la fois l'absence de son amante et l'affreuse prison qui l'en sépare. — Chariclès, voulant témoigner à Cléandre la même confiance, lui fait à son tour l'histoire de sa passion pour Drosilla. Ce fut près de Phthie sa patrie, aux fêtes de Bacchus, qu'il aperçut l'aimable Thessalienne, et lui envoya une messagère pour lui déclarer son amour. Après quelque résistance, Drosilla cède presque aussi facilement que Calligone; elle est enlevée comme elle.

Livre IV. Jusqu'à la fin du quatrième jour, la navigation des deux amants fut heureuse. Mais des pirates surviennent. On sait que les pirates sont inévitables dans les romans du bas-empire. Quoique les brigands soient repoussés, et que le vaisseau puisse gagner la côte, on est forcé de l'abandonner, et Chariclès cherche avec Drosilla un asile dans les forêts. Le lendemain ils voient du haut des montagnes leur navire embrasé, et se dirigent vers une ville voisine. C'était Barzos. d'où les Parthes les ont emmenés l'un et l'autre en captivité. - Ces deux récits achèvent un peu longuement l'exposition. L'action commence. Le roi fait conduire les prisonniers devant lui ; sa femme Chrysilla devient amoureuse de Chariclès, que le vainqueur donne à son fils Clinias amoureux lui-même de Drosilla. Voilà l'intrigue formée.

Livre V. Chariclès, l'ami et le confident de Clinias plutôt que son esclave, voit librement Drosilla, qu'il fait passer pour sa soeur; et l'on se doute bien que ce n'est pas de l'amour de son maure qu'il vient lui parler. Dans une de ces entrevues où se confondent tant de soupirs, de caresses et de pleurs, elle lui apprend que la reine, égarée par son amour pour lui, médite d'empoisonner son époux. Bientôt la nouvelle de la mort du roi se répand ; Chrysilla, plus désespérée que toutes les autres femmes du palais, fait entendre des cris de douleur. Ensuite, dans une lettre passionnée, elle instruit Chariclès de son amour, lui offre sa main et la couronne, et pour Drosilla, sa soeur, la liberté, et les premiers partis de l'empire. Drosilla , chargée de cette négociation funeste, accuse avec son amant la destinée qui les poursuit. Mais, tandis qu'ils gémissent ensemble, le satrape Mog, ambassadeur de Chagus, roi des Arabes, vient exiger de la reine des Parthes un hommage et des tributs. Clinias refuse, l'Arabe irrité respire les combats : huit jours de marche le conduisent aux bords du Sarus; il assiége les Parthes. Clinias meurt en héros ; Chrysilla se frappe de l'épée de son fils. Chariclès, Drosilla, Cléandre, trouvent de nouveaux maîtres.

Livre VI. Chagus emmène sa proie : il place les femmes sur un char; les prisonniers, à quelque distance, suivent à pied les Arabes victorieux. Le romancier, qui cherche des incidents, imagine celui-ci : le char traverse une côte escarpée et couverte d'arbres ; Drosilla rencontre une branche qui la fait tomber dans la mer, mais elle se sauve sur une écorce de chêne. Chariclès, qui ignore qu'elle est sauvée, se lamente. Chagus l'interroge, et, sur ses réponses, il lui rend la liberté, ainsi qu'à son ami Cléandre. Ils s'empressent tous deux de chercher Drosilla, et ils la retrouvent dans un village chez la vieille Malyllis voisine de l'aubergiste Xénocrate dont le fils, après une déclaration de treize pages , aurait bien voulu remplacer Chariclès.

Livre VII. Les deux amants s'embrassent, se disent et se redisent leur tendresse, leur fidélité; la vieille Maryllis proteste qu'elle n'a jamais vu tant d'amour : pour témoigner sa joie, elle danse en l'honneur de Bacchus ; mais l'âge la trahit, elle tombe, et l'auteur décrit ici une scène grotesque justement blâmée par l'éditeur français. Avouons que ce septième chant n'est pas une œuvre de génie.

Livre VIII. Le huitième, un peu moins stérile, commence par les soupçons de Chariclès, qui s'avise enfin des dangers que la vertu de sa Drosilla pourrait bien n'avoir pas évités. Callidème, le fils de Xénocrate, l'inquiète surtout; mais Drosilla le rassure. Quoiqu'il lui fait permis de craindre que sa bien-aimée n'eût couru les hasards de certaine fiancée dont l'histoire est fameuse, il veut bien croire à sa parole : il remercie les dieux d'avoir protégé son amour; et il en demande le prix à Drosilla, qui oppose une morale sévère au penchant de son propre coeur. Loin de ses parents, sans leur aveu, infidèle à toutes les lois, se déshonorera-t-elle aux yeux de celui qui doit être son époux? voilà du moins des principes plus sages que ceux de Longus : c'est ici le seul mérite de Nicétas. Cependant Cléandre survient à propos, Cléandre désespéré, qui leur annonce la mort de Calligone, qu'il vient d'apprendre de Gnathon marchand de Barzos. Ce même Gnathon reconnaît chez Maryllis Chariclès et Drosilla, qu'il cherchait dans tout l'univers par l'ordre de leurs parents; et l'auteur fait mourir subitement Cléandre, dont il n'a plus besoin.

Livre IX. Les funérailles de Cléandre ouvrent le dernier chant. Nicétas décrit ensuite le retour des deux fugitifs à Barzos, la joie et le pardon de leur famille, les pleurs de Drosilla sur le tombeau de Calligone, le départ pour la Thessalie, les noces et le bonheur des deux amants.

Tel est le plan de l'ouvrage ; tels sont les événements imaginés ou plutôt renouvelés par tous les romanciers grecs, depuis Xénophon d'Éphèse jusqu'à Nicétas. Plusieurs raisons portent à croire que ce poème est du douzième ou treizième siècle.
L'empire d'Orient commençait à se démembrer, les Francs avoient régné dans la ville de Constantin; les croisades, qui auraient dû fortifier ce boulevard de l'Europe, l'avaient affaibli. Les Comnènes, les Ducas, avaient fait briller en vain quelques lueurs de l'ancienne gloire : cette vieille terre de la Grèce ne produisait alors que des enfants dégénérés. Le seul trait caractéristique des fictions de cet âge, le seul qui puisse servir à l'histoire, c'est l'impuissance de la plupart de ces princes, qui, toujours occupés de querelles domestiques ou d'argumentations religieuses, laissaient de toutes parts leurs sujets en proie à la piraterie et à l'invasion. Chez les musulmans, au contraire, semblaient s'être réfugiés tous les genres d'enthousiasme et de grandeur, les projets nobles, les pensées généreuses, l'amour des lettres et de l'honneur. Les empereurs grecs, toujours vaincus, faisaient crever les yeux à leurs parents, à leurs frères; ceux qu'ils appelaient barbares s'étaient réservé l'humanité et la victoire. Dans le Chagus de Nicétas on reconnaît un scheik arabe, dont l'auteur impartial ne peut s'empêcher de faire le vengeur des crimes, le protecteur de l'infortune, le libérateur de deux Grecs injustement enchaînés. L'Asie de Mahomet comptait dès lors plusieurs grands hommes, qui instruisirent l'Europe même, Rhazès, Avicenne, Averroès. Sous le règne de Michel II, le fils et le successeur d'Haroun, le calife Almamon, n'avait demandé pour prix de la paix qu'il devait à ses triomphes que les oeuvres d'Aristote, d'Archimède, de Ptolémée, et d'autres livres Grecs, qui furent traduits en arabe sous ses yeux, et contribuèrent à éclairer son peuple; tandis qu'aujourd'hui le descendant de ces Grecs, précepteurs du monde, Nicétas, dans une ville où sans doute on lisait encore Homère, se fait gloire de prendre pour guide et de suivre pas à pas le moine Prodrome.
Cependant son style, dont nous n'avons rien dit jusqu'ici , n'est pas aussi défectueux que pourrait le faire craindre son mauvais choix. Il nous fait Grèce au moins de ces détestables vers politiques de quinze syllabes, qui ont amené peu a peu les vers rimés des Grecs modernes. La versification de Nicétas, moitié politique, moitié prosodiée, est en cela plus supportable que celle de Manassès, dont le même éditeur a donné quelques lieux communs d'après un extrait de Macarius Chrysocépbale; on trouve même des pages entières qui n'offrent aucune trace de barbarie. Si l'on ajoute que l'auteur plagiaire copie souvent avec fidélité des passages de Théocrite, d'Anacréon, d'Euripide, et probablement d'un certain nombre d'auteurs perdus, on conviendra que, sous le rapport grammatical et philologique; cette publication mérite tout l'intérêt des savants.
Comme il serait injuste de comparer à Nicétas quelque grand poète, je choisis, pour faire juger de ces imitation., la fable de Syrinx chantée aux fêtes de Bacchus
(06), et prise sans doute d'Achilles Tatius (07), ou du second livre de Longus, ou de quelque auteur de métamorphoses, à qui Ovide lui-même l'avait empruntée :
« Sait-on celle quel adore ? Ami, dis-moi, le sais-tu?
»
« La jeune Syrinx était belle , gracieuse, aimable, et maîtresse de tous les coeurs  soumis à ses charmes. Pan la vit et il accourut palpitant, hors de lui. La nymphe prend la fuite, mais le dieu s'élance plus rapide qu'elle.
»
«» Sait-on celle que j'adore? Ami, dis-moi, le sais-tu? »
« Syrinx arrive en une prairie couverte de roseaux. A sa prière, la terre s'entrouvre et reçoit la vierge fugitive. Pan s'indigne et frémit, car il a perdu Syrinx. Il veut au moins garder ce qui reste
« d'elle, et il cueille les roseaux naissants.
»
« Sait-on celle que j'adore? Ami, dis -moi, le sais-tu?
»
« Bientôt, sous ses doigts, la cire unit les chalumeaux : il les approche de ses lèvres, y imprime un baiser; puis, d'un souffle harmonieux, il anime l'instrument chéri qui console les infortunes de l'amour.
»
« Et toi, tu ne veux pas m'aimer; toi aussi tu repousses ma tendresse et mes voeux,
»
« Sait-on celle que j'adore? Ami, dis- moi, le sais-tu ? »
« Malheureux, que de tourments j'ai soufferts! Pourquoi dédaigner celui qui soupire pour toi? et fassent les dieux que tu deviennes roseau, cyprès, laurier, comme la nymphe qui jadis méprisa l'amour d'Apollon ! »
« Sait-on celle que j'adore? Ami, dis-moi, le sais-tu? »
« Alors, pour charmer les peines de mon coeur blessé, je promènerais mes lèvres sur ces pipeaux où tu vivrais encore; ou bien, la tête ornée de tes couronnes, je sentirais une douce rosée apaiser les flammes de mon amour. Mais, non, cet impitoyable amour vivra toujours avec moi ! »
« Sait-on celle que j'adore? Ami, dis-moi, le sais-tu? »

Il vient donc un temps, dans la littérature des plus glorieuses nations, où la raison publique se corrompt et s'altère ; où les principes du goût cèdent aux moindres fantaisies des esprits malades; où le démon de la dispute chasse le génie des arts; où les derniers amis des nobles lettres et des bonnes études, imitateurs maladroits, se traînent sur les traces des plus méprisables modèles; où le jargon succède au plus beau langage, formé par des hommes énergiques et simples qui écrivaient de bonne foi. Craignons cette époque, travaillons à la reculer; elle nous menace. Jadis, sur les bancs de l'école, on s'entretenait des choses du ciel; nos docteurs irréfragables nous fatiguent de leurs débats sur celles de la terre : affranchissons-nous de leur scholastique, plus ennuyeuse et moins sublime.

Il resterait même à examiner si l'ouvrage de Nicétas , né dans les temps les plus confus de la société moderne, peut être regardé comme une production de l'antiquité grecque ; du moins est-il vrai que dès le douzième siècle on parlait français dans les rues d'Athènes (08) , et que bien des Grecs nos ontemporains écriraient mieux que Nicétas la langue de leurs pères. Mais ce qu'on ne peut contester c'est l'immense érudition de son éditeur, et ces recherches profondes qui donneraient du prix au texte le moins fait pour intéresser; c'est le bon goût qui préside à tous ses jugements; c'est la sagacité avec laquelle il sait démêler, dans les longs développements d'une médiocrité inépuisable , le plan et l'intention du compilateur, et, dans les détails du style, les plagiats et les réminiscences. Des conjectures pleines de vraisemblance et de justesse sur des passages obscurs ou fautifs, des comparaisons ingénieuses avec les écrivains de France, d'Angleterre et d'Italie, une traduction latine toujours élégante et relevée de temps en temps par des imitations des poètes si convenables dans le traducteur d'un poète, prouvent de nouveau que le commentateur de Philostrate, de Marinus, d'Eunape, d'Hérodien le grammairien, malgré ses modestes excuses, pourrait aisément et devrait peut-être consacrer ses veilles aux auteurs du premier ordre. Enfin ces romanciers grecs, qui avaient déjà le bonheur de compter parmi leurs éditeurs des érudits que toute l'Europe estime, Gaulmin , d'Orville, Locella, Villoison, Coray, se sont enrichis d'un interprète non moins digne de la reconnaissance des savants, et qui supérieur, par le goût et la critique, aux Casaubon, aux Saumaise, aux Étienne, perpétue après eux la gloire de l'érudition Françoise , cette palme pacifique que le reste de l'Europe nous a peut-être plus disputée que les autres, mais qui, comme les autres, nous appartient encore.

JOS.-VICT. LE CLERC (1819).
 



 

(01) Iliade, XXII, 126.
(02)
Livre XII, ch. 34.
(03)
Notice des Manuscrits. t. XI p. 228.
(04
Prolégomènes, p. 20.
(05
Le manuscrit de Venise n'est pas complet Voyez ma Notice sur Nicétas. P. L.
(06)
lll, 397.
(07)
 VIII, 6.
(08)  Raym. Montaniero, Hist. Aragon, c. 261.