STACE
LIVRE V.
[5,1] L'onde a apaisé leur soif, et l'armée s'éloigne après avoir porté le ravage dans le lit du fleuve et fait baisser ses rives. Plus ardent, le coursier dévore l'espace , et le fantassin joyeux remplit les campagnes; les guerriers ont senti renaître leur courage, leurs menaces et leurs voeux, comme s'ils avaient puisé à une source de sang le feu de la guerre et la bouillante ardeur des combats.
Disposés de nouveau en escadrons, ils se reforment en rangs serrés. Chacun a repris sa première place, ses anciens chefs, et ils se remettent en marche à un signal donné. [5,10] Déjà la terre se soulève en tourbillons de poussière, et les éclairs des armes percent l'obscurité des bois. Tels s'élancent, au delà du Pont, de rauques bataillons de grues, chassés par les beaux jours des bords du Nil qui baigne Parétonium, quand l'hiver a déposé sa rigueur. Dans leur fuite bruyante, elles volent en projetant leur ombre sur les flots et sur les campagnes, et font retentir les plaines inaccessibles de l'air; joyeuses, elles bravent Borée et ses orages, nagent en se jouant dans les fleuves libres de leurs glaçons, et viennent jouir de l'été au pied de l'Hémus dépouillé de frimas.
Au milieu d'un cercle nombreux de princes grecs, le noble fils de Talaüs s'était arrêté sous un frêne antique, et, appuyé sur la lance de Polynice placé à ses côtés :[5,20] « Qui que tu sois, dit-il, toi auquel a été donnée la gloire de sauver ces innombrables cohortes, honneur insigne que ne dédaignerait pas le père des Dieux lui-même, dis-nous (puisque nous voici joyeux près de ton fleuve) quelle est ta famille, ta patrie, à quels astres as-tu puisé la vie; dis-nous enfin quel est ton père.
Sans doute tu touches de près aux Dieux, quoique ta fortune soit passée. La noblesse de ton sang et une divine majesté respirent sur tes traits affligés.La Lemnienne gémit, des pleurs mouillent son beau visage; enfin, après quelques moments d'hésitation, elle commence en ces termes : « O roi, vous m'ordonnez de rouvrir de cruelles blessures, [5,30] en vous rappelant les furies, et Lemnos, et les armes cachées dans la couche nuptiale, et les époux massacrés par un fer sacrilége; je vois encore cet horrible forfait, je vois l'Euménide qui glace mon coeur. O malheureuses ! quelle fureur vous égare! ô nuit affreuse! O mon père ! c'est moi (chefs de la Grèce, ne repoussez pas avec mépris la main qui vous a secourus), oui, c'est moi qui seule ai sauvé mon père, en le dérobant à leurs coups. Mais pourquoi reprendre de si loin mes malheurs? --- Les armes et de nobles projets vous appellent; qu'il me suffise de vous dire que la fille de l'illustre Thoas, Hypsipyle captive porte maintenant le joug de Lycurgue, votre allié. »
[5,40] Ces mots ont éveillé l'intérêt; Hypsipyle paraît plus grande et plus noble, digne enfin d'une couvre si belle. Tous alors brillent du désir de connaître ses infortunes; plus que tous les autres, le vénérable Adraste l'exhorte à parler.
« Poursuis au contraire, lui dit-il, tandis qu'au loin s'avancent nos premiers bataillons, car Némée avec ses rameaux touffus et ses inextricables ombrages ne nous permet pas d'étendre le front de notre armée. Dis-nous ces forfaits, dis-nous ta gloire et les gémissements des tiens; raconte-nous quelle fatalité t'a fait tomber du trône jusqu'à ces humbles travaux : il est doux aux malheureux de parler, et de rappeler leurs anciennes douleurs! »
Elle commence: « Du sein de la mer Égée, qui, de toutes parts, la presse de ses flots, [5,50] s'élève Lemnos, où, fatigué des feux de l'Etna, Vulcain vient respirer. Non loin de là, l'Athos couvre cette terre de son ombre immense, et obscurcit la mer de l'image de ses forêts. Vis-à-vis sont les rivages cultivés par les Thraces, rivages funestes et d'où vinrent tous nos maux. Riche de ses nourrissons, Lemnos florissait, et sa renommée n'avait rien à envier à Samos, à la sonore Délos, à ces îles innombrables que la mer Égée vient assaillir de ses flots écumants. Les Dieux voulurent troubler la paix de ces lieux. Nos coeurs, il est vrai, ne sont pas purs de toute faute : nous n'avions consacré aucun autel, élevé aucun temple à Vénus; quelquefois aussi le ressentiment agite le ceeur des Dieux, [5,60] et le châtiment se glisse à pas lents. «Vénus quittant l'antique Paphos et ses cent autels, n'ayant ni le même visage, ni la même chevelure, délia, dit-on, sa ceinture conjugale, et laissa loin d'elle ses oiseaux d'ldalie. On ajoute même qu'au milieu des ombres de la nuit, la déesse, armée d'autres flambeaux, d'autres traits que les siens, et entourée des soeurs Stygiennes, voltigea dans les chambres nuptiales; à peine eut-elle rempli de ses affreux reptiles les appartements les plus secrets et semé partout l'épouvante, sans pitié pour le peuple de son fidèle époux, [5,70] soudain, loin de Lemnos, vous fuyez, tendres Amours; l'Hymen tremble et renverse ses flambeaux, la couche légitime reste déserte et glacée, la nuit ne ramène plus les plaisirs; plus de sommeil dans les bras d'un époux, partout la haine, partout la fureur. Au milieu même de la couche s'assied la Discorde. Les hommes n'ont d'autre soin que d'exterminer les Thraces de la rive opposée, et d'anéantir, le fer à la main, cette nation barbare. Ils ont devant eux leurs foyers; leurs enfants sont là, debout sur le rivage, et ils trouvent plus doux de braver les frimas de l'Édon et le souffle impétueux de l'Ourse, ou enfin, après les combats, [5,80] d'écouter dans la nuit silencieuse le fracas soudain des torrents qui se brisent.
«Mais elles, plongées dans la tristesse (car pour moi, vierge encore, j'étais libre de soucis et protégée par ma jeunesse), jour et nuit elles pleurent, elles se lamentent, échangeant des paroles de consolation, et contemplant au delà des mers le cruel pays des Thraces.
«Le soleil, au milieu de sa carrière et comme immobile, tenait suspendus au haut de l'Olympe ses coursiers étincelants. Quatre fois sous un ciel serein le tonnerre gronda; quatre fois les antres du dieu de l'Etna lancèrent leurs tourbillons de flammes, et, dans le silence des vents, la mer Égée s'ébranla, et frappa ses rivages de ses ondes enflées. [5,90] Tout à coup Polyxo, déjà parvenue à l'âge mûr, est saisie par toutes les furies, et s'élance hors dela chambre nuptiale, son séjour habituel, semblable à une Thyade du Theumèse, saisie d'une sainte fureur lorsque les orgies l'appellent, lorsque le bruit sacré de l'Ida retentit, et que du haut des montagnes elle entend Évohé. Ainsi, la tête haute, l''œil égaré, sanglant, elle trouble de ses cris furieux la ville déserte, frappe aux demeures closes encore , à tous les seuils, et réunit ses compagnes; à ses pas s'attachent ses enfants, jeune et malheureux cortége. [5,100] Soudain toutes les femmes s'échappent de leurs maisons, et se précipitent vers le temple de Pallas; là bientôt nous nous trouvons réunies en un ramas sans ordre. Alors, le glaive à la main, cette triste conseillère du crime impose silence, et du milieu de la foule ose parler ainsi :
«Inspirée par les Dieux et par un juste ressentiment, je médite un grand projet : ô veuves de Lemnos, affermissez vos courages, dépouillez votre sexe, et ce projet je vais l'accomplir. Si vous êtes lasses enfin de garder éternellement vos foyers déserts, de laisser se flétrir honteusement la fleur de votre jeunesse et de consumer dans un long deuil de stériles années, j'ai trouvé et je vous promets le moyen (car les Dieux sont pour nous) [5,110] de rallumer ici les feux de Vénus. Ayez seulement un courage proportionné à vos douleurs, et qu'on réponde d'abord à mes questions.
«Trois fois l'hiver a blanchi nos campagnes qui de vous a connu les liens de l'Hyménée et l'honneur mystérieux d'nne couche partagée? Quelle poitrine a réchauffée la flamme d'un époux? Qui de vous Lucine a-t-elle assistée? Qui a senti, impatiente du terme, grossir dans son sein le doux objet de ses voeux? Et pourtant on voit dans un doux accord s'accoupler les oiseaux et les bêtes féroces. Oh! làches que nous sommes! Un Grec, un père a pu armer ses filles de traits vengeurs, et, joyeux de leurs douleurs, arroser de sang le paisible sommeil des jeunes époux! [5,120] et nous, troupe vile et sans coeur ---. Mais voulez-vous des faits plus rapprochés de nous? Rappelez-vous le courage héroïque de cette épouse de Thrace qui vengea de sa main sa couche souillée, et fit manger de la chair de son fils à son époux. Et moi aussi je veux ma part du crime ; je ne vous y exhorte pas, tranquille pour moi-même : ma famille est nombreuse; voyez, voici le fruit pénible de mes soeurs. Eh bien, ces quatre enfants, l'honneur, la consolation de leur père, ici, sur mon sein même, malgré leurs embrassements et leurs pleurs, je les percerai de ce fer, je confondrai leur sang et leurs blessures, et, sur leur corps expirant, j'immolerai leur père. Qui de vous me promet, pour tant de meurtres, le même courage? »
Elle allait parler encore: [5,130] des voiles brillèrent sur la mer qui s'étendait devant eux; c'était la flotte lemnienne. Polyxo saisit avec joie la fortune, et s'écrie: « Les Dieux nous appellent ! n'écouterons-nous pas leur voix? Voici les vaisseaux ! Un dieu, un dieu vengeur les amène à notre fureur, et favorise nos projets. Non, ce n'était pas un vain fantôme qui m'apparut en songe.
Debout, l'épée nue, Vénus s'est montrée manifestement à moi dans mon sommeil : «Pourquoi perdre ainsi votre jeunesse, m'a-t-elle dit? chassez de vos couches ces maris dédaigneux. Moi-même j'allumerai d'autres flambeaux; je formerai pour vous des liens plus heureux ». Elle dit, et déposa sur mon lit, croyez-en ma parole, ce fer, oui, ce fer même. [5,140] Malheureuses, le temps presse, et vous délibérez encore! Voyez, la mer écume, soulevée par des bras puissants; sans doute ils arrivent avec leurs épouses de Thrace ».
Alors la colère aiguillonne leurs âmes, des cris terribles montent jusqu'aux astres : on dirait la Scythie en feu, alors que les Amazones descendent en tumulte des montagnes avec leurs légers boucliers taillés en croissant, quand le dieu, leur père, leur permet les armes, et ouvre les portes de la guerre cruelle.
Leurs cris sont unanimes; point de dissentiment, comme il arrive à la multitude entrainée à des avis contraires; la même fureur les anime; toutes ont le même désir de dépeupler leurs foyers, de trancher les jours des jeunes gens, des vieillards, [5,150] d'écraser les enfants encore à la mamelle, de promener le glaive à travers tous les âges.Près du temple de Minerve, un bois sacré alors verdoyant couvre au loin la terre de son ombre noire, qu'épaissit encore l'ombre d'une haute montagne : les rayons du soleil viennent expirer dans cette double obscurité. C'est là qu'elles se lient par un serment. Tu en fus témoin, belliqueuse Enyo, et toi, Cérès infernale, et vous toutes, déesses du Styx, qui, forçant l'Achéron, accourûtes avant d'être évoquées! Mêlée à leur troupe, Vénus est partout et trompe tous les regards; c'est Vénus qui tient les glaives, Vénus qui allume leur colère. Le sang du sacrifice n'est pas un sang ordinaire; l'épouse de Caropée a offert son fils; [5,160] elles s'arment donc, et, levant à la fois leurs bras avides de meurtres sur l'enfant étonné, elles brisent sa tendre poitrine, et sur son sang, tiède encore, jurent le forfait si doux à leur cœur: l'ombre de la jeune victime voltige déjà autour de sa mère.
A cette vue, quel frisson parcourut tout mon corps? quelle pâleur couvrit mon visage? telle une biche entourée de loups dévorants, et qui, tremblante et sans force, n'a qu'un faible espoir dans sa course légère, précipite sa fuite, et, dans sa terreur inquiète, se croit déjà saisie, et entend s'entrechoquer les dents de ses ennemis dont la faim a été trompée.
[5,170]Les Lemniens étaient arrivés. Déjà la flotte a heurté le rivage, et tous s'élancent à l'envi pour toucher la terre. Malheureux ! que ne sont-ils morts plutôt, domptés par le bras meurtrier du Mars de Thrace, ou engloutis par les flots incléments de la mer! Cependant ils font fumer les autels des Dieux, y traînent les victimes promises; mais partout jaillit un sang noir; dans aucune des entrailles ne se manifeste le dieu.
Jupiter fit descendre tard la nuit de l'Olympe humide, et sa bonté retint, je crois, le mouvement du ciel jusqu'à l'heure marquée par les destins; [5,180] jamais les ténèbres ne tardèrent plus longtemps à remplacer le soleil arrivé au terme de sa course. Enfin les astres parurent dans le ciel; ils éclairèrent Paphos et l'ombreuse Thason et les mille Cyclades; seule, Lemnos est enveloppée, obscurcie par un ciel épais; autour d'elle s'étend comme un réseau de nuages sombres; seule, Lemnos n'est pas aperçue des matelots errants.
Déjà, dispersés dans leurs maisons et sous l'ombre épaisse des bois sacrés, ils se livrent à de somptueux festins et vident leurs vastes et profondes coupes d'or, en racontant à loisir leurs glorieux combats du Strymon, du Rhodope, et les rudes fatigues essuyées sur le froid Hémus. [5,190] Leurs épouses elles-mêmes, troupe sacrilège, s'asseoient au banquet, couronnées de guirlandes et dans tout l'éclat de leur parure. Cythérée avait, dans cette nuit suprême, touché le coeur de leurs maris, et, ramenant, après de longs jours de discorde, une paix passagère, les avait réchauffés d'un feu prêt à s'éteindre.
Les choeurs ont cessé; la joie du banquet, la licence des jeux s'apaise, et les premières ténèbres font taire peu à peu les murmures. Le Sommeil alors, enveloppé des ténèbres de la Mort, sa soeur, et humide d'une rosée infernale, embrasse la ville qui va bientôt périr, et de ses mains fatales verse séparément sur les hommes un repos qui va bientôt être troublé. [5,200] Les épouses et les vierges veillent pour le crime, et, joyeuses, les soeurs des enfers aiguisent les glaives cruels. Déjà le fer est levé; chaque furie s'est emparée d'un coeur où elle règne tout entière. Tel, dans les champs de la Scythie, un troupeau est assiégé par des lionnes d'Hyrcanie que presse, au lever du jour, le premier aiguillon de la faim, et dont les petits sollicitent avidement la mamelle.
Parmi ces mille formes de crimes, j'hésite, je ne sais quels forfaits choisir. Hélime, couronné de rameaux, étendu sur une masse profonde de tapis, exhalait dans le sommeil les vapeurs du vin, lorsque l'audacieuse Gorgé se lève sur lui, [5,210] et, écartant ses vêtements, cherche une place pour le fer. Mais lui, à l'approche de la mort, secoue ce funeste sommeil, et, troublé, les yeux ouverts, mais encore incertains, il entoure de ses bras son ennemi, qui, sans pitié, lui plonge par derrière le glaive entre les côtes, jusqu'à ce que le fer ait touché la poitrine : alors seulement elle arrête son bras criminel. Hélime penche la tête, et, dans les dernières convulsions de la mort, ses yeux et sa voix encore caressants cherchent Gorgé, et ses bras restent encore enlacés au cou de son indigne épouse.
Je ne vous retracerai pas les meurtres vulgaires, tout affreux qu'ils sont; je ne rappelle que les malheurs de ma propre famille. [5,220] Je t'ai vu, ô jeune et beau Cydon, et toi, Crénée, dont la chevelure flottait encore intacte sur tes épaules (le même sein nous avait nourris, bien que vous fussiez tous deux les rejetons illégitimes de mon père), et toi aussi, mon noble fiancé, brave Gyas, que je n'envisageais qu'avec crainte, je vous ai vus tomber sous les coups de la sanguinaire Mirmydon; j'ai vu, au milieu des fleurs et des danses folâtres, la barbare Opopée égorger son fils.
Lycaste pleure sur Cydimon, son frère; ils sont nés ensemble; elle laisse tomber le fer en contemplant ce visage, hélas! si semblable au sien, et que la mort va flétrir, ces joues brillantes de jeunesse, ces cheveux qu'elle-même a noués avec l'or; mais sa barbare mère, teinte déjà du sang de son époux, accourt, [5,230] l'excite avec menaces, et enfonce elle-même le glaive. Telle une bête sauvage qui, sous un maître doux, a dépouillé sa férocité; elle ne sait plus faire usage de ses armes; en vain l'aiguillon, les coups redoublés la stimulent, elle refuse de revenir à son naturel féroce : ainsi Lycaste tombe sur le corps de son frère, et, penchée sur lui, reçoit le sang qui sort en bouillonnant de son sein, et presse, de ses cheveux qu'elle arrache, les blessures entr'ouvertes.
Mais quand je vis Alcimède portant la tête de son père, qui, séparée du tronc, murmurait encore à la vue de son épée à peine teinte de sang, mes cheveux se hérissèrent, un frisson d'horreur courut jusqu'au fond de mes entrailles. Je crois voir mon père Thoas; [5,240] il me semble que cette main cruelle est la mienne. Aussitôt, hors de moi-même, je cours au palais paternel. Déjà depuis longtemps (quel sommeil peut goûter celui qui veille au soin de l'empire?) il se demandait, en roulant mille pensées dans son esprit, quel pouvait être ce bruit qui parvenait jusque dans sa demeure, malgré son éloignement de la ville; pourquoi ces clameurs au milieu de la nuit, pourquoi à l'heure du repos ces cris tumultueux.
Je lui dévoile en tremblant toute cette suite de forfaits; d'où vient leur ressentiment, leur audace: « Nulle force, ô mon malheureux père, ne peut arrêter leur fureur; suis-moi de ce côté; elles nous pressent, et, si nous tardons, peut-être tu tomberas avec moi.
Ému par ces paroles, il selève; nous marchons à travers les rues détournées de cette grande ville, où, çà et là, s'offrent à nos yeux d'énormes monceaux de cadavres, [5,250] gisant dans les bois sacrés, à l'endroit même où, dans cette nuit sanglante, le perfide sommeil vint les surprendre. Un nuage nous dérobe à tous les regards; là sont des visages collés encore sur la couche où ils reposaient, des épées dont la garde sort des poitrines entr'ouvertes, des débris de longues lances, des vêtements déchirés par le fer, des coupes renversées, des mets ensanglantés, nageant dans le carnage; la liqueur de Bacchus s'échappant à travers les gorges béantes, pour retomber dans les coupes avec des flots de sang. Là sont entasses pêle-mêle des jeunes gens, des vieillards que le fer aurait dû respecter, [5,260] des enfants à demi morts, qui, couchés sur le visage de leurs malheureux pères, exhalent avec effort, au seuil de la vie, leur âme palpitante. Moins cruels, moins furieux sont les festins des Lapithes, quand, sur le froid Ossa, le vin versé à grands flots a échauffé ces enfants de la nue; à peine la colère a pâli leur visage, qu'ils renversent les tables et s'élancent au combat.
Alors, au milieu des ténèbres qui nous épouvantent, s'offrit tout à coup à mes regards Bacchus, qui venait, dans cette extrémité, secourir son fils Thoas. Son visage resplendissait d'une vive lumière; je le reconnus. Ses tempes n'étaient point chargées de guirlandes, ni ses cheveux entrelacés de grappes vermeilles; mais son front était sombré, [5,270] et ses yeux humides de pleurs indignes d'un dieu. Il s'adresse à Thoas : «Tant que les destins, ô mon fils, t'ont permis de régner sur la puissante Lemnos, et de la rendre redoutable même aux nations étrangères, toujours ma sollicitude a secondé tes nobles efforts. Mais les tristes Parques ont coupé les trames de leurs cruels fuseaux, et nos instantes prières et les pleurs que je versai aux pieds de Jupiter n'ont pu détourner ces malheurs; il a accordé à sa fille cette horrible fureur. Hâtez votre fuite! et toi, ô mon vrai sang, jeune fille, guide ton père du côté où ces beaux murs étendent leurs bras vers le rivage; [5,280] là-bas, à cette porte si bruyante, c'est la cruelle Vénus qui, debout, armée du fer, anime la fureur des Lemniennes (d'où vint à cette déesse cette fureur digne de Mars?) : toi, confie ton père à la vaste mer, je te remplacerai dans tes soins ».
Il dit, et s'évanouit dans les airs; et, tandis que les ombres obscurcissent la vue des autres mortels, il jette sur notre route un long sillon de lumière. Je suis le chemin qui m'est tracé, et bientôt je confie mon père aux flancs d'un vaisseau, en le recommandant aux Dieux de la mer, aux vents et à Égée qui de ses flots embrasse les Cyclades. [5,290] Tous deux nous pleurions, et nos larmes ne cessèrent de se confondre qu'au moment où Lucifer chassa les astres des plages de l'Orient. Alors enfin je quitte le rivage aux rauques murmures, en proie à mille craintes, et me confiant à peine dans la parole du dieu; mes pieds avancent, mais mon coeur inquiet reste derrière moi, et je n'ai de repos que je n'aie vu les vents s'élever, et que, du haut de toutes les collines, je n'aie contemplé les ondes. Le jour paraît, la rougeur sur le front, et Phébus, qui illumine le ciel, détourne ses rayons de Lemnos, et cache son char dans un nuage épais. Alors se découvrent les fureurs de la nuit : effrayées de la clarté du jour, [5,300] toutes ces femmes, bien qu'entre elles le crime soit égal, rougissent de honte, etse hâtent d'enfouir dans la terre les victimes de leurs forfaits, ou de les faire disparaître dans les flammes du bûcher. Déjà la troupe des Euménides, déjà Vénus rassasiée de crimes, avaient fui cette ville désolée; les Lemniennes alors purent comprendre ce qu'elles avaient osé : elles s'arrachent les cheveux et baignent de larmes leur visage.
Cette île si riche par ses campagnes, ses ressources, ses armes et ses guerriers, si célèbre par sa position, et naguère encore enrichie des dépouilles des Gètes, ce n'est pas la mer débordée, ni l'ennemi, ni les malignes influences de l'air, qui sont venus fondre sur elle ; et pourtant elle a perdu à la fois tous ses habitants, elle est retranchée du monde. Plus d'hommes qui labourent les champs, qui sillonnent les flots; [5,310] les maisons sont silencieuses; partout des flots (le sang, partout une fange épaisse et rouge ! Dans les murailles de cette grande ville nous sommes seules, et sur le faîte des demeures gémissent des mânes irrités.
Moi-même, dans la partie la plus secrète du palais, j'élève un immense bûcher, sur lequel je jette le sceptre et les armes de mon père, et les vêtements bien connus, insignes de la royauté. Triste, je reste debout, près des flammes qui se confondent, une épée sanglante à la main, et je pleure sur ma propre fraude, sur ce bûcher qui doit tromper leurs fureurs : je tremble d'être découverte, et je prie les Dieux de détourner de mon père ce triste présage, et d'éloigner de moi ces alarmes, ces craintes de mort.[5,320] Par cette ruse, qui me souille d'un crime imaginaire, j'ai conquis leur confiance; et, pour me rémompenser, on m'inflige le supplice de m'asseoir sur le trône de mon père, de succéder à sa puissance : assiégée de leurs prières, pouvais-je refuser? J'acceptai, mais auparavant j'attestai bien des fois les Dieux témoins de ma fidélité et de mon innocence. Je règne enfin , ô pouvoir affreux! sur un empire qui n'est plus qu'un cadavre, sur une ville désolée et sans chef. Mais chaque jour le remords s'accroît; il veille, et oppresse les âmes; les gémissements éclatent; peu à peu Polyxo n'inspire plus que l'horreur. On se souvient du crime consommé; on élève des autels aux mânes; on conjure avec ardeur les cendres que renferme la tombe. [5,330] Ainsi, quand le guide, l'époux du troupeau, le roi de la forêt, fier de sa jeune postérité, a succombé sous la dent d'un lion de Massylie, aux yeux des génisses épouvantées, le troupeau marche mutilé, sans honneur, et les campagnes, les fleuves, les animaux muets, pleurent la mort de leur roi.
Mais voici que, fendant les flots de sa proue d'airain, le vaisseau du mont Pélion s'avance, hôte nouveau, dans la vaste mer; les Minyens le conduisent. La vague mugissante blanchit d'écume ses flancs élevés. On croirait voir marcher Ortygie, arrachée de ses fondements, ou courir sur les eaux une montagne déracinée. [5,340] Mais lorsque les rames suspendues laissent dormir la mer, alors, plus douce que les sons du cygne mourant et que la lyre d'Apollon, une voix se fait entendre du milieu de la poupe; les vagues elles-mêmes s'approchent du navire. Là, le fils d'OEagre (nous l'apprimes plus tard), Orphée, appuyé sur le mât, chante au milieu des rameurs, et leur fait oublier leurs périlleux travaux.
Ces guerriers se dirigeaient vers la froide Scythie, et, d'abord, vers les rivages resserrés entre les roches Cyanées. A leur vue, persuadées que ce sont les Thraces qui nous apportent la guerre, nous nous précipitons en tumulte dans nos demeures, semblables à un troupeau réuni par la peur, ou à un essaim d'oiseaux fugitifs. [5,350] Hélas! qu'est devenue maintenant notre fureur? Nous gravissons le port et les digues qui embrassent le rivage, et d'où la vue s'étend au loin sur la mer; nous montons sur les hautes tours. Là, on apporte en toute hâte des pierres, des pieux durcis au feu, les armes de nos malheureux époux, des épées teintes encore de sang; que dis-je? les Lemniennes osent revêtir les cuirasses souillées, et armer du casque des fronts de femme. Pallas rougit en voyant leur audace, et du haut de l'Hémus le dieu de la guerre sourit. Mais bientôt cette ardeur insensée les abandonne : ce n'est plus un vaisseau qu'ils croient voir s'avancer sur la mer, [5,360] mais la justice tardive des Dieux et le châtiment de leurs crimes.
Déjà ils sont près du rivage, à la portée d'une flèche de Thrace, lorsque Jupiter rassemble un nuage noir, gonflé de pluies, et l'arrête au-dessus des vaisseaux des Grecs. Aussitôt l'horreur se répand sur les flots, le soleil dérobe au jour sa lumière et le plonge dans les ténèbres; les ondes s'obscurcissent, déchaînés avec fureur, les vents déchirent la nue, bouleversent la mer; le sable humide remonte en noirs tourbillons; toute la plaine liquide, soulevée parle Notus, est suspendue dans les airs : elle monte presque jusqu'aux astres, [5,370] puis se brise et retombe. Le vaisseau n'a plus sa première impétuosité; il hésite, chancelle. Le triton qui décore sa proue, tantôt plonge dans les abîmes les plus profonds, tantôt va frapper le ciel de ses éperons : toute la force des demi-dieux est impuissante; le mat bat la proue avec fureur, et, sans cesse balancé, il cède a son poids, s'abat et en se relevant entraîne avec lui les ondes; les rames retombent inutiles sur la poitrine des matelots.
Et nous, du haut des rochers et de nos murailles, tandis que ces guerriers luttent avec effort contre la mer et les vents indignés, nos faibles bras osent lancer des traits incertains sur Tehamon, sur Pélée, [5,380] et nos flèches attaquent le dieu de Tyrinthe lui-même. Ces héros soutiennent tout à la fois l'assaut de la guerre et des flots; les uns protègent le vaisseau de leurs boucliers, d'autres soulagent la cale des eaux qui la remplissent; d'autres combattent, mais l'agitation leur ôte leurs forces; chancelants et comme suspendus, ils s'épuisent en vains efforts. Nos traits volent plus serrés, et la grêle de fer le dispute à la tempête de la mer; d'énormes pieux, des quartiers de roche, des javelots, des dards à la chevelure enflammée, tombent tantôt sur les vagues, tantôt sur la poupe. Le navire en est couvert et retentit avec fracas; ses ais se disjoignent et s'ouvrent en gémissant.
[5,390] Telle, lancée par Jupiter, la neige du nord fouette les vertes campagnes; tous les animaux gisent ensevelis dans la plaine; les oiseaux , surpris dans leur vol, tombent; les moissons s'abattent sous l'âpre gelée; et bientôt les torrents roulent avec fracas des montagnes, et les fleuves s'élancent furieux. Mais lorsque le puissant Jupiter a fait jaillir la foudre de la nue entr'ouverte, et qu'à nos yeux apparaissent ces gigantesques matelots, notre courage se glace, nos bras tombent d'effroi, et laissent échapper ces armes empruntées; nous nous rappelons notre sexe. Nous apercevons les deux fils d'Éaque, Ancée, qui menace nos murs avec fureur, [5,400] et Iphite, qui de sa longue lance frappe les rochers. Au-dessus do ses compagnons étonnés s'élève le fils d'Amphytrion; son poids fait tour à tour des deux côtés pencher le navire; il brûle de descendre au milieu des ondes. Cependant le léger Jason (malheureuse ! je ne le connaissais point alors) court à travers les bancs, les rames et les matelots , s'adressant tantôt au vaillant fils d'OEnée, tantôt à Idas, à Talaüs, au fils de Tyndare, tout ruisselant de la blanche rosée de la mer, à Calaïs, qui, au milieu d'un nuage du froid Borée son père, travaillait à rattacher les voiles au mât; il les exhorte du geste et de la voix. [5,410] Ceux-ci, par un puissant effort, frappent tour à tour la mer et les murailles; mais les flots écumeux résistent, et les lances émoussées rejaillissent des tours. Typhis fatigue l'onde courroucée, et le gouvernail sourd à sa voix; il pâlit, change ses ordres à chaque instant, et tourne tantôt à droite, tantôt à gauche, la proue avide de se briser contre les écueils. Enfin, à l'extrémité du, navire, le fils d'Éson élève le rameau de Pallas, l'olivier qui ceint le front de Mopsus, et, malgré ses compagnons, il demande la paix : la tempête porte sa voix jusqu'à nous.
[5,420] Alors on fait trêve au combat; en même temps les vents épuisés se calment, et le jour vient éclairer les cieux. Les cinquante guerriers attachent les rames suivant l'usage, et s'élancent d'un bond rapide sur ces nouveaux rivages. En eux brille toute la majesté de leurs pères, leur front est serein, leur port reconnaissable, lorsque la crainte et la colère ont disparu de leurs visages. Tels, dit-on, les Dieux, s'échappant de l'Olympe par une issue secrète, aimaient à visiter les rivages et les demeures des noirs Éthiopiens, et à s'asseoir à la table des simples mortels. Les fleuves, les montagnes leur ouvrent passage, la terre s'enorgueillit de leurs pas, [5,430] et Atlas respire un moment, soulagé de son fardeau.
Alors nous voyons Thésée, fier d'avoir délivré les champs de Marathon, et les frères Ismariens, enfants de l'Aquilon, dont les tempes retentissent du bruit de leurs ailes brillantes, et Admète à qui Phébus obéit sans colère, et Orphée qui n'a rien de la férocité de la Thrace, et le héros de Calydon, et le gendre du dieu de la mer profonde, et les deux gémeaux d'OEbalie, dont la ressemblance défie les regards incertains; tous deux revêtus d'une chlamyde étincelante, tous deux armés d'une lance; leurs épaules sont nues, [5,440] leurs joues lisses encore, et le même astre rayonne sur leur chevelure. Hylas ose marcher sur les traces d'Hercule ; il s'agite et multiplie ses pas ; mais, bien que le gigantesque héros s'avance avec lenteur, le jeune Hylas peut à peine le suivre en courant; chargé des flèches de Lerne, il s'enorgueillit de porter le poids accablant de son carquois.
Cependant Vénus et l'Amour embrasent de nouveau d'une flamme secrète les coeurs des farouches Lemniennes. L'auguste Junon fait briller à leurs yeux les armes, l'extérieur de ces guerriers, la gloire de leur noble origine; toutes s'empressent donc, à l'envi , d'ouvrir leurs portes et de les accueillir. Alors et pour la première fois, [5,450] le feu est allumé sur les autels; alors vient l'oubli des cuisantes douleurs, puis les festins, un sommeil heureux, et des nuits paisibles. Ce n'est pas sans la volonté des Dieux que, malgré l'aveu de leur crime, elles savent charmer ces héros.
Peut-être, ô chefs de la Grèce, désirez-vous savoir quelle fatalité m'entraîna a une faute bien excusable sans doute. J'atteste ici la cendre et les furies des miens, que ce n'est pas volontairement, ni par le crime, que j'allumai le flambeau d'un hymen étranger; les Dieux le savent, bien que Jason fût habile à charmer et à soumettre à ses lois de nouvelles vierges: le Phase sanguinaire a ses lois; tu lui réservais, ô Colchos, d'autres amours!
Déjà dépouillés de frimas, les astres se sont réchauffés aux longs soleils du printemps, [5,460] l'année rapide renaît, et reprend son cours. Déjà une postérité nouvelle, sortie de notre sein, a comblé nos voeux, et Lemnos retentit des vagissements inespérés de ses nouvaux nourrissons. Moi-même, sous l'empire d'un hôte inflexible, je devins mère; je mis au monde deux jumeaux, gage d'une union forcée, et fis revivre en eux le nom de leur aïeul.
Depuis, contrainte de les abandonner, je n'ai pu connaître leur destin; ils achèvent maintenant leur cinquième lustre, si, les destins l'ont permis, et si Lycaste, que j'en avais priée, les a nourris.Le courroux de lamer s'est calmé, et l'Auster plus favorable appelle les voiles ; le vaisseau lui-même s'irrite du retard, de l'oisiveté du port, [5,470] et veut rompre le càble qui depuis longtemps le retient au rocher. Les Minyens réclament le départ, et l'ardent Jason excite ses compagnons d'armes. Que je regrette alors qu'il n'ait point longé nos rivages sans y aborder, lui qui ne se souvient plus des gages de son amour, ni dé la foi promise! La renommée en est parvenue jusque chez les nations les plus reculées, et ce souvenir s'est renouvelé de la toison de Phryxus.
Dès que le jour se fut couché dans l'Océan, que Tiphys eut reconnu dans le ciel le présage d'un vent favorable, et qu'à l'occident la couche de Phébus resplendit de pourpre, alors éclatent nos gémissements; cette nuit est encore une fois pour nous la dernière nuit. Le jour brille, et déjà, debout sur le vaisseau, Jason donne le signal, [5,480] et, comme chef , frappe la mer du premier coup de rame. Du haut du rocher, du sommet des montagnes, nous les voyons fendre le dos écumeux de la vaste mer, et nos yeux les suivent jusqu'au moment où, fatiguée de les chercher au loin, notre vue s'obscurcit, confond la vague lointaine avec la voûte céleste, et fait peser sur la mer l'extremité du ciel.
La renommée sème dans le port le bruit que, transporté au delà des mers, Thoas règne sur le trône de son frère; que je ne suis point criminelle, qu'un vain bûcher fut allumé par moi : ce peuple impie frémit, enflammé par l'aiguillon du crime, et me demande raison de mon innocence. [5,490] Des bruits sourds circulent dans la multitude: «Seule, elle aura donc été fidèle aux siens; et nous, nous aurons avec joie plongé nos mains dans le sang? Non: qu'elle soit punie par la divinité, par le destin qui commande à cette ville coupable !
A ces paroles, glacée de frayeur (car un affreux supplice me menace) , dégoûtée du trône, seule, sans cortége, je me dérobe, je fuis vers le rivage, et m'éloigne de ces funestes murailles. Je suis le chemin par où j'avais guidé mon père dans sa fuite ; mais Bacchus ne vint pas cette fois à mon secours. Une troupe de pirates qui avait abordé sur nos côtes me saisit sans que j'osasse élever la voix, et m'emmena esclave sur ces bords.»
[5,500] Tandis que la Lemnienne exilée fait ce récit aux rois de la Grèce et charme sa douleur par de longues plaintes, elle oublie (ainsi vous l'aviez ordonné, ô Dieux !) son nourrisson abandonné. Ce-lui-ci, les yeux appesantis, la tête languissante, s'était plongé dans les herbes touffues, et, fatigué de ses jeux enfantins, il dormait; sa main tenait encore le gazon qu'il avait saisi.
Cependant, au milieu de la plaine, un serpent, enfant de la terre, qui remplit ce bois d'une terreur religieuse, se dresse, déroule la masse énorme de ses replis, et laisse encore après lui de longs anneaux. Ses yeux lancent un feu sombre, sa gueule gonflée se colore de l'écume d'un venin verdâtre; sa langue fait vibrer ses trois dards; trois rangs de dents aiguës apparaissent menaçantes, [5,510] et son front doré s'élève terrible et majestueux. Les laboureurs l'ont consacré à Jupiter Inachus, protecteur de ces lieux, à qui ils n'ont pu offrir que le faible hommage d'un autel de gazon. Tantôt ce reptile, de ses anneaux tortueux entoure le temple du dieu; tantôt il broie les arbres de cette malheureuse forêt, et écrase dans ses embrassements les vastes frênes. Souvent il s'étend sur les fleuves et touche aux deux rives. L'onde, coupée par ses écailles, bouillonne. Mais maintenant que, par l'ordre de Bacchus, toute la terre est haletante de chaleur, que les Nymphes éperdues se cachent dans la poussière, [5,520] plus terrible encore, le monstre replie sur lui-même ses flancs, son dos sinueux, irrité par le feu de son venin desséché. Il se roule à travers les étangs, les lacs arides, les sources taries, les vallées vides de leurs fleuves, et, dans son anxiété, tantôt la tête renversée, il pompe l'air humide, tantôt, rasant les plaines gémissantes, il se courbe sur le sol, il s'y attache pour extraire le suc des herbes verdoyantes. L'herbe atteinte de son souffle brûlant tombe partout où il promène son dard, et ses sifflements portent la mort dans les campagnes.
Tel ce serpent qui partage la voûte céleste, depuis le chariot de l'Ourse jusqu'au couchant, [5,530] et s'allonge jusque dans un autre hémisphère; tel encore ce serpent qui de ses anneaux enveloppait, ébranlait les deux cimes du Parnasse, jusqu'à ce que, frappé de tes traits, ô dieu de Délos, il traîna, avec ses cent blessures, une forêt de flèches.
O jeune enfant! quel dieu a fait peser sur toi une si cruelle destinée? Devais-tu, sur le seuil de la vie, tomber sous un pareil ennemi? ou bien fallait-il que cette mort rendit, dans les siècles futurs, ton nom sacré aux nations de la Grèce, et te méritât un si glorieux tombeau? Tu meurs frappé par les derniers anneaux du monstre, qui ignore sa victime; [5,540] aussitôt le sommeil fuit tes membres, et tes yeux ne s'ouvrent que pour mourir. Dans sa terreur, l'enfant pousse en mourant un dernier vagissement, et bientôt la plainte expire dans sa bouche comme ces sons qu'interrompent les songes. Hypsipyle l'a entendu, et, glacée par la frayeur, elle se précipite; mais ses genoux tremblants retardent sa course. Déjà assurée de son malheur par un triste pressentiment, elle parcourt, elle interroge de ses regards tous les lieux, et appelle en vain son enfant des noms qu'il connaît : elle ne l'aperçoit nulle part. Le terrible ennemi, ramassé dans ses anneaux verdoyants, [5,550] est nonchalamment étendu, et couvre un espace immense ; sa tête repose encore obliquement sur le ventre de sa jeune victime. A cette vue, la malheureuse Hypsipyle frémit d'horreur, et pousse un long cri qui ébranle la forêt profonde : le reptile n'en est point effrayé, et reste couché sur le sol. Ses gémissements ont frappé l'oreille des Grecs; soudain, sur l'ordre d'Adraste, l'ardent Parthénopée vole, et vient apprendre au roi quelle en est la cause. Alors seulement à l'éclat rayonnant des armes, au frémissement des guerriers, le monstre farouche dresse son cou hérissé d'écailles. Le grand Hippomédon saisit, par un puissant effort, une énorme pierre qui servait de borne à un champ, et la lance dans le vide des airs; [5,560] elle part impétueuse, comme ces quartiers de roche qui, balancés par un bras vigoureux, bondissent sur les portes d'une ville assiégée. Mais toute cette force est perdue, car, rejetant en arrière sa tête flexible, le serpent échappe au coup qui le menace; la terre retentit, et les rameaux entrelacés de la forêt volent en éclat dans les airs. « Tu n'éviteras pas mes coups, s'écrie Capanée, qui, armé d'un long frêne, s'élance au-devant de lui. Que tu sois l'hôte féroce de ce bois épouvanté, ou que, consacré aux Dieux, tu fasses leurs délices, et puisse-t-il en être ainsi! tu mourras, quand méme sur ces énormes membres tu porterais encore un géant.
[5,570] La lance vole en frémissaant, pénètre dans la bouche béante du monstre, coupe les liens de sa triple et affreuse langue, perce la crête hérissée qui orne sa tête superbe, et vient, souillée du sang impur de sa noire cervelle, se fixer profondément dans la terre.
A peine la douleur a parcouru tous ses membres, qu'il entoure le trait de ses replis, l'arrache, et l'emporte dans le temple ombragé du dieu. Là, mesurant la terre de sa masse énorme, il exhale en sifflant son dernier souffle au pied de l'autel du dieu son maître.
Le marais de Lerne s'indigne, et pleure son nourrisson; [5,580] les Nymphes accoutumées à couvrir le monstre des fleurs du printemps, les plaines de Némée, sillonnées par lui, gémissent; et vous aussi, Faunes, hôtes des forêts, vous brisez vos chalumeaux. Jupiter lui-même, du haut des airs, avait déjà demandé ses traits; déjà se rassemblaient les nuages et les tempêtes; mais la colère du dieu était encore trop faible, et Capanée était réservé à un plus terrible châtiment. Cependant le vent de la foudre qu'a lancée Jupiter vole, et effleure l'aigrette du guerrier.
L'infortunée Lemnienne errait dans la campagne. Aussitôt que le monstre en expirant eut délivré ces lieux, elle monte sur une légère éminence, [5,590] et pâlit en apercevant l'herbe souillée d'une rosée sanglante : égarée par la violence de sa douleur, elle précipite ses pas et reconnaît tout l'affreux sacrifice; alors elle tombe comme foudroyée sur cette terre fatale, et ne trouve, dans le premier accès de son désespoir, ni paroles ni larmes. Penchée sur ce malheureux enfant, elle ne peut que le couvrir de baisers, et sa bouche cherche sur les membres tièdes encore son âme fugitive; mais, hélas! il n'a plus ni visage ni poitrine, sa peau est arrachée, ses os délicats se montrent à découvert, les jointures des membres sont encore inondées d'une pluie de sang, et tout le corps n'est qu'une plaie.
[5,600] Ainsi, lorsqu'un serpent à demi engourdi, se glissant dans un chêne touffu, a ravagé le nid et la tendre couvée d'un oiseau, la mère, à son retour, s'étonne du silence de sa bruyante demeure ; elle plane au-dessus, et, saisie d'horreur, elle rejette la pâture qu'elle apportait, lorsqu'elle ne voit que du sang sur son arbre chéri, et des plumes éparses çà et là dans sa couche dévastée. Après que la malheureuse Hypsipyle eut pressé contre son sein et enveloppé de ses cheveux ces restes mortels, sa douleur calmée laisse à sa voix un libre passage, et s'exhale en ces plaintives paroles:
« O Archémore, douce image des fils que je n'ai plus, ô toi qui me consolais de ma fortune passée, de ma patrie perdue; [5,610] qui honorais mon esclavage, qui faisais ma joie; quels dieux cruels t'ont ravi le jour? Tout à l'heure en te quittant je te laissai joyeux, et foulant le gazon sous tes pieds légers. Que sont devenus, hélas! tes traits radieux, ces paroles à demi formées que bégayait ta langue indocile, ce sourire, ces murmures que moi seule je comprenais? Combien de fois je te parlais de Lemnos, du vaisseau Argo, et berçais ton sommeil par mes longues plaintes! C'est ainsi que je soulageais ma douleur, et déjà je t'offrais un sein presque maternel : maintenant c'est en vain que mon lait mouille tes lèvres; il ne coule plus que sur tes blessures. [5,620] Je reconnais la main des Dieux : ô affreux présage de mon sommeil, ô terreurs nocturnes! ô Vénus, fatale déesse, qui jamais n'est venue impunément m'épouvanter dans l'ombre! Mais pourquoi accuser les Dieux? C'est moi-même (dois-je craindre de l'avouer quand je vais mourir?), c'est moi qui l'ai offert à la mort : quel égarement entraînait mes esprits?
Ai-je pu oublier à ce point mon plus cher souci? Tandis que je me plais à raconter les malheurs de ma patrie, que je m'enorgueillis de mes hauts faits, voilà ma haute piété, voilà ma fidélité! O Lemnos! je t'ai payé la dette de mon crime! Chefs de la Grèce, traînez-moi vers l'homicide serpent, si vous avez quelque reconnaissance du fatal service que je vous ai rendu, [5,630] si vous attachez quelque prix à mes paroles; ou bien percez-moi de vos glaives, que je ne montre point mon visage odieux à mes tristes maîtres, à la malheureuse Eurydice que j'ai privée de son fils : et, pourtant, ma douleur égale la leur. Irai-je déposer ce triste fardeau dans le sein d'une mère? Quelle terre m'ouvrira la première ses ténébreux abîmes »?
Elle dit, et, souillant son visage de sang et de poussière, elle se roule aux pieds des héros grecs attristés, et leur reproche à voix basse les ondes qu'elle leur a montrées.Déjà la fatale nouvelle, pénétrant tout à coup, dans le palais de Lycurgue, a jeté dans les larmes et le roi et toute sa maison.
[5,640] En ce moment même il revenait des sommets sacrés du Persée, où il avait offert un sacrifice au maître du tonnerre, et, effrayé des sinistres présages donnés par la victime, il secouait tristement la tête. Ce prince n'a point pris les armes avec les Grecs, non que le courage lui manquât, mais le temple et les autels du Dieu l'ont retenu; il n'a pas non plus oublié les réponses de l'oracle, les anciens avertissements des immortels, et ces mots sortis du sanctuaire: « O Lycurgue! tu donneras le premier sang à la guerre thébaine ». Voilà ce qu'il craint, et, à la vue de la poussière que Mars soulève non loin de lui, an bruit du clairon, son coeur est serré de tristesse, et il porte envie à ces guerriers qui marchent à la mort.
[5,650] La parole des Dieux s'est accomplie : la fille de Thoas arrive accompagnant les tristes dépouilles d'Archémore. La malheureuse mère accourt, suivie d'un cortége de femmes, troupe éplorée et gémissante. Mais le magnanime Lycurgue ne s'abandonne point à de lâches regrets; il est plus fort que ses maux, et la colère paternelle a fait rentrer ses larmes; impatient, il parcourt la plaine d'un pas rapide, et s'écrie: « Où est-elle, cette femme, pour qui c'est peu de chose, pour qui c'est une joie peut-être que la perte de mon sang? Compagnons, allez, courez, qu'on la saisisse, qu'on me l'amène! qu'on la traîne ici! je ferai bien, moi, que toute cette fable de Lemnos, et ce père sauvé; et ces mensonges orgueilleux d'une origine sacrée, s'évanouissent à jamais »! [5,660] Il s'avançait, et, furieux, le fer levé, il allait frapper; soudain le héros, fils d'OEnée, lui oppose son bouclier et le repousse, en s'écriant avec colère : « Malheureux, qui que tu sois, retiens cette fureur »! Comme lui Capanée, Hippomédon et le guerrier de l'Érymanthe accourent, l'épée haute; les yeux du prince sont éblouis des éclairs qui jaillissent des armes. D'un autre côté , une troupe de paysans se range autour du roi ; Adraste, au milieu d'eux, veut les calmer, et Amphiaraüs, plein de respect pour les bandelettes sacrées qui ceignent aussi son front, s'écrie : « Cessez, je vous en conjure, abaissez vos glaives; [5,670] un même sang nous unit : modérez votre fureur, et toi le premier! » Mais Tydée, dont le coeur bouillonne encore, reprend : « Quoi! notre guide, la libératrice de l'armée grecque, tu oserais, aux yeux de tant d'ingrats, l'immoler sur un tombeau? et quel trépas, grands Dieux, veux-tu venger? et sur qui? sur une reine, sur la fille de Thoas, sur l'illustre rejeton de Bacchus! N'est-ce-pas assez, pour ton orgueil, au moment où de toutes parts les nations amies prennent les armes, que seul, au milieu des rapides cohortes, tu restes en paix? Jouis donc de cette paix, et que la victoire des Grecs te trouve encore gémissant sur ton infortune au pied d'un tombeau »!
[5,680] Il dit, et Lycurgue plus calme, plus modéré dans sa colère, répond :
« Je ne croyais pas que ce fût contre Thèbes et contre-moi que marchaient vos escadrons ennemis. Eh bien ! accourez donc à la ruine d'un allié; si le sang a pour vous tant d'attrait, rougissez ici vos armes; que ce temple de Jupiter, (car quel crime n'oseriez-vous pas?) que ce temple, tant de fois imploré en vain, soit la proie d'une flamme impie, puisqu'il n'est pas permis à un coeur que déchire une si cruelle douleur de croire qu'un maître, qu'un roi avait quelque droit sur une vile esclave. Mais il vous voit, il voit votre audace, le Dieu qui règne sur les immortels, et sa colère, bien que tardive, un jour pourtant vous atteindra ».
[5,690] A ces mots, il tourne ses regards vers le palais. Là retentissent d'autres cris de guerre. La renommée avait en un instant devancé les escadrons rapides, et couvrait de ses ailes un double tumulte. Les uns sèment le bruit qu'Hypsipyle, leur bienfaitrice, est traînée à la mort; d'autres, que déjà elle a succombé. On le croit, et soudain la colère s'allume; déjà les torches, les glaives menacent le palais. Dans leur fureur ils veulent renverser cet empire, saisir et faire disparaitre Lycurgue, avec Jupiter, avec ses autels. La royale demeure retentit des hurlements des femmes, et la douleur a fait place à la crainte.
Monté sur son char aux coursiers rapides, [5,700] Adraste prend avec lui la fille de Thoas, s'avance à travers les bataillons, et la montre à ses guerriers frémissants : « Arrêtez, arrêtez ! s'écria-t-il; il n'y a pas eu de cruauté commise; Lycurgue n'a point mérité cette affreuse ruine: voici celle qui vous a montré la source bienfaisante ».
Ainsi, lorsque, par leurs tourbillons opposés, d'un côté Borée et l'Eurus, de l'autre l'Auster, noir d'orages, bouleversent les mers, lorsque le jour a fui et que la tempête règne, alors vient le souverain des ondes, monté sur son char; le Triton, à la double forme, nage docile au frein blanchi d'écume, et donne à la vaste mer le signal d'abaisser ses flots; soudain la mer s'aplanit, et les montagnes et les rivages grandissent.
[5,710] Quel dieu, pour consoler la Lemnienne de ce trépas funeste et payer ses larmes, exauça ses voeux les plus chers? Qui apporta à Hypsipyle une joie inespérée? C'est toi, auteur de sa race, ô Bacchus, qui conduisis ses deux fils des rivages de Lemnos aux contrées de Nemée, et préparas ces destins merveilleux.
Leur mère était le motif de leur voyage. A peine avaient-ils été accueillis sous le toit hospitalier de Lycurgue, qu'une fatale nouvelle apprend au roi la fin misérable de son fils. Ils l'accompagnent donc, et (ô destin, ô aveuglement des hommes!) ils prennent parti pour lui. [5,720] Mais à peine les noms de Lemnos, de Minas ont frappé leurs oreilles, ils se précipitent à travers les traits, à travers les bataillons ; et tous deux se jettent en pleurant dans les bras de leur mère, la couvrent d'avides caresses, et tour à tour la pressent contre leur sein.
Elle, semblable à un rocher, demeure immobile, le regard fixe, et n'ose se fier aux Dieux, qu'elle connaît trop bien. Mais lorsqu'elle eut reconnu leurs traits, et l'image du navire Argo gravée sur les épées qu'avaient laissées les Minyens, et le nom de Jason brodé sur la chlamyde des jeunes princes, toute sa douleur se dissipe ; troublée par un si grand bonheur, elle tombe, et ses yeux se mouillent de larmes de joie. En même temps des signes favorables apparaissent dans le ciel : au milieu du tumulte et des hurlements joyeux, [5,730] les tambours et les cymbales du dieu ébranlent au loin les airs.Alors le pieux fils d'Oïclée, dès que le peuple calmé laisse un moment régner le silence, et que sa parole peut parvenir jusqu'à leurs oreilles : « Écoutez, ô roi de Némée, et vous, illustres chefs de la Grèce, ce que le véridique Apollon vous prescrit par ma voix. Ce deuil était depuis longtemps réservé à nos armes : les Parques marchent toujours droit à leur but. Ces fleuves taris, cette soif ardente, ce serpent homicide, ce jeune enfant, Archémore, dont le nom nous présage des malheurs, tout cela émane de la volonté suprême des Dieux. [5,740] Réservez votre courage, déposez ces glaives que vous avez trop tôt levés. Il faut rendre à cet enfant des honneurs qui durent dans la suite des âges; il les mérite. Que le courage offre à ses mânes de nobles libations, et puisses-tu, ô Phébus, amener encore d'autres retards; puissent de nouveaux obstacles s'opposer sans cesse à cette guerre, et la fatale Thèbes s'éloigner toujours de nous! Et vous, heureux parents, dont la destinée surpasse celle des plus fortunés mortels; vous, dont le nom vivra dans la postérité aussi longtemps que le marais de Lerne, aussi longtemps que le fleuve Inachus promènera ses ondes, et que Némée projettera sur la plaine ses ombres tremblantes, [5,750] n'outragez pas, par vos larmes, la majesté divine, ne pleurez pas les Dieux; car cet enfant est un dieu, oui, un dieu; il ne préférerait pas à son destin la vieillesse du héros de Pylos, ou les longues années du Phrygien Tithon ».
Il cesse de parler, et la nuit
enveloppe le ciel de ses ombres épaisses.