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QUINTUS DE SMYRNE,

 

POSTHOMERICA

CHANT Χ.

CHANT IX

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

GUERRE

DE TROIE,

DEPUIS LA MORT D'HECTOR

JUSQU'A

LA RUINE DE CETTE VILLE,

 

Poème en quatorze Chants,

par

Quintus de Smyrne,

 

faisant suite à l'Iliade,

et traduit pour la première fois

du Grec en Français,

par

R. TOURLET,

Médecin, et Membre de la Société

Académique des Sciences, séante au Louvre.

………..Non ego te meis
Chartus inornatum sil bo,
Tot ve tuos patiar labores
Impune, Quinti, carpere lividas
Obliviones…...……………….

Horat. Carm. Lib. IV. ad Lol. Od. X.

 

TOME PREMIER.

A PARIS,

Chez LESGUILLIEZ, frères, Imprimeurs, rue de la Harpe, N°. 151.

An IX —1800.

QUINTUS DE SMYRNE

 

 

 

ARGUMENT DU CHANT X.

 

Polydamas conseille aux Troyens de se tenir renfermés dans la ville; son avis est contredit par Enée, qui fait décider l'attaque. Le nom, l'origine et la patrie de divers guerriers tués par Enée, par le fils d'Achille, par Teucer, par Mégès et autres chefs. Merveille de l’antre où Diane descendit autrefois pour voir Endymion. Fin malheureuse du compagnon de Glaucus à son retour dans sa patrie. Une foule incroyable de Troyens périt sous les coups de Philoctète. Description de son baudrier et de son carquois. Pâris s'opposant aux efforts de ce guerrier, reçoit une blessure qui, suivant l'ordre du destin ne pouvait être guérie que par Œnone, son épouse, qu'il avait abandonnée pour Hélène. Repoussé par elle; il se traîne sur le mont Ida, où il expire. Deuil des Nymphes et des Bergers de l'Ida; ceux-ci allument un bûcher dans lequel Œnone se précipite. Monument érigé à leur mémoire.

 

 

CHANT X.

 

 

Les Troyens occupés à brûler les corps des guerriers qu'ils avaient perdus dans le combat, se tenaient hors des murs, avec leurs armes, leurs chevaux, et leurs chars. Dès qu'ils virent l'armée des Grecs s'approcher de la ville, ils se hâtèrent d'élever le monument funèbre; tant la vue de l'ennemi avait jeté parmi eux de trouble et d'effroi.

Alors Polydamas, qu'une rare prudence distinguait parmi ses concitoyens, leur donne ce conseil: « Amis, nous avons fait dans les combats des pertes déjà trop sensibles: il est un moyen assuré, de rendre la guerre moins meurtrière: ne quittons plus nos remparts; défendons-les nuit et jour; il faudra que nos ennemis fatigués par notre constance, se retirent à Lacédémone; ou, s'ils continuent leurs attaques, ce sera sans succès: il n'est pas aisé de détruire l'ouvrage des Immortels. Ne craignons pas de rester dépourvus de vivres. Les riches magasins de Priam peuvent nous nourrir, et faire subsister un peuple d'alliés, trois fois plus nombreux que nous ».

Cet avis est aussitôt contredit par le valeureux fils d'Anchise: « Quoi ? Polydamas, toi dont on nous vante la sagesse, tu veux, que dans nos foyers tous les maux nous assiègent à la fois. Les Achéens resteront-ils donc oisifs à nos portes, et les éviter, n'est-ce pas redoubler leur audace? Mais comment soutenir longtemps de rudes assauts? Si nos murs résistent aux efforts des Grecs, nous défendront-ils des horreurs de la famine ? Et tandis que nous serons renfermés dans la ville, qui nous apportera le pur froment de Thèbes, et les vins délicieux de la Méonie? Soit donc que nous échappions à la mort, soit que les Parques nous préparent une fin désastreuse, vieillards, pères, enfants, montrons une égale valeur; peut-être Jupiter aidera-t-il de sa puissance un peuple courageux, sorti de son sang: S'il nous juge digne de sa haine, ne sera-t-il pas plus glorieux de mourir en défendant notre patrie, que d'y périr dans une honteuse langueur » ?

Ce discours est vivement applaudi: on se munit de casques, de boucliers et de lances. Du sommet de l'Olympe Jupiter fixant les Troyens armés contre les Grecs, enflamme le courage des guerriers, et inspire aux deux nations rivales un acharnement réciproque. C'était dans cette journée et par les mains de Philoctète, qu'Alexandre devait perdre la vie en combattant pour son Hélène.

Déjà la Discorde couverte de ses armes, pousse de nouveau les deux peuples vers les champs de Mars; cachée sous un nuage couleur de sang, elle parcourt les bataillons, et communique partout sa férocité: à ses côtés marchent la terreur et la crainte, ses sœurs et ses compagnes; elle se plaît au milieu d'elles; et regardant avec complaisance le sang figé, qui ternit le diamant de ses armes, elle agite dans les airs sa lance fatale; sous ses pieds la terre s'émeut au loin; des tourbillons de feux s'échappent de sa bouche. Les cris répétés de la Déesse animent les combattants; ils en viennent aux mains; ils se choquent avec la même impétuosité, que les vents se déchaînent dans la saison orageuse, où les tendres bourgeons naissent sur les arbres. Leur activité égale celle d'un, feu pétillant qui embrase des bois desséchés. La plaine ébranlée de leurs mouvements tumultueux, frémit comme l'Océan, lorsque le sifflement aigu des vagues et des vents, fait pâlir le nocher; leur ardeur ne souffre plus de retards: ils se voient, et s'élancent les uns sur les autres.

Le premier des Grecs, immolés en ce jour parle fer d'Enée, fut Harpalion, fils d'Arizéle, qu'Amphinomé avait mis au monde dans la Béotie, et que l'illustre Prothoénor (01) avait amené devant Troie, au secours des Argiens; blessé dans le flanc d'un coup mortel, il est enlevé pour toujours aux doux bienfaits de la vie. Après lui, Enée perce d'une javeline dans la gorge Hyiale, fils du belliqueux Thersandre. Ainsi périt celui que la belle Aréthuse avait enfanté auprès des eaux pures du Léthé dans l'île de Crète; sa perte excita les plus vifs regrets d'Idoménée.

D'un autre côté le terrible fils d'Achille, armé de la lance de son père, enlève aux Troyens douze de leurs plus braves guerriers, Céber, Arion, Pasithée, Ismin, Umbrase, Mnésée, Chédius, Phlégès, Eunome, Phasis, Amphinomus, Gaënus enfin, cet habitant du Gargare, qui défendait alors par sa bravoure, la cause de Priam, et avait amené au secours de Troie, un peuple puissant, a la tête duquel il s'efforçait de mériter les dons magnifiques que le roi lui avait promis. L'infortuné ne prévoyait pas son malheureux sort; il mourut, avant de jouir des riches présents, qui avaient flatté ses espérances.

Le vaillant Eurymène digne compagnon du courageux fils d'Anchise, va tailler en pièces une partie de l'armée des Grecs. Un génie cruel le pousse à chercher la fin de sa vie, en donnant à mille autres la mort. Tel qu'un animal féroce, il porte sur tous ses pas le ravage; on évite avec effroi un furieux prodigue d'une vie qui touchait à son terme. Emporté par une rage aveugle, il menace de tout renverser; mais déjà ses mains sont défaillantes; par un extrême malheur, la poignée de son glaive se rompt, et la pointe de sa lance est émoussée: alors Mégès lui perce l'estomac d'un dard aigu, sa bouche vomit des flots de sang, et une mort prompte suit sa blessure.

Aussitôt courent pour enlever ses dépouilles, Amphion et Déiléon, les deux hommes d'armes d'Epéus. A peine sont ils arrivés, que l'intrépide Enée les étend auprès d'Eurymène. Telles ramassées autour des grappes du raisin le plus mûr, les guêpes avides sont frappées tout à coup, et périssent avant d'avoir goûté le fruit délicieux: tels les deux guerriers sont abattus au moment où ils vont recueillir le fruit de la victoire de Mégès.

En même temps deux Troyens illustres, Amphinoüs et Ménon, sont moissonnés par le fer du fils de Tydée. Pâris tue Démoléon qui, né en Laconie, sur les rives fertiles du rapide Eurotas, avait suivi Ménélas à l'expédition de Troie; Pâris le blesse à la mamelle droite d'une flèche meurtrière, qui détruit dans tous ses membres le principe de la vie. Ailleurs, Teucer frappe d'un coup fatal Zéchis, l'illustre fils de Médon; Zéchis avait eu longtemps une paisible demeure dans le riche territoire de la Phrygie, prés de l'antre sacré des nymphes, où Diane descendit autrefois du Ciel, pour contempler les attraits d'Endymion, endormi à côté de ses génisses, On reconnaît encore aujourd'hui sous des chênes antiques, les vestiges de la couche qui recueillit les amours du berger; de loin on croit en voir couler un lait frais et récent; à une distance moindre, on dirait que c'est une eau limpide; mais à mesure qu'on approche cette eau s'épaissit, et lorsqu'on arrive tout auprès, on est surpris de ne plus trouver qu'un simple canal creusé dans le roc.

Mégès, le fils du courageux Phyléus, s'élançant contre Alcée, lui décoche un trait qui perce son cœur palpitant: ce coup funeste termina sa rapide carrière; en vain ses parents infortunés; en vain Margaze et la belle Phylaïs, attendirent qu'il reparût au milieu d'eux, sur les bords enchantés, de l'Harpase, où ce beau fleuve précipite ses ondes, et les marie aux flots du Méandre impétueux.

Scylax, le brave compagnon de Glaucus, s'avançant contre le fils de d'Oïlée, est blessé à l'épaule, par-dessus son bouclier, qui est aussitôt rougi de son sang. Ce coup ne fut pas mortel; un destin plus cruel l'attendait au sein même de sa patrie, où il retourna seul, réchappé du massacre des Troyens après la prise de leur ville; à son arrivée les femmes de la Lycie s'empressaient au retour, de lui, pour savoir ce qu'étaient devenus leurs enfants et leurs époux. Furieuses d'apprendre qu'ils avaient tous péri, elles le lapidèrent, au moment même; l'infortuné ne revit le pays de sa naissance, que pour y être enseveli sous des monceaux de pierres, et une grêle de cailloux lui forma un tombeau, près du bois sacré où sous un bloc de grès reposent les cendres du puissant Bellerophonte (02); mais en payant à la mort le tribut qu'il lui devait, il parvint, aidé du fils de Latone, aux honneurs divins; et jusqu'à ce jour on a révéré ses autels.

Déjà le fils de Péan vainqueur de Dionée et du belliqueux Acamas, fils d'Anténor, a mis à ses pieds une foule innombrable de Troyens. Le sang qu'il a versé n'a point assouvi sa fureur; il fond de nouveau sur l'ennemi. Tel qu'un torrent grossi par une pluie subite s'échappe du flanc des montagnes, rompt ses digues, et inonde au loin la plaine: rien n'arrête Philoctète; son seul aspect jette partout l'effroi; son courroux semble peint sur ses armes; c'étaient celles mêmes qu'avait jadis portées le redoutable fils d'Alcmène.

Sur un large baudrier étaient représentés des ours d'un aspect horrible, des lynx furieux, des léopards dont les joues ridées et la gueule entrouverte annonçaient la férocité. Tout auprès étaient des loups voraces, des sangliers à longues défenses, des lions au regard terrible; tous: semblaient respirer: enfin les guerres meurtrières et toutes les horreurs des combats étaient dépeintes avec un art inimitable autour de ce baudrier magnifique.

Le carquois était embelli par des gravures du travail le plus parfait. On y voyait le fils ailé de Jupiter, Mercure perçant sur la rive du fleuve. Inaque, cet argus fameux, dont les yeux sans nombre s'ouvraient successivement pendant son sommeil, pour garder l'Egyptienne confiée à sa vigilance. Sur les bords de l’Eridan, l'audacieux Phaéton paraissait renversé de son char brûlant, et la fumée s'élevant de la terre embrasée de sa chute, montait jusqu'aux nuées.

Vers les extrémités du monde, où les astres se plongent dans la source des eaux, profondes de l'Océan, et où le Soleil éloignant ses feux, amortis, laisse étendre, à la nuit son voile: ténébreux, l'intrépide Persée coupait la tête monstrueuse de Méduse. Enchaîné sur la cime escarpée du Caucase, le malheureux fils de Japet semblait exhaler des soupirs lamentables; tandis que l'aigle impitoyable rongeait son foie toujours renaissant

Tous ces chefs-d'œuvre attestaient l'industrie de l'incomparable Vulcain. Hercule, à qui le Dieu avait donné ces armes éclatantes, voulut qu'après sa mort, elles servissent au fils de Pœan, de gage éternel à l'amitié qui les avait unis tous deux, dès leurs plus tendres années.

Couvert de cette armure, Philoctète se montre plus terrible; il enfonce les bataillons, et foule aux pieds les soldats. Pâris, dont l'heure fatale approche, ne craint pas de s'opposer seul à sa fureur; il marche contre lui d'un pas assuré; il fait résonner son arc et ses flèches; un trait par lui lancé vole avec vitesse. Le coup partait d'une main sûre; mais le fils de Pœan sut l'éviter, et la flèche atteignit Cléodore au-dessus du sein, où elle pénètre jusqu'à l'épaule. Son bouclier qui eut pu lui sauver la vie, avait été emporté et mis en pièces par Polydamas: il se retirait lui-même en combattant avec sa lance, lorsque la flèche égarée se plongea dans son sein. Ainsi, devait périr ce brave fils de Lernus, à qui Amphiale avait donné le jour dans la plaine fertile des Rhodiens.

Pâris triomphait, lorsque Philoctète ajustant son arc contre lui: « Misérable! cria-t-il, ta perte est assurée dès que tu oses paraître devant moi; enfin vont cesser les malheurs de tant de citoyens qui souffrent pour ta cause. Ta mort va finir une guerre qui leur a coûté trop de sang ». Il dit; et tandis qu'il retire vers sa poitrine, la corde qui obéit à son effort, les deux branches se rapprochent; à peine la flèche surmonte le corps de l'arc, la corde tendue repousse le trait, qui part en sifflant; mais il ne fait qu'effleurer Pâris et glisse légèrement sur sa peau. Celui-ci sans rien perdre de son courage, tend son arc de nouveau; mais prévenu par le fils de Pœan, il est percé dans l'aine, d'une flèche acérée; cette, blessure le force de s'éloigner, et de même que le chien timide fuit un lion qu'il avait poursuivi d'abord; ainsi Pâris saisi d'une vive douleur quitte le champ de bataille, où il était venu défier un rival trop puissant

Les deux peuples, combattant avec furie, font couler des ruisseaux de sang; des milliers d'ennemis s'entrégorgent à la fois, et leurs corps étendus sont entassés, ainsi que la grêle ou les flocons de neige sont poussés par les Autans vers les forêts et les montagnes. Pâris, en se retirant de la mêlée, ressentait les atteintes mortelles de sa blessure, et implorait en gémissant le secours des médecins empressés autour de lui.

Enfin les troupes de Priam rentrèrent dans la ville, et les Grecs retournèrent à leurs vaisseaux. La nuit qui avait séparé les combattants, ramenait le paisible sommeil, qui, dissipant les noires inquiétudes, rend au corps ses forces affaiblies. Mais l'infortuné Pâris ne goûta plus les douceurs du repos; tous les soins imaginables n'auraient pu diminuer ses souffrances. Les destins avaient mis son sort et sa vie au pouvoir d'Œnone; il le savait: forcé de recourir à sa clémence, il part pour la fléchir.

Pendant qu'il marche, les oiseaux font entendre sur sa tête des cris aigus, et prennent leur vol à sa gauche. A cette vue, tantôt il pâlit, et tantôt il se flatte que ces augures sinistres demeureront sans effet: hélas! ils lui présageaient avec trop de certitude ses derniers malheurs. En abordant Œnone (03), il tombe à ses pieds; elle et ses femmes se troublent à son aspect. Sa plaie l'avait rendu méconnaissable; déjà le poison subtil, dont la flèche était empreinte, avait noirci son corps et s'était insinué jusque dans la moelle de ses os; tel un malade épuisé de soif et tourmenté par les ardeurs d'une bile enflammée, voudrait en buvant, prolonger un reste de vie, dont à peine il retient le dernier souffle sur ses lèvres desséchées: tel consumé par l'excès de sa douleur et dévoré par un venin brûlant, Pâris, d'une voix défaillante, essaye d'apaiser Œnone par ces mots:

« Fidèle épouse, pardonne à un époux déjà trop puni, le crime de s'être privé de tes faveurs. Je n'ai quitté que malgré moi ta couche et ton palais: des destins inévitables m'ont entraîné vers Hélène. Ah ! que n'ai-je expiré dans tes bras, plutôt que de m'être jeté dans les siens! mais je te conjure, par les Dieux qui règnent dans le Ciel, par notre saint hyménée, par ces doux nœuds qui firent le bonheur de nos premiers ans; sois touchée de mon sort déplorable. Applique de ta main le seul remède de ton choix, auquel l'oracle attacha mon salut. Tu peux m'arracher aux ombres de la mort, ou m'y laisser pour toujours enseveli; mais si tu veux que je vive, hâte-toi de me secourir, avant que mes forces m'abandonnent. Loin de toi le barbare plaisir de me voir expirer à tes pieds, lorsque seule tu peux me guérir; crains la juste vengeance des prières de ces déesses, filles de Jupiter, qui livrent les hommes inexorables à toute la rage des furies. Que l'état affreux où tu me vois t'attendrisse, et que le triste aveu de mes fautes, les efface à jamais de ton souvenir ».

A ces paroles d'Alexandre, qu'à peine sa douleur lui permet d'achever, l'inflexible Œnone répond par des reproches accablants: « Quoi ? tu oses soutenir mes regards, toi qui m'abandonnas à mes gémissements, dans un palais isolé, pour voler entre les bras de l'heureuse fille de Tyndare; elle fait tes délices, parce qu'elle a sur moi l'avantage de la beauté, dont l'éclat, dit-on, ne doit jamais être terni par les rides de la vieillesse. Va donc porter à ses genoux tes inutiles prières; arrose ses pieds des faibles larmes, que tu verses en vain pour m'attendrir. Que n'ai-je plutôt la rage d'une bête féroce pour déchirer tes membres, et m'abreuver de ton sang? f assouvirais ma juste fureur; je me vengerais des chagrins que tu m'as fait éprouver. Insensé ! où est la belle déesse de Cythère? où est l'invincible fils de Saturne; et comment a-t-il oublié un gendre chéri? invoque les, et qu'ils viennent à ton secours; mais n'attends rien de moi: sors de ce palais ! monstre détesté dé la terre et du Ciel, homme impur ! dont le crime afflige les Immortels mêmes, de la perte de leurs propres fils, et des héros issus de leur sang: sors te dis-je, va prier Hélène; gémis nuit et jour auprès d'elle; baigne sa couche de tes larmes, jusqu'à ce qu'elle ait fermé la plaie dont les douleurs te déchirent ».

Ainsi Œnone sourde aux prières de celui qui fut son époux, le bannit pour toujours de sa présence; l'imprudente oubliait son propre sort; elle ne pouvait survivre à Pâris, et la Parque avait ourdi pour eux une même trame.

Tandis que ce prince désespéré, se traîne avec peine sur les collines ombragées de l'Ida, Junon du haut de l'Olympe, l'aperçoit, et sa haine est satisfaite. La reine des Dieux était encore dans le palais du grand Jupiter, assise au milieu de ses quatre suivantes, que les amours de Phébus et de Diane ont données au Ciel. Ces déesses sont distinguées par les traits de leur visage et par des attributs différents. L'une d'entre elles préside au signe du Capricorne, qui amène l'hiver et les tempêtes. Les ans et la vie entière des humains, se divisent en quatre parties auxquelles ces immortelles filles sont préposées, chacune pendant un temps, sous les ordres du père des Dieux.

L'implacable déesse s'entretenait avec elles, des futures destinées d'Hélène, de ses noces criminelles avec Déiphobe, de la colère d'Hélénus, de la manière dont les Grecs devaient surprendre dans les montagnes, et emmener sur les vaisseaux ce devin irrité contre ses concitoyens; comment instruit par lui, le brave fils de Tydée devait avec le sage Ulysse, escalader les tours d'Ilion, égorger Alcathoüs, et enlever, non malgré elle, cette Pallas fameuse, le seul rempart de la ville; toute la puissance des Dieux n'aurait pu saccager la riche cité du fils de Laomédon, sous les yeux de la Déesse protectrice. Sa statue ne fut point travaillée par le ciseau des mortels; le fils de Saturne l'avait fait autrefois descendre de l'Olympe dans la florissante ville de Priam.

Pendant que l'épouse de Jupiter s'occupait avec ses compagnes de ces prochains événements, Pâris sur le mont Ida exhalait son dernier soupir, et la fille de Tyndare perdait pour toujours un amant chéri. Aussitôt les nymphes jettent des cris lamentables, et se rappellent avec attendrissement les doux moments qu'elles avaient passés avec, lui dans les jeux innocents du bas âge; les bergers mêlent leurs gémissements à ceux des déesses, et les vallons répètent leurs accents plaintifs.

Ce fut un berger qui vint porter à l'épouse du malheureux Priam, la nouvelle du triste sort d'Alexandre; elle en est frappée comme d'un coup de foudre, et son âme défaillante ne soutenant plus que faiblement ses membres abattus: « Tu n'es plus, ô mon fils! s'écrie-t-elle, dans les cruels moments de sa douleur, tu n'es plus, et ta mort met pour toujours le comble à mon désespoir. Tu fus après Hector le plus vaillant de mes fils; je ne cesserai de te pleurer, qu'en cessant de vivre. Hélas! que n'ai-je fini mes jours au sein de la paix et de l'opulence; mais les Dieux courroucés arment contre moi des destins plus sévères. Je vois d'autres maux prêts à fondre sur ma tête; je vois la ville abandonnée au pillage, les maisons consumées par le feu des Grecs impitoyables, mes fils égorgés, les jeunes Troyennes emmenées avec leurs enfants, mes propres filles traîner avec les autres captives le joug honteux de la servitude ».

Ainsi gémissait Hécube, le roi, son époux, arrosait alors de ses larmes le tombeau d'Hector, qu'il appelait le défenseur de la patrie; tout occupé de sa douleur, il ignorait encore ses nouvelles pertes.

Hélène ne pouvant retenir ses sanglots, en cachait la cause aux sujets de Priam; mais loin d'eux et n'ayant qu'elle même pour témoin: « Je te perds, disait-elle, ô époux chéri, tu meurs! après ta mort, je n'entrevois pour les Troyens et pour moi, qu'un avenir désespérant. Pourquoi les Harpies ne m'ont elles pas enlevée, lorsqu'un destin perfide me contraignit de te suivre? Ah! le Ciel en te punissant demande une autre victime. Haïe de tous, il ne me reste plus d'asile. Si je me livre entre les mains des Grecs, je souffrirai d'eux les plus sanglants outrages. Si je demeure dans la ville, j'y serai en butte aux fureurs de tout un peuple, et après mon trépas mon corps défiguré par mille blessures, au lieu d'être confié à la terre, servira de pâture aux plus vils animaux. Que n'ai-je été leur proie avant d'être frappée de ces affreuses calamités ».

Ainsi parlait Hélène, moins affligée de la perte d'un époux, que des remords et des suites funestes de son crime. Auprès d'elle les femmes Troyennes feignant de regretter Pâris n'étaient touchées, en effet, que de la mort de leurs pères, de leurs maris, de leurs enfants, de leurs alliés ou de leurs proches. Œnone seule eut les sentiments d'une douleur véritable; plongée dans la tristesse la plus amère, elle se contenait en présence de ses femmes; mais dans le secret de son palais, déplorant les malheurs d'un ancien hymen, elle donnait un libre cours à ses pleurs et à ses sanglots. Comme on voit naître mille ruisseaux de ces amas de neiges, qu'un coup de vent a détachés du sommet des montagnes, et précipité dans les vallées; ainsi, des yeux d'Œnone, vivement frappée de la mort d'un jeune époux, et pénétrée de la douleur la plus profonde, coulèrent des torrents de larmes. « Infortunée que je suis ! s'écrie-t-elle, je vois encore la lumière ! Unie autrefois à un époux que j'adorais, je m'étais flattée d'arriver avec lui au terme d'une heureuse vieillesse. Les Dieux, hélas ! m'ôtèrent bientôt cette douce espérance; pourquoi le ciseau des Parques ne trancha-t-il pas le fil de mes jours, avant qu'Alexandre rompît les nœuds sacrés qui nous lièrent l'un à l'autre ? mais malgré sa perfidie, j'aurai le courage de mourir avec lui; le jour à mes yeux n'a plus de charmes ».

En prononçant ces paroles, elle fond en larmes, de même que la cire amollie se dissout par l'impression d'une vive chaleur. Sa résolution était prise; mais voulant se dérober aux regards de ses suivantes et de son père, elle attendait pour exécuter son dessein, que la nuit eût enveloppé de ses ombres, et la terre, et le vaste Océan.

Lorsque tous les yeux sont fermés par le sommeil, elle force les barrières du palais; elle s'échappe comme l'Autan fougueux, et ses pieds la secondent de toute leur vitesse: telle excitée par ses feux, la génisse s'élance rapidement dans les forêts où son ardeur l'emporte malgré les cris des bergers, elle suit partout les traces du jeune taureau, dont elle désire les approches; telle Œnone, d'une course précipitée, cherche entre toutes les voies, celle qui la conduira plus sûrement au bûcher, où elle a résolu de finir sa carrière. Ses genoux ne ressentent point la fatigue, et ses pas pressés par le destin et par Cypris, deviennent plus légers; elle oublie ses frayeurs accoutumées, et n'appréhende plus les bêtes hideuses qui se plaisent dans les ténèbres, elle gravit les rochers, marche dans les défilés sombres, franchit les précipices; les torrents ne l'arrêtent point, une telle intrépidité rappelle à Phébé son cher Endymion; et la déesse touchée de compassion pour Œnone, éclaire de son flambeau, les sentiers de la montagne qui doivent la diriger vers le lieu où les nymphes éplorées, gémissaient auprès du corps d'Alexandre.

Les bergers y avaient rassemblé de toutes parts des matières combustibles. Le bûcher s'allume: ils l'entourent, et donnent les marques les plus sensibles de leurs regrets à un prince qui avait vécu parmi eux. Alors Œnone ne fait point entendre ses cris; mais enveloppant son visage de ses vêtements, elle se précipite au milieu des flammes; les gémissements redoublent à ce spectacle, et les nymphes étonnées se disent les unes aux autres:

« Quoi? le traître Pâris a osé quitter une épouse chaste, pour s'attacher à une impudique, la cause de sa mort, le fléau des Troyens et de leur ville! Le parjure a dédaigné une femme vertueuse, qui, malgré ses mépris, le chérissait plus que la lumière même du Soleil » !

Ainsi les nymphes s'indignaient de l'aveuglement de Pâris. Cependant les deux victimes consumées, avaient perdu le désir et l'attente d'une aurore nouvelle; les bergers surpris, regardaient l'héroïne avec la même admiration que témoignèrent autrefois les Grecs, lorsqu'ils virent Evane (04) se percer des flèches de Capanée son époux, foudroyé par Jupiter.

La flamme active eut bientôt dévoré les deux corps, et ne laissa que le roc où avait été dressé le lit funèbre. Alors les bergers éteignirent avec du vin le feu du bûcher; les cendres de Pâris et d'Œnone furent déposées dans une urne d'or; le tombeau qui devait contenir ce vase précieux, fut érigé à la hâte, et on éleva deux colonnes à chaque côté du monument.


 

NOTES DU CHANT X.

(01) Prothoénor. Homère au chant deuxième de son Iliade, fait l’énumération des forces de terre et de mer qui composaient l'armée des Grecs; il nomme les peuples et leurs principaux chefs; il commence par les Béotiens, répartis sur cinquante vaisseaux, dont chacun avait à bord 120 hommes, ce qui porte le nombre des Béotiens, combattants, à 6.000. Homère leur donne pour chef Pénélée, Litus, Arcésilas, Prothoénor, et Clonius, vers 495. On n'y voit ni Harpalion, ni d'autres guerriers, nommés par Quintus; on peut faire la même remarque sur plusieurs autres passages; je ne rapporte celui-ci que pour faire voir que Quintus suivait quelquefois des traditions particulières. J'ai eu plus d'une fois occasion d'observer dans les notes, que son récit diffère de celui d'Homère, de Virgile et des autres poètes.

(02) Bellerophonte. Notre poète place son tombeau dans la Lycie, et près ou au dessous d'un bloc de grès, une pierre du genre des calcaires; j'ai préféré le mot de grès qui est d'un genre approchant... Plusieurs mythologistes font mourir Bellerophonte en Cilicie, et les autres, comme notre auteur, en Lycie. Presque tous veulent qu'il soit mort de faim et de fatigues dans ces champs Aléens ou Haliens, dont parle Pline, Lib. V. c. 27, où l'emporta le cheval Pégase: les poètes ont feint, que monté sur ce cheval ailé, il voulut s'élever jusqu'au Ciel; mais que Jupiter mit en fureur ce coursier fougueux, qui entraîna Bellerophonte dans ces champs ou déserts, auxquels on a donné des noms différents. Bellerophonte s'appelait Hipponome, avant qu'il eût tué un certain Belleros, roi de Corinthe; d'autres disent de Délias, de Pirène, etc. etc. Il prit dans la suite le nom de Bellerophonte, qui signifie meurtrier de Belleros.

(03) Œnone. Dictys de Crète, et d'autres auteurs cités par les mythologues, racontent que le corps de Pâris fut amené à Œnone son épouse, pour qu'elle lui donnât les honneurs de la sépulture; qu'elle tomba morte à la vue de ce corps sanglant, et qu'elle fut inhumée dans le même lieu que Pâris. Ce fait a sans doute servi de fondement à la fiction de notre poète, qui dit qu'Œnone se précipita toute vivante, dans le bûcher qui consumait le corps de son époux.

(04) Evane: ………….Ausa ante alias capaneia conjux. Statius 12. Theb.

Turbine quo sese caris instraverit audax.

Ignibus euadne, fulmen que in pectore magno.

Ibid.

Observations sur le chant dixième.

Le poète dans un épisode de ce chant, fait la description du baudrier et du carquois d'Hercule, ou si l'on veut, de Philoctète; il ne parle point de son fameux bouclier, qui semblerait devoir naturellement trouver place en cet endroit. J'observe à cet égard que Philoctète avait eu sans doute en sa possession les flèches d'Hercule mourant: tous les poètes le disent d'une manière très positive. Mais ils n'assurent point que Philoctète ait également hérité du bouclier d'Hercule; il paraît même certain que ce bouclier ne sortit point de la famille du héros, que des mains de son fils Télèphe, il passa dans celle d'Eurypile son petit-fils. Quintus a donc dû placer la description du bouclier d'Hercule, au sixième chant où commence l'histoire des combats d’Eurypile. Ce bouclier, selon lui, représentait principalement les travaux du fils d'Alcmène. Hésiode, contemporain d'Homère, a laissé à la postérité un poème, intitulé le Bouclier d’Hercule. C'est une description faite de main de maître. Elle a beaucoup de ressemblance arec celles du bouclier d'Achille, par Homère et par Quintus. Elle représente avec leurs attributs, la mort, les Parques, la Discorde, les guerres sanglantes, les gorgones et autres monstres, les combats des centaures et des lapithes; les assemblées des Dieux, leurs festins et leurs chœurs; la chasse, les jeux et les travaux champêtres; les récoltes, les danses, etc. etc.

Quintus n'a pas traité ce sujet avec la même étendue; il a dû réserver ce détail pompeux pour la description du bouclier d'Achille, qui est le héros principal de l'Iliade.

Une autre difficulté qu'il n'est pas aisé de résoudre, c'est le futur égorgement d'Alcathoüs, l'enlèvement du Palladium par Ulysse, qui devait se glisser furtivement dans Troie. Or, le poète a dit au cinquième chant, ou plutôt Ulysse a dit de lui-même qu'il s'était glissé dans cette Ville avec Diomède, en se défigurant le visage par des blessures, pour n'être pas reconnu, etc. etc. Comment un événement passé est-il représenté comme futur dans le dixième chant. Je ne pense pas qu'il soit possible d'expliquer ce passage, à moins de supposer deux actions ou deux traits de supercherie d'Ulysse, à deux époques différentes. La première, dont le poète a parlé au chant cinquième, lorsqu'Ulysse s'introduisit dans la ville pour savoir des Troyens eux-mêmes quels obstacles s'opposaient à la prise de leur ville, et quelles étaient leurs dispositions; La seconde, dont il est question au dixième chant, lorsqu'il y rentra pour rompre ces obstacles, une fois connus; et ce fut à cette dernière époque, sans doute, qu'il emporta par la porte Scéenne, les cendres de Laomédon, et qu'il enleva le fameux Palladium, après avoir égorgé les gardes.

Quant au futur mariage de Déïphobe avec Hélène, les mythologues disent unanimement que Déiphobe épousa en effet Hélène après la mort de Pâris.

 

 

Fin du dixième Chant.