RETOUR À L’ENTRÉE DU SITE

ALLER A LA TABLE DES MATIÈRES DE QUINTUS SE SMYRNE

 

QUINTUS DE SMYRNE,

 

POSTHOMERICA

CHANT IΧ.

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

GUERRE

DE TROIE,

DEPUIS LA MORT D'HECTOR

JUSQU'A

LA RUINE DE CETTE VILLE,

 

Poème en quatorze Chants,

par

Quintus de Smyrne,

 

faisant suite à l'Iliade,

et traduit pour la première fois

du Grec en Français,

par

R. TOURLET,

Médecin, et Membre de la Société

Académique des Sciences, séante au Louvre.

………..Non ego te meis
Chartus inornatum sil bo,
Tot ve tuos patiar labores
Impune, Quinti, carpere lividas
Obliviones…...……………….

Horat. Carm. Lib. IV. ad Lol. Od. X.

 

TOME PREMIER.

A PARIS,

Chez LESGUILLIEZ, frères, Imprimeurs, rue de la Harpe, N°. 151.

An IX —1800.

QUINTUS DE SMYRNE

 

 

ARGUMENT DU CHANT IX.

 

Prière d'Anténor à Jupiter, au nom des Troyens: il seconde sa valeur. Priam fait demander à Agamemnon une suspension d'hostilités pour un jour. Les deux armées s'occupent à brûler les corps morts et Pyrrhus accompagné de Phœnix va visiter le tombeau de son père. Le lendemain les Grecs se rassemblent devant les murs de Troie. Déiphobe relève le courage des habitants et se met à leur tête. Tous le suivent hors de la ville. L'attaque commence, les vieillards et les femmes du haut des remparts, sont témoins de l'action, et adressent des vœux aux Immortels. Déiphobe fait plier les Grecs. Le fils d'Achille ne fait pas moins de ravage parmi les Troyens. Apollon soustrait Déiphobe à sa fureur. Neptune soutient les Grecs. Apollon irrité de l’acharnement des Grecs se propose de tuer le fils d'Achille. Neptune s'y oppose. Cependant les Grecs abandonnent le champ de bataille, sur l'avis de Calchas, qui leur assure que Troie ne peut être prise qu'après l'arrivée de Philoctète laissé à Lemnos. Ulysse et Diomède vont le chercher. Leur arrivée à Lemnos. Description de l'antre où s'est retiré Philoctète et de l'affreux état où il est réduit. Discours de Diomède pour l'engager à se rendre au camp des Grecs, où il est guéri par Podalyre. On le conduit à la tente d'Agamemnon, qui le traite magnifiquement. Discours de ce roi; réponse de Philoctète.

 

 

CHANT IX.

Dès que l'Aurore eut dissipé les froides ombres de la nuit, et ramené dans les airs la brillante clarté du jour, les Grecs promenèrent leurs regards sur la plaine; et quoiqu'ils ne vissent plus de nuages autour de la ville de Priam, ils revinrent à peine de la frayeur que leur avait causée le prodige dont ils avaient été témoins la veille.

Les habitants de Troie désespéraient de pouvoir défendre plus longtemps leurs murailles; la consternation était répandue parmi eux. Anténor, au nom de tous, fit cette prière au souverain des Immortels: « O Jupiter! du sommet de l'Ida où tu places ton trône, du haut du Ciel rayonnant de ta gloire, entends aujourd'hui mes vœux. Eloigne de nos remparts cet homme implacable qui n'aspire qu'à nous perdre. Que ce guerrier soit Achille lui-même, qui peut-être n'est point descendu au tombeau, ou que ce soit un autre Grec, non moins formidable qu'Achille, sauve nous de ses mains; déjà la ville du fils de Laomédon, a vu périr un trop grand nombre de citoyens: le mal n'est point encore arrêté; le carnage et la mort vont faire de nouveaux progrès. O Jupiter! ô toi, le père des hommes! souffriras-tu que nous soyons en proie à la fureur des Argiens; oublierais-tu à ce point ton propre fils, l'auguste Dardanus? Du moins, si tu as résolu de nous livrer au fer ennemi, hâte-toi d'exécuter cet arrêt, et ne prolonge pas nos tourments ».

La prière d'Anténor ne fut exaucée qu'en partie: Jupiter consentit à une mort prompte de plusieurs des Troyens mais il ne voulut pas éloigner des murs le belliqueux fils d'Achille, il seconda même sa bravoure et accrut la gloire de la sage Néréide; telle était la volonté suprême du plus puissant des Dieux.

Dans l'espace qui sépare la ville des bords de l'Hellespont, les deux armées s'occupaient à brûler, et les chevaux et les corps de ceux qui étaient restés sur le champ de bataille. On avait suspendu de part et d'autre les attaques; Priam avait député Ménétès au roi Agamemnon, pour obtenir des Grecs, la liberté d'acquitter ces devoirs funèbres; elle fut accordée, la vengeance ne doit pas s'étendre sur des ennemis morts. Partout les bûchers sont allumés et les flammes en peu de temps dévorent leur proie.

Les Grecs, après avoir rendu à leurs compagnons les derniers honneurs regagnèrent leurs tentes; et les Troyens se rapprochèrent des magnifiques palais de leur roi, déplorant surtout la perte d'Eurypile, qu'ils avaient honoré à l'égal des fils même de Priam. Ils l'inhumèrent séparément vis-à-vis de la porte Dardanienne, prés du lieu où le fleuve grossi par les pluies du Ciel, roule avec plus de bruit ses flots agités.

Pendant ce temps, le généreux fils d'Achille se rend sur le tombeau de son père; il baise, il arrose de ses larmes le monument précieux qui lui rappelle l'auteur de ses jours; il s'écrie d'une voix entrecoupée de sanglots: « Reçois mon salut, ô mon père ! jusques dans le sein de la terre où tu es retiré. Les sombres régions que tu habites peuvent te séparer de moi, mais non t'effacer de ma mémoire. Que n'es-tu encore à la tête des Argiens ! que n'ai-je le doux espoir de partager avec toi les riches dépouilles d'une ville florissante? Fallait-il donc que tu fusses enlevé du séjour des mortels avant de voir ton fils? Ah! pourquoi n'ai-je pas eu le bonheur de croître sous tes yeux? apprends au moins après ton trépas que ta lance dans mes mains est encore redoutée de nos ennemis; qu'à ma taille, qu'à ma démarche et à mes exploits, les Grecs ont la foi de reconnaître un héros qui te ressemble ».

A ces mots, il essuie les larmes brûlantes qui coulaient sur son visage, et retourne aux vaisseaux de son illustre père; douze de ses fidèles Myrmidons qui l'avaient accompagné avec le vieillard Phœnix, firent aussi entendre leurs soupirs en s'éloignant de la tombe du grand Achille. La nuit descendait sur la terre, et les étoiles perçaient de tous côtés la voûte azurée des Cieux. Les guerriers prirent alors un peu de nourriture et de repos.

Le jour à peine éclos, les Argiens paraissent en armes; l'acier qui les couvre se réfléchit an loin. Ils se répandent par pelotons autour des portes et des murs de la ville, ainsi qu'on voit les flocons de neige sortir des nuages dans la rude saison des hivers; ils se montrent devant les remparts; un bruit affreux signale leur approche, et la terre est ébranlée sous leurs pieds.

Ce tumulte et la vue de l'année jettent la terreur parmi les sujets de Priam; ils se croient au moment de leur ruine entière, une nuée d'ennemis les environnait; le fracas des armes et les mouvements bruyants des guerriers retentissaient à leurs oreilles; des tourbillons de poussière s'élevaient à leurs yeux. Alors Déiphobe, inspiré par quelque divinité, ou s’armant lui-même de courage contre les ennemis de Troie, s'adresse à ses concitoyens abattus:

« Amis, suivez-moi, si vous conservez les nobles sentiments de la bravoure; que dis-je, si même vous êtes effrayés des malheurs que traîne après soi le saccagement d'une place emportée d'assaut. Non, ce n'est plus Alexandre, ce n'est plus Hélène seule qu'on menace, c'est vous mêmes, ce sont vos femmes, vos enfants, vos pères, votre fortune; c'est Troie que vous voyez sur le penchant de sa ruine. Ah! je préfère une mort glorieuse au déchirant spectacle de la désolation de nos propres foyers. Rangez-vous donc autour de moi: ne craignez plus rien d'Achille; il est mort, et les flammes ont consumé ses dépouilles; ce n'est plus lui qui doit nous combattre, c'est quelque Argien qui lui ressemble; mais quel ennemi doit-on appréhender, quand il s'agit de défendre sa patrie? oubliez les maux que vous avez soufferts jusqu'à présent; ne savez-vous pas que les richesses et la tranquillité, sont le fruit de nos travaux; qu'après les orages et les tempêtes, Jupiter fait luire aux yeux des mortels les jours les plus sereins; que les forces et la santé reviennent après la maladie; qu'enfin le bonheur de la paix succède au trouble des guerres? le temps a ses vicissitudes et enfante de nouvelles révolutions ».

Animés par ce discours, tous sont résolus à combattre: la ville entière est dans l'agitation, et les guerriers actifs s'arment de tous côtés. Ici, une épouse éplorée essaye en vain d'ébranler la fermeté de son époux; là, un père commande à ses fils de lui apporter ses armes; il est promptement obéi; mais tantôt il sourit à la vue de ses enfants, et tantôt il s'afflige de leurs pleurs; cependant il brûle d'exposer sa vie, pour défendre ces gages précieux de son union.

Ailleurs, les vieillards ajustaient d'une main exercée l'armure de leurs fils, et pour les encourager à se signaler dans l'action, ils se découvraient la poitrine et comptaient leurs cicatrices, comme autant de témoins de leur ancienne valeur:

Tous sont réunis: tous sortent de la ville, impatients de commencer le combat. Les cavaliers s'avancent montés sur leurs coursiers agiles. Les hommes à pied forment leurs rangs; déjà les chars sont poussés contre les chars; la marche impétueuse des soldats fait mugir au loin la plaine. Chaque chef anime les siens de la voix; on s'approche; les armes retentissent; les cris s'élèvent de tous côtés à la fois, et se confondent; les flèches volent rapidement d'une armée à l'autre; on entend les dards et les épieux frapper sur.les bouchers; les haches légères blessent les combattants, et ensanglantent leur armure.

Du haut des tours les femmes Troyennes, jetant les yeux sur une jeunesse intrépide, formaient, en tremblant, des vœux pour le salut de leurs enfants, de leurs époux, de leurs frères; les vieillards blanchis par les ans, agités par la crainte de perdre une famille précieuse, conservaient à peine un souffle de vie. Hélène, par pudeur, n'osant se montrer sur les remparts, était demeurée dans son palais avec ses femmes.

Le combat s'échauffe, les destins triomphent, la Discorde satisfaite, excite dans les rangs une rage implacable; les soldats des deux nations périssent en grand nombre, et la poussière est teinte de leur sang. Dans ce premier choc, Déiphobe frappe le cocher Hippaside, qui, renversé de son char, tombe parmi les morts. Son maître[1] affligé de cette perte, craint que les rênes flottant au hasard, ne le livrent lui-même au terrible fils de Priam; mais pour le sauver, Mélanthius saute promptement sur le char, fait rebrousser les coursiers; et se servant de sa lance, au défaut de verge (01), il frappe et disparaît. Déiphobe ne pouvant l'atteindre, porte ailleurs sa fureur.

Comme un tourbillon impétueux, il s'élance au milieu des ennemis, qui tombent en foule sous ses coups, et la terre gémit surchargée du poids des cadavres. De même que dans les forêts, le bûcheron actif coupe les jeunes branches, pour les enfouir avec le feu qui doit noircir les charbons; des monceaux de bois s'accumulent, et l'ouvrier s'applaudit: de même les Achéens sont étendus, et entassés par le fer meurtrier du vainqueur.

Quelques-uns résistent encore aux Troyens, mais presque tous s'enfuient vers les bords du Xanthe. Déiphobe les y poursuit, et les égorge jusqu'au fond des eaux où ils se plongent. De même que sur les rives de l'Hellespont, des pêcheurs retirant avec effort sur le sable leur filet rempli, l'un d'eux armé d'un fer courbe, tue les poissons (02) qui veulent s'échapper, et rougit l'onde de leur sang; ainsi Déiphobe de ses cruelles mains souille les eaux pures du Xanthe du sang des Grecs, et couvre ce fleuve de leurs corps.

L'action ne fut pas moins funeste à l'armée de Priam, dont le fils d'Achille avait enfoncé les bataillons; Thétis vit les exploits de celui-ci avec autant de satisfaction, qu'elle avait senti de douleur à la mort du père. Le héros, de sa lance formidable, étend sur la poussière les hommes avec les chevaux, et porte en mille endroits la terreur et le désordre; il frappe d'un coup mortel le fameux Amide qui, assis sur son coursier s'avançait contre lui. Ce guerrier était habile à dompter des chevaux; mais sa supériorité dans cet art ne lui fut alors d'aucun secours; le javelot qui le blessa dans l'aine, le traversa jusqu'aux reins et ouvrit un passage aux viscères; il tomba sans vie à côté de son rapide coursier.

Près de là, le jeune Pyrrhus perce Œnope et Ascagne; le fer pénètre par la poitrine de l'un, jusqu'à la bouche; l'autre, est atteint au-dessous de la gorge, à l'endroit où les blessures sont le plus sûrement mortelles. Tout ce qui se rencontre sur les pas du héros est massacré. Qui compterait toutes les victimes immolées en ce jour, par les mains infatigables du terrible fils d'Achille? De même que dans un verger fleuri, lorsqu'un bras vigoureux bat sans relâche les branches chargées de l'olivier, le champ se couvre bientôt d'un nombre infini d'olives; ainsi tombe sous les coups de Néoptolême, une multitude innombrable de chefs et de soldats.

D'un autre côté, Agamemnon et Diomède, suivis de l'élite des Argiens engagent une action sanglante. Les principaux Troyens soutenant ce premier choc avec courage, empêchent d'abord par leurs efforts et leur intrépidité, la déroute de leurs troupes; mais la crainte l'emporte enfin sur l'amour de la gloire.

Néoptolême s'apercevant que vers les bords du Scamandre, les Grecs sont sur le point d'être défaits et taillés en pièces, abandonne la poursuite des fuyards, et commande à Automédon de le conduire au fort de la mêlée; il est obéi; ses Immortels coursiers prennent l'essor, ils volent et l'emportent à travers les morts et les mourants. Tel assis sur son char, le fer étincelant dans ses mains, Mars vole au carnage; le tremblement de ses membres, et le frémissement des ses armes annoncent sa fureur: tel marche contre le fils de Priam, le redoutable descendant de Pélée.

Malgré le nuage de poussière élevé sous les pieds des chevaux, Automédon distinguant ceux qu'il avait en tête: « Prince, dit-il à son maître, voici la troupe conduite par Déiphobe, voici Déiphobe lui-même; il fuyait devant votre illustre père; mais un génie, ou quelque divinité lui rend aujourd'hui le courage ». Pyrrhus sans répondre, ordonne de précipiter la course pour délivrer au plutôt les Grecs vaincus, et près de succomber.

A son approche, Déiphobe interdit, modère sa bouillante ardeur; ainsi que le feu le plus actif est subitement arrêté par le contact des eaux. Dès qu'il voit les coursiers du grand Achille, et d'un fils non moins redoutable que le père, il pâlit, incertain s'il reculera devant son ennemi, où s'il s'opposera à ses ravages. Telle la laie, qui a chassé les lynx (#03a) du voisinage de ses tendres nourrissons, apercevant près de son réduit un lion fier et irrité, n'ose ni avancer contre lui, ni s'en éloigner; on la voit dans sa rage impuissante, aiguiser par le froissement ses défenses écumantes: tel Déiphobe inquiet, irrésolu, s'arrête avec son char et ses chevaux, et semble, malgré sa colère, embarrassé de sa lance et de ses armes.

Quoi! lui dit alors l'intrépide fils d'Achille; issu du sang de Priam, tu n'oses te mesurer qu'avec les plus faibles des Argiens, et parce qu'ils te fuient, leur timidité flatte ton orgueil, mais, si la valeur a conduit ici tes pas, demeure, et fais l'épreuve de mes forces.

Il dit, et porté sur le char et les coursiers de son invincible père, il s'élance sur Déiphobe, avec la même furie que le lion affamé se jette sur un cerf; il allait le percer de son glaive lui et son écuyer, si Apollon n'eût fait descendre de l'Olympe un nuage épais, à la faveur duquel il le transporta dans la ville, où plusieurs d'entre les Troyens, s'étaient déjà réfugiés. Pyrrhus frappant inutilement l'air de sa lance; lâche, tu m'échappes, s'écrie-t-il; mais ce n'est point par ta bravoure, c'est par le secours d'un Dieu tutélaire, qui pour te dérober à ma vengeance, m'environne de noires ténèbres.

Le nuage dissipé, laissant la plaine à découvert, le héros voit loin de lui, aux portes Scéennes, les Troyens fugitifs de la même ardeur, qui avait autrefois animé son père, il fond sur les ennemis: tels au fort d'une tempête, les matelots effrayés, tremblent à la vue du flot mugissant, qu'élève une bourrasque furieuse; tels les sujets de Priam sont épouvantés au seul aspect du vaillant Eacide. Ce héros appuyant ses paroles de son exemple: « Amis, dit-il aux siens, reprenez ce courage que montrent des héros dignes de vaincre, et brûlants du désir de se signaler dans les combats; ne quittez point les armes que vous ne soyez maîtres de la ville. Ce, serait une tache à notre gloire, que de souffrir une plus longue résistance; ce serait une faiblesse, qui nous ferait comparer à des femmes. Que je perde la vie, plutôt que le nom et les sentiments d'un guerrier ».

A ces mots les soldats s'élancent sur les troupes de Priam: celles-ci se défendent avec fureur autour des remparts, et hors des portes; le choc est terrible, et l'action sanglante. Les uns s'efforcent de repousser de leurs murs l'armée des assiégeants; les autres, conduits par un chef belliqueux, espèrent qu'un dernier assaut va les rendre maîtres de la ville.

Alors le fils de Latone, caché sous des nuages épais, vole de l'Olympe au secours de Troie: les tourbillons rapides le portent couvert de ses armes enrichies d'or; des sillons éblouissants marquent la route qu'il tient dans les airs; le bruit de son carquois agité, sa répète sur la terre, et dans les Cieux. Descendu sur les rives du Xanthe qu'il fait retentir des éclats de sa voix, il rend la vigueur aux Troyens, et fait plier les Grecs; mais Neptune attentif relève le courage de ceux-ci: par la présence des deux Immortels, le combat se rallume, et des milliers de soldats périssent victimes du plus cruel acharnement.

Apollon courroucé, méditait contre Néoptolême le coup qui lui avait réussi contre Achille. Malgré le vol sinistre des oiseaux, et au mépris des autres signes manifestes, il suivait les projets de sa haine: pour en prévenir les suites, Neptune marche aux mêmes lieux; une vapeur obscure le dérobe à la vue des mortels; mais les rivages s'ébranlent au loin sous les pas du Dieu des mers; il se fait entendre d'Apollon.

« N'ayez pas, ô mon fils, l'imprudence de faire périr l'illustre descendant d'Eacus. Vous déplairiez au maître souverain de l'Olympe; vous renouvelleriez dans mon cœur, et dans celui de toutes les Néréides, les chagrins et l'extrême douleur, que nous causa la-perte du grand Achille. Ne quittez plus les célestes demeures; ou si vous m'irritez, j'ouvre les entrailles de la terre, et j'engloutis dans la profondeur de ses abîmes, la cité d'Ilion que vous protégez ».

Après ces menaces, le Dieu se replonge au sein des eaux; Phébus craignant d'attirer sur la ville et sur ses habitants, la vengeance du frère de Jupiter, disparaît et revole dans l'immensité des Cieux. Les combattants livrés à leur propre fureur, s'égorgent de toutes parts; et la Discorde ennemie jouit de cet affreux spectacle, jusqu'à ce que les Grecs dociles à la voix de Calchas, cessent les attaques et se retirent sur leurs vaisseaux. Le destin avait arrêté que Troie ne succomberait qu'après l'arrivée du guerrier Philoctète: le fils de Thestor, s'en était assuré par le vol des oiseaux sacrés, et par l'inspection des entrailles. Ce devin célèbre pénétrait dans l'avenir, aussi sûrement que les Dieux mêmes.

Sa prédiction est enfin écoutée; les Atrides aussitôt après le combat, font partir pour Lemnos, le sage Ulysse et le courageux Diomède. Le navire fendant les flots de la mer Egée, aborde cette ville consacrée à Vulcain, où les femmes conspirèrent jadis contre leurs époux. Ceux-ci prodiguaient leurs faveurs à des captives Thessaliennes qu'ils avaient enlevées, en conquérant la Thrace: la haine qu'elles en conçurent, aigrit tellement leur esprit, qu'elles poignardèrent dans leurs lits leurs époux, encore à la fleur de l'âge. « Dès que la jalousie entre dans des cœurs, elle y étouffe les doux sentiments qui doivent les unir: le dépit seul et le désespoir sont alors écoutés ». Ainsi, dans une seule nuit le crime et l'audace de ces femmes, plongèrent la ville entière dans un triste veuvage.

Les envoyés arrivés à Lemnos, marchent droit à l'antre creusé dans le roc, où était le malheureux fils de Pœan. Quelle fut leur émotion à l'aspect d'un misérable, étendu sur un sol âpre, en proie aux plus cuisantes douleurs; quelques plumes jetées ça et là sur la terre, formaient sa couche; d'autres grossièrement entrelacées sur sa peau, le défendaient à peine des frimas; souvent il était dévoré par la faim, qui lance de toutes parts, et à son gré ses aiguillons pressants. Des oiseaux lui servaient à la fois, et de nourriture et de remède, contre la violence de son mal; tout, jusqu'à ses cheveux épars et arides, annonçait le plus affreux abandon.

Tel l'animal féroce, errant au milieu des ténèbres de la nuit, tombe dans le piège perfide; après d'inutiles efforts pour s'en dégager, il ronge et coupe de ses dents, l'extrémité des membres par où il est retenu. Il rentre ainsi mutilé dans son repaire, où bientôt la faim et les douleurs l'assiègent. Tel dans sa sombre caverne, l'infortuné fils de Pœan languissait accablé de maux et de tristesse. Une peau défigurée par la maigreur, couvrait à peiné ses os décharnés. L'odeur infecte qu'exhalait sa plaie, le rendait insupportable à lui-même; ses yeux éteints s'enfonçaient sous ses paupières; chaque moment lui arrachait de nouveaux cris. Le mal gagnait jusqu'aux os; et de même que le choc fréquent des vagues courroucées de la mer, mine le rocher le plus dur, et y creuse des bassins profonds; ainsi s'ouvrait et s'accroissait sa plaie, empoisonnée par cette flèche détrempée dans le venin de l'hydre, serpent nourri dans des climats brûlants, et dont la morsure passe pour incurable. Un sang terne et livide qui découlait de sa blessure, sur le pavé de l'antre, ajoutait à cette suite de douleurs inouïes et capables d'effrayer tous les siècles.

Auprès de sa couche était un long carquois rempli de flèches destinées, les unes contre les bêtes, les autres pour le défendre de ses ennemis. Ces dernières étaient empreintes du venin pernicieux de l'Hydre; il avait devant lui un grand arc, dont les branches de corne furent autrefois courbées par les mains vigoureuses d'Hercule.

Dès que les deux envoyés s'approchent de l'antre, Philoctète s'arme contre eux de flèches empoisonnées. Leur présence odieuse lui rappelait sous les plus noires couleurs, la dureté atroce avec laquelle ils l'avaient jeté seul sur les côtes désertes de la mer Egée. Il les eût à l'heure même sacrifiés à son juste ressentiment, si Minerve pour l'apaiser ne lui eût fait envisager en eux des égaux et des compatriotes.

Ils l'abordent donc, la tristesse peinte sur le front; assis auprès de lui de chaque côté de la grotte, ils demandent tour à tour et écoutent de lui le récit attendrissant de ses malheurs; ils le consolent, ils l'assurent qu'il guérira de sa plaie, aussitôt qu'il sera rendu au camp des Achéens; que son malheur afflige toute l'armée et les Atrides eux-mêmes: « N'accuse, disent-ils, aucun de nos guerriers; les parques seules sont la cause véritable de nos maux. Quoiqu'invisibles elles sont avec nous, et nous poursuivent dès que nous entrons dans le monde; elles filent à notre insu la trame de nos destinées, et se trouvent en tout lieu sur nos pas; quelquefois propices, souvent impitoyables, elles disposent à leur gré, des revers ou de la prospérité des hommes ».

Les discours d'Ulysse et de Diomède eurent bientôt fait oublier à Philoctète les traitements indignes qu'il avait reçus d'eux. Ils le transportent avec ses flèches sur le rivage de Lemnos, où était leur navire. Là, ils lavent sa plaie et tout son corps, qu'ils sèchent avec des éponges. Après ce premier soulagement, ils lui préparent à la hâte un repas capable d'apaiser sa faim, et soupent avec lui sur le vaisseau, où ils doivent prendre le repos de la nuit, en attendant le retour de l'aurore.

Dès le point du jour, on lève l'ancre, on appareille: Minerve fait élever un Vent qui souffle en poupe; aussitôt aux deux extrémités du navire qui le tiennent en équilibre, on élève les voiles; elles s'enflent et poussent dans la vaste plaine des mers, le vaisseau qui fend les eaux blanchies d'écume; les dauphins, surpris dans sa course rapide bondissent, et s'échappent en traversant les flots bouillonnants.

Les deux envoyés, rendus sur les bords de l'Hellespont se joignent au reste de la flotte, toute l'armée des Grecs les voyant sortir du vaisseau pousse des cris de joie; Philoctète appuyant ses mains défaillantes sur ses deux compagnons, et s'aidant de leurs bras, s'avance sur un seul pied. Tel dans les forêts le hêtre ou le mélèze à demi coupé, ne se soutient que par le côté qu'à épargné la scie du bûcheron, qui a en tiré les sucs résineux; le moindre souffle fait chanceler le tronc surchargé de ses branches: tel accablé sous le poids de sa douleur, Philoctète se penchant, sur les épaules d'Ulysse et de Diomède, paraît devant les Argiens assemblés; tous frémissent en le voyant, et son état excite en eux la compassion la plus vive.

Mais avant la fin du jour, Podalyre (04) lui fit recouvrer ses forces et sa santé. Pour une guérison si subite, l'homme divin n'eut besoin que d'invoquer le nom de son père, et d'appliquer quelques herbes sur la plaie. Les Grecs étonnés firent retentir le camp de leurs acclamations, et déférèrent au fils d'Esculape des honneurs distingués; en même temps ils s'empressèrent de donner tous leurs soins à Philoctète, dont ils frottèrent d'huile tout le corps pour achever de le purifier.

Ainsi, au grand contentement de ses concitoyens, et par le bienfait des Immortels, ses douleurs, ses chagrins sont anéantis. Un coloris vermeil efface la livide pâleur de son visage, l'embonpoint succède à la maigreur, ses membres reprennent leurs premières forces.

De même que dans les champs de Cérès, les épis longtemps étouffés par l'abondance des pluies reparaissent à la belle saison, lorsque soulevés par les zéphyrs ils reprennent leur verdure, et embellissent nos plaines; ainsi, voit-on revivre Philoctète, dévoré si longtemps de souffrances et d'ennuis; il paraît avoir laissé dans son antre, et les soucis, et les peintes.

Les Atrides le fixaient avec autant d'étonnement, que s'il fût revenu du séjour des morts; ils publiaient avec justice, que sa guérison était l'ouvrage des Immortels. En effet, la déesse puissante des mers lui avait rendu sa taille, ses attraits, tous les avantages extérieurs qui l'avaient autrefois distingué parmi les Achéens avant la blessure cruelle qui avait commencé ses malheurs.

Les principaux chefs de l'armée conduisirent le fils de Pœan à la tente magnifique d'Agamemnon, qui lui fit servir un repas somptueux. Après que chacun se fût rassasié des viandes abondantes, et des doux présents de Bacchus, le roi s'adressant à Philoctète: « Ami, lui dit-il, si dans l'excès de notre aveuglement, nous vous laissâmes sans secours dans l'île de Lemnos, n'en conservez plus de ressentiment dans votre cœur. Ce n'est point sans l'aveu des Dieux que nous avons agi de la sorte; le Ciel a voulu nous punir par votre absence, et nous ôter les ressources que nous aurions trouvées dans votre invincible valeur. Sur l'élément perfide des mers, et sur le vaste continent, le destin a semé de toutes parts, et les biens et les maux; nous sommes entraînés par le hasard dans des sentiers opposés, comme les feuilles sont emportées par les vents; l'homme juste s'engage dans des routes contraires à son bonheur, et l'impie trouve le chemin de la prospérité.

» Il n'est donc pas au pouvoir des humains de se choisir un sort heureux, ou d'éviter le malheur qui les menace; mais s'ils sont sages, ils auront assez de constance pour essuyer comme vous, sans en être ébranlés, les plus affreux revers de la fortune. Si notre conduite à votre égard fut un crime, il sera suffisamment réparé, par les richesses qu'on vous offrira, dès que nous serons maîtres de la ville. Recevez, dès à présent et pour toujours sept captives, vingt coursiers qui ont remporté le prix dans les jeux, et douze trépieds. Au reste, assis à ma table vous en partagerez avec moi les mets délicieux, et vous y jouirez du même honneur ».

Le roi accompagna ce discours de présents magnifiques: « Prince, répondit alors Philoctète, je n'ai contre vous ni contre qui que ce soit des Argiens aucun sentiment d'aigreur. Je sais que les pensées des hommes les plus justes, ne sont point invariables, et que si l'on doit souvent paraître facile, il est permis aussi de se montrer quelquefois sévère; maintenant retirons-nous, à la veille d'un combat le sommeil est à préférer aux festins ».

Le fils de Pœan se levant à ces mots, se rendit dans la tente de ses amis, qui .l'accueillirent avec la joie la. plus vive, et lui dressèrent un lit où il se reposa jusqu'à l'Aurore.

A peine la nuit faisant place au jour, abandonnait aux mortels le temps précieux de leurs travaux; à peine le pourpre enflammé des rayons du Soleil commençait à rougir les hauteurs voisines, que les Argiens pleins d'ardeur aiguisèrent à l'envi leurs lances, leurs épieux et leurs flèches; ils prirent à la hâte leur repas et distribuèrent aux chevaux la nourriture.

Alors, le magnanime fils de Pœan voyant tous les siens préparés, se contenta pour échauffer leur courage de leur adresser ces mots: « Guerriers, si vous êtes résolus à combattre, qu'aucun de vous ne revienne sur la flotte, que les tours d'Ilion ne soient renversées et la ville réduite en cendres ».

Ces courtes paroles font renaître dans tous les cœurs l'ardeur et la joie: ils prennent leurs armes et sortent des vaisseaux, couverts de leurs boucliers, le casque en tête, les flèches en main; ils s'avancent; les rangs se pressent, les mouvements s'exécutent, et les guerriers marchent avec tant d'ordre et de précision, qu'on eût dit qu'ils ne formaient qu'une seule masse.


 

NOTES DU CHANT IX.

(01) Se servant de sa lance au défaut de verge. Le texte signifierait: il tenait la verge ou la courroie d'Euclérus. Le sens de cette première partie du vers, contredirait la fin du même vers, où le poète dit positivement qu'on frappe les coursiers avec la lance. Cet Euclérus d'ailleurs, ne peut être le nom du maître ou chef qui était monté sur le char, et que Quintus ne nomme pas, il n'en serait que le cocher, et l'on voit par le récit que Mélanthius en fait l'office. Il vaut donc mieux lire: fouet, courroie, comme dans le vers 481 du vingt-troisième chant de l'Iliade d'Homère, où ce mot est employé dans le même sens; j'ai donc dû traduire: il n'avait point de courroie, ou se servant de sa lance à défaut de verge, il frappe, etc. Telle est aussi la correction faite par Rhodoman, et elle me paraît juste; j'aurais pu le citer plus souvent, mais je ne suis pas toujours son opinion; et d'ailleurs ces détails intéressent peu de lecteurs.

(02) Les poissons. Le poète les appelle Xiphis, c'est l'espadon, ou l'empereur, le Sword-fish des Anglais.

(03) Lynx. Le lynx n'est point un animal fabuleux, mais la vue perçante, les autres vertus, ou qualités que les anciens et Pline même lui attribuent, sont de l'invention des poètes. Le lynx d'autrefois, comme celui que nous connaissons aujourd'hui, n'est qu'une espèce de loup cervier. Voyez Buffon, Hist. nat.

 (04) Podalire. Les poètes et les autres mythologues s'accordent peu entre eux sur ce fait... 1°. Notre auteur place la guérison de Philoctète avant la destruction de Troie. La plupart veulent au contraire qu'il n'ait été guéri que très longtemps après la ruine de cette ville, et lorsqu'il eût bâti Pétilie dans la Grèce. Virgile dit en effet que Pétilie fut fondée par Philoctète.

Hic illa ducis meliboei,

Farva Philoctetae subnixa Petilia muro.

Virg., Enéid. Lib. III. v. 401.

Mais il ne nous apprend pas que Philoctète fut alors guéri de sa blessure. On peut seulement le conjecturer, parce que les hommes en état de souffrance, forment et exécutent rarement des projets aussi grands que ceux de bâtir des villes.

2°. D'autres veulent encore que Philoctète ait été guéri, non par Podalire, mais par Machaon. Cette opinion ne peut cadrée avec le récit de Quintus. On a vu qu'en effet, suivant ce poète, Machaon avait été tué par Eurypile (chant sixième). Mais Virgile fait survivre Machaon à Eurypile; il le met même au-nombre des guerriers qui se renfermèrent dans le cheval de bois.

Felides que Neoptolemus, primusque Machaon. Virg., Enéid. Lib. 2. v. 263.

On ne peut donc avoir aucune certitude sur ces faits que chaque poète accommodait suivant le besoin qu'à avait de les faire valoir.

Cependant l'exposition faite par Quintus mérite d'être préférée, comme étant la plus ancienne et la plus conforme à la tradition. Pausanias, lib. 2. rapporte que dans une ville de Laconie, à Gérania, était le tombeau de Machaon, et un temple en son honneur: que dans ce temple il était défendu de nommer Eurypile, le meurtrier de Machaon. Il est donc plus probable que la guérison de Philoctète doit être attribuée plutôt à Podalire qu'à Machaon.

 


 

[1] Le poète laisse ignorer le nom.