Properce

PROPERCE

 

éLéGIES

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

Autre traduction

 

 


 

PROPERCE

ELEGIES

 

NOTICE

Dans deux élégies, la vingt-deuxième du premier livre et la première du quatrième livre, Properce nous apprend lui-même qu'il naquit dans l'Ombrie, et, sur neuf villes qui se disputent l'honneur de lui avoir donné le jour, Mévania, aujourd’hui Bévagna, à trente kilomètres N.-O. de Spolète, parait réunir le plus de probabilités pour l'emporter sur les autres. D'après les conjectures les plus plausibles, il était fils d'un chevalier romain qui suivit le parti d'Antoine et fut sacrifié an ressentiment du vainqueur, après la bataille d'Actium. Il est certain qu'il passa ses premières années dans l'indigence et qu'il ne dut qu'à ses vers l'éclat qu'il répandit ensuite sur le reste de sa vie, grâce à la faveur d'Auguste, à l'amitié de Mécène et de Cornélius Gallus. Sa vie ne dépassa pas quarante ans, de l'an 52 à l'an 12 avant l'ère chrétienne.

Jovianus Pontanus nous apprend que ce fut dans sa jeunesse, en 1472, qu'on édita pour la première fois les poésies de Properce, restées enfouies et inconnues jusqu'alors. On découvrit le manuscrit singulièrement endommagé dans un cellier, derrière des tonneaux, et l'on eut beaucoup de peine à rétablir le texte. Quoiqu'il en soit, les anciens, comme ceux qui sont venus plus tard, vantent le génie et l'érudition de notre poète, et lui prodiguent de grands éloges.

Nous ne croyons pouvoir mieux faire que de copier ici l'appréciation de M. P. Bergeron, dans son Histoire analytique et critique de la littérature romaine. « Properce n'a pas, écrit-il, la réputation populaire de Tibulle, et la raison, c'est qu'il est beaucoup moins connu, beaucoup moins étudié. Cependant il mérite de l'être autant que son rival ; s'il est moins tendre, moins sensible que lui, il est plus ardent, plus passionné ; sa manière est aussi variée que sublime ; il a tous les tons, soit du sentiment qu'il éprouve, soit de la passion qui le tourmente. Quelle pureté, quelle noblesse, quelle verve de style ! que d'images riches, que de tableaux animés ! Ou lui reproche la profusion de ses rapprochements mythologiques, et l'on dit que l'envie de briller par l'érudition lui fait manquer le langage du cœur et de la passion. Nous avouerons en toute humilité que nous n'avons pas fait cette remarque à la lecture attentive des poésies de Properce, et que nous ne sommes pas fâché qu'il ait employé aussi heureusement les richesses de la Fable, qui, de nos jours, il est vrai, paraissent des pauvretés à cause du fréquent usage, de l'abus même qu'on en a fait, mais qui n'étaient pas chez les Romains tombées dans un tel discrédit. C'est par là qu'il plait, qu'il amuse l'imagination et l'esprit du lecteur, parce qu'il en fait toujours une application aussi juste qu'ingénieuse. Quelque charme qu'il y ait dans les élégies de Tibulle, il faut convenir qu'il chante sur un mode uniforme, quoique toujours doux et gracieux, tandis qu'on est forcé de reconnaître dans Properce une grande richesse, une variété prodigieuse de style ; quand le sujet l'exige, il s'élève à la dignité de l'épopée, à l'énergie, à la hauteur du genre lyrique ; en un mot, nous osons le dire, nous croyons que Properce était plus poète que Tibulle. »

C'est aussi notre jugement. Nous ajouterons encore que Properce est bien supérieur à l'ingénieux et brillant Ovide, dont les jeux de mots et les antithèses sont incompatibles avec le sentiment qu'il prétend décrire. Les gémissements de ses Tristes ne sauraient le faire plaindre, et nous ne trouvons dans ses Élégies que l'ennui et la froide adulation d'un courtisan faisant de l'esprit dans un désert. Il ne touche ni n'attendrit ; il plaît, il amuse, il instruit quelquefois ; mais il ne sait point faire vibrer la véritable corde de la passion.

 

L. R.


 

 

LIVRE PREMIER

 

ELEGIE I

A TULLUS

Les beaux yeux de Cynthie, en mon malheureux cœur,
De mes premiers désirs enflammèrent l'ardeur,
Et l'Amour ce jour-là dompta mon âme altière ;
Son pied victorieux m'inclina vers la terre.
Depuis un an je vis, sans projets arrêtés,
Devenu l'ennemi des pudiques beautés.
Le temps ne peut calmer le mal qui me dévore.
J'ai contre moi les dieux et mon malheur encore.

Hippomène empressé, par des soins assidus,
Vainquit dans ses rigueurs la fille de Jasus.
Hors de lui, sur les rocs sauvages d'Arcadie,
Gémissant, il errait. Aux monts de Parthénie
Le virent bien souvent les monstres des forêts,
Poursuivi par Hylée et blessé par ses traits.
A la fin il soumit la légère Atalante ;
Tant prière et bienfaits peuvent sur une amante !
L'Amour, sourd pour moi seul, n'écoute plus ma voix ;
Il ne reconnaît plus ses routes d'autrefois.

O vous dont l'art s'applique à détacher la lune,
Par vos enchantements à fixer la fortune,
De ma dure maîtresse amollissez le cœur ;
Que la sienne en ses traits surpasse ma pâleur,
Et je croirai dès lors, à de pareilles preuves,
Que vous pouvez changer les astres et les fleuves.
Vous, dans vos soins tardifs, pour mon abattement,
Trouvez à mes douleurs quelque soulagement.
Avec force employez et le fer et la flamme,
Mais que mon désespoir s'exhale de mon âme !
Poussez-moi sur les mers, en de lointains climats
Où jamais la beauté ne viendra sur mes pas.

Vous dont jamais la voix en vain le ciel n'invoque,
Vivez à Rome, heureux d'un amour réciproque.
Pour moi, la sombre nuit, je supporte, et le jour,
Les assauts de Vénus, les fureurs de l'Amour.
Evitez mon malheur. Pour de nouvelles chaînes,
Gardez-vous de changer vos tourments et vos peines.
Insensé qui voudrait mépriser cet avis !
Ses mépris de grands maux seraient bientôt suivis.

ELEGIE II

A CYNTHIE

Pourquoi couvrir ton chef d'ornements superflus,
Etaler à nos yeux de Cos les fins tissus,
Des parfums d'Orient charger ta tête chère,
Rechercher les produits d'une terre étrangère,
Ou bien enfin pourquoi d'un éclat emprunté
Dissimuler ainsi ta grâce et ta beauté ?
Le fard ne convient point à ta belle figure ;
L'Amour nu n'a besoin ni d'art ni de parure.
Vois le sol s'émailler de ses riantes fleurs,
Et le lierre étaler le vert de ses couleurs ;
L'arbousier est plus beau dans l'antre solitaire ;
Les courants à leurs eaux donnent libre carrière ;
Sans apprêts le rivage à nos yeux est brillant,
Et l'oiseau, pour charmer, n'a pas appris le chant.

Des enfants de Léda, les filles de Leucippe
Ne domptaient point les cœurs avec un tel principe.
Sur les bords paternels, d'Idas ni de Phébus
Ne triomphait ainsi la fille d'Evénus.
Une couleur, du vrai de tout point ennemie,
Fit-elle par Pélops ravir Hippodamie ?
Ce furent des attraits et des couleurs sans fard,
Comme en trouva jadis Apelle dans son art.
Pour vaincre des héros, ces beautés si parfaites
Sur l'unique pudeur basèrent leurs conquêtes.
Auprès de toi serai-je à ces noms inférieur ?
Pour qui t'aime il suffit de ta propre valeur.

C'est pour toi qu'Apollon dispose de sa lyre ;
Sur un rythme aonien Calliope t'inspire ;
Tu mets dans tes discours les charmes de Phébus ;
Minerve, pour t'orner, s'entend avec Vénus.
Riche de leurs faveurs, tu seras, ma Cynthie,
Loin d'un luxe importun, le bonheur de ma vie.

ELEGIE III

SUR CYNTHIE

Telle, sur le rivage où la laissait Thésée,
Ariadne dormait de chagrin épuisée ;
Telle aussi se livrait à son premier repos
Andromède arrachée à de cruels assauts ;
Ou telle, aux bords fleuris des eaux de Thessalie,
Tombe encor la prêtresse à Bacchus asservie ;
Telle goûtait Cynthie un paisible sommeil,
Sur sa tremblante main penchant son front vermeil,
Lorsque, revenant tard, alourdi par l'ivresse,
De torches précédé j'entrais chez ma maîtresse.

L'excès du vin n'a pas égaré mon esprit ;
J'approche, à peine osant l'effleurer sur son lit,
Quoiqu'en proie à l'ardeur que Cupidon m'inspire,
Autant qu'aux feux brûlants de Bacchus en délire.
Bien que ces puissants dieux veuillent que dans mes bras,
Nouveau triomphateur, je baise tant d'appas,
Je tremble de troubler la beauté qui sommeille
Et d'encourir encor ses fureurs de la veille ;
Aussi je suis debout, la dévorant des yeux,
Comme Argus surveillait Io contre les dieux.
Détachant de mon front des fleurs pour sa parure,
Je ramène tantôt sa large chevelure,
Tantôt, dans mon bonheur, d'une furtive main,
Je mesure, en tremblant, le contour de son sein ;
Inutile présent, roulant sous ma caresse,
Quand dans l'ingrat sommeil sa poitrine s'affaisse !
Et quand sa bouche rend le plus léger soupir,
Un noir pressentiment vient alors m'assaillir,
Pensant que dans un rêve, en de soudaines craintes,
Peut-être elle est d'un autre à subir les étreintes.

Mais la lune glissant vient, à l'intérieur,
Doucement sur ses yeux promener sa lueur.
Cynthie, à ses rayons, soulève sa paupière,
Et, sur son lit penchée, exhale sa colère :

« Enfin, c'est aux refus d'une autre que je dois
De posséder encor l'ingrat que je reçois !
Oses-tu m'apporter, quand l'aurore est venue,
Les restes d'une nuit qui m'était toute due ?
En retour puisses-tu, trop infidèle amant,
Eprouver tous les maux que mon âme ressent !
Pour vaincre le sommeil ou charmer ma tristesse,
De la lyre aux tissus ma main passait sans cesse,
Et loin de toi, plaintive et seule en ma maison,
Je maudissais l'auteur de mon triste abandon,
Lorsque, étendant sur moi son aile bienfaisante,
Morphée a seul tari les pleurs de ton amante ».

ELEGIE IV

A BASSUS

Bassus, c'est pour éteindre ou ralentir mes flammes
Que tu viens m'exalter autant de belles femmes !
De grâce, laisse-moi, fidèle en mes amours,
Sous un joug qui me plaît, couler en paix mes jours.
Porte au ciel, tu le peux, la fille de Nictée,
Hermione dans Sparte ainsi qu'elle vantée.
Ces astres adorés dans les siècles passés,
Quels qu'ils soient, seront tous par Cynthie effacés,
Et, honte à qui voudrait mettre, en sa hardiesse,
De communes beautés plus haut que ma maîtresse !

Son visage est le moindre aliment de mes feux,
Car elle a des trésors plus faits pour rendre heureux,
Un beau corps, la pudeur qui voile tout son être,
Et, des charmes secrets que, seul, je puis connaître.
Aussi plus tes efforts sont nombreux et puissants,
Plus tu grandis, Bassus, la foi de nos serments.
Un châtiment fameux suivra cette infamie ;
Tu trouveras en face une ardente ennemie,
Qui, d'un si grand forfait gardant le souvenir,
En m'éloignant de toi, saura bien te punir.
Chaque jeune Romaine, aidant à sa vengeance,
Fermera devant toi la porte à la clémence ;
Nul temple, nul endroit accessible à ses pleurs,
Qui ne soit contre toi hanté dans ses fureurs,
Car perdre mon amour, vivre sans ma tendresse,
Serait pour ma Cynthie un excès de tristesse.
Ah ! puissé-je toujours, dans ses embrassements,
Ignorer l'abandon et les chagrins cuisants !

ELEGIE V

A GALLUS

Cesse, envieux ami, l'importune prière,
Et de front tous les deux suivons notre carrière.

Insensé ! tu prétends éprouver mes tourments !
Mais c'est vouloir brûler des feux les plus ardents,
A des maux inconnus sacrifier sa vie,
Ou boire les poisons produits en Thessalie.

Ma maîtresse n'est point empressée à tous vœux,
Et ses emportements sont toujours sérieux.
Si pour toi de faveurs elle n'est point avare,
Tremble, tu ne sais pas l'ennui qu'elle prépare.
Elle seule soumet les plus farouches cœurs.
Au lieu d'un doux sommeil tu n'auras que des pleurs.
Que de fois méprisé, faible devant l'offense,
Ami, tu fléchiras, évitant sa présence !
Je verrai ton chagrin, j'entendrai tes sanglots ;
Ta pâleur sur tes traits révélera tes maux,
Car tu ne pourras plus t'exprimer pour te plaindre,
Malheureux, méconnu, capable de tout craindre !
Ah ! de Cynthie alors tu connaîtras l'humeur.
De ses cruels refus maudissant la hauteur,
De mes traits altérés tu sauras le mystère,
Et de cette maigreur de ma personne entière.
Ne te repose pas sur tes nobles aïeux :
Les tableaux enfumés pour l'amour sont des jeux.
Si jamais le secret de ta flamme transpire,
D'un public dédaigneux supportant la satire,
Vainement tu viendras réclamer du repos
Près d'un cœur impuissant à supporter ses maux,
Et tous les deux, amants épris des mêmes charmes,
Nous ne pourrons, hélas ! que confondre nos larmes.
De Cynthie, ô Gallus, ignore les ardeurs ;
Car elle fait payer chèrement ses faveurs.

ELEGIE VI

A TULLUS

Sur tes pas je pourrais franchir le mont scythique
Et de la mer Egée et de l'Adriatique,
Avec toi, cher Tullus, braver les flots amers ;
Je pourrais de Memnon traverser les déserts ;
Mais les embrassements de ma belle maîtresse,
Ses reproches, la nuit, se succédant sans cesse,
Ses prières, ses pleurs, tout m'attache à ces lieux.
Mon départ lui ferait méconnaître les dieux ;
Ce n'est plus ma Cynthie, ose-t-elle me dire,
Et d'un cœur délaissé le sien a toute l'ire.

Je ne puis un instant supporter sa douleur ;
Je ne veux dans l'amour ni trêve ni froideur.
Et que me font à moi d'Athènes la science
Et de l'antique Asie et richesse et puissance,
Si Cynthie a maudit ma nef ? S'il faut la voir
De ses doigts sur son front graver son désespoir,
Ou me dire qu'aux vents j'ai jeté sa tendresse,
Ou qu'un monstre est l'amant qui trahit sa promesse ?
Venge les alliés de Rome, et, si tu peux,
Chez ces peuples, Tullus, surpasse tes aïeux.

Ton cœur pour la patrie en tout temps sous les armes
Ignore de l'amour la puissance et les charmes.
Puisses-tu, ne cédant jamais à ses fureurs,
Vivre exempt des soucis qui provoquent mes pleurs
Mais souffre que, mon âme à ses lois asservie,
Je passe sous son joug le reste de ma vie,
Confondu dans les rangs de ces mortels heureux
Sur lesquels Cupidon épuisa tous ses feux.
Je ne sais pas aux camps disputer la victoire ;
Aux combats de l'amour se doit borner ma gloire.

Mais que tu doives voir la riante Ionie,
Ou les bords du Pactole, en la riche Lydie ;
En quelque lieu des mers, Tullus, ou de la terre
Que te porte jamais la fortune prospère,
Si de ton souvenir mon nom n'est pas banni,
Sache que je vivrai sous un astre ennemi.

ELEGIE VII

A PONTICUS

De Thèbes dans tes vers tu chantes les combats,
Des frères ennemis la rage armant le bras,
Et tu prétends lutter contre le vieil Homère,
Ponticus. Qu'à tes chants le destin soit prospère.
Pour moi, je continue à célébrer l'amour
Et contre ses rigueurs à lutter chaque jour.
J'écoute mes douleurs autant que mon génie
En déplorant les maux de ma première vie.
C'est là mon seul travail : tel est mon seul désir,
C'est par là que j'entends vivre dans l'avenir.
Je veux que la beauté proclame ma tendresse,
Ma constance à servir une dure maîtresse,
Et qu'à leur tour aussi les amants malheureux
Trouvent dans mes chagrins une leçon pour eux.

Si l'Amour t'atteignait, et, le ciel me protège !
T'inspirait pour Cynthie une ardeur sacrilège,
Alors désespéré d'un effort impuissant
Pour dire des combats sous sept chefs renaissant,
Vainement tu voudras demander à ta lyre
Des vers tendres et doux que, seul, l'Amour inspire.
Tu me verras alors devenir grand soudain,
Aussi grand que ne fut nul poète romain.
Oui, les jeunes amants inscriront sur ma pierre :
« Ci-gît de nos fureurs le peintre qu'on révère ».

Crains donc de rabaisser et mon genre et mes vers,
Et d'un amour tardif ignore les travers.

ELEGIE VIII

A CYNTHIE

Mes soucis ne sauraient t'arrêter, insensée !
Properce vaut-il moins qu'une terre glacée !
Un étranger est-il d'un tel prix près de toi
Que tu braves les vents pour t'enfuir loin de moi ?
Soutiendras-tu les flots de la mer en furie ?
Au lit dur d'un vaisseau dormiras-tu, Cynthie ?
Ton petit pied mignon, sous de nouveaux climats,
Pourra-t-il supporter la neige et les frimas ?
Que les astres des mers, redoublant les orages,
Tiennent tes matelots oisifs sur les rivages ;
Que les vents ennemis, en dépit de mes vœux,
Ne te poussent jamais loin de ces bords heureux,
Ou du moins puissent-ils suspendre leur colère
Si jamais ton vaisseau vogue sur l'onde amère.
Au rivage désert, fixe, puis-je te voir
Partir et, délaissé, taire mon désespoir,
Cruelle !... Si tu veux consommer ton parjure,
Que la fille des flots t'offre une route sûre ;
Que la rame, fendant le pur cristal de l'eau,
Jusqu'au port d'Oricie amène ton vaisseau.

Pour moi, toujours fidèle à ma première flamme,
Au seuil de ta maison j'épancherai mon âme ;
A chaque matelot je dirai chaque jour :
« Dans quel port est caché l'objet de mon amour ?
Qu'il vive, leur dirai-je, aux bords d'Antarycie,
Ou chez les Héléens, c'est toujours ma Cynthie ;
C'est ma Cynthie, à moi, de droit, par son serment ».
O bonheur ! elle cède aux pleurs de son amant.
Que périsse l'espoir de la livide envie !
Ce voyage fatal déplaît à ma Cynthie.
Elle a tout mon amour ; je possède le sien ;
Rome et puissants Etats sans moi ne lui sont rien.
Avec moi partager un lit qui nous suffise ;
Dans quelques tristes lieux que le sort nous conduise,
Jouir de ma tendresse est un bien qui vaut plus
Pour elle que l'Elide ou l'or d'Œnomaüs.
Les présents d'un rival, augmentant à toute heure,
Ne peuvent l'enlever à ma pauvre demeure.
Aux beaux tissus, à l'or jamais je n'eus recours ;
Mes vers seuls ont conquis l'objet de mes amours.
Apollon, les neuf Sœurs soutiennent la tendresse.
Je dois à leurs faveurs ma divine maîtresse.
Le jour, ou quand la nuit me vient clore les yeux,
Oui, je puis élever mon front jusques aux cieux,
Car sans craindre un instant que tu me sois ravie,
Jusqu'au dernier soupir je t'aurai, ma Cynthie.

ELEGIE IX

A PONTICUS

Je te l'avais bien dit, trop imprudent railleur,
Qu'un jour l'Amour viendrait faire plier ton cœur ;
Et te voilà soumis, aux pieds d'une maîtresse,
D'une esclave qu'acquit naguère ta largesse.
Sans Apollon je peux nommer les jouvenceaux
Que chaque belle met sous son joug ; à mes maux,
A mes pleurs, aux tourments, je dois l'expérience.
Puissé-je de l'Amour ignorer la science !

Que te sert d'avoir dit sur un sublime ton
La ville qu'éleva la lyre d'Amphion ?
Mimnerme dans l'amour peut autrement qu'Homère ;
Seuls, les chants amoureux à l'Amour peuvent plaire.
Cours enterrer ton œuvre et daigne consentir
De la jeune Romaine à charmer le loisir.

Que ferais-tu devant une maîtresse altière ?
Tu puises maintenant au sein d'une rivière ;
Tu ne connais encor ni flamme ni pâleur ;
Des premiers feux à peine éprouves-tu l'ardeur.

Quand viendra le moment, les tigres d'Arménie,
La roue et les liens seront doux à ta vie.
Tu les préféreras aux traits de cet enfant
Qui te fera souscrire à ses vœux, chaque instant.
Si d'une main il semble autoriser la fuite,
L'autre dans ses filets nous ramène de suite.

Sache d'une maîtresse apprécier l'ardeur ;
Elle cède souvent pour dominer ton cœur.
Alors à nos regards elle s'offre sans cesse ;
On ne peut plus ailleurs diriger sa tendresse.
Nous ne voyons l'Amour que piqués jusqu'au vif.
Pour d'incessants baisers ne deviens pas captif.
Les caresses pourraient amollir pierre et chêne ;
Elles vaincront bien mieux notre nature humaine.

Quoique honteux, confie à ma foi ton malheur ;
Des chagrins partagés nous soulagent le cœur.

ELEGIE X

A GALLUS

Délicieuse nuit ! confident de tes pleurs,
J'ai vu, mon cher Gallus, tes premières ardeurs.
Nuit heureuse au-dessus de ce que l'on peut croire,
Que de fois tu viendras t'offrir à ma mémoire !

Je t'ai vu défaillir aux bras de Lycoris,
Par mots entrecoupés rappeler tes esprits.
Le sommeil accablait ma pesante paupière ;
La lune, dans le ciel, avançait sa carrière ;
Je n'ai pu cependant m'éloigner de vos jeux,
Tant vos bouches brillaient tour à tour de vos feux.

Mais puisque tu m'as pu laisser voir ton ivresse,
En échange reçois le prix de ma tendresse.
J'ai su de vos ardeurs conserver le secret,
Mais je puis être encor plus qu'un ami discret.
Je sais près d'un amant ramener une amante,
Surmonter la rigueur d'une porte trop lente ;
Je puis d'un mal récent soulager la douleur ;
Des remèdes ma voix est toujours le meilleur.
Ma maîtresse m'apprit ce qu'on doit ou non faire,
Sous l'Amour j'étudiai l'art d'aimer et de plaire.
Garde-toi de combattre une mauvaise humeur ;
Sois souple, et, sans garder un silence boudeur,
Accueille avec plaisir et demande et prière ;
Ne réponds aux bontés jamais d'un ton sévère.
Méprisée, une amante éclate en sa fureur ;
Offensée, elle tient la vengeance en son cœur.

Plus tu seras modeste et doux pour ta maîtresse,
Et plus tu jouiras de sa vive tendresse.
Pour être heureux avec une même beauté,
Sache vivre plein d'elle et fuir ta liberté.

ELEGIE XI

A CYNTHIE

Se peut-il qu'oubliant nos nuits voluptueuses
Tu parcoures Baie et ces rives fameuses
Où d'Alcide les pieds s'ouvrirent un chemin !
Tu visites ces lieux que tenaient sous sa main
Le conquérant Thesprote, ou le cap de Misène.
Peux-tu de notre amour briser la douce chaîne ?
Par ses transports menteurs quelque rival pervers
M'envierait-il, dis-moi, la gloire de mes vers ?
Ah ! si du moins ta rame, à nos rives fidèles,
Sur le lac du Lucrin dirigeait ta nacelle,
Ou si ta main, fendant le calme de son eau,
En recouvrait ton corps comme d'un clair manteau !
Peut-être, d'un amant, femme à moitié vaincue,
Tu provoques l'ardeur, mollement étendue,
Comme on voit oublier les dieux et sa candeur
La pupille échappée aux yeux de son tuteur.

Mes plaintes, je le sais, rien ne les justifie ;
Mais en amour on tremble autant que pour sa vie.
Si ma lettre t'apporte une ombre de douleur,
Pardonne-moi ; la crainte avait troublé mon cœur.
Ah ! j'aime ma Cynthie à l'égal d'une mère,
Et seulement par toi l'existence m'est chère ;
Cynthie est ma patrie ; elle est, dans mes amours,
Mes parents, et ma joie, et la paix de mes jours,
Et je dois tour à tour ou bonheur ou tristesse
Aux rigueurs de Cynthie ou bien à sa tendresse.
Je t'en conjure, fuis ces pays séducteurs
Qui de nombreux amants provoquèrent les pleurs.
Périsse cette terre où les plus chastes femmes
Souillèrent leur amour dans des plaisirs infâmes !

ELEGIE XII
A UN AMI

Pourquoi me reprocher ma paresse toujours
Et me dire qu'ici m'enchaîne mon amour !
Je n'ai plus dans ses bras l'aliment de ma flamme,
Sa voix ne me vient plus faire tressaillir l'âme,
Et le cœur de l'ingrate est de mon cœur aimant
Aussi loin que d'Hippane est le fleuve Eridan.

Il fut un temps, jadis, où mon cœur sut lui plaire.
Personne ne l'aima d'un amour plus sincère,
Mais l'envie, ou peut-être un dieu, pour mon malheur,
Fit germer au Caucase un philtre empoisonneur.
Pour moi quel changement ; et comme un long voyage
D'une femme aussitôt fait un être volage !
Je vois, seul, s'écouler la longueur de la nuit ;
De mes plaintes sans fin, seul, je perçois le bruit !
Heureux qui peut pleurer au sein de sa maîtresse !
L'Amour aime les pleurs ; heureux, dans sa tristesse,
L'amant trompé, qui peut fuir un cœur dédaigneux,
Et pour un nouveau joug former de nouveaux nœuds !
Pour moi, dans mon amour toujours resté fidèle,
Je n'aimai que Cynthie et je n'aimerai qu'elle.

ELEGIE XIII

A GALLUS

Tu vas, encor, Gallus, c'est le cours ordinaire,
Jouir en me voyant délaissé, solitaire.
Je n'éprouverais pas, perfide, un tel bonheur.
Qu'une amante jamais ne t'enlève son cœur !
Tu grandis ton renom à tromper tes amantes ;
Mais quand rien ne fixa tes flammes inconstantes,
Tardivement épris d'un amour sérieux,
Tu pâlis, tu fléchis devant les premiers feux.
Des cœurs abandonnés poursuivant l'infortune,
Une femme prendra la défense commune ;
Elle saura calmer ton désir indompté
Et t'enlever le goût de ta légèreté.
J'ai vu ; ce ne sont pas de vaines conjectures,
Et tu ne prétends pas nier des choses sûres ;
Sur son sein je t'ai vu placé languissamment
Chercher un mot d'espoir, soumis et suppliant,
Et vouloir pour ce mot abandonner la terre !...
Ce que j'ai vu de plus, ma pudeur doit le taire.

De vos embrassements telle était la fureur
Que je n'ai pu moi-même arrêter votre ardeur.
Avec de tels transports, sous le nom d'Enipée,
Jamais le dieu Pluton n'assiégea Salmonée ;
Hercule sur l'Œta ne fut jamais brûlé
De feux si violents pour la divine Hébé.
Il a suffi d'un jour à cette rude amante
Pour te tout consumer de sa flamme brûlante ;
Elle n'a point souffert tes précédents mépris ;
Sans espoir d'échapper, Gallus, te voilà pris.
Il est vrai, Lycoris, autant que Léda belle,
Des filles de Léda soutient le parallèle !
Des filles d'Inachus le regard gracieux
Moins qu'elle charmerait le puissant roi des cieux !

Puisqu'à mourir d'amour mon cher Gallus s'apprête,
Use de ton bonheur, jouis de ta conquête,
Et, lorsque tu subis une nouvelle erreur,
Que Lycoris ait tout pour réjouir ton cœur.

ELEGIE XIV

A TULLUS

Etendu près du Tibre et dans un doux repos,
Aux coupes de Mentor versez le vieux Lesbos ;
Contemplez sur la mer vos nombreuses galères
Glissant diversement ou lentes ou légères,
Et leurs mâts vers le ciel élevant leurs sommets
Semblables à ces bois qui couvrent les forêts.
Tous vos biens valent moins que ne vaut ma tendresse ;
Mon amour est plus grand que n'est votre richesse.
Que Cynthie à mes vœux abandonne la nuit,
Qu'elle se livre à moi lorsque l'ombre s'enfuit ;
Le Pactole à mes pieds roule l'or de ses ondes ;
J'ai les trésors cachés au sein des mers profondes.
Les rois même seront de mon bonheur jaloux.
Puissent durer toujours des plaisirs aussi doux !
Sans amour il n'est pas d'heureux dans l'opulence ;
Nul bien si de Vénus poursuit l'indifférence.
Vénus peut des héros abattre les grands cœurs,
Dans une âme impassible apporter les douleurs,
Franchir les seuils dorés des portes opulentes,
Se venger contre un lit aux couleurs éclatantes
Et s'attacher au flanc d'un amant malheureux,
Sans respecter l'orgueil des tissus précieux.
Que Vénus me protège et je rirai sans cesse
Des rois, d'Alcinoüs et de toute richesse.

ELEGIE XV

A CYNTHIE

Si ta légèreté me portait à tout craindre,
J'ignorais qu'à ce point elle pourrait atteindre.
Tu me vois menacé des maux les plus affreux,
Et, froide, tu remets l'ordre dans tes cheveux,
Et sans que rien ne vienne assombrir ta figure,
Tu cherches les bijoux séant à ta parure ;
De riches diamants tu constelles ton sein,
Comme une jeune épouse au jour de son hymen.

En le voyant partir, non, Calypso muette
Ne quitte pas ainsi l'objet de sa conquête ;
Bien longtemps, attristée, elle le suit des yeux
Sur la mer, en pleurant, en un désordre affreux,
Et, sans aucun espoir de revoir son visage,
Son cœur de ses plaisirs lui retraçait l'image ;
La veuve d'Alcméon, dans un juste courroux,
Sacrifia son sang aux mânes d'un époux ;
Hypsipyle à Jason resta toujours fidèle ;
Les flots, en emportant le héros bien loin d'elle,
L'absence, rien ne put triompher de son cœur,
Et, triste, elle aima mieux mourir de sa langueur ;
Evadné, cet honneur des femmes de la Grèce,
Au bûcher d'un mari consuma sa tendresse.
Ces exemples en rien n'ont pu te convertir.
Tu ne veux point briller aux siècles à venir !...
Cesse d'avoir recours à de nouveaux parjures ;
Crains d'éveiller les dieux oubliant tes injures,
Cynthie ; ah ! crains qu'un jour de plus affreux malheurs
Sur le sort d'un amant ne t'arrachent des pleurs...
Que ton cœur n'ait pour moi point de haine profonde,
Et nul fleuve à la mer ne roulera son onde,
Et, de l'ordre établi renversant les raisons,
Le destin changera la marche des saisons,
Avant que tes beaux yeux qui trompèrent ma flamme
Perdant rien du pouvoir qui captive mon âme.

Tu disais : « Si je mens, qu'arrachés à mon front,
Ils tombent sous ta main pour venger ton affront ».
Et cependant tu vois le soleil qui t'éclaire,
Et, coupable, sans peur, tu fixes la lumière !
Qui donc te contraignait à changer de couleurs,
Et, toujours insensible, à répandre des pleurs ?

Que le mal qui me tue à l'amant trop fidèle
Apprenne à peu compter sur la foi d'une belle.

ELEGIE XVI

LA PORTE QUI PARLE

Moi qui m'ouvrais jadis aux triomphes des grands
Et qui d'une vestale avais les sentiments,
Aux chars des conquérants je n'étais qu'exposée,
Des larmes des captifs seulement arrosée ;
Je n'ai plus maintenant, dans la nuit, qu'à gémir
Des coups des libertins qui viennent m'assaillir ;
Et d'amants éconduits la preuve trop certaine
M'indique, chaque jour, à la risée humaine.
Puis-je, ainsi méprisée, en l'état où je suis,
D'une maîtresse, hélas ! sauvegarder les nuits ?
Il est vrai, son honneur ne l'occupe plus guère.
Les désordres du siècle ont seuls droit de lui plaire.

Pourtant, sans prendre part à son chagrin cuisant,
Je ne puis écouter les plaintes d'un amant
Qui de vers langoureux m'importune sans cesse,
Et dont l'accent plaintif nul repos ne me laisse :
O porte, me dit-il, plus cruelle cent fois
Que l'ingrate ! pourquoi résister à ma voix ?
Ne t'ouvriras-tu donc jamais à ma tendresse ?
Ne livreras-tu point passage à ma tristesse ?
Ne trouverai-je ici nul terme à mon chagrin ;
Et sur ton seuil faut-il que je dorme sans fin ?
L'astre, pendant la nuit, qui fournit sa carrière,
L'aurore me voit là, près de toi, sur la pierre,
O porte sans pitié, lorsqu'en larmes je fonds,
Rien ne peut triompher du calme de tes gonds.

Si, glissant à travers une fente légère,
Ma faible voix venait à celle qui m'est chère !
La Sicile a des rocs moins durs que n'est son cœur ;
Sans doute que l'acier offre moins de rigueur,
Pourtant si mes soupirs arrivaient à ses charmes,
La pitié lui ferait répandre quelques larmes.
Un autre maintenant dans ses bras est heureux,
Et le zéphyr des nuits emporte tous mes vœux.
De mes chagrins toi seule es la cause première,
Porte insensible aux dons ainsi qu'à la prière.
Quoiqu'en courroux elle ait peu de ménagement,
Tu n'as jamais souffert de ma langue pourtant,
Et, faut-il qu'inquiet, dans ma dure insomnie,
Sur un froid carrefour, je coule ainsi ma vie !
Souvent, en ton honneur j'ai composé des chants ;
Sur tes marches gravé des baisers tout brûlants ;
Que de fois, à genoux, j'ai d'une main furtive,
A ton seuil, déposé mon offrande votive !

Tous, vous les connaissez, infortunés amants,
Les plaintes de l'oiseau prévenant les doux chants.
Les larmes de vos yeux, les mœurs de ma maîtresse
Me font subir ainsi des reproches sans cesse.

ELEGIE XVII

A CYNTHIE

Mes vœux montent en vain sur cet ingrat rivage ;
Cassiope jamais n'y montre son visage ;
Mais, puisque j'ai pu fuir, c'est avec cent raisons
Que, seul, j'adresse ici ma plainte aux alcyons
Et qu'ensemble les vents se liguent pour Cynthie.

Ils soufflent derechef pour menacer ma vie.
Si le ciel n'intervient, ce rivage nouveau
Deviendra pour mon corps un indigne tombeau.
Par tes vœux, ô Cynthie, apaise leur colère.
Mes tourments sur les flots ont dû te satisfaire !
Ah ! pourrais-tu sans pleurs apprendre mon destin,
Ou presser, sans gémir, ma cendre sur ton sein ?
Périsse le mortel qui, sur la plaine amère,
Le premier dirigea sa rame et sa galère !

Devant ta beauté rare, il valait mieux pour nous
D'une rude maîtresse essuyer le courroux
Que d'aller, inconnu, sur une mer barbare
Implorer le secours des enfants de Tindare.
Si près de toi la mort, en terminant mes pleurs,
Avait de mon amour enterré les douleurs,
Cynthie aurait de fleurs orné ma sépulture,
Et sur mon froid tombeau coupant sa chevelure,
Elle aurait invoqué les mânes d'un amant,
Pour qu'à mon corps le marbre eût été moins pesant.

O filles de Doris, nymphes des mers profondes,
Poussez légèrement mon vaisseau sur les ondes,
Et si l'Amour chez vous porta jamais ses pas,
En son nom, ramenez le calme en vos Etats.

ELEGIE XVIII

A CYNTHIE

Ces déserts sont muets devant ma plainte amère,
Zéphyr anime seul ce séjour solitaire,
Et l'on peut à ces lieux confier ses secrets
A moins que les rochers ne restent plus discrets.

De tes premiers dédains quelle est donc l'origine,
La cause des sanglots qui brisent la poitrine
De l'amant qui régnait naguère sur ton cœur ?
D'où vient de ton amour la nouvelle froideur ?
Qu'ai-je fait ? Subis-tu l'effet de quelque charme,
Ou crains-tu de ma part un amour qui t'alarme ?
Ah ! reviens, s'il est vrai que nulle autre après toi
De sa beauté jamais ne m'imposa la loi !
Non, malgré ta rigueur contre moi trop sévère,
Jamais à ce degré ne viendra ma colère ;
Non, je n'irai jamais par ce crime odieux
De tes larmes ternir l'éclat de tes beaux yeux.
Mais de mon inconstance où vois-tu quelque signe ?
Lis-tu sur mon visage un trait qui la désigne ?
Amants de vos forêts, vous m'en êtes témoins,
Hêtres ! et vous, hauts pins, de Pan les tendres soins !
Que de fois j'ai tracé son nom sur votre écorce !
Que je l'ai dit souvent sous votre ombre avec force !
Victime accoutumée à tant de cruauté,
Sans répondre à l'outrage ou braver sa fierté,
A vous seuls j'ai commis le secret de ma peine.
Instruit à tout souffrir sans trahir l'inhumaine,
A travers les rochers, auprès des clairs ruisseaux,
Je trouve, solitaire, un remède à mes maux,
Et, malgré les tourments qui sur moi peuvent fondre,
Au seul chant des oiseaux ma plainte vient répondre.

ELEGIE XIX

A CYNTHIE

Cynthie, oh non ! la mort ne me parait pas dure ;
Je consens à payer tribut à la nature,
Mais je crains au bûcher de perdre ton amour,
Et ce penser me rend affreux le dernier jour.

Mon cœur brûla pour toi d'une flamme trop tendre,
Pour que tu ne sois plus vivante dans ma cendre.
Dans les lieux ténébreux, le froid du noir trépas
N'éteignit point l'ardeur du roi Protésilas.
Pour jouir des baisers de sa Léodamie,
Il revit son palais aux champs de Thessalie.
Pour moi, même entouré des beautés d'Ilion,
Quelque ingrate pourtant que tu sois, ces forêts,
Ces déserts rediront ma Cynthie, à jamais.
Que prépara la guerre aux Grecs d'Agamemnon,
Chez les mânes, partout conservant ton image,
Je ne verrai que toi sur l'infernale plage.
Leurs grâces n'offriront aucun charme pour moi,
Car la terre ne peut voir s'amoindrir ma foi.
Quand le ciel t'octroierait une longue vieillesse,
Tous mes os à ta mort seront dans la tristesse.
Si ton amour au mien reste égal, au tombeau,
Le trépas, quel qu'il soit, me sera doux et beau ;
Mais je crains, du bûcher quand s'éteindra la flamme,
Qu'un autre ne survienne, et, captivant ton âme,
Ne tarisse les pleurs que sur moi tu répands.
La constance fléchit sous les traits des amants.
Quand le temps le permet, aimons-nous, ma Cynthie.
L'amour, eût-il un siècle, est un point dans la vie.

ELEGIE XX

A GALLUS

Ecoute d'un ami les conseils éprouvés ;
Garle-les dans ton cœur profondément gravés :
L'amour est rarement heureux sans la prudence,
Et l'Ascagne cruel prouve ce que j'avance.

Ton amour, la beauté, le nom de ton Hylas
Me rappellent l'enfant, fils de Thiodamas.
Aux forêts, avec lui, que tu trouves l'ombrage
D'un fleuve dont le frais te retient au rivage ;
Aux eaux de l'Anio que tu baignes ton corps :
Que tu parcoures Cume et les glorieux bords
Funestes aux géants, les nymphes d'Ausonie,
Crois-le bien, ont le cœur ainsi qu'en Bithynie.
Crains de chercher Hylas sur des rocs escarpés,
Près des lacs inconnus, ou sur des monts glacés,
Et de renouveler ces paroles plaintives
Que l'Ascagne inflexible entendit sur ses rives.

On rapporte en effet qu'autrefois sur les eaux
Les chefs choisis des Grecs traversèrent les flots.
Dépassant l'Hellespont, du havre de Pégase
Argo les transportait vers le fleuve du Phase.
A peine débarqués dans ces paisibles lieux,
Ils se forment des lits d'un feuillage mœlleux ;
Mais l'imprudent Hylas s'avance davantage,
Cherchant de rares eaux sur l'aride rivage.
Les deux fils de Borée, enflammés par l'Amour,
Voltigent près de lui, vont, viennent tour à tour,
S'élèvent un instant, tombent d'un vol rapide
Pour ravir un baiser au jeune ami d'Alcide.
Sous leurs ailes Hylas se cache et se suspend ;
D'une baguette armé, contre eux il se défend.
Vains succès ! il excite, en ses rives trompeuses,
Des nymphes des forêts les fureurs amoureuses.
Nymphes de Bithynie, au pied du mont Argant,
Vous aviez dans l'Ascagne un séjour séduisant.
Au-dessus s'étalaient sur l'arbre solitaire
Des fruits qui ne devaient aucun soin à la terre.
Tout autour, constamment rafraîchis par les eaux,
S'étalaient les lis blancs près des rouges pavots.
Hylas cède trop vite au plaisir qui le tente ;
Sa main cueille, en jouant, la fleur qui se présente.
Au liquide cristal, admirant son portrait,
Tout fier de son erreur, l'imprudent s'attardait.
Enfin il veut puiser à cette humide plaine,
Se penche, tend son urne et la retire pleine.
Mais les nymphes, devant d'aussi blanches couleurs,
Cessèrent d'exciter leurs danses et leurs chœurs,
Et leurs mains doucement l'attirèrent, sans lutte,
Quand un cri violent accompagna sa chute.
Hercule alors l'appelle et le réclame, hélas !
Les échos éloignés lui répondaient Hylas.
Prends donc bien garde : Hylas est trop beau pour prétendre
Que les nymphes jamais n'oseraient te le prendre.

ELEGIE XXI

L'OMBRE DE GALLUS PARLE

Toi qui reviens blessé de Pérouse, soldat
Te hâtant d'échapper au destin qui m'abat,
Et qui tournes vers moi tes yeux remplis de larmes,
Naguère tous les deux nous portions mêmes armes.
Que ton salut des tiens assure le bonheur !
Tes pleurs annonceront mon trépas à ma sœur.
Dis-lui que, de César fuyant les traits rapides,
J'ai péri sous les coups de brigands homicides.
En Etrurie, un jour, si des hommes errants
Voient les débris d'un corps, ce sont mes ossements.

ELEGIE XXII

A TULLUS

Au nom de l'amitié, Tullus, tu veux connaître
Qui je suis, d'où je sors et quels lieux m'ont vu naître.
Hélas ! il te souvient de ces jours pleins de deuil
Où Pérouse devint comme le grand cercueil
Des Romains s'arrachant entre eux-mêmes la vie !
Cause de mes douleurs, poussière d'Etrurie,
Tu laisses découverts les os de mon parent,
Et tu lui dois encor le tribut qu'il attend.
Aux gais champs de l'Ombrie et près de cette terre,
Ton ami, cher Tullus, vit d'abord la lumière.

 

FINDU PREMIER LIVRE


 

LIVRE DEUXIÈME

 

ELEGIE I

A MECENE

Vous demandez pourquoi l'Amour a mes faveurs,
Et pourquoi mes doux vers charment tant de lecteurs.
Nulle muse ne vient échauffer mon génie ;
L'Apollon qui m'inspire est ma seule Cynthie.
Dans les tissus de Cos paraît-elle à mes yeux.
J'écris sur ces tissus un livre gracieux ;
Vois-je de ses cheveux flotter libres les tresses,
Son orgueil dans mes vers puise d'autres ivresses ;
Entends-je résonner la lyre sous sa main,
Je l'admire, ébahi, fou de son art divin ;
Quand, cédant au sommeil, s'abaisse sa paupière,
De rêves amoureux quelle riche matière !
J'écris une Iliade, mais c'est surtout alors
Que dans de gais ébats j'ai vu nu son beau corps.
Finalement d'un rien je fais un long poème ;
Un geste me suffit, une parole même.

Si je tenais du ciel un génie assez grand
Pour dire les héros aux grands combats marchant,
Je ne chanterais point les Titans en colère,
Sur les monts entassés s'ouvrant une carrière,
Ni Thèbes, ni les murs d'Ilion, ni ce pont
Qui réunit la Perse aux bords de l'Hellespont,
Ni Rome à son berceau, ni Carthage la fière,
Ni Marius du Cimbre abattant l'âme altière.
Je dirais de César la gloire et les hauts faits,
Et Mécène à son tour le suivrait de très près.
Si je chantais la fin de la guerre civile,
Ou Modène, ou la flotte écrasée en Sicile,
Ou l'antique Etrurie éteinte sous ses murs,
Ou du phare captif les rivages peu sûrs,
Ou l'Egypte, ou le Nil sous un nouvel empire
Etendant ses sept bras, oui ! si je pouvais dire
Ces nombreux rois soumis, couverts d'or ou d'argent,
Le butin d'Actium à Rome s'étalant ;
Mécène, en temps de paix comme en guerre aussi juste
Serait toujours vivant dans la gloire d'Auguste.

Callimaque n'a pas le souffle assez puissant
Pour chanter Jupiter ou l'Etna vomissant,
Et je ne saurais point dans un poème épique
Associer Auguste à sa famille antique.
Chacun s'enferme en l'art que sa muse chérit ;
Je chante mes combats sur un modeste lit,
Le laboureur ses champs, le soldat ses blessures,
Le berger ses brebis, le marin ses mâtures.
En aimant il est beau de vivre et de mourir,
Et d'un cœur, sans rival, de pouvoir seul jouir.
C'est mon but. Je suis sûr de Cynthie, et sa haine
De tout cœur infidèle apparaît contre Hélène.

Les philtres que jadis la fille de Minos
Essaya vainement sur le cœur d'un héros,
Les poisons de Circé, les charmes de Médée
Ne pourraient m'arracher à ma Cynthie aimée ;
Elle a su captiver et mon cœur et mes sens.
Le trépas mettra fin à nos embrassements.

L'homme applique aux douleurs l'art de la médecine,
Mais l'amour se complaît dans le mal qui le mine,
Philoctète marcha, guéri par Machaon ;
Phénix revit le jour grâce aux soins de Chiron ;
En empruntant aux fleurs leur vertu salutaire,
Esculape rendit Androgée à son père,
Et Télèphe trouva, par des secrets nouveaux,
Dans l'arme meurtrière un remède à ses maux.
Celui-là guérira ma blessure fatale
Qui maintiendra le fruit dans la main de Tantale,
Ou qui, vous remplaçant, filles de Danaüs,
Remplira le tonneau dont l'eau ne fuira plus,
Ou qui, de Prométhée arrêtant la souffrance,
Du vautour dévorant vaincra la résistance.

Quand la mort, de ma vie en arrêtant le cours,
Sous un marbre léger m'étendra pour toujours,
O vous, le doux espoir de toute ma jeunesse,
Ma gloire, en quelque lieu que le destin me presse,
Mécène, si jamais votre char vous conduit
Dans les lieux où mon corps dormira loin du bruit,
Dites, en essuyant une larme qui tombe :
Les rigueurs d'une femme ont creusé cette tombe.

ELEGIE II

ELOGE DE CYNTHIE

Libre, je voulais seul vivre en mon lit. Vain rêve !
Car l'Amour de lui-même a rompu toute trêve.
Pourquoi, chère beauté, n'es-tu pas dans les Cieux !
Comprend-on les larcins du plus puissant des dieux
Devant tes cheveux blonds, ton corps plein de souplesse
Tes beaux doigts effilés et ton port de déesse !
Telle parut la sœur du puissant roi des dieux,
Ou Pallas sous l'égide aux serpents tortueux,
Voyant Dulichio, le temple où l'on l'adore,
Ou Proserpine offrant son flanc tout vierge encore ;
Telle était Deidamie, au milieu d'un festin,
Des Centaures jaloux provoquant le larcin...
Renoncez à la palme et rendez-lui les armes,
Déesses dont Pâris parcourut tous les charmes !
Ah ! puisse la vieillesse épargner ta beauté !
Un temps même très long fut-il par toi compté !

ELEGIE III

A LUI-MEME

Je croyais de l'Amour n'avoir plus rien à craindre,
Mais déjà ses filets sont revenus m'étreindre,
Et mon faible courage, à peine un mois passé,
Dans un livre nouveau se trouve embarrassé.
Je cherchais au poisson le bonheur sur le sable !
Au sanglier dans la mer un séjour agréable,
A moi les longs soucis de pénibles travaux.
Distrayez-vous. L'Amour vous poursuit sans repos.

Ses beaux traits n'ont pas seuls captivé ma jeunesse.
(Car le lis est moins blanc que ma belle maîtresse,
Et son teint réunit, dans un merveilleux ton,
La fraîche rose au lait, la neige au vermillon.)
Ce ne sont pas ses yeux, mes étoiles brillantes,
Ni ses cheveux couvrant ses épaules charmantes,
Ni les tissus légers révélant ses contours.
(Des chimères jamais n'enflamment mes amours !)
Lorsque son pied s'agite en des danses bruyantes,
Je crois voir Ariadne au milieu des bacchantes ;
Quand sa lyre résonne et vibre sous sa main,
De l'égaler Corinne essayerait, mais en vain.
C'est la Muse entraînant dans ses vers ; avec elle
Erynna ne pourrait entrer en parallèle.

De quels grands biens l'Amour entoura ton berceau !
Le jour que tu naquis, quel prodige nouveau !
Les dieux t'ont départi leur faveur la plus chère ;
Tes charmes ne sont pas un présent de ta mère.
Elle a pu dix grands mois te porter dans son sein ;
Mais tous ces biens dans toi sont d'un être divin.
Des Romaines, un jour, la gloire la plus belle,
Tu t'en iras jouir de la couche immortelle
Du puissant Jupiter, et tu dois aux destins
D'avoir, après Hélène, étonné les humains.
Pour brûler il suffit un instant qu'on te voie.
Mieux qu'Hélène Cynthie aurait embrasé Troie !

Que l'Europe et l'Asie eussent eu des combats
Pour Hélène, mon cœur ne le comprenait pas.
Mais Ménélas fit bien de vouloir la reprendre ;
Pâris fit sagement, refusant de la rendre.
Il n'eût pas été trop de voir pour ta beauté
Achille avec Priam par la mort emporté.

De nos peintres fameux pour surpasser l'adresse,
Sur la toile peignez, comme elle est, ma maîtresse,
Et vous enflammerez, la montrant tour à tour,
Les endroits où finit, où commence le jour.
Puisse une mort cruelle anéantir mon âme,
Si jamais je brûlais d'une nouvelle flamme !

Indocile d'abord, à la fin, le taureau,
Du joug qui le gênait, s'habitue au fardeau.
De même le jeune homme, au dieu d'amour rebelle,
Insensible se plie aux rigueurs d'une belle.
Mélampe supporta le poids des fers honteux
Pour avoir d'Iphiclus osé ravir les bœufs.
Péro de ce larcin fut la cause première,
La même qu'épousa de Mélampe le frère.

ELEGIE IV

A UN AMI

Qu'il nous faut essuyer de mépris, de dédains ;
Dans notre ardeur, ronger nos ongles et nos mains,
Frapper du pied, en proie au désir qui nous presse,
Pour avoir les faveurs d'une dure maîtresse !
En vain vous arrosez de parfums vos cheveux,
Vous avancez en vain gravement. Tristes jeux !
Cherchez contre l'Amour ou de Périmédée
Les magiques boissons, ou celles de Médée.
Rien ne peut prévenir un ennemi trompeur
Dont les traits déguisés vous atteignent au cœur ;
Lit moelleux, changement de climat, médecine,
Rien n'arrête le cours du mal qui vous domine.
Le mal d'amour partout vous poursuit pas à pas,
Et votre ami surpris apprend votre trépas.
Combien de faux devins m'ont eu pour tributaire !
Que de fois dans mon songea fouillé la sorcière !

Qu'une maîtresse échoie à des gens ennemis,
D'un enfant la tendresse à ceux que je chéris.
A peine si le sang attendrit une belle.
Un mot touche le cœur de cet ami fidèle ;
Vous pourrez avec lui, calme, suivre le cours
D'un fleuve peu profond, sans danger pour vos jours.

ELEGIE V

A CYNTHIE

C'est avéré, Cynthie est la fable de Rome !
Ta conduite en ces lieux n'est cachée à nul homme,
Cet outrage sans nom aura son châtiment !
L'Aquilon à son tour détruira mon serment.
Ne trouverai-je pas dans les femmes volages
Un cœur qui, de mes vers goûtant les avantages,
En me vengeant de toi, me payera de retour !
Ah ! tu regretteras, ingrate, mon amour...

Fuyons tant que je suis en proie à la colère,
Car, le dépit calmé, l'Amour la ferait taire.
La mer gonfle ou s'abaisse au gré de l'aquilon ;
A son gré le Notus obscurcit l'horizon ;
Mais plus vite un amant le cède à sa maîtresse.
Nous pouvons nous soustraire au dur joug qui nous blesse,
Fuyons donc ; nos tourments dureront une nuit ;
Nous domptons, en souffrant, l'Amour qui nous poursuit.

De grâce, par Junon, témoin de nos promesses,
Evite le regret de honteuses faiblesses.

Le taureau pour sévira des cornes au front ;
La brebis peut aussi se venger d'un affront.
Pour moi, je n'irai pas, pour punir ton injure,
Déchirer tes habits ou briser ta clôture ;
Tu ne me verras pas, arrachant tes cheveux,
Sur tes traits imprimer un stigmate odieux.
Pareils excès ne sont dignes que d'un poète
Dont le laurier jamais ne couronna la tête.
J'écrirai dans des vers victorieux du temps
Que ta rare beauté changeait toujours d'amants,
Et malgré tes mépris pour l'honneur, sois-en sûre,
La pâleur de tes traits avouera ton parjure.

ELEGIE VI

A CYNTHIE

Dans Corinthe, jadis, la Grèce tout entière
Assiégeait de Laïs la maison princière,
Et Thaïs, que Ménandre a chantée en ses vers,
De l'Attique reçut les hommages divers ;
Ils sont bien plus nombreux sous le nom de parents,
Tous ceux dont tu reçois les vifs embrassements ;
Ces portraits et ces noms me donnent de l'ombrage.
Que dis-je ? un faible enfant chez toi cause ma rage !
Oui, ta mère et ta sœur par leurs tendres baisers,
Ta compagne, pour moi sont des traits meurtriers,
Et, pardonne aux terreurs de mon âme impuissante,
Je crois voir un rival sous ta robe flottante.

L'Amour, nous le savons, causa bien des combats.
C'est lui qui d'Ilion prépara le trépas ;
L'Amour, en un festin, arma, dans sa furie,
Contre Pirithoüs une main ennemie.
Pourquoi citer des Grecs les exemples fameux ?
Nourrisson d'une louve, à Rome, à tes neveux
Quelle triste leçon de malsaines doctrines
Tu donnas, en faisant enlever les Sabines !

Alceste, Pénélope, et vous qui, sur leurs pas,
Sous le toit d'un époux enfermiez vos appas,
Pourquoi de la Pudeur honorer la déesse,
Si l'hymen donne droit d'aimer ce qui la blesse ?
Celui qui le premier, souillant de purs regards,
Dans d'obscènes tableaux prostitua les arts,
Détruisit la candeur de la vierge timide,
Et du vice odieux fut le père et le guide,
Qu'il périsse à jamais, ce génie infernal,
Auteur des faux plaisirs qui recèlent le mal !
Ce n'était pas ainsi qu'aux murs de nos vieux pères
S'étalaient au grand jour des scènes adultères.
Mais l'araignée aussi pend sa toile aux autels
Et l'herbe pousse aux pieds de nos dieux immortels.

Pour éloigner de toi toute atteinte étrangère,
Quels gardes inventer ou bien quelle barrière ?
Rien ne peut retenir la femme sans pudeur,
Mais celle-là vaincra que garde son honneur.

Loin de moi de l'hymen la chaîne trop pesante !
Tu me tiendras lieu, seule, et d'épouse et d'amante.

 

 

 

ELEGIE VII

A CYNTHIE

Non, cette loi, l'objet de toutes nos frayeurs,
Sois heureuse ! jamais ne disjoindra nos cœurs.
Elle n'est plus. César, dans sa force suprême,
Pouvait-il ce qu'un dieu n'aurait pas fait lui-même !

César vainc sur la terre et la mer tour à tour,
Mais son bras ne saurait triompher de l'amour.
Que la cruelle mort fasse tomber ma tête
Plutôt que de l'hymen de me voir la conquête !
Nouveau mari, les pleurs inonderaient mes yeux
En passant près d'un seuil clos à mes anciens feux,
Et ma flûte et mes chants seraient aussi funèbres
Que le clairon glacé des suprêmes ténèbres.

Nul soldat de mon sang ne sortira jamais,
Nul héros qui de Rome augmente les hauts faits.
Le coursier de Castor, aux camps de ma maîtresse,
A peine suffirait seul à ma hardiesse.
Jusques au Borysthène, aux pays des frimas,
La renommée a dit ma gloire et mes combats.
Mon cœur n'aime que toi. L'amour seul de Cynthie
Me sied mieux que d'enfants une longue série.

 

ELEGIE VIII

A UN AMI

Tu condamnes des pleurs qui montrent ma tristesse,
Quand on vient me ravir ma charmante maîtresse !
L'Amour seul fait surgir le plus mordant chagrin.
Je le haïrais moins d'être mon assassin !...

Puis-je la voir ainsi dans les bras d'un autre homme ?
Elle ne sera plus ma Cynthia ! hélas ! comme
L'Amour est inconstant, vient et fuit tour à tour !
Vaincre ou périr, telle est la devise en amour...
Qu'il a trahi de rois d'une illustre origine !
Ilion ne vit plus et Thèbes est en ruine...

Insensé que j'étais ! Comment aussi longtemps
Ai-je pu supporter ses propos et ses gens !
Malgré mes dons, mes vers et mon ardeur extrême,
Jamais je n'entendis ces mots d'elle : « Je t'aime ! »
Et toujours sous le joug, de son regard hautain
Je voyais retomber sur moi tout le dédain.

Puisqu'il nous faut mourir à la fleur de notre âge,
Mourons, et que la joie éclate en son visage...
Qu'elle foule à ses pieds mon cadavre, et que, sombre,
Elle insulte à ma cendre et poursuive mon ombre...
Quoi ! d'Antigone Hémon, en vengeant le trépas,
Sous son fer meurtrier ne succomba-t-il pas ?
En confondant ses os avec ceux d'une amante,
De Thèbes il éteignit la famille régnante.

Tu mourras ; et la main qui versera mon sang,
Pour le mêler au mien, t'ira percer le flanc
Nos neveux blâmeront un acte de la sorte.
C'est la honte. Tant pis ! pourvu que tu sois morte !

Achille, désolé de perdre Briséis,
Sous son toit déposa les armes ; ni les cris,
Ni la fuite des Grecs errant sur le rivage,
Ni leurs vaisseaux brûlés ne calmèrent sa rage,
Ni Patrocle lui-même étendu mort, meurtri,
Les cheveux tout souillés, par les Troyens flétri ;
Rien ne put remplacer sa brillante captive,
Tant perdre une maîtresse est une douleur vive !
Mais, Briséis rendue, il reprit son essor
Pour traîner à son char le corps sanglant d'Hector.

Eh ! pourrai-je à l'Amour disputer la victoire,
Moi qui d'Achille n'ai la force ni la gloire !

ELEGIE IX

A CYNTHIE, CONTRE UN RIVAL

Je fus plus d'une fois ce qu'il est maintenant ;
Mais bientôt tu prendras, sans doute, un autre amant.

Quand elle eût pu choisir dans leur foule pressante,
Durant deux fois dix ans, Pénélope constante
Elude des amants l'ardeur qui la poursuit,
Détruisant son travail du jour pendant la nuit,
Et, sans espoir de voir l'objet de sa tendresse,
Fidèle, en son palais elle attend la vieillesse ;
Briséis en ses bras tient Achille expiré ;
Sa main caresse encor son front décoloré ;
Aux eaux du Simoïs cette triste captive
Lave un maître sanglant abattu sur la rive,
Et du plus grand héros les os sont recueillis
Par sa débile main, car Pélée et Thétis
Ainsi que Deidamie étaient loin. Sous les armes,
La Grèce à la pudeur trouvait alors des charmes.

Pour toi, pas une nuit et pas même un seul jour,
Parjure, tu ne peux chasser un fol amour.
Peut-être en une orgie, ivre, dans ton délire,
De mes feux et de moi tu te plais à médire.

Mais te voilà rendue à son perfide cœur,
Puisses-tu savourer un si rare bonheur !...
Ah ! sont-ce là les vœux qu'en des jours de tristesse
Je faisais, quand le Styx réclamait ma maîtresse,
Et qu'auprès de ton lit, nous répandions des pleurs !
Et, lui, fut-il sensible, ingrate, à tes douleurs ?
Qu'aurais-tu fait, dis-moi, si très longtemps la guerre
M'eût retenu dans l'Inde ou bien sur l'onde amère !

L'ouragan, de la mer creuse les profondeurs ;
Le Notus, des forêts agite les hauteurs ;
Le mensonge et la fraude ainsi que l'imposture
Sont l'art où de la femme excelle la nature.
Plus que la mer ses flots, leurs feuilles les forêts,
La femme, sans propos, change amours et projets.

Mais puisqu'ainsi le veut et l'ordonne Cynthie,
De vos flèches, Amours, exterminez ma vie.
A l'envi, sous vos traits, disposez de mon sort.
Vous trouverez, Amours, grand honneur dans ma mort.

Froid piquant du matin, astres, porte discrète,
A mon amour ardent qui t'entrouvrais muette,
Vous le savez, Cynthie avait seule mon cœur ;
Elle l'aura toujours, malgré haine et froideur.
Désormais en mon lit, sans aucune maîtresse,
Je reposerai seul, puisqu'elle me délaisse.
Mais si j'eus du respect pour eux, puissent les dieux
Faire de mon rival un marbre dans ses feux !

Les deux frères thébains s'occirent de colère,
Dans leur soif du pouvoir, sous les yeux de leur mère.
Sois ainsi devant nous, et, dans ce cas je veux
Le combattre avec rage et mourir sous tes yeux.

ELEGIE X

A SA MUSE

Muse, sur l'Hélicon suivons d'autres sentiers ;
Maintenant d'Hémonie attelons les coursiers.
Je veux de nos soldats célébrer le courage,
La gloire d'un héros qui les guide au carnage.
Si ma lyre ne peut égaler leur valeur,
De l'avoir entrepris j'aurai du moins l'honneur.
Que la jeunesse chante une amante parfaite,
Mais c'est à l'âge mûr d'entonner la trompette,
Et je veux désormais, prenant des tons plus hauts,
Par Calliope instruit, dire d'autres travaux.
Laissons là le hautbois ; dans votre ardeur guerrière,
Muses, accordez-moi votre aide tout entière.

Le Parthe, déplorant les échecs de Crassus,
Gémit dans un pays qui ne le défend plus ;
L'Inde courbe le front pour recevoir des chaînes,
Et l'Arabe insoumis tremble en ses libres plaines.
Il n'est point de pays en ce grand univers
Qui d'Auguste vainqueur ne redoute les fers.
A dire ses exploits je trouverai la gloire.
Me conserve le ciel pour chanter sa victoire !

Mais, ne pouvant des dieux atteindre les hauteurs,
Nous plaçons à leurs pieds nos couronnes de fleurs.
Impuissants à traiter des actions si grandes,
Nous offrons à César de modestes offrandes.
Aussi bien du Permesse élevé sur les bords,
Nous n'avons à l'Ascrée emprunté ses accords.

ELEGIE XI

A CYNTHIE

Que règne autour de toi le bruit ou le silence,
C'est sur un sol pierreux répandre la semence
Que de louer Cynthie. Ah ! ne t'y trompe pas,
Le dernier jour venu détruira tes appas.
Le voyageur, troublant le repos de ta cendre,
Ne dira point : « Ci-gît docte fille au cœur tendre ».

ELEGIE XII

SUR L'AMOUR

Sans nul doute ce fut un artiste excellent
Qui figura l'Amour sous les traits d'un enfant
Le premier il comprit que, prodiguant leur vie.
Les amants aux vrais biens préfèrent leur folie.
Il fit bien de donner des ailes à ce dieu
Dont le cœur, quoique humain, ne s'arrête en nul lieu,
Faisant voir que, jouet d'une onde fugitive,
L'homme ne peut jamais se fixer sur la rive.
Il mit avec raison des flèches dans ses mains,
Plus un double carquois au-dessus de ses reins,
Indiquant qu'invisible et toujours intraitable,
L'Amour surprend et fait une plaie incurable.

Oh ! l'Amour a perdu ses ailes ; car ses traits,
Son image, ses yeux ne me quittent jamais.
Contre moi, sans repos, s'exerce son empire ;
Son combat incessant défend que je respire...
Quel plaisir de m'avoir comme ton but toujours !
Dirige ailleurs tes coups ; va, trop cruel Amour,
Contre un cœur insensible essayer ta puissance.
Je ne suis plus qu'une ombre, une ruine immense.
Quoique faibles, mes vers ont de puissants effets.
Si je meurs, qui pourra célébrer désormais
La tête, les yeux noirs, les doigts de ma maîtresse,
Son pied mignon portant son corps plein de souplesse.

ELEGIE XIII

A CYNTHIE

L'Amour contre mon cœur a lancé plus de traits
Que les Parthes chez eux n'en portèrent jamais.
C'est sous lui que, d'Ascrée à l'ombragé rivage,
Des vers tendres et doux je fis l'apprentissage.
Mes chants n'attirent point les chênes des forêts,
Ni les hôtes d'Ismare au sein de nos guérets.
Mais s'ils peuvent du moins convenir à Cynthie,
Je croirai surpasser Linus en poésie.

La beauté d'une femme ou ses nobles aïeux
Ne charme point mon cœur, n'allume point mes feux
Mais, penché sur le sein d'une docte maîtresse,
Lire des vers qu'approuve un goût sûr, je confesse
Que c'est là mon plaisir et que son jugement
Me vaut, mieux que celui du peuple applaudissant.
Cynthie à les louer peut-elle se résoudre,
Du puissant Jupiter je braverai la foudre.

Quand la mort pour jamais m'aura fermé les yeux,
Comme suprême honneur voici ce que je veux :
Des bustes orgueilleux qu'on m'épargne le nombre
Et du clairon plaintif le son lugubre et sombre,
Que mon corps ne soit point déposé sous un dais
Orné de beaux tissus ou de soie ou d'or, mais
Que mon convoi, tout simple et d'aspect ordinaire,
Ne présente aux regards aucun thuriféraire ;
Qu'on porte seulement mes trois livres d'amours,
Comme offre à Proserpine aux ténébreux séjours.
Toi, la poitrine nue, en te frappant sans cesse,
Tu suivras, répétant mon nom avec tristesse.
Quand du nard syrien l'on viendra m'arroser,
Ma lèvre doit frémir sous ton dernier baiser ;
Puis, en un vase étroit dépose, sans attendre,
Mes restes que la flamme aura réduits en cendre,
Et les plaçant après sous d'humbles lauriers verts,
Sur mon léger tombeau fais graver ces deux vers :
« Ci-gît un peu de cendre, autrefois âme ardente,
Esclave de l'Amour et d'une seule amante ».
Ces vers me placeront en aussi digne rang
Qu'Achille en son tombeau tout arrosé de sang.

Quand le destin tardif réclamera ta vie,
Vers ce marbre reviens me rejoindre, Cynthie !
Jusque-là souviens-toi des mânes d'un amant ;
Les morts ont sous la terre encor du sentiment.

Plût aux dieux que la Parque eût de mon existence,
Au sein de mon berceau, terminé ma souffrance !
Pourquoi rêver des jours l'avenir incertain !
Trois siècles de Nestor fixèrent le destin ;
Mais si, sous Ilion, victime de la guerre,
Il avait prévenu cette longue carrière,
Il n'eût point vu son fils expirer sous ses yeux
Ni blâmé de la mort le retard odieux.
Tu plaindras quelquefois l'âme qui te fut chère ;
On ne doit oublier ceux qui laissent la terre.
Que de pleurs fit verser la perte d'Adonis,
Quand il fut sur les monts par un sanglier surpris !
Pleurant, au désespoir, près de sa sépulture,
Vénus laissait au vent flotter sa chevelure...
Vainement tu voudras de nouveau voir mes traits,
Et mes os resteront toujours froids et muets.

ELEGIE XIV

A CYNTHIE

Jamais Agamemnon, à la chute de Troie,
Riche de ses trésors, n'éprouva tant de joie ;
Jamais après vingt ans, avec de tels transports,
Ulysse ne revit son Ithaque et ses ports ;
Jamais plaisir si vif n'exista pour Electre
En revoyant vivant Oreste au lieu d'un spectre ;
Pour avoir à Thésée offert le fil sauveur,
La fille de Minos n'eut pas tant de bonheur
Que j'en ai dans tes bras goûté la nuit dernière
Une autre m'enverrait dans la céleste sphère !

Autrefois j'avançais, triste, le front baissé,
Méprisé comme un lac que les eaux ont laissé.
Aujourd'hui tu n'as plus ton dédain inflexible ;
Tu ne peux à mes feux te montrer insensible.
Ah ! que n'ai-je plus tôt connu tant de bonheur !
Maintenant c'est d'un mort réchauffer la froideur.
Cependant à mes pas la voie était ouverte,
Qui toujours vers l'Amour marcha d'un pied alerte !
Le succès bien souvent, c'est d'user de mépris ;
Un cœur luttait hier qu'aujourd'hui l'on a pris.

Lorsque d'autres amants trouvent la porte close,
Ma maîtresse en mes bras languissamment repose.
Non, les Parthes vaincus à côté ne sont rien ;
Voilà mes rois captifs, mes trésors, tout mon bien
Je chargerai, Vénus, tes autels de guirlandes ;
On y lira ces vers auprès de mes offrandes :
« Des faveurs d'une nuit reconnaissant le prix,
Properce offre ces dons à la belle Cypris ».

Ordonne, et mon vaisseau touchera le rivage,
Ou fléchira brisé sous les coups de l'orage ;
Mais si par tes mépris tu dois changer mon sort,
Ma Cynthie, à ton seuil plutôt que je sois mort !

ELEGIE XV

PROPERCE RACONTE SES PLAISIRS

O ravissante nuit ! nuit pleine de douceur !
O lit, témoin heureux de mon propre bonheur !
Que de mots échangés à ta clarté tremblante,
Lampe ! quels doux ébats lorsque tu fus absente...
Tantôt elle luttait en découvrant le sein ;
Elle opposait tantôt sa tunique à ma main.
Et quand sous le sommeil s'abaissa ma paupière,
Sa lèvre l'entrouvrit : « Tu dors », dit sa voix chère.
Nos bras s'entrelaçaient en mille nœuds charmants ;
Mes baisers s'arrêtaient, sur sa bouche, brûlants.
Que les jeux de l'amour perdent dans la nuit noire !
L'œil guide nos transports, le jour, tu peux m'en croire
Pâris des plus grands feux ne s'embrasa-t-il pas
Lorsque d'Hélène nue il surprit les appas ?
Endymion charma la sœur d'Apollon même,
Qui, nue aussi, s'endort près du mortel qu'elle aime.
Si tu prétends cacher tes attraits à mes yeux,
Ma main déchirera tes voiles odieux,
Et si par tes refus m'emporte la colère,
Tu pourras en montrer les traces à ta mère.
Livre donc à nos jeux ces deux globes charmants,
Droits, faisant rougir ceux qu'ont sucés des enfants.
Savourons les amours que le destin nous laisse :
Vers l'éternelle nuit le temps cruel nous presse.
Puissions-nous dans nos bras être enlacés toujours,
Sans que de nos ardeurs rien n'arrête le cours !
Pour modèles prenons ces tendres tourterelles,
Couple heureux, que l'Amour ne voit point infidèles.

L'ardente passion ne doit point s'affaiblir.
Quand il est vrai, l'amour ne doit jamais finir.
On verra la moisson à sa graine étrangère ;
La Nuit s'avancera sur un char de lumière ;
Les fleuves refluant ramèneront leurs flots ;
Le poisson périra dans l'abîme sans eaux,
Avant que mon amour pour une autre t'oublie.
Mort ou vif, j'appartiens pour toujours à Cynthie.
Pour être dans tes bras heureux comme je suis,
Un an serait trop long pour de semblables nuits.
Prodigue-les : j'acquiers une gloire divine
Tout mortel devient dieu, placé sur ta poitrine.
Si tous voulaient ainsi couler des jours heureux,
Ou borner à Bacchus leurs plaisirs et leurs vœux,
Ni le fer meurtrier ni les vaisseaux de guerre
Ne pousseraient nos corps au sein de l'onde amère,
Et Rome, tant de fois succombant par ses mains,
N'aurait point de ses fils à pleurer les destins.
Mais pour moi, nos neveux m'accorderont, je pense,
Qu'à nul dieu mes festins n'ont fait aucune offense.
Savoure le plaisir quand le permet le temps ;
Donne tous tes baisers, tous tes embrassements !
Ainsi qu'on voit la fleur à sa tige arrachée
Sur nos coupes tomber par le vent desséchée,
Peut-être verrons-nous, amants présomptueux,
La carrière, demain, se fermer à nos jeux!

ELEGIE XVI

A CYNTHIE

Des bords illyriens le voilà de retour,
Ton préteur, mes tourments, l'objet de ton amour.
Que de présents ma main eût offerts à Neptune,
S'il avait pu sombrer ainsi que sa fortune !

Sans moi, dans ta maison que de festins bruyants !
A tous, excepté moi, s'ouvrent tes deux battants.
L'occasion sourit pour une ample récolte ;
Tonds-le bien, sans remords, sans crainte de révolte,
Et puis, quand tu tiendras son argent et son or,
Qu'il aille pressurer des provinces encor !
Cynthie à la fortune accorde son estime ;
Les faisceaux ne sont rien ; c'est l'argent qui les prime...
O Vénus, venge-moi de cet affront fatal ;
Que l'abus du plaisir énerve mon rival !

De l'amour pour de l'or ! Quelle étrange folie !
Jupiter ! A ce point la femme est avilie !
Pour elle il faut chercher la perle au fond des mers,
Et demander à Tyr ses tissus les plus chers.
Ah ! si la pauvreté régnait dans Rome entière,
Si son chef habitait dans une humble chaumière,
Sans y perdre son cœur par l'argent acheté,
La femme y vieillirait avec sa pureté !...

Cc ne sont pas sept nuits qu'oublieuse tu passes
Au bras d'un vil mortel, lui prodiguant tes grâces,
Ou l'infidélité que j'attaque, mais c'est
Ta perfidie unie à ce front si parfait.
De mouvements lascifs, sur un lit où respire
Mon amour, un barbare a souillé mon empire.
D'Eriphyle du moins rappelle-toi la mort,
Et le feu qui finit de Créuse le sort.

L'outrage ne saurait terminer ma souffrance ;
Rien ne peut à mes maux porter une allégeance.
Depuis longtemps, hélas ! insensible, j'entends
Les jeux du champ de Mars, et la muse et les chants.
Ah ! je devrais rougir, mais l'âme est paresseuse,
Quand domine dans nous la passion honteuse.
Antoine, sur la mer, vit les flots étonnés
Plier sous des soldats par Rome condamnés ;
Le déshonneur lui fit livrer sa flotte à l'onde
Pour suivre l'infamie aux limites du monde.
Mais gloire au grand César dont le bras tout-puissant
Sut vaincre et déposer le glaive menaçant !

Puissent-ils dans les airs ou la terre profonde
Disparaître à jamais, ou dans le sein de l'onde,
Les présents de ses mains, tes riches vêtements,
L'émeraude et l'opale aux reflets si brillants !

Jupiter bien souvent se venge du parjure,
Et, sourd, il n'entend plus la voix de l'imposture.
As-tu vu quelquefois la foudre, dans les cieux
S'irritant, éclater sur un toit odieux !
Ce n'est point l'Orion qui l'a toujours formée ;
Sans raison sur la terre elle n'est point tombée.
Jupiter en courroux contre un sexe trompeur
Punit ainsi souvent les faussetés d'un cœur.
Crains donc, malgré de Tyr tout le riche étalage,
Quand le ciel nébuleux annonce quelque orage.

ELEGIE XVII

A CYNTHIE

Promettre à son amant une nuit, l'en frustrer,
C'est d'un sang généreux sans honte se souiller.
Voilà le seul refrain dans ma dure insomnie,
Quand sur mon lit je roule éloigné de Cynthie.
Qu'on soit touché du sort de Tantale, en ses eaux
Demandant, mais en vain, à sa soif un repos ;
Que l'effort de Sisyphe à son tour vous étonne,
Avec son roc toujours retombant ; rien ne donne
Une idée, un tableau, des douleurs d'un amant.
Que l'homme sage évite avec soin le tourment !

De mes succès naguère on vantait l'avantage...
Un jour sur dix, voilà maintenant mon partage.
Je n'ai plus qu'à choisir, dans mon malheureux sort,
Ou poison ou rocher pour me donner la mort,
Puisque vers toi ma plainte est sans effet lancée,
Et qu'à ton seuil je dors par une nuit glacée.
Toutefois je ne puis te haïr un instant,
Et ma constance un jour causera ton tourment.

ELEGIE XVIII

A CYNTHIE

Que d'amants par la plainte aux femmes odieux !
Souvent le froid silence en triompherait mieux.
Soyez témoins discrets des fautes d'une amante ;
Dissimulez toujours l'ennui qui vous tourmente.

Mais comment supporter qu'on me traite céans
Comme un homme ridé couvert de cheveux blancs
Non, jamais de Tithon méprisant la vieillesse,
L'Aurore du vieillard ne trahit la faiblesse.
Laissant son char, avant de baigner ses coursiers,
Elle le réchauffait par ses tendres baisers.
Quand aux rives de l'Inde, aux bras de la déesse
Il reposait, l'Aurore, accusant la vitesse
Du temps, blâmait les dieux, au fort de son amour.
De ce qu'elle annonçait trop promptement le jour,
Et Tithon, sur son sein, lui donnait plus de joie
Que de regrets la mort de Memnon devant Troie.
Près de lui, dans sa couche, elle se reposait,
Fière des cheveux blancs que sa bouche baisait...
Je suis jeune, et je vois mes ardeurs condamnées
Par toi qui vas plier sous le faix des années.

Je ris de tes mépris, en pensant que l'Amour
A sur les cœurs ingrats plus d'un cruel retour.

Du Breton se fardant tu marches sur la trace ;
Maintenant ta folie est de peindre ta face.
Crois-moi, la beauté vraie est dans le naturel ;
Une tête romaine est mal hors du réel ;
Que les tourments d'enfer la poursuivent sous terre,
La femme qui teignit ses cheveux la première.
Rends-moi souvent heureux, ma Cynthie ; à ce prix
De ta beauté toujours tu me verras épris ;
Mais offrir de l'azur la couleur la plus pure,
Cela n'embellira jamais une figure.

Je veux être ton frère ou ton fils tour à tour,
Et de leur tendre cœur avoir pour toi l'amour ;
Mais sur un lit témoin de ta chaste nature
Garde-toi de montrer une vaine parure.
J'en crois la renommée. Ah ! crains de t'y fier,
Car sa voix se répand dans l'univers entier.

ELEGIE XIX

A CYNTHIE

Tu fuis Rome ; pourtant je suis heureux, Cynthie,
De penser qu'en nos champs tu vas couler ta vie.
Dans ces lieux innocents nul jeune corrupteur
Qui vienne, en ses discours, attaquer ta pudeur ;
Sous ta fenêtre close aucun cri téméraire
N'interrompra jamais ton sommeil solitaire.
Là, tu devras aux prés, aux monts, à leurs troupeaux,
Au pauvre agriculteur des spectacles nouveaux.
Point de lubriques jeux, de temples où tu puisses
Troubler par tes propos les divins sacrifices,
Mais de forts bœufs traçant un pénible sillon,
Ou le cep s'abattant sous l'adroit vigneron.
Quelquefois, immolant un chevreau domestique,
Tu brûleras l'encens sur un autel rustique,
Et, simple en ton cothurne, en conduisant des chœurs
Tu seras à l'abri des hommes séducteurs.
Moi, je suivrai les pas de la chaste déesse ;
Vénus aura mes vœux, Diane ma tendresse.
L'animal des forêts tombera sous ma main ;
Je mettrai sa dépouille à la cime d'un pin ;
J'exciterai mes chiens ; cependant mon audace
Du sanglier, du lion, ne suivra pas la trace.
Mais je puis dans ces lieux où, dans ces belles eaux,
Le Clitumne blanchit la robe des taureaux,
Poursuivre de mes traits ou le lièvre timide,
Ou l'oiseau, dans les airs, de ma flèche rapide.
Si pourtant le désir aiguillonne tes sens,
Souviens-toi que j'arrive à tes appels pressants.
Toutefois les forêts, le ruisseau qui chemine
Mollement à travers la mousse et la colline,
N'entendront prononcer ton nom dans mon amour.
De crainte d'indiscrets prévenant mon retour.

ELEGIE XX

A CYNTHIE

Pourquoi m'accuses-tu d'avoir manqué de foi,
Ou d'un lâche abandon bien indigne de moi ?
Briséis loin d'Achille, Andromaque captive,
Elevaient moins que toi leur voix triste et plaintive.
Dans les bois de Cécrops, Philomèle éplorée
Etait, pendant la nuit, moins que toi désolée,
Et, sur le Sipylus, Niobé, sans enfants,
Jamais ne répandit des pleurs plus abondants.
Quand des chaînes d'airain, dans une tour profonde,
Ainsi que Danaé, m'écarteraient du monde,
Pour accourir vers toi, nul lien, nulle tour,
Ne pourrait, un instant, arrêter mon amour.
Le mal qu'on dit de toi n'affecte pas mon âme,
Et Cynthie a pourtant des doutes sur ma flamme !
Oui, j'en prends à témoin les os de mes parents
(Puissent m'anéantir leurs mânes, si je mens !),
Je t'aimerai toujours, et Properce et Cynthie
Cesseront de s'aimer quand finira leur vie.

Si je n'étais soumis aux charmes que je vois,
La douceur de ton joug me tiendrait sous tes lois.
Sept fois l'astre des nuits a fourni sa carrière,
Et sans cesse de nous s'entretient Rome entière,
Depuis qu'un libre accès m'amène à tes faveurs
Et qu'un seul lit reçoit nos communes ardeurs.
Ce n'est pas aux présents, aux offres gracieuses,
Mais à toi que je dois ces nuits délicieuses ;
Ton cœur m'a seul choisi parmi tant d'aspirants.
Eh ! pourrais-je oublier des bienfaits aussi grands !
Si je deviens ingrat, poursuivez-moi, Furies ;
Du juge des enfers Haines inassouvies,
Faites-moi dévorer par un autre vautour ;
Que sans trêve je roule un rocher à mon tour.
Cynthie, et sans descendre à cette humble prière,
La première en mon cœur y vivra la dernière,
Car j'ai seul un mérite et je l'aurai toujours
C'est d'aimer mûrement et d'aimer sans retour.

ELEGIE XXI

A CYNTHIE

Pour m'avoir accusé sans raison, que Panthus
Supporte justement le courroux de Vénus.

Ah ! crois-tu que Dodone ait un meilleur augure ?
Ton favori charmant te joue et se parjure ;
Il prend femme, oubliant le bonheur de tes nuits...
Crédule cœur, eh bien ! dévore tes ennuis,
Solitaire, pendant qu'auprès d'elle il se vante
De t'avoir, malgré lui, possédée en amante.
Tous tes adorateurs, de tes feux peu jaloux,
Te cherchent pour leur gloire, ainsi que cet époux.
Tel autrefois, fuyant un abri dont il use,
Jason laisse Médée et vole vers Créuse ;
Tel Ulysse, poussant sa nef vers d'autres ports,
Fuit l'île où Calypso déplore ses transports.
Instruites du mépris que l'on fait de vos charmes,
Trop faciles beautés, ne cédez point les armes...

Mais déjà ton cœur rêve un autre adorateur !
Ne peux-tu fuir, trompée, une nouvelle erreur ?
Pour moi, sois en santé, souffre de maladie,
En tous temps, en tous lieux, j'appartiens à Cynthie.

ELEGIE XXII

A DEMOPHOON

Plusieurs belles, hier, me plurent à la fois.
Tous mes maux cependant, ami, je les leur dois ;
Mais jamais à mes yeux la place ou le théâtre
Ne m'offre un beau minois que je ne l'idolâtre.
Qu'à ma vue un acteur étale un bras charmant ;
Qu'il ait l'art de toucher par la douceur du chant ;
Qu'une femme découvre un sein blanc comme neige ;
De cheveux vagabonds que son chef soit le siège,
Richement rehaussés de perles au sommet,
Mes yeux cherchent toujours le coup qui les soumet,
Et si l'espoir fléchit sous un regard sévère,
Une froide sueur m'inonde jusqu'à terre.

Devant tant de beautés je frissonne. Pourquoi ?
Tu l'ignores ! Chacun a son faible dans soi.
Sans pouvoir expliquer les passions humaines,
Tel se meurtrit au son des flûtes phrygiennes,
Sous les couteaux sacrés faisant couler son sang.
Moi, l'Amour me poursuit et s'attache à mon flanc.
Et quand de Thamyris j'aurais le sort horrible,
Mon cœur pour la beauté ne peut être insensible.

Peut-être trouves-tu mes membres sans vigueur.
Mais avec moi Vénus ignore la lenteur !
Sache-le ; car je puis dans la nuit, sans faiblesse,
Fournir tous les combats qu'exige ma maîtresse.
Alcmène à ses côtés eut le maître des dieux ;
Par deux nuits Jupiter fut éloigné des cieux,
Et pour lancer la foudre eut-il moins de puissance !
L'amour ne s'éteint pas par excès de vaillance.
Des bras de Briséis en dégageant les siens,
Achille faisait fuir les bataillons troyens,
Et lorsque Hector quittait la couche d'Andromaque,
Les Grecs craignaient-ils moins sa vigoureuse attaque ?
L'un et l'autre brûlaient et détruisaient encor.
Moi, je suis en amour un Achille, un Hector.

Phœbé fuit ; le soleil alors commence à luire.
Une maîtresse ainsi ne me saurait suffire.
A mes vœux enflammés si l'une ne vient pas,
Qu'une autre me réchauffe et me tienne en ses bras ;
Qu'elle n'ignore pas, rejetant mon message,
Qu'aussitôt sa rivale accepte mon hommage.
Deux ancres près du bord fixent mieux les vaisseaux ;
La mère avec deux fils redoute moins les maux.

Qu'une femme, à son gré, m'accepte ou me refuse,
Mais que jamais de moi sa fausseté n'abuse,
Car je ne connais pas de chagrin plus cuisant
Que la déception qui fond sur un amant.
Qu'il pousse de soupirs sur son lit solitaire !
Il la croit voir aux bras d'un autre qui la serre,
Il tremble de savoir. Hélas ! le malheureux,
Il cherche des secrets dont il craint les aveux.

ELEGIE XXIII

SUR LES FEMMES

Loin de fuir les chemins du vulgaire grossier,
Je cherche maintenant l'eau sale du bourbier.
L'homme bien né doit-il d'une épouse fidèle
Gagner les serviteurs pour arriver près d'elle ;
Savoir d'eux quel endroit elle foule à présent ;
Le lieu qui la reçoit, à quelle heure et comment ?
Elle écrit. Ces travaux d'Hercule, dont la fable
Entretient, offrent-ils un succès raisonnable !
D'un farouche gardien le regard vous poursuit ;
Surpris, on peut gagner un immonde réduit.
C'est le prix d'une nuit dans une année entière.
Malheur à qui se peut dans ces obstacles plaire !

La femme court-vêtue à mon cœur sied bien mieux,
Qui, libre, va, revient, sans nul garde ennuyeux.
La fange du chemin de son pied prend la trace,
Mais à tout postulant elle s'offre avec grâce,
Et ne demande pas dans son empressement
Ce que d'un père avare on obtient rarement.
Elle ne dira pas : « J'ai peur, je t'en supplie,
Mon époux va rentrer ; pars vite, je te prie ».
Je fuirai les larcins d'un lit trop vertueux.
Les filles de l'Euphrate auront seules mes vœux,
Puisqu'il n'est aux amants d'autre liberté pleine,
Et que vouloir aimer, c'est se mettre à la chaîne.

ELEGIE XXIV

A LUI-MEME

Quoi ! tu poursuis encore alors que tes écrits
Sur ta maîtresse et toi font pleuvoir le mépris !
Qui devait tes aveux retiendrait sa colère ?
On doit dans ses amours être honnête et se taire.

Je ne me verrais pas taxé de déshonneur ;
De mes désirs brûlants je cacherais l'auteur ;
Nul ne m'accuserait pour mon libertinage
Si Cynthie à mes feux n'opposait point l'outrage.
Aux vulgaires beautés si j'arrête mon choix,
Elles coûtent moins cher. La raison a son poids.
Mais à Cynthie il faut, contre mon humeur noire,
La dépouille d'un paon, des osselets d'ivoire,
Le cristal dans sa main conservant la fraîcheur,
De la Via sacra mille riens. Ah ! malheur !
Si je fuis la dépense ou connais l'avarice !
Mais je veux n'être plus soumis à son caprice.

ELEGIE XXV

A CYNTHIE

C'était là ce bonheur près de moi si vanté !
Eh quoi ! tant d'inconstance avec tant de beauté !
Ce lit de nos ébats, tu veux que je le laisse
Lorsqu'à peine deux nuits t'ont prouvé ma tendresse.
Naguère tu vantais, tu récitais mes vers,
Et ton amour s'envole et fend déjà les airs...
Qu'il vienne disputer et d'art et de génie,
Apprendre qu'un amour doit suffire en la vie ;
Qu'il lutte contre l'hydre, amant obséquieux ;
Qu'il arrache au dragon les fruits d'or, si tu veux ;
Qu'il boive les poisons ; affronte les naufrages ;
De tout malheur humain qu'il brave les orages...
Mais si tu me soumets à ces fameux travaux,
Cet homme deviendra le plus vil des rivaux.

Tes faveurs font l'orgueil d'un amant, mais sois sûre
Que l'année en son cours verra votre rupture.
Pour moi, ni les travaux d'Hercule, ni les ans,
Ni la mort, rien ne peut changer mes sentiments.
Hélas ! peut-être un jour, en recueillant ma cendre,
Tristement tu diras : « De Properce si tendre,
Voilà tout ce qui reste ; il fut seul en ses feux
Fidèle, quoique pauvre et sans riches aïeux ».

Non, rien ne peut agir sur mon âme constante,
Et je puis tout souffrir de la part d'une amante.
Combien belle figure a perdu d'amoureux !
Combien elle en a peu vu fixes dans leurs vœux !
L'ingrat Démophoon, l'infidèle Thésée
Quittèrent, sans tarder, une amante abusée ;
Médée, en son amour, le sauveur de Jason,
Déplora, tu le sais, un cruel abandon.

Partager son amour et feindre la tendresse,
C'est le rôle menteur d'une indigne maîtresse.
Ne me compare pas aux nobles, aux puissants.
Seul je te resterai dans les derniers moments ;
Mais puisses-tu plutôt, à celte heure venue,
Me pleurer, les cheveux sur ta poitrine nue !

ELEGIE XXVI

A CYNTHIE

Unique et tendre objet d'un amour malheureux,
Si le sort me retient, viens partager mes feux.
Vous, Catulle et Gallus, souffrez ma hardiesse,
Quand au-dessus de tout je place ma maîtresse.

Le soldat, loin des camps, vieux, trouve le repos.
Par l'âge appesanti, le bœuf fuit les travaux ;
La vétusté retient l'esquif sur le rivage
Et le temple reçoit le bouclier hors d'usage.
Mais verrai-je les ans de Tithon, de Nestor,
Que pour toi mon amour existerait encor.
Oh ! non, la dureté du tyran d'Agrigente,
Son taureau monstrueux, Gorgo pétrifiante,
Les vautours du Caucase unis tous pour ma mort,
Non, rien n'est plus cruel que mon malheureux sort.
La rouille, de l'acier prépare la ruine ;
Goutte à goutte en tombant sur le roc, l'eau le mine.
Seul mon amour résiste, et, sans être altéré,
Supporte cri, menace, affront réitéré,
Et, revenant toujours, aux paroles altières,
Aux blâmes il oppose excuses et prières...

Amant qui t'applaudis de goûter des faveurs,
La femme peu de temps entretient ses ardeurs.
Le nocher remplit-il ses vœux pendant l'orage ?
Souvent l'esquif brisé flotte près du rivage.
Celui-là dans le cirque est couronné vainqueur
Dont le char par sept fois touche au but sans malheur.
C'est pour mieux nous tromper qu'Amour semble sourire,
Mais pour venir plus tard le désastre en est pire...
Sans doute tu ne peux éprouver de rigueur,
Pourtant garde ta joie enfermée en ton cœur,
Car toujours en amour une langue indiscrète
Prépare, je ne sais comment, une défaite.
Ne te prodigue pas, quoique appelé souvent,
Les désirs provoqués résistent rarement.

Si les antiques mœurs avaient encor des charmes,
Loin d'un rival, du temps je craindrais peu les armes ;
Mais ni temps ni rival ne changera mon cœur.
Qu'à sa guise chacun caresse son erreur ;
Pourtant vous qui brûlez d'amour pour plusieurs belles,
Que vous cherchez de pleurs et de douleurs cruelles !
Esclaves des couleurs, chaque teint vous sourit ;
Si la blonde vous plaît, la brune vous séduit.
De chaque forme épris, vous admettez sans peine.
Avec égale ardeur, la Grecque ou la Romaine.
Mais qu'elle ait robe simple ou de pourpre de Tyr,
Chacune, de ses traits peut vous faire périr.
Pourquoi plusieurs amours s'élèvent-ils dans l'âme,
Quand pour tous les malheurs il suffit d'une femme !

ELEGIE XXVII

A CYNTHIE

Dans un rêve j'ai vu se briser ton vaisseau,
Tes mains, sans nul espoir, se débattre sur l'eau,
Tes cheveux disparaître en la liquide plaine,
Et ta bouche avouer tes parjures, sans peine.
Telle autrefois Hellé, sur un bélier brillant,
Fut le triste jouet du flot resplendissant.
Que j'ai craint que ce lieu n'eût le nom de Cynthie,
Que le marin un jour n'y pleurât sur ta vie !
Que j'adressais de vœux à Neptune, à Castor !
Combien Ino, Pollux en recevaient encor !
Tes mains de l'onde à peine excédaient la surface ;
Dans ce pressant danger, seul, mon nom trouvait place.
Si Glaucus eût joui du charme de tes yeux,
Déjà tu régnerais dans ses humides lieux.
Leurs nymphes, mais en vain, vanteraient Cymothée,
Et tu l'emporterais sur la blonde Nisée.
J'allais du haut d'un roc m'élancer quand, soudain,
A ton secours j'ai vu se hâter un dauphin,
Le sauveur d'Orion, je présume, et ma peine
A banni la douleur dont mon âme était pleine.

ELEGIE XXVIII

A CYNTHIE

On s'étonne que j'aie aussi belle maîtresse,
C'est pourquoi l'on me croit une grande richesse.
Les trésors de Cambyse et tout l'or de Crésus
Ne lui feraient point dire : « En mon lit ne viens plus ».
Les vers que j'écris sont un culte pour Cynthie ;
Elle hait les honneurs devant ma poésie.
La constance et la foi sont des preuves d'amour,
Mais le riche est changeant et n'aime pas toujours.
Si tu penses des mers franchir le vaste espace,
Poussé par mêmes vents, je viendrai sur ta trace ;
Nous verrons mêmes lieux ; sous même arbre vivant,
Nos lèvres puiseront l'eau du même courant.
A la proue, à la poupe, en notre course errante,
Même lit recevra Properce et son amante.
Avec toi de l'Eurus affronter les fureurs ;
Sous l'Auster, de la mer braver les profondeurs ;
D'Ulysse, sur les flots supporter les tempêtes,
Ou celles qui des Grecs menacèrent les têtes ;
Voir deux rocs rapprochés comme, autrefois, Argus
Dans sa marche guidé par l'oiseau de Vénus,
Tout sourit à mon cœur pourvu que je te voie,
Dût mon vaisseau du feu plus tard être la proie.
Puissions-nous tous deux nus toucher aux mêmes bords,
Mais que je reste aux flots, si la terre a ton corps.

Neptune à notre amour ne peut être contraire,
Car, en amour, ce dieu le dispute à son frère.
Amymone le prouve, elle qui, dans les champs,
Dut la source de Lerne à ses embrassements,
Et vit ce même dieu, d'une main généreuse,
D'une eau sacrée emplir son urne précieuse.
Orithye à Borée a pu plaire autrefois,
Lui qui soumet la terre et la mer à ses lois.
La cruelle Scylla devant nous sera tendre ;
Charybde cessera d'engloutir et de rendre ;
Les astres, dans le ciel, ne s'obscurciront plus ;
L'Orion sera pur, et pur sera l'Hædus.
Mais pour sauver tes jours, quand je perdrais la vie,
Je trouve que ma mort serait digne d'envie.

ELEGIE XXIX

L'INCERTITUDE DE LA MORT

Vous voulez de la mort savoir l'heure incertaine :
Quel chemin la conduit frapper la race humaine ;
Vous voulez, attachant vos yeux au ciel serein,
Reconnaître l'étoile où luit votre destin.
Poursuivez le Breton ou le Parthe indocile,
Le danger est sur terre et sur la mer mobile.
Vous pleurez en bravant les hasards des combats,
Car les guerriers sont tous sous les coups du trépas :
Pour vos toits vous craignez la flamme ou la ruine,
Et pour vous qu'un poison imprévu ne vous mine.

L'amant seul peut savoir quand il meurt et comment,
Sans crainte de Borée ou de Mars menaçant ;
Quand il serait assis sur le triste rivage,
Attendant le nocher de l'éternel passage,
Si d'une amante alors le rappelait la voix,
Il pourrait voir la vie une seconde fois.

ELEGIE XXX

A JUPITER

Jupiter, prends pitié des maux de ma maîtresse.
Elle est belle ; et sa mort t'accuserait sans cesse.

L'air s'embrase déjà des brûlantes chaleurs
Et de la canicule éprouve les ardeurs.
N'accusons ni ses feux ni le ciel, ma Cynthie,
Mais ton peu de respect des dieux, pendant ta vie.
Voilà ce qui vous perd, femmes, car vos serments
Ou tombent dans les eaux, ou partent sur les vents.

De la comparaison Vénus s'irrite-t-elle,
Jalouse de te voir auprès d'elle encor belle ?
Des temples de Junon ne te moquais-tu pas ?
Rendais-tu les honneurs aux beaux yeux de Pallas ?
Fière de ses attraits, on dit plus qu'on ne pense.
Indiscrète beauté, voilà ta récompense.
Mais peut-être tes jours, qu'assaille le malheur,
Se termineront-ils par un destin meilleur.

Sous une forme étrange, Io, dans sa jeunesse,
Vint s'abreuver au Nil dont elle est la déesse ;
Leucothoé sur terre erra ses premiers ans ;
On l'invoque aujourd'hui sur les flots menaçants :
Aux monstres furieux, victime destinée,
Andromède devint l'épouse de Persée,
Et Callisto, changée en ourse, sur les flots,
Par ses feux, dans la nuit, guide les matelots.

Peut-être, si le ciel hâte l'instant suprême,
Tu trouveras l'honneur dans le trépas lui-même.
Sémélé te croira, rappelant ses douleurs,
Lorsque de la beauté tu diras les malheurs,
Et parmi les grands noms célébrés par Homère,
Sans opposition tu seras la première.
Maintenant de ton mieux obéis au destin.
Le temps passe et les dieux se calment à la fin.
Jupiter, sauve-la... Ne crains point la colère
De Junon qu'une vierge, en son trépas, fait taire.

Le rhombe, sans tourner, d'impuissance est atteint ;
Le laurier crie en vain dans le feu qui s'éteint,
Et la lune, du ciel refuse de descendre ;
Seul, le chant du corbeau fatal se fait entendre.
Eh bien ! la même barque emportant deux amants
Fera voile avec eux loin des lieux des vivants.
De nous deux prends pitié, dieu cruel pour Cynthie.
Je mourrai de sa mort, je vivrai de sa vie.
Sauve-nous, et pour prix je chanterai toujours :
« Jupiter a sauvé Cynthie et nos amours ».
Elle-même, à tes pieds, d'un long voile couverte,
Dira que ta main seule a détourné sa perte.

La bonté, Proserpine, est faite pour ton cœur ;
0 Pluton, pourrais-tu montrer plus de rigueur !
L'enfer aux sombres lieux tant de beautés enserre
Qu'il peut en laisser une au moins sur cette terre
Pasiphaé, Typo, la fille d'Eurytus
Et celle d'Agénor aux noirs bords sont venues ;
Ce qu'avaient de parfait Priam, la Grèce et Troie,
De l'avide bûcher est devenu la proie,
Et Rome a vu descendre en la nuit du tombeau
Ce qu'elle possédait de plus grand, de plus beau.
Ou plus tôt ou plus tard, une route commune
Mène vers le néant la beauté, la fortune.
Puisque loin du danger maintenant tu te vois,
Viens à Diane offrir l'encens que tu lui dois ;
Donne une nuit de veille à la vache déesse,
A moi dix de bonheur, fidèle à ta promesse.

ELEGIE XXXI

A CYNTHIE

J'errais à l'aventure, au sortir d'une orgie,
Sans être accompagné, l'autre nuit, ô ma vie,
Quand de nombreux enfants m'assaillent tous en chœur.
Je ne pus les compter, aveuglé par la peur.
De torches et de traits ils avaient les mains pleines,
Et, nus, semblaient vouloir me charger de leurs chaînes.
« Saisissez-le ! s'écrie l'un d'eux, le plus ardent ;
Ah ! je le reconnais, c'est ce perfide amant
Qu'abandonne à nos coups sa maîtresse en colère ».
Et déjà leur lacet autour du cou me serre.
Un autre veut soudain que j'aille au milieu d'eux :
« Qu'il meure, puisqu'il n'a pu voir en nous des dieux,
Dit un troisième ; eh ! quoi, quand elle est dans l'attente,
Ingrat aimé, tu cours après une autre amante,
Quand elle eut dénoué ses rubans précieux,
Et chassé pour te voir le sommeil de ses yeux :
Tu pouvais t'enivrer de la douce ambroisie,
Du parfum de l'amour, qu'ignore l'Arabie !
Epargnons-le pourtant, mes frères ; désormais
Il promet d'être sage, et nous voici tout près ».
Il me rend aussitôt mon manteau, puis ajoute :
« Vois l'endroit : garde-toi de suivre une autre route ».

Le jour naissait à peine, et je voulus savoir
Si Cynthie était seule en sa couche, et la voir.
Douce extase ! jamais, introduit auprès d'elle,
Dans ses riches habits, je ne la vis si belle.
Pouvoir de la beauté ! sans aucun appareil,
Elle était ravissante au sortir du sommeil !
Un rêve la troublait ; pour elle et pour moi-même,
Elle allait à Vesta conter sa peine extrême.

« Viens-tu pour m'épier, si matin, en ces lieux ?
Dit-elle ; sur les tiens tu juges de mes feux.
Je ne suis point volage ; et toute âme constante,
Un autre ou toi, dans moi trouve fidèle amante.
Observe bien mon lit, cherche de tout côté
La trace de deux corps, preuve de volupté !
Mon maintien ni mon air, mon souffle ni ma bouche,
Ne t'en offre pas plus que n'en offre ma couche ».

A ces mots, de sa main repoussant tout baiser,
Elle chausse son pied du cothurne léger,
Me laisse, et, pour avoir cru qu'elle était trompeuse,
Je n'ai joui depuis d'aucune nuit heureuse.

ELEGIE XXXII

A CYNTHIE

Folles prétentions ! c'est en vain que tu fuis !
L'Amour te poursuivrait aux bords du Tanaïs.
Contre ses cruautés tu ne serais point sûre,
Ton pied fût-il armé des ailes de Mercure ;
Quand le cheval Pégase, au-dessus de l'éther,
Dans son rapide vol te devrait emporter.
L'Amour de tout son poids pèse sur sa conquête ;
Sans cesse des amants il fait plier la tête.
Surveillant intraitable, il poursuit en tous lieux ;
Nul captif devant lui ne peut lever les yeux.
Ce n'est pas cependant qu'il soit inexorable,
Pourvu qu'on se repente aussitôt que coupable.

Que la vieillesse austère accuse nos plaisirs !
Poursuivons notre route, au gré de nos désirs.
De ses antiques mœurs qu'elle vive contente ;
Nous, faisons résonner cette flûte savante
Que Pallas n'eût point dû jeter dans un marais
Parce qu'en la gonflant elle altérait ses traits.

Dans ta froide rigueur, veux-tu de la Phrygie
Braver encor les eaux et gagner l'Hyrcanie,
Et, de nos dieux communs désertant les autels,
Rentrer de sang souillée aux foyers paternels ?
Quoi ! je serais honteux d'une seule maîtresse !
Si c'est un crime, eh bien ! à l'Amour je le laisse.
Qu'on ne m'accuse pas. Viens, ma Cynthie, allons
Fouler la mousse verte ou la rosée, aux monts.
Les Muses dans ces lieux, leur séjour ordinaire,
Chantent les doux larcins de Jupiter leur père,
Ses feux pour Sémélé, pour Io tour à tour,
Comment, aigle rapide, il montra son amour.
Si nul de Cupidon n'a pu vaincre les armes,
Pourquoi m'accuser seul de céder à ses charmes ?
Ta présence ne peut troubler les chastes Sœurs,
Car autrefois ce dieu s'est glissé dans leurs chœurs.
Dans les antres de Thrace une d'elles fut chère
Au dieu de l'Œagrus, et par lui devint mère.
Aux danses que Bacchus guide, le thyrse en main,
Toutes avec honneur t'accueilleront soudain.
Le lierre alors ceindra mes tempes, ma Cynthie,
Car sans toi rien ne peut sortir de mon génie.

ELEGIE XXXIII

A CYNTHIE

Sur mon retard vers toi tu veux que je m'explique ?
César vient d'Apollon d'ouvrir le beau portique.
Le marbre le plus riche en soutient le contour ;
Les homicides sœurs s'y montrent tout autour ;
Un dieu charmant y tient la lyre dont il touche,
Et pour s'accompagner paraît ouvrir la bouche.
Quatre taureaux sculptés, d'un effet naturel,
Ouvrage de Myron, environnent l'autel.
Le temple qu'on admire, Apollon le préfère
A tout autre ; à ce dieu sa patrie est moins chère.
Sur le faite, en or pur est le char de Phébus.
Sur la porte, gravés dans l'ivoire, sont vus,
D'un côté, les Gaulois renversés du Parnasse ;
D'un autre, Niobé que la froide mort glace ;
Enfin, entre sa mère et Diane, sa sœur,
Apollon de sa voix fait vibrer la douceur.

ELEGIE XXXIV

A CYNTHIE

Si ta vue alimente et fait naître des feux
Que ton absence éteint, c'est la faute à tes yeux.

Aux murs de Télégon, réponds, que vas-tu faire ?
Tout oracle à Préneste offre un conseil contraire !
Quel motif à Tibur conduit ton char roulant ?
Sur la voie Appienne où cours-tu fréquemment ?
Plaise au ciel qu'en ces lieux tu sois toujours, Cynthie !
Mais, quand dévotement dans le bois d'Aricie,
Au milieu des flambeaux, tu veux montrer ta foi,
La foule me défend ta confiance en toi.
Tu vois avec dédain les somptueux portiques,
Les colonnes de prix, les tapis magnifiques,
Les arbres alignés, d'une égale hauteur,
Ces jets près de Maron répandant la fraîcheur,
Ces ondes qu'un triton épanche avec usure,
Quand dans Rome elles ont promené leur murmure.
Vaine erreur, si tu crois déguiser tes amours,
Ou te soustraire à moi par tes nombreux détours !
En efforts impuissants tu consumes ton âme,
Car tu tends des filets dont je connais la trame.

Ce qui me touche est peu, mais je vois ton honneur
D'un blâme général mériter la rigueur.
Par des récits fâcheux mon oreille surprise
M'apprend qu'en tout endroit Cynthie est compromise.

Mais, Properce, dois-tu croire de faux discours
Que contre la beauté la haine tient toujours !
Le soleil, je le sais, te rend ce témoignage
Que tu n'as préparé nul funeste breuvage,
Et quand tu passerais deux nuits à de longs jeux,
Pour d'aussi légers griefs en rien je ne m'émeus.
Pour suivre un étranger jadis s'enfuit Hélène
Et revint sous son toit sans subir nulle peine.
De Mars, jadis Vénus connut les tendres soins.
L'Olympe pour ce fait l'en honora-t-il moins ?
Eprise d'un berger dont la beauté la touche,
Elle chercha Pâris et partagea sa couche.
Les Silènes pourtant, les nymphes des forêts
Et Bacchus sont témoins de ses ébats secrets ;
Leur foule dans la grotte autour d'elle se presse
Et lui jette des fruits que revoit la déesse.

S'enquiert-on, dans ce temps de vicieux transports,
Comment, par qui la femme a gagné ses trésors !
O Rome, tu serais ville digne d'envie
Si tu devais rougir de la seule Cynthie ;
Mais Lesbie, avant elle, avait impunément,
Plus coupable, failli, sans nul antécédent.
Vous pouvez, ignorant nos mœurs plus que légères,
Chercher des Tatius, des Sabines sévères ;
Mais c'est vouloir des mers tarir les vastes eaux,
Ou ravir de ses mains les célestes flambeaux,
Que d'exiger du sexe une conduite sage.
La chasteté peut-être était-elle en usage
Lorsque régnait Saturne, en ce temps de revers
Où, sous Deucalion, l'eau couvrit l'univers.
Mais vous ne citerez ni déesse ni femme
Qui ne brûle jamais d'une impudique flamme.
D'un farouche taureau l'éclatante blancheur
Enflamme de Minos la femme sans pudeur ;
Malgré des murs d'airain et la tour qui l'enserre,
Danaé plie et cède au maître du tonnerre.

De Rome et de la Grèce imite les beautés
Tu n'auras point par moi tes désirs arrêtés.

ELEGIE XXXV

SUR LES FETES D'ISIS

Voici déjà venir d'Isis la triste fête,
Et depuis ces dix nuits Cynthie est en retraite.
Du tiède Nil pourquoi, laissant la région,
Io vint-elle ici par sa religion
Imposer aux amants une étrange coutume ?
Quels que soient ses bienfaits, j'en maudis l'amertume
Au temps où Jupiter t'aima secrètement,
Tu sentis la rigueur d'un long isolement,
Io, lorsque Junon, par un jaloux caprice,
Changea ton corps, ta voix et te rendit génisse.
Combien de fois le chêne à ta bouche nuisit !
Dans l'étable souvent sa feuille te nourrit.
Si Jupiter t'ôta cette forme trompeuse,
Pour cela devais-tu devenir orgueilleuse ?
Garde l'Egyptien basané, mais pourquoi
Viens-tu dans Rome, ici, nous imposer ta loi,
Et veux-tu que la femme ait des nuits de veuvage ?
De tes cornes, crois-moi, tu reprendras l'usage,
Et nous te bannirons, cruelle, car est-il
Quelque lien qui joigne et le Tibre et le Nil ?

Puisque durant ces nuits je n'ai vu ton visage,
Livrons-nous par trois fois à l'amoureux voyage.
Cynthie est sans oreille et je la prie en vain,
Et le char lent d'Icare arrive à son déclin.
Tu bois avec ardeur, et toujours sur la table
Ta main lance les dés, rapide, infatigable.
Périsse qui tira du raisin enivrant
Le suc dont il souilla le liquide élément !

En tombant sous les coups des Athéniens, Icare,
Tu sentis les effets de la liqueur barbare.
Elle devint pour toi funeste, Eurytion ;
Tu cédas, Polyphème, à ce fatal poison.
Le vin détruit beauté, purs sentiments, jeunesse,
Jusqu'à la connaissance aux yeux d'une maîtresse.

Mais tes charmes en rien ne tombent sous Bacchus,
Ta beauté reste ; bois, bois toujours, toujours plus.
Sur ta coupe je veux voir tes guirlandes pendre,
T'écouter récitant mes vers d'une voix tendre !
Que le falerne coule et dans la coupe d'or
Que l'écume pétille et couronne le bord !

Nulle femme en son lit n'aime la solitude,
Sans chercher un remède à son inquiétude.
L'absence d'un amant aiguillonne l'amour.
Le plaisir est moins vif quand il revient toujours.

ELEGIE XXXVI

AU POETE LYNCEE

Qui, même à l'amitié, confierait son amie
Lorsque naguère on m'a presque enlevé Cynthie ?
Je suis certain qu'il n'est point d'amis en amour,
Et qu'en fait de beautés on songe à soi toujours.
De l'amitié, du sang, l'amour brise la chaîne ;
Il bannit la concorde et provoque la haine.
Un hôte méconnut l'accueil de Ménélas.
Médée à l'étranger ne céda-t-elle pas ?

Si la constance eût pu délaisser ma Cynthie,
Tu te serais souillé d'une telle infamie,
Lyncée, et tu n'as point senti tomber tes mains
Quand l'objet de mes soins entrait dans tes desseins !
Que le poison subtil, qu'une lame traîtresse
Me tue. Ah ! j'y consens. Respecte ma maîtresse !
Dispose de mes jours, de moi, je le veux bien ;
Regarde comme à toi tout ce que j'ai de bien ;
Mais grâce pour Cynthie et grâce pour sa couche.
Je brave Jupiter si jamais il y touche !
Mon ombre, ce n'est rien : pourtant j'en suis jaloux
Et je tremble devant d'imaginaires coups.

Une seule raison plaide pour ta défense :
Ta bouche avait puisé dans le vin la démence.
Je crains d'un front ridé la sévère rigueur.
Tout le monde enfin sait de l'amour la douceur !
Mon cher Lyncée est pris lui-même du délire ;
Seul auprès de mes dieux je le vois qui soupire.
Aux livres de Platon, de ce vaste univers
Pourquoi vas-tu chercher tous les secrets divers ?
Et des vers de Lucrèce à quoi bon la lecture ?
Un remède à l'amour est-il dans Epicure ?
Suis plutôt Philétas, l'ami des doctes Sœurs,
Ou Callimaque avec ses doux propos rêveurs.
Quand de l'Achéloüs tu peindrais la défaite,
Lui faisant regagner tristement sa retraite ;
Le Méandre, en Phrygie, égaré dans son cours,
Ne se connaissant plus dans ces nombreux détours ;
Arion triomphant au tombeau d'Archémore,
Et doué de la voix ; quand tu dirais encore
Jupiter foudroyant Capanée, et sa mort ;
Quand d'Amphiaraüs tu tracerais le sort,
Que t'importe ! Renonce au cothurne d'Eschyle ;
Sache plier ton corps à la danse facile ;
Prends dans un cercle étroit un ton moins sérieux,
Et, poète sévère, exhale-nous tes feux.
Laisse le genre aussi d'Antimaque et d'Homère.
Les dieux à nos beautés à peine sauraient plaire.

Avant de se plier sous le joug, le taureau
A des liens serrés supporté le fardeau.
Pour endurer aussi l'amoureux esclavage,
Apprends à triompher de ton humeur sauvage.
Jamais belle n'a su les lois de l'univers ;
Pourquoi la lune fuit les lumineux coursiers ;
S'il est une autre vie au delà de la tombe
Ou si le hasard seul fait que la foudre tombe.
Jette les yeux sur moi ; mes biens sont peu nombreux ;
Aucun char triomphal ne porta mes aïeux ;
Dans un chœur de beautés pourtant coule ma vie,
Et malgré tes dédains, je le dois au génie.
Sans relâche je puis reposer sur des fleurs,
Moi que le tendre Amour perça de traits vainqueurs.

Virgile d'Actium peut chanter le rivage,
Phébus de nos vaisseaux écartant l'abordage,
Réveiller les combats des héros d'Ilion
Et relever ses murs dans le Lavinium.

Ah ! silence, Romains, vous aussi, Grecs, silence !
Il naît une œuvre qui l'Iliade devance.
O poète divin, tu célèbres Thyrsis,
A l'ombre du Galèse, et les chants de Daphnis.
Dix pommes, dans tes vers, sont le prix d'une belle,
Avec le gai chevreau soustrait à la mamelle.
Son berger est heureux au prix de tels présents !
Et l'ingrate est encor célébrée en ses chants.
Corydon d'Alexis tente de faire un traître,
D'Alexis le bonheur de son rustique maître,
Et quand les chalumeaux dans sa main sont muets,
On l'entend l'applaudir les nymphes des forêts.
Tu redis les leçons du poète d'Ascrée,
Virgile. Dans tes chants la campagne est dorée !
Quand tu verdis le pampre ou jaunis la moisson,
On dirait sous tes doigts la lyre d'Apollon.
Nul ne voit tes bergers avec indifférence,
Qu'il ait du tendre amour le culte ou l'ignorance,
Ton génie est égal, et, dans tes tons moins hauts,
C'est le cygne imposant silence aux vils rivaux.

Varron ne borna pas à Jason son génie.
Sa passion dicta des vers pour Leucadie.
Lesbie autant qu'Hélène est connue en tous lieux,
Grâce aux doctes écrits de Catulle amoureux ;
Calvus pour Quintilie a montré sa tendresse,
Dans des chants où son cœur s'épanche avec tristesse ;
Et, mort pour Lycoris, Gallus, dans les enfers,
Lave en les eaux du Styx la trace de ses fers.
Cynthie aussi vivra par mes vers, si la gloire
Avec tous ces grands noms me garde pour l'histoire.

 

FIN DU LIVRE DEUXIEME

 


 

LIVRE TROISIÈME

 

ELEGIE I

AUX MANES DE CALLIMAQUE ET DE PHILETAS

Mânes de Callimaque, ombre de Philétas,
Souffrez que sous vos bois je dirige mes pas.
Prêtre nouveau puisant à votre onde divine,
J'enseigne l'art des Grecs à la muse latine.
Sous l'effet de quelle eau, de grâce, dans quels lieux,
Quel antre, écrivez-vous des vers si gracieux ?

Ah ! chante qui voudra les combats et les armes !
Pour moi, les vers légers seuls possèdent des charmes.
Ces vers ont jusqu'aux cieux, sur de nouveaux coursiers,
Porté Muse et Properce entourés de lauriers ;
Les Amours avec moi pressent le char qui roule ;
Des poètes rivaux m'accompagne la foule,
Mais de me devancer elle essayerait en vain.
Pour atteindre la Muse étroit est le chemin.

Beaucoup, de tes exploits remplissant tes annales,
Jusqu'à Bactres suivront tes palmes triomphales,
Tandis que d'Hélicon visitant les sommets,
Rome, je chanterai les loisirs de la paix.
Muses, couvrez de fleurs votre nouveau poète,
Car toute autre couronne est lourde pour ma tête.
Peut-être qu'à l'envie échappée, dans le temps,
Après ma mort, j'aurai les honneurs les plus grands.

Le passé se grossit au temps qui lui succède,
Et, pour l'exagérer, la mort vient à son aide.
Qui, du cheval de bois renversant Ilion,
Qui, du fleuve guerrier, sans la tradition,
Saurait tous les détails ? Du maître du tonnerre
Qu'Ida fut le berceau ? Qu'un char sur la poussière
Roula trois fois Hector, et que Polydamas,
Déiphobe, Hélénus livrèrent des combats ?
A peine on connaîtrait le beau Pâris sans elle,
Et la prise de Troie et de sa citadelle.
Homère qui chanta ces lieux, à chaque instant
Voit croître son mérite et grandir son talent.
Plus tard mon nom à Rome obtiendra quelque gloire
Quand je ne serai plus ; et même je puis croire
Qu'Apollon lycien écoutera mes vœux,
Que mon nom, sans tombeau, vivra chez nos neveux.
Mais retournons déjà vers la route suivie
Et charmons de nouveau l'oreille de Cynthie.

ELEGIE II

A CYNTHIE

Orphée adoucissait les fauves des déserts,
Et les fleuves, dit-on, écoutaient ses concerts.
Aux accents d'Amphion se trouvant des entrailles,
Les pierres ont de Thèbes élevé les murailles.
Polyphème, à tes chants, Galatée aux yeux fiers
Dirigea vers l'Etna ses humides coursiers.

Apollon et Bacchus favorisent mes peines,
Et mes vers sont aimés de nos jeunes Romaines.
Ma demeure n'a point le marbre des palais ;
Ni l'ivoire ni l'or ne s'y trouvent jamais.
Je n'ai d'Alcinoüs ni verger sans limite,
Ni des grottes où l'eau roule et se précipite ;
Mais Calliope, unie à ses brillantes sœurs,
Me suit, dictant les vers qui charment mes lecteurs.

Bienheureuse Cynthie exaltée en mon livre,
Ta beauté par mes chants à jamais pourra vivre.
Mais ils périront tous, dévorés par le temps,
Ces tombeaux fastueux, ces temples élégants
Consacrés aux grands dieux, images du ciel même.
Pyramides ayant une hauteur extrême,
Sous la pluie ou le feu plus tard vous tomberez,
Ou sous le poids des ans vous vous écroulerez.
Mais l'œuvre de l'esprit ne meurt pas. Le génie
A ce qu'il toucha donne une éternelle vie.

ELEGIE III

SUR UN SONGE

Sur le mont Hélicon et sous sa fraîche haleine,
Je dormais mollement près des eaux d'Hippocrène.
Il me semblait pouvoir célébrer les exploits
Qui marquèrent dans Albe autant de puissants rois ;
Déjà même ma lèvre effleurait l'eau sacrée
Que buvait d'Ennius la bouche vénérée
Quand il disait Horace et les trois Curius ;
Emile dépouillant tant de rois ; Fabius
Vainquant par sa lenteur ; les heures déplorables
De Cannes ; nos grands dieux devenus favorables ;
Annibal repoussé ; les oiseaux de Junon
Sauvant de Jupiter la divine maison.
Mais tout à coup j'entends, appuyé sur sa lyre,
Phébus près d'un laurier, non loin d'un antre, dire :
« Insensé ! que viens-tu demander à ces eaux ?
Tu ne peux par tes chants égaler les héros,
Ni prétendre par eux consacrer ta mémoire.
Sur un char plus léger guide-toi vers la gloire ;
Ecris des vers qui, lus et relus chaque instant,
Charment dans ses désirs l'amour impatient ;
A ton chemin tracé reste toujours fidèle ;
Garde-toi de charger ta légère nacelle ;
Laisse la pleine mer ; va côtoyant le bord.
Les naufrages fameux arrivent loin du port ».

Il dit, et son archet me désigne ma place
Où conduit sur la mousse une récente trace.
C'était dans une grotte aux flancs verts, rocailleux ;
De la voûte pendaient des tambourins joyeux ;
Des Muses entouraient le buste de Silène ;
Là la flûte de Pan ; dans les eaux d'Hippocrène
Plongeaient leurs rouges becs ces oiseaux consacrés
A la belle Vénus et par moi vénérés.

Les neuf Sœurs dans les champs diversement s'égarent
Pour cueillir des présents qu'elles-mêmes préparent.
Une compose un thyrse, une autre essaye un chant ;
La rose dans leurs mains se tresse élégamment.
Mais l'une se détache et près de moi s'avance ;
A voir ses traits, c'était Calliope, je pense :
« Ne vole pas aux camps sur des coursiers fougueux ;
Contente-toi du cygne au plumage neigeux,
Dit-elle ; que jamais la trompette guerrière
N'attire dans nos bois ta valeur militaire ;
Ne dis point des Romains les nombreux bataillons,
Ni Marius domptant les féroces Teutons,
Ni le Rhin entraînant dans ses ondes plaintives
Des guerriers que le fer a frappés sur ses rives ;
Mais chante les amants qui, couronnés de fleurs,
La nuit, d'une maîtresse éprouvent les rigueurs.
Apprends-leur à tromper un despote sauvage,
Et d'une jeune femme à charmer l'esclavage ».

Ainsi dit Calliope, et, puisant sur ses pas,
Elle m'offrit les eaux que buvait Philétas.

ELEGIE IV

TRIOMPHE D'AUGUSTE

En traversant la mer où naît la perle fine,
César des Indiens prépare la ruine.
Quel triomphe t'attend au bout de l'univers !
Tu vas faire couler le Tigre sous tes fers ;
L'Inde pliera le dos sous la verge romaine,
Et le Parthe un peu tard recevra notre chaîne.

Soldats romains, lancez à la mer vos vaisseaux ;
Volez sur vos coursiers à des succès nouveaux.
Soyez heureux ; vengez Crassus et nos défaites ;
Travaillez à pousser de Rome les conquêtes.

Mars, Vesta dont les feux régissent notre sort,
Dieux puissants, donnez-moi de voir avant ma mort,
Etalés, sous mes yeux, les fruits de la victoire
Et César applaudi s'attarder dans sa gloire.
Appuyé sur le sein de ma chère beauté,
Sur le nom des vaincus le regard arrêté,
Je verrai ces coursiers et ces flèches rapides
Et ces chefs enchaînés sur leurs traits homicides.

En prolongeant les jours de César, ô Cypris,
Conserve-nous le sang auguste de ton fils.
Aux héros méritants je laisse la fortune,
Mais je veux applaudir quand la joie est commune.

ELEGIE V

A CYNTHIE

Amour, Dieu de la paix que tout amant révère,
Pourquoi Cynthie et moi vivre toujours en guerre ?
Sans passion pour l'or, pour étancher l'ardeur
De ma soif, je n'ai point des coupes de valeur.
Ni mille bœufs pour moi n'errent en Campanie,
Ni l'airain précieux n'excite mon envie.

Prométhée a pétri l'homme avec du limon.
Son art, peu soucieux de la saine raison,
Façonna bien son corps, mais négligea son âme ;
Du jugement il eût dû préparer la flamme.
Aussi nous parcourons la mer et nous cherchons
Des causes de combats sous d'autres horizons.

Que seront nos trésors devant la mort fatale ?
Nous arriverons nus à la rive infernale.
Là, vaincus et vainqueurs resteront confondus,
Marius, Jugurtha, pauvre Irus et Crésus.
La mort ne me paraît ni dure ni cruelle
Quand la Parque l'envoie au jour fixé par elle.

Jeune, je m'attachai tendrement aux neuf Sœurs
Et je trouvai ma joie au sein des doctes chœurs.
Maintenant de Bacchus je savoure l'ivresse ;
Ma tête sans relâche un lit de roses presse.
Plus tard quand les plaisirs avec l'âge fuiront,
Quand la neige des ans aura couvert mon front,
J'apprendrai les secrets que cache la nature ;
Quel dieu du monde entier conserve la structure ;
Où la lune commence et termine son cours,
Ses phases se réglant sur la fuite des jours ;
Pourquoi l'Eurus s'étend sur la mer ; pourquoi l'onde
Réside dans la nue et s'épand sur le monde ;
Pourquoi les eaux du ciel sont au contour d'Iris ;
Si l'univers un jour doit n'offrir que débris.
J'apprendrai les raisons du tremblement de terre,
Qui du globe ébranlé détourne la lumière ;
Des lenteurs du Bouvier ; de l'ardente vapeur
Qui de la Pléiade enveloppe le chœur ;
Du séjour de la mer dans l'enceinte assignée
Ou des quatre saisons qui partagent l'année.

Je saurai si les dieux punissent les méchants,
Si Tisiphone existe agitant ses serpents,
Si Tantale, Alcméon, Ixion et Phinée
Supporteront toujours la même destinée ;
Si Cerbère aux enfers montre de triples dents,
Si Titye étendu tient plus de neuf arpents,
Ou si la fable veut effrayer notre race,
Et s'il est, après nous, pour la crainte une place.

Tels seront mes travaux. Vous, de Mars les élus
Allez et rapportez les drapeaux de Crassus.

ELEGIE VI

LYGDAMUS ET PROPERCE

PROPERCE

Tes pensers sur Cynthie, exprime-les sans feinte
Et pour ta liberté sois désormais sans crainte.
Ne va pas cependant, par un zèle trop fort,
Mettre avec mes désirs ton récit en rapport.
Un messager doit être aussi vrai que fidèle ;
Plus l'esclave est exact, plus il montre de zèle.
Commence ; dis-moi tout, et, sans en perdre rien,
Mon oreille attentive est tout à l'entretien.
Ses cheveux en désordre éteignaient-ils ses charmes ?
Ses yeux abondamment répandaient-ils des larmes ?
Avait-elle un miroir, ou quelque bracelet
Qui de sa blanche main fÏt ressortir l'effet ?
Ses beaux bras négligés disaient-ils sa tristesse ?
N'était-il nul écrin auprès de ma maîtresse ?

LYGDAMUS

De ses femmes en deuil présidant les travaux
Et, triste, en sa maison, en tournant ses fuseaux,
Elle essuyait ses pleurs de son tissu de laine.
Alors se rappelant vos débats avec peine :
« Est-il ainsi, dit-elle, esclave de sa foi !
Garde-t-il les serments qu'il m'a faits devant toi ?
Sans reproches fondés, l'ingrat ! il m'abandonne,
Lygdamus, et mon cœur ne le cède à personne
Sans doute, il est heureux de mon isolement.
Qu'il vienne m'insulter à mon dernier moment !
Je ne crains pas pour moi les mœurs d'une rivale,
Mais du Rhombe il subit l'influence fatale.
Des philtres, le venin d'un crapaud monstrueux,
Des tronçons de serpent l'éloignent de ces lieux,
Ou des plumes d'effraie au sein des cimetières,
Ou de tristes débris de bandeaux funéraires.
Si mes songes, la nuit, n'offrent rien de menteur,
A mes pieds, quoique tard, il payera son erreur.
Oui, l'araignée immonde ira souiller leur couche,
Et de glace, Vénus n'aura rien qui les touche ».

PROPERCE

S'il est vrai que Cynthie ait parlé sans nul fard,
Vers elle, Lygdamus, retourne sans retard,
Et dis-lui que, brûlé d'une pareille flamme,
Depuis six fois deux jours j'évite toute femme.
Parle-lui de mes pleurs ; qu'elle sache à son tour
Que j'ai fui par colère et non défaut d'amour.
Si tu peux à la paix enlever toute entrave,
Dès ce jour, par mes soins, tu cesses d'être esclave.

 

ELEGIE VII

NAUFRAGE DE PETUS

L'argent seul est l'auteur de notre triste sort.
Avant l'heure par lui nous touchons à la mort ;
Il fournit l'aliment au vice qui nous mine
Et des chagrins cuisants il est seul l'origine.
Vers l'Egypte Pétus dirigeait son vaisseau,
Et c'est toi, vil argent, qui l'engloutis sous l'eau.
Pendant qu'il te poursuit, à la fleur de son âge,
Des monstres de la mer il devient le partage.
Infortuné Pétus, dans de derniers adieux,
Ta mère ne pourra te joindre à tes aïeux !
Sur toi l'oiseau marin s'acharne avec furie ;
Ton corps a pour tombeau la mer de Carpathie.

De la triste Orithye Aquilon ravisseur,
Quel fruit te revient-il, dis-moi, de son malheur ?
Neptune, quel plaisir, sur l'Océan immense,
De briser un esquif où siégeait l'innocence ?
O Pétus, vainement ta mère est dans tes vœux.
L'âge n'est rien ; pour toi la mer n'a plus de dieux.
L'ouragan, déchaîné sur le liquide empire,
Use et rompt les liens qui tenaient ton navire.

Tel périt Argynnus, et les bords menaçants
Rappelant son trépas disent les sentiments
Du fier Agamemnon. Sa flotte, qu'il oublie,
Par son retard causa la mort d'Iphigénie...

Flots, rejetez son corps, et s'il n'existe plus,
Qu'un peu de sable au moins s'élève sur Pétus !
Qu'en voyant son tombeau, le nautonier s'arrête
Et dise : « Il est prudent de craindre la tempête ».

Allez, frêles vaisseaux, préparez d'autres morts
Que nous activerons par nos humains efforts.
La terre était trop peu ; nous courons l'onde amère.
Oui, l'homme est l'artisan de sa propre misère.
L'ancre servira-t-elle à qui fuit sa maison !
Tous les maux contre lui fondent avec raison.
Nul vaisseau ne vieillit ; aux vents tout équipage
Périt, et le port même est témoin du naufrage.

La nature à l'avare ouvre le sein des mers !
Pour un léger succès que de nombreux revers !
Les Grecs virent leur flotte aux rocs de Capharée
Sombrer, et leurs trésors grossir l'onde salée.
Ulysse entend les cris de ses soldats mourants,
Et son génie alors n'a plus d'expédients.

Si, content de ses bœufs et de son héritage,
Pétus avait voulu goûter un avis sage,
Il vivrait maintenant au milieu des douceurs,
Pauvre dans ses foyers, mais sans verser de pleurs.
Dans le bruit qui le trouble, au courant qui l'entraîne,
Sa main débile oppose une manœuvre vaine...
Cependant il rêvait, dans un lit précieux,
De reposer son chef sur un duvet soyeux...
Mais contre son vaisseau le flot sans paix ni trêve
Bat, envahit ses flancs et sans pitié l'enlève,
Et sur la sombre mer, contre un faible débris,
Pour détruire Pétus les maux sont réunis.

Quand les ondes pourtant, dans ce malheur extrême,
L'étouffent, il se plaint en cet adieu suprême :
« Dieu de la mer Egée, Aquilon, roi des eaux,
Vagues qui sur ma tête entassez tant de maux :
Où poussez-vous ainsi la fleur de mes années ?
Que de mers par mes bras sont déjà mesurées !
Neptune contre moi s'arme de son trident ;
Je vais des alcyons toucher quelque brisant.
Ah ! puisse au moins la vague, aux bords de l'Italie,
Me jeter dans les bras d'une mère chérie... »

Il dit, et disparaît dans le gouffre béant.
Avec ces derniers mots vint son dernier moment.

O filles de Nérée, et vous dont la tendresse,
D'une mère a connu le poids de la tristesse,
Thétis, que n'avez-vous détourné son trépas,
En soutenant son corps, poids léger pour vos bras !

Sans que j'aille affronter une mer en furie,
Mes os reposeront un jour près de Cynthie.

ELEGIE VIII

A CYNTHIE

Nos disputes d'hier furent pleines de charmes.
Tes injures, tes cris, tes menaces, les armes
Que présente Bacchus à ta main en fureur,
Ces coupes contre moi, tout cause mon bonheur ;
Oh ! que n'arraches-tu mes cheveux dans ta rage !
De tes beaux doigts peux-tu respecter mon visage !
Pourquoi de ton flambeau ne pas brûler mes yeux !
Que ne déchires-tu mes habits odieux !
Sans violent amour, il n'est aucune flamme !
C'est par lui que l'on voit les ardeurs d'une femme.

D'outrages sans répit qu'elle envoie un torrent,
Et qu'aux pieds de Vénus elle aille se tordant ;
D'esclaves qu'elle traîne une suite bruyante,
En parcourant la ville ainsi qu'une bacchante ;
Que des rêves affreux agitent son sommeil ;
Qu'elle tremble en voyant la vierge au front vermeil ;
A ces signes connus, sans erreur je devine
La grande passion qui dans elle domine.
Défiez-vous d'un cœur insouciant et froid.
Que chez mes ennemis telle maîtresse soit.
Que sur mon cou, gravée, une empreinte vivante
Laisse voir mes rapports avec ma vive amante.
Je veux, dans notre amour, mes plaintes ou tes cris,
Sentir couler mes pleurs, ou voir tes yeux rougis,
Dans ces moments de crise où, malgré ton silence,
Ton geste et tes regards sont remplis d'éloquence.
J'abhorre le sommeil sans amours ni soupirs ;
Je veux trembler, sans trêve, aux feux de tes désirs.

Pâris était plus vif, quand, désertant l'arène,
Après de grands combats, il revoyait Hélène.
Pendant qu'Hector résiste aux Grecs victorieux,
Combien livre Pâris de combats amoureux !
A Cynthie, aux rivaux je fais toujours la guerre ;
Entre nous nulle paix ne peut être sur terre.
Sois fière ; tu n'as point de rivale en beauté.
Rien ne peut s'opposer à ta juste fierté.

Mais pour toi dont la ruse a trompé ma maîtresse,
Vis sous une marâtre et son époux sans cesse,
Et ce bonheur surpris, rapporte-le toujours
Au courroux de Cynthie et non à son amour.

ELEGIE IX

A MECENE

Illustre rejeton des rois de l'Etrurie,
Quand borner ta fortune est ton unique envie,
Pourquoi lancer ma muse aux vastes océans ?
Ma voile ne sied pas aux navires puissants.
Il est honteux de prendre un fardeau qui, trop large,
Causant votre rougeur, vous brise sous la charge.

Nous ne possédons pas tous le même talent ;
La gloire ne vient pas pour tous également.
Lysippe au bronze dur donne la vie et l'âme ;
Calamis aux coursiers communique la flamme ;
Apelle en ses tableaux fait respirer Vénus ;
Dans les sujets légers brille Parrhasius ;
La beauté de la forme en Mentor nous enchante ;
Mys façonne à ravir les contours de l'acanthe ;
Phidias dans l'ivoire anime Jupiter ;
Le marbre de Paros de Praxitèle est fier ;
Quelques-uns sur des chars disputent la victoire :
D'autres aux pieds légers doivent toute leur gloire ;
L'un recherche la paix ; l'autre le bruit des camps.
La nature à chaque homme assigne ses penchants.

Votre conduite en tout me servit de modèle ;
J'y veux, pour triompher, toujours rester fidèle.
Vous pouvez obtenir l'honneur suprême et voir
Les faisceaux, de vos lois soutenir le pouvoir ;
Voler contre le Mède, et, vaillant capitaine,
Avoir votre maison de lauriers toute pleine.
César vous fournirait l'armée et sa faveur ;
La fortune, après lui, clorait votre bonheur.
Mais vous fuyez l'éclat, et, loin de la lumière,
Modeste, vous tirez vos voiles en arrière.
Dans les siècles futurs, grâce à votre raison,
Des Camilles le vôtre égalera le nom ;
Sur les pas de César vous irez à la gloire ;
Votre fidélité sera votre victoire.

Je cherche ainsi, fuyant le terrible élément,
Sur un fleuve paisible un danger moins pressant.
Je ne tracerai pas les maux héréditaires
De Thèbes, les combats désastreux des deux frères.
Scée ou Pergame en vain réclameraient mes chants,
Comme les Grecs rentrés après dix longs printemps,
Lorsque, l'art de Minerve aidant à leur fortune,
Ils eurent renversé les remparts de Neptune.
Si j'ai de Callimaque accompagné les pas,
Si j'ai monté ma lyre au ton de Philétas,
Ce bonheur me suffit ; que la verte jeunesse,
M'honorant comme un dieu vers mes autels se presse.

Commandez, et je puis célébrer dans mes chants
Jupiter, au Phlégra, renversant les géants ;
Ce palais où jadis l'herbe couvrait la terre ;
Rome s'affermissant par le meurtre d'un frère ;
Et la louve sauvage allaitant deux enfants.
Vos désirs peuvent seuls accroître mes talents.
Je puis chanter César, dans une course heureuse,
Des Parthes arrêtant la fuite insidieuse ;
L'Egypte humiliée, au pouvoir des Romains ;
Antoine contre lui tournant ses propres mains.

Continuez plutôt à guider mon jeune âge
Sur la voie où déjà mon char nouveau s'engage.
Mon triomphe, ô Mécène, et ne me l'ôtez pas !
Sera d'avoir guidé, sur les vôtres, mes pas.

ELEGIE X

ANNIVERSAIRE DE CYNTHIE

Ce matin, le soleil empourprait l'horizon,
Lorsqu'autour de mon lit, frappant à l'unisson
Trois fois avec leurs mains, les Muses, de Cynthie
Ont annoncé le jour qui commença la vie.

Puisse-t-il sans nul vent, sans nuages, ce jour
Voir le calme des mers sur leur vaste contour !
Qu'il soit pour tous les cœurs plein de joie et de charmes ;
Que Niobé se calme et sèche aussi ses larmes ;
Que l'alcyon plaintif ne pousse plus ses cris ;
Que la tendre Progné ne pleure plus Itys.

Et toi qui vins au monde en une heure propice,
Lève-toi ; rends aux dieux un culte de justice ;
Laisse de ton sommeil la souillure en cette eau ;
Que ta main à ton chef donne un lustre nouveau,
Et, rehaussant de fleurs ta belle chevelure,
Aux yeux qu'elle a séduits offre même parure.
Viens demander aux dieux qu'on puisse toujours voir
Ta beauté sur mes sens étendre son pouvoir ;
Puis, ayant honoré d'encens et de guirlandes
Tes lares, d'un feu pur éclaire tes offrandes.
Ensuite, prolongeant la nuit dans un festin,
Nous pourrons aspirer le parfum le plus fin.
Nos chœurs, qu'animeront tes lascives paroles,
Vaincront les instruments dans nos danses frivoles ;
Le sommeil importun désertera nos yeux,
Et nos éclats bruyants rempliront tous ces lieux.
Les dés aussi diront, interprètes fidèles,
Lequel de nous l'Amour frappe mieux de ses ailes.

Enfin, rassasiés des faveurs de Bacchus,
Nous irons honorer la puissante Vénus.
Notre lit deviendra comme le sanctuaire
Qui verra terminer ta fête anniversaire.

ELEGIE XI

L'EMPIRE DES FEMMES

Pourquoi vous étonner qu'une femme m'enchaîne
Et que son char vainqueur après elle m'entraîne ?
Pourquoi m'accuse-t-on d'infâme lâcheté
Si je ne puis briser le joug de la beauté ?

Le marin, de la mort prévoit le mieux l'atteinte ;
Sa blessure au soldat fait connaître la crainte.
Jeune aussi, je tenais ce langage assez fier.
Par mon exemple, ami, sache te défier.

Tu domptas les taureaux qui vomissaient la flamme,
Tu fis sortir du sol des bataillons pleins d'âme,
Médée, et pour aider dans le succès Jason,
Ta puissance endormit le terrible dragon.

Sur son coursier fougueux, de ses flèches rapides
Penthésilée a pu poursuivre les Atrides,
Et, dévoilant son front et ses traits gracieux,
D'Achille désarmer le bras victorieux.

Omphale, une beauté que le lac de Gygée
Avait vue en ses eaux si fréquemment plongée,
D'Hercule qui du monde avait touché la fin
Triomphe, et le héros tient les fuseaux en main.

Sémiramis fonda Babylone, et sa ville
Dut ses remparts au feu qui durcissait l'argile,
Si larges au sommet que deux chars s'y croisaient
Et, libres sur ces murs, nullement se froissaient.
Elle enferma l'Euphrate en cette vaste enceinte
Et Bactres sous son joug de plier fut contrainte.
Sans vouloir faire ici leur procès aux héros
Ni citer d'autres dieux devant mes tribunaux,
Que de fois Jupiter, dans sa faiblesse extrême,
Par des amours honteux s'est compromis lui-même !
A des esclaves vils prodiguant ses appas,
Une femme d'opprobre a couvert nos soldats ;
Cette reine voulait d'un amant impudique
Rome et Sénat pour prix de son ardeur lubrique.
Alexandrie, ô sol contraire à nos destins,
Memphis souvent noyée en le sang des Romains ;
Rivage où de Pompée a succombé la gloire,
Quel temps effacera cette honteuse histoire,
O Rome ! Il valait mieux, à Pharsale, au vainqueur
Te soumettre, Pompée, et subir sa rigueur !

Quoi ! de Canope, un jour, l'incestueuse reine,
De Philippe la honte, en son audace vaine,
Prétendait qu'Anubis remplaçât Jupiter :
Que le Tibre s'enfuît devant le Nil altier ;
Que le sistre couvrît nos trompettes guerrières ;
Que ses esquifs légers vainquissent nos galères ;
Et, sur le Capitole, auprès de Marius,
Que nous fussions traités ainsi que des vaincus !
S'il eût fallu plier ainsi sous une femme,
Mieux valait de Tarquin porter le joug infâme !
César nous a sauvés. Rome, pour ce héros
Demandons de longs jours à l'abri de tous maux...

Mais elle a de son Nil fendu les tristes plaines !...
Bientôt elle a tendu ses mains devant nos chaînes,
Et j'ai vu sur son bras, sous la dent du serpent,
L'endroit par où la mort se glissa sourdement.
Rome, puisque César te défend sans faiblesse,
Que peuvent contre toi l'inconduite et l'ivresse ?

Rome, reine du monde, a redouté pourtant,
De sa part, des combats l'appareil menaçant.
Elle avait d'Annibal oublié les défaites ;
Sur Syphax, sur Pyrrhus nos brillantes conquêtes ;
L'abîme que combla de son corps Curtius ;
L'ennemi, pour sa perte, immolant Décius ;
Coclès qui seul défend un pont de bois qu'on coupe ;
Un corbeau protégeant Corvus contre une troupe !
Œuvre des dieux, nos murs sont défendus par eux
César peut balancer presque le roi des dieux.
Triomphes de Pompée, étendards de Camille,
Flottes des Scipions... Souvenir inutile !
Par ses chants, Apollon fixera sans retour
Nos succès sur Antoine, établis en un jour.
César, pour le marin, qu'il parte ou qu'il revienne,
Sera toujours un dieu sur la mer Ionienne.

ELEGIE XII

A POSTUME

Postume, de Galla tu méprises les pleurs,
Pour suivre de César les étendards vainqueurs.
Le butin sur le Parthe ou son ardeur guerrière
Peuvent-ils de Galla balancer la prière ?
Ah ! malédiction à l'homme avare et vain
Qui préfère la guerre aux douceurs de l'hymen !
De ta soif, à l'Araxe, apaisant la torture,
Quand tu te pencheras sous ta brûlante armure,
Ta languissante épouse, en proie à la terreur,
Craindra pour toi l'effet de ta bouillante ardeur ;
Elle croira te voir sous l'ardent sagittaire,
Sous les coursiers dorés rouler sur la poussière,
Ou recevoir, en pleurs, tes débris tout sanglants.
Tel le soldat revient du milieu de ces camps.

Postume, trop heureux, ton ardeur belliqueuse
Ne devait pas avoir femme aussi vertueuse.
Pourra-t-elle dans Rome, école d'impudeur,
Au milieu des écueils aller sans défenseur !
Sois paisible ; Galla, dans sa vertu suprême,
Triomphera de tout, de ta dureté même,
Et, vainqueur du destin, tu prendras dans tes bras,
Suspendus à ton cou, ses pudiques appas,
Nouvel Ulysse, fier d'une autre Pénélope !

Par dix ans, sans regrets, le temps se développe,
Tandis qu'Ulysse vainc les Cicones, Calpé,
Polyphème dont l'œil est par sa main crevé.
Sa vertu par Circé n'est nullement surprise,
Et les sucs du lotos sur lui n'ont point de prise ;
De Scylla, de Charybde il surmonte les eaux ;
Ses soldats du Soleil dévorent les taureaux
Que tenait sous sa garde et paissait Lampérie,
Sans que d'Ulysse rien ne ternisse la vie ;
De Calypso trop tendre il se soustrait aux pleurs ;
Puis, lorsqu'il a sur mer prolongé ses erreurs,
Evité le détroit périlleux des Sirènes,
Il va voir de l'enfer les ténébreuses plaines ;
Son arc le débarrasse enfin de ses rivaux,
Et quand il a par là terminé ses travaux,
Pénélope l'accueille exempte de tout vice,
Et Galla renchérit sur l'épouse d'Ulysse.

ELEGIE XIII

AVARICE DES FEMMES

Vous demandez pourquoi, la nuit, des femmes viles
Vendent cher des plaisirs en ruines fertiles.
De ces malheurs si grands la raison, la voici :
Le luxe forme seul notre unique souci ;
L'Inde nous donne l'or de ses mines profondes ;
La mer Rouge fournit les perles de ses ondes ;
La pourpre que produit le pays de Cadmus ;
Les parfums d'Arabie à nous seuls sont vendus.
Point de vertu du jour, qui ne livre ses charmes.
Pénélope, je crois, céderait à ces armes.
Couverte des trésors d'un homme sans valeur,
Chaque Romaine étale aux yeux son déshonneur.
La femme exige tout ; l'homme donne sans cesse ;
Tout plaisir retardé n'attend qu'une largesse.

Aux champs qui du soleil voient les premiers rubis,
Il existe une loi favorable aux maris.
Sous leurs époux défunts quand les flammes crépitent,
Les femmes au bûcher, en deuil, se précipitent.
C'est une lutte à qui le suivra dans la mort ;
Elles trouvent l'honneur à partager son sort,
Et les plus tendres vont, quand le feu le dévore,
Se pencher sur ses traits et l'embrasser encore.
A Rome, que fait-on ? La femme y vend son cœur ;
Plus d'Evadné fidèle ! Ici plus de pudeur !

Des temps de l'âge d'or trop heureuse jeunesse,
Les vergers, les moissons formaient votre richesse ;
Vous borniez votre faste aux produits de vos champs ;
La mûre en vos paniers composait vos présents ;
Le lis, la violette et les fleurs printanières
Brillaient entre l'osier tressé par vos bergères ;
Vous offriez des raisins de leur pampre couverts ;
Des oiseaux nuancés de plumages divers,
Et ces dons, sous les bois, dans de tendres caresses,
Vous valaient les baisers de vos chastes maîtresses ;
De simples peaux de faon couvraient seules vos dos ;
Sur un gazon touffu vous preniez le repos ;
A l'ombre d'un haut pin, sans crime, à votre vue,
Vos nymphes étalaient leur grâce toute nue.
Seul, un bélier, le soir, de l'Ida ramenait
Le troupeau qui, repu, sans peine le suivait.
Heureux bergers, les dieux prenaient votre défense ;
Vos foyers s'honoraient de leur douce présence ;
Poursuivez, disait Pan, en tous lieux, sur mes champs
Ou le lièvre timide ou l'oiseau ; j'y consens.
Même de la colline appelez, et, propice,
Je viendrai prendre part à ce double exercice.
Mais l'on fuit aujourd'hui les temples, les autels.
L'or est l'unique dieu qu'adorent les mortels ;
Il conduit aux emplois, il corrompt la justice,
Il honnit la vertu pour couronner le vice.

De la foudre pourtant Brennus se trouve atteint
Pour avoir d'Apollon pillé le temple saint,
Et ses soldats punis périssent sous la glace
Que de ses sommets verts fait pleuvoir le Parnasse.

Au mépris de la foi, Polydore, ton or
En un meurtrier changea l'hôte Polymnestor.
Pour l'or d'un bracelet, Eriphyle barbare,
Tu plongeas ton époux dans le sombre Tartare.

Rome, je le prédis, et puissé-je mentir !
Ta richesse, crois-moi, vise à t'anéantir.
Vains discours ! car je suis cette pauvre Cassandre
Que jadis les Troyens ne voulaient pas entendre.
Elle eût sauvé Priam et son trône à la fois ;
Mais les dieux vainement s'exprimaient par sa voix,
Quand d'Ilion sa bouche annonçait la ruine,
Et qu'un cheval de bois en serait l'origine.

ELEGIE XIV

JEUX DE SPARTE

O Sparte, de tes jeux nous admirons les lois,
Mais surtout, quand du sexe en augmentant les droits
Sans craindre les lutteurs, ni blesser la décence,
La jeune fille nue au milieu d'eux s'avance.
Elle lance la balle et lui fait fendre l'air ;
Le cercle lourd se meut sous sa tige de fer ;
Dans la poudre elle vole au bout de la carrière ;
Ardente, elle soutient la lutte meurtrière ;
Elle attache à son bras le gantelet pesant ;
Le disque de sa main s'enfuit en tournoyant ;
Elle guide un coursier ; à son flanc elle applique
Le glaive, et de l'airain couvre son front pudique.
On dirait l'amazone au sein nu, dans les eaux
Enlevant la sueur de ses rudes travaux.
Au Taygète, parfois, de frimas recouverte,
Elle pousse ses chiens, aussi vive qu'alerte.
Tels Castor et Pollux, aux bords de l'Eurotas,
Préparaient les succès de leurs futurs combats,
Quand, devant ces héros découvrant sa poitrine,
Hélène résistait à leur force divine.

Le mystère est dans Sparte interdit aux amants,
Mais ils peuvent paraître aux regards des passants.
La vierge y grandit libre et loin d'un œil austère ;
L'épouse n'y craint pas un mari trop sévère ;
On y déclare seul ses feux et sans nuls frais.
Si l'on est repoussé, c'est pour de courts délais ;
La pourpre sous les yeux jamais ne s'y déroule ;
D'esclaves empressés on n'y voit nulle foule.

La femme est entourée à Rome, en tout endroit
On ne peut l'approcher même du bout du doigt,
Lui parler, ni juger du teint de son visage,
Et l'Amour, sans y voir, dans la nuit y voyage.

De Sparte, ô Rome, adopte et les lois et les jeux.
Pour de telles faveurs je t'en aimerai mieux.

ELEGIE XV

A CYNTHIE

Puissé-je, si je mens, des plaisirs de l'amour,
Dans la nuit, solitaire, ignorer le retour.

Je venais de quitter la robe du jeune âge
Et pouvais me livrer à l'amoureux voyage
Quand l'adroite Lycinne, et sans présents repus,
M'initia, la nuit, aux plaisirs de Vénus.
Depuis trois ans bientôt, et la chose est certaine,
A Lycinne j'ai dit dix paroles à peine.
D'autres affections ton amour fut la fin,
Et je n'eus dès ce jour de bonheur qu'en ton sein.

N'imite point Dircé. Sa jalouse colère
Poursuivait de Lycus l'amante imaginaire.
Que de fois, d'Antiope enflammant les cheveux,
Elle mit sur sa joue un stigmate odieux !
Que de fois, l'accablant d'une tache trop dure,
Elle la contraignit de coucher sur la dure !
Souvent, aux profondeurs d'une infecte prison,
Elle lui refusa la plus simple boisson.
Quoi ! Jupiter, tu vois les maux de ta maîtresse,
Et ta main ne rompt pas la chaîne qui la blesse !
Pour ta divinité ce retard est honteux.
Antiope peut-elle invoquer d'autres dieux ?
Enfin, réunissant ce qu'elle a de courage,
Elle brise le joug de son dur esclavage,
Sur le haut Cithéron timidement s'enfuit,
Et sur un lit de neige y repose la nuit.
Au seul bruit de l'Asope elle croit derrière elle
Entendre s'avancer sa maîtresse cruelle ;
Zéthus fort durement la repousse ; Amphion,
Triste, ne peut offrir un gîte en sa maison.

Quand de la mer houleuse ont cessé les colères,
On n'entend plus des vents les sifflements contraires.
Le rivage se tait, et muets sont les flots ;
Telle Antiope cède enfin à tant d'assauts.
Amphion et Zéthus reconnaissent leur mère,
Par les soins du vieillard qui leur servit de père,
Et vengeant sur Circé des traitements affreux,
Ils l'attachent au front d'un taureau furieux.
Son corps frappe en tous lieux. Jupiter, ta vengeance
Pour Antiope, alors, montra ta préférence.
Le sang de Circé coule aux prés verts de Zéthus ;
Amphion, triomphant, chante le dieu Phébus.

Epargne donc Lycinne ; elle n'est point coupable.
Mais la femme en colère a le cœur implacable !
Ne prête point l'oreille à des propos menteurs.
Le tombeau, seul, pour toi détruira mes ardeurs.

 

ELEGIE XVI

INVITATION DE CYNTHIE

Il est minuit ; voilà qu'à l'instant ma maîtresse
De me rendre à Tibur par sa lettre me presse,
Aux lieux où l'Anio précipite ses eaux,
Où deux tours aux flancs gris montrent leurs sommets hauts.
Que ferai-je ? Aux brigands, en bravant la nuit sombre,
Vais-je exposer mes jours dans l'épaisseur de l'ombre ?
Si je diffère un peu, l'objet de mes frayeurs
Ne sera désormais rien auprès de mes pleurs.
Ma maîtresse n'a pas la main toujours légère,
Et je fus une fois banni l'année entière...

Puis, quel homme oserait attaquer un amant ?
Scyron le laisserait passer impunément.
Nul monstre ne voudrait attenter à sa vie ;
Il peut tranquillement traverser la Scythie ;
Les astres et la lune éclairent son chemin ;
L'Amour va devant lui, ses flambeaux à la main,
D'une dent venimeuse écartant la morsure,
Et frayant à ses pieds la route la plus sûre.
Pourquoi verser un sang que protège Vénus,
Lorsqu'auprès d'une amante il ne bat même plus ?

Et quand devrait la mort m'atteindre tout à l'heure,
Pour le bonheur promis je consens que je meure.
Cynthie alors viendra de parfums et de fleurs
Me couvrir fréquemment en m'arrosant de pleurs.
Puisse-t-elle choisir un endroit solitaire
Où je reposerai loin des pas du vulgaire,
Sous un arbre touffu, sans crainte de passants
Qui viennent dans leur tombe insulter aux amants !
Une plage déserte à mon nom doit suffire ;
Que sur un grand chemin nul ne vienne le lire !

ELEGIE XVII

A BACCHUS

Aux pieds de tes autels j'élève ma prière.
Rends la paix à mes sens, ô Bacchus, ô mon père !
De l'ardente Vénus, tu peux, dans la boisson,
Combattre les effets de l'amoureux poison.
Tu formes, tu détruis l'union de deux âmes.
Viens éteindre en mon cœur de trop funestes flammes.
Par des lynx Ariadne, emportée en les cieux,
Prouve que de l'Amour tu ressentis les feux.

Hélas ! un feu cruel circule dans mes veines !
Le vin seul ou la mort peut terminer mes peines,
Car la crainte et l'espoir d'un malheureux amant,
Seul, à jeun, dans son lit, la nuit font le tourment.

Si, grâce à tes faveurs, le sommeil que j'implore
Viens apaiser mon sang et ma paupière clore,
J'irai planter ta vigne aux penchants des coteaux,
Et j'en écarterai les malfaisants troupeaux,
Jusqu'au jour où la grappe, en mes cuves posée,
Laissera sous le pied voir sa couleur rosée.
Le reste de mes ans, je consacre ma voix
A dire de Bacchus la gloire et les exploits,
Je chanterai la foudre éclairant ta naissance !
Les Silènes chassant l'Indien par leur présence :
Lycurgue, furieux, froissant ton jeune plant ;
Penthée entre les mains des Bacchantes mourant ;
Les matelots changés, s'élançant dans les ondes,
Nageant, dauphins nouveaux, au sein des eaux profondes,
Naxos, sous les parfums de ses ruisseaux de vin,
Où l'heureux habitant peut s'abreuver sans fin.
Je veux voir sur ton front la mitre lydienne ;
Que sur ton cou le lierre en longs festons se tienne,
Que l'huile te parfume et, sur tes beaux pieds nus,
Qu'une robe à longs flots déroule ses tissus.
Cybèle, dont le front des tourelles étale,
Ainsi que sur l'Ida, frappera sa cymbale ;
Thèbes agitera son joyeux tambourin ;
Les Satyres pour toi diront un gai refrain,
Et, devant tes autels, en main la coupe pleine,
Un prêtre d'un vin pur inondera l'arène.
Pour chanter dignement une telle grandeur,
Je prendrai de Pindare et le ton et l'ampleur.
Mais viens d'un joug hautain briser la tyrannie ;
Calme dans le sommeil les soucis de ma vie.

ELEGIE XVIII

LA MORT EST INEVITABLE

Près des lieux ombragés de l'Averse, où la mer
Vient, captive, en jouant, briser son flot amer,
Près de l'endroit où gît le trompette de Troie,
Où vit le souvenir d'Hercule dans sa voie,
Aux bords où ce héros signala sa valeur,
Où sonna la trompette en l'honneur du vainqueur,
Baïe offre ses bains tièdes, affreux rivage,
Que semble quelque dieu poursuivre de sa rage.
Ce lieu dans les enfers un héros engloutit,
Et sur les eaux du lac erre encor son esprit...
Rien ne l'a garanti. Sa valeur, sa naissance,
Sa force, de César la suprême puissance,
Ces voiles et ces vœux dans un théâtre plein,
Les vertus dont sa mère enseigna le chemin,
Rien n'arrêta sa mort, à sa vingtième année.
Un instant a tranché si belle destinée !

Ah ! rêvons orgueilleux triomphes, cris flatteurs,
Suffrages empressés, propos approbateurs !
Etalons aux regards le faste de Pergame,
Un jour, tout deviendra l'aliment de la flamme.
Pauvres, riches, petits, grands, faibles et puissants,
Nous serons entraînés par les mêmes courants ;
Tous, nous irons prier le triple et dur Cerbère,
Et charger de Charon la nacelle légère.
Le soldat sous le casque est soumis au trépas ;
Les armures d'airain ne l'en défendent pas.
La beauté de Nicée et la valeur d'Achille,
Les trésors, pour la mort sont matière inutile.
Les Grecs tombaient jadis sous un secret fléau,
Lorsqu'Achille sentit naître un amour nouveau.
Mais toi, triste nocher, qui fais passer les ombres.
Transporte ce héros loin des demeures sombres,
Auprès de Claudius, vainqueur des Siciliens,
Et de César, aux cieux, dans les honneurs divins.

ELEGIE XIX

SUR L'INCONTINENCE DES FEMMES

Des hommes je t'entends blâmer l'incontinence.
Mais combien plus chez vous est grande sa puissance !
Quand vous avez enfreint les lois de la pudeur,
Vos sens connaissent-ils un retour vers l'honneur ?
Le feu sur les épis arrêtera sa course ;
Les fleuves refluant reviendront vers leur source ;
Les Syrtes offriront le calme dans leurs ports ;
Le Matée orageux un abri sur ses bords,
Avant que l'aiguillon de vos désirs s'émousse
Et que vous résistiez au vice qui vous pousse.
Pasiphaé se fit génisse, dans ses feux,
Pour vaincre d'un taureau les dédains orgueilleux ;
Par ses brûlants désirs, Typo, sans frein poussée,
Au fond des eaux se livre au dieu de l'Enipée ;
Myrrha devenue arbre, en d'obscènes amours,
Sans honte, s'enflamma pour l'auteur de ses jours.
Pourquoi citer Médée et son amour infâme,
Qui dans le sang d'un fils va dénouer sa trame
Clytemnestre livrant cours à sa passion,
Couvrant Pélops d'opprobre et toute sa maison ?
Eprise de Minos, Scylla coupe à son père
Le cheveu qui, sous lui, rend Mégare prospère.
Ta fille ainsi, Nisus, vend son propre pays ;
Tes portes à l'Amour vont s'ouvrir à ce prix...
Fillettes, qu'un hymen plus heureux vous enchaîne !
Mais elle est suspendue au vaisseau qui l'entraîne...
Minos sut réunir la gloire et l'équité
Et juger aux enfers avec intégrité.

ELEGIE XX

A UNE NOUVELLE MAITRESSE

Ne crois pas que tes traits, ni que ta grâce touche
Celui qui pour la mer a déserté ta couche,
L'ingrat qui sacrifie une maîtresse au gain !
L'Afrique ne valut jamais tant de chagrin.
Tu comptes sur les dieux, sur sa vaine promesse,
Insensée ! Il en rit et son cœur te délaisse.

Vénus t'orna ; Pallas t'enseigna les beaux-arts ;
Le nom de ton aïeul t'attire les regards,
Et riche, tu prétends à quelque amant fidèle.
Je serai cet amant, si tu le veux, ma belle.
Toi qui pendant l'été produis de plus longs jours,
De ton char, ô Phébus, précipite le cours,
Et, durant cette nuit donnée à la tendresse,
Que Diane longtemps éclaire ma caresse !
Mais fixons tout d'abord nos traités et nos droits ;
D'une nouvelle ardeur établissons les lois.
Qu'Amour à ces traités ne voie aucun obstacle,
Sous les astres des nuits, ravis de ce spectacle.

Mais que de vains discours, que de moments perdus
Avant de nous livrer aux combats de Vénus !
Si deux cœurs ne sont joints par des bases certaines,
Aucun dieu d'une nuit ne vengera les peines.
Le caprice défait les nœuds qu'il a formés ;
Le premier pas nous doit garantir nos traités.
Son serment solennel, si l'un de nous l'oublie ;
Si vers de nouveaux nœuds il vole, et s'il se lie,
Qu'il ait tous les tourments d'un amant malheureux
Que des hommes il soit la risée en tous lieux :
Qu'à ses larmes jamais ne s'ouvre une fenêtre
Et qu'il meure d'amour sans en goûter, le traître !

ELEGIE XXI

A CYNTHIE

Un voyage lointain, mon départ pour Athènes,
Peuvent seuls me guérir d'une amoureuse peine.
Sous tes regards mon mal va toujours s'augmentant,
Car de ses propres feux l'Amour est l'aliment.
Que n'ai-je point tenté pour m'y pouvoir soustraire !
Mais ce dieu me poursuit de toute sa colère.
Une ou deux fois, après tes refus répétés,
Tu vins et tu dormis, vêtue, à mes côtés.
Non, Cynthie, il n'est plus de remède à mon âme
Que de porter très loin et mes yeux et ma flamme.

Camarades, poussons le vaisseau vers la mer ;
Que nos mains tour à tour s'exercent à ramer.
Quand le cristal de l'onde offre une route sûre,
Hissons le long des mâts notre heureuse voilure.
Superbes tours de Rome, amis, qui dans ce lieu
Vivrez encore, et toi, Cynthie ingrate, adieu.

Je vais donc d'Adria, malgré mon ignorance,
Braver l'eau ; de ses dieux invoquer la clémence ;
Puis, traversant la mer qui d'Io vit le sort,
Mon vaisseau du Léchès entrera dans le port,
Et, de mon pas rapide au sol laissant l'empreinte,
Je verrai les deux mers que sépare Corinthe ;
Je verrai le Pirée et, l'ayant dépassé,
Je suivrai le chemin que Thésée a tracé.

Athènes amendera ma mauvaise nature
Aux livres de Platon, aux jardins d'Epicure ;
Ménandre m'offrira le sel des mots piquants ;
Démosthène, la foudre en ses discours tonnants ;
L'artiste, des tableaux qui fixeront sa gloire,
Ou des objets vivants dans l'airain et l'ivoire.
Le temps qui disparaît, ma fuite sur les eaux,
Dans mon sein tariront la source de mes maux.
Si sous les coups du sort sans faiblesse je tombe,
Avec gloire je puis descendre dans la tombe.

ELEGIE XXII

A TULLUS

L'isthme de Propontide et la douce fraîcheur
De Cyzique longtemps ont possédé ton cœur.
Au Dindyme tu vois la génisse divine ;
Les endroits où Pluton enleva Proserpine ;
Mais quelque attrait pour toi que possèdent ces lieux
Reviens, Tullus, et sois plus sensible à mes vœux.

Quand tu verrais Atlas portant le ciel ; la tête
De Méduse abattue avouant sa défaite ;
Les bœufs de Géryon ; Hercule combattant
Antée, et d'Hespérus les filles s'ébattant ;
Quand ta rame vaincrait l'eau du Phase indocile,
Qu'elle fendrait la mer en écueils si fertile
Que traversa, conduit par l'oiseau de Vénus,
Le pin offrant la proue aux contours inconnus :
Quand tu visiterais le Caystre, en Lydie ;
Le Nil qui par sept bras vers la mer s'humilie,
A Rome plus qu'ailleurs tout ravira tes yeux.
Les biens de l'univers s'étalent dans ces lieux.
Si Rome aime la guerre, elle cherche la gloire
Dont elle n'aura pas à rougir dans l'histoire,
Plus douce par ses mœurs que forte par ses traits,
Rome aux pleurs des vaincus ne résista jamais.

L'Anio, le Clitumne en ces lieux se promènent ;
Ici, deux lacs jumeaux ; là, sont les eaux qu'amènent
Les travaux immortels du vieux roi Marcius,
Et cette onde où puisa le coursier de Pollux.
Aucun monstre écailleux ici ne se rencontre ;
Le liquide élément ni la terre n'y montre
Andromède éprouvant un injuste destin :
Phébus n'éclaire point un horrible festin ;
Ici l'on ne voit pas, attisant sa vengeance,
Une mère poursuivre un fils en son absence.
Ni Penthée expirer sous des coups imprévus,
Ni la biche lancer les vaisseaux retenus ;
Junon n'y charge pas de cornes sa rivale,
Ni par des châtiments indignes s'y ravale ;
Jamais enfin Sinis, l'effroi du voyageur,
N'y courba l'arbre haut qui causa son malheur.

Et ces lieux de Tullus sont l'heureuse patrie.
C'est pour elle qu'ici tu dois couler ta vie.
Ici tu trouveras des cœurs intelligents,
Les douceurs de l'hymen et de nombreux enfants.

ELEGIE XXIII

TABLETTES PERDUES

Mes tablettes, hélas ! elles n'existent plus !
Mes écrits précieux, je les ai tous perdus.
Si fréquemment nos mains les avaient parcourues,
Que, sans nom, par nous deux elles se trouvaient crues.
Leurs feuillets de Cynthie apaisaient le courroux,
Et leurs discours étaient persuasifs et doux.
Cher trésor ! Rien pourtant n'y montrait la fortune !
C'était un bois vulgaire, une cire commune ;
Mais leur fidélité me servit bien toujours,
Assurant le succès de mes tendres amours.
On y voyait écrit des mains de ma maîtresse :
« Tes lenteurs ont, hier, irrité ma tendresse.
Une autre t'offre-t-elle, ami, plus de valeur ?
Il ne t'est point permis de douter de mon cœur ».
On y lisait encor : « Pendant la nuit entière,
Viens goûter de l'Amour la grâce hospitalière ».
Et ces mots doucereux que trouve en son esprit
Une amante, à cette heure où sa voix vous séduit.
Mes tablettes, peut-être, aux mains d'un dur avare
Reçoivent les calculs d'une dépense rare.
Qui pourrait résister ? Je propose de l'or,
En échange du bois, pour les avoir encor.
A qui veut en jouir proclamez ma largesse,
Et près de l'Esquilin écrivez mon adresse.

ELEGIE XXIV

A CYNTHIE

Tu te penses, à tort, supérieure en beauté,
Et mes yeux sont les seuls auteurs de ta fierté,
Aux éloges menteurs mon amour t'a fait croire.
Je rougis que mes vers t'aient fourni tant de gloire.
Que je t'ai vainement supposé de beaux traits,
Accordé des dehors que ton corps n'eut jamais !
J'opposais tes couleurs à celles de l'aurore,
Quand le fard recouvrait ton visage incolore.
Dans ce temps, les conseils n'avaient point de valeur ;
Saga n'eût pas éteint tous les feux de mon cœur
Aux flots de l'Océan ; ni le fer, ni la flamme,
Ni le naufrage alors n'aurait guéri mon âme.
Vénus me consumait de toutes ses ardeurs,
Et je pliais le dos sous mes cruels vainqueurs.
Mais j'ai fui les écueils, et mon ancre, au rivage,
Tient mon vaisseau couvert de fleurs et de feuillage,
Et je vis maintenant, libre, à l'abri des eaux,
Soignant les coups reçus et guérissant mes maux.
Je voue à la raison mon corps, ma vie entière.
Jupiter trop longtemps dédaigna ma prière !

 

ELEGIE XXV

A CYNTHIE

J'étais donc leur jouet ! Chaque convive en vain
Répandait contre moi son fiel et son venin.
Ma constance a marqué mes cinq ans d'esclavage.
Ah ! tu regretteras un amant aussi sage !
Tes larmes qui jadis me surent captiver,
Tes ruses ne pourront mes flammes raviver,
Et puisque de ton joug tu n'allèges la chaîne,
Ton injustice vainc et mes pleurs et ma peine.
Pour toi que j'aurais dû renverser de ma main,
Adieu, porte, témoin de mon triste chagrin...

Que le lourd poids des ans imprime sur ta face
De sinistres sillons une odieuse trace,
Et qu'enfin ton miroir offre à tes yeux l'affront
Des rides, des cheveux blanchissant sur ton front !
Par un juste retour, puisses-tu, délaissée,
Vieille, endurer les maux de mon âme blessée !
Je te le dis, Cynthie, et ma voix ne ment pas ;
Tremble ; le temps bientôt détruira tes appas.

 

FIN DU LIVRE TROISIEME

 

 

 


 

LIVRE QUATRIÈME

 

ELEGIE I

LA VILLE DE ROME

Longtemps avant qu'Enée atteignît ces parages,
L'endroit où tu vois Rome était des pâturages.
Evandre fugitif rassemblait ses troupeaux
Où l'on prie Apollon protecteur sur les eaux.
Nos sanctuaires d'or viennent des dieux d'argile
Qui ne rougissaient pas d'un humble domicile.
D'un roc nu Jupiter fulminait ses carreaux,
Le Tibre n'avait pas encor vu nos troupeaux.

Au pied du Palatin, cette maison modique
Des deux frères était le bien, l'empire unique.
Cette curie où siège aujourd'hui le Sénat
Recevait des cœurs fiers, des hommes sans éclat,
Et le son de la trompe, au sein d'une prairie,
Rassemblait cent bergers, soutiens de la patrie.
Les voiles n'ornaient point des théâtres l'ampleur ;
La scène, du safran n'exhalait pas l'odeur.
Soumis avec respect au culte de ses pères,
Nul n'enviait les dieux des races étrangères.
Sans qu'on mutile, au lustre, un coursier généreux,
Palès de foin, chaque an, avait de nouveaux feux.
Un âne, de Vesta promenait la statue
Heureuse sous les fleurs ; maigris par la charrue,
Les bœufs traînaient des dieux les vases de vil prix ;
Le berger, en chantant, leur offrait sa brebis,
Et le sang d'un porc gras coulait pour l'assistance
Au sein d'un carrefour de modeste importance.
Sous des peaux d'animaux le laboureur frappait
L'air de son fouet grossier, inculte et sans apprêt.
Des prêtres Fabiens, des fêtes où domine
La licence, telle est la première origine.
Le novice soldat sous le fer ne brillait ;
Avec des pieux chauffés alors il combattait.
Lucumon au guerrier du casque apprit l'usage :
Tatius des troupeaux seuls tirait avantage.

Nous eûmes comme chefs Lucumon, Tatius ;
Avec ses chevaux blancs triompha Romulus.
Rome, faible en ce temps, était loin de Boville ;
Des Gabiens éteints elle craignait la ville.
Elle redoutait Albe, alors d'un grand renom,
Qui d'une blanche laie avait reçu son nom,
Egalement placée entre Fidène et Rome.
Les fils de Romulus tout orgueilleux, et comme
S'ils avaient à rougir de son allaitement,
N'ont gardé que le nom de leur premier parent.

Pour tes dieux fugitifs quels endroits plus propices,
Ilion ? où voguer sous de meilleurs auspices !
Ni le cheval de bois ni ses Grecs ennemis
Ne te nuiront jamais. Les dieux l'avaient promis,
Lorsqu'entouré des bras de son vieux père, Enée
Vit le feu respecter sa noble destinée.
Les dieux nous ont donné Décius et Brutus,
Les traits que pour César nous réservait Vénus
Et qui de Troie, un jour, relèveront la gloire.
Tes dieux, Iule, ici conduisent la victoire
Si l'antique Sybille accorde à Romulus
De pouvoir expier le meurtre de Rémus,
Et si, prophétisant contre Priam, Cassandre,
Comme vraie, en ces mots a pu se faire entendre :
« Par ce cheval en vain vous vaincrez :
Ilion De ses cendres un jour verra surgir son nom ».
O louve du dieu Mars, quelle troupe immortelle
De héros a nourris le lait de ta mamelle !

Je veux célébrer Rome, en ma pieuse ardeur !
Quelque faible que soit ma voix pour sa grandeur,
Le peu que j'ai de sang, le peu que j'ai de vie,
Je le voue en entier à chanter ma patrie.
Que le docte Ennius se couvre du laurier !
Du lierre de Bacchus pour moi je serai fier,
Si par mes vers, Ombrie, en un temps je puis être
Callimaque romain au sol qui m'a vu naître.
En visitant vos murs au sein de vos vallons,
Puisse-t-on voir ma gloire illuminer vos fronts !
C'est pour toi que j'écris, ô Rome. Que surgisse
Sur mon chef des oiseaux le ramage propice !
Ton culte, tes autels et tes vieux monuments
De mes derniers coursiers soutiendront les élans.

HORUS

Où t'emporte, imprudent, ton ardeur effrénée ?
Les Parques ne t'ont pas fait cette destinée.
Tu quittes l'élégie, et, baigné de ses pleurs,
Tu chantes sans l'aveu d'Apollon, des neuf Sœurs.
Crois-moi, car l'avenir pour moi n'a point de voile ;
Sur la sphère d'airain je sonde les étoiles.
Fils d'Horops, descendant d'Archytas et Conon,
Je lis dans les destins et d'Horus j'ai le nom.
Par les dieux ! je n'ai point atténué ma race ;
Partout dans mes discours la vérité prend place.

PROPERCE

Mais ton art pour de l'or confond et bien et mal,
Et Jupiter lui-même est devenu vénal.

HORUS

Je te dévoilerai l'oblique Zodiaque ;
La constellation de Jupiter ; l'attaque
Du redoutable Mars ; Saturne, dans son cours,
Menaçant des humains et les nuits et les jours ;
Les Poissons ; le Lion terrible en sa furie !
L'humide Capricorne au sein de l'Hespérie.

PROPERCE

Je dirai : d'Ilion, Rome, tu sortiras ;
Je veux chanter sur terre et sur mer tes combats.

HORUS

Jadis, bravant des dieux la défense sévère,
Arria de deux fils disposait pour la guerre.
Je prédis qu'à jamais ils laissaient leur maison,
Et leur double bûcher vint me donner raison,
Car lorsque Lupercus veut sauver sa monture,
Il s'oublie et périt d'une même blessure ;
Gallus, fixe à son poste, est transpercé d'un dard,
Et d'un sang généreux rougit son étendard.
De votre mère, hélas ! la cruelle avarice
Justifia l'oracle et fit votre supplice,
Infortunés enfants ! De même, sans retard,
Cinara reconnaît le pouvoir de mon art,
Lorsque le lourd fardeau pesant dans sa poitrine
S'affaisse, grâce au vœu qu'elle fait à Lucine.

D'Ammon dans ses déserts ni l'oracle fameux,
Ni les fibres ouvrant les grands secrets des dieux,
Ni l'interprète adroit du vol de la corneille,
Ni les morts évoqués n'ont pu telle merveille.
Il faut avoir au ciel les yeux fixés toujours,
Consulter ses aspects et des astres le cours.
Calchas sera pour moi mon infaillible guide,
Lui qui sauva les Grecs des rochers de l'Aulide.

PROPERCE

Mais son fer d'une vierge alla percer le flanc ;
La voile se gonfla toute rouge de sang.
Pourtant les Grecs n'ont pas regagné leur contrée.
Sèche tes pleurs, ô Troie, et regarde l'Eubée.
Nauplius fait briller, la nuit, des feux vengeurs,
Et la mer offre au loin les débris des vainqueurs.
Use de ta victoire, Ajax ; aime Cassandre ;
Dans les bras de Minerve ose venir la prendre.

HORUS

Abandonnons l'histoire et voyons tes destins,
Mais prépare ton cœur à de nouveaux chagrins.

De parents généreux tu naquis dans l'Ombrie.
Est-ce faux ? Sais-je bien quelle fut ta patrie ?
C'est dans cette vallée où d'épaisses vapeurs
Entourent Mévanie, où de chaudes ardeurs
Viennent tiédir l'Omber. Au flanc de la colline
Sont des murs que déjà ton génie illumine.
Ton père, avant le temps, au tombeau descendit,
Et le sort, dans tes biens, par ce fait t'atteignit.
L'odieux ravisseur, au sein de vastes plaines,
En emmenant tes bœufs, amoindrit tes domaines ;
Devant ses dieux, ta mère à peine de sa main
Otait la bulle d'or qui pendait à ton sein,
Que, fuyant du barreau l'éloquence bruyante,
Tu refus d'Apollon la livrée attrayante.

Cultive l'élégie et que derrière toi
Les poètes rivaux viennent suivre ta loi.
Dans les camps de Vénus cours chercher la victoire ;
Tes combats aux amours donneront quelque gloire.
Une femme pourtant, la source de tes maux,
Brisera les lauriers acquis par tes travaux.
Vainement tu voudras de ta gorge serrée
Retirer l'hameçon à la pointe acérée.
Elle mesurera tes nuits, tes jours heureux,
Et les pleurs, à son gré, couleront de tes yeux,
Sans que gardes ni clefs te la rendent fidèle,
Tant trouve, pour tromper, de moyens une belle.

Que ton vaisseau des mers brave la profondeur,
Que contre un ennemi t'emporte ta valeur,
Que la terre ébranlée entrouvre un gouffre immense,
Crains surtout du Cancer la funeste influence.

ELEGIE II

LE DIEU VERTUMNE

De tous mes changements qu'on ne s'étonne plus.
De Vertumne voici les anciens attributs.
Toscan par mon pays, et Toscan par mon père,
J'ai fui Volsinium pour éviter la guerre.
Je chéris les Romains ; sans temples somptueux,
Seul, l'aspect du Forum sait captiver mes yeux.
Les esquifs dans ce lieu jadis fendaient le Tibre ;
Avec bruit sur ses eaux la rame tombait libre.
Mais lorsque pour ses fils le fleuve recula,
Pour attester le fait, Vertumne on m'appela.

Chaque an, à son retour, m'apporte ses prémices.
Peut-être que mon nom vient de ces sacrifices.
Pour moi le vert raisin revêt d'autres couleurs,
L'épi d'un suc laiteux se remplit aux chaleurs ;
Pour mes autels la mûre en l'été se colore ;
L'automne fait mûrir la prune qu'il décore ;
La cerise m'est due, et l'heureux jardinier
Met sur mon chef la pomme arrachée au poirier.
Loin, bruits menteurs ! mon nom vient d'une autre origine !

Pleins de foi, recevez ma parole divine.
Je puis changer toujours, et toujours gracieux
Je me plie aussitôt aux formes que je veux.
Je deviens sous la soie une femme facile,
Et, sous la toge, un homme ; à ma démarche agile,
On croirait, à ma faux, ma couronne de foin,
Que ma main a coupé tous les gazons au loin ;
Sous les armes, jadis, guerrier, je fis merveille ;
Je fus un moissonneur, armé de la corbeille ;
Je suis sobre au Forum ; mon front orné de fleurs
Semble d'un vin nouveau supporter les vapeurs ;
Je suis Bacchus, avec la mitre phrygienne ;
Apollon, s'il survient que sa lyre je tienne ;
Tantôt chasseur ou faune, avec rets et gluaux,
Dans mes filets je sais attirer les oiseaux ;
Tantôt je suis cocher ; d'une façon légère
Je saute d'un coursier sur l'autre en la carrière ;
La ligne en mains, je prends les poissons ; on me rend,
Avec tunique propre et traînante, marchand.
On dirait un berger s'avançant dans la plaine,
Quand je porte de fleurs une corbeille pleine,
Ma houlette avec moi. Ma gloire est, en mes mains,
De tenir les produits les plus beaux des jardins ;
Le concombre aux flancs verts, la courge monstrueuse,
Le chou qu'en ses nœuds tient l'herbe marécageuse.
En nul temps dans les prés ne s'élève une fleur
Qui ne vienne à mon front étaler sa couleur.
Ma disposition à changer de la sorte
Des Toscans me valut le vrai nom que je porte.

Rome, un de tes quartiers en faveur des Toscans
Montre encore aujourd'hui tes nobles sentiments,
Rappelant que ta force, avec la nôtre unie,
Vainquit de Tatius la puissance ennemie.
J'ai vu ses bataillons, sans honte ni pudeur,
Rompus, s'enfuir devant le Romain leur vainqueur.
Puisse de Jupiter la puissance suprême
Sous la toge n'offrir que de la paix l'emblème !

Six vers encor, Romains, pour aller jusqu'au bout !
Après cela, partez ! six vers, ce sera tout.

Avant Numa, j'étais un tronc grossier d'érable,
Fait à la serpe, pauvre, et pourtant agréable.
Dans mes jeux différents, d'une savante main,
Mamurius a su me produire en airain.
Puisse-t-il obtenir la gloire pour salaire,
Et qu'enfin à son corps la terre soit légère !

 

ELEGIE III

ARETHUSE ET LYCOTAS

Ton Aréthuse écrit à son cher Lycotas,
S'il est encore mien, éloigné de mes bras.
Si des traits effacés s'offrent à la lecture,
Mes larmes ont causé, seules, cette rature,
Et si le caractère apparaît incertain,
C'est que je l'ai tracé d'une mourante main.

Tes yeux ont déjà vu de Bactres les frontières,
Les terribles coursiers et les fureurs des Sères ;
Des Bretons aux chars peints et des Gètes glacés,
Tu cours aux Indiens dont les traits sont brûlés.
Est-ce là cette foi, cette promesse faite
Quand l'amour dans tes bras assura ma défaite !
C'est aux feux d'un bûcher de sinistre destin
Que pour moi s'alluma le flambeau de l'hymen ;
Ce fut au lac du Styx que, pour pareille fête,
On alla puiser l'eau qui tomba sur ma tête ;
J'étais à Lycotas ; mais, sur l'aveu des dieux,
Mon front se vit couvert de bandeaux odieux.
De mes vœux chaque temple annonce l'impuissance ;
J'ai tissé quatre habits déjà pour ta défense.
Périsse le premier qui retrancha des camps
Et des os retira des sons terrifiants,
Plus coupable qu'Ocnus qui, de sa main avare,
Tresse un jonc qui nourrit un âne au noir Tartare !
Dis-moi si la cuirasse a meurtri ton beau corps,
Si ta lance à ta main coûte de lourds efforts.
Oh ! succombe plutôt qu'une infâme maîtresse
De ses impurs baisers n'attriste ma tendresse !
Ton visage maigrit, me dit-on, Lycotas.
Que ce soit du regret de mes tristes appas !
Pour ce qui reste ici, tendre époux, de tes armes,
La nuit, en les baisant, je les couvre de larmes,
Et demandant en vain au sommeil le repos,
J'attends l'éclat du jour et le chant des oiseaux ;
Pendant les nuits d'hiver, à tes habits de guerre,
A la laine de Tyr je me consacre entière ;
De l'Araxe insoumis j'apprends le cours des eaux,
Combien de milles fait un coursier sans repos.
Sur la toile suivant les peuples, je m'empresse
Du dieu qui les plaça d'admirer la sagesse.
Je cherche les pays des chaleurs, des froids vifs :
Vers nos rives quel vent conduit mieux les esquifs.
A mes côtés, en vain, ma nourrice et ma sœur,
Tristes, par la saison excusent ta lenteur.

Hippolyte, sein nu, pour la bataille prête,
Couvrait d'un casque lourd sa délicate tête.
Si la Romaine était admise dans les camps,
Aréthuse suivrait tes exploits en tous temps.
Ni les monts ni les vents couvrant l'arbre de glace
Ne pourraient m'empêcher de marcher sur ta trace.
L'amour est tout-puissant, mais Vénus de sa main
Excite encor l'Amour, compagnon de l'Hymen.

Que me fait l'ornement de la pourpre éclatante,
Ou, placée à ma main, la perle transparente !
Rien ne parle à mon cœur. Une fois seulement,
Dans chaque an, ma maison s'ouvre aux vœux du passant.
De ma chienne Glaucis la voix seule me touche.
Et, seule, Glaucis prend ta place dans ma couche,
Autels et carrefours s'ornent de mes présents ;
Aux foyers des aïeux je fais brûler l'encens.
Si de feux pâlissants ma lampe s'illumine,
Si gémit le hibou sur la maison voisine,
Aussitôt c'est l'arrêt de mort du tendre agneau
Que l'avide pontife atteint de son couteau.

Pour ravir les parfums, les tissus d'Arménie,
Ne sois pas le premier à l'assaut, je te prie.
Alors que les frondeurs obscurcissent les cieux,
Evite bien les traits du Parthe insidieux,
Et, ce peuple soumis, rentre vainqueur dans Rome,
Près du char triomphal, ta lance en main, et comme
Un chaste époux qui m'a gardé toute sa foi.
A ce prix seulement je soupire après toi.
J'appendrai ton armure à la porte Capène
Et rendrai grâce au ciel qui vivant te ramène.

ELEGIE IV

TARPEIA

Je dirai Tarpéia brûlant de feux impurs,
Son tombeau, Jupiter prisonnier dans ses murs.

Entouré d'arbres frais, près d'une source claire,
Un antre apparaissait, aux flancs couverts de lierre,
Demeure d'un silvain. La flûte du berger
Y menait les troupeaux pour se désaltérer.
A l'entour Tatius place sa troupe fière
Et ses camps qu'il enceint d'un simple mur de terre.
Quelle était ta faiblesse, ô Rome, dans ce temps
Où le soldat sabin troublait par ses accents
Le Capitole, et lorsqu'il pénétrait l'enceinte
Du Forum, aujourd'hui de l'univers la crainte !
Nos murs étaient un mont, et le sénat des lieux
Où venait s'abreuver le coursier belliqueux.
Dans une urne d'argile, à ce lieu, la prêtresse
Venait demander l'onde utile à sa déesse.
De la mort que n'as-tu souffert les maux affreux,
Tarpéia, qui trahis de Vesta les saints feux !

Elle vit Tatius dans la plaine poudreuse
Agiter arme et casque à l'aigrette onduleuse,
Et la beauté du roi, ses grâces, ses appas
Lui font oublier l'urne échappée à ses bras.
Souvent, blâmant des nuits l'innocente courrière,
Elle volait baigner son chef à la rivière,
Et pour son bel amant craignant les ennemis,
Aux nymphes de ces lieux elle offrait de blancs lis.

Le Capitole fuit sous la vapeur épaisse ;
Aux ronces, au retour, la vestale se blesse,
Et du mont elle exhale un amour odieux
Que, voisin, n'eût point dû souffrir le roi des cieux.

« Feux, tente du héros qui là-bas vous commande,
Sabins, en vous voyant, ah ! que ma joie est grande !
Que je sois près de vous captive si, vainqueur,
Mon Tatius me doit retenir sur son cœur.
Je vous maudis, ô monts où Rome a pris naissance :
Toi, Vesta, qui rougis déjà de mon offense,
Je te maudis... Coursier, qu'il flatte de sa main,
Sur ton dos mes amours s'élanceront demain !
Je comprends de Scylla le fatal artifice,
Qu'une meute à ses flancs poursuive son supplice,
Qu'Ariadne délaisse un frère, et qu'en ses feux
Elle ouvre à son amant les détours tortueux.
Quel opprobre je fais pleuvoir sur la jeunesse,
En souillant les foyers de la chaste déesse !
Si des feux de Vesta s'éteignent les ardeurs,
Qu'on m'absolve : l'autel fut baigné de mes pleurs.

On se battra demain dans Rome, à ce qu'on pense,
De ce mont buissonneux occupe l'éminence,
Cher Tatius. La route est glissante et les eaux
Remplissent sous les pas de perfides canaux.
Si des enchantements je tenais l'art suprême,
Ma langue secourrait le beau guerrier que j'aime.
Que la pourpre te sied autrement qu'à celui
Qu'a fait vivre une louve et que sa mère a fui !
Rome que je trahis n'est pas une dot vaine.
Que je sois dans ta couche amante ou souveraine !
Ou, vengeant les parents déshonorés un jour
Dans les Sabines, viens m'enlever à mon tour...
Je puis calmer la rage au fort de la mêlée.
Que des deux nations l'alliance scellée
Fasse chanter l'amour, taire le dur airain.
Femmes, que de vos maux mon hymen soit la fin !

Quatre fois a sonné la trompette guerrière,
Les astres dans la mer vont plonger leur lumière.
Ah ! puisse le sommeil en me fermant les yeux
M'offrir mon Tatius dans des rêves heureux ! »

Elle dit ; et, brûlant d'une nouvelle flamme,
Au dieu qui la tourmente elle livre son âme,
Car Vesta, d'Ilion gardant le feu sauveur,
Souffle, avive en son flanc sa criminelle ardeur.
Pareille à l'Amazone, au sein nu, qui devance
Le Thermodon, ainsi la vestale s'élance.

On célébrait alors le jour que nos parents
Vouèrent à Palès pour leurs remparts naissants.
Jeux et rustiques mets, dans cet anniversaire,
Aux bergers enlevaient les plis d'un front austère ;
Ils allumaient la paille, et, sur de rares feux,
Sautaient en s'élançant d'un pied lourd et poudreux.
Romulus, suspendant sa valeur militaire,
Avait fait taire aux camps la trompette guerrière.
Nul garde. Tarpéia saisit l'heureux moment,
Se lie et Tatius répond à son serment.

Le mont était ardu, mais ouvert par la fête.
Des chiens trop vigilants elle tranche la tête,
Et quand pour le succès tout le camp sommeillait,
Tout prêt à la punir, Jupiter seul veillait.
Elle livre la porte à ses soins confiée,
Et pour prix Tatius doit fixer l'hyménée.
Cependant le guerrier que touche encor l'honneur :
« Viens, dit-il, partager et mon trône et mon cœur ».
Et les boucliers sabins étouffent l'ennemie ;
Seule dot que valût une telle infamie !

Malheureux Tarpeius ! ainsi la trahison
Au mont que tu défends a fait donner ton nom.

ELEGIE V

CONTRE LA CORRUPTRICE ACANTHIS

Que la ronce te couvre, infâme corruptrice ;
Que la soif que tu crains augmente ton supplice,
Et que les aboiements de Cerbère vengeur
Fassent trembler ton ombre et croître ta frayeur !
Des tendres unions fléau, peste maudite,
Tu plierais sous Vénus le farouche Hippolyte ;
Pénélope elle-même, oubliant ses vertus,
Céderait aux désirs sans frein d'Antinoüs.
A ton gré, sur le fer l'aimant perd sa puissance ;
L'oiseau contre son nid exerce sa vengeance.
Qu'Acanthis ait mêlé tes herbes des tombeaux,
Aussitôt en torrents se déchaînent les eaux ;
Son art peut détacher la lune du ciel sombre ;
Loup funeste, la nuit, elle erre au sein de l'ombre ;
Elle peut aveugler un clairvoyant époux ;
Contre moi la corneille a péri sous ses coups.
C'est encor contre moi que l'infâme, en sa haine,
Enleva l'hippomane à la cavale pleine.

Dans le cœur de la vierge, apôtre d'impudeur,
Elle instillait le vice et soufflait son ardeur.
« Veux-tu tous les trésors des indiens rivages,
Disait-elle, ou de Tyr les riches coquillages ?
Désires-tu de Cos les tissus précieux ;
D'Attale les tapis foulés par ses aïeux ;
Ce que Thèbes possède et de riche et de rare,
Et les vases de prix que le Parthe prépare ?
Dédaigne la constance et méprise les dieux :
Brise de la pudeur les liens odieux ;
Feins un mari ; prétexte ou crainte ou défiance ;
Résiste et de l'amour accrois la violence.
Un amant, de sa main froisse-t-il tes cheveux,
Qu'il paye au poids de l'or son dépit amoureux,
Et lorsque du bonheur il croit toucher à l'heure,
Pour les fêtes d'Isis sois chaste en ta demeure.
D'avril qu'Iole parle, et qu'Amycle, à son tour,
De mai qui te vit naître annonce le retour.

Si ton amant supplie, écris et sois distraite.
S'il tremble, alors ta ruse annonce sa défaite.
Que sur ton cou toujours il lise de ses yeux
Les indices certains de combats amoureux.
En tout temps de Médée évite la bassesse.
Jason, qu'elle prévient, la traite avec rudesse,
Dans Ménandre Thaïs triomphe des fripons,
De Thaïs suis plutôt les utiles leçons,
Sache de ton amant flatter le caractère ;
Marier à sa voix tes accents, pour lui plaire.

Qu'un prodigue jamais ne te recherche en vain :
Que ton portier soit sourd pour qui n'a rien en main.
S'ils apportent de l'or, accueille la rudesse
Du marin, le soldat peu fait pour la tendresse,
L'esclave même qui l'écriteau supportait
Et, les pieds blancs de craie, au Forum s'élançait.
Ne regarde que l'or, de quelque part qu'il vienne ;
A des vers, sots discours, est-il bon que l'on tienne!
A quoi servent les chants sans beaux tissus de Cos !
D'un poète sans or méprise les propos.
Sans attendre l'affront des rides au visage,
Mets à profit tes traits, le printemps de ton âge,
Les rosiers de Paestum, au souffle du Notus,
Sont, en un seul matin, de roses dépourvus ».

C'est ainsi qu'Achantis, à la peau décharnée,
Pervertissait le cœur de ma Cynthie aimée.
D'une tendre colombe en ce jour, ô Vénus,
Je t'offrirai le sang pour tes bienfaits reçus !

J'ai vu gonfler son cou la toux opiniâtre
Et la bile et le sang souiller sa dent jaunâtre.
Au foyer paternel, sur un tapis étroit,
Elle exhala son âme impure, dans le froid.
Et pour honneurs elle eut, à son heure dernière,
Quelques rares cheveux, un bandeau, la poussière,
Un vieux bonnet sans teint, une chienne aux jaloux
Montrant les dents alors qu'ils touchaient aux verrous.

Sous un sombre figuier qu'elle reste celée,
Dans l'orifice étroit d'une amphore fêlée.
Aux malédictions qu'il ne soit nul amant
Qui n'ajoute les coups, les pierres, en passant.

ELEGIE VI

BATAILLE D'ACTIUM

Silence ! j'offre aux dieux des présents solennels ;
Qu'une génisse tombe au pied de mes autels ;
Qu'au poète de Cos, qu'à celui de Cyrène
Le dispute avec gloire une muse romaine.
Apportez le Costum, faites fumer l'encens ;
De la laine entourez trois fois les feux brûlants ;
Répandez l'eau lustrale, et qu'avec harmonie,
La flûte fasse entendre un air de Mygdonie.
Le laurier sur mon chef m'ouvre un nouveau chemin.
Loin de moi des méchants la fraude et le venin !
D'Apollon Palatin, Muses, disons la gloire ;
Et vous qui des héros célébrez la mémoire,
Vous aussi, Jupiter, inspirez mes vers, car
Sur ma lyre je vais chanter le grand César.

En Epire est un port du dieu de l'harmonie,
Où dans un doux repos dort la mer d'Ionie,
Monument du succès d'Auguste sur les eaux,
Route facile ouverte aux vœux des matelots.
Ce fut dans cet endroit que, sous un sort contraire,
Se trouvèrent un jour les forces de la terre.
Des flottes l'une était condamnée à jamais
Et la main d'une femme en dirigeait les traits ;
L'autre, sous Jupiter, s'avançait pour la gloire,
Couverte des drapeaux qui guident la victoire.
Nérée avait en arc disposé leurs vaisseaux ;
Le fer se reflétait sur les tremblantes eaux,
Lorsque Phébus, laissant Délos que sa puissance
Avait fixée, arrive et marque sa présence
Sur le vaisseau d'Auguste, et fait briller aux yeux
Les obliques rayons de trois arcs lumineux.

Apollon n'avait point sa blonde chevelure
Flottant au gré du vent sur sa belle encolure,
Ni sa lyre d'ivoire aux sons efféminés
Quand sous sa main les nerfs s'agitent animés,
Mais cet œil qui d'Atride abattait le courage
Lorsque tombaient les Grecs atteints sur le rivage.
Tel il fut, délivrant le Parnasse fiévreux,
En rompant les anneaux du Python monstrueux :
« Fils d'Hector, dit le dieu, plus grand qu'Hector lui-même,
Issu d'Albe, et du monde espérance suprême,
Triomphe sur la mer, si la terre est ton bien ;
Mes flèches, mon carquois, mon arc sont ton soutien.
A toi seul, sur les flots, a commis la patrie
Le soin de son bonheur et de sa propre vie.
Sauve-la, si son roi, sur le mont Palatin,
Dans le vol des oiseaux lut son heureux destin.

L'Italie a pu voir, quelle honte ! une reine
Attaquer sa puissance et la flotte romaine ;
Mais reste sans frayeur devant ces cent vaisseaux,
Qui bientôt glisseront en fuyant sur les eaux.
Le centaure à sa proue, à la menace dure,
N'est qu'un fol appareil, une folle peinture.
La cause qu'on défend rend lâche ou courageux.
Dans une lutte injuste un soldat est honteux.
Je suis le dieu du temps ; combats et tu peux croire
Que ma main guidera ta flotte à la victoire ».

Il dit, et son carquois bientôt n'a plus de traits.
Phébus laisse César compléter ses hauts faits.
Son bras nous rend vainqueur ; Cléopâtre punie
A ses vaisseaux brisés sur la mer d'Ionie,
Et le père d'Auguste, en regardant des cieux,
Dit : « Je suis dieu, mon fils est bien du sang des dieux ».

Tandis que les Tritons mêlés aux Néréides
Suivent nos étendards sur les plaines liquides,
La reine vers le Nil, traînant son déshonneur,
Fuit sur un frêle esquif les chaînes du vainqueur.
Et quel honneur pourrait porter à notre race
Une femme suivant de Jugurtha la trace !
Mais Phébus mérita des monuments nouveaux.
Un seul trait de ce dieu submergea dix vaisseaux.

Trêve des grands combats, car, vainqueur par les armes
Phébus des chœurs légers vient rechercher les charmes.
Formez de gais festins et, sous les bois ombreux,
De roses et de fleurs ceignez mon front joyeux ;
Répandez le falerne, et, qu'en un jour de fête,

Le safran par trois fois me parfume la tête.
Le génie est souvent redevable à Bacchus ;
Le vin excite aussi l'élève de Phébus.
Qu'ils chantent tour à tour et disent sur la lyre
L'Egypte, Méroé soumis à notre empire,
Les Sicambres vaincus et le Parthe, un peu tard,
En craignant pour le sien, rendant notre étendard.
Mais César pour ses fils arrête sa victoire ;
De vaincre l'Orient il leur cède la gloire.

Si tu sens, sois heureux, Crassus, dans tes déserts !
De l'Euphrate vers toi les chemins sont ouverts.

Je veux boire, la nuit, chanter et boire encore,
Attendant le retour des rayons de l'aurore.

ELEGIE VII

L'OMBRE DE CYNTHIE

Les mânes ne sont pas des mythes, et notre âme
Sans périr, au bûcher triomphe de la flamme.

Au bord de l'Anio, vers le bout du chemin,
Morte dormait Cynthie, et je la vis soudain
Se pencher sur mon lit, lorsque plein de tristesse,
Tout seul, je déplorais le vide qu'elle y laisse.
C'était ces yeux, ces traits qu'elle avait dans la mort ;
Mais le feu de sa robe avait atteint le bord,
Et rongé le béryl qu'elle avait d'ordinaire.
Elle avait du Léthé l'empreinte délétère.
Je la vis s'animer, et, dans la sombre nuit,
Ses doigts, en s'agitant, produisirent du bruit :
« Toi que l'Amour jamais ne fixera, dit-elle,
Perfide, le sommeil t'a couvert de son aile ?
As-tu donc oublié nos amoureux larcins,
Nos veilles de Suburre et la corde où mes mains,
Se posant tour à tour pendant la nuit trompeuse,
Remettaient ta Cynthie en tes bras, radieuse ?
Que de fois, embrassés au sein des carrefours,
Avons-nous réchauffé le sol de nos amours !
Engagements secrets, serments, douce caresse,
Tout a des vents fougueux devancé la vitesse.
Nul n'a fermé mes yeux à mon suprême instant !
A ta voix j'aurais pu vivre encore pourtant.
Nul n'entendit la flûte à mon heure dernière,
Et ma tête posa durement sur la pierre.
Perfide, qui t'a vu dans ton abattement,
Sous un habit de deuil, me suivre, en me pleurant
Si tu n'accompagnais hors des murs ton amante,
Tu pouvais exiger une marche plus lente.
Mais que n'appelas-tu sur mon bûcher les vents !
Le feu n'exhala point de parfums odorants,
Nulle fleur de vil prix ne tomba sur ma cendre,
Et tu ne daignas pas un peu de vin répandre.

Jette au feu Lygdamus, ou que l'acier brûlant
Me venge du poison que je pris en buvant,
Et, bien que la Nomas sa salive comprime,
Fais-lui sous le fer rouge avouer tout son crime.
Naguère elle vendait ses faveurs à vil prix.
Elle étale aujourd'hui son luxe et ses habits,
Et du plus dur travail une esclave imprudente
Est punie aussitôt parce qu'elle me vante ;
Pétale indignement fut liée au poteau
Pour avoir apporté des fleurs sur mon tombeau ;
Pour prier en mon nom ma Lalagé s'est vue
Par les cheveux traînée et de verges battue.
Tu souffres ces horreurs et laisses détourner
Mon portrait qui devait sur mon bûcher brûler.
Pourtant je n'ai pour toi nul fiel dans ma poitrine,
A cause de ces vers dont je fus l'héroïne.
Par les destins dont nul n'évite les arrêts,
Je le jure, mon cœur ne te trompa jamais.
Puissé-je, comme prix, voir s'adoucir Cerbère !
Si je mens, contre moi que siffle la vipère !

Deux routes aux enfers reçoivent les passants
Et conduisent la foule en des lieux différents ;
Tantôt l'esquif fatal sous l'Adultère glisse,
Ou porte la Crétoise aux cornes de génisse :
Tantôt il va fleuri, vers l'Elysée heureux.
C'est là qu'au frais zéphyr, le luth harmonieux,
La lyre, modérant l'instrument de Cybèle,
Guident par leurs accords une danse éternelle.
Andromède, Hypermnestre, épouses sans détours,
S'y racontent leur vie et leurs chastes amours.
Victime pour sa mère, Andromède rappelle
Les rocs qui l'ont meurtrie et sa chaîne cruelle ;
Hypermnestre redit les crimes odieux
De sœurs qui de son cœur n'eurent pas les aveux.
Là nous trouvons un baume aux amours de la vie.
Moi, je tais en ces lieux, ingrat, ta perfidie.

Si Properce n'a point encor pu m'oublier,
Si Doris ne t'a pas fasciné tout entier,
Ne laisse point souffrir ma vieille Parthénie.
Ses soins, sans intérêt, t'amenaient à Cynthie.
Que Latris dont le nom montre le dévouement
N'offre point le miroir à d'autres maintenant ;
Que ce livre où mon nom se trouve écrit sans cesse,
Tout plein de ma beauté, dans le feu disparaisse.
Arrache sur la tombe où mon corps est enclos
Ce lierre entrelacé qui me brise les os.
Dans ces riants vergers de l'Anio la gloire,
Où ne pâlit jamais la blancheur de l'ivoire,
Elève une colonne et grave à son sommet
Ces vers que le passant lira sans nul arrêt :
« Cynthie en cet endroit repose ensevelie
Ainsi de l'Anio la rive est ennoblie ».

Si des songes pieux te surviennent parfois,
Qu'ils aient ta confiance ; écoute-les, et crois.
Nous errons dans la nuit où nous voulons sans peine
Et Cerbère lui-même est libre de sa chaîne
Mais quand paraît le jour, nous rentrons de nouveau.
Et Charon du Léthé nous fait traverser l'eau.
Sur d'autres maintenant que ton amour retombe.
Mais nos os, sans tarder, s'uniront dans la tombe ».

Elle dit, et son ombre, en traversant les airs,
Plaintive, fuit mes bras et revient aux enfers.

 

ELEGIE VIII

LE DRAGON DE LANUVIUM

Des Esquilies voici pourquoi, dans cette nuit,
Les voisins sont en foule accourus avec bruit.

Un dragon qu'on ne voit qu'à son heure propice
Défend Lanuvium contre tout maléfice.
Le chemin qui conduit à l'antre ténébreux
Est rapide. Craignez, jeunes filles, ces lieux,
Quand le monstre affamé, mugissant sous la terre,
Vient réclamer, chaque an, son repas ordinaire.
Celles de le servir qui reçoivent l'honneur
Marchent en pâlissant et pleines de frayeur.
Quand pour offrir leurs mets au dragon elles viennent,
Le vase même tremble aux mains qui le soutiennent.
Seule, la chasteté les rend à leurs parents.
Leur retour des moissons annonce les présents.

Cynthie était venue en brillant attelage.
Junon, Vénus plutôt provoqua ce voyage.
Voie Appienne, dis son triomphe éclatant ;
Sur tes pavés son char majestueux roulant ;
Cette infâme taverne où, par son impudence,
Ma réputation souffrit en mon absence.
Sur ses coursiers penchée, elle-même guidait
Aux lieux les plus impurs le char qui la portait.
Ses dogues au collier brillant, son char superbe
Sont les riches présents d'un libertin imberbe,
Qui, la barbe épaissie, humble gladiateur,
Un jour, pauvre, devra sa vie au spectateur.

Irrité des affronts d'un cœur qui me dédaigne,
Je voulus de l'amour suivre nouvelle enseigne.
Auprès de l'Aventin est certaine Phyllis,
Ayant dans le vin seul des grâces et des ris ;
Non loin du Tarpéien, Téïa, belle, aimable,
Sous Bacchus, en amour, devient insatiable.
Je les fis appeler à dessein, dans la nuit,
De goûter un bonheur qui dès longtemps me fuit.
Pour nous trois un seul lit sur le gazon se dresse.
L'une à gauche de moi, l'autre à droite se presse,
Et, dans le frais cristal, Lygdamus à grands flots
Nous verse le vin pur de l'île de Lesbos.
Phyllis dansait ; la flûte égayait notre fête ;
Les roses au hasard pleuvaient sur chaque tête,
Tandis qu'un nain trapu dans sa courte grosseur
De ses bras, en mesure, agitait la longueur.
Notre table soudain tombe et couvre la terre,
Et nos lampes n'ont plus qu'une faible lumière.
Je veux voir si Vénus seconde mes projets,
Mais les dés sont toujours d'un augure mauvais.
Phyllis et Téïa chantaient, et sur ma vue
Demeurait sans effet leur gorge toute nue.
Oh ! surprise ! j'entends un léger bruit ; des sons
Viennent... la porte crie et roule sur ses gonds...
Cynthie échevelée à mes yeux se présente,
Brisant tout. Sa fureur me la rend plus charmante.
La coupe, sous ses yeux, s'échappe de ma main,
Et ma lèvre pâlit, quoique rouge de vin.

Cynthie a l'œil en feu ; son cœur est plein de rage ;
Ses ongles de Phyllis déchirent le visage,
Et Téïa tremblante appelle du secours.
On dirait une place en péril pour ses jours.
Le Quirite éveillé de ces cris s'épouvante ;
La foule dans la rue arrive haletante,
Et les deux femmes vont dans un obscur réduit,
En désordre, en lambeaux, se cacher, dans la nuit ;
Mais Cynthie, à son tour, de sa victoire sûre,
Imprime sur mon cou son horrible morsure,
Du revers de sa main me frappe sur le front.
Elle en veut à mes yeux, les auteurs de l'affront.
Quand ses bras épuisés de me frapper refusent,
A battre Lygdamus toutes ses forces s'usent.
Caché derrière un lit, il en appelle à moi.
Que faire, infortuné ! je suis pris comme toi.

Enfin, je tends les bras, j'implore, je supplie,
Et j'obtiens de baiser les pieds de ma Cynthie :
« De ton crime veux-tu faire oublier le tort ?
Me dit-elle. Voici quelle est ma loi ; d'abord
Sous de riches habits jamais qu'on ne te voie
Au lubrique Forum faire éclater ta joie ;
De la scène jamais ne détourne les yeux
Et fuis toute litière entr'ouverte. Je veux
Qu'on vende Lygdamus, seul auteur de ma peine,
Et qu'il porte à ses pieds une pesante chaîne... »
Quand j'ai promis respect aux lois qu'elle prescrit,
A ma docilité l'orgueilleuse sourit.

Elle purifia d'une onde pure et claire
Les lieux qu'avaient foulés l'une et l'autre étrangère ;
Et puis, me dépouillant de tous mes vêtements,
Sur ma tête trois fois elle brûla l'encens.
Enfin dans un lit neuf, rappelant mes promesses.
Je goûtai dans ses bras les plus tendres caresses.

ELEGIE IX

HERCULE ― MORT DE CACUS

De Géryon Hercule avait pris les taureaux ;
Et non moins fatigué que ses riches troupeaux,
Au pied du Palatin, alors herbeux parages,
S'arrêta le héros dans de gras pâturages.
Le Vélabre était près et sur ses lentes eaux,
Où Rome est aujourd'hui, naviguaient des vaisseaux.
Bientôt l'ambition tente un hôte perfide,
Et Cacus prend les bœufs qu'avait conduits Alcide ;
Monstre à la triple bouche, infâme ravisseur,
Cacus de ses trois voix remplit les lieux d'horreur.
Pour ne laisser du vol nulle trace certaine,
Il tire à reculons les taureaux qu'il entraîne,
Mais leurs mugissements trahissent le voleur,
Et son antre périt sous Alcide en fureur.
Sous l'horrible massue il succombe lui-même :
« De mes derniers travaux, vous, la cause suprême,
Dit le héros, mes bœufs, que j'ai conquis deux fois,
Que ces prés étendus résonnent de vos voix,
Et que dans l'avenir cette place devienne
Le premier des marchés que le Quirite tienne ».

Il dit ; mais la soif met tout son palais en feu,
Et la terre ne donne aucune eau dans ce lieu.
Des endroits consacrés à la bonne déesse,
Partent des ris bruyants du sein d'une ombre épaisse.
C'est un bocage frais où souffre le trépas
Quiconque vers ses eaux ose porter ses pas.
D'un temple aux vieux lambris répandant l'odeur sainte
La bandelette pourpre enveloppe l'enceinte.
Un large peuplier couvre le monument ;
Les oiseaux sous son ombre entonnent un gai chant.
C'est là que vient Hercule, et, couvert de poussière,
Se prosterne et descend jusqu'à l'humble prière :

« Vierges qui, dans ce bois, joyeuses, folâtrez,
A l'homme que la soif abat donnez accès.
J'entends auprès de vous l'eau que je cherche bruire,
Que j'y puise des mains pour calmer mon délire,
Dit-il. Vous connaissez celui qui sur son dos
Porta l'axe du monde, et je suis ce héros ;
Je suis Hercule. On sait que ma valeur guerrière
Délivra des brigands et des monstres la terre ;
Que le premier je vins au ténébreux séjour,
Et ce coin, à ma soif résiste dans ce jour ?
Ecoutez, quand Junon vous soufflerait ses haines,
Junon m'accueillerait auprès de vos fontaines.
Si la peau de lion, si mes cheveux poudreux,
Si mes traits basanés épouvantent vos yeux,
Sachez qu'auprès d'Omphale, esclave heureux, sans peine
Sur de légers fuseaux j'accumulais la laine,
Et que, le sein velu, sous des voiles nouveaux,
De vierges comme vous j'acquittais les travaux ».

Ainsi parlait Hercule ; alors une prêtresse
Dont la pourpre aux cheveux rehaussait la vieillesse :
« Eloigne de ces lieux tes pas et ton regard,
Et respecte ce bois ; hâte-toi sans retard.
Cet endroit est sacré ; la loi la plus sévère
Nous venge du mortel souillant ce sanctuaire,
Et de Tirésias tu connais le destin,
Pour avoir vu Minerve entrer nue en son bain.
Puisses-tu rencontrer une onde salutaire,
Mais celle de ce bois mes nymphes désaltère ».

Ainsi dit la prêtresse, et du temple, soudain,
La colère et la soif brisent l'obstacle vain,
Et des eaux du courant la lèvre encore humide,
Edicte cet arrêt, dans sa colère, Alcide :
« Lorsque tout l'univers est plein de mes travaux,
Sans succès à ce coin je demande un repos.
Pour mes bœufs retrouvés, dans ma reconnaissance,
Je veux qu'ici ma main élève un temple immense,
Et, payant les affronts qu'à ma soif on a faits,
Qu'une femme dedans ne pénètre jamais ».

Pour toi Junon n'a plus sa colère implacable.
Dieu puissant, à mes vers montre-toi favorable,
Toi que, reconnaissant des monstres la terreur,
Les Sabins ont nommé le Purificateur.

ELEGIE X

JUPITER FÉRÉTRIEN

Jupiter Férétrien, c'est ton nom que je chante ;
Je dirai de trois rois la dépouille sanglante.
Dans ce sentier ardu me soutient seul l'honneur :
La palme sans efforts est pour moi sans valeur.

D'un triomphe si beau tu préparas l'exemple,
Romulus, et d'un roi la dépouille fut ample,
Lorsque de son coursier ta redoutable main
Vainquit le fier Acron hostile au nom romain.
Roi de Cénine, issu de l'invincible Alcide,
Il menaçait tes fils de son dard homicide.
De ton armure il crut te dégarnir le flanc,
Et bientôt il rougit la sienne de son sang.
Tu le vis dirigeant ses traits contre ta tête,
Mais aussitôt, d'Acron pressentant la défaite,
Tu vouas sa dépouille au puissant roi des cieux,
Et Jupiter daigna t'écouter dans tes vœux.

Romulus, des saisons bravant l'intempérie,
Pour vaincre dans les camps endurcissait sa vie ;
D'une louve les poils lui servaient de cimier ;
Il guidait la charrue et domptait un coursier.
Le pyrope ni l'or n'éclairaient son armure,
Le cuir flexible était son unique ceinture.
Lorsque Véie armait contre Rome, Cossus,
A son tour, fit aussi tomber Tolumnius.
Nous n'avions pas alors porté loin la victoire ;
Nomentum et Corée étaient le territoire
Pris sur les Véiens dont les chefs tout-puissants
S'asseyaient au Forum sur des trônes brillants.
Maintenant dans leurs murs le chalumeau résonne
Et sur leurs os blanchis le laboureur moissonne.

Le chef véien, altier, sur une tour était,
Des remparts entendant la voix qui s'élevait,
Et lorsque le bélier d'airain bat sa muraille,
Quand pour la renverser notre soldat travaille :
« Viens, dit Cossus, luttons en plein champ tous les deux ».
Les deux rivaux déjà s'attaquent, mais les dieux
Contre Tolumnius soutiennent la patrie,
Et son sang vient souiller notre cavalerie.

Du Pô Viridomare avait franchi les bords.
Il perdit son bouclier malgré tous ses efforts.
Pourtant il se vantait, comme aïeul, du Rhin même ;
Du haut d'un char couvert, dans son adresse extrême
Il envoyait ses traits ; mais Claudius vainqueur
Lui ravit son collier et lui perça le cœur.

Et ces trois monuments de notre gloire antique
Ornent de Jupiter le temple magnifique,
Et Férétrien veut dire ou que le dieu frappait,
Ou que le chef vainqueur la dépouille emportait.

ELEGIE XI

CORNELIE A PAULUS

« Cesse, mon cher Paulus, de pleurer sur mon sort.
Les prières n'ont pas d'accès près de la mort,
Et lorsqu'on est entré dans le sombre Tartare,
Rien ne peut arracher à l'Achéron avare ;
Pluton peut bien ouïr les cris de tes douleurs,
Mais ses bords resteront sans pitié pour tes pleurs.
Les vœux touchent le ciel ; Charon, dans ses barrières,
Seul, tient, sans les lâcher, les ombres prisonnières.
La torche, du clairon le refrain odieux,
Au bûcher, m'annonçait mon destin malheureux.
Notre hymen, mes aïeux qu'a couronnés la gloire,
De mes propres vertus l'éclatante mémoire,
Rien n'a pu détourner le terrible destin,
Et ma cendre, sans peine, est tenue en la main.

Sombres cachots, marais fangeux, eau croupissante,
Entourant des replis de votre course lente,
Je viens avant le temps, mais sans faute et sans peur :
Que le dieu des enfers m'épargne sa rigueur.
Si quelque accusateur ose me contredire,
Que le sort nomme un juge, et, dans le sombre empire,
Qu'Eaque et Rhadamante, à Minos réunis,
Se concertent avec les deux sœurs d'Erinnys ;
Que Sisyphe s'arrête ; eaux, abreuvez Tantale,
Et, toi, suspends les tours de ta roue infernale,
Ixion ; que Cerbère, en l'éternelle nuit,
Des chaînes qu'il soutient n'excite plus le bruit ;
Je veux plaider ma cause et consens au supplice
Des homicides sœurs si j'use d'artifice.

Si l'on peut être fier de hauts faits glorieux,
Les champs des Numantins proclament mes aïeux,
Et les brillants Libons, de qui descend ma mère,
Soutiennent, sans pâlir, la maison de mon père.
Lorsque j'eus de l'enfance abandonné les jeux,
Et qu'un nouveau bandeau vint ceindre mes cheveux
Je fus, pour peu de temps, à mon Paulus unie.
On lit sur mon tombeau que, seul, il tint ma vie.
0 Rome, je le jure, au nom de mes auteurs
Qui du sol africain causèrent les malheurs ;
Du héros qui d'Achille amena la ruine
Dans Persée orgueilleux d'une même origine,
Oui, je jure que rien, au mépris du censeur,
Dans mes chastes foyers n'alarma la pudeur.
Je n'ai point des aïeux amoindri la mémoire,
Et je puis pour ma part prétendre à quelque gloire.
Le temps n'a point changé mon esprit ni mes mœurs ;
Je vécus innocente, innocente je meurs,
Et, sans être soumise à la crainte d'un maître,
Je ne dus ma vertu qu'au sang qui me vit naître.
Avec toute rigueur me juge qui voudra ;
De mon abord jamais femme ne rougira ;
Tu ne me fuiras pas, vertueuse prêtresse,
Qui tiras le vaisseau de ta grande déesse,
Ni toi qui, préposée aux autels de Vesta,
Allais subir la mort quand la flamme éclata.

Mes actes n'ont jamais peiné ma tendre mère ;
Ma mort de ses douleurs se trouve la première.
De sa fille César regrette en moi la sœur ;
Un dieu ne rougit pas de pleurer mon malheur,
Et Rome entière a joint ses larmes pour ma cendre
Aux honneurs que ma mère à sa fille vient rendre.

Quoique jeune enlevée au seuil de ma maison,
De sa fécondité je soutins le renom,
Et c'est sur votre cœur que j'ai clos ma paupière,
Lépide, et vous, Paulus, heureuse d'être mère.
Mes yeux ont vu mon frère au même an que ma mort
Pour la deuxième fois être consul encor.
D'un père vertueux, toi, la vivante image,
Ma fille, d'un époux seul reste le partage.
Perpétuez la race, enfants, de vos aïeux.
Je fuis devant les maux qui pourraient, en ces lieux,
Flétrir plus tard mes jours. Quand rien ne les commande,
Les pleurs sont des vertus la preuve la plus grande.

Je confie à Paulus le fruit de nos amours.
Ma cendre à leur penser se ranime toujours !
Lorsqu'étreindra ton cou cette famille chère,
A tes soins paternels joins les soins d'une mère ;
Confonds nos deux baisers au milieu de ses pleurs.
Epargne à mes enfants le poids de tes douleurs,
Et, malgré les soucis d'une charge bien dure,
Offre à leurs doux baisers ta riante figure.
Tu pourras seul longtemps déplorer ton malheur
Et croire dans les nuits distinguer ma pâleur.
Parle-moi, cher époux, dans l'ombre et le silence,
Comme si Cornélie était en ta présence.

Une femme ennemie au lit de mon Paulus
Vînt-elle remplacer la mère qui n'est plus,
Mes enfants, respectez le choix de votre père.
Vos soins vous la rendront moins dure et moins sévère.
Ne me louez pas trop. Un éloge flatteur,
Maintes fois répété, la blesserait au cœur.
Mais si mon tendre époux, content de ma mémoire
De me garder ses vœux se faisait une gloire,
Sachez que ses cheveux déjà deviennent blancs ;
Du veuvage charmez les ennuis trop cuisants.
Les ans que j'ai perdus, que le ciel vous les laisse ;
Que mon Paulus, par vous, bénisse sa vieillesse.
Jamais pour nul de vous je n'ai porté le deuil,
Et mes enfants ont tous entouré mon cercueil.

J'ai dit. Que les témoins attendris sur ma vie
Désignent un tombeau digne de Cornélie.
Puisque la femme chaste a place dans les cieux,
Que mon âme s'envole au sein de mes aïeux ».

 

FIN DU QUATRIEME ET DERNIER LIVRE