Pindare

PINDARE

DISCOURS PRÉLIMINAIRE.

TÉMOIGNAGES. APERÇUS BIOGRAPHIQUES

REPRÉSENTATION DES ODES DE PINDARE OU PARTIE EXTERNE.

 

Traduction française : FAUSTIN COLIN.

 

 

 

 

DISCOURS PRÉLIMINAIRE.
 

 

DISCOURS PRÉLIMINAIRE.

TÉMOIGNAGES. APERÇUS BIOGRAPHIQUES.

I.

Pindare était homme d'esprit,
En faut-il d'autres témoignages?
Profond dans tout ce qu'il écrit,
Pindare était homme d'esprit : .
A qui jamais rien n'y comprit
Il sut bien vendre ses ouvrages.
Pindare était homme d'esprit ;
En faut-il d'autres témoignages?

Ainsi l'académicien Lamonnaye, vanté jadis pour des vers grecs que personne n'oserait lire aujourd'hui, et pour des vers français qu'on ne lit guère davantage, jugeait sous le grand roi le premier lyrique de la Grèce et peut-être du monde. Il est vrai que vers le même temps un de ses collègues, comme lui déserteur du barreau, ne montrait pas moins d'irrévérence. Dans son Parallèle des Anciens et des Modernes, Perrault maltraite fort les petits vers du poète thébain (1); il n'y voit qu'un impénétrable galimatias (2). Par la bouche du président Morinet, il déclame avec enthousiasme le début de la première Olympique: Mme Morinet n'y comprend rien tout naturellement; alors le magistrat lui débite une traduction telle quelle; mais elle ne comprend pas davantage, et supplie de ne pas prolonger le mystère, s'il n'y a rien qui ne se puisse dire devant les femmes (3).

Or, pour combattre ces quolibets, le législateur du Parnasse trouve à peine des armes dans l'arsenal de ses préceptes: les beautés de Pindare lui semblent renfermées dans sa langue: c'est un génie qui, pour mieux entrer dans la raison, sort de la raison même (4). En vérité, l'oracle de Delphes n'aurait pas défendu moins clairement son favori. Mais l'auteur belliqueux de l'ode sur la prise de Namur s'avise-t-il d'opposer des actes et non de ténébreuses abstractions à ses adversaires, il ne nous paraît pas plus triomphant. Son ode n'est pas le modèle du genre; et voici comment il interprète le chef-d'œuvre adressé à Hiéron :

« Il n'y a rien de si excellent que l'eau; il n'y a rien de plus éclatant que l'or; et il se distingue entre toutes les autres superbes richesses comme un feu qui brille dans la nuit. Mais, ô mon esprit, puisque c'est des combats que tu veux chanter, ne va point te figurer, ni que dans les vastes déserts du ciel, quand il fait jour, on puisse voir quelque autre astre aussi lumineux que le soleil; ni que sur la terre nous puissions dire qu'il y ait quelque autre combat. aussi excellent que le combat olympique. »

Cette citation est tirée des Réflexions critiques (5) publiées par Boileau à l'occasion de sa traduction de Longin. Faut-il après cela s'étonner que M. de Lamotte prenne des airs de roi avec le cygne de Dircé? Écoutez comme il en parle :

Grand inventeur d'objets mal enchaînés ,
Grand marieur de mots l'un de l'autre étonnés,
Il s'entendait à faire une Ode  (6).

Le caprice était sa méthode ,
Et son art de tout hasarder (7).

Voltaire seul pouvait renchérir sur tout ce persiflage :

Sors du tombeau, divin Pindare ,
Toi qui célébras autrefois
Les chevaux de quelques bourgeois
Ou de Corinthe ou de Mégare ;
Toi qui possèdes le talent
De parler beaucoup sans rien dire :
Toi qui modules savamment
Des vers que personne n'entend
Et qu'il faut pourtant qu'on admire (8).

Sur les hommes de génie les traits ennemis pleuvent de partout. La philosophie, la philologie, la médecine,la politique, le paganisme, le christianisme, ont successivement attaqué Pindare.

Platon lui reproche d'avoir érigé en droit (9) la force et la violence; d'avoir raconté que le fils d'un dieu, le savant Esculape, a reçu un salaire pour rendre la vie à un mort (10). Plutarque trouve mauvais qu'il (11) ait donné au Lapithe Cénéus l'épithète d'invulnérable; Valère Maxime, qu'il compte seulement trente mille divinités païennes (12). « Vous affirmez, crie Galien, que le fils d'Ixion et de la Nue a produit les Centaures en s'unissant aux cavales de Thessalie? Si vous parlez le langage de la fable, c'est bien; sinon, vous violez la loi scientifique de la génération des «êtres (13).»

Dans leurs préfaces, de nombreux traducteurs lui attribuent de nombreux défauts: obscurité, inégalité, abus de maximes, uniformité des sujets, mythologie peu intéressante, digressions multipliées, transitions trop brusques.

Sous l'apparence d'un examen approfondi les maîtres de l'art ornent d'un style élégant les plus ,étranges contradictions. Marmontel voit dans Pindare le poète lyrique (14) le plus tranquille et le plus égal; bientôt il lui donne des ailes; mais ces ailes sont attachées avec de la cire. Ici les sujets qu'il traite sont de faibles ruisseaux qui se perdent dans de grands fleuves ; là il exalte l'ode olympique destinée à élever l'âme des peuples, et dont le caractère est aussi sérieux que l'éloquence même. C'est à ne plus s'y reconnaître.

Le bon père Rapin (15) proclame d'un ton doucereux que les panégyriques de Pindare sont des égarements perpétuels , qu'il promène ses lecteurs de fable en fable, d'illusions en illusions, de chimère en chimère. C'est l'imagination la plus déréglée du monde (16).

Nous croyons volontiers, d'après ce témoignage, que le bon père Rapin n'a vu que des chimères ou plutôt n'a rien vu dans Pindare. Mais, de nos jours, après les immenses travaux qui ont paru pour épurer et interpréter les textes, peut-on pardonner à l'auteur, d'ailleurs estimable, d'études en vers sur les Pythiques, ces paroles singulières (17): «Pindare s'accroche à un mot, sautille de branche en branche, sans trop se souvenir d'où il vient et sans prévoir où il ira?» C'est presque dire que le chantre inspiré n'est qu'un énergumène.

L'esprit de parti vient à son tour et parle très-haut. Benjamin Constant s'étonne que le fils d'un joueur de flûte, attaché, il y a quelques mille ans, au culte de Cybèle, ne proclame point dans ses œuvres, comme dans un journal, les idées d'indépendance et de libéralisme.

«Pindare est sans cesse occupé à demander grâce. Tout l'effraye. Il s'épuise en efforts perpétuels pour désarmer la malveillance. Il se traîne aux pieds du tyran de Syracuse, redoutant sa colère, mendiant ses bienfaits, et lui prodiguant en échange des louanges que dément l'histoire Quelques tentatives pour repousser l'envie en paraissant la dédaigner, le regret sincère ou affecté des jours où l'intérêt ne souillait pas le langage de la poésie; l'éloge de la médiocrité, lieux communs de tous ceux qui n'ont pu acquérir le pouvoir ni la richesse, n'ôtent point aux chants de Pindare le caractère de dépendance qui nous importune et nous afflige au milieu des beautés dont nous sommes éblouis, et nous gémissons de voir le talent se résigner à n'occuper qu'un rang subalterne, et devenir pour lui-même avide et flatteur (18).»

Qui le croirait? un père de l'Église, saint Clément d'Alexandrie, est dupe lui-même d'un zèle pieux. Il fait à Pindare plus d'un emprunt, il le cite (19) souvent; il le force parfois à prêcher contre les infidèles; mais l'honneur des sublimes maximes semées dans ses chants de victoire lui est disputé. Il a dû nécessairement savoir l'hébreu; il a lu, traduit, imité, copié (20) les Prophètes et la Bible. Enfin il est censuré pour la peinture même pudique d'affections légitimes: quiconque (21) chante les douceurs de l'amour est un tison d'enfer.

O fils de Latone, où est-tu avec ton arc d'argent? que ne venges-tu ton poète chéri ?

II.

Après le Tartare, l'Élysée; telle est, dit-on, la destinée des grands hommes. Ne nous y trompons pas. Tout en marchant vers la gloire, ils entendent souvent à la fois retentir à leurs oreilles des hymnes de triomphe et d'ignobles risées. Parvenus au but, après avoir laissé un lambeau de leur vie à chaque aspérité de la route, on les couronne, il est vrai; mais alors même il semble que sur ces fronts augustes les couronnes ne puissent tenir sans épines. Le vulgaire trouve dans la tombe un repos éternel: il n'en est pas ainsi pour les poètes illustres; si leurs admirateurs se succèdent de siècle en siècle, la race de leurs ennemis se perpétue sans fin; à défaut de leur personne on insulte leurs statues, ou on traduit leurs œuvres, dernier et inévitable affront, plus sanglant peut-être que tous les autres.

Pindare n'a point échappé à ces disgrâces fatales. Pendant sa vie de nombreux détracteurs, des geais criards n'ont cessé (22) d'outrager l'oiseau de Jupiter; l'austère conseiller des rois a été sifflé comme leur flatteur (23). L'élan d'une sublime audace s'est convertie au gré des calomniateurs en un méprisable orgueil. Des usuriers, des marchands d'esclaves ont crié à la cupidité, à l'avarice, en voyant tomber quelques pièces d'or à côté d'une lyre. A ces outrages s'est joint un outrage plus solennel. Pour avoir cru que toute la Grèce n'était pas renfermée dans les murs de Cadmus, pour avoir loué la noble cité d'Athènes, rempart des Hellènes, Pindare, victime d'un esprit étroit de nationalité (24), s'est vu condamner à une amende par ses concitoyens, les Béotiens de Thèbes. Un dernier coup a dû l'accabler: le plus pieux des hommes, celui qui dans Thèbes même avait consacré un (25) petit temple à Cybèle, et des statues à Apollon et à Mercure, est mort accusé d'être frappé par la vengeance de Proserpine, indignée d'un sacrilège oubli (26).

Viennent maintenant les louanges, les ovations et les fleurs! Sans doute, elles n'ont pas manqué à Pindare. L'amitié des Xénocrate, des Thrasybule, des Alérates embellit sa vie (27). Les (28) rois Hiéron, Théron, Alexandre (29), lui firent prendre place à leurs banquets : Égine et Athènes (30) chérissaient en lui le chantre de leur gloire; la Pythie (31) l'admit avec ses descendants au partage des viandes sacrées; la Grèce entière le nomma son hôte par la voix des Amphictions (32). Ses vers furent gravés en lettres d'or sur le marbre des temples (33).

Aux fêtes d'Apollon, le front ceint de lauriers, du haut d'un (34) trône de fer, il semblait représenter le dieu des Beaux-arts. Bientôt les récompenses humaines ne suffirent plus, on eut recours aux prodiges. Des abeilles, publiait- on, avaient déposé (35) sur ses lèvres leurs rayons de miel : Pan lui-même répétait ses (36) hymnes sur les collines de l'Arcadie; sa maison voisine du temple de Cybèle était un autre sanctuaire; ses chastes filles, les prêtresses de la mère des dieux. Quand son heure suprême approcha, il en fut averti par la voix officieuse de l'oracle. Il obtint des immortels le bonheur suprême, celui de mourir dans les bras d'un ami (37).

Fasse le ciel que tous ces témoignages d'estime et d'admiration enthousiaste aient éclairé de quelques rayons de bonheur les jours de Pindare ! puisse-t-il n'avoir pas été une de ces âmes délicates et indomptées que toutes les joies de la terre ne sauraient consoler d'une seule injustice!

III.

Il est beau de voir un poêle, né dans l'obscurité de la vie commune, s'élever noblement aux richesses, aux honneurs, à toute la puissance morale que donne le plus beau génie associé à la plus haute vertu. Il est admirable que des grands, des vainqueurs, des rois, appellent son luth immortel au secours de leur immortalité douteuse; tandis que lui, placé au-dessus d'eux tous, entre ces dieux de la terre, et les dieux de l'Olympe, déclare ne puiser que dans les eaux du ciel la rosée de ses hymnes divins.

Ce spectacle n'est cependant pas le plus digne de nos regards. Un jour fatal arrive; le grand homme n'est plus; le temps a fait justice de ses flatteurs; on ne connaît plus guère que par ses chants ces puissants du monde qui croyaient le protéger : les intérêts de l'amour-propre contemporain se sont effacés avec les années; d'immenses révolutions éclatent; les empires se renouvellent. C'est alors qu'il est curieux, qu'il est sublime de contempler comment, loin du poète, l'œuvre poétique, seule, abandonnée à son propre destin, orpheline délaissée, résiste par sa vertu au cours violent des âges, aux atteintes invisibles de l'oubli. On peut en imposer aux hommes de son époque et à quelques générations: il est facile de faire parler de soi, même en bien , et d'éveiller des bruits qui, pendant un temps, passent pour de la gloire. Mais comment capter, comment conquérir les suffrages de la postérité la plus lointaine? Ici commence l'épreuve terrible : ici abondent les dangers et les ennemis. Réduite à elle- même dans un combat à mort, la pensée d'un livre lutte seule contre mille assauts; seule contre les calomnies traditionnelles et les préoccupations vives de chaque époque; seule contre l'indifférence de la foule et l'animosité des critiques envieuses; seule contre l'amour déréglé des ignorants et les exagérations passionnées de la science; seule contre les nouveautés en faveur, et les créations d'œuvres rivales; seule contre la corruption des textes et les traductions infidèles; contre les imitations indiscrètes et les analyses mutilées ; contre les plagiats déguisés et les citations fausses; seule contre le débordement de commentaires à commenter.

Toutes ces épreuves, la pensée de Pindare les a subies; elle en a triomphé. Quand ce poète,

Chéri par les Thébains , chéri des étrangers (38),

eut été enlevé à la vie, d'unanimes regrets éclatèrent, et des cris de douleur retentirent dans Hylée (39). La cité de (40) Cadmus l'honora jusque dans ses descendants; elle lui éleva une statue (41). Athènes lui rendit le même hommage (42). Près du temple de Mars, elle le représenta, le diadème sur le front, avec le pallium et la lyre, un livre sur les genoux. Son souvenir fut vénéré de tout ce qui portait le nom de grec; deux fois les torches incendiaires de soldats furieux s'éteignirent devant cette simple inscription :

Ne brûlez pas la maison du poète Pindare (43).

Mais les âges, quoi qu'il arrive, ne respectent pas longtemps la pierre et l'airain; c'est à peine si les monuments de l'esprit peuvent échapper à leur action destructive. Les éléments ont dévoré une partie des œuvres de l'illustre Thébain ; le reste ne nous est parvenu qu'à travers mille dangers. Pour survivre aux coups de chaque siècle, il faut représenter la raison de tous les siècles et le beau éternel. Toujours attaquées, les œuvres de Pindare se sont toujours défendues. Dans tous les temps, elles se sont concilié, attaché de nombreux amis. Heureuses les âmes qu'elles ont captivées! heureux les amants éclairés du génie! car une honorable superstition fait croire que le contact avec un homme supérieur communique à tout la chaleur et la vie. Mais peu d'esprits étudient dans un ouvrage la grandeur des pensées et la perfection idéale; la plupart se contentent de toucher le vêtement et se retirent.

Ainsi s'expliquent mille témoignages qui, sous mille formes, se succèdent pour célébrer Pindare; les uns graves et liés à des doctrines profondes; véritables colonnes de granit, appuis d'un monument impérissable; les autres légers, mais pourtant sincères et souvent glorieux; poussière d'or roulée jusqu'à nous par le flot des siècles.

IV.

L'auteur des chants de victoire a été invoqué dans les sujets les plus divers. Athénée connaît le poète à la grande voix: il en appelle à son autorité dans une question de géographie, et dans une autre d'économie (44) domestique; Sénèque le cite pour un fait d'histoire (45) naturelle; un père de l'Église, à propos du dessert qui (46) termine un repas splendide. Platon se joue délicieusement (47) à reproduire ses images, ses tours, ses pensées même. Quelquefois il le nomme; plus souvent il semble butiner furtivement dans le champ fleuri de ses hymnes. Sans lui faire des emprunts aussi fréquents, aussi considérables, le grave (48) Aristote ne l'a pas oublié. Le chef de l'Académie moyenne, Arcésilas (49), vantait sa voix éloquente et la magnificence de sa diction. Cicéron, digne de comprendre le philosophe (50) de Sunium et le Cygne de Dircé, ne laisse pas, en cultivant de préférence le philosophe, de nous montrer dans une lettre à Atticus, qu'il n'avait nullement négligé le précurseur de Platon.

V.

Les jugements réfléchis des rhéteurs ont beaucoup plus de poids que ces courtes citations, que ces fragments épars, reproduits le plus souvent par une innocente coquetterie de style ou d'érudition.

Denys d'Halicarnasse recommande d'imiter dans Pindare la richesse des mots et des pensées, la magnificence, le nerf, l'abondance, le plan, la force, la véhémence tempérée par la douceur, la concision, la dignité, les maximes, l'énergie, les figures, l'expression des mœurs, l'élévation, l'éloquence, et surtout la piété, la pureté et la noblesse des sentiments (51).

Le sage Quintilien pense à peu près de même. Parmi les neuf lyriques, Pindare, dit-il, l'emporte infiniment sur tous les autres, etc., etc. (52).

Tout en disant que le feu de Pindare s'éteint quelquefois, et qu'il tombe malheureusement, Longin lui rend justice; il le fait marcher de pair avec Sophocle, et reconnaît dans ses poèmes une impétuosité brûlante (53).

Les jugements des humanistes modernes méritent d'être mentionnés. Hellénistes superficiels, ils n'ont cependant pas toujours blâmé ou loué ce qu'ils ne comprenaient pas; ils ne sont pas constamment les échos sonores de l'antiquité.

Marmontel trouve dans les récits de Pindare du (54) mouvement, de la rapidité, de grandes idées, de belles images; un modèle de l'art de raconter et de peindre en touches rapides.

Gravina, cité par le critique français, parle un langage plein d'une originalité vive :

« Pindare, dit-il, pousse son vaisseau sur le sein de la mer; il déploie toutes les voiles, il affronte la tempête et les écueils; les flots se soulèvent et sont prêts à l'engloutir: déjà il a disparu à la vue du spectateur, lorsque tout à coup il s'élance du milieu des eaux et arrive heureusement au rivage.»

L'admiration de Batteux est judicieuse (55). Pour lui le nom du grand lyrique est celui de l'enthousiasme même; il réveille l'idée de transport, d'écart...  cependant le chantre d'Hiéron sort moins de ses sujets qu'on ne le croit communément. La Harpe couvre ses prétendus défauts d'un silence spirituel, ou ne les blâme qu'avec une prudence respectueuse; sa critique ne manque pas d'élévation dans le style. A ses yeux le poète thébain est sublime; il a des passages majestueusement sentencieux qui ressemblent à des oracles, et d'autant plus que le. poète ne quitte pas le trépied. Sa diction est audacieuse- rnent figurée. Les Grecs demandaient surtout au poète des sons et des images, et Pindare leur prodiguait l'un et l'autre. Il est impossible de n'être pas frappé de cet assemblage de syllabes toujours sonore, de cette harmonie toujours imitative, de ce rythme imposant et majestueux qui semble fait pour retentir dans l'Olympe (56).

M. Vincent exprime assez heureusement un de ses procédés poétiques. «Pindare est un protée que nulles chaînes ne sauraient entraver; il a dans le cœur le sentiment de sa force, et il y croit. Avec cela rien ne peut l'abattre, fût-il renfermé, comme Dédale, dans une prison sans issue, il s'ouvre une route inconnue à travers les airs, sur des ailes qu'il n'a point reçues de la nature, mais que son génie seul sait lui donner (57).

VI.

Dans le prince des lyriques, l'artiste le cède encore au penseur. Ses hymnes respirent déjà le dieu de Socrate et de Platon; leur doctrine est la sienne, il les a précédés et inspirés; ce n'est point là une faible gloire, non plus que celle d'avoir été le plus moral des poètes du paganisme.

« Pindare et tous les chantres divins, dit le disciple de Socrate (58), ont enseigné l'immortalité de l'âme, » et il transcrit ces beaux vers que d'ignorants copistes ont fondus dans la poésie du prosateur.

Quoique d'une école rivale, un philosophe moderne, Bacon, le regarde aussi comme un écrivain sublime , aux* pensées neuves et originales ; il admire sa piété profonde (59).

Plutarque veut adresser des consolations à un père que la (60) mort vient de priver d'un fils chéri. Comment calmer cette blessure douloureuse? Il lui rappelle plusieurs maximes de l'illustre lyrique: les maux dont une puissance invincible afflige la vie humaine ; le néant de la grandeur et des richesses, la nécessité de tempérer ses passions, l'état des âmes après la mort, et surtout le bonheur des justes dans une autre patrie. Ce langage est déjà chrétien (61).

C'est ce que les pères de l'Église ont aussi admirablement compris. Quand la divine croyance sortit des souterrains où l'avait refoulée la barbarie des empereurs, quand le moment fut venu, pour les prédicateurs de la bonne nouvelle, d'élever à la face du ciel l'édifice inébranlable du christianisme, ils employèrent à sa construction tout le marbre, le bronze, l'argent et l'or qu'ils purent arracher aux temples croulants des païens; ils firent bien, car le même Dieu a créé tout ce qu'il y a de précieux sur la terre. Mais, avec les idées, ils n'agirent pas autrement, et, en cela , ils firent mieux encore.

En supposant, contre toute vraisemblance, que Pindare a connu l'Ancien Testament, saint Clément d'Alexandrie lui fait le plus insigne honneur. Il rappelle qu'il a inventé le cantique approprié à la danse: il cite plusieurs de ses pensées relatives à l'Être suprême, à la sagesse humaine, à l'impossibilité où nous sommes réduits de sonder les décrets de la Providence, à la gloire que la jeunesse acquiert par de nobles travaux, à l'origine des hommes et des dieux , au danger' de n'avoir pas de foi, à la loi souveraine des mortels et des immortels, à la force de notre. âme qui, dans son vol , s'élève au-dessus de la terre et des deux , interroge les mouvements des astres et scrute l'immensité de l'univers (62).

Théodoret, dans un ouvrage dont le titre seul annonce un esprit d'une haute portée : connaissance de la vérité de l'Évangile par la philosophie des (63) Grecs, montre une franchise plus loyale. Il croit avec le poète qu'il ne faut pas révéler à tous les anciens discours; il le félicite élégamment d'avoir dit adieu au hasard , à la fortune , au destin , pour reconnaître une divinité intelligente. Si les impies du siècle nient que les martyrs recevront dans un séjour de délices la récompense de leur héroïque dévouement, il en appelle au témoignage de la muse thébaine; elle a décrit les transports des justes qui chantent Dieu dans le ciel.

VII.

Mais le triomphe éternel du poète, c'est peut-être d'avoir recueilli dans le cours des âges les applaudissements de tous ses rivaux capables de le comprendre. A dire vrai, nous ne connaissons même au monde qu'un jugement digne de ses œuvres, c'est celui d'Horace. Il appartenait au premier lyrique de Rome, d'apprécier noblement le premier lyrique de la Grèce. L'ode célèbre : Pindarum quisquis... a été lue et relue par tous les amis des lettres ; la traduction que Lebrun en a donnée mérite d'être connue (64).

Comme tous les grands hommes, on a tant loué, vanté, exalté Pindare, qu'il est devenu un être de raison. Depuis des siècles l'épithète pindarique est synonyme de tout ce qu'il y a de feu et de mouvement dans l'Ode.

Horace encore, pour désigner un poêle lyrique, s'exprime ainsi :

Pindarici fontis qui non expalluit haustus (65).

«C'est un homme qui a osé boire, sans pâlir, à la source «où s'abreuvait Pindare.»

Ovide nous offre une idée semblable :

Pindaricœ tibicen, tu quoque, Rufe, lyrœ (66).

«Et toi aussi, Rufus, qui fais vibrer les cordes de la lyre « pindarique. »

Nous la retrouvons dans Properce :

Qualis Pindarico spiritus ore tonat (67).

« Ainsi le tonnerre de l'enthousiasme éclate par la bouche de Pindare. »

Stace l'élève sur un trône; c'est à ses yeux le roi de la troupe lyrique; il l'invoque pour en obtenir la permission de toucher au luth :

Tu que regnator lyricœ cohortis ,
Da novi paulum roihi jura plectri,
Si tuas cantu latio sacravi
Pindare Thebas (68).

Sur le Parnasse français retentit le même concert de louanges. Les plus beaux vers de la trop fameuse Ode sur la prise de Namur sont peut-être ceux-ci :

Dans ses chansons immortelles,
Comme un aigle audacieux,
Pindare étendant ses ailes
Fuit loin des vulgaires yeux.

A propos de son Ode à Malherbe, J. B. Rousseau (69) écrit qu'il la trouve assez pindarique : il y promène l'ombre heureuse de Malherbe sous des bosquets de myrtes et de lauriers toujours verts (70) :

Là d'un dieu fier et barbare
Orphée adoucit les lois :
Ici le divin Pindare
Charme l'oreille des rois.

Lebrun est plein de la gloire du lyrique grec; il le célèbre sans fin ; il ambitionne même de le représenter en France. C'est une prétention qu'il étale avec un orgueil plus que lyrique. Comme J. B. Rousseau, il lui assigne un rang illustre, parmi les grands hommes, au séjour de l'immortalité (71).

(1) Parall, des anc. et des mod. Préf., t. II.

(2) Idem, t. l, p. 28.

(3) Parall, des anc. et desmod., t.1, p. 27.

(4) Traduct. de Longin, Réflex. VIII.

(5) Idem, Réflex. VIII.

(6) Liv. 1, Fab. 18. 

(7) Liv. 3, Fab. 13.

(8)  Ode XIV sur le carrousel de l'impératrice de Russie.

(9)  De legib. . lib. 10, lib. 3.

(10) Republ., lib. 3.

(11) Prov. Etr. des stoïciens.

(12) Lib. 3, De usu partium.

(13) Illisible

(14) Elém. de littér. aux mots Ode et Lyrique.

(15)  Expression de Mme de Sévigné

16OEuvres de René Rapin, t. I, p. 433.

(17) Disc. prél., p. 21.

(18)  De la religion , t. IV, p. 391 et 392. 

(19) Paedag., lib. 3 , p. 262. Strom. ,lib. 1, p. 356. Idem, lib. 4, p. 494. Idem , lib. 5, p. 578. Idem, lib. 5, p. 611. Idem , lib. 5, p. 598, etc.

(20Strom., lib. 5, p. 610. Idem, lib. 2, p. 394. Appar. ad Biblioth. max. veter, patr. Nicol. Le Noury. p. 1114. Paedag., lib. 3, p. 252. Strom., lib. 5, p. 557.

(21) Paedag., lib. 3, p. 252.

(22) Bacchylide, Simonide, Amphimène de Cos.

(23) Idem.

(24) Pausanias, in Attic. Athen., lib. 1.

(25) Pausanias. Bœot., lib. 9.

(26)  Pausanias. Ph., lib. 10. Idem, lib. 9.

(27Odes de Pindare.  

(28) idem.

(29) Solin cap. 14.

(30)  Muret, var. lect., lib. 4, c. 1.

(31) Plut., p. 157, De sera numinis vindict.

(32) Odes de Pindare. Dissen. Neméen. 7, str. 4. Bœck, t. II, p. 431.

(33) Ceux de la 7e Olymp. : Scholiast.

(34) Pausan. , lib. 10.

(35) Elien, lib. 12, cap. 45. Pausan., lib, 9.

(36)  Epigr. d'Anth. Anthol.

(37) Pindar., Pausan. , Thomas Magister, Vie de Pindare.

(38) Léonide, Epig., lib. 3. Plutarq.

(39) En Béotie, Mosch., Idyl., 3, 89.

(40) Plutarq., De ser. numinis vindict.

(41)  Pausanias, 9 , cap. 23

(42) Idem.

(43) Idem. Dion. Chys. 2. De regno, p. 25.

(44) Dipnosoph., lib. 1, cap. 23. Idem, cap. 25. Idem, lib. 2, c. 2.   

(45) Quœst. natur., VI, 26 , 2.

(46) St. Clément d'Alex. Str., lib. 1, p. 319.

(47) Dans le Phèdre, le Protagoras , le Ménon, le Gorgias. le Théétète, le Banquet . la République, les Lois.

(48) Rep. Orch. proem., p. 554. Idem, OEconom., t. I, p. 233. Idem, Rhet., t. II, p. 24, 66. Idem, Rhet., t. III, p. 4, 151.

(49) Diogène de Laerte, Vie d'Arcésilas.

(50)  Ad Attic., t. XIII, p. 38, 232.

(51) D'endrezcl, Except. escriptor. Graec. p. 26.

(52) Instit. Orat., 10, 1, 61.

(53) Traité du Subl. , ch. 27.

(54) Éléments de littérat. aux mots Ode et Lyrique.

(55) Princip. de littér., t. III, p. 206.

(56) Cours de littérat., édit. in-12, t. XI, p. 70.

(57) Disc. prélim. des études, en vers sur les Pyth., p. 22.

(58) Platon, le Ménon.

(59) De morte et vita.

(60) Consol. ad Apoll.

(61) Benjamin Constant, De Ia Religion, t. IV, p. 375 et suiv., montre la différence qui existe entre les dieux de Pindare et ceux d'Homère. (Voyez à la fin de ce discours a.)

(62) Voyez passim les Stromates et le Pédagogue.

(63) Théodoret, Grœc. affect. Curut. Disput. . t. IV, p. 855. Idem , Disput. , VIII , t. IV, p. 911.

(64)  Voyez à la fin de ce discours 6.

(65) Ép. 3, lib. 1

(66) De pont. Eleg. II, 6.

(67) Lib. 8 , Eleg. 17.

(68) 1 Sylv. 3

(69) Dans une de ses lettres.

(70) Ode 6, lib. 3.

(71) Voyez à la fin de ce discours plusieurs passages de Lebrun qui ont rapport à Pindare, c.