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Homère

Odyssée

 

 

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LIVRE XX

texte grec

 

chant 20     chant 21

 

 

 

Livre XX


événements qui precedent le trépas des prétendants.

 

 

e divin Ulysse se retire dans le vestibule du palais ; là, il étend une peau de bœuf qui n'avait pas encore été préparée, et la couvre de celles des nombreuses brebis égorgées par les prétendants ; puis il se couche, et Eurynome place sur lui un large manteau. C'est là que l'intrépide héros, restant éveillé, médite le trépas des orgueilleux prétendants. — Les femmes de Pénélope, qui depuis longtemps se mêlaient à ces jeunes princes, sortent en riant du palais et se livrent à la joie la plus vive. Ulysse, qui les entend, est violemment courroucé ; il se demande s'il doit les frapper toutes à l'instant ou permettre qu'elles s'unissent aux prétendants pour la dernière fois ; et son cœur bondit avec force dans sa poitrine.

Comme la lice (1) aboie autour de ses petits lorsqu'elle aperçoit un étranger et brûle de combattre : tel Ulysse rugit en son âme, indigné de ces forfaits odieux ; mais il se frappe aussitôt la poitrine et réprimande son cœur eu ces termes :

[18] « Modère-toi, mon cœur. Tu supportas des choses plus terribles encore quand l'impitoyable Cyclope dévora mes braves compagnons ; tu supportas sans faiblir cette cruelle épreuve jusqu'à ce que la prudence t'ait fait sortir de cet antre où tu pensas mourir. (2) »

Il réprimande ainsi son cœur, qui se contient et cesse de battre ; mais Ulysse se roule en tous sens sur sa couche. De même qu'un homme tourne sans cesse sur un foyer ardent le ventre d'une victime rempli de graisse et de sang pour la faire promptement rôtir : de même Ulysse se tourne de tous côtés sur sa couche en songeant aux moyens de lutter seul avec les nombreux prétendants. — Bientôt Minerve descend des cieux ; elle se présente à Ulysse sous les traits d'une jeune femme, se place sur la tête du héros et lui adresse ces paroles :

[33] « Toi, le plus infortuné des mortels, pourquoi veilles-tu sans cesse ? Cependant tu reposes dans ta demeure ; ton épouse est près de toi, ainsi que ton enfant que chacun désirerait avoir pour fils. »

L'ingénieux Ulysse lui répond aussitôt :

[37] « O déesse, tout ce que tu viens de dire est juste ; mais mon âme est cruellement agitée. Je me demande comment je frapperai de mon bras les orgueilleux prétendants, moi qui suis seul, tandis qu'ils sont toujours en foule dans mon palais. Un plus grand obstacle se présente encore à mon esprit. Si par la volonté de Jupiter et par la tienne je parviens à immoler tous ces jeunes princes, où fuirai-je pour échapper à la vengeance ? O déesse, c'est là, je t'en supplie, ce qu'il faut considérer. »

Minerve aux yeux d'azur prend la parole et dit :

[45]  « Malheureux, tu ne sais donc pas que les hommes se confient souvent à des compagnons plus faibles et moins expérimentés qu'eux ! Mais moi je suis une divinité qui te protège sans cesse et qui t'ai secouru dans tous tes malheurs. Je te déclare donc que si cinquante bataillons de guerriers nous enveloppaient de toutes parts et voulaient nous frapper de leurs glaives, tu leur enlèverais à l'instant et leurs bœufs et leurs grasses brebis. Livre-toi donc au sommeil : il est affreux de rester toute une nuit sans dormir. Bientôt tu sortiras de cet abîme de souffrances. »

En disant ces mots, la plus noble des déesses répand un doux sommeil sur les yeux du héros ; puis elle s'en retourne dans l'Olympe. Le repos, qui chasse les soucis et délie les membres, ne tarde pas à s'emparer du corps d'Ulysse. — La chaste Pénélope se réveille ; elle s'assied sur sa couche moelleuse et se met à répandre des pleurs ; quand ses larmes sont épuisées, elle adresse cette prière à la divine Artémise :

[61] « O Diane, vénérable déesse, fille de Jupiter, frappe-moi de tes flèches rapides pour m'arracher la vie, ou permets que les violentes tempêtes m'emportent au milieu des airs et me rejettent ensuite dans les flots de l'Océan (3) ! — Ainsi les tempêtes enlevèrent les filles de Pandarée, après que les dieux eurent exterminé leurs parents, et ces jeunes filles restèrent orphelines dans le palais de leurs aïeux ; la blonde Vénus les nourrit de lait, de miel et de vin délectable ; l'auguste Junon leur donna la beauté et la sagesse, la chaste Diane une taille majestueuse, et l'illustre Minerve tous les talents. Lorsque Vénus se rendit dans le vaste Olympe pour demander au puissant Jupiter que ces orphelines goûtassent enfin les douceurs de l'hyménée (car le dieu qui se plaît à lancer la foudre connaît toutes choses, et il règle à son gré le bonheur ou le malheur des humains), alors les Harpies enlevèrent les filles de Pandarée et les livrèrent aux odieuses Furies pour être leurs esclaves. — Que les dieux habitants de l'Olympe m'enlèvent ainsi, ou que Diane à la belle chevelure me frappe de ses douces flèches, afin que j'aille rejoindre mon époux au sein de la terre et que je ne sois point la femme d'un homme inférieur au divin Ulysse ! Le malheur est supportable quand, le cœur accablé de tristesse, on pleure tout le jour, et que pendant la nuit on goûte le doux sommeil qui nous fait oublier la joie et la douleur une fois qu'il a fermé nos paupières ; mais une divinité funeste me poursuit, moi, jusque dans mes songes ! Cette nuit encore, il m'est apparu un héros semblable à mon époux lorsqu'il partit pour Ilion avec ses guerriers ; à cette vue mon cœur s'est rempli de joie, car je pensais que ce n'était point un songe, mais bien Ulysse lui même. »

Elle dit, et bientôt l'Aurore paraît sur son trône étincelant. Le divin Ulysse, qui entend la voix et les pleurs de Pénélope, croit que sa chaste épouse l'a reconnu. Il se lève aussitôt, prend les couvertures et les toisons qui lui servaient de couche, les place sur un siège et jette la peau de bœuf hors du palais ; puis, élevant les mains, il implore Jupiter en ces termes :

[98] « Jupiter, puisque tu m'as ramené dans ma patrie après m'avoir accablé de maux sans nombre, après m'avoir fait errer sur la terre et sur les ondes, permets maintenant que quelque mortel en se réveillant fasse entendre au sein de ce palais une voix prophétique (4), et qu'au ciel apparaisse un signe qui m'éclaire sur ma destinée ! »

C'est ainsi qu'il prie, et le prévoyant Jupiter exauce ses vœux. Tout à coup le fils de Saturne fait gronder son tonnerre dans le splendide Olympe (5), et le divin Ulysse s'en réjouit. En même temps

 

 

une femme qui broyait du grain dans l'endroit où se trouvaient les meules d'Ulysse, prononce quelques paroles.— Autour de ces meules travaillaient douze femmes qui étaient occupées à moudre de l'orge, du froment et des mets nourrissants (6) ; mais maintenant elles dormaient toutes auprès du froment qu'elles avaient moulu ; une seule cependant n'avait pas encore cessé son travail, quoiqu'elle fût très-faible. — Cette femme arrête sa meule, et prononce des paroles prophétiques qui sont d'un favorable augure pour le roi son maître.

[112] « Puissant Jupiter, dit-elle, toi qui gouvernes les hommes et les dieux, tu viens de faire gronder ton tonnerre dans les cieux étoiles, et pourtant je ne vois aucun nuage. Sans doute que tu fais apparaître à quelque mortel un signe céleste. O fils de Saturne, exauce la prière d'une femme infortunée ; fais que les prétendants goûtent aujourd'hui pour la dernière fois, dans le palais d'Ulysse, les charmes du festin ! Ces orgueilleux jeunes gens brisent mes membres en me forçant à broyer le grain qui les nourrit ! Puissent-ils enfin prendre aujourd'hui leur dernier repas ! »

Elle dit ; le divin Ulysse est joyeux d'avoir entendu la voix prophétique de cette femme et le tonnerre du puissant dieu de l'Olympe, car il pense maintenant pouvoir se venger.

Les femmes du palais d'Ulysse accourent de toutes parts, et allument de grands feux dans les foyers. Télémaque, semblable à un dieu, abandonne sa couche et se couvre de vêtements magnifiques ; il suspend un glaive à ses épaules, attache à ses pieds brillants de superbes brodequins et saisit une forte lance terminée par une pointe d'airain. Le fils d'Ulysse s'arrête sur le seuil de la porte et dit à Euryclée :

[129] « Nourrice chérie, as-tu donné une couche et des aliments à l'étranger, ou bien est-il resté dans ce palais sans recevoir aucun soin ? Telle est pourtant ma mère, malgré sa prudence : elle accueille souvent avec honneur les hommes les plus obscurs et renvoie quelquefois honteusement les mortels les plus illustres. »

Euryclée s'empresse aussitôt de répondre en ces termes :

[135] « Mon fils, n'accuse point ta mère ; elle est innocente. L'étranger qui est dans ce palais, a bu autant de vin qu'il en a voulu ; mais il n'a pris aucune nourriture. Pénélope ta mère l'a interrogé elle-même, puis, lorsque ce mendiant a songé au repos, la noble fille d'Icare a dit à ses esclaves de préparer une couche ; mais cet étranger, semblable à un homme dévoré de chagrin, n'a point voulu reposer dans une couche, ni sur de moelleux tapis : il s'est couché dans le vestibule, sur des peaux de brebis, et nous l'avons couvert ensuite d'un épais manteau. »

A ces mots, Télémaque, tenant sa lance à la main, sort du palais, suivi de ses chiens agiles, et se rend à l'assemblée des Achéens aux belles cnémides. — La vénérable Euryclée, fille d'Ops, issu de Pisénor, exhorte les esclaves en disant :

[149] « Hâtez-vous d'arroser et de nettoyer cette demeure ; étendez des tapis de pourpre sur ces sièges magnifiques ; lavez toutes ces tables avec des éponges ; allez à la fontaine pour y prendre de l'eau que vous apporterez promptement ici : car les prétendants ne se feront pas longtemps attendre. Ce jour est pour tous un jour de fête, et les jeunes princes viendront de grand matin au palais. »

Elle dit, et toutes les esclaves obéissent à cet ordre. Vingt femmes vont puiser de l'eau aux sources profondes (7), et les autres servantes s'empressent de tout préparer dans l'intérieur du palais.

Bientôt arrivent les serviteurs des prétendants ; ils se mettent à fendre le bois, et les femmes reviennent de la fontaine. Alors le pasteur Eumée, amenant trois porcs, les plus beaux de la bergerie, franchit le seuil du palais ; il fait paître ses porcs dans la vaste enceinte des cours, et adresse ensuite au divin Ulysse ces rapides paroles :

[166] « Étranger, les prétendants te respectent-ils maintenant, ou te méprisent-ils encore dans le palais d'Ulysse, comme ils l'ont fait hier ? »

L'ingénieux fils de Laërte lui répond en disant :

[169] « Cher Eumée, que les dieux punissent enfin l'insolence de ces hommes orgueilleux et sans pudeur, de ces princes qui n'ont pas craint de m'outrager dans une maison étrangère ! »

Ainsi parlent Ulysse et le pasteur. — Mélanthius conduisant les plus belles chèvres de son troupeau pour le repas des prétendants, et suivi de deux bergers, entre dans le palais ; il attache ses chèvres sous le portique sonore, puis il adresse à Ulysse ces reproches amers :

[178] « Comment, vil étranger, tu es encore dans cette demeure pour importuner les prétendants ! Tu ne quitteras donc jamais cette porte ? Je crois que nous ne nous séparerons pas avant d'en être venus aux mains. Pourquoi restes-tu toujours ici, contrairement aux convenances, pour demander quelques bribes à ces jeunes princes ? Va donc mendier aux repas des autres Achéens. »

L'ingénieux Ulysse ne daigne pas lui répondre ; il secoue seulement la tète, et inédite au fond de son cœur une terrible vengeance.

Le troisième, qui franchit le seuil du palais, est Philétius, chef des bergers, qui amène aux prétendants de grasses chèvres et une génisse stérile (des nautoniers qui passaient des voyageurs à Ithaque y ont conduit Philétius et les pasteurs qui le suivaient). Le chef des bergers attache ses chèvres sous le portique retentissant, puis, s'approchant d'Eumée, il lui dit :

[191] « Pasteur, quel est donc cet étranger nouvellement arrivé en ces lieux ? Quels sont ses parents et quelle est sa patrie ? Comme cet infortuné ressemble au roi, notre ancien maître ! Certes, les dieux peuvent maintenant accabler de maux les simples mortels, puisqu'ils réservent tant d'infortunes aux rois eux-mêmes ! »

En disant ces mots, il s'approche d'Ulysse, lui prend la main, et lui parle en ces termes :

[199] « Salut, vénérable étranger. Que la prospérité t'accompagne désormais, car en ce moment tu me parais être accablé par le malheur. — Puissant Jupiter, aucune divinité n'est aussi cruelle que toi ! Tu es sans pitié pour les faibles humains ; lorsque tu leur as donné le jour, tu les plonges dans des abîmes de douleurs ! — Étranger, en te voyant, j'ai pensé à Ulysse, à mon divin maître, et la sueur a coulé le long de mon corps, et mes yeux se sont remplis de larmes ! Si ce héros est encore vivant, s'il voit la lumière du soleil, il erre peut-être, couvert de haillons semblables aux tiens, parmi les villes des hommes ! Mais si l'irréprochable Ulysse n'existe plus, s'il est descendu dans les sombres demeures de Pluton, quel malheur pour moi ! Car autrefois il me confia la garde de ses belles génisses dans le pays des Céphaléniens, lorsque je n'étais encore qu'un enfant ; ces génisses sont innombrables aujourd'hui, et jamais pasteur n'eut une race aussi féconde de génisses au large front. Cependant des princes étrangers m'obligent à conduire ici mes plus beaux troupeaux pour qu'ils soient dévorés par les prétendants, par ces jeunes orgueilleux qui méprisent Télémaque dans son propre palais, qui ne craignent point le courroux des dieux et sont impatients de se partager les biens d'Ulysse, leur roi et leur maître, absent depuis tant d'années ! Une foule de pensées agite et trouble mon esprit. Il serait mal sans doute, tant que le fils d'Ulysse existe, de m'en aller dans un autre pays, et de conduire les bœufs de mon maître à des peuples étrangers ; mais il est dur aussi d'être maltraité par les prétendants en gardant avec soin les troupeaux du fils de Laërte ! Depuis longtemps je veux quitter l'île d'Ithaque pour me retirer chez quelque roi puissant ; car les excès de ces jeunes princes ne sont plus supportables. Mais je pense encore à mon malheureux maître, qui reviendra peut-être un jour pour chasser de son palais la troupe insolente des prétendants. »

L'ingénieux Ulysse lui répond aussitôt en disant :

[227] « Pasteur, tu me parais être un homme juste et intelligent; je vois môme que ton esprit est plein de prudence. Eh bien ! je t'atteste par le plus grand des serments ; je te jure par Jupiter, le plus puissant des dieux, par cette table hospitalière et par ce foyer auprès duquel je me suis approché, que le fils de Laërte reviendra dans sa demeure pendant que tu y seras encore! Pasteur, tu verras massacrer de tes propres yeux, si tel est ton désir, tous les prétendants, tous ces jeunes princes qui commandent encore en maîtres dans ce palais ! »

Le gardien des génisses réplique en ces termes :

[236] « Cher étranger, que le fils de Saturne accomplisse cette promesse, et tu jugeras alors de mon courage et de la force de mon bras ! »

Eumée implore aussi les dieux, et leur demande de ramener l'intrépide Ulysse dans sa patrie.

Pendant que le héros s'entretient avec ses pasteurs, les pré-tendants méditent la mort de Télémaque. Mais tout à coup s'élève à la gauche de ces jeunes princes un aigle au vol rapide (8), tenant dans ses serres une timide colombe. Amphinome, s'adressant aux prétendants, leur dit :

[245] « Mes amis, le complot que nous tramons conre les jours de Télémaque ne réussira pas. Ne songeons donc maintenant qu'à la joie des festins. »

Ainsi parle Amphinome, et son discours plaît aux prétendants. Ils entrent tous dans le palais du divin Ulysse, et déposent leurs manteaux sur des sièges et des trônes ; puis ils égorgent de grasses chèvres et de superbes brebis ; ils immolent encore de beaux porcs et une génisse qui appartenait au troupeau (9) ; ils distribuent ensuite aux convives les entrailles qu'ils viennent de faire rôtir, et mêlent le vin dans des cratères. Eumée présente des coupes aux prétendants ; Philétius leur distribue le pain dans de belles corbeilles, et Mélanthius leur verse le vin. Tous les convives étendent aussitôt les mains vers les mets qu'on leur a servis et préparés.

Télémaque, qui médite toujours de nouvelles ruses, fait asseoir Ulysse dans la salle, sur un humble siège placé près du seuil de pierre et devant une petite table ; il lui donne une part des entrailles, lui verse du vin dans une coupe d'or, et lui dit :

[261] « Reste maintenant au milieu des convives pour boire avec nous le doux nectar ; moi j'empêcherai bien les prétendants de te dire des injures : ce n'est point ici une demeure publique, mais le palais d'Ulysse que ce héros a acquis pour moi. Quant à vous, jeunes princes, abstenez-vous de toute action violente, de toute parole injurieuse, afin qu'aucune querelle ne s'élève en ces lieux. »

Il dit. Tous les prétendants indignés se mordent les lèvres, et admirent l'audace avec laquelle Télémaque vient de leur parler. Antinoüs, fils d'Eupithée, s'adressant aux jeunes princes, prononce ces mots :

[271] « Achéens, approuvons ce discours, quelque violent qu'il soit ; car Télémaque nous parle en nous menaçant. Si Jupiter ne s'était pas opposé à nos desseins, nous aurions déjà dompté dans ce palais ce bruyant orateur. »

Ainsi parle Antinoüs ; mais Télémaque, sans prendre aucun souci des paroles qu'il vient d'entendre, ne répond rien. — Cependant les hérauts conduisent dans la ville l'hécatombe
 

 

sacrée des dieux ; tous les Achéens à la longue chevelure sont rassemblés dans le bois touffu d'Apollon, du dieu qui lance au loin les traits.

Lorsque les prétendants ont fait rôtir les chairs des victimes (10), ils les retirent du foyer, les divisent, et participent tous à ce splendide festin. Ceux qui servent dans le palais apportent à Ulysse une part de viandes rôties égale à celle des autres convives, ainsi que l'avait ordonné Télémaque.

La déesse Minerve ne permet pas que les prétendants cessent leurs insultes ; elle veut que la douleur et la colère pénètrent plus profondément encore dans le cœur d'Ulysse. Parmi les prétendants se trouvait un homme dont l'âme était injuste ; il s'appelait Ctésippe, et habitait Samé. Cet homme, plein de confiance dans ses immenses richesses, désirait s'unir à l'épouse du divin Ulysse, absent depuis tant d'années. Ctésippe, s'adressant à ses compagnons, leur dit :

[292] « Prétendants illustres, écoutez tous ce que je vais dire. Ce vil étranger a déjà reçu une part égale à la nôtre ; cela est convenable : car il ne serait ni juste, ni honnête, de mépriser, les hôtes de Télémaque, quand l'un d'eux vient dans ce palais. Mais moi, je veux aussi lui faire le présent de l'hospitalité, pour qu'il l'offre à la femme qui l'aura, baigné, ou aux autres esclaves, d'Ulysse. »

En parlant ainsi, Ctésippe prend dans une corbeille le pied d'un bœuf, et le lance d'une main vigoureuse ; Ulysse évite le coup en inclinant doucement la tête ; mais du fond de son âme, il laisse échapper un rire sardonique (11), et le pied de bœuf va frapper la muraille. Alors Télémaque indigné dit à ce jeune audacieux :

[304] « Certes, Ctésippe, tu es bien heureux de n'avoir point frappé mon hôte : il est vrai qu'il à lui-même évité le coup. Mais si tu l'avais atteint ce mendiant, je t'aurais plongé ma lance dans la poitrine, et ton père, au lieu d'avoir à se réjouir de ton hyménée, aurait eu à célébrer des funérailles ! Qu'à l'avenir personne ne commette plus ici de tels outrages. Maintenant j'ai de l'expérience, je sais distinguer le bien d'avec le mal, et je ne suis plus un enfant. Jusqu'à présent j'ai supporté bien des injures ; je vous ai vus égorger mes brebis, boire mon vin et livrer mes blés au pillage ; car il est impossible qu'un seul homme en chasse un si grand nombre ; cependant cessez d'exercer vos ravages. Si vous voulez me tuer avec l'airain cruel, faites-le, je le désire moi-même. Certes il vaut mieux mourir que de voir commettre sous ses yeux de tels forfaits, que de voir ses hôtes outragés et ses servantes honteusement violées dans de riches demeures ! »

A ces mots, tous les prétendants gardent un profond silence. Mais Agélaüs, fils de Damastor, prend la parole et dit :

[322] « O mes amis, qu'aucun de vous ne s'indigne ni ne réponde par d'aigres paroles à ces justes reproches. Ne frappons plus ce mendiant et gardons-nous d'insulter les serviteurs d'Ulysse. Moi je vais donner un conseil à Télémaque, ainsi qu'à sa mère, et je désire qu'il leur soit agréable. Tandis que, le cœur plein de désir, vous conserviez tous deux l'espoir que le prudent Ulysse. reviendrait dans sa demeure, n'était-il pas blâmable de laisser toujours ici les Achéens ? Il aurait mieux valu que les dieux eussent permis à Ulysse de revenir dans son palais(12) ; mais maintenant tout nous prouve que ce héros ne reverra jamais sa patrie. Télémaque, va donc trouver ta mère, et dis-lui qu'elle doit choisir pour époux celui d'entre les Grecs qui lui paraîtra le plus illustre, et qui fera les plus riches présents. Toi, tu pourras boire et manger au gré de tes désirs et jouir en paix de l'héritage de ton père. Alors ta mère, la chaste Pénélope, veillera sur les biens de son nouvel époux. »

Le prudent Télémaque lui répond aussitôt :

[338] « Agélaüs, je te jure par Jupiter et par les souffrances de mon glorieux père, qui est mort loin d'Ithaque, ou qui erre peut-être encore de contrée en contrée, que je ne m'oppose point à l'hymen de ma mère. Chaque jour, au contraire, j'exhorte Pénélope à prendre pour époux celui que son cœur désire, et moi-même j'offre de nombreux présents (13). Cependant je crains, en prononçant de si violentes paroles, de la forcer à sortir de cette demeure. J'espère que les dieux ne permettront jamais qu'elle s'éloigne ! »

Ainsi parle Télémaque. Les prétendants, excités par Minerve, éclatent d'un rire inextinguible qui trouble leur raison et ils rient d'un rire étrange, emprunté (14) ; ils avalent des chairs encore saignantes ; leurs yeux se remplissent de larmes, et leur âme semble présager un grand malheur. En ce moment Théoclymène, semblable aux dieux, s'écrie dans l'assemblée :

[351] « Malheureux ! quels maux souffrez-vous donc ? Une nuit profonde vous environne et elle couvre vos têtes, vos visages et vos genoux ! De sourds gémissements se font entendre, et vos joues sont baignées de larmes ! Le sang ruisselle à longs flots sur les murs et sur les hautes colonnes (15) ; les portiques et les cours sont remplis de fantômes qui se précipitent dans le sombre Érèbe ; le soleil a disparu des cieux, et les ténèbres de la mort vous enveloppent de toutes parts ! »

Il dit, et les prétendants se mettent à rire. Alors Eurymaque, fils de Polybe, prend la parole et dit :

[360] « Cet étranger récemment arrivé en ces lieux a sans doute perdu la raison. Jeunes gens, faites-le sortir à l'instant du palais, et conduisez-le jusqu'à la place publique, puisqu'il prend ici le jour pour la nuit. »

Théoclymène s'empresse de répondre en ces termes à l'orgueilleux prétendant :

[363] « Eurymaque, je n'ai pas besoin de guides pour me conduire : mes yeux, mes oreilles, mes pieds, sont encore bons, et mon esprit ne s'est point honteusement dégradé ! Je sors volontiers de, ce palais ; car je prévois les malheurs qui vous menacent. Prétendants orgueilleux, qui insultez les étrangers dans les demeures d'Ulysse et tramez sans cesse d'odieux complots, aucun de vous ne pourra fuir, ni échapper à la mort ! »

Théoclymène en disant ces mots s'éloigne du palais et se rend auprès de Pirée qui le reçoit avec joie. — Alors tous les prétendants se regardent entre eux et augmentent encore le courroux de Télémaque en riant de ses hôtes. Ainsi, l'un de ces jeunes insensés lui dit :

[376] « Télémaque, personne n'est plus malheureux que toi dans le choix des voyageurs que tu accueilles ! Celui que tu protèges ici est un misérable mendiant, sans pain, sans force, incapable, de travailler, enfin, un vil fardeau de la terre ; et l'autre ne vient dans ce palais que pour prophétiser ! Télémaque, si tu m'en crois (et c'est ce que tu peux faire de mieux), nous jetterons ces deux étrangers sur un bon navire garni de rames, et nous les enverrons aux Siciliens pour en avoir un prix convenable. »

C'est ainsi que parle ce jeune prince ; mais Télémaque, peu touché de ce qu'il vient d'entendre, ne répond rien. Il regarde secrètement son père, et attend avec impatience l'instant où il pourra frapper ses ennemis.

La fille d'Icare, la prudente Pénélope, assise en face de la porte sur un siège magnifique, écoutait attentivement tout ce que les prétendants disaient dans le palais. — Ces jeunes princes, après avoir immolé de nombreuses victimes, préparent en riant un agréable et délicieux festin. Cependant une puissante déesse et un vaillant guerrier allaient bientôt convier au plus triste des repas ceux qui, les premiers, méditèrent des projets injustes et odieux !

 

Notes, explications et commentaires

 

(1) La lice est la femelle d'un chien de chasse. 

(2) Platon, qui n'a pas coutume de louer Homère, dit Dugas-Montbel, cite plusieurs fois ce passage avec éloge, comme un exemple de fermeté et d'empire sur soi-même, et aussi comme une preuve qu'il existe deux natures dans l'homme dont l'une peut commander à l'autre.  

(3) Il nous a été impossible de rendre en français l'épithète ἀψόῤῥοος (qui reflue, ou, selon le scholiaste, qui revient toujours sur lui-même dans son cours éternel autour de la terre), qu'Homère donne à l'Océan. Clarke et Dubner traduisent très-exactement ἀψορρόου Ὠκεανοῖο (vers 65) par reflui Oceani.

(4) Dans les poèmes d'Homère, le mot φήμη (vers 100) s'entend du présage qu'on lirait des paroles de celui qui parlait le premier. Eustathe explique φήμη par λόγος δηλωτικὁς (discours qui sert à manifester), et par λόγος δηλωτικὁς (discours prophétique).  

(5) Il y a évidemment ici une interpolation ; nous lisons dans le texte de Wolf : ὑψόθεν ἐκ νεφέων· (vers 1O4) (du haut des nuages), et quelques vers plus bas la femme qui travaille aux meules dit : et pourtant le ciel est sans nuages (οὐδέ ποθι νέφος ἐστί· (vers 114)). Knigth retranche entièrement ce vers qui est le cent quatrième du livre XXI. 

(6) Le texte porte : μυελὸν ἀνδρῶν (vers 108) (moelle des hommes) ; mais tous les commentateurs nous apprennent qu'Homère se sert ici de cette expression pour parler de mets nourrissants.  

(7) Homère dit : κρήνην μελάνυδρον (vers 158) Les auteurs du Dictionnaire des Homérides expliquent ce passage par ces mots : « source dont l'eau est noire, de couleur foncée, à cause de la profondeur. » 

(8) Le texte porte: αἰετὸς ὑψιπέτης (vers 243) (aigle au vol élève). 

(9) Dugas-Montbel à commis une erreur en traduisant βοῦν ἀγελαίην (vers 251) par génisse qui n'a point porté le joug. Madame Dacier passe cette phrase sous silence, et Bitaubé dit : l'honneur du troupeau. Nous avons traduit ce passage aussi littéralement que possible ; car ἀγελαῖος venant de ἀγέλη (troupe, troupeau), signifie, comme le dit fort bien le Dictionnaire des Homérides : qui appartient au troupeau, qui paît dans les pâturages. 

(10) Homère dit : κρέ᾽ ὑπέρτερα (vers 279) (chairs supérieures) pour faire entendre que les chairs inférieures, ou les entrailles (σπλάγχνα), se mangeaient en premier dans tous les festins. — Knight supprime tout ce passage. 

(11) Le texte grec porte :

…….μείδησε δὲ θυμῶι

Σαρδάνιον μάλα τοῖον……

(vers 301/302)

que Dubner traduit par subrisit autem animo Sardanium omnino risum talem (mais il laissa échapper de son âme un rire entièrement semblable au rire sardanien). Knight, tout en admettant que Σαρδάνιος vient de l'ancien verbe σαρδάίνω, qui a la même signification que σαίρω (rire avec amertume), repousse avec raison ceux qui font dériver ce mot de l'île de Sardaigne, où croissait une herbe qui avait la propriété de contracter les lèvres, parce qu'Homère ne connaissait point cette île. On prétend que l'expression française de ris sardonique ou sardonien vient de σαρδάνιος.  

 (12) Comme ce passage a été diversement expliqué par les traducteurs français,  nous avons suivi la version allemande de Voss, qui nous semble la plus claire et la plus correcte.    

(13) Homère ne dit pas ici que les prétendants feront des présents pour obtenir Pénélope ; c'est Télémaque, au contraire, que le poète désigne pour offrir ces présents soit aux prétendants, soit à sa mère. Voici ce passage : ποτὶ δ᾽ ἄσπετα δῶρα δίδωμι (vers 342), qui n'a été compris ni par madame Dacier, ni par Bitaubé et que Dubner a parfaitement rendu par atque insuper multa dona dabo

 (14) Il y a dans le texte : οἱ δ᾽ ἤδη γναθμοῖσι γελοίων ἀλλοτρίοισιν (vers 347) (ceux-ci riaient déjà mec des mâchoires étrangères). Dugas-Montbel, en citant cette phrase dans ses Observations, dit : « Elle est admirable pour exprimer la joie qui tenait du vertige, et dont Minerve elle-même avait frappé tous les prétendants. C'est ce que madame Dacier traduit par cette phrase vulgaire : « Ils riaient à gorge déployée. » Je ne crois pas, ajoute cet auteur, qu'il existe, même dans l'Iliade, une situation plus terrible et qui laisse des impressions plus pathétiques. Jamais l'effroi des pressentiments ne fut exprimé d'une manière plus sublime. Ces hommes qui dévorent des viandes encore toutes sanglantes, qui rient à grand bruit, et dont pourtant les yeux se remplissent de larmes ; ce prophète qui déjà les plaint et déplore leurs erreurs ; les ténèbres dont il les voit enveloppés ; le sourd mugissement qui frappe ses oreilles ; ces ruisseaux de sang ; ces ombres remplissant les portiques et les cours, et que découvre son œil prophétique ; le soleil qui s'obscurcit dans les cieux ; la nuit qui se précipite de toutes parts : ce sont là de ces beautés qu'on ne trouve que dans Homère ou dans la Bible. Le repas de Balthazar est le seul morceau de l'antiquité qui puisse inspirer une émotion plus forte, une terreur plus profonde. »  

(15) Homère dit : καλαί τε μεσόδμαι· (vers 354). Selon les uns, μεσόδμη était une con­struction intermédiaire ou une pièce d'assemblage reliant deux soliveaux ; selon les autres, il désigne le renfoncement des parois entre les piliers. Aristarque fait μεσόδμαι synonyme de μεσόστυλα (entre-colonnement).