LA PRISE DE TROIE
TRADUCTION INÉDITE PAR Feu F.-D. Deheque,
Membre de l'Institut.
Extrait de l’Annuaire de l’Association pour l’Encouragement des Études grecques en France – 1872. pages 1-25
Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
TRIPHIODORE.
LA PRISE DE TROIE
TRADUCTION INEDITE PAR Feu F.-D. Deheque, Membre de l'Institut.[1]
Extrait de l’Annuaire de l’Association pour l’Encouragement des Études grecques en France – 1872. pages 1-25
NOTICE SUR TRIPHIODORE. L'Égypte, depuis la dynastie des Lagides jusqu'à l'invasion des Arabes, resta le sanctuaire des lettres et de la philosophie, mais avec des intermittences. Au cinquième siècle de notre ère, il y eut là comme un regain de poésies épiques, une renaissance de l'art dont Homère était resté et restera le modèle incomparable. Trois poètes se distinguèrent alors plus particulièrement, Nonnus de Panopolis, Coluthus et Triphiodore. Nonnus tient parmi eux le premier rang par l'importance et l'étendue de son œuvre, par la science mythologique qu'on y admire, par le mérite poétique de l'imagination et du style. Coluthus a développé avec grâce, avec élégance et sentiment un épisode intéressant des, annales troyennes, l'événement qui a causé la première guerre entre l'Europe et l'Asie. Triphiodore, qui leur est peut-être inférieur, a pris pour sujet de son poème la Prise de Troie. Nonnus a eu l'heureuse chance de trouver pour interprète et pour éditeur un diplomate, homme de loisir et de goût, qui s'est épris d'une passion exagérée sans doute, mais généreuse, pour les Dionysiaques : M. de Marcellus en a fait une longue et patiente étude, et nous a donné enfin un texte épuré, une bonne traduction. C'est un des curieux volumes de la Bibliotheca graeca de MM. Didot. Coluthus a été édité et traduit par un de nos confrères, qui était un excellent helléniste avant d'être devenu le premier des sinologues. La traduction de M. Stanislas Julien est excellente, et le texte semble définitivement constitué. Outre des notes d'une érudition supérieure, le livre est suivi du texte lithographie de deux manuscrits. Rien n'a été épargné, dans ce beau volume, pour honorer Coluthus et son œuvre. Triphiodore a eu, en France du moins, une chance toute contraire ; il n'a rencontré qu'un traducteur, et un traducteur médiocre, un de ces amateurs qui effleurent à peine le sens quand ils ne l'altèrent pas.[2] Pour nous, plein de respect pour les moindres écrivains de la Grèce, et charmé, sinon du génie poétique, du moins des mérites du style, nous nous sommes efforcé de reproduire le poème de la Prise de Troie avec les qualités d'exactitude et d'élégance qui distinguent les Dionysiaques et l'Enlèvement d'Hélène. Ce Triphiodore a eu une autre disgrâce : son nom, dès l'origine et par tradition, a été constamment mal écrit. On y a vu les éléments de τρύφη, luxe, déliées, et de δῶρον, et on en a fait Τρυφιόδωρον par un ypsilon; mais un des membres de notre Académie, des plus illustres et des plus regrettés, M. Letronne, a restitué à ce nom sa véritable orthographe et l'a écrit Τριφιόδωρον par un iota. Son œuvre aussi a rencontré d'intelligents critiques qui en ont corrigé et amélioré le texte; les derniers éditeurs, Wernicke et Lehrs, grâce aux travaux de leurs devanciers et par leurs études personnelles, ont constitué un texte qu'on peut regarder comme définitif. Quant à la vie du poète, on n'en connaît rien de plus que sa patrie et ses œuvres. Outre la Prise de Troie, Ἰλίου ἅλωσις, Suidas cite de lui un poème intitulé Hippodamie, un autre intitulé les Marathoniaques, une Odyssée en vingt-quatre chants, dite lipogrammate, parce que, dans chaque chant, une des vingt-quatre lettres de l'alphabet était supprimée. Ce tour de force, qu'il faut classer parmi les difficiles nugae ne paraît pas impossible, quand on pense à toutes les ressources dialectiques qu'offre la langue grecque. A ces œuvres, le biographe Suidas ajoute καὶ ἄλλα πλεῖστα, « et d'autres en grand nombre ». Que n'a-t-il ajouté à cela aussi quelques détails de critique littéraire et de biographie ! De toutes ces œuvres, dont la moins regrettable est assurément l'Odyssée lipogrammate, une seule nous reste; c'est la Prise de Troie : elle lui a été inspirée sans doute par quelque poète cyclique comme Arctinus, qui avait composé un poème sur le même sujet, ou encore par quelques vers de l'Odyssée qui sont comme l'argument de son poème.[3] Tel est, en effet, le sujet qu'il amplifie, en s'inspirant peut-être du second livre de l'Enéide, qu'il est loin d'avoir égalé. Et pourtant il y montre assez d'imagination et de style; les vers ont une facture aisée et savante, et cette harmonie inhérente à la langue grecque, si bien qu'on peut dire, sans blesser le goût, qu'il y a là un sentiment poétique qui charme et captive, un écho affaibli, mais charmant, de l'ancienne poésie homérique, une étincelle du feu sacré : Scintillae remanent veteris vestigia flammae. TRIPHIODORE. LA PRISE DE TROIE.
Calliopée, laissant là les vastes récits, dis-nous, à nous impatients de l'apprendre, la fin si longtemps attendue d'une guerre laborieuse, et l'embûche, œuvre équestre de l'argienne Minerve; dans un chant rapide termine l'antique querelle des héros remise au jugement des armes.
Déjà depuis dix ans la vieille Ényo, insatiable de meurtres, prolongeait la guerre entre les Troyens et les Grecs. Que d'hommes avaient péri ! Les lances s'étaient émoussées ; les épées ne montraient plus leurs pointes menaçantes ; le bruit des cuirasses était éteint ; les anneaux des baudriers étaient usés, déchirés, et les boucliers ne supportaient plus le choc des javelots ; les arcs recourbés étaient détendus; les carquois avaient vidé leurs flèches rapides. Des coursiers, les uns, devant la crèche oisive, l'œil baissé, pleuraient leurs compagnons d'attelage; les antres regrettaient leurs maîtres morts dans les combats. Le fils de Pelée restait immobile et muet près du cadavre de son ami. Le vieux Nestor pleurait sur son fils Antiloque : Ajax, dans un accès de fureur, avait ouvert d'un coup mortel sa vaillante poitrine, et teint de son propre sang le glaive ennemi. Les Troyens, qui se lamentaient sur l'indigne outrage fait au cadavre d'Hector, n'avaient pas à déplorer en lui un seul malheur national, mais, s'associant aussi aux deuils de leurs alliés, ils unissaient leurs larmes à celles des peuples venus à leur secours. Les Lyciens pleuraient Sarpédon qu'autrefois sa mère, honorée de l'amour de Jupiter, avait envoyé à Troie, et qui, tombé sous la lame de Patrocle, fils de Ménœtius, avait été pleuré avec des larmes de sang par son père le souverain des cieux. Des cris de désespoir éclatèrent parmi les Thraces, lorsqu'un funeste sommeil, par une nuit pleine d'embûches, eut livré Rhésus au fer des Grecs. A la mort de Memnon, sa mère, l'Aurore, avait privé le jour de sa lumière et couvert le ciel d'un nuage lugubre. Les femmes venues des bords du belliqueux Thermodon et dont le fer avait coupé la mamelle, se lamentaient sur la jeune guerrière Penthésilée, qui, se jetant à travers la mêlée meurtrière, de sa main de femme avait mis en fuite des bataillons d'hommes et repoussé les Grecs vers leurs vaisseaux. Seul, Achille l'attendit avec sa lance, la tua, la dépouilla de ses armes; mais il l'honora par des funérailles. Cependant Troie tout entière, avec ses tours bâties par les Dieux, restait debout sur ses solides fondements. Et certes, affaiblie par les dernières luttes, malgré son cœur infatigable, Minerve se fût épuisée en vains efforts, si, découragé par l'insolent hymen de Déiphobe, le devin Hélénus n'était pas venu, comme transfuge, d'ilion au camp des Grecs. Là, comme pour complaire au malheureux Ménélas, il prophétisa la chute tardive, mais sûre, de Troie sa patrie. Aussitôt les Grecs, ranimés par les prédictions du jaloux Hélénus, se mirent à préparer la fin d'une guerre si longue. Et, d'une part, arriva de Scyros, ayant quitté l'Ile aux belles vierges, le fils d'Achille et de l'illustre Déidamie. Avant d'avoir sur ses joues le duvet de la barbe, il montrait, guerrier si jeune encore, la force et le courage de son père. D'une autre part, Minerve, qui s'était pillée elle-même pour mieux secourir ses amis, vint, apporter aux Grecs sa statue vénérée. Déjà même, par les conseils de la déesse, l'industrieux Épéus construisait pour la perte de Troie un cheval énorme, œuvre sainte et fatale. On abattait des arbres, qui, dans la plaine, descendaient de l'Ida, de cette même montagne d'où, autrefois, Phéréclus amena les bois pour construire les vaisseaux de Pâris, origine de tous les maux. Sous les larges membrures des flancs s'arrondissait un ventre creusé comme l'intérieur d'un vaisseau que, l'équerre à la main, construit un charpentier. Au-dessus de la poitrine creuse et profonde s'élevait un cou, sur lequel flottait une crinière d'or. Cette crinière, ondoyante sur le cou arrondi, au sommet se réunissait dans une touffe épaisse. Des pierres précieuses avaient été placées dans les orbites des yeux, le béryl azuré et la rouge améthyste ; ces pierres unissant leur double rayon, les yeux lançaient des lueurs éclatantes. Sur la mâchoire étaient gravées de blanches dents, prêtes à mordre la barre d'un frein bien travaillé. Une grande bouche ouvrait, sans qu'on s'en aperçût, une entrée à l'air extérieur pour alimenter le souffle des hommes que ses cavités recèleront; par les naseaux circulait aussi l'air qui donne la vie. Des oreilles se dressaient au sommet de la tête, bien droites, prêtes à recevoir l'appel delà trompette. Aux flancs s'adaptait harmonieusement le dos avec une échine souple et flexible ; les cuisses, les jambes de derrière, s'emboîtaient bien dans la croupe arrondie. La queue détachée traînait jusqu'au bas des pieds, comme une branche de vigne qui se courbe et plie sous le poids du raisin. Les pieds, que surmontaient des jarrets vigoureux, semblaient tout prêts à s'élancer dans la carrière, et retenus malgré eux. Ces pieds, au bas des jambes, ne faisaient pas saillie avec leurs sabots naturels, mais ils étaient enfermés dans l'enveloppe d'une écaille marbrée, touchant à peine le sol de leur pince d'airain. Épéus avait ménagé une porte bien close et préparé une échelle mobile : la porte adaptée au flanc du cheval et invisible, pour qu'un bataillon de Grecs belliqueux pût entrer; l'échelle afin que, déployée et descendant jusqu'à terre, elle offrit une voie pour monter et descendre. Sur le cou, dans la bouche, il mit une bride aux couleurs de pourpre, un frein puissant avec des ornements d'ivoire plaqué et d'airain aux reflets d'argent. Lorsqu'il eut entièrement terminé ce cheval, formidable machine de guerre, il plaça sous chaque pied une roulette bien travaillée, afin que, traînée dans la plaine, il obéit au mouvement des cordages et n'offrit point d'obstacle ni de résistance. Ainsi brillait-il, redoutable et beau, avec ses larges flancs et sa haute taille. Mars lui-même, le dieu aux beaux coursiers, s'il eût rencontré celui-ci vivant, n'aurait pas refusé de le monter. Mais, autour de lui, on avait élevé un grand mur, afin qu'aucun des Grecs ne pût le voir d'avance et n'en éventât la ruse. Près du vaisseau mycénien d'Agamemnon, à l'écart de la foule et du bruit, les chefs de la Grèce se réunirent en conseil. La vaillante Minerve, ayant revêtu la forme d'un héraut à la forte voix, se tenait auprès d'Ulysse, l'inspirant, et sur ses paroles répandait la douceur du nectar. Et lui, roulant ses pensées dans son esprit divin, d'abord immobile et droit, les yeux fixés à terre, il ressemblait à un homme qui n'a rien à dire ; mais bientôt, livrant passage aux pensées qu'il a conçues, il éclata comme la foudre, et, semblable aux pluies du ciel, il épancha les torrents de sa douce éloquence : « Amis, la machine mystérieuse est terminée, œuvre de la main des hommes et des conseils de Minerve. Vous tous qui avez confiance dans la force de vos bras et dans votre énergique courage, suivez-moi ; car il ne convient pas de rester longtemps ici, nous consumant en des travaux qui n'ont point de terme et vieillissant sans profit et sans gloire; mais il nous faut, vivants, achever une œuvre glorieuse, ou par une mort virile éviter le déshonneur et la honte. Nous avons des espérances mieux fondées et plus sûres que les Troyens, si vous n'avez pas oublié le passereau et l'antique serpent, le beau platane, la mère dévorée après ses petits et la jeune couvée. Si le vieux Calchas ajourna l'effet de ses oracles, n'avons-nous pas les prédictions d'un nouvel hôte, du prophète Hélénus, qui nous convient à une victoire toute prête? Donc confiez-vous à moi ; hâtons-nous de nous enfermer bravement dans les flancs du cheval, afin que les Troyens introduisent eux-mêmes et de leurs mains dans Ilion l'œuvre insidieuse de l'intrépide déesse, devenant ainsi les artisans volontaires de leur propre ruine. Vous, qui resterez ici, coupez les câbles qui retiennent les vaisseaux au rivage, après avoir mis le feu aux branchages de vos tentes ; éloignez-vous des bords de la terre troyenne, feignant un retour précipité vers la Grèce, jusqu'à ce que du haut d'une vigie une torche, à la nuit close, allumée sur le rivage voisin, donne à vos bataillons le signal du retour. Alors qu'aucune paresse ne retienne vos rameurs, aucune de ces vaines terreurs que la nuit enfante pour les hommes pusillanimes. Qu'on se rappelle l'honneur national des premiers exploits; que nul ne déshonore son nom et sa gloire ; car chacun aura la récompense des peines endurées et des exploits accomplis. » Ayant ainsi parlé, Ulysse sortit du conseil. Néoptolème applaudit à ses paroles, et le premier le suivit; Néoptolème, beau comme un dieu et semblable à un jeune cheval, qui, bondissant dans la plaine humide de rosée, fier de ses nouveaux harnais, prévient le fouet et la menace de son cavalier. Le fils de Tydée, Diomède, s'élance sur les pas de Néoptolème, admirant en lui l'Achille d'autrefois. Cyanippe les suivit, Cyanippe qu'une fille de Tydée, la noble Comaetho, donna pour fils au vaillant Aegialée, ravi sitôt par le destin à la tendresse de son épouse. Ménélas aussi se leva, animé du farouche désir de combattre Déiphobe et d'assouvir sa vengeance sur le nouveau ravisseur d'Hélène. A ces héros s'adjoint avec ardeur le Locrien fils d'Oïlée, le rapide Ajax, ayant encore sa saine et droite raison, que lui fit perdre une passion impie pour la jeune Cassandre. Avec lui il entraîne un autre héros, Idoménée, le roi de Crète, dont les cheveux commencent à blanchir. A leur suite accourent un fils de Nestor, le puissant Thrasymède, et le fils de Télamon, Teucer, l'habile archer, Eumèle, fils d'Admète, possesseur de nombreux coursiers, et avec lui le devin Calchas, sachant bien qu'ayant accompli leur tâche prodigieuse, les Grecs sont au moment de s'emparer de la ville de Troie. D'autres chefs ne reculèrent pas non plus devant le péril et prêtèrent leur secours : Eurypyle, fils d'Évarmon, le brave Léontée, Démophon, Acamas, tous deux fils de Thésée, le fils d'Ortygès, Anticlus, que les Grecs en pleurant enterrèrent dans le cheval même où il mourut; Pénélée, Mégès, Iphidamas et le brave Antiphate, Eurydamas à qui Pélias avait donné le jour, et Amphidamas, l'habile archer. Enfin, à son tour, se présente l'industrieux constructeur de la machine, Épéus. Tous, après avoir adressé leurs vœux à l'auguste fille de Jupiter, montèrent en hâte dans le navire équestre. Minerve, qui avait préparé pour eux l'ambroisie, leur apporta cette nourriture des dieux pour en faire leur repas, afin que, passant tout un jour dans cette embuscade, ils ne sentissent pas la faim et ne perdissent pas leur force. Ainsi, lorsque la neige, ayant raréfié l'air par le froid des nuées où elle se forme, a blanchi les champs, et que, fondue, elle se résout en de nombreux torrents, les bêtes, effrayées du bruit des cascades qui tombent des hauteurs, se précipitent en tumulte de rochers en rochers pour se réfugier sous l'abri d'une caverne ; et là, en silence, elles restent couchés, non sans crainte et en proie à la faim : patientes par nécessité, attendant que les torrents impétueux s'écoulent. Ainsi, se précipitant dans cette creuse retraite, les Grecs allaient y supporter d'indicibles angoisses. Sur eux se ferme la porte du cheval gros d'armes et de guerriers, et c'est Ulysse qui en est le vigilant gardien. De ses deux yeux voyant tout, il échappait aux regards de la foule. Le fils d'Atrée ordonna aux Grecs qu'il commandait de détruire avec la pioche l'enceinte de pierres qui empêchait de voir le cheval, et voulut qu'on le laissât à découvert, afin que tout le monde pût contempler sa grâce et sa grandeur. La barrière est démolie, suivant l'ordre du roi, et lorsque le soleil, amenant la nuit aux mortels, a chassé le jour radieux vers le sombre occident, alors la voix des hérauts ordonna à l'armée de préparer le départ, de mettre à la mer les vaisseaux aux belles proues et de dénouer les câbles qui les retiennent au rivage. Alors aussi, la torche à la main, les soldats brûlent l'enceinte du camp, leurs tentes en branchages, et du port de Rhœtée s'embarquent sur la flotte qui fait voile vers la station de Ténédos en face de Troie, sillonnant les eaux azurées d'Hellé, fille d'Athamas. Seul, et comme abandonné de tous, tout meurtri des coups qu'il s'est donnés lui-même, Sinon, le fils d'Aesimus, héros maître en fourberies, fut laissé sur la plage, préparant contre les Troyens une ruse habile, pleine de périls et de désastres. Ainsi, lorsque, ayant tendu sur des perches leurs rets circulaires, des chasseurs ont dressé aux bêtes de la montagne le piège à larges mailles, l'un d'eux, seul à part des autres, observe, sans être vu, les filets; ainsi alors Sinon méditait la ruine de Troie. Il était marbré de coups ; le long des épaules, de ses plaies volontaires coulaient des traînées de sang. Cependant, autour des tentes, le feu se propageait avec fureur, et des tourbillons de fumée jaillirent pendant toute la nuit avec des jets de flammes. Vulcain l'ordonnait ainsi, et de son souffle furieux Junon, sa mère, attisait l'incendie. Mais déjà Troyens et Troyennes, aux premières lueurs du jour, ont appris par la renommée la fuite désordonnée des ennemis que la fumée leur révèle, et sur-le-champ par les portes toutes ouvertes, à pied, en char, on se précipite, on se répand dans la plaine, examinant s'il n'y a pas quelque part une embuscade de la part des Grecs. Des vieillards, ayant attelé des mules à leur char, sortirent de la cité avec Priam leur roi, et s'abandonnèrent à la joie, rassurés sur leurs fils qu'avait épargnés l'homicide Mars, et voyant leur vieillesse exempte des craintes de la servitude ; ils ne devaient pas cependant se réjouir longtemps, car Jupiter en avait décidé autrement. Pour eux, lorsqu'ils virent la masse énorme de ce cheval si artistement construit, ils furent saisis d'étonnement et se répandirent à l'entour, comme des geais à la vue d'un aigle magnifique décrivent autour de lui des cercles et l'étourdissent de leurs cris. Des avis très divers s'agitaient parmi les Troyens : les uns, fatigués d'une guerre si pleine de deuil, ayant pris en haine ce cheval, car c'était un ouvrage des Grecs, voulaient qu'on le détruisit en le précipitant du haut des rochers, ou qu'on le brisât à coups de hache ; d'autres, épris et charmés d'une œuvre si habile, conseillaient de faire du cheval guerrier une offrande aux dieux, pour qu'il fût dans l'avenir un témoignage et un souvenir de la guerre contre les Grecs. Aux Troyens ainsi divisés et d'avis si divers apparut un homme tout nu, avec ses membres meurtris et sanglants. Des cicatrices sur tout son corps montrent les traces des lanières qui l'avaient déchiré. Sur-le-champ il se roule aux pieds de Priam, de ses mains suppliantes il embrasse les genoux du vieux roi, et s'écrie, le perfide : « O toi, héritier du sceptre de Dardanus, si tu as pitié d'un homme qui a débarqué ici avec les Grecs, oui, c'est le sauveur des Troyens et de Troie que tu auras épargné et le plus implacable ennemi des Grecs. Vois comme ils m'ont traité, sans s'inquiéter de la colère des dieux. Je ne leur avais fait que du bien, mais ils ont toujours été des pervers et des scélérats. Ainsi ils ont ravi à l'Eacide Ajax les armes d'Achille ; ainsi ils ont abandonné Philoctète à une hydre dévorante; ainsi ils ont tué ce Palamède qu'ils avaient tant admiré. Et maintenant, dans quel état ils m'ont mis, les misérables, parce que je n'ai pas voulu fuir avec eux et que j'engageais mes compagnons à rester ! Eux, égarés par la fureur et ne se connaissant plus, ils m'ont dépouillé de mes vêtements, et, après m'avoir déchiré tout le corps à coups de fouet, m'ont laissé sur ce rivage étranger. Mais toi, roi bon et puissant, respecte les droits de Jupiter hospitalier ; car ce serait pour les Grecs une grande joie, si tu permettais qu'un étranger, qu'un suppliant périsse de la main des Troyens. Pour moi, je vous viendrai à tous en aide pour que vous n'ayez plus à craindre une nouvelle guerre de la part des Grecs... » Il dit. Le vieux Priam lui répond avec douceur : « Étranger, tu es au milieu des Troyens : tu n'as plus rien à craindre, puisque te voici à l'abri des violences et des outrages des Grecs. Désormais tu seras notre hôte, notre ami ; oublie ici ta patrie et ne regrette pas tes riches pénates. Mais, dis-moi, je te prie, à quelle fin a-t-on construit cette œuvre merveilleuse? de quel indicible effroi ce cheval est-il l'indice? Et toi, fais-nous connaître ton nom, ta famille, le pays d'où tu viens. » Sinon, ayant pris confiance, répondit avec astuce : « Je te dirai tout cela, suivant ton ordre et mon désir. Argos est ma ville natale, et je m'appelle Sinon. Aesimus est le nom de mon vieux père. Épéus a eu l'idée de ce cheval, sur la foi d'un ancien oracle, et l’a construit pour les Grecs. Si, en effet, vous souffrez qu'il reste ici, dans la plaine, l'oracle a déclaré que la ville de Troie serait par les Grecs prise et détruite ; mais si Minerve reçoit dans son parvis ce cheval, pieuse offrande, les Grecs échoueront dans leur entreprise et seront mis en fuite. Donc, entourez de cordages ce cheval à la crinière d'or et traînez-le dans votre grande citadelle. Que Minerve, protectrice de votre cité, guide la marche, et reçoive elle-même cette magnifique offrande ! » Il dit, et le roi ordonne qu'on apporte pour Sinon une tunique et un manteau. Quant aux Troyens, ils attachent des liens de cuir, des cordes solides au cheval, et à travers la plaine ils le traînent monté sur ses roues rapides, tout plein de l'élite des Grecs. Devant le cheval les flûtes et les lyres unissaient leurs accords. Infortunée race des humains, auxquels un nuage épais voile l'avenir, qu'une vaine joie bien souvent égare, et qui tombe dans l'abîme sans le voir 1 Tel était le délire qui alors poussait les Troyens à diriger vers Troie cette pompe fatale; aucun d'eux ne se doutait qu'il marchât vers un deuil épouvantable. Ayant cueilli des fleurs humides de rosée sur les bords du fleuve, ils en décoraient la crinière de leur meurtrier. Mais la terre, que déchiraient les roues d'airain, gémissait affreusement ; des essieux même de ces roues s'exhalaient par le frottement des plaintes lugubres ; les câbles grinçaient ; la chaîne, en se tendant, soulevait une poussière épaisse et brûlante. Aux cris tumultueux de ceux qui s'étaient attelés à la machine répondaient les échos frémissants des sombres forets de l'Ida ; le Xanthe aussi agitait ses flots, et le Simoïs semblait pousser des cris. Les trompettes, dont les fanfares s'élevaient jusqu'au ciel, annonçaient un de ces combats où Jupiter préside. Cependant les Troyens avançaient toujours, bien que la route fût longue, coupée par des fleuves, inégale, malaisée. Le cheval vers les autels chers au dieu Mars s'acheminait d'une allure lente et superbe, lorsque sur sa croupe arrondie Minerve appuya sa forte main. Aussitôt, d'une course rapide il partit comme un trait, suivant les Troyens de ses bonds agiles jusqu'aux portes de la cité de Dardanus. Quand il fut venu là, les portes se trouvèrent trop basses et trop étroites pour qu'il pût entrer ; mais Junon, descendue sur la voie, éleva les portes, et Neptune avec son trident élargit le passage. Les Troyennes accourues de tous les côtés de la ville, filles, fiancées, mères, forment des chœurs de chants et de danses autour de la sainte statue. D'autres, pour essuyer la rosée qui le couvre, étendent sur lui de moelleux tapis ; d'autres détachent les rubans azurés de leurs ceintures, enlacent ses membres de leurs liens fleuris. D'autres enfin, ayant ouvert le couvercle d'une jarre énorme, après avoir mêlé au vin du safran doré, arrosent de la liqueur parfumée la terre d'alentour. La voix des hommes se mêlait aux chants des femmes, et les cris joyeux des enfants aux exclamations des vieillards. Ainsi, des opulents rivages de l'Océan accourus vers les froids climats qu'ils aiment, des bataillons de grues décrivent des cercles immenses, de bruyantes évolutions, faisant entendre aux laborieux paysans ces cris qui les effrayent pour leurs moissons. Ainsi les Troyens, avec une pompe tumultueuse et bruyante, amenaient dans la citadelle le cheval et leurs ennemis. Mais la fille de Priam, qu'inspire Apollon, ne voulut pas rester davantage dans la demeure où on l'emprisonnait ; elle brise les portes, elle accourt comme la génisse effarée qu'aiguillonne et irrite une mouche acharnée après elle. Elle ne voit plus le troupeau, elle n'obéit plus au berger, elle n'a plus souci du pâturage ; mais, harcelée par l'insecte qui la pique, elle franchit les barrières qui ferment la prairie. Telle, sous l'aiguillon du trait prophétique, la jeune fille errante secouait la couronne de laurier enlacée à sa chevelure, et par la ville poussait des cris, sans nul souci de sa famille, de ses amis, oubliant la prudence de son jeune âge. Avec moins de violence, au fond des bois, une femme de Thrace s'exalte au son des flûtes de Bacchus, et, comme atteinte et blessée par le dieu, agite le sombre lierre de sa couronne en tournant de tous côtés des yeux égarés. Ainsi Cassandre, emportée par l'esprit prophétique qui l'obsède, s'abandonne à tous ses transports, et frappant sa tête et sa poitrine s'écrie d'une voix furieuse : « O malheureux, pourquoi conduisez-vous ici ce cheval abominable, en courant à votre perte comme des insensés? Votre dernière nuit approche avec la fin de la guerre, et votre dernier sommeil sera sans réveil. Cette pompe, c'est le triomphe de vos ennemis ; c'est l'accouchement douloureux des rêves de mon infortunée mère. Elle est accomplie, l'année qui s'est fait longtemps attendre ; la guerre va finir, si nombreux sont les bataillons des guerriers qui arrivent pour le combat avec leurs armes que vous verrez étinceler à travers la nuit sombre. Ce cheval odieux va les enfanter, et bientôt sortis de ses flancs ils s'élanceront dans la mêlée comme des soldats sûrs de la victoire ; car ce sont des hommes, non des enfants, qu'il va mettre au monde, et dans ses couches laborieuses il se passera de l'assistance des femmes. L'Ilithye qui l'assistera sera celle même qui l'a fabriqué ; ayant ouvert son sein trop fécond, c'est Minerve, celle qui détruit les cités, qui va l'assister dans cet enfantement plein de larmes. Et déjà au-dedans de nos murailles grossit une mer de sang. Quel affreux carnage ! Des liens se préparent pour enchaîner les mains des filles et des femmes. Le feu couve et va éclater. O douleurs ! malheureuse que je suis ! O cité, ma patrie, bientôt tu ne seras plus qu'une cendre légère. Elle a péri, l'œuvre des dieux. Les solides murailles de Laomédon se sont écroulées. O mon père, ô ma mère, je pleure sur vous. Que de maux vous allez souffrir ! Toi, mon père, tombé sur les marches de l'autel de Jupiter Hercéus, tu périras misérablement ; et toi, ma mère, si fière de tes illustres fils, tu perdras ta forme humaine, et, changée en chienne, tu effrayeras tes enfants par des aboiements furieux. Divine Polyxène, couchée sous terre près des murs de ta patrie, je ne pleurerai pas longtemps sur toi. Plût au ciel que quelque Argien me tuât aussi, pendant que je t'arroserai de mes larmes! Car qu'ai-je besoin de prolonger ma vie, si le sort me réserve pour une mort plus affreuse, si une terre étrangère doit s'ouvrir pour ma tombe? Voilà la destinée qui m'attend près d'une maîtresse implacable, voilà la bienvenue qu'après une si longue absence et tant de fatigues elle prépare à son époux. Allons, rentrez en vous-mêmes, et vous serez instruits comme par l'expérience. Dissipez, amis, la nuit funeste où vos esprits s'égarent; que la hache brise le corps de ce cheval immense, ou que le feu le consume, qu'avec tout ce qu'il renferme d'embûches et d'armes il périsse, et que ce soit pour la Grèce un grand sujet de larmes. Puis alors préparez des festins, courez aux chœurs de danse, et que les coupes de vin circulent pour célébrer votre délivrance et l'aimable liberté. » Ainsi parla Cassandre, mais personne ne la crut, parée qu'Apollon, qui l'avait faite une excellente prophétesse, lui avait en même temps refusé le don de persuader. Son père lui répondit en la menaçant : « Quel mauvais génie t'amène encore ici, prophétesse de malheur? Avec ton impudente audace, avec tes cris, tu cherches en vain à nous effrayer. Ta démence, tes transports de rage, les violents éclats de ta voix ne t'ont point épuisée, et voilà qu'irritée de nos joies, tu viens ici, lorsque le fils de Saturne, Jupiter, fait briller sur nous le jour de la délivrance et a dispersé la flotte des Grecs. On ne brandit plus les longs javelots; les arcs sont détendus ; au cliquetis des épées, au sifflement des flèches, ont succédé les danses et les chants, comme en un jour de victoire. La mère ne pleure plus son fils; la femme qui envoyait son mari au combat ne verse plus de larmes sur sa mort. La protectrice d'Ilion, Minerve, accueille ce coursier introduit dans son temple ; et toi, fille insolente, tu as l'audace d'accourir devant mon palais pour y débiter tes mensonges, t'abandonner à tes fureurs, et souiller par tes vaines menaces notre auguste cité. Va-t'en; pour nous, nous sommes tout entiers aux chœurs et aux festins; car, sous les murs de Troie, il n'y a plus de place pour la crainte, et nous n'avons plus besoin de ta voix prophétique. » Après ce discours, il ordonne qu'on ramène la jeune insensée dans l'intérieur du palais. C'est avec peine et bien malgré elle qu'elle obéit à son père. Rentrée dans sa chambre, elle tombe sur son lit virginal et pleure, connaissant bien le sort qui l'attend, et voyant déjà l'incendie dévorer les murs de sa chère patrie. Et eux, ayant placé le cheval sur un plancher bien uni, devant le temple de Minerve, la déesse qui protège les cités, ils brûlent de belles victimes sur les autels parfumés d'encens; mais les dieux immortels repoussèrent ces hécatombes et des vœux qu'ils ne voulaient pas exaucer. Partout le peuple, assis au banquet, se livrait sans mesure à la joie qui provoque à boire et qui amène l'ivresse. Toute la cité, aveugle et imprévoyante, s'enivrait d'une oublieuse folie. Quelques gardiens seulement veillaient encore aux portes. Mais déjà le soleil s'est couché ; et sur la haute cité de Troie la nuit, nuit fatale et dernière, a étendu ses sombres voiles. Alors la belle et perfide Aphrodite, dans tout l'éclat de sa beauté, se présente à l'Argienne Hélène et lui dit d'une voix insinuante: « Chère fille, ton généreux époux Ménélas t'appelle, caché dans le cheval de bois. Avec lui s'y sont renfermés les chefs des Grecs, tes anciens prétendants. Va donc sans t'inquiéter davantage du vieux Priam, des autres Troyens, ni même de Déiphobe, car je te rends à Ménélas qui pour toi a tant souffert. » A ces mots la déesse disparut, et Hélène, dupe d'une ruse qui la charme, quitte sa couche parfumée. Déiphobe, son époux, la suit. Les Troyennes aux tuniques traînantes admirent la grâce de ses mouvements. Elle, lorsqu'elle fut entrée dans l'enceinte du temple de Minerve, s'arrêta pour contempler la structure du coursier belliqueux. Trois fois elle en fit le tour, puis, réveillant les souvenirs des guerriers grecs, elle dit, et de sa voix la plus claire, les noms de toutes leurs belles épouses. Ces guerriers, au dedans du cheval, éprouvèrent de poignantes douleurs ; ils ne purent retenir leurs larmes, mais ils se turent. Lorsque Ménélas entendit le nom de Tyndaréone, il gémit ; Diomède au souvenir d'Aegialie pleura; le nom de Pénélope fit tressaillir Ulysse. Seul Anticlus, lorsqu'il entendit nommer Laodamie, allait répondre, et sa bouche s'ouvrait pour parler; mais Ulysse s'élança sur lui, et de ses deux mains lui ferma sa bouche trop prompte à s'ouvrir, et, lui ayant saisi les lèvres d'une étreinte vigoureuse, il le contint fortement. Et lui, oppressé, haletant, il se débattait pour échapper aux liens douloureux qui étouffaient sa voix, et dans la lutte son souffle et sa vie s'éteignirent. Les autres Grecs versèrent sur lui des larmes secrètes, et le cachèrent dans, une cuisse du cheval après avoir étendu un manteau sur ses membres glacés. Peut-être l'astucieuse Hélène aurait attendri et charmé quelque autre Grec, si du haut des airs Minerve aux regards terribles et menaçants ne s'était présentée à ses yeux, visible pour elle seule, et ne l'eût chassée de son parvis en lui adressant ces dures paroles : « Malheureuse, jusqu'où t'emportent de coupables ardeurs, le goût d'hymens adultères et les funestes charmes de Cypris? N'as-tu pas encore pitié de ton premier époux? Ne désires-tu pas revoir ta fille Hermione? Viens-tu encore en aide aux Troyens? Retire-toi, rentre dans ton palais, et de ta plus haute chambre, par des feux propices, accueille et guide les vaisseaux des Grecs. » En parlant ainsi elle rendit vaine la ruse d'Hélène, et celle-ci revint en toute hâte dans son palais. Les Troyens, vaincus par la fatigue, avaient cessé leur danse et s'étaient abandonnés au sommeil; les lyres se reposaient ; les flûtes aussi, placées sur les amphores, et les coupes épuisées s'échappaient des mains des buveurs. Le calme et le repos, qu'amène la nuit, avaient envahi la cité tout entière. Aucun hurlement de chiens ne se faisait entendre ; le silence régnait partout, mais un silence appelant la guerre et le carnage. Déjà Jupiter, l'arbitre des combats, avait dans ses balances pesé les destinées de Troie ; elles étaient si légères que le plateau des Grecs n'avait pas remué. Alors Apollon, en pleurant sur les grandes murailles ouvrage de ses mains, sortit de Troie et se retira dans les fertiles plaines de la Lycie. Alors aussi, près du tombeau d'Achille, Sinon, une torche à la main, donna aux Grecs le signal convenu. Toute la nuit également, la belle Hélène, sur le haut de son palais, fit briller aux yeux des Grecs une torche éclatante. Ainsi, lorsque la lune, dans tout son éclat, illumine le ciel étoile, non quand, à son premier lever, des pointes de son croissant elle ne laisse échapper encore qu'une lueur douteuse, mais lorsque, ayant arrondi son disque radieux, elle reçoit en plein les rayons du soleil ; de même, en ce moment, la fille de Thérapné, toute rayonnante, tenait droit et levé son beau bras rougi par la flamme amie et propice du flambeau. Les Grecs, l'œil fixé sur cette lumière lointaine, avaient viré de bord; ils revinrent en toute hâte vers la plage qu'ils avaient quittée. Chaque homme de la flotte, entrevoyant le terme d'une si longue guerre, rivalisait de zèle et d'ardeur; tous, marins et soldats, s'encourageaient les uns les autres à ramer avec vigueur. Aussi les navires, d'un élan plus rapide que le vent et secondés par Neptune, abordent au rivage troyen. Là les matelots s'élancent les premiers vers la ville. On laisse en arrière les chars et les cavaliers, de peur que les chevaux par leur hennissement ne réveillent l'armée troyenne. Les autres chefs sortaient en armes des flancs du cheval, comme d'un chêne sortent les abeilles qui, après avoir, au sein de la ruche, composé artistement leur cire parfumée, se répandent dans le vallon pour s'y nourrir de fleurs, et poursuivent les passants de leur aiguillon redouté. Ainsi les Grecs, ayant ouvert les portes de leur cachette périlleuse, se jettent sur les Troyens, et, tandis qu'ils dorment encore, leur apportent les rêves affreux de la mort par le glaive. La terre s'abreuve de sang; de longs cris sont poussés par les Troyens qui s'éveillent et qui fuient. Troie, la cité sainte, est jonchée de cadavres. A travers le tumulte et le meurtre bondissent çà et là, comme des lions furieux, les Grecs encombrant les places et les rues de Troyens égorgés. Les Troyennes, entendant le tumulte au haut de leurs maisons, les unes, toujours avides de l'aimable liberté, se tuaient sur les corps palpitants de leurs époux; les autres, comme les hirondelles qui pleurent leurs petits, se lamentaient près des berceaux de leurs enfants. Là une jeune fiancée, pleurant sur le guerrier qu'elle aimait, se hâte, elle aussi, de mourir ; ne voulant pas suivre le vainqueur dont elle est la proie, elle insulte, elle irrite le meurtrier qui voudrait l'épargner, et obtient ainsi de partager la couche de l'époux qui lui était destiné. Beaucoup de femmes, délivrées avant terme, et dans les douleurs d'une maternité prématurée, succombent, elles aussi, avec leurs enfants, à une mort affreuse. Pendant toute cette nuit, sur la ville de Troie éclata comme une tempête; Ényo soulevait les flots d'une mer de sang, s'enivrant de carnage dans l'orgie du combat. Avec elle la Discorde, dont la tête touche les cieux, excitait les Grecs; enfin, bien que tardivement, le sanguinaire Mars était venu apporter aux fils de Danaüs une victoire qu'il accordait tantôt à un parti, tantôt à l'autre, et le secours de son glaive inconstant. La déesse aux yeux d'azur, sur l'Acropole, pousse le cri de guerre en agitant l'égide, bouclier de Jupiter. L'éther a tremblé : c'est Junon qui s'avance. La terre aussi frémit et gronde sous les coups du trident de Neptune. Le dieu des morts, Pluton lui-même, s'est élancé de son trône, saisi d'épouvante à la pensée que, par l'effet d'un si grand courroux de Jupiter, Mercure allait amener sur les bords du Styx toute la race des humains. Le désordre est à son comble, le carnage interminable. Ceux qui ont fui vers les portes Scées y sont tués par les guerriers qui les gardent. L'un, s'élançant de son lit et cherchant ses armes, tombe frappé dans l'ombre par un javelot qu'il ne voit pas ; l'autre, un étranger, retiré au fond d'un palais, appelle celui qui s'approche, croyant appeler un ami; le malheureux ! non, ce n'est point un ami, c'est un ennemi impitoyable, qui, pour don d'hospitalité, lui apporte le trépas. Sur son toit, un autre, avant d'avoir regardé autour de lui, est traversé d'une flèche rapide et tombe dans la rue. Quelques-uns, appesantis par un vin funeste, ahuris par les clameurs, dans leur hâte de descendre, manquent l'escalier et sont précipités du haut de leurs maisons, se rompant les vertèbres du cou et vomissant des flots de vin. Un grand nombre, sur un étroit espace, dans une mêlée épaisse, combattent et meurent ; un grand nombre, poursuivis jusque sur les remparts, tombent de là chez Pluton, exécutant le dernier saut de la mort. Quelques-uns, bien peu nombreux, par une étroite ruelle, sans être vus et comme des voleurs, échappent au sort affreux de la patrie mourante; mais ceux qui, dans la ville, luttent contre l'ennemi et contre les ténèbres, en soldats qui exécutent une retraite, mais qui ne fuient pas, ceux-là tombent les uns sur les autres et périssent. Aussi la cité, veuve de ses guerriers et toute jonchée de cadavres, regorge de sang. Plus de pitié, on n'épargne personne. Excités par le tumulte et les cris comme par un aiguillon, les vainqueurs, dans leur élan désordonné, ne respectent pas même les dieux et souillent de sang leurs autels. De malheureux vieillards, non debout, mais à genoux, mais tendant des mains suppliantes, sont égorgés sans pitié ni respect. De petits enfants, arrachés à la mamelle de leurs mères, expient, innocentes victimes, les fautes de leurs parents. Les mères, qui vainement leur présentent le sein, épanchent sur eux leur lait, comme une offrande funèbre. Des oiseaux de proie, des chiens affamés accouraient de tous côtés, convives odieux, pour boire un sang noir et chaud, pour se repaître d'une chair encore vivante. Les cris des oiseaux, leurs battements d'ailes, respiraient le carnage; les chiens poussaient d'horribles hurlements sur les corps de leurs maîtres, et sans pitié mettaient en pièces leurs membres palpitants. Cependant aux portes du palais de l'amoureux Déiphobe arrivent Ulysse et Ménélas, comme des loups furieux qui, par une nuit d'hiver, vont répandant le meurtre dans des bergeries mal gardées. Là, ces deux guerriers se trouvent mêlés à de nombreux ennemis, et un nouveau combat s'engage. Les uns s'élancent sur eux ; les autres, du haut du palais, les accablent de pierres et de flèches. Mais eux, en dépit des obstacles, protégés par leurs boucliers, par leurs casques d'airain, ils pénètrent d'un bond dans le palais. Comme on disperse des cerfs craintifs, Ulysse chasse la foule qu'il a devant lui, tandis que le fils d'Atrée poursuit Déiphobe qui fuyait éperdu, le saisit, le frappe, et de son épée lui déchire le ventre ; le foie s'échappe de la blessure avec les entrailles. Ainsi gisait Déiphobe, et il avait bien oublié son char de guerre. Ainsi reconquise par le fer, l'épouse de Ménélas le suivait toute tremblante, tantôt se réjouissant de voir le terme de tant de maux, tantôt honteuse et confuse; alors, mais tardivement et comme en rêve, le souvenir de sa patrie lui revint et lui fit verser des larmes furtives. De son côté l'Éacide Néoptolème égorge sur les marches de l'autel Hercéen le vieux roi qu'accablait le faix des ans et des chagrins : ayant oublié la pitié dont son père lui avait donné l'exemple, il n'écouta pas les supplications du vieillard, il ne se rappela pas les cheveux blancs de Pelée, ces cheveux blancs qui avaient ému Achille, qui avaient désarmé sa colère. Malheureux ! un jour semblable t'attend dans le temple du véridique Apollon, où un prêtre delphien de son couteau sacré t'immolera comme un ennemi du dieu qu'on y adore. Ulysse du haut des remparts lance, ainsi qu'un trait, le petit Astyanax ; à cette vue, Andromaque pousse un cri déchirant. Cassandre est déshonorée par Ajax le fils d'Oïlée, lorsqu'elle tombe aux genoux de la chaste Minerve. Aussi la déesse indignée, qui jusqu'alors avait protégé les Grecs, pour le crime d'un seul, se déclara l'ennemie de tous. Vénus déroba au fer des vainqueurs Énée avec Anchise, prenant pitié du vieillard et du fils, et loin de leur patrie elle les établira dans les champs ausoniens. Ainsi s'accomplit la volonté des dieux, avec l'approbation de Jupiter, afin qu'un empire impérissable fût assuré aux fils et aux petits-fils de Vénus, chère au dieu des combats. Les fils et la race du divin Anténor furent aussi préservés par le fils d'Atrée : il acquittait la dette d'une ancienne hospitalité et se souvenait du festin où l'accueillit l'épouse d'Anténor, la douce Théano. Et toi, infortunée Laodice, le sol entr’ouvert de ta patrie t'a reçue dans son sein maternel, et ni le fils de Thésée, Acamas, ni aucun autre Grec ne t'a prise dans son butin ; tu es morte avec ta patrie. Je ne chanterai pas toutes les scènes du combat ni chacune des douleurs de cette nuit terrible, c'est le labeur des Muses; mais, comme un coursier qu'on a lancé dans la carrière, je dirigerai mon chant de manière à toucher le but. Déjà l'aurore sur son char, ayant dissipé cette nuit funeste, blanchissait les vapeurs de l'horizon et sortait du sein de l'Océan. Les Grecs, joyeux de leur glorieuse victoire, cherchent de tous côtés, à travers la ville, si quelque Troyen caché n'échappe pas au désastre commun ; mais tous s'étaient laissé prendre dans le vaste filet de la mort, et gisaient par les rues comme des poissons étendus sur le rivage de la mer. Des palais troyens, des temples, les vainqueurs enlèvent les objets précieux, les offrandes récemment consacrées ; les maisons sans maîtres sont livrées au pillage, et avec les trésors qu'on emporte, les femmes, les enfants, destinés à l'esclavage, sont violemment entraînés vers les vaisseaux. Puis la flamme dévorante s'attache aux murailles, et l'œuvre de Neptune est anéantie dans un vaste embrasement. Ilion en flammes devient le bûcher et le tombeau de ses habitants. A la vue de cet incendie où s'abîmait Troie, le Xanthe gémit et pleura, mais il céda la victoire à Vulcain, craignant la colère de Junon. Les Grecs versent encore sur la tombe d'Achille le sang de Polyxène, pour apaiser l'ombre irritée du héros; puis ils tirent au sort les femmes troyennes et se partagent le reste du butin, l'or, l'argent ; de tous ces trésors ayant chargé leurs larges vaisseaux, ils mirent à la voile et, leur tâche finie, s'éloignèrent de Troie à travers les flots retentissants.
[1] Les amateurs de la
littérature grecque nous sauront gré de mettre entre leurs mains l'un
des ouvrages, en assez grand nombre, qu'avait laissés manuscrits le
laborieux helléniste dont nous déplorons la perte récente. Parmi ces
ouvrages, la traduction de Triphiodore, certainement destinée à
l'impression par son auteur, est reproduite ici d'après le manuscrit
autographe, avec les seules corrections que sa main «crapuleuse y eût
apportées en lisant les épreuves typographiques. Nous y joignons la
notice préliminaire qu'il y avait ajoutée ; mais nous n'avons pas cru
devoir imprimer les notes, presque toujours courtes et d'un caractère
ordinairement élémentaire, que nom trouvions jointes au manuscrit ; la
rédaction ne nous a pas paru assez définitive pour qu'il fût convenable
de les livrer au public. Les personnes curieuses de ces aortes d'études
sauront bien recourir, si elles le veulent, en lisant le poème de
Triphiodore, aux éditions savantes que le traducteur lui-même apprécie à
la fin de sa Notice. (E.E.)
[2] La traduction
française de Scipion Allut, publiée en 1779, dans les nouveaux Mélanges
de poésie grecque, n'aurait pas dû être réimprimée sans changements dans
les Petits Poèmes grecs de la collection Charpentier (Paris, 1841,
in-12). Helléniste médiocre, le traducteur ne suit le texte qu'à
distance ; il l'effleure et ne le pénètre pas; il passe à côté des
difficultés, et il ne nous offre de l'original grec qu'une image
affaiblie et décolorée. C'était un travail à refaire. [3] Odyssée, IV, v. 270-290.
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