OEUVRES DE SAPPPHO
TRADUITES PAR M. ERNEST FALCONNET
VIE
DE SAPPHO
Sappho naquit dans l'île de Lesbos
vers la quarante-deuxième olympiade. Son père est désigné par les anciens
sous huit noms différents, Simon, Eunonimus, Euryguis, Ecritus, Semus, Camon,
Etarchus et Scamandronymus ; sa mère se nommait Cléis : toute sa famille
appartenait au commerce et lui devait sa fortune. Elle-même épousa un riche
citoyen de l'île d'Andros nommé Cercala. Son mari mourut jeune : elle resta
veuve avec une jeune fille et se dévoua dès lors au culte des Muses ; elle
appela autour d'elle plusieurs femmes illustres de Lesbos ou de l'étranger,
Atthis, Androméda, Télésippa, Mégara, Érinna, Cydno, Anactorie, Anagara de
Milet, Gongyla de Colophon, Eunica de Salamine, Damaphile de Pamphilie ; elle en
fit ses élèves et ses compagnes, elle en fit surtout ses amies ; elle les aima
avec la passion d'une âme élevée et sensible. Dans ses poésies, elle leur
exprima sa tendresse avec toute la violence du plus tendre amour. Ce sentiment
profond et exalté fut traduit d'une façon malveillante par ses détracteurs :
on s'en servit pour flétrir sa réputation. Aucun de ses contemporains, il est
vrai, ne l'a accusée de ces désordres si graves et si vulgaires dans la société
antique ; les écrivains postérieurs ne l'ont pas épargnée dans leurs allégations
injurieuses : l'autorité d'Horace et d'Ausone a été invoquée contre elle ;
ses défenseurs ont pu hardiment réfuter cette opinion en faisant remarquer
qu'aucun document qui pût l'incriminer ne se retrouvait dans les oeuvres de ses
contemporains.
Du reste, les suppositions romanesques se sont exercées à l'aise sur les
circonstances de sa vie : nous n'avons aucune trace positive, aucune preuve des
événements et des actions au milieu desquelles les biographes lui ont fait
jouer un rôle. Les uns disent qu'entrainée par l'ascendant du poète Alcée,
son ami et son compatriote, elle s'engagea dans une conspiration contre
Pittacus, qui régnait alors à Lesbos, que l'entreprise échoua et qu'elle fut
obligée de s'enfuir en Sicile. Une inscription trouvée sur un marbre de Paros
a servi de premier motif à ce roman ingénieux. L'épithète de phogousa (fugitive, exilée) a fait présumer qu'elle s'était
enfuie en Sicile, soit pour suivre Phaon, qu'elle aimait, soit pour se dérober
à Pittactus qu'elle avait en vain essayé de renverser du trône. Elle se
serait donc réfugiée en Sicile avec quelques habitants mityléniens, et c'est
pour conserver le souvenir de son séjour dans cette île que les Siciliens lui
érigèrent une statue enlevée depuis du Prytanée de Syracuse par la rapacité
de Verrès.
D'autres, d'après un fragment d'Hermésianax, poète cité par Athénée, ont
attribué à Sappho un tendre penchant pour Anacréon ; mais ce synchronisme des
deux poètes de l'amour est démenti par les faits. Sappho vivait sous Alyatte,
père de Crésus, et Anacréon sous Cyrus et Polycrate.
Il en est enfin qui ont voulu que cette liaison ait existé entre elle et son
contemporain Alcée. Un fragment de Sappho et un dialogue en vers qui nous a été
conservé par Aristote dans sa Rhétorique
peuvent seuls appuyer celle opinion. Voici les vers cités par Aristote :
ALCÉE.
Je voudrais pouvoir m'expliquer, mais la
honte m'arrête.
SAPPHO.
Votre front n'aurait pas à rougir si
votre coeur n'était pas coupable.
Quoi qu'il en soit, Sappho a fait un
grand nombre d'odes, d'épigrammes, d'élégies, d'épithalames ; il ne nous
reste d'elle que quelques rares morceaux et des fragments épars dans les
oeuvres de Denys d'Halicarnasse et dans l'Anthologie.
Les rhéteurs, les grammairiens, les lexicographes nous ont conservé quelques
vers épars qui nous font vivement regretter des pertes nombreuses et irréparables.
Elle a inventé le rythme appelé de son nom sapphique, un mode de cadence appelé
mixalydien employé surtout dans les tragédies, et une sorte de lyre nommée pectis
ou mogadis, dont Anacréon fit usage
après elle.
Sappho, quoique appelée belle par
Socrate, était petite et brune. Après sa mort, les Mityléniens lui rendirent
de grands honneurs; ils firent graver son image sur leurs monnaies.
Nous ne savons rien de plus sur Sappho. Quelque vague que soient ces détails,
ils ont encore été obscurcis par une confusion involontaire de la Sappho de
Lesbos avec une autre Sappho d'Érèse, courtisane célèbre, née postérieurement
et auteur, selon Suidas, de quelques poésies lyriques. Par suite de cette
erreur, plusieurs auteurs anciens, et entre autres Ovide, ont attribué à la poétesse
de Mitylène plusieurs faits qui appartiennent à la Sappho d'Érèse, et
surtout sa passion pour Phaon. Nous comprenons de quel charme poétique cette
fiction était revêtue par les circonstances mêmes qui l'environnaient : Phaon
de Mitylène était beau comme Adonis ; c'est un don qu'il tenait de Vénus, la
mère des Grâces et de l'Amour. Il commandait un vaisseau : une vieille femme
se présente à lui, indigente, et n'ayant pas de quoi payer sa traversée ; le
jeune homme n'exigea aucun paiement. Vénus, pour reconnaître ce service, se dévoila
alors à ses yeux : elle lui fit présent d'un vase d'albâtre rempli d'un
parfum précieux. Il le répandit sur son corps et acquit dès ce jour une beauté
surnaturelle. Quelques anciens attribuent à une autre cause l'éclat et la réputation
de Phaon : il aurait trouvé cette plante mystérieuse dont parle Pline, l'éryngium,
qui avait pour vertu de faire adorer de toutes les femmes celui qui pouvait la découvrir.
Sappho d'Érèse, éprise d'amour pour Phaon, ne put lui plaire ; victime de Vénus,
elle ne voulut pas supporter ce tourment sans espoir : elle se rendit à
Leucade, et du haut du rocher se précipita dans la mer. Cette tradition, pleine
de poésie et de sentiment, est devenue populaire par le nom de Sappho ; elle a
été accueillie et reproduite dans les commentaires de plusieurs critiques :
arrivée à ce point où un fait entre dans la science vulgaire, elle n'a trouvé
des contradicteurs que parmi les érudits.
Mais il en est un qui a rétabli la vérité, séparé ces deux existences
confondues et précisé toute la différence existante entre les deux Sappho,
c'est Visconti dans son Iconographie
grecque :
"Je ne sais pas, dit-il, comment l'opinion contraire à la mienne a pu
devenir générale : elle est cependant celle de Fabricius dans sa Bibliothèque
grecque, livre II, chap. 15 ; celle de Hardion dans sa dissertation sur le
saut de Leucade, Mémoires de l'Académie
des Inscriptions, tome VII ; de Bayle, de Barthélemy, etc... L'autorité de
Ménandre et celle de Strabon seraient à la vérité d'un grand poids si ces
auteurs donnaient à entendre qu'en nommant Sappho, ils ont voulu parler de la célèbre
poétesse de Mitylène ; mais ces auteurs ne la désignant point, il ne reste
que l'autorité d'Ovide dans sa quinzième Héroïde,
autorité suivie par quelques écrivains postérieurs. Or peut-on la mettre en
comparaison avec l'opinion contraire, qui non seulement est fondée sur le
silence des auteurs les plus anciens, mais encore est appuyée par le témoignage
de plusieurs écrivains grecs, tels que Nymphis, Athénée, Elien, Suidas,
Apostolius, parmi lesquels les deux premiers sont distingués par leur érudition
et paraissent avoir recueilli l'opinion générale adoptée par les gens
instruits. Ovide au contraire a pu faire usage, pour embellir son élégie,
d'une opinion à laquelle lui-méme n'ajoutait peut-être pas foi, à l'exemple
de quelques poètes comiques qui avaient déjà altéré les aventures de cette
femme extraordinaire pour donner plus d'intérêt à leurs pièces. Athénée a
fait cette remarque à propos de Diphilus. Ce poète comique, né à Sinope,
postérieur à Ménandre, avait fait un drame qui portait le nom de Sappho et dans lequel il avait représenté comme ses amants,
Archiloque et Hipponax.
Je crois devoir appuyer encore mon opinion de quelques preuves négatives que je
ne pense pas avoir jamais été produites et qui me paraissent propres à éclairer
ce point de l'ancienne biographie poétique.
1° Hérodote, qui parle de Sappho, en relevant quelques circonstances de sa
vie, de sa famille et de ses poésies, se tait sur l'amour de la poétesse pour
Phaon et sur la manière dont elle se donna la mort en se précipitant du rocher
de Leucade ; cependant cet usage religieux tout à fait bizarre était bien dans
le genre de ces faits qu'Hérodote se plaît à recueillir et dont il aime à
rechercher l'origine. Il paraît probable que cet usage singulier n'était pas
encore introduit ou si l'on veut n'avait pas encore été révélé du temps d'Hérodote,
d'autant mieux que Strabon lui-même n'en a pas trouvé un témoignage plus
ancien que celui du poète Ménandre, qui a vécu après Alexandre et à la
distance de plus de trois siècles de Sappho et d'Hérodote.
2° Le récit même d'Hérodote rend la prétendue catastrophe de Sappho tout à
fait invraisemblable. Cet historien avait lu des vers que cette poétesse avait
écrits contre Charaxus, son frère, à l'occasion du rachat de la courtisane
Rhodope, esclave en Égypte pendant le règne d'Amasis ; or ce roi ne commença
à gouverner qu'en l'année 570 avant l'ère chrétienne, et par conséquent,
Sappho, née au plus tard, selon Suidas, la première année de la 42e
olympiade, c'est-à-dire en 612, devait être âgée au moins de cinquante ans
quand elle attaqua dans ses vers Charaxus. J'ai dit que Sappho était née au
plus tard en 612 : les marbres d'Oxford qui placent son exil de Mitylène en
596, seize ans seulement après cette date, confirment mon assertion, car on ne
peut croire qu'une femme moins âgée et encore dans l'enfance ait pris part aux
troubles de sa patrie.
3° Hermésianax, poète plus ancien que Ménandre, a écrit une élégie sur
les faiblesses des poètes célèbres. Il allègue l'exemple et les égarements
de Sappho, à laquelle il donne aussi du penchant pour Anacréon ; mais il se
tait absolument sur Phaon, qu'il aurait dû nommer le premier, cette passion
fatale convenant beaucoup mieux au plan et au but de son élégie que tout autre
aventure de la poétesse.
4° Antipater de Sidon, qui a composé une épigraphe relative au tombeau de
Sappho, non seulement ne parle pas de sa fin tragique, mais il suppose qu'elle a
été ensevelie dans sa terre natale, où on lui a érigé un monument, et que
sa mort a été naturelle.
5° Pinytus, ancien poète, dans sa seule épigramme, qui est une épitaphe pour
Sapho, ne fait non plus aucune mention de cette mort causée par le désespoir,
à laquelle du reste on ne trouve aucune allusion dans un grand nombre d'épigrammes
de l'Anthologie qui ont pour sujet la
poétesse mitylénienne.
6° Ptolémée Ephestion, dans un livre il a fait l'histoire du saut de Leucade
et dont Photius nous a conservé un extrait, ne parle point de notre poétesse ;
il est vrai qu'il ne parle pas non plus de la mort de Sappho d'Erèse ; mais
cette courtisane, n'ayant jamais atteint à la célébrité de la poétesse du même
nom, a pu être omise plus vraisemblablement ou dans l'ouvrage ou dans
l'extrait. A la vérité Servius parle d'une femme qui fit le saut de Leucade
pour l'amour de Phaon, mais il la traite comme un femme obscure et ne la nomme
pas."
Cette opinion de Visconti a trouvé des preuves nouvelles dans des portraits des
deux Sappho accompagnés de leurs noms et découverts en 1822 ; il ne peut donc
nous rester aucun doute à cet égard. Si le sentiment poétique perd à cette
explication d'un point controversé de l'Antiquité, du moins, la vérité y
aura gagné.
Les poésies de Sappho ont été ordinairement imprimées à la suite de celles
d'Anacréon ; elles se trouvent en outre dans les ouvrages suivants :
Édition de Wolff. Hambourg, 1733.
Novem faeminarum graecarum carmina, de
Fulvio Orsini. Plantin, 1598, in-8°.
Analecta, de Brunck, t. 1, p. 54.
Mousôn anthê, sive Selecta poetarum
carmina et fragmenta de Schneider, 1802, in-8°.
Les traductions de Sappho étant jointes à celles d'Anacréon, nous renvoyons
le lecteur aux diverses traductions que nous avons citées à l'article de ce poète.