RETOUR À L’ENTRÉE DU SITE ALLER à LA TABLE DES MATIÈRES DES PETITS POÈMES

MUSÉE LE GRAMMAIRIEN

TRADUIT PAR J.-F. GRÉGOIRE ET F.-Z. COLLOMBET.

           Héro et Léandre    

HÉRO ET LÉANDRE

Muse, chante ce flambeau confident d'un amour clandestin, et ce nageur nocturne qui fendait les flots de la mer pour voler à l'hyménée, et ce ténébreux hymen que ne vit pas l'immortelle Aurore, et Sestos et Abydos où se consomma l'union secrète de Héro et de Léandre. J'entends à la fois et nager Léandre et pétiller le flambeau, ce flambeau annonçant l'heure de Vénus, et décorant les noces mystérieuses de Héro, ce fanal, étendard de l'amour. Le souverain Jupiter, après ses nocturnes ébats, aurait dû le placer parmi les astres et le nommer l'étoile propice aux amants, parce qu'il fut et le complice d'une tendre fureur et le messager fidèle d'une amante inquiète, avant que l'impétueux Aquilon eût fait sentir son souffle ennemi.
Viens donc, Muse, rappelle dans mes chants l'instant fatal qui tout à la fois éteignit le flambeau et termina les jours de Léandre.
Sestos et Abydos, cités voisines de la mer, s'élevaient vis-à-vis l'une de l'autre. Amour, tendant son arc, avait, d'un seul trait lancé sur les deux villes, embrasé le cœur d'un jeune homme et d'une jeune vierge : l'aimable Léandre, la douce Héro, c'étaient leurs noms. Celle-ci habitait Sestos, celui-là Abydos, l'un et l'autre, astres brillants des deux villes et pareils entre eux. Toi, voyageur, si jamais tu passes là, cherche la tour où jadis, le fanal à la main, Héro se tenait et guidait Léandre. Cherche le détroit retentissant de l'antique Abydos, qui pleure encore aujourd'hui l'amour de Léandre et son trépas.
Mais comment Léandre, qui habitait dans Abydos, put-il s'enflammer pour Héro et la rendre en même temps sensible à son amour ? La gracieuse Héro, issue d'un sang généreux, était prêtresse de Cypris et ignorant les plaisirs de l'hymen, elle habitait, loin de ses parents, une tour sur le rivage de la mer. C'était une autre Vénus. Par pudeur et par chasteté, elle ne se trouva jamais avec des femmes réunies. Jamais elle ne parut au milieu des danses gracieuses des jeunes filles de son âge, évitant les traits de l'envie, car les femmes sont volontiers jalouses de la beauté. Héro tous les jours cherchait à se rendre Vénus favorable. Souvent aussi elle offrait des libations à l'Amour. Elle redoutait également et les flèches brillantes du fils et le courroux terrible de la mère. Et toutefois avec cela elle ne put éviter les traits enflammés de l'Amour.
Bientôt revint le jour solennel où dans Sestos on célèbre Adonis et Vénus. De toutes parts se rendirent à cette fête sacrée les peuples qui habitaient les îles que la mer couronne. Ils arrivaient les uns d'Aemonie, les autres des rivages de Chypre. Aucune femme ne demeura dans les villes de Cythère. Ceux qui dansent au sommet du Liban parfumé, les habitants de Phrygie, ceux d'Abydos, ville voisine, tous vinrent à la fête. Les jeunes gens amoureux y parurent des premiers, car s'ils entendent parler d'une fête, les jeunes gens y volent aussitôt, moins pour offrir des sacrifices aux Immortels que pour contempler les charmes des beautés assemblées.
Déjà s'avance majestueusement au milieu du temple la vierge Héro, qui jette de son gracieux visage l'éclair de la beauté, pareille à la blanche Phébé, quand elle monte sur l'horizon. Ses joues d'albâtre offraient, dans leurs cercles extrêmes, les nuances purpurines d'un bouton de rose qui s'entrouvre. Vous eussiez dit que sa peau blanche et vermeille était une prairie semée de fraîches roses. Lorsqu'elle marchait, sa robe flottante laissait entrevoir des roses à ses pieds. Un essaim de grâces embellissait tous ses traits. Les anciens disaient faussement qu'il n'y avait que trois Grâces, mais un seul œil de Héro pétillait de cent grâces en souriant. Certes Vénus avait trouvé une digne prêtresse.
Ainsi, éclipsant de beaucoup les autres femmes, la prêtresse de Cypris apparaissait comme une seconde Vénus. Ses charmes séduisirent les cœurs des tendres amants, et il n'y avait aucun homme qui ne brûlât d'avoir Héro pour épouse. Partout où elle dirigeait ses pas, à travers le temple majestueux, elle attirait après elle et les cœurs, et les regards, et les désirs. Un jeune homme, ravi des appas de Héro, prononça ces paroles : "J'ai été à Sparte, j'ai vu la cité de Lacédémone, où l'on dispute et où l'on reçoit le prix de la beauté, mais je ne vis jamais une vierge aussi belle, aussi tendre. Sans doute, Vénus a pour prêtresse la plus jolie des Grâces : je me suis lassé en la regardant, mais je n'ai pu me rassasier encore de la contempler. Je consentirais à mourir sur-le-champ si je partageais une seule fois la couche voluptueuse de Héro. Je n'ambitionnerais pas d'être mis au rang des dieux dans l'Olympe si j'avais Héro chez moi pour épouse. Mais s'il ne m'est pas permis de posséder ta prêtresse, accorde-moi du moins, ô Cythérée ! une épouse embellie des mêmes attraits."
Ainsi parlait un jeune homme.  Plus loin quelques autres amants, épris des charmes de la vierge, renfermaient dans leurs cœurs une plaie cuisante.
Infortuné Léandre ! après avoir vu la noble prêtresse, tu ne voulais pas te consumer en des feux secrets, mais dompté soudain par des flèches brûlantes, tu ne voulais plus vivre si tu ne devenais l'époux de la belle Héro. Chaque regard qu'il jette sur elle augmente l'ardeur qui le dévore et embrase son cœur d'une passion invincible, car la beauté renommée d'une femme chaste perce plus promptement qu'une flèche rapide. D'abord l'œil est frappé, ensuite le trait fatal se glisse et descend au fond de l'âme.
Léandre éprouve alors les effets du ravissement et de la témérité, de la crainte et de la honte. Son cœur tremble, il rougit de s'être laissé prendre, admire d'un œil avide les charmes de Héro, mais l'amour chasse enfin la honte. Devenu tout à coup hardi et téméraire, il s'avance doucement et va se placer vis-à-vis de la prêtresse. Il jette sur elle des regards obliques et séducteurs, et entraîne par des signes muets le cœur de la jeune vierge. Dès qu'elle a compris la secrète passion de Léandre, elle s'applaudit de ses charmes, cache souvent son beau visage, adresse à Léandre quelques regards furtifs et correspond à son amour. Celui-ci se réjouit au fond de l'âme de ce que la jeune vierge a compris son ardeur et ne l'a pas dédaigné.
Mais pendant que Léandre cherche l'heure favorable, le soleil retire sa clarté, se plonge dans l'Océan, et l'étoile de Vénus, cet astre messager des ténèbres, apparaît à l'horizon. Léandre, voyant que des ombres épaisses enveloppent la terre, devient plus hardi et s'approchant de la jeune prêtresse, lui serre furtivement ses doigts de rose et pousse un profond soupir. Elle, en silence, comme irritée, retire sa blanche main. Dès que le jeune homme a vu l'indécision de la prêtresse, il la saisit hardiment par sa robe éclatante et veut la conduire dans le lieu le plus reculé de ce temple auguste. Héro le suit lentement et comme à regret, puis, d'une voix menaçante, à la manière de son sexe, elle adresse ces mots à Léandre : 
"Etranger, quelle est ta folie ! Malheureux, pourquoi entraîner ainsi une vierge ? Prends un autre chemin et laisse mes vêtements. Evite la colère de mes riches parents. Il ne t'est pas permis de porter la main sur la prêtresse de Vénus. Tu ne peux aspirer à la couche d'une vierge."
Héro menace Léandre en ces termes, langage ordinaire des jeunes filles.
Léandre, dès qu'il entend ces foudroyantes menaces, reconnaît les aveux d'une amante vaincue, car, lorsque les femmes éclatent contre leurs amants, leur courroux est l'expression tacite d'une défaite prochaine. Aussitôt, Léandre couvre de baisers le cou d'albâtre, le cou parfumé de la prêtresse, et prononce ces paroles que lui arrache l'ardeur de son amour :
"O ma chère Vénus ! ô ma tendre Minerve ! toi que j'adore le plus après ces deux déesses, car je ne t'assimile point aux femmes de la terre, mais je te compare aux filles du puissant maître des dieux, heureux celui qui t'engendra ! heureuse la mère qui te donna le jour ! trois fois heureux les flancs qui te portèrent. Ecoute favorablement ma prière ! Prends pitié de mon amour invincible ! Comme prêtresse de Vénus, livre-toi aux plaisirs de Vénus. Viens ici, viens t'initier aux lois conjugales de cette déesse. Une jeune vierge ne peut être la prêtresse de Vénus. Cypris ne voit pas les vierges d'un œil favorable. Si tu veux connaître les aimables lois et les rites fidèles de la déesse, l'hymen et le lit nuptial te les apprendront. Si tu aimes Cythérée, aime aussi le doux empire des amours qui ravissent l'âme. Reçois-moi pour ton esclave ou, si tu le préfères, pour un époux qu'a su t'asservir Cupidon, en l'atteignant de ses flèches. C'est ainsi que le rapide Mercure, armé de son caducée d'or, enchaîna l'intrépide Hercule aux pieds de la fille d'Iardan. Vénus elle-même m'a guidé vers toi. Ce n'est point le prudent Mercure qui m'amène en ces lieux. Tu connais l'histoire de l'Arcadienne Atalante, qui jadis, pour conserver sa virginité, dédaigna la couche de Milanion, son amant. Vénus irritée remplit le cœur d'Atalante de l'amour le plus violent pour celui qu'elle avait rebuté d'abord. Laisse-toi donc attendrir, ô mon amie ! ne va point exciter la colère de Vénus."
Il dit. Ses paroles persuasives fléchissent la vierge rebelle, et son langage séducteur égare le cœur de Héro. La prêtresse interdite et muette fixe les yeux à terre, cache son visage que sa pudeur colore, effleure le sol d'un pied délicat, et, d'un air modeste, ramène souvent son manteau sur ses épaules. Tous ces signes sont les indices premiers d'un réciproque amour, car le silence d'une jeune fille vaincue prouve qu'elle consent à partager les plaisirs de l'hymen. Héro a vivement ressenti l'aiguillon des amours, mêlé d'amertume et de douleur. Un tendre feu consume son âme, elle admire avec ravissement la beauté de l'aimable Léandre. Tandis qu'elle attache ainsi ses regards à la terre, Léandre, les yeux enflammés d'amour, ne se lasse pas de contempler le cou délicat de la prêtresse.
Après un long silence, Héro, baignant de larmes, ses joues colorées par la pudeur, adresse enfin ces douces paroles à Léandre :
"Etranger, tes discours pourraient attendrir les rochers mêmes. Qui donc t'enseigna l'art de cette éloquence séduisante ? Malheureuse que je suis ! Qui t'a conduit dans ma patrie ? Mais tu parles en vain. Quoi donc ! Errant, étranger, inconnu, tu prétendrais à mes faveurs ? Nous ne pouvons être unis publiquement par les liens sacrés de l'hymen. Mes parents n'y consentiront jamais. Et quand même tu voudrais rester ici comme un inconnu, tu ne pourrais cacher tes furtives amours. La langue des hommes se plaît à médire, et ce que l'on fait dans le secret, retentit bientôt dans le public. Mais, dis-le-moi sans détour, quelle est ta patrie ? quel est ton nom ? Le mien, tu ne l'ignores pas, je porte le nom célèbre de Héro. Une tour fameuse et élevée me sert de demeure. J'habite avec une seule esclave, devant Sestos et sur les rives escarpées, je n'ai de voisins que la mer. Ainsi le veulent de sévères parents. Je n'ai près de moi aucune compagne de mon âge et je n'aperçois jamais les danses légères des jeunes gens. Nuit et jour retentit à mes oreilles le bruit d'une onde agitée par les vents."
Elle dit et cache sous son voile ses joues de rose, et, sa pudeur se réveillant dans son âme, elle condamne ses propres paroles.
Léandre, blessé par les traits perçants du désir, médite en lui-même comment il pourra livrer le combat amoureux. Car si l'Amour fertile en ruses dompte un mortel avec ses flèches, il guérit ensuite les blessures qu'il a faites. S'il triomphe de tous les cœurs, il sait aussi conseiller ceux qu'il a vaincus. Il secourut alors, dans sa passion, Léandre, qui, rompant le silence avec un soupir, tint à Héro ce langage artificieux :
"Jeune vierge, pour toi je traverserai les flots courroucés, la mer fût-elle bouillonnante de feux et inabordable. Pour être admis dans ta couche, je ne redoute ni les vagues agitées ni le bruit retentissant de l'onde mugissante. Chaque nuit, porté sur les eaux, ton époux saura passer à la nage le détroit du rapide Hellespont, car je demeure dans Abydos, en vue et non loin de ta ville.
Seulement, du haut de ta tour voisine des nues, montre-moi dans les ténèbres, un flambeau, afin qu'en le voyant, je sois le navire de l'Amour, ayant ton fanal pour étoile. Les yeux fixés sur cet astre, je ne verrai ni le coucher du Bootès, ni l'affreux Orion, ni la trace toujours sèche de l'Ourse. Alors, j'aborderai aux rives fortunées de ta patrie. Mais toi, chère amante, prends bien garde que le souffle impétueux des vents n'éteigne ce brillant flambeau, arbitre de mes jours, et que je ne perde aussitôt la vie. Si tu veux savoir mon nom, je m'appelle Léandre, l'époux de la belle Héro."
C'est ainsi que ces deux jeunes amants forment le projet de s'unir par un hymen clandestin, et se promettent mutuellement de goûter pendant la nuit, à l'aide d'un flambeau allumé, les plaisirs de l'amour. Celle-ci allumera le fanal, celui-ci traversera les vastes flots. Puis, après s'être promis de veiller pour un hymen ennemi du sommeil, ils furent contraints, quoique à regret, de se séparer. Héro se retire dans sa tour, et Léandre, pour ne pas s'égarer à travers la nuit obscure, porte ses regards sur le fanal de la tour, et gagne à la nage les rives de la populeuse Abydos. Que de fois, dans le désir de se livrer une nuit entière aux luttes secrètes des époux, ne souhaitèrent-ils pas le retour de l'obscurité si favorable aux doux mystères !
Déjà la nuit déployait son voile azuré et apportait le sommeil aux humains, mais non pas à l'amoureux Léandre. Sur les bords de la mer mugissante, il attendait le signal de son brillant hyménée, et tâchait de découvrir ce funeste flambeau qui doit annoncer de loin ses plaisirs secrets. Héro, voyant les obscures et épaisses ténèbres de la nuit répandues sur la terre, arbore le fanal. Il verse à peine une faible lumière que l'amour embrase déjà le cœur de l'impatient Léandre. Tandis que le fanal brille, lui aussi brûle et se consume.
Lorsque Léandre entend les mugissements horribles des vagues mutinées, il est d'abord saisi de crainte, mais, ranimant son audace, il s'adresse à lui-même ces paroles, pour rassurer ses esprits effrayés. "L'amour est impérieux, la mer est implacable, mais, après tout, la mer n'est que de l'eau, tandis que les feux de l'amour me brûlent intérieurement. Rassemble donc tes feux, ô mon cœur, ne crains pas le vaste amas d'eau. Seconde ma passion. Pourquoi redouter ces vagues impétueuses ? Ignores-tu que Cypris est née au sein des ondes, qu'elle possède un pouvoir absolu sur la mer et sur mon mal ?"
Il dit, et, des deux mains, découvre ses membres délicats, lie ses vêtements autour de son cou, s'élance du rivage, se précipite dans les flots, et nage toujours vers le fanal étincelant. Lui-même est son rameur, sa voile et son navire.
Héro, du sommet de la tour où elle tient la lumière, quel que soit le coté par lequel soufflent les vents ennemis, protège le flambeau avec le pan de sa robe jusqu'à ce que Léandre, épuisé de fatigue, aborde au rivage de Sestos. La jeune prêtresse le conduit vers la tour, puis, sur le seuil de la porte, embrasse en silence son époux hors d'haleine et dont les cheveux sont humides encore des flots de la mer. Elle le mène ensuite dans l'asile secret, vers la couche virginale. Là, elle l'essuie, le parfume d'essence de roses, et dissipe l'odeur désagréable de l'onde salée. Dès qu'ils sont placés sur le duvet moelleux, Héro enlace de ses bras Léandre encore haletant, et lui adresse ces douces paroles :
" Cher époux, tu as essuyé bien des fatigues, plus que n'en essuya aucun autre époux. Cher ami, tu as souffert de rudes peines. Tu as assez lutté contre l'onde amère et senti l'odeur importune des flots agités. Viens, cher époux, viens oublier tes travaux entre mes bras."
Ainsi parle Héro, et Léandre se hâte de délier la ceinture de la prêtresse, et ils se livrent aux plaisirs de l'aimable Vénus. C'étaient des noces, mais on n'y dansa point. C'était un lit nuptial, mais on n'y chanta point d'hymnes. Nul poète n'invoqua la chaste Junon. La couche ne fut point éclairée par des flambeaux. Les jeunes gens ne formèrent aucune danse légère. Des parents vénérables ne chantèrent point à cet hyménée. Le lit nuptial fut préparé dans le silence, à l'heure favorable aux tendres combats. Le voile de la nuit fut le seul ornement de la jeune épouse, et l'on ne fit point retentir des mots : "Io hymen! Io hyménée !" Les ténèbres seules embellirent l'union de ces deux amants, et jamais l'Aurore ne vit Léandre couché dans ce lit confident de son bonheur. Chaque matin cet époux insatiable de plaisirs, et respirant encore ses nocturnes amours, retournait à la nage vers les murs d'Abydos.
Héro, vêtue d'une longue robe, savait tromper ses parents. Le jour, c'était une chaste prêtresse, la nuit, une tendre amante. Souvent les deux époux souhaitèrent que le soleil, en commençant sa carrière, fût sur le point de la finir. C'est ainsi qu'ils savaient déguiser la violence de leur passion, et qu'ils goûtaient sans crainte pendant la nuit toutes les délices de l'amour. Mais ils vécurent peu de temps, et leur doux hymen ne fut pas de longue durée. Lorsque revint le brumeux hiver qui soulève d'horribles tempêtes, les aquilons bouleversaient les gouffres mobiles et les humides fondements de la mer, et déployaient toute leur rage sur les ondes. Déjà dans les deux ports, le nautonier, pour échapper à la mer courroucée et perfide, avait mis son noir esquif. Mais la crainte de la mer orageuse ne put te retenir, intrépide Léandre. Lorsque le perfide et impitoyable flambeau t'offrit des hauts de la tour sa lumière accoutumée, tu ne craignis pas la fureur des vagues.
L'infortunée Héro aurait dû se priver de Léandre pendant la saison des noirs frimas, et ne point allumer l'astre passager de l'hymen, mais l'amour et le destin l'entraînaient impérieusement. Aveuglée par le désir, ce n'est plus le flambeau de l'amour qu'elle présente, mais une torche funèbre.
C'était la nuit, alors que les vents soufflent avec plus de violence, qu'ils sévissent de leur haleine glaciale, que tous ensemble ils fondent sur les rives du détroit. Encouragé par l'espoir de se réunir à son épouse, Léandre s'élance sur le dos bruyant des vagues. Déjà les flots sont poussés par les flots, l'onde s'amoncelle, les vagues se mêlent avec les nues, les vents se combattent et résonnent de toutes parts. Eurus souffle contre Zéphyr, Notus frémit contre Borée. Un bruit horrible s'étend sur la mer retentissante.
L'infortuné Léandre, du milieu des gouffres adresse souvent ses prières à Vénus née au sein des ondes, et souvent aussi à Neptune, souverain des flots. Il n'oublie pas Borée, et lui rappelle le souvenir de la vierge attique. Mais aucune de ces divinités ne le secourut, et l'amour lui-même n'arrêta pas la destinée fatale. Léandre, battu par le funeste choc des vagues accumulées, devient leur jouet. Ses pieds lassés perdent leur force. Ses bras, épuisés par un mouvement continuel, restent immobiles. Les ondes se précipitent dans sa bouche entrouverte. Il boit le funeste breuvage des flots amers. Le souffle cruel des aquilons éteint le flambeau perfide, tranche à la fois la vie et les amours du malheureux Léandre.
Héro, pendant qu'il tarde encore, reste l'œil vigilant et l'âme abandonnée aux inquiétudes les plus déchirantes. L'aurore est venue. Héro n'aperçoit point son époux, elle promène çà et là ses regards sur le dos de la vaste mer, pour voir si Léandre, privé de la lumière du flambeau n'erre point sur les ondes. Elle aperçoit au pied de la tour son époux sans vie, et déchiré par les pointes des rocs. À cet aspect, elle arrache le beau vêtement qui couvre son sein, jette un cri aigu et se précipite du sommet de la tour. Ainsi périt Héro sur le corps de son amant et ils furent unis jusque dans leur trépas.

FIN DE MUSÉE LE GRAMMAIRIEN