L'ATHÉNIEN
Est-ce un dieu, étrangers, ou un homme à qui vous rapportez l'établissement
de vos lois ?
CLINIAS
C'est un dieu, étranger, oui, un dieu, s'il faut parler juste. Chez nous, c'est
Zeus ; à Lacédémone, patrie de Mégillos, on dit, je crois, que c'est
Apollon, n'est-ce pas ?
MÉGILLOS
Oui.
L'ATHÉNIEN
Rapportes-tu le fait, comme Homère, qui dit que Minos allait s'entretenir avec
son père tous les neuf ans et que c'est sur les indications de ce dieu qu'il établit
les lois qu'il vous a données ?
CLINIAS
C'est ce qu'on dit en effet chez nous, et que son frère Rhadamanthe, dont vous
connaissez certainement le nom, fut le plus juste des hommes. Aussi nous pouvons
dire, nous autres Crétois, qu'il a mérité cet éloge pour avoir alors bien réglé
les jugements.
L'ATHÉNIEN
Et c'est un beau titre de gloire, et qui sied parfaitement à un fils de Zeus.
Mais, puisque vous avez été tous les deux nourris dans un milieu si bien policé,
je compte que nous aurons plaisir à nous entretenir aujourd'hui sur la forme du
gouvernement et les lois, parlant et écoutant tour à tour pendant le chemin
que nous avons à faire.
Aussi bien la route de Cnossos à l'antre et au temple de Zeus, est, à ce que
j'ai ouï dire, assez longue, et l'on y trouve, naturellement, par la chaleur
qu'il fait à présent, des reposoirs ombragés par de grands arbres, où nous
ferons bien, à notre âge, de nous arrêter souvent, pour nous alléger la
fatigue en causant ensemble et arriver sans nous presser au terme de notre
excursion.
CLINIAS
Oui, étranger, nous trouverons en avançant de hauts cyprès dans les bois sacrés,
des beautés naturelles admirables et des prairies où nous pourrons prendre du
repos.
L'ATHÉNIEN
Voilà qui est bien.
CLINIAS
Oui, et quand nous les aurons vus, nous le dirons encore plus volontiers. Mais
allons à la grâce de Dieu.
II
L'ATHÉNIEN
Ainsi soit-il ! Maintenant dis-moi, à quelle fin la loi a-t-elle institué chez
vous les repas en commun, les gymnases et l'espèce de vos armes ?
CLINIAS
M'est avis, étranger, qu'il est à la portée de n'importe qui de comprendre la
raison de nos institutions. Vous voyez quelle est partout en Crète la nature du
terrain ce n'est pas un pays de plaine comme la Thessalie. Aussi c'est l'usage
des chevaux qui prévaut en Thessalie, chez nous la course à pied ; car notre
pays est inégal et se prête à l'exercice de la course à pied. Dans ces
conditions, il est indispensable d'avoir des armes légères pour courir sans être
chargé. Or la légèreté des arcs et des flèches semble bien appropriée à
ce but. C'est en prévision de la guerre que ces usages ont été établis, et
c'est en fixant les yeux sur la guerre que le législateur a tout organisé ;
c'est là du moins mon opinion. Si en effet il a rassemblé les citoyens dans
les repas publics, c'est sans doute qu'il avait remarqué chez tous les peuples
que, lorsqu'ils sont en campagne, ils sont forcés par cela même de manger
ensemble tant que la guerre dure, pour assurer leur sûreté. Je crois qu'il a
voulu par là condamner la sottise de la multitude, qui ne se rend pas compte
que toutes les cités durant toute leur existence sont en état de guerre entre
elles, et que, si, à la guerre, il faut, pour se garder, prendre ses repas en
commun et avoir des chefs et des soldats chargés de veiller à la sécurité
des citoyens, il faut aussi le faire en temps de paix. C'est que ce que la
plupart des hommes appellent paix n'est paix que de nom, et qu'en réalité la
guerre, quoique non déclarée, est l'état naturel des cités les unes à l'égard
des autres. En considérant les choses de ce point de vue, tu trouveras que
c'est en vue de la guerre que le législateur des Crétois a fait ses
institutions publiques et particulières et qu'il nous a remis ses lois à
garder, vu que tout le reste n'est d'aucune utilité, ni les biens ni les
institutions, si l'on n'est pas les plus forts à la guerre, puisque tous les
biens des vaincus passent aux mains des vainqueurs.
III
L'ATHÉNIEN
Je vois, étranger, que tu t'es bien exercé à discerner les principes de la législation
crétoise. Mais explique-moi ceci encore plus clairement. Étant donné le but
que tu assignes à une bonne constitution, il me semble que tu dis qu'une ville
doit être organisée de manière à vaincre les autres villes à la guerre.
N'est-ce pas ?
CLINIAS
C'est exactement cela, et je m'imagine que notre camarade est de mon avis.
MÉGILLOS
N'importe quel Lacédémonien, divin Clinias, ne saurait répondre que oui.
L'ATHÉNIEN
Mais si cette vue est juste à l'égard des villes entre elles, en est-il
autrement de bourgade à bourgade ?
CLINIAS
Non pas.
L'ATHÉNIEN
Alors c'est la même chose ?
CLINIAS
Oui.
L'ATHÉNIEN
Mais quoi ? pour une maison à l'égard d'une autre maison de la bourgade et
pour un homme isolément à l'égard d'un autre homme, est-ce encore la même
chose ?
CLINIAS
C'est la même.
L'ATHÉNIEN
Et l'homme isolé à l'égard de lui-même doit-il se regarder comme un ennemi
en face d'un ennemi ? Ou que faut-il dire ?
CLINIAS
O étranger Athénien, je ne dirai pas attique, car tu me parais digne d'être
appelé du nom de la déesse, tu as jeté plus de clarté dans notre discours en
le ramenant à son principe, en sorte que tu découvriras maintenant plus aisément
que nous avons eu raison de dire que tous sont ennemis de tous, tant les États
que les particuliers, et que chacun d'eux est en guerre avec lui-même.
L'ATHÉNIEN
Que dis-tu là, merveilleux ami ?
CLINIAS
Qu'ici aussi, étranger, de toutes les victoires la première et la plus belle
est celle qu'on remporte sur soi-même, comme aussi de toutes les défaites la
plus honteuse et la plus funeste est d'être vaincu par soi-même. Cela veut
dire qu'il y a en chacun de nous un ennemi de nous-même.
L'ATHÉNIEN
Renversons donc l'ordre de notre discours. Puisque chacun de nous est tantôt
meilleur, tantôt pire que lui-même, dirons-nous que la même chose a lieu dans
la famille, dans la bourgade et dans la cité, ou ne le dirons-nous pas ?
CLINIAS
Veux-tu dire que l'une est tantôt meilleure, tantôt pire qu'elle-même ?
L'ATHÉNIEN
Oui.
CLINIAS
Cette question aussi, tu as bien fait de la poser ; car il en est absolument de
même sans aucune différence dans les États : dans tous ceux où les bons ont
l'avantage sur la multitude et les méchants, on peut dire justement qu'ils sont
meilleurs qu'eux-mêmes et on a grandement raison de les féliciter d'une telle
victoire. C'est le contraire dans le cas contraire.
L'ATHÉNIEN
Laissons de côté la question de savoir si le pire est parfois supérieur au
meilleur; cela exigerait une trop longue discussion. Mais je comprends à présent
ce que tu veux dire, c'est qu'il peut arriver que des citoyens de la même race
et de la même ville, méprisant la justice, se réunissent en grand nombre et
asservissent par la force les justes qui sont moins nombreux, et, lorsqu'ils ont
remporté la victoire, on peut dire avec raison que l'État est inférieur à
lui même et mauvais, et que, s'ils ont le dessous, il est supérieur à lui-même
et bon.
CLINIAS
Ce que tu viens de dire, Athénien, est tout à fait étrange, et cependant il
faut de toute nécessité convenir que c'est juste.
IV
L'ATHÉNIEN
Allons maintenant, examinons ceci aussi. Supposons plusieurs frères du même père
et de la même mère. Il ne serait pas du tout extraordinaire que la majorité
d'entre eux fût injuste et la minorité juste.
CLINIAS
Non, assurément.
L'ATHÉNIEN
Il ne siérait, ni à moi ni à toi, de rechercher si, les méchants étant
vainqueurs, toute la maison et la parenté serait dite pire qu'elle-même et
meilleure qu'elle-même, s'ils étaient vaincus ; car notre examen ne porte pas
à présent sur la convenance ou l'inconvenance des expressions, mais sur ce qui
constitue naturellement la justesse ou l'erreur en matière de lois.
CLINIAS
Rien de plus vrai que ce que tu dis, étranger.
MÉGILLOS
C'est exact en effet, et je suis de ton avis sur le point que nous débattons à
présent.
L'ATHÉNIEN
Considérons encore ceci. Ces frères dont nous parlions tout à l'heure
pourraient avoir quelqu'un pour les juger.
CLINIAS
Certainement.
L'ATHÉNIEN
Quel serait le meilleur juge, celui qui ferait mourir ceux d'entre eux qui sont
méchants et ordonnerait aux bons de se gouverner eux-mêmes, ou celui qui,
remettant le pouvoir aux bons, laisserait vivre les mauvais à condition d'obéir
volontairement aux autres ? Mais supposons un troisième juge d'une autre qualité,
qui, trouvant une famille divisée, serait capable, sans faire périr personne,
de rétablir pour l'avenir la concorde parmi ses membres, en leur donnant des
lois et en veillant par là à maintenir leur amitié.
CLINIAS
Un pareil juge, un tel législateur serait de beaucoup le meilleur.
L'ATHÉNIEN
Et pourtant ce serait en vue du contraire de la guerre qu'il leur dicterait ses
lois.
CLINIAS
C'est vrai.
L'ATHÉNIEN
Mais celui qui établit l'harmonie dans la cité, est-ce en songeant à la
guerre étrangère qu'il embellit le mieux la vie, ou en songeant à cette
guerre qui naît souvent dans un État et qu'on appelle sédition, guerre qu'on
voudrait surtout ne jamais voir éclater dans sa patrie, ou la voir étouffer le
plus vite possible quand elle est née ?
CLINIAS
Il est évident que c'est en vue de cette dernière.
L'ATHÉNIEN
Et dans le cas d'une sédition, est-il quelqu'un qui préférât la paix gagnée
par la ruine des uns et la victoire des autres, plutôt que l'amitié et la paix
obtenue par une réconciliation et la nécessité de tourner ensuite son
attention vers les ennemis du dehors ?
CLINIAS
Chacun préférerait pour sa patrie le second cas au premier.
L'ATHÉNIEN
N'en est-il pas de même du législateur ?
CLINIAS
Sans doute.
L'ATHÉNIEN
Alors n'est-ce pas en vue du plus grand bien que tout législateur doit porter
ses lois ?
CLINIAS
Sans contredit.
L'ATHÉNIEN
Or le plus grand bien n'est ni la guerre ni la sédition, il faut au contraire
souhaiter de n'en avoir jamais besoin, mais la paix et la bienveillance
mutuelle. Il semble donc que la victoire que la cité peut remporter sur elle-même
ne doit pas être comptée parmi les plus grands biens, mais parmi les nécessaires.
C'est comme si l'on croyait qu'un corps malade, après avoir été purgé par le
médecin est dans le meilleur état, et qu'alors on ne fît aucune attention au
corps qui n'en a pas du tout besoin. De même un homme qui aurait la même
conception sur le bonheur de l'État ou des particuliers ne saurait jamais être
un bon politique, ni un législateur exact, s'il se préoccupe uniquement et
avant, tout des guerres du dehors. Il faut pour cela qu'il règle ce qui
concerne la guerre en vue de la paix plutôt que de régler ce qui concerne la
paix en vue de la guerre.
V
CLINIAS
Ce que tu dis, étranger, paraît juste, et je m'étonne que notre législateur,
ni celui de Lacédémone, n'ait pas mis tous ses soins à réaliser ce but.
L'ATHÉNIEN
C'est bien possible ; mais ce n'est pas le moment de disputer âprement entre
nous : il faut au contraire nous questionner paisiblement, sachant que nous,
comme eux, nous nous intéressons vivement à ce sujet. Suivez maintenant ce que
j'ai à en dire. Faisons comparaître Tyrtée, athénien de race, mais adopté
comme citoyen par les Lacédémoniens, l'homme du monde qui a fait le plus
d'estime des vertus guerrières, comme il paraît par les vers où il dit :
« Je ne mentionnerais pas, je n'estimerais en rien celui qui n'est pas très
vaillant à la guerre, fût-il le plus riche des hommes et possédât-il
beaucoup de biens." et il les énumère presque tous. Tu as sans doute, toi
aussi, entendu réciter ces poèmes. Pour Mégillos, il en a, je pense, les
oreilles rebattues.
MÉGILLOS
Certainement.
CLINIAS
Ils ont en effet passé de Lacédémone chez nous.
L'ATHÉNIEN
Allons maintenant; interrogeons ensemble ce poète et disons lui : "O Tyrtée,
le plus divin des poètes, tu as bien fait voir ton talent et ta vertu en louant
excellemment les hommes qui excellent à la guerre. Aussi nous sommes à présent,
à ce qu'il nous semble, Mégillos, Clinias de Cnossos que voici et moi, entièrement
d'accord avec toi sur ce point ; mais nous désirons savoir clairement si nous
parlons ou non des mêmes hommes. Dis-nous donc : reconnais tu comme nous qu'il
y a deux espèces de guerre ; sinon, quel est ton avis." A cette question,
il n'est pas besoin, je crois d'avoir l'esprit de Tyrtée pour répondre, ce qui
est la vérité, qu'il y en a deux, l'une que nous appelons tous sédition et
qui est, comme nous le disions tout à l'heure, la plus cruelle de toutes. Nous
admettrons tous, je pense, que l'autre espèce de guerre est celle que nous
menons au dehors contre des hommes d'autre race, avec lesquels nous sommes en
conflit, guerre beaucoup plus douce que l'autre.
CLINIAS
Sans contredit.
L'ATHÉNIEN
Voyons maintenant quels hommes et quelle guerre tu avais en vue en louant les
uns et blâmant les autres si hautement. Ce sont, ce me semble, les guerres du
dehors ; car tu dis dans tes poèmes que tu ne saurais supporter les hommes qui
n'osent pas regarder en face la mort sanglante ni tenir ferme contre l'ennemi
dans la mêlée. D'après ces vers nous pouvons, nous, te dire :
"Toi, Tyrtée, tu loues surtout ceux qui se distinguent dans les guerres du
dehors contre les étrangers." Tyrtée n'en conviendrait-il pas ?
CLINIAS
Sans doute.
L'ATHÉNIEN
Nous, au contraire, nous disons que, si bons qu'ils soient, il y en a de
meilleurs, à savoir ceux qui font éclater leur valeur dans la guerre la plus
violente. Et nous en avons pour garant Théognis, citoyen de Mégare en Sicile,
qui dit :
"L'homme fidèle dans les cruelles dissensions, Kyrnos, vaut son poids d'or
et d'argent. "
Cet homme-là, nous prétendons que dans la guerre la plus pénible il est
infiniment supérieur à l'autre, qu'il l'est à peu près autant que la
justice, la tempérance et la prudence jointes au courage sont supérieures au
courage seul ; car, pour être fidèle et incorruptible dans des séditions, il
faut réunir en soi toutes les vertus, au lieu que, pour soutenir un combat de
pied ferme et pour être décidé à mourir, comme dit Tyrtée, c'est à faire
à une foule infinie de mercenaires, lesquels sont généralement audacieux,
malfaisants, insolents et les plus insensés de presque tous les hommes, à part
un très petit nombre. A quoi donc aboutit tout ce discours et que voulons-nous
prouver là ? C'est évidemment que tout d'abord et le législateur crétois
inspiré par Zeus et tout autre législateur de valeur, si petite soit-elle,
fixera toujours avant tout pour faire ses lois ses yeux sur la plus grande
vertu. Or cette vertu, c'est, comme le dit Théognis, la fidélité dans les
circonstances difficiles, qu'on peut appeler la justice parfaite. Quant à la
vertu que Tyrtée a louée avant toutes les autres, elle est belle sans doute,
et le poète l'a fait valoir à propos, mais néanmoins on peut dire en toute
justice qu'elle n'est que la quatrième en nombre et en valeur.
VI
CLINIAS
Ainsi donc, étranger, nous rejetons notre législateur parmi les législateurs
du dernier ordre ?
L'ATHÉNIEN
Non pas, mon excellent ami, c'est nous-mêmes que nous rejetons ainsi, quand
nous croyons que Lycurgue et Minos ont eu principalement la guerre pour objet
dans toute la législation de Lacédémone et, dans celle de ce pays.
CLINIAS
Mais alors que devions-nous dire ?
L'ATHÉNIEN
Ce que je crois conforme a la vérité et ce qu'il est juste de dire quand on
parle d'une législation divine, c'est-à-dire que ce n'est pas en vue d'une
partie de la vertu et la moindre qu'il légiférait, mais en vue de la vertu
entière, et qu'il a cherché ses lois dans chacune des espèces qui la
composent, sans se borner à celles que les législateurs de nos jours
envisagent et recherchent ; car chacun d'eux ne cherche à présent et ne se
propose que l'espèce dont il a besoin, l'un celle qui regarde les héritages et
les épicières, l'autre les voies de fait, et d'autres une foule de choses de
cette nature. Mais nous affirmons, nous, qu'une recherche bien conduite en matière
de lois doit commencer comme nous l'avons fait, car j'approuve entièrement la
manière dont tu t'y es pris pour exposer les lois de ton pays. Il est juste en
effet de commencer par la vertu et de dire que c'est en vue de la vertu que
Minos posait ses lois. Mais quand tu as dit qu'en légiférant, il rapportait
tout à une partie de la vertu, et encore à la moins considérable, ton
assertion ne m'a plus semblé juste, et c'est pour cela que j'ai introduit
ensuite toute cette discussion. Maintenant veux-tu que je t'explique comment
j'aurais voulu que tu divises le sujet, et ce que j'aurais désiré t'entendre
dire ?
CLINIAS
Certainement.
L'ATHÉNIEN
Ce que tu aurais dû dire, étranger, le voici : "Ce n'est pas sans raison
que les lois des Crétois sont singulièrement estimées dans toute la Grèce.
C'est qu'elles sont bonnes, puisqu'elles rendent heureux ceux qui les
pratiquent, en leur procurant tous les biens. Or il y a deux espèces de biens ;
les uns sont humains, les autres divins. Les premiers sont attachés aux
seconds, et, si un État reçoit les plus grands, il acquiert en même temps les
moindres, et, s'il ne les reçoit pas, il est privé des deux. Les moindres sont
la santé, qui tient la tète, en second lieu vient la beauté, en troisième
lieu la vigueur, soit à la course, soit dans tous les autres mouvements du
corps, et en quatrième lieu la richesse, non pas Plutus aveugle, mais Plutus
clairvoyant, et marchant à la suite de la prudence. Dans l'ordre des biens
divins, celui qui est en tête est la prudence ; au second rang, derrière elle,
la tempérance réglée avec intelligence ; au troisième, la justice, mélange
de ces vertus avec le courage ; et au quatrième, le courage. Ces derniers biens
se rangent tous par leur nature avant les premiers, et c'est ainsi que le législateur
doit aussi les ranger. Il faut ensuite que toutes les autres prescriptions
enjointes aux citoyens aient en vue les divins, et les divins la prudence en son
entier, qui tient le premier rang.
Il faut d'abord s'occuper des mariages qui unissent les citoyens entre eux, puis
de la naissance et de l'éducation des enfants, mâles et femelles, les suivre
de la jeunesse jusqu'à l'âge mûr et à la vieillesse, pour les honorer
comme on le doit ou les frapper de peines infamantes ; il faut observer et
surveiller dans toutes leurs relations leurs chagrins, leurs plaisirs, leur goûts
pour tous les objets d'amour, et les blâmer ou les louer justement au moyen même
des lois. Il faut faire de même pour leurs colères, leurs craintes, les
troubles que l'adversité excite dans les âmes et le calme que la prospérité
y ramène, tous les accidents qui surprennent les hommes dans les maladies, à
la guerre, dans la pauvreté et dans les situations contraires. En tous ces cas,
il faut enseigner et définir ce qu'il y a de beau et de laid dans les
dispositions de chacun.
Après cela, il est nécessaire que le législateur porte son attention sur les
acquisitions et les dépenses des citoyens et la manière dont elles se font,
sur la formation et la dissolution des sociétés volontaires et
involontaires qu'on fait en vue de tout cela et la manière dont on se comporte
à l'égard les uns des autres en chacun de ces cas. Il doit examiner dans quels
actes la justice est observée, dans quels actes elle fait défaut, distribuer
des récompenses à ceux qui observent docilement les lois et infliger des
peines fixées d'avance à ceux qui leur désobéissent. Quand enfin il sera
parvenu au terme de sa constitution complète, il faudra qu'il s'occupe des
morts et qu'il voie de quelle manière on donnera la sépulture à chacun d'eux
et quels honneurs il convient de leur rendre. Quand il aura observé tout cela,
il préposera au maintien de ses lois des magistrats qui jugeront, les uns d'après
la raison, les autres d'après l'opinion vraie, en sorte que ce corps
d'institutions assorti dans ses parties par l'intelligence paraisse marcher à
la suite de la tempérance et de la justice, et non de la richesse et de
l'ambition. C'est ainsi, étrangers, que j'aurais désiré et que je désire
encore à présent que vous exposiez comment tout cela se trouve dans les lois
attribuées à Zeus et à Apollon pythien, que Minos et Lycurgue ont édictées,
et comment elles ont été rangées dans un ordre parfaitement clair pour un
homme que l'étude et la pratique ont rendu habile dans la législation, mais
qui n'est pas visible pour nous autres.
VII
CLINIAS
Comment devons-nous donc, étranger, traiter ce qui suit ?
L'ATHÉNIEN
Il faut, à mon avis, procéder à nouveau comme nous avons commencé et exposer
en détail les exercices qui se rapportent au courage, puis passer, si vous le
voulez bien, à une autre espèce de vertu et à une autre ensuite ; et la méthode
que nous aurons suivie dans l'examen de la première, nous essaierons, en la
prenant pour modèle, de l'appliquer aux autres et, en causant ainsi, nous allégerons
la fatigue de la route. Nous ferons voir ensuite, si Dieu le veut, que ce que
nous venons de dire de la vertu en général vise au même but.
MÉGILLOS
C'est bien dit. Essaye d'abord de juger l'avocat de Zeus que tu as devant toi.
L'ATHÉNIEN
Je vais essayer, mais je te jugerai, toi aussi, et moi-même ; car nous sommes
tous intéressés ici. Répondez-moi donc : nous disons bien que les repas en
commun et les exercices gymniques ont été imaginés par le législateur en vue
de la guerre.
MÉGILLOS
Oui.
L'ATHÉNIEN
Et la troisième et la quatrième espèce ? Il faudrait peut-être passer ainsi
en revue les parties du reste de la vertu, soit qu'on appelle ainsi ses parties
ou qu'il faille leur donner un autre nom quelconque, pourvu qu'il laisse bien
voir ce qu'il exprime.
MÉGILLOS
Pour la troisième espèce que le législateur a trouvée, je dirais volontiers,
et n'importe quel Lacédémonien aussi, que c'est la chasse.
L'ATHÉNIEN
Essayons aussi de dire quelle est la quatrième et la cinquième.
MÉGILLOS
Pour la quatrième, je peux encore essayer de la dire c'est l'endurance à la
douleur, fort pratiquée chez nous dans les combats de main et dans les rapts où
l'on reçoit toujours beaucoup de coups. Il y a aussi ce qu'on appelle la
cryptie, exercice prodigieusement pénible et propre à donner de l'endurance,
et l'habitude d'aller nu-pieds et de coucher sans couverture en hiver, celle de
se servir soi-même sans recourir à des esclaves, d'errer la nuit comme le jour
à travers tout le pays. Nous avons encore les gymnopédies , terribles
exercices pour nous endurcir en luttant contre les fortes chaleurs, et une masse
d'autres, si nombreux qu'on ne finirait jamais de les énumérer.
L'ATHÉNIEN
C'est fort bien dit, étranger lacédémonien. Mais voyons, que dirons-nous du
courage ? Dirons-nous simplement qu'il consiste à lutter contre la crainte et
la douleur uniquement, ou aussi contre les désirs, les plaisirs et certaines
flatteries d'une séduction dangereuse, qui rendent molles comme de la cire les
âmes de ceux-mêmes qui se croient austères ?
MÉGILLOS
A mon avis, il s'exerce contre tout cela à la fois.
L'ATHÉNIEN
Si nous nous rappelons ce qui a été dit tout à l'heure, Clinias prétendait
qu'il y a des États et des particuliers inférieurs à eux-mêmes. N'est-ce pas
vrai, étranger de Cnossos ?
CLINIAS
Exactement vrai.
L'ATHÉNIEN
Eh bien maintenant, lequel des deux appellerons-nous lâche; est-ce celui qui
succombe à la douleur, ou n'est-ce pas plutôt celui qui se laisse vaincre par
le plaisir ?
CLINIAS
A mon avis, c'est celui qui se laisse vaincre par le plaisir, et nous sommes
tous d'accord pour dire que, l'homme vaincu par le plaisir est plus honteusement
inférieur à lui même que celui qui l'est par la douleur.
L'ATHÉNIEN
Mais alors le législateur de Zeus et celui d'Apollon n'ont-ils donc recommandé
dans leur code qu'un courage boiteux, capable de résistance uniquement du côté
gauche, mais incapable du côté droit de tenir contre les objets agréables et
flatteurs, ou bien se soutient-il des deux côtés ?
CLINIAS
Des deux côtés, suivant moi.
L'ATHÉNIEN
Revenons encore là-dessus. Quelles sont chez vous, dans vos deux villes, les
institutions qui vous permettent de goûter les plaisirs, au lieu de les fuir,
institutions analogues à celles qui, au lieu de vous faire éviter les
douleurs, vous jettent au milieu d'elles et vous forcent et vous déterminent
par les honneurs que vous en retirez à les surmonter ? Où trouve-t-on dans vos
lois une prescription du même genre ? Dites-moi quelle est celle qui rend chez
vous les mêmes hommes courageux à la fois contre les douleurs et contre les
plaisirs, qui les fait vaincre ce qu'il faut vaincre et fait qu'ils ne sont pas
inférieurs aux ennemis qui sont les plus proches d'eux et les plus dangereux.
MÉGILLOS
J'ai pu, étranger, citer beaucoup de lois pour résister à la douleur ; mais
je ne suis pas également en fonds pour parler des plaisirs à propos d'objets
importants et remarquables, mais peut-être le serais-je sur de minces objets.
CLINIAS
Moi non plus, je ne suis pas à même de faire voir dans les lois de la Crète
des prescriptions comme celles que tu demandes.
L'ATHÉNIEN
O les meilleurs des étrangers, il n'y a rien d'étonnant à cela. Mais si
quelqu'un de nous, amoureux de la vérité et de la perfection, trouve quelque
chose à redire aux lois de son pays, ne nous fâchons pas et traitons-nous
doucement les uns les autres.
CLINIAS
C'est juste, étranger athénien, et il faut t'écouter.
L'ATHÉNIEN
Le fait est, Clinias, que nous aurions mauvaise grâce à notre âge de nous en
choquer.
CLINIAS
Assurément.
L'ATHÉNIEN
Qu'on ait raison ou non de critiquer la constitution de Lacédémone et de la Crète,
c'est une autre question ; mais pour ce qu'on en dit dans le vulgaire, peut-être
suis-je mieux placé que vous deux pour le savoir ; car chez vous, parmi ces
lois si bien établies, une des plus belles est celle qui défend aux jeunes
gens d'y rechercher ce qu'elles ont de bon et ce qu'elles ont de défectueux ;
ils doivent s'accorder à dire d'une seule voix et du même cœur qu'elles ont
été parfaitement conçues, puisque les dieux en sont les auteurs, et ils ne
doivent en aucun façon supporter qu'on en parle autrement devant eux. Les
vieillards seuls qui ont quelque remarque à faire sur vos lois peuvent s'en
ouvrir aux magistrats et aux gens de leur âge, mais pas devant les jeunes gens.
CLINIAS
Tu as parfaitement raison, étranger, et tu es un bon devin ; car, bien que tu
n'aies pas assisté aux délibérations du législateur quand il fit cette loi,
il me semble que tu as fort bien conjecturé son intention et que tu en parles
fort justement.
L'ATHÉNIEN
Nous sommes donc nous, puisqu'il n'y a point ici de jeunes gens, autorisés, vu
notre âge, par le législateur à nous entretenir entre nous seuls sur ce
sujet, sans commettre aucune faute.
CLINIAS
C'est exact. Aussi ne te fais pas faute de critiquer nos lois. Il n'y a pas de déshonneur
à reconnaître qu'une chose est défectueuse, d'autant plus que c'est le moyen
d'y remédier, si l'on accueille la censure sans amertume et avec bienveillance.
VIII
L'ATHÉNIEN
Fort bien ; mais je ne parlerai pas pour critiquer vos lois avant d'en avoir
fait un examen aussi solide que possible, ou plutôt je n'en parlerai que pour
exposer mes doutes. Vous êtes, parmi les Grecs et les barbares que nous
connaissons, les seuls à qui le législateur a enjoint de s'abstenir des
plaisirs et des divertissements les plus vifs et même d'y goûter, tandis que
pour les peines et les craintes, dont nous parlions tout à l'heure, il a pensé
que, si on les fuit de l'enfance jusqu'à la fin, lorsque ensuite la nécessité
vous jette dans les travaux, les craintes et les peines, on fuira devant ceux
qui s'y sont exercés et on deviendra leur esclave. C'est la même pensée, ce
me semble, qui aurait dû venir à l'esprit du même législateur par rapport
aux plaisirs ; il aurait dit se dire : "Si mes citoyens ne font pas dès la
jeunesse l'essai des plus grands plaisirs et ne s'exercent pas à rester maîtres
d'eux quand ils en jouissent, en sorte que la douceur de la volupté ne les
entraîne jamais à commettre un acte honteux, il leur arrivera la même chose
qu'à ceux qui se laissent vaincre par la crainte : ils deviendront d'une autre
manière et plus honteusement encore les esclaves de ceux qui sont assez forts
pour rester maîtres d'eux mêmes au milieu des plaisirs et de ceux qui en ont
pris la jouissance, gens qui sont parfois très méchants, et leur âme sera en
partie esclave, en partie libre, et ils ne seront pas dignes d'être, appelés
franchement courageux et libres. Voyez donc si vous trouvez quelque raison à ce
que nous venons de dire.
CLINIAS
Cela nous paraît raisonnable, quand nous t'entendons parler ; mais de t'en
croire d'emblée et sans difficulté sur des matières de cette conséquence,
c'est plutôt le fait de jeunes gens irréfléchis.
L'ATHÉNIEN
Maintenant, pour achever la revue des matières que nous nous sommes proposé de
faire, il faut Clinias et toi, étranger de Lacédémone, parler de la tempérance.
Que trouverons-nous sur ce point, comme tout à l'heure sur ce qui regarde la
guerre, de mieux réglé dans vos États que dans ceux qui se gouvernent au
hasard ?
MÉGILLOS
Cela n'est guère facile à dire.
CLINIAS
Il me semble pourtant que les repas en commun et les exercices gymniques ont
été bien imaginés en vue de ces deux vertus.
L'ATHÉNIEN
Je crois bien, étrangers, qu'une constitution politique peut difficilement, en
théorie comme en pratique, échapper à toute contestation. Il y a des chances
qu'il en soit ici comme dans la médecine, qui ne peut prescrire pour un même
tempérament un seul régime qui ne soit à la fois nuisible à la santé et
salutaire à certains égards. C'est ainsi que vos gymnases et vos repas en
commun sont avantageux pour les États en bien des points, mais fâcheux par
rapport aux séditions, comme en témoignent les enfants des Milésiens, des Béotiens
et des Thuriens. En outre, cette institution parait avoir perverti l'usage des
plaisirs de l'amour, tel qu'il a été réglé par la nature, non seulement pour
les hommes, mais encore pour les animaux ; et c'est là un reproche que l'on
peut faire à vos cités d'abord, ensuite à toutes celles qui s'appliquent
particulièrement à la gymnastique. De quelque façon qu'il faille envisager
cette sorte de plaisir, soit en badinant, soit sérieusement, il faut songer que
c'est à l'union de la femelle et du mâle en vue de la génération que la
nature a attaché ce plaisir, et que l'union des mâles avec les mâles et des
femelles avec les femelles va contre la nature et que cet audacieux désordre
vint d'abord de leur impuissance à se maîtriser dans le plaisir. Tout le monde
accuse les Crétois d'avoir inventé la fable de Ganymède. Persuadés que leurs
lois venaient de Zeus, ils ont imaginé cette fable sur son compte afin de
pouvoir eux aussi goûter ce plaisir à l'exemple du dieu. Mais laissons là
cette fiction. Lorsque les hommes s'inquiètent de faire des lois, presque toute
leur attention doit rouler sur le plaisir et la douleur, tant par rapport aux mœurs
publiques qu'à celles des particuliers. Ce sont deux sources ouvertes par la
nature qui ne cessent de couler. Quand on y puise à l'endroit, dans le temps et
dans la mesure convenables, que ce soit un État, un particulier ou un animal,
on en rapporte le bonheur ; mais, si l'on y puise sans discernement et hors de
propos, on est au contraire malheureux.
IX
MÉGILLOS Tout
cela est vrai, semble-t-il, et je ne trouve pas de mots pour y répondre.
Cependant il me semble que le législateur de Lacédémone a bien fait de nous
ordonner de fuir les plaisirs. Pour les lois de Cnossos, notre camarade les défendra,
s'il veut ; mais pour celles de Sparte, je crois qu'on n'en pouvait établir de
plus belles en ce qui touche les plaisirs; car les plaisirs, les violences et
les sottises de toute sorte auxquelles les hommes sont le plus exposés, tout
cela a été banni de tout le pays par notre législation, et tu ne verras, ni
dans les campagnes ni dans les villes qui dépendent de Sparte, ni ces banquets,
ni ce qui en est la suite et qui excite au plus haut point le goût de toutes
sortes de plaisirs, et il n'est personne qui, rencontrant un citoyen ivre qui
parcourt les rues en chantant et dansant, ne lui inflige le plus sévère châtiment
; il a beau alléguer les Dionysies pour excuse, il ne peut y échapper. Ce
n'est pas comme chez vous, où j'en ai vu sur des charrettes, ni comme à
Tarente, une de nos colonies, où j'ai vu toute la ville plongée dans l'ivresse
aux Dionysies. Chez nous, on ne voit rien de tel.
L'ATHÉNIEN
Étranger lacédémonien, tous ces divertissements n'ont rien que de louable,
quand on y met une certaine réserve ; ils n'énervent que lorsqu'on s'y
abandonne entièrement, et des gens de chez nous se défendraient vite et te
riposteraient en te jetant à la face le relâchement des femmes lacédémoniennes.
Enfin à Tarente, et chez nous et chez vous, il n'y a, je crois, qu'une chose à
répondre pour montrer que ces usages, loin d'être répréhensibles, sont fondés
en raison. Chacun, en effet, peut répondre à l'étranger qui s'étonne de voir
un usage auquel il n'est pas habitué : "Ne t'étonne pas, étranger, telle
est la loi chez nous ; peut-être est-elle chez vous différente sur ce
point." Mais nous, en ce moment, mes amis, nous ne discutons pas sur les
hommes en général, mais sur les défauts ou les qualités des seuls législateurs.
Entrons donc dans quelques détails au sujet de l'ivresse en général ; car
c'est un point de grande importance et ce n'est pas à un législateur médiocre
qu'il appartient d'en juger. Je ne discute pas la question générale de savoir
s'il faut ou non boire du vin ; je ne parle que de l'ivresse et je me demande
s'il faut en user à cet égard comme les Scythes, les Perses et aussi les
Carthaginois, les Celtes, les Ibères et les Thraces, toutes races guerrières,
ou comme vous en usez vous-mêmes. Chez vous, on s'en abstient entièrement, à
ce que tu dis, tandis que chez les Scythes et les Thraces, les femmes comme les
hommes, boivent le vin tout à fait pur et en versent sur leurs habits, persuadés
que c'est un rite honorable et qui porte bonheur. Les Perses aussi en font un
grand usage, ainsi que des autres plaisirs sensuels que vous rejetez, mais ils
sont en cela plus réglés.
MÉGILLOS
Mais tous ces peuples-là, mon bon, nous les mettons en fuite, quand nous
prenons les armes en main.
L'ATHÉNIEN
N'allègue pas cette raison, mon excellent ami ; car il y a eu et il y aura
encore beaucoup de défaites et de victoires dont il est difficile d'assigner la
cause. Ce n'est pas en citant ces défaites et ces victoires que nous pouvons établir
une ligne de démarcation entre les institutions qui sont bonnes et celles qui
ne le sont pas ; cette démarcation prêterait toujours à la controverse. A la
guerre, ce sont les grands États qui triomphent des petits et qui les
asservissent. Ainsi les Syracusains ont subjugué les Locriens, qui passent pour
avoir été les plus policés de ces contrées, et les Athéniens, les Céiens,
et nous trouverions mille autres exemples de ce genre. Mais essayons plutôt de
voir ce qu'il nous faut penser de chaque institution, en l'examinant en elle-même
; laissons de côté pour le moment ces victoires et ces défaites et disons que
tel usage est bon en soi, tel autre mauvais. Mais d'abord écoutez-moi vous dire
comment il faut en ces matières mêmes examiner ce qui est bon et ce qui ne
l'est pas.
MÉGILLOS
Qu'as-tu donc à dire là-dessus ?
X
L'ATHÉNIEN
Il me paraît que tous ceux qui, discourant sur un usage, se mettent aussitôt
à le blâmer ou à l'approuver dès que l'on en a prononcé le nom, ne s'y
prennent pas comme il faut. C'est juste comme si, entendant louer le froment
comme un bon aliment, on le dépréciait sans s'être informé de ses effets, ni
du profit qu'on en tire, ni comment, à qui, avec quoi, dans quel état et
comment on doit le servir. C'est précisément ce que nous faisons maintenant
dans notre discussion. On n'a pas plus tôt parlé de l'ivresse qu'à ce mot
seul les uns l'ont blâmée, les autres louée, et bien mal à propos ; car
c'est sur la foi de témoins et de panégyristes que nous fondons nos louanges
les uns et les autres, et nous croyons donner un argument sans réplique, soit
parce que nous produisons beaucoup de témoins, soit parce que nous voyons ceux
qui s'en abstiennent vaincre dans les combats ; mais le désaccord continue
entre nous. Si donc nous procédons de même dans l'examen de chacune des autres
lois, nous montrerons, ce me semble, peu d'intelligence. Il me paraît nécessaire
de procéder autrement, et je veux, à propos de cette question même de
l'ivresse, essayer de vous montrer, si je puis, la vraie méthode pour examiner
tous les usages de ce genre, puisque des milliers et des milliers de nations qui
sont là-dessus en désaccord avec vous entreraient en lutte contre votre
opinion.
MÉGILLOS
Si vraiment il y a une bonne manière d'examiner ces questions, nous ne devons
pas nous lasser d'écouter.
L'ATHÉNIEN
Allons, examinons la chose à peu près ainsi. Supposons que quelqu'un loue l'élevage
des chèvres et l'animal lui-même comme étant une belle possession, et qu'un
autre, ayant vu des chèvres paissant sans berger, faire des dégâts dans les
champs cultivés, les blâmât et qu'il fît le même reproche à tout animal
sans maître ou avec de mauvais maîtres, croirons-nous qu'un pareil blâme soit
tant soit peu fondé en raison ?
MÉGILLOS
Assurément non.
L'ATHÉNIEN
Et pour être un bon pilote, dirons-nous qu'il suffit de posséder la science
nautique, que d'ailleurs on soit sujet ou non au mal de mer ? Qu'en dirons-nous
?
MÉGILLOS
Pas du tout, si à la science il joint le mal dont tu parles.
L'ATHÉNIEN
Et un général d'armée ? Sera-t-il capable de commander, s'il possède l'art
de la guerre, et s'il est lâche dans le danger et que l'ivresse de la peur lui
donne la nausée ?
MÉGILLOS
Comment le serait-il alors ?
L'ATHÉNIEN
Et s'il n'a ni science, ni courage ?
MÉGILLOS
Ce serait un très mauvais général, fait pour commander non des hommes, mais
de pauvres femmelettes.
L'ATHÉNIEN
Et quand il s'agit de louer ou de blâmer une assemblée quelconque, qui a
naturellement un chef et qui peut être utile avec ce chef, si quelqu'un n'avait
jamais vu cette assemblée en bon accord avec elle-même sous la direction d'un
chef, mais toujours sans chef ou avec du mauvais chefs, croirons-nous qu'en
voyant de telles assemblées, il puisse les blâmer ou les louer avec justesse ?
MÉGILLOS
Comment le pourrait-il, s'il n'a jamais vu ni fréquenté aucune de ces assemblées
bien gouvernées ?
L'ATHÉNIEN
Eh bien, parmi les nombreuses associations qui existent, ne pouvons-nous compter
les convives et les banquets comme une sorte d'association ?
MÉGILLOS
Certainement si.
L'ATHÉNIEN
Or cette association, l'a-t-on jamais vue jusqu'ici tenue correctement ? Il vous
est facile à vous deux de répondre que vous n'en avez encore vu absolument
aucune ; car elles ne sont pas en usage dans votre pays ni tolérées par la
loi. Mais moi, j'ai assisté à beaucoup de banquets, et en beaucoup d'endroits
; en outre, j'ai des renseignements sur presque tous, et j'ose dire que je n'en
ai jamais vu ni entendu nommer un seul où tout se soit passé régulièrement,
et que tout, sauf quelques points peu importants et peu nombreux, y est en général
on peut dire complètement défectueux.
CLINIAS
Comment entends-tu cela, étranger ? Explique-toi encore plus clairement ; car
nous autres, nous n'avons, comme tu dis, aucune expérience de ces sortes
d'assemblée, et, lors même que nous y assisterions, nous ne pourrions peut-être
pas reconnaître sur-le-champ ce qui s'y passe correctement ou non.
L'ATHÉNIEN
C'est vraisemblable, mais je vais m'expliquer ; essaye de me suivre. Dans toutes
les réunions et les associations, quel qu'en soit l'objet, il est de règle
qu'il y ait toujours un chef : tu comprends cela ?
CLINIAS
Sans doute.
L'ATHÉNIEN
Or, nous venons de dire qu'à la guerre le chef doit être courageux.
CLINIAS
Il le faut en effet.
L'ATHÉNIEN
Un homme courageux est moins troublé par la crainte que le lâche.
CLINIAS
C'est vrai aussi.
L'ATHÉNIEN
Mais s'il y avait moyen de mettre à la tête d'une armée un général qui ne
craignit absolument rien et ne se troublât de rien, ne le ferions-nous pas à
tout prix ?
CLINIAS
Certainement si.
L'ATHÉNIEN
Mais il ne s'agit pas ici d'un chef qui commande une armée contre l'ennemi en
temps de guerre, mais d'un chef qui commande à des amis qui se réunissent dans
des sentiments de bienveillance mutuelle.
CLINIAS
C'est vrai.
L'ATHÉNIEN
Or une telle assemblée, si elle s'enivre, n'ira pas sans tumulte, n'est-ce pas
?
CLINIAS
C'est impossible en effet ; c'est même, je pense, tout le contraire.
L'ATHÉNIEN
Dès lors, n'est-ce pas un chef qu'il faut tout d'abord à ces gens-là aussi ?
CLINIAS
Certainement : il n'y a pas d'affaire où l'on en ait autant besoin.
L'ATHÉNIEN
Et n'est-ce pas un chef ennemi du tumulte qu'il faut, s'il est possible, leur
procurer ?
CLINIAS
Sans doute.
L'ATHÉNIEN
Et à l'égard de l'assemblée, il faut, je pense, qu'il soit prudent, car il
doit veiller à conserver l'amitié qui en lie les membres et même prendre soin
de l'augmenter quand ils sont réunis.
CLINIAS
Rien de plus vrai.
L'ATHÉNIEN
Dès lors, ne faut-il pas donner à des gens qui s'enivrent un chef sobre et
sage ? car, s'il est le contraire, s'il est jeune et peu sage et s'enivre pour
commander à des gens ivres, il aura bien de la chance s'il ne cause pas quelque
grand mal.
CLINIAS
Un mal immense.
L'ATHÉNIEN
Si donc on condamne ces assemblées dans les États où elles se tiennent, quand
tout s'y passe aussi correctement que possible, parce qu'on s'en prend à
l'institution même, il peut se faire que la condamnation soit fondée en
raison. Mais si on les critique, parce qu'on les voit remplies des plus grands désordres,
il est évident premièrement qu'on ignore que les choses ne se passent point
comme elles devraient se passer et deuxièmement que tout autre chose paraîtra
aussi mauvaise, si un maître, un chef sobre y fait défaut. Ne remarques-tu pas
qu'un pilote ivre, ou tout autre chef de n'importe quelle entreprise, renverse
tout, bateaux, chars, armée, en un mot, tout ce qui peut être gouverné par
lui ?
XI
CLINIAS
Ce que tu viens de dire, étranger, est parfaitement vrai. Mais dis-moi encore
une chose : si cet usage des banquets était pratiqué comme il convient, quel
bien pourraient-ils nous faire à nous ?
Pour reprendre l'exemple cité tout à l'heure, si l'on donne un bon général
à une armée, il assurera la victoire à ceux qui le suivront, ce qui n'est pas
un mince avantage, et ainsi du reste. Mais supposons un banquet dirigé comme il
faut, quel avantage en résultera-t-il pour les particuliers ou pour l'État ?
L'ATHÉNIEN
Quel grand bien pourrait-on dire que l'éducation bien conduite d'un seul enfant
ou d'un seul chœur d'enfants apporte à l'État ? Si l'on me posait une
pareille question, je répondrais que d'un seul enfant la ville ne tirerait
qu'un mince profit ; mais si tu me demandes quel grand avantage l'État
recueille de l'éducation générale donnée aux enfants, il me sera facile de répondre
que des jeunes gens bien élevés deviendront de bons citoyens et que devenus
tels, ils se comporteront noblement en toutes rencontres, et qu'en particulier
ils remporteront à la guerre la victoire sur les ennemis. L'éducation amène
donc ainsi la victoire avec elle, mais la victoire à son tour pervertit parfois
l'éducation. Que de gens, en effet, sont devenus plus insolents à la suite
d'une victoire sur l'ennemi et à qui cette insolence a causé des maux sans
nombre ! Jamais encore l'éducation n'est devenue une victoire à la thébaine,
tandis que beaucoup de victoires ont été et seront funestes aux vainqueurs.
CLINIAS
Tu me parais, cher ami, persuadé que le fait de se réunir pour passer le temps
à boire contribue pour une grande part à l'éducation, pourvu que l'on y
observe la règle.
L'ATHÉNIEN
Je n'en doute point.
CLINIAS
Pourrais-tu affirmer que ce que tu viens de dire est vrai ?
L'ATHÉNIEN
Soutenir avec assurance, étranger, que c'est la vérité, alors que beaucoup de
gens le contestent, cela n'appartient qu'à un dieu. Mais s'il faut dire ce que
j'en pense, je ne refuse pas, puisque nous nous sommes engagés dans une
discussion sur des lois et sur la politique.
CLINIAS
Essayons de saisir justement ta pensée sur un sujet où les avis sont à présent
si partagés.
L'ATHÉNIEN
C'est ce qu'il faut faire : donnons toutes nos forces à la discussion, vous
pour me suivre, moi pour essayer d'une manière ou d'une autre de vous éclaircir
ma pensée. Mais écoutez d'abord une chose que j'ai à vous dire. Les Athéniens
passent dans toute la Grèce pour aimer à parler et à parler beaucoup, tandis
qu'à Lacédémone on aime la brièveté et qu'en Crète on préfère
s'appliquer à penser plutôt qu'à parler. Aussi je me demande si vous ne
trouverez pas que je parle beaucoup sur un bien mince sujet, et que je fais un
discours interminable pour vous éclaircir ma pensée sur un objet aussi peu
important que l'ivresse. Or pour redresser cet usage en conformité avec la
nature, on ne peut rien dire de clair ni de suffisant sans parler de la vraie
nature de la musique, et l'on ne peut non plus parler de la musique sans
embrasser l'éducation tout entière, ce qui exige de très longs développements.
Voyez donc ce que nous pouvons faire, si nous devons laisser ce sujet pour le
moment et passer à un autre touchant les lois.
MÉGILLOS
Tu ne sais peut-être pas, étranger athénien, que ma famille est chargée à
Lacédémone de l'hospitalité publique envers Athènes. Il arrive que les
enfants eux-mêmes, quand ils apprennent qu'ils sont les proxènes d'une ville,
se sentent dès le jeune âge de l'inclination pour elle et la regardent comme
une deuxième patrie après la leur ; c'est précisément ce qui m'est arrivé
à moi aussi. Lorsque les Lacédémoniens blâmaient ou louaient les Athéniens
et que j'entendais les enfants me dire : "Athènes, Mégillos, s'est bien
ou mal comportée à notre égard", je prenais tout de suite votre parti
contre ceux qui lançaient le blâme sur votre ville et j'avais pour vous une
entière sympathie ; et maintenant encore votre langue me charme et ce qu'on dit
communément des Athéniens, que, lorsqu'ils sont bons, ils le sont supérieurement,
me parait la vérité même ; car ce sont les seuls qui, sans y être forcés,
par un penchant naturel, par un don divin, ont une bonté véritable et sans
feinte. Aussi, en ce qui me concerne, tu peux parler hardiment d tant qu'il te
plaira.
CLINIAS
Écoute aussi, étranger, et reçois favorablement ce que j'ai à te dire, et ne
crains pas de dire tout ce que tu voudra. Tu as sans doute entendu dire ici qu'Épiménide
fut un homme divin. Il était de ma famille. Dix ans avant les guerres médiques,
sur l'ordre d'un oracle du dieu, il se rendit chez vous. Après y avoir fait les
sacrifices que le dieu lui avait prescrits, voyant que les Athéniens
redoutaient l'expédition des Perses, il leur prédit qu'ils ne viendraient pas
de dix ans, et que, lorsqu'ils seraient venus, ils s'en retourneraient sans
avoir rien fait de ce qu'ils espéraient, après avoir souffert plus de maux
qu'ils n'en avaient fait. Alors vos ancêtres se lièrent d'hospitalité avec
nous, et, depuis ce temps là, nos ancêtres et moi-même vous avons toujours été
très attachés.
L'ATHÉNIEN
Pour ce qui est de vous, vous êtes, je le vois, disposés à m'écouter ; pour
ce qui est de moi, je suis prêt à parler, mais le pourrai-je ? La tâche n'est
pas facile. Il faut essayer pourtant. Commençons donc par définir en vue de la
discussion ce que c'est que l'éducation et quelle est sa vertu ; car c'est par
elle que doit passer la discussion que nous nous proposons à présent, jusqu'à
ce qu'elle arrive au dieu du vin.
CLINIAS
Oui, procédons ainsi, si tu le trouves bon.
L'ATHÉNIEN
Tandis que j'explique ce qu'il faut entendre par éducation, examinez si ce que
j'aurai dit vous plaît.
CLINIAS
Tu n'as qu'à parler.
XII
L'ATHÉNIEN
Je parle donc et j'affirme que celui qui veut devenir bon en quoi que ce soit,
doit s'y exercer dès l'enfance, soit en s'amusant, soit en s'en occupant sérieusement,
sans rien négliger de ce qui s'y rapporte. Il faut, par exemple, que celui qui
veut devenir un bon laboureur ou un bon architecte s'amuse, celui-ci à
construire de petits châteaux d'enfant, celui-là à remuer la terre, que le maître
qui les élève leur fournisse à l'un et à l'autre de petits outils faits sur
le modèle des véritables, qu'ils apprennent à l'avance tout ce qu'il est nécessaire
qu'ils sachent à l'avance, par exemple à mesurer et à niveler, s'ils doivent
être charpentiers, à monter à cheval, s'ils doivent être soldats, ou à
faire quelque autre apprentissage de ce genre pour s'amuser ; en un mot il faut
essayer au moyen des jeux de tourner les plaisirs et les goûts des enfants vers
le but qu'ils doivent finalement atteindre. Je dis donc que l'essentiel de l'éducation
consiste dans cette discipline bien entendue qui pousse autant que possible
l'esprit de l'enfant qui s'amuse à aimer ce qui, lorsqu'il sera devenu un
homme, doit le rendre accompli dans la vertu propre à sa profession.
Voyez si jusqu'à présent ce que j'ai dit est de votre goût.
CLINIAS
Oui, assurément.
L'ATHÉNIEN
Ne laissons pas non plus à ce que nous appelons éducation une signification
vague. Quand nous blâmons ou louons l'éducation que certaines gens ont reçue,
nous disons qu'un tel d'entre cous est bien élevé et que tel autre est mal élevé,
alors même qu'ils en ont reçu une excellente pour le trafic, pour le commerce
de mer ou pour d'autres professions du même genre. Ce n'est pas la pour nous,
je pense, l'éducation dont nous traitons à présent ; nous parlons en effet de
celle qui vise à nous former à la vertu dès l'enfance, qui nous inspire un désir
ardent de devenir un citoyen parfait, sachant commander et obéir selon la
justice. Or voilà celle que nous cherchons à définir et qui, ce me semble, mérite
seule le nom d'éducation. Quant à celle qui vise l'acquisition des richesses
ou de la force ou de tout autre talent, où la sagesse et la justice n'entrent
pour rien, c'est une éducation d'artisans et d'esclaves, qui ne mérite pas du
tout le nom d'éducation. Pour nous, ne disputons pas avec eux sur les termes,
mais retenons ce point sur lequel nous venons de tomber d'accord, que ceux qui
ont été bien élevés deviennent d'ordinaire vertueux et qu'ainsi on ne doit
jamais mépriser l'éducation, car de tous les avantages, c'est le premier pour
un homme vertueux. Que si parfois on en dévie et qu'il soit possible de rentrer
dans la bonne voie, il faut toujours et toute sa vie mettre tous ses efforts à
y arriver.
CLINIAS
C'est juste, et nous sommes d'accord avec toi.
L'ATHÉNIEN
Nous sommes aussi convenus précédemment que ceux qui sont capables de se
commander à eux-mêmes sont des gens de bien et que ceux qui en sont incapables
sont des méchants.
CLINIAS
C'est très juste.
L'ATHÉNIEN
Reprenons, pour l'éclaircir davantage, ce que nous entendons par là, et
permettez-moi d'essayer, si avec le secours d'une image je pourrais mieux vous
expliquer la chose.
XIII
CLINIAS
Parle seulement.
L'ATHÉNIEN
N'admettons-nous pas que chacun de nous est un ?
CLINIAS
Si.
L'ATHÉNIEN
Et qu'il a en lui deux conseillers insensés opposés l'un à l'autre, qu'on
appelle le plaisir et la douleur ?
CLINIAS
C'est vrai.
L'ATHÉNIEN
Et avec ces deux-là, la prévision de l'avenir, qui porte le nom commun
d'attente ; mais l'attente de la douleur se nomme proprement crainte et celle du
plaisir confiance. A toutes ces passions préside la raison qui prononce sur ce
qu'elles ont de bon ou de mauvais, et, lorsque le jugement de la raison devient
la décision commune de l'État, il prend le nom de loi.
CLINIAS
J'ai quelque peine à te suivre ; continue cependant comme si je suivais.
MÉGILLOS
J'éprouve, moi aussi, la même difficulté.
L'ATHÉNIEN
Formons-nous là-dessus l'idée suivante : figurons-nous que chacun des êtres
animés que nous sommes est une machine merveilleuse, sortie de la main des
dieux, soit qu'ils l'aient composée pour s'amuser, soit qu'ils aient eu quelque
dessein sérieux, car cela, nous ne le savons pas. Mais ce que nous savons,
c'est que ces passions sont en nous comme des nerfs et des fils qui, se mouvant
en sens opposé les uns aux autres, nous tirent et nous retirent vers des
actions opposées ; et c'est là que se trouve la démarcation entre la vertu et
le vice. Car la raison nous dit qu'il ne faut jamais suivre qu'un de ces fils,
sans l'abandonner en aucune occasion, et résister aux autres. Et ce fil n'est
autre que le fil d'or et sacré de la raison, appelé la loi commune de l'État.
Les autres fils sont de fer et raides ; celui-là est souple, parce qu'il est
d'or, tandis que les autres sont de toute sorte d'espèces. Il faut donc
seconder la plus belle direction, celle de la loi, parce que la raison, si belle
qu'elle soit, étant douce et éloignée de toute violence, a besoin d'être aidée
par des serviteurs pour que le fil d'or triomphe des autres. Ainsi le mythe qui
nous représente comme des machines merveilleuses sauvegarde la vertu et nous
fait mieux voir ce que signifie être supérieur et inférieur à soi-même et
que les États et les particuliers qui ont pris une connaissance exacte de ces
fils qui sont en nous et qui nous tirent à eux doivent conformer leur conduite
à cette connaissance, et qu'un État qui tient cette connaissance soit de
quelque dieu, soit d'un homme qui la possède, doit en faire sa loi dans son
administration et dans ses rapports avec les autres États. Par cette figuration
le vice et la vertu sont plus faciles à distinguer, et, grâce à cette clarté
plus grande, nous verrons peut-être mieux ce que sont l'éducation et les
autres institutions, et aussi l'usage de s'enivrer dans les banquets, que l'on
serait tenté de regarder comme un objet trop mince pour être traité si
longuement sans nécessité.
CLINIAS
Il se peut qu'il mérite cette longue discussion.
L'ATHÉNIEN
C'est bien dit. Achevons donc une étude qui mérite que nous nous en occupions
à présent.
XIV
CLINIAS
Parle donc.
L'ATHÉNIEN
Si nous faisions boire cette machine jusqu'à l'enivrer, en quel état la
mettrions-nous ?
CLINIAS
Qu'as-tu en vue en me posant cette question ?
L'ATHÉNIEN
Il n'est pas encore question de cela. Mais d'une manière générale, si on la
fait boire ainsi, quel effet cela produira-t-il sur elle ? Je vais essayer de
t'expliquer plus clairement encore ce que je veux dire. Voici ce que je te
demande : est-ce que l'effet du vin n'est pas d'intensifier nos plaisirs, nos
peines, nos colères et nos amours ?
CLINIAS
Oui, et de beaucoup.
L'ATHÉNIEN
Et nos sensations, notre mémoire, nos opinions, nos pensées n'en
deviennent-elles pas aussi plus fortes, ou plutôt n'abandonnent-elles pas
l'homme qui s'est gorgé de vin jusqu'à l'ivresse ?
CLINIAS
Elles l'abandonnent entièrement.
L'ATHÉNIEN
N'arrive-t-il pas au même état d'âme que lorsqu'il n'était encore qu'un
petit enfant ?
CLINIAS
Sans doute.
L'ATHÉNIEN
Alors il n'est plus du tout maître de lui.
CLINIAS
Plus du tout.
L'ATHÉNIEN
Ne pouvons-nous pas dire qu'il est alors dans l'état le plus mauvais ?
CLINIAS
Le plus mauvais de beaucoup.
L'ATHÉNIEN
Ce n'est donc pas seulement, semble-t-il, le vieillard qui retombe en enfance,
mais aussi l'homme ivre.
CLINIAS
Tu ne pouvais mieux dire, étranger.
L'ATHÉNIEN
Dès lors, peut-on trouver une raison pour entreprendre de nous persuader qu'il
faut goûter à cette débauche et ne pas la fuir de toutes ses forces et de
tout son pouvoir ?
CLINIAS
Il semble que oui, puisque tu dis toi-même que tu es prêt dès à présent
à le soutenir.
L'ATHÉNIEN
C'est vrai, ce que tu me rappelles là, et je suis tout prêt à tenir parole,
puisque vous avez déclaré tous les lieux que vous m'écouteriez volontiers.
CLINIAS
Comment ne t'écouterions-nous pas, ne fût-ce que parce qu'il est surprenant et
étrange de soutenir qu'on doit de gaieté de cœur se mettre dans un état si
avilissant ?
L'ATHÉNIEN
C'est de l'état de l'âme que tu parles, n'est-ce pas ?
CLINIAS
Oui.
L'ATHÉNIEN
Et le corps, camarade, faut-il le réduire à un mauvais état, à la maigreur,
à la laideur et à l'impuissance ? Nous oserions bien étonnés qu'on puisse en
arriver là volontairement.
CLINIAS
Certainement.
L'ATHÉNIEN
Quoi donc ? Croirons-nous que ceux qui vont de leur plein gré chez les médecins
pour se droguer ignorent que, peu de temps après et pour de longs jours, ils
auront le corps en si piteux état que, s'ils devaient l'avoir ainsi jusqu'à la
fin de leur vie, ils aimeraient mieux mourir ? Et ne savons-nous pas en quel état
de faiblesse les pénibles exercices du gymnase réduisent sur le moment ceux
qui s'y soumettent ?
CLINIAS
Nous savons tout cela.
L'ATHÉNIEN
Et qu'ils s'y rendent volontiers en vue du profit qu'ils en retireront ?
CLINIAS
Parfaitement.
L'ATHÉNIEN
Ne faut-il pas porter le même jugement sur les autres usages ?
CLINIAS
Si fait.
L'ATHÉNIEN
Il faut donc juger de même aussi l'usage des banquets, si on peut lui reconnaître
à juste titre les mêmes avantages.
CLINIAS
Sans doute.
L'ATHÉNIEN
Si donc nous trouvons qu'il ait pour nous autant d'utilité que la gymnastique,
il l'emporte d'abord sur elle en ce qu'il n'est pas accompagné de douleurs et
que l'autre l'est.
CLINIAS
C'est juste ; mais je serais bien surpris que nous puissions y trouver une telle
utilité.
L'ATHÉNIEN
C'est cela même, ce me semble, qu'il nous faut essayer de prouver à présent.
Dis-moi : ne pouvons-nous pas observer qu'il y a deux espèces de craintes assez
opposées ?
CLINIAS
Lesquelles ?
L'ATHÉNIEN
Les voici. Nous craignons d'abord les maux dont nous nous sentons menacés.
CLINIAS
Oui.
L'ATHÉNIEN
Ensuite nous craignons souvent l'opinion à la pensée qu'on nous prendra pour
des méchants, si nous faisons ou disons quelque chose de malhonnête ; nous
appelons cette crainte pudeur, c'est le nom, je crois, que tout le monde lui
donne.
CLINIAS
C'est exact.
L'ATHÉNIEN
Telles sont les deux craintes dont je parlais. La deuxième combat en nous la
douleur et les autres objets terribles ; elle n'est pas moins opposée à la
plupart des plaisirs et aux plus grands.
CLINIAS
C'est très juste.
L'ATHÉNIEN
N'est-il pas vrai que le législateur et tout homme de quelque valeur tient
cette crainte en très grand honneur et que, lui donnant le nom de pudeur, il
qualifie d'impudence la confiance qui lui est opposée et la regarde comme le
plus grand mal public et privé qui soit au monde ?
CLINIAS
Tu dis vrai.
L'ATHÉNIEN
N'est-ce pas cette crainte qui en maintes occasions importantes fait notre sûreté
et qui, notamment à la guerre, contribue plus que toute autre chose à nous
assurer la victoire et le salut ? Il y a en effet deux choses qui procurent la
victoire, l'audace contre l'ennemi et la crainte de se déshonorer devant ses
amis.
CLINIAS
Cela est certain.
L'ATHÉNIEN
Il faut donc que chacun de nous soit à la fois sans crainte et craintif, et
c'est pourquoi nous avons distingué l'une de l'autre.
CLINIAS
Il le faut en effet.
L'ATHÉNIEN
Et si l'on veut rendre un homme intrépide, c'est en l'exposant à craindre
beaucoup d'objets effrayants qu'à l'aide de la loi on le rend tel.
CLINIAS
Il y a apparence.
L'ATHÉNIEN
Et si nous voulons inspirer à quelqu'un la crainte de ce qu'il est juste de
craindre, n'est-ce pas en le mettant aux prises avec l'impudence et en l'exerçant
contre elle qu'il faut lui apprendre à vaincre en combattant ses penchants au
plaisir ? C'est en luttant contre sa propre lâcheté et en la surmontant qu'il
deviendra parfait en ce qui regarde le courage. Quiconque n'aura pas fait l'expérience
de ce genre de combat et ne s'y sera pas exercé ne sera même pas courageux à
demi ; et jamais il ne sera parfaitement tempérant, s'il n'a pas été aux
prises avec une foule de plaisirs et de désirs qui le poussent à l'impudence
et à l'injustice, et s'il ne les a pas vaincus à l'aide de la raison, du
travail et de l'art, soit dans ses amusements, soit dans ses occupations sérieuses
et si, au contraire, il n'a jamais éprouvé la force de toutes ces séductions.
CLINIAS
Non, selon soute vraisemblance.
XV
L'ATHÉNIEN
Mais quoi ? Y a-t-il un dieu qui ait donné aux hommes un breuvage propre à
inspirer la crainte, en sorte que, plus on en prend pour en boire, plus, à
chaque gorgée, on se sent malheureux et rempli de crainte pour le présent et
pour l'avenir, si bien qu'on finit par s'effrayer de tout, fût-on le plus
courageux des hommes, et que cependant, quand on a dormi et cuvé ce qu'on a bu,
on redevient chaque fois tel qu'on était avant ?
CLINIAS
Y a-t-il jamais eu au monde un breuvage de cette nature, étranger ?
L'ATHÉNIEN
Jamais ; mais s'il y en avait un quelque part, le législateur ne s'en
servirait-il pas utilement pour inspirer le courage, et n'aurions-nous pas sujet
de lui dire à propos de ce breuvage : "Voyons, législateur, quels que
soient ceux pour qui tu légifères, Crétois ou autres, est-ce qu'avant tout tu
ne souhaiterais pas de pouvoir soumettre à l'épreuve le courage et la lâcheté
de tes citoyens ?"
CLINIAS
Il est évident que personne ne répondrait non.
L'ATHÉNIEN
Et de faire cette épreuve en toute sûreté, sans grands dangers, ou dans des
conditions contraires ?
CLINIAS
En toute sûreté : c'est point sur lequel tout le monde sera d'accord.
L'ATHÉNIEN
Et ne te servirais-tu pas de ce breuvage pour les jeter dans ces craintes et
reconnaître dans cette épreuve leurs caractères, et pour les forcer ainsi à
devenir intrépides en les encourageant, les admonestant, les récompensant, en
couvrant au contraire d'opprobre quiconque rejetterait tes conseils et ne
deviendrait pas en tout point tel que tu l'ordonnerais, en laissant aller sans
le punir celui qui se serait bien et bravement exercé, et en punissant celui
qui se serait mal exercé ? Ou bien refuserais-tu absolument d'employer ce
breuvage, sans avoir d'ailleurs rien à objecter contre lui ?
CLINIAS
Comment pourrait-on refuser, étranger ?
L'ATHÉNIEN
Il est certain, mon ami, que cette épreuve serait d'une merveilleuse facilité
en comparaison de celles d'aujourd'hui, soit qu'on la fît seul, ou avec
quelques personnes ou avec autant de gens qu'on voudrait. Si, par égard pour la
pudeur, et parce qu'il pense qu'il ne doit d pas se laisser voir avant d'être
en bon état, un homme voulait s'exercer tout seul dans la solitude contre la
crainte, il ferait bien de prendre ce breuvage, au lieu de cent autres remèdes.
Il en serait de même si, se croyant en bonne forme grâce à son naturel et à
l'exercice, il n'hésitait pas à s'entraîner avec plusieurs convives et à
faire voir qu'il surmonte et domine assez la force qu'a nécessairement le
breuvage, pour ne pas commettre une seule faute importante par indécence, et
pour se préserver, grâce à sa vertu, de toute altération, et pour se
retirer, avant d'arriver à l'ivresse extrême, redoutant les effets de ce
breuvage, capable de terrasser tous les hommes.
CLINIAS
Oui, étranger, un tel homme serait sage d'agir ainsi.
L'ATHÉNIEN
Revenons à notre législateur et disons-lui : "Il est vrai, législateur,
qu'un dieu n'a pas donné aux hommes un tel remède contre la crainte et que
nous n'en avons pas imaginé nous-mêmes ; car je ne mets pas les enchanteurs en
ligne de compte. Mais n'avons-nous pas un breuvage qui inspire l'intrépidité
et une confiance téméraire et hors de raison ?" Qu'en dirons-nous?
CLINIAS
Nous en avons un, répondra-t-il : c'est le vin.
L'ATHÉNIEN
N'a-t-il pas une vertu opposée à celui dont nous venons de parler, qui rend
tout de suite l'homme qui en a bu plus gai qu'il n'était avant ; qui fait que,
plus il y goûte, plus il se remplit de belles espérances et de l'idée de sa
puissance ; qui à la fin le fait parler avec une franchise et une liberté entière,
dans la persuasion qu'il est sage, et qui lui ôte toute espèce de crainte, au
point qu'il n'hésite pas à dire ni à faire tout ce qui lui passe par la tête
!
CLINIAS
Je pense que tout le monde en conviendra avec nous.
MÉGILLOS
Sans contredit.
XVI
L'ATHÉNIEN
Rappelons-nous ce que nous avons dit : qu'il y a dans notre âme deux choses
dont il faut prendre soin, l'une qui est d'accroître notre confiance autant que
possible, l'autre de porter nos craintes au plus haut degré possible.
CLINIAS
C'est, croyons-nous, ce que tu appelais pudeur.
L'ATHÉNIEN
Votre mémoire est fidèle. Mais, puisque le courage et l'intrépidité ne
peuvent s'acquérir qu'en s'exerçant à affronter les objets terribles,
examinons s'il ne faudrait pas rechercher le contraire dans les cas contraires.
CLINIAS
Il y a apparence.
L'ATHÉNIEN
C'est dans les cas où nous sommes naturellement le plus confiants et le plus
hardis qu'il faudrait, ce semble, nous exercer à réprimer l'impudence et la
hardiesse dont nous sommes remplis et à craindre en toute occasion d'oser dire,
souffrir ou faire quoi que ce soit de honteux.
CLINIAS
Il le semble.
L'ATHÉNIEN
Ce qui nous fait commettre ces actes honteux, n'est-ce pas la colère, l'amour,
l'insolence, l'ignorance, l'amour du luxe, la lâcheté et aussi la richesse, la
beauté, la force et tous les enivrements du plaisir qui égarent notre raison ?
Or, pour faire l'essai de ces passions d'abord et s'exercer ensuite à les
vaincre, peut-on citer une épreuve plus aisée et plus inoffensive, un plaisir
mieux approprié à ce but que les divertissements des banquets, pourvu qu'on y
apporte quelque circonspection ? Examinons la chose de plus près. Pour reconnaître
le caractère difficile et farouche d'un homme, source de mille injustices,
n'est-il pas plus dangereux d'en faire l'épreuve en concluant des contrats avec
les risques qu'ils comportent que de l'observer dans une fête de Dionysos où
l'on se rencontre avec lui ? Pour éprouver un homme asservi aux plaisirs de
l'amour, lui confierons-nous nos filles, nos fils et nos femmes, et
risquerons-nous ce que nous avons de plus cher pour reconnaître son caractère
? Je n'en finirais jamais d'énumérer les milliers de raisons qui feraient voir
combien il est plus avantageux d'observer autrement tes caractères, sans avoir
de dommage à craindre; et sur ce sujet ni les Crétois ni personne autre, je
crois, ne pourraient contester que cette manière de l'éprouver les uns les
autres ne soit convenable et que, pour la facilité, la sûreté et ta rapidité,
elle ne l'emporte sur les autres épreuves.
CLINIAS
Cela est vrai.
L'ATHÉNIEN
Or ce qui fait connaître le caractère et la disposition des hommes est une des
choses les plus utiles à l'art de les rendre meilleurs, qui est, nous pouvons,
je crois, le dire, l'art de la politique n'est-ce pas ?
CLINIAS
Assurément.
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