RETOUR À L’ENTRÉE DU SITE ALLER A LA TABLE DES MATIERES DE PLATON

 PLATON - Euthyphron

Πλάτωνος  Εὐθύφρων

 

 

 

 


[ed. John Burnet, 1903, corrigée avec majuscules]

texte grec

pour le texte grec d'une page, cliquer sur le numéro de la page

 

Platon
Euthyphron
(Traduction de Victor Cousin, 1822)


Euthyphron
[2a] Quelle nouveauté, Socrate ? Quitter tes Habitudes du Lycée pour le portique du Roi ! J’espère que tu n’as pas, comme moi, un procès devant le Roi ?

Socrate
Non pas un procès, Euthyphron : les Athéniens appellent cela une affaire d’état.

Euthyphron
[2b] Une affaire d’état ! Quelqu’un t’accuse apparemment ; car pour toi, Socrate, je ne croirai jamais que tu accuses personne.

Socrate
Certainement non.

Euthyphron
Ainsi donc, c’est toi qu’on accuse ?

Socrate
Justement.

Euthyphron
Et quel est ton accusateur ?

Socrate
Je ne le connais guère personnellement ; il paraît que c’est un jeune homme assez obscur ; on l’appelle, je crois, Mélitus ; il est du bourg de Pithos. Si tu te rappelles quelqu’un de Pithos, qui se nomme Mélitus, et qui ait les cheveux plats, la barbe rare, le nez recourbé, c’est mon homme.

Euthyphron
Je ne me rappelle personne qui soit ainsi fait ; [2c] mais quelle accusation, Socrate, ce Mélitus intente-t-il donc contre toi ?

Socrate
Quelle accusation ? Une accusation qui ne marque pas un homme ordinaire ; car, à son âge y ce n’est pas peu que d’être instruit dans des matières si relevées. Il dit qu’il sait tout ce qu’on fait aujourd’hui pour corrompre la jeunesse, et qui sont ceux qui la corrompent. C’est apparemment quelque habile homme qui, connaissant mon ignorance, vient, devant la patrie, comme devant la mère commune, m’accuser de corrompre les hommes de son âge : et, il faut l’avouer, il me paraît le [2d] seul de nos hommes d’état qui entende les fondements d’une bonne politique ; car la raison ne dit-elle pas qu’il faut commencer par l’éducation des jeunes gens, et travailler à les rendre aussi vertueux qu’ils peuvent l’être, comme un bon jardinier donne ses premiers soins aux nouvelles plantes, et ensuite s’occupe des autres ? Mélitus tient sans doute la même conduite, et commence par nous retrancher, nous qui [3a] corrompons les générations dans leur fleur, comme il s’exprime, après quoi il étendra ses soins bienfaisants sur l’âge avancé, et rendra à sa patrie les plus grands services. On ne peut attendre moins d’un homme qui sait si bien commencer.

Euthyphron
Je le voudrais, Socrate ; mais je tremble de peur du contraire : car, pour nuire à la patrie, il ne peut mieux commencer qu’en attaquant Socrate. Mais apprends-moi, je te prie, ce qu’il t’accuse de faire pour corrompre la jeunesse.

Socrate
[3b] Des choses qui d’abord, à les entendre, paraissent tout à fait absurdes : car il dit que je fabrique des dieux, que j’en introduis de nouveaux, et que je ne crois pas aux anciens ; voilà de quoi il m’accuse.

Euthyphron
J’entends ; c’est à cause de ces inspirations extraordinaires, qui, dis-tu, ne t’abandonnent jamais. Sur cela, il vient t’accuser devant ce tribunal d’introduire dans la religion des opinions nouvelles, sachant bien que le peuple est toujours prêt à recevoir ces sortes de calomnies. Que ne m’arrive-t-il pas à moi-même, lorsque, dans les assemblées, je parle des choses divines, et que je prédis ce qui doit arriver ! ils se moquent tous de [3c] moi comme d’un fou : ce n’est pas qu’aucune des choses que j’ai prédites ait manqué d’arriver ; mais c’est qu’ils nous portent envie à tous tant que nous sommes, qui avons quelque mérite. Que faire ? Ne pas s’en mettre en peine, et aller toujours son chemin.

Socrate
Mon cher Euthyphron, être un peu moqué n’est peut-être pas une grande affaire : car, après tout, à ce qu’il me semble, les Athéniens s’embarrassent assez peu qu’un homme soit habile, pourvu qu’il renferme son savoir en lui-même ; mais dès qu’il s’avise d’en faire part aux autres y [3d] alors ils se mettent tout de bon en colère, où par envie, comme tu dis, ou par quelque autre raison.

Euthyphron
Quant à cela, je n’ai pas grande tentation, Socrate, d’éprouver les sentiments qu’ils ont pour moi.

Socrate
Voilà donc pourquoi tu es si fort réservé, et ne communiques pas volontiers ta sagesse ; mais, pour moi, et je crains fort que les Athéniens ne s’en soient aperçus, l’amour que j’ai pour les hommes me porte à leur enseigner tout ce que je sais, non-seulement sans leur demander de récompense, mais en les prévenant même, et en les pressant de [3e] m’écouter. Si l’on se contentait de me plaisanter un peu, comme tu dis qu’on le fait de toi, ce ne serait pas chose si désagréable que de passer ici quelques heures à rire et à se divertir ; mais si on le prend au sérieux, il n’y a que vous autres devins qui sachiez ce qui en adviendra.

Euthyphron
J’espère que tout ira bien, Socrate, et que tu conduiras heureusement à bout ton affaire, comme moi la mienne.

Socrate
Tu as donc ici quelque affaire ? Te défends-tu, ou poursuis-tu ?

Euthyphron
Je poursuis.

Socrate
Et qui ?

Euthyphron
[4a] Quand je te l’aurai dit, tu me croiras fou.

Socrate
Comment ! Poursuis-tu quelqu’un qui ait des ailes ?

Euthyphron
Celui que je poursuis, au lieu d’avoir des ailes, est si vieux qu’à peine il peut marcher.

Socrate
Et qui est-ce donc ?

Euthyphron
C’est mon père.

Socrate
Ton père !

Euthyphron
Oui, mon père.

Socrate
Eh ! de quoi l’accuses-tu ?

Euthyphron
D’homicide.

Socrate
D’homicide ! Par Hercule ! Voilà une accusation au-dessus de la portée du vulgaire, qui jamais n’en sentira la justice : un home ordinaire ne [4b] serait pas en état de la soutenir. Pour cela, il faut un homme déjà fort avancé en sagesse.

Euthyphron
Oui, certes, fort avancé, Socrate.

Socrate
Est-ce quelqu’un de tes parents, que ton père a tué. II le faut ; car, pour un étranger, tu ne mettrais pas ton père en accusation.

Euthyphron
Quelle absurdité, Socrate, de penser qu’il y ait à cet égard de la différence entre un parent et un étranger ! La question est de savoir si celui qui a tué, a tué justement ou injustement. Si c’est justement, il faut laisser en paix le meurtrier ; si c’est injustement, tu es obligé de le [4c] poursuivre, fût-il ton ami, ton hôte. C’est te rendre complice du crime, que d’avoir sciemment commerce avec le criminel, et que de ne pas poursuivre la punition, qui seule peut vous absoudre tous deux. Mais pour tu mettre au fait, le mort était un de nos fermiers, qui tenait une de nos terres quand nous demeurions à Naxos. Un jour, qu’il avait trop bu, il s’emporta si violemment contre un esclave, qu’il le tua. Mon père le fit mettre dans une basse-fosse, pieds et poings lies, et sur l’heure même il [4d] envoya ici consulter l’exégète pour savoir ce qu’il devait faire, et pendant ce temps-là, négligea le prisonnier, comme un assassin dont la vie n’était d’aucune conséquence ; aussi en mourut-il ; la faim, le froid et la pesanteur de ses chaînes le tuèrent avant que l’homme que mon père avait envoyé fût de retour. Sur cela toute la famille s’élève contre moi, de ce que pour un assassin j’accuse mon père d’un homicide, qu’ils prétendent qu’il n’a pas commis : et quand même il l’aurait commis, ils soutiennent que je ne devrais pas le poursuivre, puisque le mort était un meurtrier ; et que d’ailleurs c’est une action impie qu’un fils poursuive [4e] son père criminellement : tant ils sont aveugles sur les choses divines, et incapables de discerner ce qui est impie et ce qui est saint.

Socrate
Mais, par Zeus, toi-même, Euthyphron, penses-tu connaître si exactement les choses divines, et pouvoir démêler si précisément ce qui est saint d’avec ce qui est impie, que, tout s’étant passé comme tu le racontes, tu poursuives ton père sans craindre de commettre une impiété ?

Euthyphron
Je m’estimerais bien peu, et Euthyphron n’aurait guère d’avantage sur les [5a] autres hommes, s’il ne savait tout cela parfaitement.

Socrate
O merveilleux Euthyphron ! je vois bien que le meilleur parti que je puisse prendre, c’est de devenir ton disciple, et de faire signifier à Mélitus, avant le jugement de mon procès, que j’ai toujours attaché le plus grand prix à bien connaître les choses divines ; et qu’aujourd’hui, voyant qu’il m’accuse d’être tombé dans l’erreur en introduisant témérairement des idées nouvelles sur la religion, je me suis mis à ton [5b] école. Ainsi, Mélitus, lui dirai-je, si tu avoues qu’Euthyphron est habile en ces matières, et qu’il a les bonnes opinions, sache que je pense comme lui, et cesse de me poursuivre ; si, au contraire, tu tiens qu’Euthyphron n’est pas orthodoxe, fais assigner le maître avant l’écolier. Accuse-le de perdre, non pas les jeunes gens, mais les vieillards, son père et moi : moi, en m’enseignant une fausse doctrine ; son père, en le poursuivant d’après cette doctrine. Que si, sans aucun égard à ma demande, il continue à me poursuivre, ou que, me laissant là, il s’en prenne à toi, tu ne manqueras pas de comparaître, et de dire la même chose que je lui aurai fait signifier.

Euthyphron
Je te le promets sur ma parole, Socrate ; s’il est assez imprudent pour [5c] s’attaquer à moi, je saurai bien trouver son faible, et il courra plus de risques que moi dans cette affaire.

Socrate
Je le crois, mon cher Euthyphron, et voilà pourquoi je souhaite tant d’être ton disciple, bien assuré qu’il n’y a personne assez hardi pour te regarder en face, non pas même Mélitus, lui, qui me voit si bien jusqu’au fond de l’âme, qu’il m’accuse d’impiété.
Présentement donc, au nom des dieux, enseigne-moi ce que tu prétendais tantôt savoir si bien : qu’est-ce que le saint et l’impie sur, le meurtre, et [5d] sur tout autre sujet ? La sainteté n’est-elle pas toujours semblable à elle-même dans toutes sortes d’actions ? Et l’impiété, qui est son contraire, n’est-elle pas aussi toujours la même, de sorte que le même caractère d’impiété se trouve toujours dans tout ce qui est impie ?

Euthyphron
Assurément, Socrate.

Socrate
Et qu’appelles-tu saint et impie ?

Euthyphron
J’appelle saint, par exemple, ce que je fais aujourd’hui, de poursuivre en justice tout homme qui commet des meurtres, des sacrilèges et autres [5e] choses pareilles ; père, mère, frère ou qui que ce soit : ne pas le faire, voilà ce que j’appelle impie. Suis-moi bien, je te prie ; je veux te donner une preuve sans réplique que ma définition est exacte, et qu’il est juste, comme je l’ai déjà dit à beaucoup de personnes, de n’avoir aucun ménagement pour l’impie, quel qu’il soit. La religion n’enseigne-t-elle pas que Zeus est le meilleur et le plus juste des dieux ? et n’enseigne-t-elle [6a] pas aussi qu’il enchaîna son propre père, parce qu’il dévorait ses enfants, sans cause légitime ; et que Cronos avait mutilé son père pour quelque autre motif semblable ? Cependant on s’élève contre moi quand je poursuis une injustice atroce ; et l’on se jette dans une manifeste contradiction, en jugeant si différemment de la conduite de ces dieux et de la mienne.

Socrate
Eh ! c’est là précisément, Euthyphron, ce qui me fait appeler en justice aujourd’hui, parce que, quand on me fait de ces contes sur les dieux, je ne les reçois qu’avec peine ; c’est sur quoi apparemment portera l’accusation. Allons, si toi, qui es si habile sur les choses divines, tu es [6b] d’accord avec le peuple, et si tu crois à tout cela, il faut bien de toute nécessité que nous y croyions aussi, nous qui confessons ingénument ne rien entendre à de si hautes matières. C’est pourquoi, au nom du dieu qui préside à l’amitié, dis-moi, crois-tu que toutes les choses que tu viens de me raconter, sont réellement arrivées ?

Euthyphron
Et de bien plus étonnantes, Socrate, que le vulgaire ne soupçonne pas.

Socrate
Tu crois sérieusement qu’entre les dieux il y a des querelles, des haines, des combats, et tout ce que les poètes et les peintres nous représentent [6c] dans leurs poésies et dans leurs tableaux, ce qu’on étale partout dans nos temples, et dont on bigarre ce voile mystérieux qu’on porte en procession à l’Acropolis, pendant les grandes Panathénées ? Euthyphron, devons-nous recevoir toutes ces choses comme des vérités ?

Euthyphron
Non-seulement celles-là, Socrate mais beaucoup d’autres encore, comme je te le disais tout à l’heure, que je t’expliquerai si tu veux, et qui t’étonneront, sur ma parole.

Socrate
Je le crois ; mais tu me les expliqueras une autre fois plus à loisir. Présentement, tâche de m’expliquer un peu plus clairement ce que je t’ai [6d] demandé ; car tu n’as pas encore satisfait à ma question, et ne m’as pas enseigné ce que c’est que la sainteté : tu m’as dit seulement que le saint, c’est ce que tu fais en accusant ton père d’homicide.

Euthyphron
Je t’ai dit la vérité.

Socrate
Peut-être ; mais n’y a-t-il pas beaucoup d’autres choses que tu appelles saintes ?

Euthyphron
Sans doute.

Socrate
Souviens-toi donc, je te prie, que ce que je t’ai demandé, ce n’est pas que tu m’enseignasses une ou deux choses saintes parmi un grand nombre d’autres qui le sont aussi : je t’ai prié de m’exposer l’idée de la sainteté en [6e] elle-même Car tu m’as dit toi-même, qu’il y a un seul et même caractère qui fait que les choses saintes sont saintes, comme il y en a un qui fait que l’impiété est toujours impiété : ne t’en souviens-tu pas ?

Euthyphron
Oui, je m’en souviens.

Socrate
Enseigne-moi donc quelle est cette idée, quel est ce caractère, afin que l’ayant toujours devant les yeux, et m’en servant comme du vrai modèle, je sois en état d’assurer, sur tout ce- que je te verrai faire, à toi ou aux autres, que ce qui lui ressemble est saint, et que ce qui ne lui ressemble pas est impie.

Euthyphron
Si c’est là ce que tu veux, Socrate, je suis prêt à te satisfaire.

Socrate
Oui, c’est là ce que je veux. .

Euthyphron
Eh bien ! je dis que le saint est ce qui est agréable aux dieux, et que [7a] l’impie est ce qui leur est désagréable.

Socrate
Fort bien, Euthyphron ; tu m’as enfin répondu précisément comme je tu l’avais demandé. Si tu dis vrai, c’est ce que je ne sais pas encore ; mais sans doute tu me convaincras de la vérité de ce que tu avances.

Euthyphron
Je t’en réponds.

Socrate
Voyons, examinons bien ce que nous disons. Une chose sainte, un homme saint, c’est une chose, c’est un homme qui est agréable aux dieux : une chose impie, un homme impie, c’est un homme, c’est une chose qui leur est désagréable. Ainsi, le saint et l’impie sont directement opposés ; n’est-ce pas ?

Euthyphron
Certainement.

Socrate
[7b] Et cela te paraît bien dit ?

Euthyphron
Oui. N’est-ce pas ce qui a été dit ?

Socrate
Mais il a été dit aussi que les dieux ont souvent entre eux des inimitiés et des haines, et qu’ils sont souvent brouillés et divisés ?

Euthyphron
Et je m’en tiens à mes paroles.

Socrate
Examinons donc sur quoi peut rouler cette différence de sentiments qui produit entre eux ces inimitiés et ces haines. Si nous disputions ensemble sur deux nombres pour savoir lequel est le plus grand, ce différend nous rendrait-il ennemis, et nous armerait-il l’un contre l’autre ? [7c] Et en nous mettant à compter, ne serions-nous pas bientôt d’accord ?

Euthyphron
Cela est sûr.

Socrate
Et si nous disputions sur les différentes grandeurs des corps, ne nous mettrions-nous pas à mesurer, et cela ne finirait-il pas sur-le-champ notre dispute ?

Euthyphron
Sur-le-champ.

Socrate
Et si nous contestions sur la pesanteur, notre différend ne serait-il pas bientôt terminé par le moyen d’une balance ?

Euthyphron
Sans difficulté.

Socrate
Qu’y a-t-il donc, Euthyphron, qui puisse nous rendre ennemis irréconciliables, si nous venions à en disputer sans avoir de règle fixe à laquelle nous puissions avoir recours ? Peut-être ne te vient-il présentement aucune de ces choses-là dans l’esprit : je vais donc t’en [7d] proposer quelques-unes. Vois un peu si par hasard ce ne serait pas le juste et l’injuste, l’honnête et le déshonnête, le bien et le mal. Ne sont-ce pas là les choses sur lesquelles, faute d’une règle suffisante pour nous mettre d’accord dans nos différends, nous nous jetons dans des inimitiés déplorables ? Et quand je dis-nous, j’entends tous les hommes.

Euthyphron
En effet, voilà bien la cause de toutes nos querelles.

Socrate
Et s’il est vrai que les dieux soient en différend sur certaines choses, ne faut-il pas que ce soit sur quelqu’une de celles-là ?

Euthyphron
Nécessairement.

Socrate
[7e] Ainsi donc, selon toi, sage Euthyphron, les dieux sont divisés sur le juste et l’injuste, sur l’honnête et le déshonnête, sur le bien et le mal ? Car ils ne peuvent avoir aucun autre sujet de dispute ; n’est-ce pas ?

Euthyphron
Fort bien dit.

Socrate
Et les choses que chacun des dieux trouve honnêtes, bonnes et justes, il les aime, et il hait leurs contraires ?

Euthyphron
Oui.

Socrate
Et, selon toi, une même chose parait juste aux uns et injuste aux autres, [8a] et c’est là la source de leurs discordes et de leurs guerres ; n’est-ce pas ?

Euthyphron
Sans doute.

Socrate
Il suit de là qu’une même chose est aimée et haïe des dieux ; qu’elle leur est en même temps agréable et désagréable.

Euthyphron
A ce qu’il semble.

Socrate
D’après ce raisonnement le saint et l’impie sont donc la même chose.

Euthyphron
Cela pourrait bien être.

Socrate
Mais alors, tu n’as pas satisfait à ma question, admirable Euthyphron ; car je ne te demandais pas ce qui est tout à la fois saint et impie, tandis [8b] qu’ici, à ce qu’il paraît, ce qui plait aux dieux peut aussi leur déplaire, de manière qu’en poursuivant la punition de ton père, mon cher Euthyphron te plairas à Zeus, et déplairas à Ouranos et à Cronos ; tu seras agréable à Héphaïstos, et désagréable à Héra, et ainsi des autres dieux qui ne seront pas du même sentiment sur ton action.

Euthyphron
Mais je pense, Socrate, qu’il n’y a point sur cela de dispute entre les dieux, et qu’aucun d’eux ne prétend qu’on laisse impuni celui qui a commis injustement un meurtre.

Socrate
Y a-t-il donc un homme qui le prétende ? En as-tu jamais vu qui ait osé [8c] mettre en question, si celui qui a tué quelqu’un injustement ou commis toute autre injustice, doit en être puni ?

Euthyphron
On ne voit partout autre chose ; on n’entend dans les tribunaux que des gens qui, ayant commis mille injustices, disent et font tout ce qu’ils peuvent pour en éviter la punition.

Socrate
Mais ces gens-là, Euthyphron, avouent-ils qu’ils aient commis ces injustices, ou, l’avouant, soutiennent-ils qu’ils ne doivent pas en être punis ?

Euthyphron
Non pas, il est vrai.

Socrate
Ils ne disent et ne font donc pas tout ce qu’ils peuvent ; car ils n’osent soutenir, ni même mettre en question, que, leur injustice étant avérée, ils [8d] ne doivent pas être punis ; seulement ils prétendent n’avoir commis aucune injustice : n’est-il pas vrai ?

Euthyphron
J’en conviens.

Socrate
Ils ne mettent donc pas en question si celui qui est coupable d’une injustice doit en porter la peine. L’unique sujet du débat est de savoir qui a commis l’injustice, comment, et en, quelle occasion.

Euthyphron
Cela est certain.

Socrate
La même chose n’arrive-t-elle pas dans le ciel, si, comme tu le dis, les dieux sont en différent sur le juste et sur l’injuste ? Les uns ne soutiennent-ils pas que les autres sont injustes ? Et ces derniers [8e] n’assurent-ils pas le contraire ? Car ni dieu, ni homme, n’oserait prétendre que celui qui fait une injustice ne doit pas en être puni.

Euthyphron
Tout ce que tu dis là est vrai, Socrate, au moins en général.

Socrate
Dis aussi en particulier ; car c’est sur des actions particulières que l'on dispute, hommes ou dieux : si donc les dieux disputent sur quelque chose, ce doit être sur quelque chose de particulier ; les uns doivent dire que telle action est juste, les autres qu’elle est injuste. N’est-ce pas ?

Euthyphron
Assurément.

Socrate
[9a] Viens donc, cher Euthyphron, pour mon instruction particulière ; apprends-moi quelle preuve certaine tu as que les dieux ont tous désapprouvé la mort de ton fermier, qui, après avoir si brutalement assommé son camarade, mis aux fers par le maître de celui qu’il avait tué, y est mort lui-même avant que ton père eût pu recevoir d’Athènes la réponse qu’il attendait : montre-moi qu’en cette rencontre, c’est une action pieuse et juste, qu’un fils accuse son père d’homicide, et qu’il en poursuive la punition ; et tâche, de me prouver, mais d’une manière nette [9b] et claire, que tous les dieux approuvent l’action de ce fils. Si tu le fais, je ne cesserai, pendant toute ma vie, de célébrer ton habileté.

Euthyphron
Cela n’est peut-être pas une petite affaire, Socrate ; non que je ne sois en état de te le prouver très-clairement.

Socrate
J’entends : tu me crois la tête plus dure qu’a tes juges ; car, pour eux, tu leur prouveras bien que ton fermier est mort injustement, et que tous les dieux désapprouvent l’action de ton père.

Euthyphron
Oui, pourvu qu’ils veuillent m’écouter.

Socrate
[9c] Oh ! ils ne manqueront pas de t’écouter, pourvu que tu leur fasses de beaux discours. Mais voici une réflexion que je fais pendant que tu me parles ; je me dis en moi-même : Quand Euthyphron me prouverait que [9d] tous les dieux trouvent la mort de son fermier injuste, Euthyphron m’aurait-il mieux appris ce que c’est que le saint et l’impie ? La mort de ce fermier a déplu aux dieux, à ce qu’il prétend, je le veux ; mais ce n’est pas là une définition du saint et de son contraire, puisque les dieux sont partagés, et que ce qui est désagréable aux uns est agréable aux autres. Que tous les dieux trouvent injuste l’action de ton père, qu’ils l’abhorrent tous, soit ; je l’accorde, mais alors corrigeons un peu notre définition, je te prie, et disons : Ce qui est désagréable à tous les dieux est impie, ce qui est agréable à tous les dieux est saint, et ce qui, est agréable aux uns et désagréable aux autres, n’est ni saint ni impie, ou l’un et l’autre en même temps. Veux-tu que nous nous en tenions à cette définition du saint et de l’impie ?

Euthyphron
Qui t ‘en empêche, Socrate ?

Socrate
Ce n’est pas moi ; mais vois toi-même si cela te convient, et si sur ce principe tu m’enseigneras mieux ce que tu m’as promis.

Euthyphron
[9e] Pour moi, je ne ferais pas difficulté d’admettre que le saint est ce qui est agréable à tous les dieux. ; et l’impie, ce qui leur est désagréable à tous.

Socrate
Examinerons-nous cette définition pour voir si elle est, vraie, ou la recevrons-nous sans autre façon, et aurons-nous ce respect pour nous et pour les autres, que nous donnions les mains à toutes nos imaginations, et qu’il suffise qu’un homme assure qu’une chose est, pour la croire ; ou faut-il bien examiner ce qu’on dit ?

Euthyphron
Il faut l’examiner ; mais je suis certain que, pour cette fois, ce que nous venons d’établir est inattaquable.

Socrate
[10a] C’est ce que nous allons voir tout à l’heure ; essayons. Le saint est-il aimé des dieux parce qu’il est saint, ou est-il saint parce qu’il est aimé des dieux ?

Euthyphron
Je n’entends pas bien ce que tu dis là, Socrate.

Socrate
Je vais tâcher de m’expliquer. Ne disons-nous pas qu’une chose est portée, et qu’une chose porte ? qu’une chose est vue, et qu’une chose voit ? qu’une chose est poussée, et qu’une chose pousse ? Comprends-tu que toutes ces choses diffèrent, et en quoi elles diffèrent ?

Euthyphron
Il me semble que je le comprends.

Socrate
Ainsi la chose aimée est différente de celle qui aime ?

Euthyphron
Belle demande !

Socrate
[10b] Et, dis-moi, la chose portée est-elle portée, parce qu’on la porte, ou par quelque autre raison ?

Euthyphron
Par aucune autre raison, sinon qu’on la porte.

Socrate
Et la chose poussée est poussée parce qu’on la pousse, et la chose vue est vue parce qu’on la voit ?

Euthyphron
Assurément.

Socrate
Il n’est donc pas vrai qu’on voit une chose parce qu’elle est vue ; mais, au contraire, elle est vue parce qu’on la voit. Il n’est pas vrai qu’on pousse une chose parce qu’elle est poussée ; mais elle est poussée parce qu’on la pousse. Il n’est pas vrai qu’on porte une chose parce qu’elle est portée ; mais elle est portée parce qu’on la. porte : cela est-il assez clair ? [10c] Entends-tu bien ce que je veux dire ? Je veux dire qu’on ne fait pas une chose parce qu’elle est faite, mais qu’elle est faite parce qu’on la fait ; que ce qui pâtit ne pâtit pas parce qu’il est pâtissant, mais qu’il est pâtissant parce qu’il pâtit. N’est-ce pas ?

Euthyphron
Qui en doute ?

Socrate
Être aimé n’est-ce pas aussi un fait, ou une manière de pâtir ?

Euthyphron
Oui.

Socrate
Et n’en est-il pas de ce qui est aimé comme de tout le reste ? ce n’est pas parce qu’il est aimé qu’on l’aime ; mais c’est parce qu’on l’aime qu’il est aimé.

Euthyphron
Cela est plus clair que le jour.

Socrate
[10d] Que dirons-nous donc du saint, moi cher Euthyphron ? Tous les dieux ne l’aiment-ils pas, selon toi ?

Euthyphron
Oui, sans doute.

Socrate
Est-ce parce qu’il est saint, ou par quelque autre raison ?

Euthyphron
Par aucune autre raison, sinon qu’il est saint.

Socrate
Ainsi donc, ils l’aiment parce qu’il est saint ; mais il n’est pas saint parce qu’ils l’aiment.

Euthyphron
Il paraît.

Socrate
D’un autre côté, ce qui est aimable aux dieux est aimable aux dieux, est aimé des dieux, parce que les dieux l’aiment ?

Euthyphron
Qui peut le nier ?

Socrate
Il suit de là, cher Euthyphron, qu’être aimable aux dieux, et être saint, sont choses fort différentes.

Euthyphron
[10e] Comment, Socrate ?

Socrate
Oui, puisque nous sommes tombés d’accord que les dieux aiment le saint parce qu’il est saint, et qu’il n’est pas saint parce qu’ils l’aiment. N’en sommes-nous pas convenus ?

Euthyphron
Je l’avoue.

Socrate
Et, qu’au contraire, ce qui est aimable aux dieux n’est tel que parce que les dieux l’aiment, par le fait même de leur amour ; et que les dieux ne l’aiment point parce qu’il est aimable aux dieux.

Euthyphron
Cela est vrai.

Socrate
Or, mon cher Euthyphron, si être aimable aux dieux et être saint étaient la même chose, comme le saint n’est aimé que parce qu’il est saint, il s’ensuivrait que ce qui est aimable aux dieux serait aimé des dieux par [11a] l’énergie de sa propre nature ; et, comme ce qui est aimable aux dieux n’est aimé des dieux que parce qu’ils l’aiment, il serait vrai de dire que le saint n’est saint que parce qu’il est aimé des dieux. Tu vois donc bien qu’être aimable aux dieux et être saint ne se ressemblent guère : car l’un n’a d’autres titres à l’amour des dieux que cet amour même ; l’autre possède cet amour parce qu’il y a des titres. Ainsi, mon cher Euthyphron, quand je te demandais ce que c’est précisément que le saint, tu n’as pas voulu sans doute m’expliquer son essence, et tu t’es contenté de m’indiquer une de ses propriétés, qui est d’être aimé de tous les dieux. [11b] Mais quelle est la nature même de la sainteté ? C’est ce que tu ne m’as pas encore dit. Si donc tu l’as pour agréable, je t’en conjure, ne m’en fais pas un secret ; et, commençant enfin par le commencement, apprends-moi ce que c’est que le saint, qu’il soit aimé des dieux ou quelque autre chose qui lui arrive ; car, sur cela, nous n’aurons pas de dispute. Allons, dis-moi franchement ce que c’est que le saint et l’impie.

Euthyphron
Mais, Socrate, je ne sais comment t’expliquer ce que je pense ; car tout ce que nous établissons semble tourner autour de nous, et ne vouloir pas tenir en place.

Socrate
Euthyphron, tes principes ressemblent assez aux figures de Dédale, mon [11c] aïeul. Si c’était moi qui eusse mis en avant ces principes, tu n’aurais pas manqué de me dire que je tiens de lui cette belle qualité de faire des ouvrages qui s’enfuient, et ne veulent pas demeurer en place. Malheureusement c’est toi qui es ici l’ouvrier. Il faut donc que je cherche d’autres railleries ; car certainement tes principes t’échappent, et tu t’en aperçois bien toi-même.

Euthyphron
Pour moi, Socrate, je n’ai pas besoin de chercher d’autres railleries, car ce n’est pas moi qui inspire à nos raisonnements cette instabilité qui les [11d] fait changer à tout moment ; c’est toi qui me parais le vrai Dédale. S’il n’y avait que moi, nos principes ne remueraient pas.

Socrate
Je suis donc plus habile dans mon art que n’était Dédale ; il ne savait donner cette mobilité qu’à ses propres ouvrages, au lieu que je la donne, à ce qu’il me paraît, non-seulement aux miens, mais à ceux des autres : et ce qu’il y a d’admirable, c’est que je suis habile malgré moi ; car j’aimerais incomparablement mieux des principes fixes et inébranlables [11e] que l’habileté de mon aïeul avec les trésors de Tantale. Mais voilà assez raillé : puisque tu crains si fort la peine, je veux aller à ton secours, et te montrer comment tu pourras me conduire à la connaissance de ce qui est saint, et ne pas me laisser en route. Vois un peu s’il ne te semble pas d’une nécessité absolue que tout ce qui est saint soit juste.

Euthyphron
Cela ne se peut autrement.

Socrate
Tout ce qui est juste te paraît-il saint, ou tout ce qui est saint te paraît-il [12a] juste, ou crois-tu que ce qui est juste n’est pas toujours saint, mais seulement qu’il y a des choses justes qui sont saintes, et d’autres qui ne le sont pas ?

Euthyphron
Je ne te suis pas bien, Socrate.

Socrate
Cependant tu as sur moi deux grands avantages, la jeunesse et l’habileté : mais, comme je te le disais tout à l’heure, bienheureux Euthyphron, tu te reposes dans ta sagesse. Je t’en prie, secoue cette mollesse ; ce que je te dis n’est pas bien difficile à entendre, c’est tout simplement le contraire de ce qu’avance un poète : « Tu n’oses pas chanter Zeus, qui a créé et ordonné cet univers : la [12b] honte est compagne de la peur. » Je ne suis point du tout d’accord avec ce poète : te dirai-je en quoi ?

Euthyphron
Oui, tu m’obligeras.

Socrate
il ne me paraît point du tout vrai que la honte accompagne toujours la peur ; car il me semble qu’on voit tous les jours des gens qui craignent les maladies et la pauvreté, et beaucoup d’autres choses, et qui cependant n’ont aucune honte de ce qu’ils craignent. N’es-tu pas de cet avis ?

Euthyphron
Tout à fait.

Socrate
Au contraire, la peur suit toujours la honte ; car y a-t-il un homme à qui [12c] le sentiment d’une action honteuse ne fasse craindre la mauvaise réputation, qui en est la suite ?

Euthyphron
Assurément, pas un.

Socrate
Il n’est donc pas vrai de dire : La honte est compagne de la peur ; mais il faut dire : La peur est compagne de la honte ; car il est faux que la honte se trouve partout où est la peur : la peur a plus d’étendue que la honte. La honte est à la peur ce que l’impair est au nombre. Partout où il y a un nombre, là ne se trouve pas nécessairement l’impair ; mais partout où est l’impair, là se trouve nécessairement un nombre. M’entends-tu présentement ?

Euthyphron
Fort bien.

Socrate
Eh bien ! c’est ce que je te demandais tout à l’heure, si le saint et le juste [12d] marchent toujours ensemble ; ou si partout Où est le saint, là se trouve aussi le juste, tandis que le saint ne se trouve pas toujours où est le juste, le saint n’étant qu’une partie du juste. Poserons-nous cela pour principe, ou es-tu d’un autre sentiment ?

Euthyphron
Non ; il me semble que ce principe ne peut être contesté.

Socrate
Prends garde à. ce qui va suivre. Si le saint est une partie du juste, il faut que nous trouvions quelle partie du juste c’est que le saint ; comme si tu me demandais quel nombre c’est précisément que le pair, je te répondrais que c’est le nombre qui se divise en deux, parties égales. Ne le crois-tu pas comme moi ?

Euthyphron
Sans doute.

Socrate
[12e] Essaie donc aussi de m’apprendre quelle partie du juste c’est que le saint, afin que je signifie à Mélitus qu’il n’ait plus à m’accuser d’impiété, moi qui ai parfaitement appris de toi ce que c’est que la piété et la sainteté, et leurs contraires.

Euthyphron
Pour moi, Socrate, il me semble, que la sainteté est cette partie du juste qui concerne les soins que l’homme doit aux dieux, et que toutes les autres parties du juste regardent les soins que les hommes se doivent les uns aux autres.

Socrate
A merveille, Euthyphron ; cependant il me manque encore quelque petite [13a] chose : je ne comprends pas bien ce que tu entends par des soins que les hommes doivent aux dieux. Certainement tu ne veux pas parler de soins semblables à ceux qu’on prend d’autres choses ? Par exemple, nous disons tous les jours qu’il n y a que le cavalier qui sache prendre soin d’un cheval ; n’est-ce pas ?

Euthyphron
Oui, sans doute.

Socrate
Le soin des chevaux regarde donc l’art du cavalier ?

Euthyphron
Assurément.

Socrate
Et tous les hommes ne sont pas propres à avoir soin des chiens ; il n’y a que le chasseur.

Euthyphron
Il n y a que lui.

Socrate
Ainsi l’emploi du chasseur est le soin des chiens ?

Euthyphron
[13b] Sans difficulté.

Socrate
Et celui du bouvier, le soin des bœufs ?

Euthyphron
Oui.

Socrate
Et celui de la sainteté, le soin des dieux ; n’est-ce pas ce que tu dis ?

Euthyphron
Précisément.

Socrate
Tout soin n’a-t-il pas pour but le bien et l’utilité de qui en est l’objet ? Ne vois-tu pas que les chevaux dont un habile cavalier prend soin, y gagnent ?

Euthyphron
Oui.

Socrate
N’en est-il pas ainsi des chiens et des bœufs, sous la main du chasseur et [13c] du bouvier ? et n’en est-il pas ainsi de tout ? Ou peux-tu croire que les soins qu’on prend d’une chose tendent à son préjudice ?

Euthyphron
Non, par Zeus.

Socrate
Ils tendent donc à son profit ?

Euthyphron
Assurément.

Socrate
La sainteté, étant le soin des dieux, tend donc à leur utilité, et leur profite. Mais, dis-moi, oserais-tu avancer que, lorsque tu fais une action sainte, elle profite à quelqu’un des dieux ?

Euthyphron
Non, par Zeus.

Socrate
Je ne crois pas non plus que ce soit ta pensée ; j’en suis bien éloigné : [13d] c’est aussi pourquoi je te demandais de quel soin des dieux tu veux parler, bien persuadé que ce n’est pas de celui-là.

Euthyphron
Tu me rends justice, Socrate.

Socrate
Très-bien ; mais quel soin des dieux est-ce donc que la sainteté ?

Euthyphron
Celui, Socrate, que les serviteurs ont de leurs maîtres.

Socrate
J’entends ; la sainteté serait comme la servante des dieux.

Euthyphron
C’est cela.

Socrate
Pourrais-tu me dire à quoi l’art du médecin lui sert ? N’est-ce pas à guérir ?

Euthyphron
Oui.

Socrate
Et l’art du charpentier à quoi lui sert-il ?

Euthyphron
A construire des vaisseaux.

Socrate
[13e] Et l’art de l’architecte, n’est-ce pas à bâtir des maisons ?

Euthyphron
Assurément.

Socrate
Dis-moi donc maintenant, mon cher Euthyphron, à quoi peut servir la sainteté ? Car il est bien sûr que tu le sais, puisque tu dis que tu connais les choses divines mieux que personne.

Euthyphron
Et je dis la vérité, Socrate.

Socrate
Dis-moi donc, au nom de Zeus, que font les dieux de si beau, à l’aide de notre piété ?

Euthyphron
Bien des choses, et très-belles.

Socrate
[14a] Les généraux aussi ; cependant il en est une principale qui frappe tout le monde, c’est la victoire qu’ils remportent dans les combats : n’est-il pas vrai ?

Euthyphron
Très-vrai.

Socrate
Les laboureurs aussi font beaucoup de belles choses ; mais la principale, c’est de nourrir les hommes.

Euthyphron
J’en conviens.

Socrate
Eh bien ! de toutes les belles choses que font les dieux par le ministère de notre sainteté, quelle est la principale ?

Euthyphron
Je te disais, il n’y a qu’un instant, Socrate, qu’il n’est pas si facile de [14b] t’expliquer tout cela exactement. Ce que je puis te dire en général, c’est que la sainteté consiste à se rendre les dieux favorables par ses prières et ses sacrifices, et qu’ainsi elle conserve les familles et les cités ; que l’impiété consiste à faire le contraire, et qu’elle perd et ruine tout.

Socrate
En vérité, Euthyphron, si tu l’avais voulu, en moins de paroles tu aurais pu me dire ce que je te demande ; mais il est aisé de voir que tu n’as pas [14c] envie de m’instruire ; car tout à l’heure j’étais près de te saisir, et voilà que tout d’un coup tu m’échappes. Encore un mot, et j’allais savoir ce que c’est que la sainteté. Présentement donc, car il faut bien que celui qui interroge suive celui qui est interrogé, ne dis-tu pas que la sainteté est l’art de sacrifier et de prier ?

Euthyphron
Oui, je te le dis.

Socrate
Sacrifier, c’est donner aux dieux ; prier, c’est leur demander.

Euthyphron
Fort bien, Socrate.

Socrate
[14d] De ce principe il suivrait que la sainteté est la science de donner et de demander aux dieux.

Euthyphron
Tu as parfaitement compris ma pensée, Socrate.

Socrate
C’est que je suis amoureux de ta sagesse, et que je m’y applique tout entier. Ne crains pas que je laisse tomber une seule de tes paroles. Dis-moi donc quel est l’art de servir les dieux ? C’est, selon toi, fart de leur donner et de leur demander ?

Euthyphron
Comme tu dis.

Socrate
Pour bien demander, ne faut-il pas leur demander des choses que nous avons besoin de recevoir d’eux ?

Euthyphron
Rien de plus vrai.

Socrate
[14e] Et pour bien donner, ne faut-il pas leur donner en échange les choses qu’ils ont besoin de recevoir de nous ? Car il ne serait pas fort habile de donner à quelqu’un ce dont il n’aurait aucun besoin.

Euthyphron
On ne saurait mieux parler.

Socrate
La sainteté, mon cher Euthyphron, est donc une espèce de trafic entre les dieux et les hommes ?

Euthyphron
Un trafic, si tu veux l’appeler ainsi.

Socrate
Je ne le veux pas, si ce n’en est pas un réellement ; mais, dis-moi, quelle utilité les dieux reçoivent-ils des présents que nous leur faisons ? Car [15a] l’utilité que nous tirons d’eux est sensible, puisque nous n’avons rien qui ne vienne de leur libéralité. Mais de quelle utilité sont aux dieux nos offrandes ? Sommes -nous si habiles dans ce commerce, que nous en tirions seuls tous les profits ?

Euthyphron
Penses-tu donc, Socrate, que les dieux puissent jamais tirer aucune utilité des choses qu’ils reçoivent de nous ?

Socrate
Alors, Euthyphron, à quoi servent toutes nos offrandes ?

Euthyphron
Elles servent à leur marquer notre respect, et, comme je te le disais tout à l’heure, l’envie que nous avons de nous les rendre favorables.

Socrate
[15b] Ainsi maintenant le saint a la faveur des dieux, mais il ne leur est plus utile, et il n’en est plus aimé.

Euthyphron
Comment ! Il en est aimé par-dessus tout, selon moi.

Socrate
Le saint est donc ce qui est aimé des dieux ?

Euthyphron
Oui, par-dessus tout.

Socrate
Et en me parlant ainsi, tu t’étonnes que tes discours soient si mobiles ! et tu oses m’accuser d’être le Dédale qui leur donne ce mouvement continuel, toi, incomparable Euthyphron, mille fois plus adroit que Dédale, puisque tu sais même les faire tourner en cercle ! Car ne [15c] t’aperçois-tu pas qu’après avoir fait mille tours, ils reviennent sur eux-mêmes ? Ne te souvient-il pas qu’être saint et être aimable aux dieux ne nous ont pas paru tantôt la même chose ? Ne t’en souvient-il pas ?

Euthyphron
Je m’en souviens.

Socrate
Eh ! ne vois-tu pas que tu dis présentement que le saint est ce qui est aimé des dieux ? Ce qui est aimé des dieux, n’est-ce pas ce qui est aimable à leurs yeux ?

Euthyphron
Assurément.

Socrate
De deux choses l’une : ou nous avons eu tort d’admettre ce que nous avons admis ; ou, si nous avons bien fait, nous tombons maintenant dans une définition fausse.

Euthyphron
J’en ai peur.

Socrate
Il faut donc que nous recommencions tout de nouveau à chercher ce que c’est que la sainteté ; car je ne me découragerai point jusqu’à ce que tu me [15d] l’aies appris. Ne me dédaigne point, je t’en prie, et recueille tout ton esprit pour m’apprendre la vérité : tu la sais mieux qu’homme du monde ; aussi suis-je décidé à m’attacher à toi, comme à Protée, et à ne point te lâcher que tu n’aies parlé ; car si tu n’avais une connaissance parfaite de ce que c’est que le saint et l’impie, sans doute tu n’aurais jamais entrepris, pour un mercenaire, de mettre en justice et d’accuser d’homicide ton vieux père, et tu te serais arrêté, de peur de mal faire, par crainte des dieux et respect pour les hommes. Ainsi, je ne puis douter que tu ne penses savoir au plus juste ce que c’est que la sainteté et son [15e] contraire apprends-le-moi donc, très excellent Euthyphron, et ne me cache pas ton opinion.

Euthyphron
Ce sera pour une autre fois, Socrate ; car maintenant je suis pressé, et il est temps que je te quitte.

Socrate
Que fais-tu, cher Euthyphron ? Tu me perds en partant si vite ; tu m’enlèves l’espérance dont je m’étais flatté, l’espérance d’apprendre de toi ce que c’est que la sainteté et son contraire, et de faire ma paix avec [16a] Mélitus, en l’assurant qu’Euthyphron m’a converti ; que l’ignorance ne me portera plus à innover sur les choses divines, et qu’à l’avenir je serai plus sage.