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MÉLISSOS
FRAGMENTS
Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
FRAGMENTSDE MÉLISSOS[1]
1. Si aucune chose n'est, qu'en pourrait-on dire comme si quelque chose était? Si quelque chose est, elle est, ou devenue ou toujours étant. Mais si elle est devenue, c'est d'une chose étant ou n'étant pas. Or, il n'est possible que rien devienne ni d'une chose n'étant pas (rien, ni une autre n'étant rien, ni a fortiori ce qui est simplement) ni d'une chose étant; car dans ce dernier cas, la chose serait et ne deviendrait pas. Donc ce qui est n'est pas devenu; dès lors il est toujours. — Ce qui est, ne peut pas davantage périr; car il n'est pas possible que ce qui est se transforme ni en ce qui n'est pas (ce dont les physiciens, conviennent d'ailleurs) ni en ce qui est. Dans ce cas, en effet, il subsisterait et ne périrait pas. Ainsi ce qui est n'est pas devenu et ne périra pas; donc il a été et sera toujours. (Vors. 185. ; 23-186, 16.) 2. Mais ce qui est devenu a un commencement, ce qui n'est pas devenu n'a pas de commencement; or, ce qui est n'est pas devenu; il n'aurait donc pas de commencement. D'autre part, ce qui périt a une fin, mais si quelque chose est impérissable, elle n'a point de fin; donc ce qui est, étant impérissable, n'a point de fin. Mais ce qui n'a ni fin ni commencement est infini. Donc l'être est infini. (Vors. 186, 16-20.) 3. Mais s'il est infini, il est un; car s'il y avait deux êtres, ils ne pourraient être infinis, mais se limiteraient réciproquement ; or, l'être est infini; donc il n'y a pas de pluralité d'êtres, et l'être est un. (Vors. 187, 23-25.) 4. Mais s'il est un, il est aussi immuable; car l'un est toujours semblable à lui-même, et le semblable ne peut ni perdre, ni gagner, ni subir un changement d'ordre interne, ni ressentir de la douleur ou du chagrin. S'il éprouvait rien de tout cela, c'est qu'il ne serait pas un; car ce qui subit un mouvement quelconque change de quelque chose en quelque autre ; mais en dehors de ce qui est, il n'y a rien d'autre; il ne peut donc y avoir de mouvement pour l'être. (Vors. 187, 25-188, 16.) 5. D'une autre façon, rien n'est vide de l'être; car le vide n'est rien et ce qui n'est rien ne peut être. Donc l'être ne se meut pas, car s'il n'y a pas de vide, il n'a pas de place pour aller nulle part; il ne peut d'ailleurs se concentrer sur lui-même; car il serait alors plus dense que lui-même, ce qui est impossible. En effet, le dilaté ne peut être aussi rempli que le dense, mais il se trouve déjà plus vide que le dense; or le vide n'est pas. Que ce qui est soit plein ou non, il faut en juger suivant qu'il peut ou non admettre quelque chose d'autre ; s'il n'admet pas, il est plein; s'il admet quelque chose, il n'est pas plein. Si donc il n'y a pas de vide, il est nécessaire que l'être soit plein, et, par conséquent, qu'il soit immobile. Ce n'est pas qu'il soit, impossible qu'il se meuve dans un espace plein, comme nous le disons pour les corps, mais c'est que l'être universel ne peut se mouvoir ni vers l'être (puisqu'il n'y a pas quelque autre être que lui) ni vers le non-être; car le non-être n'est pas … (Vors. 189, 14-190, 16.) 6. Ce qui a été, a toujours été et sera toujours; car, s'il était devenu, avant de devenir, il aurait nécessairement été rien; mais ce qui a été rien ne peut jamais devenir rien de rien … (1). 7. Ce qui n'est pas devenu, mais est, cela a toujours été, sera toujours, n'a ni commencement ni fin, mais est infini. Car s'il était devenu, il aurait eu commencement (il aurait, à un moment, commencé à devenir) et fin il aurait à un moment fini de devenir); si au contraire il n'a ni commencé ni fini, mais a toujours été et sera toujours, il n'a ni commencement ni fin. En effet, il n'est pas possible que quelque chose soit toujours, si ce n'est ce qui est tout.... (2). 8. Mais, comme il est toujours, de même il faut toujours que sa grandeur soit infinie.... (3). 9. Rien de ce qui a commencement et fin ne peut être éternel ni infini.... (4). 10. S'il n'était pas un, il serait limité par rapport à l'autre (5). 11. Ainsi donc l'univers est éternel, infini, un et uniforme. Il ne peut ni perdre ni gagner, ni subir un changement d'ordre interne, ni ressentir de la souffrance ou du chagrin. S'il éprouvait rien de tout cela, il ne serait plus un; car s'il devient autre, il faut que l'être ne soit pas uniforme, mais que l'être antérieur périsse et que ce qui n'est pas devienne. Si en dix mille ans l'univers avait changé d'un cheveu, dans le temps total il aurait péri. (7, nos 1-2) 12. Il ne peut d'ailleurs subir un changement d'ordre interne; car l'ordre (κόσμος) qui est d'abord ne périt pas, et celui qui n'est pas. ne devient pas. Quand rien ne s'ajoute, ne se perd, ni ne devient autre, comment quelque changement d'ordre pourrait-il avoir lieu dans l'être? Si quelque chose devenait autre, alors seulement il y aurait changement d'ordre. (7, n° 3.) 13. Il ne souffre pas; car, s'il souffrait, il ne serait pas universel; une chose qui souffre ne peut être toujours et n'a pas une même force qu'une saine. S'il souffrait, il ne serait pas non plus uniforme; car il souffrirait du départ ou de l'accession de quelque chose et ne serait plus uniforme. Le sain ne peut d'ailleurs souffrir; car il faudrait pour cela que périsse le sain ou ce qui est, et que devienne ce qui n'est pas. Pour le chagrin, le raisonnement est le même que pour la souffrance. (7, nos 4-6.) 14. D'autre part, rien n'est vide; car le vide n'est rien, et ce qui n'est rien ne peut être. El l'être ne se meut pas, car il n'a pas de place pour aller nulle part, puisqu'il est plein; s'il y avait du vide, il pourrait en effet aller dans le vide; mais comme il n'y a pas de vide, il n'a aucune place où aller. Il ne peut être condensé ou dilaté; car le dilaté ne peut être aussi rempli que le dense, mais il se trouve déjà plus vide que le dense. Voici la distinction qu'on doit faire du plein et du non-plein. Si quelque chose peut entrer ou être admis, il n'y a pas plein; si rien ne peut entrer ou être admis, il y a plein. Il faut donc que l'être soit plein, s'il n'y a pas de vide; si donc il est plein, il est immobile.... (7. nos 7-10.) 15. Si l'être se divise, il se meut; mais en mouvement, il ne peut plus être.... (10). 16.[2] S'il doit exister, il faut qu'il soit un; étant un, il faut qu'il n'ait pas de corps; car s'il avait une dimension, il aurait des parties et ne serait plus un— (9). 17. Voilà la plus grande marque qu'il est seulement un. Mais il y en a d'autres; car s'il y avait pluralité d'êtres, il faudrait que chacun fût tel que je dis être l'un. Si en effet ce sont des êtres que la terre, l'air, le fer, l'or, le feu, si ceci est vivant, cela mort, ceci blanc, cela noir, si toutes les autres choses que les hommes disent être vraies sont en effet, si nous voyons et entendons juste, il faut que chaque chose reste telle qu'elle nous a paru d'abord, sans changer ni s'altérer, qu'elle soit toujours ce qu'elle est. Or, nous disons que notre vue, notre ouïe, notre intelligence sont justes; le chaud nous semble devenir froid et le froid chaud, le dur devenir mou et le mou dur, le vivant mourir ou naître du non-vivant; tout change, rien ne reste semblable à ce qu'il était; l'anneau de fer, tout dur qu'il est, s'use contre le doigt; de même l'or, la pierre, et tout ce qui paraît le plus solide ; la terre et les pierres viendraient de l'eau ; ainsi ce qui est, nous ne le voyons pas et ne le connaissons pas. Il n'y a, en tout cela, aucune concordance; nous disons qu'il y a nombre de formes éternelles et solides, et tout ce que nous voyons partout nous semble s'altérer et se transformer. Il est donc clair que nous ne voyons pas juste, mais aussi que c'est à tort que toutes ces choses nous paraissent être. Car si elles étaient vraies, elles ne changeraient pas, mais chacune serait telle qu'elle paraît; car rien ne peut triompher de l'être véritable. Or, dans le changement, ce qui est périt, ce qui n'est pas devient. Ainsi, s'il y avait, une pluralité d'êtres, il faudrait que chacun fût tel que l'un (8).
[1] Les fragments numérotés de 1 à 5 ne sont que des paraphrases des fragments 6 à 14; cf. A. Pabst, de Melissi Samii Fragmentis, Bonn, 1889, et, ici, à l'Appendice III la reproduction du compte rendu de cette dissertation par Paul Tannery (Revue philosophique, 1891, p. 213-216) « Arnold Pabst a montré... que le groupe des fragments 1-5 était, de fait, constitué par une rédaction due à Simplicius lui-même, rédaction comportant, d'ailleurs, des additions et des modifications assez graves pour que l'on ne doive pas, en général, tenir compte de ces fragments, en présence des suivants qui représentent plus fidèlement le texte et la pensée de Mélissos ». Diels a rejeté ces paraphrases en bas de pages; aussi renvoyons-nous, pour les fragments numérotés ici de 1 à 5, aux pages et lignes des Vorsokratiker, tandis que, pour les fragments suivants, traités par Diels comme les seuls fragments authentiques, nous renvoyons, par un chiffre gras entre parenthèses, au numéro que porte chacun d'eux dans ces mêmes Vorsokratiker.] [2] Paul Tannery a pensé plus tard que ce fragment serait inauthentique, et que cette affirmation de l'incorporéité de l'être serait due à un glossateur, cf. ici, Appendice III, Compte rendu de A. Chiapelli. sui frammenti e sulte doctrine di Melisso di Samo, Rome, 1890.
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