Manou

MÂNAVA DHARMA ÇÂSTRA - LOIS DE MANOU

 

TRADUITES DU SANSKRIT PAR G. STREHLY

Oeuvre numérisée et traduite par Marc Szwajcer

INTRODUCTION

LIVRE I

 

 

 

 

 

 

 

MÂNAVA DHARMA ÇÂSTRA

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LOIS DE MANOU

TRADUITES DU SANSKRIT

PAR

G. STREHLY

ANCIEN ÉLÈVE DE L'ÉCOLE NORMALE SUPÉRIEURE

PROFESSEUR AU LYCÉE MONTAIGNE

ERNEST, LEROUX, ÉDITEUR

28, RUE BONAPARTE, 28

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1893

 

LOIS DE MANOU

 

TRADUITES DU SANSKRIT

PAR

G. STREHLY

PRÉFACE.

Le Code des Lois de Manou est le premier livre sanskrit qui ait été traduit dans une langue européenne. Dès la fin du siècle dernier, en 1794, Sir William Jones en donnait une traduction anglaise qui, malgré l'état imparfait où se trouvait alors la philologie sanskrite, est une œuvre d'un très grand mérite. Les défauts qu'on pourrait lui reprocher sont imputables à l'époque où elle a été écrite, plutôt qu'à l'auteur lui-même, et ne l'ont pas empêchée de rester la base de tous les travaux postérieurs concernant le Mânava Dharma Sâstra. En 1833, un savant français, Loiseleur-Deslongchamps, publiait à son tour une traduction du Code de Manou, la seule qui ait paru en notre langue jusqu'à ce jour. Elle est généralement exacte et fidèle, à part quelques erreurs de détail, et d'une allure élégante ; parfois même les difficultés du texte y sont rendues avec un rare bonheur d'expression. On pourrait souhaiter seulement pour la commodité des lecteurs non indianistes, que l'intelligence des passages obscurs fût facilitée par un commentaire plus suivi et plus abondant. Cette publication,[1] bien que rééditée en 1850, a disparu de la circulation, et il est difficile aujourd'hui de se la procurer. Le professeur Jolly a donné dans la Zeitschrift für vergleichende Rechtswissenschaft (vol. III), une version allemande du livre VIII et du début du livre IX (vers 1-102). Ces dernières années ont vu éclore encore deux nouvelles traductions en langue anglaise. La première a paru dans la Trübner's Oriental Series en 1884. Elle est due à M. Arthur Coke Burnell que la mort a malheureusement empêché de mettre la dernière main à son ouvrage. Ce soin a été confié à M. Edward W. Hopkins, qui l'a complété en traduisant les cinq derniers livres. Malgré les inconvénients d'une collaboration posthume, qui semble devoir nuire à l'unité de l'œuvre, celle-ci n'en est pas moins appelée à rendre de précieux services ; le texte est serré de très près et traduit avec une fidélité et une concision extrêmes. D'autre part, en 1886, M. Bühler a publié une traduction dans la collection dirigée par le professeur Max Müller et connue sous le nom de « Sacred Books of India », Oxford, Clarendon-Press. Comme il fallait s'y attendre de la part d'un indianiste aussi éminent, ce travail est un chef-d'œuvre, tant par la netteté et l'élégance d'une interprétation impeccable, que par l'érudition riche et variée du commentaire perpétuel qui l'accompagne.

Après tant d'excellents ouvrages suscités par le livre de Manou, c'était le cas de répéter un mot célèbre : « Tout est dit, il ne reste plus rien qu'à glaner après les anciens et les habiles d'entre les modernes. » Aussi lorsque mon maître et ami M. Regnaud, le savant professeur de l'Université lyonnaise, me proposa de la part de M. de Milloué d'insérer dans les Annales du Musée Guimet une nouvelle traduction du Mânava Dharma Sâstra, destinée à remplacer celle de Loiseleur-Deslongchamps, j'hésitai d'abord à me charger de cette entreprise, tant par une juste défiance de mes propres forces, que parce que je sentais que j'aurais toujours à lutter contre le bien dire de mes devanciers, et que même si je réussissais à faire une œuvre à peu près satisfaisante, je n'aurais jamais que le mérite secondaire d'avoir suivi sans m'égarer la voie qu'ils m'avaient si magistralement tracée. Mes scrupules ont cédé pourtant aux considérations suivantes. Le Code des Lois de Manou est un de ces livres d'un caractère universel et en quelque sorte humanitaire, qui n'intéressent pas seulement l’érudit, le philologue, l'indianiste; les questions qu'il traite méritent d'attirer l'attention du grand public. Le philosophe peut y chercher des matériaux pour l'histoire des idées morales dans l'antiquité ; le jurisconsulte peut lui demander des renseignements sur la conception du droit civil et criminel dans le pays qui passe pour avoir été le berceau des races européennes.[2] Or, comme on l'a dit, l'ouvrage de Loiseleur-Deslongchamps est dès longtemps épuisé, et malgré les mérites réels de sa traduction, il y a lieu, après celles qui ont paru depuis, de faire autre chose qu'une simple réimpression de l'édition de 1850. D'autre part, les traductions en langues étrangères, pour excellentes qu'elles soient, ne sont pas accessibles aux personnes qui n'ont de ces langues qu'une connaissance imparfaite, voire même nulle, et ne laissent apercevoir l'original qu'à travers un double décalque, ce qui en affaiblit encore davantage l'impression. On a donc pensé qu'une nouvelle traduction française, mettant à profit les résultats acquis et accompagnée d'un commentaire explicatif un peu moins sobre que celui de Loiseleur-Deslongchamps, pourrait obtenir un accueil favorable auprès du grand public. Voici les principes qui m'ont guidé dans l'exécution de mon travail. Voulant avant tout que mon interprétation fût intelligible à tous, j'ai évité autant que possible d'émailler le texte français de mots sanskrits, bien qu'il soit parfois plus commode et plus sûr de transcrire purement et simplement un terme spécial de droit ou de religion[3] que de lui chercher en notre langue un équivalent qui risque d'être inexact et insuffisant. Tout en serrant de fort près le texte de Manou, il m'a fallu remédier presque constamment à sa désespérante concision par des explications et des paraphrases tirées du commentaire hindou; ces additions à l'original sont indiquées par l'emploi de parenthèses. Enfin, pour ne pas dérouter le lecteur, j'ai adopté dans la transcription des noms propres ou autres un système qui n'est pas à l'abri de la critique et que je crois devoir justifier. Dans le texte même de ma traduction je me sers de la graphie la plus simple et la plus naturelle, c'est-à-dire celle qui reproduit le son traditionnel[4] de la lettre sanskrite quand il y a lieu, et ne tiens aucun compte des phonèmes propres à l'alphabet hindou, pour lesquels le nôtre ne possède point d'équivalents. Ainsi je transcris richi et non rshi, Soudra[5] et non Çudra, Tchândâla et non Cândala, Vichnou et non Vishnu. Par contre, dans les notes, qui ont un caractère plus savant et où j'ai été amené parfois à reproduire à titre d'éclaircissement des mots et des expressions du texte ou du commentaire sanskrits, il m'a bien fallu recourir au système artificiel généralement admis pour la transcription des caractères dévanâgaris en lettres latines. Il en résulte qu'on verra le même mot figurer avec deux orthographes légèrement différentes, suivant qu'il se trouve dans la traduction ou dans une citation faite en note. On me pardonnera, je l'espère, cette apparente contradiction dont je donne par avance la raison. Les notes qui accompagnent pas à pas la traduction tantôt fournissent les notions mythologiques qui peuvent n'être pas connues de tous et pour le complément desquelles on pourra recourir au Dictionnaire de Dowson (Classical Dictionary of hindu Mythology), tantôt apportent des explications et des exemples empruntés au célèbre exégète hindou Koullouka dont j'ai presque toujours suivi l'interprétation. Enfin, pour faire profiter dans une certaine mesure le lecteur des travaux de mes devanciers, dans tous les passages (et ils sont nombreux) qui admettent plusieurs sens, j'ai reproduit en regard de celui que j'adoptais, les diverses interprétations suivies par les autres traducteurs.[6]

Il me reste à dire quelques mots du Livre des Lois et à résumer brièvement la question des origines et de la date probable du Mânava Dharma Sâstra, telle qu'elle a été posée et résolue par les divers savants qui s'en sont occupés. M. Max Müller, M. Fr. Johœntgen dans un travail intitulée Ueber das Gesetzbuch des Manu (Berlin, 1863), M. Burnell et surtout M. Bühler, dans l'important et instructif Mémoire dont il a fait précéder sa traduction, ont réuni en un faisceau tous les arguments intrinsèques et extrinsèques qui pouvaient éclairer cette obscure question. Il faut bien l'avouer, aucun de ces arguments pris à part n'est tout à fait péremptoire et de nature à apporter une certitude absolue; mais leur réunion donne aux hypothèses de ces savants un caractère de vraisemblance d'autant plus acceptable, qu'ils sont arrivés par des voies un peu diverses à des conclusions assez analogues, surtout en ce qui concerne les sources de l'ouvrage.

Loin de nous fournir aucun renseignement sur son véritable auteur, le Mânava Dharma Sâstra débute par une attribution tout à fait fantaisiste du livre au Créateur lui-même. Il est dit en effet dans le préambule que les grands richis ou sages vont trouver Manou, fils de Svayambhou, l'être existant par lui-même, et le prient de leur exposer en détail la loi des quatre castes. Manou consent à leur requête, et après avoir tracé dans les cinquante-sept premiers vers une sorte de cosmogonie, il cède la parole au grand sage Bhrigou, lequel a appris de sa bouche le livre révélé à lui Manou par Brahmâ, et va le leur réciter en entier. Sans voir dans cette attribution mythologique, bien conforme aux habitudes et aux traditions de l'Inde, une intention arrêtée de surprendre la crédulité des lecteurs, on ne peut s'empêcher de constater qu'elle contribuait à donner une origine surnaturelle à une œuvre humaine, à lui assurer une place à part parmi d'autres compositions analogues, et à imposer à la croyance universelle des peuples un traité qui d'abord n'avait eu d'autorité que dans le cercle assez restreint d'une secte religieuse. Déjà du reste le commentateur hindou Medhâtithi reconnaissait que le début n'est qu'une introduction et que l'ouvrage commence réellement au livre II.

Les Manuels de lois ne manquent pas dans la littérature sanskrite,[7] et à côté de celui de Manou plusieurs nous ont été conservés. Les noms de Yâdjnavalkya, d'Apastamba, de Vichnou, de Brihaspati, de Baudhâyana, de Nârada et d'autres dont la liste serait longue, nous prouvent que chaque école brahmanique a été préoccupée de donner à ses sectateurs des guides précis et détaillés de la loi religieuse et morale. A l'origine il a existé un certain nombre de Traités écrits en prose aphoristique par les précepteurs des diverses écoles védiques pour l'usage de leurs élèves et dont l'autorité très circonscrite ne dépassait pas les limites mêmes de la secte dans laquelle ils étaient enseignés. Ces Manuels appelés Soutras n'étaient en général considérés que comme des compositions purement humaines, malgré leur prétention à se rattacher aux doctrines du Véda. C'étaient les institutions fragmentaires, éparses dans les anciens livres sacrés, que les Brahmanes arrangeaient pour la commodité de leur enseignement en enfilades d'aphorismes ou Soutras, et qui, outre les six sciences accessoires du Véda ou Védângas, rituel, grammaire, phonétique, métrique, étymologie et astronomie, comprenaient encore la Loi sacrée.[8] Les principales questions traitées dans les Dharma-Soutras sont les suivantes : les règles de conduite, les règles de pénitence, la décision des procès, l'administration de la justice, et incidemment les principes de la politique[9] des rois et du gouvernement. Ces Soutras dont l'antiquité est assez reculée (M. Max Müller leur assigne comme limites entre 600 et 200 avant J.-C.) ont servi de base aux Manuels versifiés ou Smritis métriques, qui sont d'origine relativement plus moderne, ainsi que le prouvent tant le caractère des doctrines et la forme de l'exposition, que l'emploi du sloka ou distique épique dont l'apparition dans la littérature sanskrite ne paraît pas devoir être reportée à une date très ancienne. Chacun des Manuels versifiés repose vraisemblablement sur un Soutra antérieur dont il reproduit la doctrine, et qui avait été composé pour servir de manuel à telle ou telle école religieuse. Or, parmi les anciennes écoles védiques, nous savons qu'il y en avait une connue sous le nom de Mânavas formant une des six subdivisions de la secte Maitrâyanîya dont les disciples étaient adhérents du Yadjour-Véda Noir. Notre Mânava Dharma Sâstra ne serait donc qu'une refonte, un rifacimento d'un Mânava Dharma Soutra; le ouïes remanieurs, soit pour lui donner plus d'autorité et le rendre obligatoire à l'universalité des Aryas, soit qu'ils crussent réellement aux origines sacrées de l'œuvre, l'ont mis dans un cadre légendaire; et l'on voit en même temps l'avantage qui résultait de l'attribution du livre au demi-dieu[10] Manou. En effet, dès les premiers temps, le mythique Manou, l'ancêtre primordial de l'humanité, l’urmensch comme diraient les Allemands, était considéré comme le fondateur de l'ordre social et moral, le révélateur des rites religieux et des maximes légales ; et outre cela, une supercherie étymologique, dont les Hindous sont assez coutumiers, permettait de retrouver son nom dans l'adjectif dérivé Mânava, et d'entendre par Mânava Dharma Sâstra le Code de Manou aussi bien que le Code des Mânavas.[11] Telle est, résumée en peu de mots, la thèse de M. Max Müller, thèse aujourd'hui admise sans contestation et que M. Bühler a reprise pour son compte en l'appuyant d'une argumentation si solide et si serrée qu'il lui a donné presque la certitude d'un fait historique. Que le Livre des Lois de Manou sous sa forme actuelle soit un remaniement d'un ouvrage antérieur, c'est ce qui éclate aux yeux du lecteur même le moins prévenu, tant par les défauts de composition et les hors-d'œuvre qui nuisent à la rigueur du plan, que par les doctrines contradictoires qui s'y heurtent à chaque pas et dont le désaccord s'expliquerait mal dans une œuvre de premier jet. On a déjà fait remarquer que l'attribution mythologique du début semblait trahir la préoccupation de donner une autorité surnaturelle à une composition purement humaine et par là de l'imposer à la croyance universelle des Aryas. Or, rien de pareil ne se trouve dans les Dharma Soutras, ou Manuels particuliers des écoles védiques. Tout ce qui est dit dans le premier livre au sujet de la création du monde, de l'origine des castes, ainsi que l'espèce de table des matières qui le termine assez maladroitement est une addition postérieure, étrangère au véritable sujet.[12] Ce caractère est même si sensible qu'il n'a pas laissé d'inspirer quelques scrupules à des commentateurs indiens ordinairement portés à envisager toutes ces traditions mythologiques avec les yeux d'une foi aveugle. Autant pourrait-on en dire du livre XII, qui renferme un long exposé philosophique basé sur les doctrines enseignées dans les écoles Sânkhya, Yoga et Védânta. La classification des actions humaines sous trois chefs relatifs aux qualités de Bonté (sattva), de Passion (rajas) et d'Obscurité (tamas), ainsi que la longue péroraison traitant de la transmigration et de la béatitude finale, forment une digression fort intéressante à coup sûr, mais assez déplacée dans un Manuel de lois proprement dit. Le livre VII lui-même, consacré à la politique et au gouvernement des rois, bien qu'il se rattache plus directement au plan général, pourrait bien être encore un hors-d'œuvre, les matières qu'il traite se trouvant plus à leur place dans un Niti Sâstra (Manuel de Politique) que dans un Dharma Sâstra. Quant aux contradictions, non seulement elles fourmillent au cours de l'ouvrage, mais encore parfois elles s'étalent côte à côte, sans que l'auteur prenne la peine de les concilier entre elles, ou tout au moins de nous indiquer quelle est la théorie qu'il approuve. Ainsi la vente des filles interdite au livre III, v. 51-54, est autorisée au livre VIII, v. 204. Même incertitude en ce qui concerne l'autorisation des femmes ou des veuves à avoir des enfants avec d'autres qu'avec leurs époux (livre IX, v. 57 sqq.). Dans le chapitre des pénitences nous voyons imposer pour la même faute une série d'expiations différentes, chaque terme de l'énumération étant relié au précédent par un simple « ou bien », qui ne laisse aucunement apercevoir la préférence de l'auteur. C'est comme une gradation de châtiments, qui va parfois d'une extrême rigueur à une indulgence assez commode. Il paraît vraisemblable qu'on se trouve en présence de doctrines d'époque différente, attestant un relâchement successif dans la sévérité primitive des expiations imposées aux pécheurs ; car il serait peu admissible qu'on proposât ainsi l'alternative entre des pénalités si différentes, le choix ne pouvant être douteux et devant nécessairement incliner vers la pénitence la plus douce. On serait même tenté d'en inférer qu'il y a eu là une série de remaniements successifs d'un premier texte, maladroitement placés ou du moins conservés les uns à côté des autres, et par suite, d'attribuer au livre de Manou une pluralité de composition. Mais ce serait aller trop loin dans la voie de l'induction. En effet, M. Bühler fait remarquer que ces oppositions, dont les commentateurs ne se montrent pas médiocrement embarrassés, peuvent s'expliquer d'une façon très naturelle; l'auteur, suivant un usage commun chez les Hindous, place en regard diverses opinions ayant cours, et donne en dernier lieu la sienne, qui est une réfutation des précédentes, les nécessités métriques et la forme concise du sloka ne lui permettant pas de marquer plus explicitement que la dernière théorie énoncée est justement celle qu'il préconise. Enfin la littérature sanskrite elle-même nous fournirait au besoin le témoignage qu'il a existé plusieurs rédactions du Code de Manou. Outre qu'il est fait allusion à un Brihan Manou (le grand Manou) et à un Vriddha Manou (le vieux Manou), on connaît aussi la tradition d'après laquelle le Livre des Lois aurait existé originairement en 100.000 vers, arrangés en 1.080 chapitres, successivement réduits à 12.000 par Nârada et à 4.000 par Soumati, fils de Bhrigou, notre texte lui-même n'ayant que 2.685 slokas. Cette tradition cache sous ses extravagantes exagérations un fonds probable de vérité; elle semble indiquer que la Manou Sanhitâ sous sa forme actuelle serait le dernier anneau et le plus parfait d'une chaîne de recensions successives et de remaniements progressifs d'un texte primitif, sans qu'il soit possible d'établir avec certitude si le rifacimento définitif est dû à un seul remanieur, ce qui est vraisemblable, ou s'il porte la trace de plusieurs retouches faites par des mains diverses.

Le Mânava Dharma Sâstra a conquis une place à part parmi tous les Manuels de lois dont la littérature hindoue est si riche, et les raisons de cette prééminence sont aisées à déterminer. Que l'attribution du livre à Manou ait été l'effet d'un habile calcul pour gagner la faveur publique, ou qu'elle ait été le résultat d'une confusion involontaire entre le nom du héros mythologique et celui de l'école religieuse où était né le Mânava Dharma Soutra, en un mot que la légende ait été fabriquée tout d'une pièce, ou qu'elle se soit formée petit à petit, la vénération qui s'attachait justement à l'ancêtre primordial de l'humanité a rejailli sur l'œuvre dont on lui attribuait la paternité. Les légendes qui de bonne heure se sont groupées autour de son nom et se sont de plus en plus développées avec le temps, expliquent la popularité dont le Code de lois a joui parmi les Hindous. Les accessoires mythologiques qui y ont été rattachés après coup, tout en nuisant à la régularité du plan, à ne considérer les choses qu'au point de vue purement littéraire et humain, devaient en imposer au public brahmanique, pour lequel toutes ces légendes étaient des articles de foi, et qui admettait leur autorité sans la discuter. L'esprit religieux qui anime les pages du début et celles de la fin donne à l'ouvrage un caractère de grandeur sereine et majestueuse qui commandait le respect du croyant et faisait de l'ouvrage entier non pas seulement un livre quelconque, mais le livre par excellence. Ajoutons que d'autres mérites particuliers concouraient à lui assurer la faveur générale, je veux dire son caractère complet, son arrangement régulier, son intelligibilité, et, dans une certaine mesure, son esprit juridique et son bon sens pratique, bien que M. Bühler le déclare inférieur, au point de vue du droit, aux traités analogues de Yâdjnavalkya et de Nârada. Ce fait s'explique selon lui par cette hypothèse que la Manou Smriti a été rédigée à une époque où le traitement systématique de la science du droit avait commencé, mais n'avait pas encore atteint un grand degré de perfection, ni réalisé les progrès que cette science a faits à une époque plus récente dans les écoles juridiques spéciales. Enfin le livre de Manou a pour nous autres Européens un intérêt tout spécial, parce que mieux que tout autre il reflète la vieille civilisation théocratique de l'Inde, l'esprit religieux et philosophique du monde brahmanique, la vie sociale et morale de la race hindoue ; et l'on n'a pas de peine à croire, comme l'atteste M. Burnell (Introd., p. xvi), que de nos jours encore l'administration judiciaire de l'Inde anglaise essaye dans ses rapports avec les indigènes de se baser sur le Code suranné de Manou, tel que l'a fait connaître au siècle dernier la traduction de Sir William Jones.

Quelle est l'époque probable de la composition du Mânava Dharma Sâstra? Ici encore on en est réduit à des conjectures, et toutes les hypothèses que l'on peut former se ressentent de la désespérante incertitude qui règne dans toute la chronologie hindoue. Sir William Jones lui attribuait une très haute antiquité (entre 1200 et 500 avant J.-C). Chézy et Loiseleur-Deslongchamps inclinent dans le même sens. Mais aujourd'hui il y a une tendance générale à ramener les productions de la littérature hindoue à des dates beaucoup plus rapprochées de notre époque, et celles que propose Sir William Jones nous paraissent inadmissibles. M. Bühler se basant sur l'emploi du sloka épique, indique comme terminus a quo l'époque des grandes épopées indiennes du Mahâbhârata. Malheureusement là date de ce poème flotte elle-même dans le vague. M. Weber a établi que le Mahâbhârata était connu de Dion Chrysostome dans la deuxième moitié du premier siècle de notre ère et que Mégasthène qui était dans l'Inde en 315 avant J.-C. n'en parle point; tirant un argument du silence[13] de cet auteur, il en conclut que la date probable du Mahâbhârata doit être placée entre les deux. D'autre part la postériorité incontestable des traités de Yâdjnavalkya et de Nârada donnerait selon M. Bühler le terminus ad quem, qu'il fixerait vers 500 de notre ère. Le commentaire de l'exégète hindou Medhâtithi fournit encore un point de repère assez précieux. Ce savant vivait, selon toute vraisemblance, au IXe siècle de notre ère, et il cite fréquemment les leçons et les opinions variées de ses prédécesseurs, dont quelques-uns sont mentionnés avec la qualité de « très anciens ». Ce n'est donc pas une hypothèse trop aventurée que d'admettre avec M. Bühler que ceux qu'il désigne de la sorte devaient être antérieurs de trois ou quatre cents ans. Si donc au VIe ou Ve siècle de notre ère le texte de Manou était déjà assez obscurci[14] pour nécessiter des gloses et des commentaires, et si les interprètes ne s'accordaient plus entre eux sur le sens de certains passages, on peut en inférer sans trop de témérité que l'original lui-même remontait à une date sensiblement plus ancienne. Enfin[15] certaines mentions faites par Manou, celle des Yavanas (Iônes ou Grecs), désignant sans doute les Gréco-Bactriens, sujets des successeurs d'Alexandre, des Sakas (Scythes) et des Pahlavas, dont le nom serait une corruption de Parthavas, nom indigène des Parthes, déterminent M. Bühler, dont nous résumons ici la savante discussion, à assigner comme limite la plus haute à l'antiquité du Mânava Dharma Sâstra le troisième siècle avant notre ère. C'est donc dans une époque flottant entre 200 avant J.-C. et 200 après, que se placerait la composition du Code de Manou.

Par des arguments un peu différents, M. Burnell est arrivé à des conclusions assez analogues à celles qu'on vient d'énoncer. Toutefois il serait porté à rapprocher encore des temps modernes les limites entre lesquelles le Mânava Dharma Sâstra aurait été écrit. Il a même essayé d'en déterminer la date avec une précision plus rigoureuse; mais les preuves sur lesquelles il s'appuie ont un caractère beaucoup trop conjectural pour qu'on puisse considérer comme acquis à l'histoire les résultats auxquels il est parvenu. Voici les principaux points de son argumentation : nous avouons qu'elle ne nous a guère convaincu. Les doctrines philosophiques de Manou sont directement inspirées du fameux système athéiste Sânkhya attribué au sage Kapila. Or, cette doctrine aurait fleuri[16] entre 100 avant J.-C. et 700 de notre ère, époque à laquelle elle fut supplantée par le système Védânta. D'autre part le témoignage de Medhâtithi précédemment rapporté donne à supposer que le texte de Manou existait au Ve ou au VIe siècle de notre ère. L'addition du chapitre VII concernant la politique et la conduite des rois, qui forme un accessoire étranger aux anciens Dharma Soutras, prouverait que le livre a été composé pour servir de manuel à un roi, et vraisemblablement à quelque roi puissant et protecteur des lettres. Les troubles qui désolèrent l'Inde au premier siècle de notre ère forcent à rejeter après cette époque la date de la composition du Dharma Sâstra et à la placer entre 100 et 500 après J.-C. Établissant alors un rapprochement entre la dénomination de Mânava portée par une des écoles religieuses des sectateurs du Yadjour-Véda Noir et le titre de Mânavya que prennent sur les inscriptions les rois de la dynastie des Tchâloukyas, M. Burnell serait porté à voir le protecteur et l'inspirateur d'une œuvre telle que le Code de Manou dans le fondateur même de cette dynastie, Poulakésî ou Polakésî, qui florissait vers 500 après J.-C.

Ces hypothèses sont plus ingénieuses que solides, et les conclusions auxquelles elles aboutissent sont beaucoup trop aventurées pour qu'il soit possible de les adopter sans scrupule. D'ailleurs 500 après J.-C. est une date bien récente pour un traité qui porte par endroits un cachet d'archaïsme incontestable. Il est plus prudent de se résigner à une indication approximative des deux termes extrêmes entre lesquels peut se placer la rédaction de notre texte, sans vouloir en déterminer la date avec une précision incompatible avec l'absence absolue de documents historiques. La plupart des arguments qu'on invoque pour obtenir un point de repère chronologique sont des arguments a silentio dont la valeur est toujours contestable. Ainsi nulle part Manou ne mentionne expressément le Bouddhisme, à moins qu'on ne veuille considérer la qualification de nâstika (négateur d'un autre monde, athée) comme spécialement dirigée contre les sectateurs de SâkyaMouni. Si l'on voulait tirer une conséquence de cette omission, on pourrait en conclure que le Mânava Dharma Sâstra est antérieur au Ve siècle avant J.-C. (en admettant comme date probable de la mort de Bouddha 477 avant notre ère). Mais comme le remarque M. Johœntgen (p. 84, op. cit.) : « Jusqu'au temps d'Asoka (263 avant J.-C.) les Bouddhistes constituaient seulement une des nombreuses sectes avec lesquelles les Brahmanes orthodoxes avaient à lutter. Il serait donc plus que téméraire de rejeter au Ve ou au VIe siècle avant notre ère toute œuvre de la littérature indienne qui ne mentionne pas les Bouddhistes. »

Sous sa forme actuelle le texte de Manou renferme d'assez nombreuses obscurités. Les nécessités métriques, l'obligation de renfermer chaque précepte dans les limites étroites du distique, donnent parfois à la pensée une concision embarrassante. Aussi de bonne heure ce texte a-t-il suscité dans l'Inde même de nombreux commentateurs.[17]

Le plus ancien commentateur dont le nom nous soit parvenu est Medhâtithi fils de Vîrasvâmin, auteur d'un Manubhâshya (commentaire de Manou), qui vivait entre 900 et 1000 après J.-C. M. Burnell le croit originaire du Dekhan, tandis que M. Bühler incline à lui donner le Kachmir comme lieu natal. Son savoir fort étendu lui avait valu le surnom de sans-pareil (asahâya). On s'accorde à louer la richesse de son érudition, tout en lui reprochant la diffusion, l'obscurité et aussi une certaine indécision à choisir entre les opinions contradictoires qu'il cite.

Après lui vient Govindarâdja fils de Mâdhava, auteur d'une Manutïkâ (tïkâ = bhâshya), dont la date est inconnue. M. Jolly suppose qu'il vivait au XIIe ou au XIIIe siècle de notre ère.

Nârâyana dont la date est difficile à déterminer, mais qui n'a certainement pas dû écrire plus tard que dans la deuxième moitié du XIVe siècle, est l'auteur d'un commentaire intitulé Manvarthavivrti (Élucidation des significations de Manou) ou Manvarthanibandha (Traité des significations de Manou).

Mais le plus fameux des exégètes du Dharma Sâstra est Koullouka (Kullûka-bhatta[18]) fils de Divâkara, auteur de la Manvarthamuktâvali (Collier de perles des significations de Manou). Il était Bengali de naissance et écrivit son œuvre à Bénarès (Vârânasï) ; on place son existence au XVe siècle. Le texte établi par lui aussi bien que le commentaire qui l'accompagne ont joui et jouissent encore dans l'Inde d'une popularité exceptionnelle. Pourtant M. Jolly estime que son œuvre n'est que la réédition de celle de Govindarâdja. Suivant M. Bühler, une des principales raisons qui ont contribué à la rendre populaire, c'est qu'elle a été écrite et approuvée à Bénarès, la ville sainte et le grand centre littéraire des Hindous. Ce savant le proclame d'ailleurs inférieur à son devancier Medhâtithi.

Après Koullouka se placent encore dans l'ordre chronologique Râghavânanda Sarasvatî, auteur d'une Manvarthacandrikâ (Clair de lune des significations de Manou) qui suit simplement la Manvarthamuktâvali (M. Bühler le place vers la fin du XVIe ou le commencement du XVIIe siècle) ; et enfin Nandana, auteur d'une œuvre toute moderne et sans valeur.

Le Mânava Dharma Sâstra a été conservé dans un certain nombre de manuscrits écrits en plusieurs variétés de caractères. C'est, nous l'avons dit, Koullouka qui a établi le premier textus receptus. Il a paru plusieurs éditions dans notre siècle. Les principales sont :

1° L'édition de l'Hindou Babû-Râm, publiée à Calcutta, 1813.

2° Celle de Sir G.-C. Haughton, 1825, accompagnée d'une reproduction de la traduction anglaise de Sir William Jones.

3° Celle de Loiseleur-Deslongchamps, 1830-1833. Le Musée Guimet possède la copie du texte, écrite de la main même de ce savant, qui est une merveille d'exécution calligraphique.

4° Celle de Jîbânanda ou Jîvânanda, dans la collection des Dharma Sâstras, Calcutta, 1874. Cette édition a le mérite de reproduire in-extenso le commentaire de Koullouka. Malheureusement l'exécution typographique laisse un peu à désirer, tant au point de vue de la netteté que de la correction.

5° Celle de M. Jolly, publiée dans la Trübner's Oriental Series, 1887, recommandable autant par le soin critique avec lequel le texte a été établi, que par la correction et la beauté de l'exécution matérielle. C'est le texte de M. Jolly que nous avons suivi dans notre traduction, sauf en deux ou trois passages où nous avons préféré la leçon autorisée par Koullouka ; nous avons eu soin d'ailleurs de signaler en note ces infractions à la règle que nous nous étions proposée.

Enfin l’Annual Report de la Société asiatique de Bengale annonce dans son numéro de février 1892 une nouvelle édition du Mânava Dharma Sâstra par le Pandit Bhîma Sena Sarman, précédée d'une longue et importante introduction écrite en sanskrit et en hindi, où l'auteur « explique ses raisons pour republier l'ouvrage de Manou, et promet de jeter beaucoup de lumière nouvelle dans son commentaire. Sept fascicules ont déjà paru et le Pandit en est encore au milieu de son introduction dans laquelle il discute l'identité de Manou, la date à laquelle il a dû écrire, l'objet du Livre des Lois et autres questions de ce genre ». Malheureusement l'impression de notre travail était déjà trop avancée lorsque nous avons eu connaissance de la dissertation du savant indien, pour qu'il nous ait été possible d'en profiter.

Un index placé à la fin de ce volume permettra au lecteur de retrouver facilement toutes les indications dont il pourrait avoir besoin ; les renvois de cet index se rapportent aussi bien aux notes[19] qu'au texte même de la traduction.

 

 

TABLE DES MATIÈRES

LIVRE I. La Création. Résumé des matières contenues dans l'ouvrage

LIVRE II. Fondement de la Loi. Sacrements ; initiation, noviciat

LIVRE III. Le Maître de maison ; Mariage et Devoirs religieux

LIVRE IV. Les Devoirs du Maître de maison ; Subsistance, étude du Véda, devoirs moraux, aliments permis ou défendus

LIVRE V. Aliments permis ou défendus ; Causes d'impureté et Purifications ; Devoirs des femmes

LIVRE VI. L'Ermite, l'Ascète

LIVRE VII. Le Roi

LIVRE VIII. Lois civiles et criminelles

LIVRE IX. Devoirs des Époux ; L'Héritage ; Suite des Lois civiles et criminelles

LIVRE X. Castes mêlées ; Occupations des castes ; Temps de détresse

LIVRE XI. Pénitences et Expiations

LIVRE XII. Transmigration des Ames ; Béatitude finale.


 

[1] L'édition de 1833, que nous n'avons pas eue sous les yeux, a été reproduite en 1841 dans la collection des Livres sacrés de l'Orient publiée par Pauthier, Paris, Firmin Didot. La 2e édition a paru dans la nouvelle collection des Moralistes anciens publiée par Lefèvre, V. Lecou, Paris, 1850.

[2] Cette opinion a été fortement battue en brèche dans ces derniers temps.

[3] Par exemple le mot putrikâ désigne « une fille qu'un père sans enfant mâle prend au lieu de fils, en tant qu'il revendique pour fils le fils de celle-ci ». Je rends ce terme par « substituée » ou « déléguée, » ce qui n'est qu'un à peu près : il eût été plus aisé et moins compromettant de garder le mot sanskrit.

[4] La valeur véritable de toutes les lettres sanskrites n'est pas toujours bien connue.

[5] J'écris Soudra et non Soûdra, parce qu'en français il n'est pas d'usage de distinguer par l'écriture les deux sons de ou, et que d'ailleurs ce mot reparaît constamment.

[6] Je désigne en abrégé dans les notes par L. la traduction de Loiseleur-Deslongchamps, par B. celle de Bühler, et par B.H. celle de Burnell et Hopkins.

[7] Consulter à ce sujet l'article de Stenzler dans le volume II des Indischo Studien de Weber, p. 232 sqq.

[8] Les Soutras relatifs aux rites domestiques et aux sacrements s'appellent Grihya Soutras. La Bibliotheca Indica a imprimé les Grihya Soutras d'Asvalâyana.

[9] Les ouvrages qui traitent spécialement de la politique s'appellent Nîti Sâstras.

[10] Proprement le richi Manou.

[11] Il n'est pas impossible toutefois que l'école des Mânavas tirât son nom de Manou et prétendit se rattacher tout particulièrement à lui. Quant à la théorie de Manou père de l'humanité, elle est plutôt philologique que brahmanique.

[12] A un certain point de vue pourtant on pourrait trouver que cette cosmogonie est assez en sa place dans un ouvrage qui a la prétention d'être une sorte d'encyclopédie philosophique, morale et religieuse, embrassant tout ce qui concerne le commencement et la fin des choses, et rendant compte de l'arrangement universel.

[13] Cet argument est assez peu probant.

[14] Les gloses ne prouvent pas toujours que l'obscurité d'un texte résulte de son ancienneté. La concision inhérente à l'emploi du sloka les rendait nécessaires, et elles peuvent très bien avoir été contemporaines du texte.

[15] Ces arguments perdent de leur valeur si on admet la théorie des rédactions successives.

[16] Cela n'est pas absolument sûr.

[17] Du reste l'usage des commentaires est constant dans l'Inde pour tous les ouvrages de même nature, lors même qu'ils sont d'une clarté relative.

[18] Bhatta est un titre honorifique porté par les savants.

[19] Les numéros des notes correspondent à ceux des vers.

 

 

 

 

sans qu'il soit possible d'établir