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table des matières de DIOGENE LAERCE

Diogène Laërce

 

 

ARISTIPPE.

texte grec

 

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  Eschine                 Phèdon

 

 

 



 

LIVRE II.

ARISTIPPE.




[65] Aristippe était Cyrénéen d'origine. Eschine dit qu'attiré par la réputation de Socrate, il vint à Athènes.
Selon Phanias d'Érèse, philosophe péripatéticien, il fut le premier des sectateurs de Socrate qui enseigna par intérêt, et qui exigea un salaire de ses écoliers. Ayant un jour envoyé vingt mines à son maître, elles lui furent renvoyées avec cette réponse : Que le dieu de Socrate ne lui permettait pas d'accepter de l'argent. En effet, cela déplaisait au philosophe. Xénophon n'aima pas Aristippe, et ce fut par une suite de cet éloignement qu'il publia un livre contre la volupté, dont Aristippe était défenseur, faisant Socrate juge de leur différend. Théodore, dans son ouvrage des Sectes, déclame aussi contre lui; et Platon, dans son traité de l'Ame, ne le maltraite pas moins que les autres.

[66] Aristippe était d'un naturel qui s'accommodait aux lieux, aux temps, et au génie des personnes; il prenait avec les uns et les autres des manières qui convenaient à leur humeur : aussi plaisait-il le plus à Denys, parce qu'il savait se gouverner comme il faut en toute occasion, prenant le plaisir quand il se présentait, et sachant aussi s'en passer. C'est pourquoi Diogène l'appelait le chien royal. Timon le pique fort vivement sur sa friandise:

«Semblable, dit-il, à l'efféminé Aristippe, qui peut au seul attouchement distinguer le vrai du faux. »

On dit qu'un jour il se fit acheter une perdrix pour cinquante drachmes, en répondant à quelqu'un qui l'en blâmait : Je gage que vous n'en paieriez pas une obole. Celui-là reprit qu'en effet il ne les donnerait pas. Et moi, continua Aristippe, je ne mets aucune différence dans la valeur de l'argent.

[67] Un jour Denys lui fit amener trois courtisanes, en lui disant de choisir celle qui lui plaisait le plus. Aristippe les garda toutes trois, disant pour s'excuser que Pâris n'avait pas été plus heureux pour avoir préféré une seule femme à toutes les autres. II mena ensuite ces filles jusqu'à sa porte, où il les congédia : tant il lui était aisé de prendre de l'amour et de s'en guérir. On prétend que Straton, ou, selon d'autres, Platon, lui dit qu'entre tous les philosophes il n'appartenait qu'à lui de porter un bel habit et une veste déchirée.
Denys lui ayant craché au visage, il le souffrit sans se plaindre, et répondit à quelqu'un qui en était choqué : «Les pêcheurs vont se mouiller d'eau de mer pour prendre un mauvais petit poisson ; et moi, pour prendre une baleine, ne souffrirais je pas qu'on me mouille le visage de salive?»

[68] Comme il passait un jour pendant que Diogène lavait des herbes, le cynique lui adressa ce reproche : Si tu avais appris à préparer ta nourriture, tu ne fréquenterais pas la cour des tyrans. Et toi, lui répliqua Aristippe, si tu savais converser avec des hommes, tu ne t'amuserais pas à nettoyer des légumes. Interrogé sur l'utilité qu'il retirait de la philosophie : Celle, dit-il, de pouvoir parler à tout le monde avec assurance. S'entendant blâmer de ce qu'il vivait avec trop de somptuosité et de délicatesse : Si c'était là, répliqua-t-il, une chose honteuse, elle ne serait pas en usage dans les fêtes solennelles. Qu'est-ce que les philosophes ont de plus extraordinaire que les autres hommes? lui dit-on. C'est, répondit-il, que, si toutes les lois venaient à s'anéantir, leur conduite n'en serait pas moins uniforme.

[69] Pourquoi, lui dit Denys, voit-on les philosophes faire la cour aux riches, et ne voit-on pas les riches la faire aux philosophes? C'est que ceux-ci, répondit-il, savent de qui ils ont besoin, et que les autres ignorent ceux qui leur sont nécessaires. Platon lui reprochait qu'il vivait splendidement. Que pensez-vous de Denys? lui demanda Aristippe; est-il homme de bien? Platon ayant pris l'affirmative : Or, poursuivit-il, Denys se traite beaucoup mieux que moi; rien n'empêche donc qu'on ne puisse vivre honnêtement en vivant délicatement.
Quelle différence, lui dit-on, y a-t-il entre les savants et les ignorants? La même, répliqua-t-il, qui est entre des chevaux domptés et d'autres qui ne le sont pas. Étant entré un jour dans la chambre d'une prostituée, et voyant rougir un de ceux qui l'accompagnaient : Il n'y a point de honte, dit-il, d'entrer dans un lieu de débauche; mais il est honteux de ne pouvoir en sortir.

[70] Quelqu'un lui proposa une énigme et le pressa de la deviner. Insensé, lui dit-il, pourquoi veux-tu que je débrouille une chose qui est obscure par la manière même dont elle est embrouillée? II croyait que la pauvreté valait mieux que l'ignorance, puisque celle-là n'est qu'une privation de richesses, au lieu que celle-ci est un défaut d'entendement. Étant poursuivi par quelqu'un qui l'outrageait de paroles, il doublait le pas : Pourquoi fuis-tu? lui cria cet homme. Parce que tu as le droit de dire des injures, répondit-il, et que moi j'ai celui de ne les point entendre. Un autre se déchainait contre les philosophes qui assiégeaient les portes des grands. Les médecins, lui dit Aristippe, sont assidus auprès de leurs malades; cependant il n'y a personne qui aime mieux perdre la santé que guérir d'une maladie.

[71] Faisant voile pour Corinthe par un gros temps, il s'émut; ce qui donna lieu à quelqu'un de lui dire : Nous autres pauvres ignorants, nous n'appréhendons pas le naufrage ; mais vous, philosophes, vous tremblez à la vue du péril. C'est, répondit-il, que vous et nous n'avons pas la même vie à conserver. Un autre se vantait d'avoir appris beaucoup de choses : De même, dit-il, que ceux qui mangent avec avidité et qui se donnent beaucoup d'exercice ne se portent pas mieux que d'autres qui se contentent simplement du nécessaire; aussi ne doit-on pas regarder comme savants ceux qui ont parcouru quantité de volumes, mais ceux qui se sont appliqués à la lecture de livres utiles. Un orateur, l'ayant servi dans une cause qu'il avait plaidée et gagnée, lui demanda à quoi lui profitaient les leçons de Socrate; il lui répondit : A vous avoir fait dire la vérité dans la harangue que vous avez prononcée pour moi.

[72] Il inspirait de grands sentiments à sa fille Arète, et lui enseignait à mépriser tout excès. Un père le consulta sur l'avantage que son fils retirerait de l'étude des sciences. Si elle ne lui apporte d'ailleurs aucune utilité, reprit Aristippe, au moins il aura assez de jugement pour ne pas s'asseoir au théâtre comme une pierre sur l'autre. Un autre lui recommanda son fils, pour l'instruction duquel le philosophe exigea cinq cents drachmes. Un esclave ne me coûterait pas davantage, lui répondit le père. Achetez, achetez, interrompit Aristippe; vous en aurez deux au lieu d'un. Il disait qu'il prenait de l'argent de ses amis non pour s'en servir , mais afin qu'ils apprissent à l'employer utilement. Quelques personnes lui reprochant qu'il avait eu recours à un rhéteur pour défendre sa cause : Pourquoi non? leur dit-il ; je prends bien un cuisinier pour m'apprêter à manger !

[73] Un jour Denys voulait le faire parler sur la philosophie. Il est ridicule, lui dit-il , que vous me demandiez le raisonnement même, et que vous me prescriviez le temps où il faut que je raisonne. Denys, choqué de cette réponse, lui ordonna d'aller se placer au bas bout de la table. Apparemment, continua Aristippe, que vous avez voulu faire honneur à cette place. Il mortifia la vanité d'un homme qui se piquait de savoir bien nager, en lui demandant s'il n'avait pas honte d'être en concurrence pour l'agilité avec les poissons. Un autre lui demandait en quoi le sage diffère de l'insensé : Envoyez-les, dit-il, tous deux, nus, chez ceux qui ne les connaissent pas, et ils vous l'apprendront. Un buveur s'applaudissait de ce qu'il savait beaucoup boire sans s'enivrer : Le mulet en fait autant, lui répondit-il.

[74] Quelqu'un le censurant de ce qu'il avait commerce avec une débauchée : N'est-ce pas la même chose, dit-il, que vous habitiez une maison après plusieurs autres, ou que vous en habitiez une que personne n'a occupée avant vous? Non, répondit l'autre. Quoi ! reprit Aristippe, il n'est pas indifférent que je m'embarque dans un vaisseau qu'on aura souvent équipé, ou dans un navire neuf et qui n'aura fait aucune course? D'accord, repartit le censeur. Tout de même, répondit le philosophe, il ne m'importe pas d'avoir commerce avec une femme qui a servi à plusieurs, ou avec une femme encore novice sur la volupté. Comme il apprit qu'on lui donnait un mauvais renom de ce qu'étant disciple de Socrate, il avait l'âme mercenaire: J'ai raison, dit-il, de vouloir être payé de mes disciples: il est vrai que Socrate retenait peu de chose, pour son usage, du blé et du vin dont quelques uns de ses amis lui faisaient présent, et qu'il renvoyait le superflu; mais les principaux d'Athènes subvenaient à ses besoins par les provisions qu'ils lui envoyaient ; et moi, je n'ai qu'un esclave, qui est Eutychide ; encore ne m'appartient-il qu'à titre d'achat. Sotion, dans le second livre de ses Successions, rapporte qu'il entretenait la courtisane Laïs.

[75] Comme on se moquait de lui à ce sujet: Oui, répondit-il, je possède Laïs; mais je ne suis pas possédé de ses agréments, et il est beau de résister à la sensualité, sans cependant se sevrer des plaisirs. II ferma la bouche à un homme qui lui reprochait qu'il aimait les bons repas, en lui disant : Pour vous, je suis sûr que vous n'en donneriez pas trois oboles. Non, dit-il. Cela étant, reprit Aristippe, convenez que je suis moins gourmand que vous n'êtes avare. Simus, trésorier de Denys, homme de mauvais caractère et qui était Phrygien de naissance, lui faisant voir la richesse des ameublements et du pavé de sa maison, Aristippe lui cracha au visage. Le trésorier s'en irrita. Pardonnez-moi, lui dit le philosophe, je ne voyais pas où je pusse cracher plus décemment.

[76] Charondas ou Phédon, selon d'autres, lui demandant qui étaient ceux qui se servaient d'onguents : Moi, répondit-il, et le roi de Perse, qui est plus misérable encore que je ne le suis : au reste, prenez garde qu'il en est des hommes comme de tous les animaux, qui ne perdent rien par les onguents; mais malheur aux gens impurs qui nous reprochent que nous nous oignons de parfums ! Quelqu'un, voulant savoir comment Socrate était mort, le pria de lui en faire le récit. Plût à Dieu, dit-il, que j'eusse une même fin !
Le sophiste Polyxène entra un jour chez lui, où, trouvant une compagnie de femmes ajustées et un somptueux repas, il se mit à déclamer coutre le luxe. Aristippe l'écouta quelque temps, jusqu'à ce qu'il l'interrompit, en lui demandant s'il voulait être de la partie.

[77] Polyxène y ayant consenti : Quelle raison avez-vous donc de vous plaindre? lui dit-il. Il semble que vous approuvez les bonnes tables et que vous ne blâmez que la dépense. On lit, dans les Exercices de Dion, qu'étant en voyage il dit à son valet de jeter une partie de l'argent dont il était chargé, et de ne garder que ce qu'il pourrait porter commodément. Dans un autre temps qu'il voyageait sur mer, sitôt qu'il sut que le vaisseau appartenait à un corsaire, il compta son argent, qu'il laissa glisser de ses mains dans l'eau, comme par accident, en déplorant son infortune. D'autres lui font dire : Il vaut mieux que l'argent périsse pour Aristippe, qu'Aristippe pour l'argent. Denys lui ayant demandé quel sujet l'amenait à sa cour: J'y suis venu, répondit-il, pour vous faire part de ce que j'ai, et afin que vous me fassiez part de ce que vous avez et de ce que je n'ai pas.

[78] Au lieu de cette réponse, d'autres lui font dire : Autrefois qu'il me fallait de la science, j'allais chez Socrate ; à présent que j'ai besoin d'argent, je viens auprès de vous. Il blâmait beaucoup les hommes de ce que, dans les ventes publiques, ils regardaient avec soin les effets qu'ils voulaient acheter, et n'examinaient que superficiellement la conduite de ceux avec qui ils voulaient former des liaisons. D'autres prétendent que cette réflexion est de Diogène. Denys, ayant donné un festin, ordonna que tous les conviés danseraient en robe de pourpre. Platon s'en défendit, en disant

qu'il ne convenait point à son caractère de prendre un air efféminé.

Aristippe, au contraire, se revêtit de cet habillement, et, entrant en danse, dit

que jamais la pudeur ne courait risque de se corrompre dans les réjouissances de Bacchus.

 [79] Il avait un ami en faveur duquel il intercédait auprès du tyran, et comme il ne pouvait obtenir ce qu'il lui demandait, il se jeta à genoux. On lui reprocha cette bassesse, mais il répondit : Ce n'est pas ma faute, c'est celle de Denys, qui a les oreilles aux pieds. Aristippe demeurait en Asie, lorsqu'il fut pris par Artapherne, gouverneur de la province. Quelqu'un lui ayant demandé si, après cette disgrâce, il se croyait en sûreté: Vous n'y pensez pas, dit-il ; je n'eus jamais plus de confiance qu'à présent que je dois parler à Artapherne. Il comparait ceux qui négligeaient de joindre la philosophie à la connaissance des arts libéraux, aux adorateurs de Pénélope, qui espéraient plus de conquérir le cœur de Mélantho, de Polydore et des autres servantes, que d'épouser leur maitresse.

[80] On dit qu'il tint un discours pareil à Ariste, en lui disant qu'Ulysse, étant descendu aux enfers, y avait eu des entretiens avec presque tous les morts; mais que pour leur reine, il n'avait jamais pu la voir. On lui demanda ce qu'il croyait qu'il était le plus nécessaire d'enseigner aux jeunes gens : Des choses, dit-il, qui puissent leur être utiles quand ils auront atteint l'âge viril. Un autre lui faisait des reproches de ce que , de l'école de Socrate, il était allé à la cour du tyran de Syracuse. Je fréquente, dit-il, la compagnie de Socrate quand j'ai besoin de préceptes, et celle de Denys lorsque j'ai besoin de relâche. Étant revenu à Athènes avec une assez bonne somme d'argent : Où avez-vous pris tout cela ? lui dit Socrate. Et vous, repartit Aristippe, où avez-vous pris si peu de chose?

[81] Une femme de mauvaise vie l'accusait d'être enceinte de lui : Vous n'en êtes pas plus sûre, dit-il, que si, après avoir marché au travers d'un buisson, vous m'assuriez que telle épine vous a piquée. Quelqu'un le blâmant de ce qu'il abandonnait son fils comme s'il n'en était pas le père, il répondit : La pituite et la vermine ne s'engendrent-elles pas de nos corps? cependant nous les jetons comme des ordures. Un autre trouvait mauvais qu'il eût obtenu une somme d'argent de Denys, au lieu que Platon n'en avait reçu qu'un livre ; il lui dit : L'argent m'est nécessaire, et Platon a besoin de livres. Comme on lui demandait le sujet pour lequel Denys était mécontent de lui, il répondit que c'était par cela même que tout le monde était mécontent de lui.

[82] Un jour qu'il priait ce tyran de lui ouvrir sa bourse, Denys lui fit avouer que le sage n'avait pas besoin d'argent, et voulut se prévaloir de cet aveu : Donnez-m'en toujours, insista Aristippe, et puis nous viderons la question. Sur quoi Denys lui ayant mis quelques pièces dans la main: A présent, lui dit le philosophe, je n'ai plus besoin d'argent. Denys lui dit une fois

que celui qui allait chez un tyran  d'homme libre devenait esclave.

Non, lui répondit Aristippe; s'il y est venu libre, il ne change point de condition.

C'est Dioclès qui, dans la Vie des Philosophes, lui attribue cette réponse ; mais d'autres prétendent qu'elle est de Platon. Ayant eu une dispute avec Eschine, il lui dit peu de terne après : Ne nous raccommoderons-nous point, et ne cesserons-nous point de manquer de raison? Attendez-vous que quelque bouffon se moque de nous dans les cabarets et nous remette en bonne intelligence? Soyons amis, dit Eschine, j'y consens. Et moi aussi, reprit Aristippe;

[83] mais souvenez-vous que, quoique je sois le plus âgé, je n'en ai pas moins fait les premières avances. En vérité, lui dit Eschine, vous avez raison, et votre cœur est meilleur que le mien ; j'ai été la principale cause de notre querelle, et vous êtes l'auteur de notre réconciliation.
Voilà ce qu'on dit de ce philosophe. Il y a eu trois autres Aristippes : un écrivain qui a donné l'Histoire d'Arcadie ; un autre qui était petit-fils du philosophe, et qui, pour avoir été instruit par sa mère, fut nommé Métrodidactus; le troisième sortit de la nouvelle académie. On attribue à Aristippe trois livres de l'Histoire de Libye, dédiés à Denys, écrits partie en langue attique et partie en langue dorique, et l'un desquels contient vingt-cinq dialogues.

[84] On lui attribue aussi les écrits suivants :
Artabaze,
le Naufrage,
les Fugitifs,
le Mendiant,
Laïs,
Porus,
Laïs et son miroir,
Hermias,
le Songe,
l'Echanson,
Philomèle,
les Domestiques,
les Critiques,
touchant ceux qui le blâmaient de boire du vin vieux et d'entretenir des femmes;
les Censeurs
, touchant ceux qui trouvaient à redire à sa friandise ;
une lettre à sa fille Arète ;
une autre à quelqu'un qui s'appliquait aux exercices pour les jeux olympiques;
deux interrogations;
différents écrits sentencieux,
un à Denys,
un touchant la représentation,
le troisième à la fille du tyran,
le quatrième à un homme qui se croyait méprisé du public,
et le dernier à un autre qui faisait le donneur de conseils.

Plusieurs disent qu'il a composé six livres sur divers sujets; mais d'autres, et Sosicrate de Rhodes en particulier, soutiennent qu'il n'a rien écrit.

[85] Sotion et Panaetius disent que ses œuvres consistent en
un traité sur la discipline,
un discours sur la vertu,
des exhortations,
dialogues sur Artabaze,
sur le naufrage
et sur les fugitifs,
six livres sur les écoles,
trois livres de sentences,
des entretiens sur Laïs,
Porus

et Socrate,
et des réflexions sur la fortune.

Aristippe définissait la volupté, qu'il établissait pour dernière fin, un mouvement agréable que l'âme communique aux sens.

Après avoir décrit sa vie, parlons avec ordre des philosophes cyrénéens, ses sectateurs. Les uns se sont appelés hégésiaques, les autres annicériens, d'autres théodoriens. Nous comprendrons dans cette classe ceux qui sont sortis de l'école de Phédon, et qui, sous le nom d'érétriens, ont passé pour les plus célèbres.

[86] Arète, fille d'Aristippe, étudia sous son père avec Éthiops de Ptolémaïs et Antipater de Cyrène. Aristippe, surnommé Métrodidactus, fut disciple d'Arète et maître de Théodore, surnommé Athéos, et dont on changea le nom en celui de Théos. Épitidèrne de Cyrène apprit sa science d'Antipater et l'enseigna à Parébates, qui instruisit Hégésias, nommé Pisithanate, et celui-ci fut docteur d'Annicéris, qui racheta Platon.
Ceux qui ont suivi les dogmes d'Aristippe se sont nommés cyrénéens, à cause de Cyrène qui était la patrie de ce philosophe; ils croient que l'homme est sujet à deux passions, au plaisir et à la douleur ; ils appellent le plaisir un mouvement agréable qui satisfait l'âme, et la douleur un mouvement violent qui l'accable;

[87] ils prétendent que tous les plaisirs sont égaux, et que l'un n'a rien de plus sensible que l'autre; que tous les animaux le recherchent et fuient la douleur. Panaetius, dans son livre des Sectes, dit qu'ils veulent parler en cela du plaisir corporel dont ils font la fin de l'homme, et non celui qui consiste dans la tranquillité, qui est l'effet de la santé et de l'exemption de la douleur: plaisir qui est celui dont Epicure a pris la défense et qu'il établit pour fin. Cependant il semble que ces philosophes distinguent cette fin du souverain bien puisqu'ils appellent la fin un plaisir particulier, et font consister la vie heureuse ou le bonheur dans l'assemblage de tous les plaisirs particuliers, tant de ceux qui sont passés que de ceux qu'on peut recevoir encore;

[88] ils disent que le plaisir particulier est désirable pour lui-même, et qu'au contraire la félicité n'est point à souhaiter pour elle-même, mais à cause des plaisirs particuliers qui en résultent. Ils ajoutent que le sentiment nous prouve que le plaisir doit être notre fin, puisque la nature nous y porte dès l'enfance ; que nous nous y laissons entraîner sans jugement, et que, lorsque nous le possédons, nous ne souhaitons rien outre la jouissance que nous en avons, au lieu que nous avons pour la douleur une répugnance naturelle qui nous porte à l'éviter. Ils disent encore, comme le rapporte Hippobote, dans son livre des Sectes, que le plaisir est un bien, lors même qu'il naît d'une chose déshonnête, et que le caractère honteux de la cause qui le produit n'empêche pas qu'on ne doive le regarder comme un bien.

[89] Au reste, ils ne croient pas, comme Épicure, que la privation de la douleur soit un bien, ni la privation du plaisir un mal, parce que le plaisir et la douleur consistent dans un mouvement de l'âme (01), et qu'être sans douleur, c'est être comme dans l'état d'un homme qui dort. Ils disent qu'il se peut qu'il y ait des personnes qui, dans une aliénation d'esprit, n'ont aucun goût pour le plaisir. Ils ne font pourtant pas consister tout plaisir et toute douleur dans des sensations corporelles, convenant qu'un homme peut concevoir de la joie, ou d'un bonheur qui arrivera à sa patrie, ou à cause de quelque avantage qui le regardera personnellement; mais ils ne conviennent pas que le souvenir ou l'attente d'un bien puisse créer du plaisir, ce qui est l'opinion d'Épicure; et ils se fondent sur ce que le temps dissipe le mouvement de l'âme.

[90] Outre cela, ils disent que le plaisir et la douleur ne peuvent venir des seuls objets qui frappent les organes de l'ouïe et de la vue, puisque nous écoutons volontiers les plaintes de ceux qui contrefont les malheureux, et que nous entendons avec répugnance ceux qui se plaignent de leurs propres maux. Ils donnaient le nom de situation mitoyenne à cette privation de contentement et de douleur. Ils mettaient les plaisirs du corps fort au-dessus de ceux de l'âme, et regardaient les maux corporels comme pis que ceux de l'esprit, disant que c'est par cette raison que les criminels sont punis par les maux du corps. Ils appelaient la douleur un état rude, et la joie une chose plus naturelle; et de là vient qu'ils apportaient plus de soin à gouverner la joie que la douleur, parce que, quoique le plaisir soit à rechercher par lui-même, il se trouve souvent que les causes qui le produisent sont désagréables ; et c'est ce qui leur faisait dire que l'assemblage de tous les plaisirs particuliers qui constituent le bonheur est difficile à faire.

[91] Une de leurs opinions est que le sage n'est pas toujours heureux, ni l'insensé toujours dans la douleur; mais que cela a lieu la plupart du temps, et qu'il subit aussi, pour être heureux, qu'on éprouve du plaisir à quelque égard. Ils disent que la sagesse est un bien qu'il ne faut pas désirer relativement à elle-même, mais en considération des avantages qui en reviennent; qu'on ne doit chérir un ami que par nécessité, à peu près comme on aime ses membres, aussi longtemps qu'ils sont unis au corps; qu'il y a des vertus qui sont communes aux sages et aux extravagants; que l'exercice du corps est utile à la vertu ; que l'envie n'a aucune prise sur le sage, qu'il est à l'épreuve de l'impétuosité des passions, et que la superstition ne peut avoir d'empire sur son esprit, parce que tous ces maux dérivent d'un vain préjugé; qu'il peut cependant ressentir de la crainte et de la douleur, comme étant des sentiments de la nature ;

[92] que quoique les richesses engendrent la volupté, on ne doit pas les souhaiter par rapport à ce qu'elles sont en elles-mêmes. Ils convenaient que l'esprit humain peut comprendre les qualités des passions, mais ils lui refusaient la capacité d'en connaître l'origine. Ils ne s'attachaient point à la recherche des choses naturelles, parce qu'ils étaient dans l'opinion que c'est inutilement qu'on s'efforce d'y parvenir. Pour la logique, ils la cultivaient à cause de son utilité. Méléagre dit pourtant, dans le deuxième livre de ses Opinions, aussi bien que Clitomaque, dans le premier livre des Sectes, qu'ils méprisaient également la physique et la dialectique, dans la persuasion qu'un homme qui a appris à connaître le bien et le mal peut, sans le secours de ces sciences, bien raisonner, se dépouiller de superstition, et s'armer contre les craintes de la mort.

[93] Ils disaient que rien n'est de sa nature juste, honnête ou honteux, mais que la coutume et les lois avaient introduit ces sortes de distinctions; que cependant un homme de probité ne laisse pas de se garder de faire le mal, ne fût-ce que pour éviter le dommage et le scandale qui en peuvent arriver, et que c'est là ce qui fait le sage. Ils ne lui ôtent pas non plus les progrès dans les sciences et les beaux-arts. Enfin ils disent que les hommes sont plus sensibles à la douleur les uns que les autres, et que nos sens ne sont pas toujours de sûrs garants de la vérité de ce que nous pensons.
Les sectateurs d'Aristippe, qui s'appelaient hégésiaques , ont été dans les mêmes sentiments que les cyrénéens sur le plaisir et la douleur. Ils disaient que l'amitié, la bonté et la bénéficence ne sont rien par elles-mêmes, parce que nous les recherchons à cause du fruit qui nous en revient, et non à cause d'elles-mêmes; et que, dès qu'elles ne nous sont plus utiles, nous n'en faisons plus de cas.

[94] Ils croyaient qu'une vie tout-à-fait heureuse n'est pas possible, parce que plusieurs maux viennent du corps, et que l'âme partage tout ce qu'il éprouve ; que d'ailleurs la fortune nous ravit souvent les biens que nous espérons, et que tout cela est cause qu'un vrai bonheur est impossible à trouver; de sorte que la mort est préférable à la vie. Ils disaient encore que rien n'est agréable ou fâcheux par sa nature, mais que la rareté, ou la nouveauté; ou la satiété des choses, réjouissent les uns et attristent les autres ; que la pauvreté et l'opulence ne contribuent point à former le plaisir, et que les riches n'en goûtent pas plus que les pauvres ; que l'esclavage ou la liberté, la naissance relevée ou obscure, la gloire ou le déshonneur, ne font rien pour le degré du plaisir ;

[95] que la vie est un bien pour l'insensé, mais non pour le sage, et qu'il fait tout pour l'amour de lui-même, n'estimant personne plus excellent que lui, et regardant les plus grands avantages comme inférieurs aux biens qu'il possède. Ces philosophes anéantissaient l'usage des sens par rapport au jugement, comme ne donnant point une exacte notion des objets; et ils établissaient pour règle de la vérité ce qui paraît le plus raisonnable. Ils prétendaient que les fautes sont pardonnables, parce que personne n'en commet volontairement, mais qu'on y est conduit par les suggestions de quelque passion ; qu'au lieu de haïr quelqu'un, on doit lui enseigner ses devoirs ; que le sage pense moins à se procurer des biens qu'à se préserver des maux, se proposant pour fin d'éviter également la peine et la douleur,

[96] ce qui demande qu'on soit indifférent par rapport aux choses qui produisent la volupté.
Les annicériens recevaient la plupart de ces opinions, et ne s'en écartaient qu'en ce qu'ils ne détruisaient point l'amitié, la faveur, le respect qu'on doit à ses parents, et l'obligation de servir sa patrie; disant même que ces sentiments sont cause que le sage, quoique affligé et peu avantagé des plaisirs de la vie, peut être heureux. Ils disent que le bonheur qui naît de la possession d'un ami n'est point à rechercher en lui-même, parce que les autres n'en peuvent pas juger, et que notre raison est trop faibli pour nous fier uniquement sur nous-mêmes, et nous persuader que nous jugeons plus sainement que les autres. Ils disent encore que la coutume nous est utile, à cause des défauts de notre disposition.

[97] Ils pensent qu'on ne doit pas avoir des amis uniquement pour l'utilité qu'on en peut retirer, en sorte qu'on s'éloigne d'eux lorsqu'on n'a plus d'intérêt à les ménager ; mais qu'on doit aussi leur être attaché par l'affection même qu'on a prise pour eux et qui doit porter jusqu'à souffrir pour leur service, en sorte que, quoiqu'on ait le plaisir pour fin et qu'on soit affligé d'en être privé, on supporte cela volontiers par l'affection qu'on a pour ses amis.
Quant aux théodoriens, ils ont pris leur nom de ce Théodore dont nous avons parlé, et ont suivi ses dogmes. Ce philosophe rejeta toutes les opinions qu'on avait des dieux. J'ai lu un ouvrage dont il était auteur, intitulé des Dieux, qui n'est pas à mépriser, et d'où l'on pense qu'Epicure a tiré beaucoup de choses.

[98] Antisthène, dans ses Successions des Philosophes, dit que Théodore fut disciple d'Anniceris et de Denys le logicien. Il posait pour fins le plaisir et la tristesse, c'est-à-dire le plaisir qui provient de la sagesse, et la tristesse qui naît de l'ignorance ; il appelait la prudence et la justice des biens, les habitudes contraires des maux, et le plaisir et la douleur des sentiments qui tiennent le milieu entre le bien et le mal. Il n'estimait point l'amitié, parce qu'elle n'est ni réelle dans ceux qui manquent de sagesse, et chez qui elle s'éteint , si on leur ôte l'intérêt qu'ils en retirent, ni d'aucun service aux sages, qui se passent d'autant plus aisément d'amis qu'ils se suffisent à eux-mêmes. Il trouvait raisonnable qu'on refusât de se sacrifier pour le salut de ses concitoyens, appelant cela renoncer à la sagesse pour l'avantage des ignorants.

[99] II disait que le monde est notre patrie ; que dans l'occasion le sage peut commettre un vol, un adultère, un sacrilège, parce qu'en tout cela il n'y a rien d'odieux, excepté dans l'opinion du vulgaire, à qui on exagère l'énormité de ces actions pour le contenir dans le devoir. Il pensait aussi que le sage peut sans honte avoir ouvertement commerce avec des prostituées ; ce qu'il établissait par ce raisonnement : Puisqu'on peut se servir d'une femme en tant qu'elle est savante, et d'une jeune personne en tant qu'elle est habile, on peut aussi se servir d'une femme ou d'une jeune personne en tant qu'elle est belle ; et par conséquent, on s'en peut servir pour la fin pour laquelle elle a été faite belle, c'est-à-dire pour l'amour :

[100]  d'où il concluait que ceux qui, dans l'amour, ont l'utilité en vue ne pèchent point. C'est par de semblables raisons qu'il surprenait ceux qui l'écoutaient.
Il y a apparence qu'on l'appela Théos depuis la réponse qu'il fit à Stilpon. Celui-ci lui ayant demandé s'il était réellement ce que son nom signifiait, il répondit que oui. Vous êtes donc dieu? répliqua Stilpon. Theodore, recevant cela en plaisantant, repartit: Vous prouveriez, par un raisonnement pareil, que vous n'êtes qu'une corneille ou quelque autre animal semblable.

[101] Un jour qu'il était assis auprès d'Euryclide d'Hiéraphante, il lui demanda qui il fallait regarder comme impies sur les mystères de la religion : Ce sont ceux, répondit Euryclide, qui les découvrent à d'autres qui n'y sont pas encore initiés. En ce cas-là, répliqua Théodore, vous êtes vous-même coupable de ce crime, puisque vous expliquez ce qu'il y a de plus secret dans la religion à des personnes qui ne la professent pas encore. Il courut risque d'être cité à l'aréopage, et peu s'en fallut qu'il n'éprouvât la sévérité de ce tribunal ; mais Démétrius de Phalère le tira d'embarras. Amphicrate, dans ses Vies des Hommes illustres, rapporte pourtant qu'il fut condamné à boire de la ciguë.

[102] Pendant qu'il était à la cour de Ptolémée, fils de Lagus, ce prince l'envoya en ambassade auprès de Lysimaque, qui lui demanda fort librement s'il n'avait pas été chassé d'Athènes. On vous a parfaitement bien informé, lui répondit Théodore. Les Athéniens m'ont banni de leur ville, parce qu'ils étaient comme Sémèle, qui fut trop faible pour porter Bacchus. Lysimaque poursuivit : Prenez garde de ne pas revenir ici une autre fois. Je n'y reviendrai point, répliqua Théodore, à moins que Ptolémée ne trouve bon de m'y renvoyer.
Myrthus, trésorier de Lysimaque, qui était présent à cette audience, lui dit là-dessus : II me semble que non seulement vous ne savez pas l'honneur qui appartient aux dieux, mais que vous ignorez même le respect qui est dû aux rois. Je sais si bien, reprit le philosophe, ce qui est dû aux dieux, que je vous regarde comme leur ennemi.
On dit qu'étant un jour venu à Corinthe, suivi de beaucoup de disciples, Métrocle le cynique, qui nettoyait des légumes, lui dit : Tu n'aurais pas une si grande suite si tu nettoyais des légumes. Et toi, répondit Théodore, tu ne ferais pas si mauvaise chère, si tu savais converser avec le monde.

[103] Nous avons rapporté quelque chose de pareil au sujet de Diogène et d'Aristippe. Voilà ce qu'on sait de la vie et des mœurs de ce philosophe, qui enfin partit pour Cyrène, où il demeura longtemps estimé de Marius (02). On dit que, lorsqu'on l'obligea d'en sortir, il dit : Vous avez grand tort de m'exiler de Libye en Grèce.
II y a eu vingt Théodores. Le premier, qui était de Samos et fils de Rhoecus, conseilla que, pour affermir les fondements du temple d'Éphèse, on y semât du charbon, parce que l'endroit était humide, et qu'il prétendait que le bois brûlé à ce degré acquiert une solidité qui empêche que l'eau ne puisse le pourrir ; le second, natif de Cyrène, fut géomètre et maître de Platon ; le troisième est le philosophe dont nous avons parlé ; le quatrième a donné un ouvrage sur la manière d'exercer la voix ;

[104] le cinquième a écrit sur la poésie lyrique, en commençant par Terpandre; le sixième était stoïcien ; le septième a fait une histoire romaine ; le huitième, Syracusain de naissance, a publié un traité de l'art militaire; le neuvième, né à Byzance, a passé pour grand jurisconsulte; le dixième, aussi habile dans le même genre, est cité par Aristote dans son abrégé des plus fameux orateurs ; le onzième, citoyen de Thèbes, exerça la sculpture ; le douzième, qui fut peintre, est celui dont Polémon fait mention dans ses œuvres ; le treizième fut un autre peintre d'Athènes, qui était connu de Ménodote ; le quatorzième, aussi peintre d'Éphèse, est allégué par Théophane dans son livre de la Peinture ; le quinzième fut poète épigrammatiste ; le seizième fut auteur d'un ouvrage sur la poésie ; le dix-septième, médecin et disciple d'Athénée; le dix-huitième était natif de Chio et philosophe stoïcien ; le dix-neuvième, stoïcien aussi, était de Milet; le vingtième s'est fait connaître par ses pièces tragiques.

(01) Autrement, dans les sensations.
(02)
On a quelque soupçon que ce dernier mot est tardif.