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table des matières de l'œuvre dE JULIEN

Julien l’Apostat

Contre les Galiléens

Traduction M. le Marquis d’Argens

de l’Académie Royale des Sciences et Belles Lettres — 1764

texte numérisé et mis en page par François-Dominique FOURNIER

 

Contre les Galiléens

Julien l’Apostat, empereur romain.

(suite)

 

Il m’a paru à propos d’exposer à la vue de tout le monde, les raisons que j’ai eues de me persuader, que la Secte des Galiléens n’est qu’une fourberie purement humaine, et malicieusement inventée, qui, n’ayant rien de divin, est pourtant venue à bout de séduire les esprits faibles, et d’abuser de l’affection que les hommes ont pour les fables, en donnant une couleur de vérité et de persuasion à des fictions prodigieuses.

Je parlerai d’abord de tous les différents Dogmes des Chrétiens, afin que, si quelques uns de ceux, qui liront cet ouvrage, veulent y répondre, ils suivent la méthode établie dans les Tribunaux judiciaires ; qu’ils n’agitent pas une autre cause, et qu’ils n’aient pas recours à une récrimination, qui ne peut servir à rien, s’ils n’ont auparavant détruit les accusations dont on les charge, et justifié les Dogmes qu’ils soutiennent. En suivant cette maxime, leur défense, si elle est bonne, en fera plus claire, plus véridique, et plus propre à détruire nos reproches.

Il est d’abord nécessaire d’établir, en peu de paroles, d’où nous vient l’idée de Dieu, et quelle est celle que nous devons en avoir. Ensuite nous comparerons la notion qu’en ont les Grecs avec celle des Hébreux : et après les avoir examinées toutes les deux, nous interrogerons les Galiléens, qui ne pensent ni comme les Grecs ni comme les Hébreux. Nous leur demanderons, sur quoi ils se fondent, pour préférer leurs sentiments aux nôtres, d’autant qu’ils en ont changé souvent, et qu’après s’être éloignés des premiers, ils ont embrasé un genre de vie différent de celui de tous les autres hommes. Ils prétendent qu’il n’y a rien de bon et d’honnête chez les Grecs et chez les Hébreux, cependant ils se sont appropriés, non les vertus, mais les vices de ces deux Nations. Ils ont puisé chez les Juifs la haine implacable contre toutes les différentes religions des Nations, et le genre de vie infâme et méprisable, qu’ils pratiquent dans la paresse et dans la légèreté, ils l’ont pris des Grecs. C’est là ce qu’ils regardent comme le véritable culte de la Divinité.

Il faut convenir que, parmi le bas peuple, les Grecs ont cru et inventé des fables ridicules, même monstrueuses. Ces hommes simples et vulgaires ont dit, que Saturne ayant dévoré les enfants les avait vomis ensuite ; que Jupiter avait eu un commerce incestueux avec sa mère, de laquelle il avait eu des enfants, et qu’il avait épousé sa propre fille. A ces contes absurdes on ajoute ceux du démembrement de Bacchus, et du replacement de ses membres. Ces fables font répandues parmi le bas peuple ; mais voyons comment pensent les gens éclairés. Examinons ce qu’ont dit les Législateurs et les Philosophes.

Considérons ce que Platon écrit de Dieu et de son essence ; et faisons attention à la manière dont il s’exprime lors qu’il parle de la création du monde, et de l’Être suprême qui l’a formé. Opposons ensuite ce Philosophe Grec à Moïse, et voyons qui des deux a parlé de Dieu avec plus de grandeur et de dignité. Nous découvrirons alors aisément quel est celui qui mérite le plus d’être admiré, et de parler de l’Être suprême ; ou Platon qui admit les Temples et les simulacres des Dieux, ou Moïse qui, selon l’Écriture, conversait face à face et familièrement avec Dieu. Au commencement, dit cet Hébreu, Dieu fit le Ciel et la Terre ; la Terre était vide sans forme, les ténèbres étaient sur la surface de l’abîme ; et l’Esprit de Dieu était porté sur la surface des Eaux. Et Dieu dit que la lumière soit, et la lumière fut ; Et Dieu vit que la lumière était bonne ; Et Dieu sépara la lumière des ténèbres : Et Dieu appela la Lumière jour, et il appela les ténèbres la nuit. Ainsi fut le soir, ainsi fut le matin ; ce fut le premier jour. Et Dieu dit qu’il y ait un firmament au milieu des Eaux ; et Dieu nomma le Firmament le Ciel : et Dieu dit que l’eau, qui est sous le Ciel, se rassemble ensemble afin que le sec paraisse ; et cela fut fait. Et Dieu dit que la Terre porte l’herbe et les Arbres. Et Dieu dit qu’il se fasse deux grands luminaires dans l’étendue des Cieux pour éclairer le Ciel et la Terre. Et Dieu les plaça dans le firmament du Ciel, pour luire sur la terre, et pour faire la nuit et le jour.

Remarquons d’abord que dans toute cette narration Moïse ne dit pas, que l’abîme ait été produit par Dieu : il garde le même silence sur l’eau et sur les ténèbres ; mais pourquoi, ayant écrit que la lumière avait été produite par Dieu, ne s’est-il pas expliqué de même sur les ténèbres, sur l’eau et sur l’abîme  ? Au contraire il parait les regarder comme des Êtres préexistants, et ne fait aucune mention de leur création. De même il ne dit pas un mot des Anges ; dans toute la relation de la création il n’en est fait aucune mention. On ne peut rien apprendre qui nous instruise, quand, comment, de quelle manière, et pourquoi ils ont été créés. Moïse parle cependant amplement de la formation de tous les Êtres corporels, qui sont contenus dans le Ciel et sur la Terre ; en sorte qu’il semble que cet Hébreu ait cru, que Dieu n’avait créé aucun Être incorporel, mais qu’il avait seulement arrangé la matière qui lui était assujettie. Cela paraît évident par ce qu’il dit de la Terre. Et la Terre était vide et sans forme. On comprend aisément que Moïse a voulu dire, que la matière était une subsistance humide, informe et éternelle qui avait été arrangée par Dieu.

Comparons la différence des raisons, pour lesquelles le Dieu de Platon et le Dieu de Moïse ont créé le monde. Dieu dit, selon Moïse, faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance, pour qu’il domine sur les poissons de la Mer et sur les oiseaux des Cieux, et sur les bêtes, et sur toute la Terre, et sur les reptiles qui rampent sur la Terre. Et Dieu fit l’homme à son image, et il les créa mâle et femelle, et il leur dit : croissez, multipliez, remplissez la Terre, commandez aux poissons de la Mer, aux volatiles des Cieux, à toutes les bêtes, à tous les bestiaux, et à toute la Terre. Entendons actuellement parler le Créateur de l’Univers par la bouche de Platon. Voyons les discours que lui prête ce philosophe. Dieux, moi qui suis votre Créateur et celui de tous les Êtres, je vous annonce, que les choses que j’ai créées ne périront pas, parce que les ayant produites je veux qu’elles soient éternelles. Il est vrai que toutes les choses construites peuvent être détruites ; cependant il n’est pas dans l’ordre de la justice de détruire, ce qui a été produit par la raison. Ainsi quoique vous ayez été créés immortels, vous ne l’êtes pas invinciblement et nécessairement par votre nature,mais vous l’êtes par ma volonté. Vous ne périrez donc jamais, et la mort ne pourra rien sur vous ; car ma volonté est infiniment plus puissante pour vôtre éternité que la nature, et les qualités que vous reçûtes lors de vôtre formation. Apprends donc ce que je vais vous découvrir. Il nous reste trois différents genres d’Êtres mortels. Si nous les oublions, ou que nous en omettions quelqu’un, la perfection de l’Univers n’aura pas lieu, et tous les différents genres d’Êtres, qui font dans l’arrangement du monde, ne seront pas animés. Si je les crée avec l’avantage d’être doués de la vie, alors ils seront nécessairement égaux aux Dieux. Afin donc que les Êtres d’une condition mortelle soient engendrés, et cet univers rendu parfait, recevez, pour vôtre partage, je droit d’engendrer des Créatures, imités dès vôtre naissance la force de mon pouvoir. L’essence immortelle, que vous avez revue, ne fera jamais altérée lorsqu’à cette essence vous ajouterez une partie mortelle ; produisez des Créatures, engendrez, nourrissez-vous d’aliments, et réparés les pertes de cette partie animale et mortelle.

Considérons si ce que dit ici Platon doit être traité de songe et de vision. Ce Philosophe nomme des Dieux que nous pouvons voir, le Soleil, la Lune, les Astres et les Cieux : mais toutes ces choses ne sont que les simulacres d’Êtres immortels, que nous ne saurions apercevoir. Lorsque nous considérons le soleil, nous regardons l’image d’une chose intelligible et que nous ne pourrons découvrir : il en est de même quand nous jetons les yeux sur la lune ou sur quelque autre astre. Tous ces corps matériels ne sont que les simulacres des Êtres, que nous ne pouvons concevoir que par l’esprit. Platon a donc parfaitement connu tous ces Dieux invisibles, qui existent par le Dieu et dans le Dieu suprême, et qui ont été faits et engendrés par lui ; le Créateur du Ciel, de la Terre, et de la Mer, étant aussi celui des Astres, qui nous représentent les Dieux invisibles, dont ils font les simulacres.

Remarquons avec quelle sagesse s’explique Platon dans la création des Êtres mortels. Il manque, dit-il, trois genres d’Êtres mortels ; celui des hommes, des bêtes et des planter, (car ces trois espèces font séparées par leurs différentes essences.) Si quelqu’un de ces genres d’Êtres est créé par moi, il faut qu’il soit absolument et nécessairement immortel. Or si le monde, que nous apercevons, et les Dieux ne jouissent de l’immortalité que parce qu’ils ont été créés par le Dieu suprême, de qui tout ce qui est immortel doit avoir reçu l’Être et la naissance ; ils s’enfuit que l’âme raisonnable est immortelle par cette même raison. Mais le Dieu suprême a cédé aux Dieux subalternes le pouvoir de créer, ce qu’il y a de mortel dans le genre des hommes : ces Dieux, ayant reçu de leur Père et de leur Créateur cette puissance, ont produit sur la terre les différents genres d’animaux, puisqu’il eut fallu, si le Dieu suprême eut été également le créateur de tous les Êtres, qu’il n’y eût eu aucune différence entre le Ciel, les hommes, les bêtes féroces, les poissons. Mais puisqu’il y a un intervalle immense entre les Êtres immortels et les mortels, les premiers ne pouvant être ni améliorés ni détériorés, les seconds étant fournis, au contraire, aux changement en bien et en mal ; il fallait nécessairement que la cause, qui a produit les uns, fût différente de celle qui a créé les autres.

Il n’est pas nécessaire que j’aie recours aux Grecs et aux Hébreux, pour prouver qu’il y a une différence immense entre les Dieux créés par l’Être suprême, et les êtres mortels produits par ces Dieux créés. Quel est, par exemple, l’homme qui ne sente en lui-même la divinité du Ciel, et qui n’élève ses mains vers lui, lorsqu’il prie et qu’il adore l’Être suprême ou les autres Dieux ? Ce n’est pas sans cause, que ce sentiment de religion en faveur du soleil et des autres astres est établi dans l’esprit des hommes. Ils se sont aperçus qu’il n’arrivait jamais aucun changement dans les choses célestes ; qu’elles n’étaient sujettes ni à l’augmentation ni à la diminution ; qu’elles allaient toujours d’un mouvement égal, et qu’elles conservaient les mêmes règles. (Les lois du cours de la lune, du lever, du coucher du soleil, ayant toujours lieu dans les temps marqués.) De cet ordre admirable les hommes ont conclu avec raison, que le Soleil était un Dieu ou la demeure d’un Dieu. Car une chose, qui est par sa nature à l’abri du changement, ne peut être sujette à la mort : et ce qui n’est point sujet à la mort, doit être exempt de toute imperfection. Nous voyons qu’un Être qui est immortel et immuable ne peut être porté et mû dans l’Univers, que par une âme divine et parfaite qui est dans lui, ou par un mouvement qu’il reçoit de l’Être suprême, ainsi qu’est celui que je crois qu’à l’âme des hommes.

Examinons à présent l’opinion des Juifs sur ce qui arriva à Adam et à Ève dans ce Jardin, fait pour leur demeure, et qui avait été planté par Dieu même. Il n’est pas bon, dit Dieu, que l’homme sois seul. Faisons lui une Compagne qui puisse l’aider et qui lui ressemble. Cependant cette compagne non seulement ne lui est d’aucun secours, mais elle ne sert qu’à le tromper, à l’induire dans le piège qu’elle lui tend, et à le faire chasser du Paradis. Qui peut, dans cette narration, ne pas voir clairement les fables les plus incroyables ? Dieu devait sans doute connaître, que ce qu’il regardait comme un secours pour Adam serait sa perte, et que la compagne qu’il lui donnait, était un mal plutôt qu’un bien pour lui.

Que dirons nous du serpent qui parlait avec Ève ? de quel langage se servit- il ? fut-ce de celui de l’homme ? y a-t-il rien de plus ridicule dans les fables populaires des Grecs ?

N’est-ce pas la plus grande des absurdités de dire que Dieu ayant créé Adam et Ève, leur interdit la connaissance du bien et du mal ? quelle est la créature qui puisse être plus stupide, que celle qui ignore le bien et le mal, et qui ne saurait les distinguer ? Il est évident qu’elle ne peut, dans aucune occasion, éviter le crime, ni suivre la vertu, puisqu’elle ignore ce qui est crime, et ce qui est vertu. Dieu avait défendu à l’homme de goûter du fruit qui pouvait seul le rendre sage et prudent. Quel est l’homme assez stupide pour ne pas sentir que, sans la connaissance du bien et du mal, il est impossible à l’homme d’avoir aucune prudence ?

Le serpent n’était donc point ennemi du genre humain, en lui apprenant à connaître ce qui pouvait le rendre sage ; mais Dieu lui portait envie : car lorsqu’il vit que l’homme était devenu capable de distinguer la vertu du vice, il le chassa du paradis terrestre, dans la crainte qu’il ne goûtât du bois de l’arbre de vie, en lui disant : Voici Adam, qui est devenu comme l’un de nous, sachant le bien et le mal ; mais pour qu’il n’étende pas maintenant sa main, qu’il ne prenne pas du bois de la vie, qu’il n’en mange pas, et qu’il ne vienne pas à vivre toujours, l’Eternel Dieu le met hors du jardin d’Éden. Qu’est-ce qu’une semblable narration ? on ne peut l’excuser qu’en disant, qu’elle est une fable allégorique, qui cache un sens secret. Quant à moi, je ne trouve dans tout ce discours, que beaucoup de blasphèmes contre la vraie essence et la vraie nature de Dieu, qui ignore que la femme qu’il donne pour Compagne et pour secours à Adam, sera la cause de son crime ; qui interdit à l’homme la connaissance du bien et du mal, la seule chose qui pût régler ses mœurs ; et qui craint que ce même homme, après avoir pris de l’arbre de vie, ne devienne immortel. Une pareille crainte, et une envie semblable conviennent-elles à la nature de Dieu ?

Le peu de choses raisonnables que les Hébreux ont dit de l’essence de Dieu ; nos Pères, dés les premiers Siècles, nous en ont instruits : et cette Doctrine qu’ils s’attribuent est la nôtre. Moïse ne nous a rien appris de plus ; lui qui parlant plusieurs fois des Anges, qui exécutent les ordres de Dieu, n’a rien osé nous dire, dans aucun endroit, de la nature de ces Anges ; s’ils sont créés, ou s’ils sont incréés ; s’ils ont été faits par Dieu ou par une autre cause ; s’ils obéissent à d’autres Êtres. Comment Moïse a-t-il pu garder, sur tout cela, une silence obstiné, après avoir parlé f amplement de la création du Ciel et de la Terre, des choses qui les ornent et qui y sont contenues ? Remarquons- ici que Moïse dit que Dieu ordonna que plusieurs choses fussent faites, comme le jour, la lumière, le firmament ; qu’il en fit plusieurs lui-même, comme le Ciel, la Terre, le Soleil, la Lune ; et qu’il sépara celles qui existaient déjà, comme l’eau et l’aride. D’ailleurs Moïse n’a osé rien écrire ni sur la nature ni sur la création de l’esprit. Il s’est contenté de dire vaguement, qu’il était porté sur les eaux. Mais cet Esprit, porté sur les eaux, était-il créé, était-il incréé ?

Comme il est évident que Moïse n’a point assez examiné et expliqué les choses qui concernent le Créateur et la création de ce monde ; je comparerai les différents sentiments des Hébreux et de nos Pères sur ce sujet. Moïse dit que le Créateur du monde choisit pour son Peuple la nation des Hébreux, qu’il eut pour elle toute la prédilection possible, qu’il en prit un soin particulier, et qu’il négligea pour elle tous les autres Peuples de la Terre. Moïse, en effet, ne dit pas un seul mot pour expliquer comment les autres nations ont été protégées et conservées par le Créateur, et par quels Dieux elles ont été gouvernées : il semble ne leur avoir accordé d’autre bienfait de l’Être suprême, que de pouvoir jouir de la lumière du soleil et de celle de la lune. C’est ce que nous observerons bientôt. Venons actuellement aux Israélites et aux Juifs, les seuls hommes, à ce qu’il dit, aimés de Dieu. Les Prophètes ont tenu, à ce sujet, le même langage que Moïse. Jésus de Nazareth les a imités ; et Paul, cet homme qui a été le plus grand des imposteurs, et le plus indigne des fourbes, a suivi cet exemple. Voici donc comment parle Moïse. Tu diras à Pharaon, Israël mon fils premier né...... J’ai dit renvoie mon Peuple, afin qu’il me serve ; mais tu n’as pas voulu le renvoyer...... Et ils lui dirent : Le Dieu des Hébreux nous a appelés, nous partirons pour le désert, et nous ferons un chemin de trois jours, pour que nous sacrifions à notre Dieu...... Le Seigneur le Dieu des Hébreux m’a envoyé auprès de toi, disant : Renvoie mon Peuple pour qu’il serve dans le désert.

Moïse et Jésus n’ont pas été les seuls qui disent que Dieu dès le commencement, avait pris un soin tout particulier des Juifs, et que leur sort avait été toujours fort heureux. Il paraît que c’est là le sentiment de Paul, quoique cet homme ait toujours été vacillant dans ses opinions, et qu’il en ait changé si souvent sur le dogme de la nature de Dieu ; tantôt soutenant que les Juifs avaient eu seuls l’héritage de Dieu, et tantôt assurant que les Grecs y avaient eu part ; comme lorsqu’il dit : Est-ce qu’il était seulement le Dieu des Hébreux, ou l’était-il aussi des nations ? certainement il l’était des nations. Il est donc naturel de demander à Paul, pourquoi, si Dieu a été non seulement le Dieu des Juifs, mais aussi celui des autres Peuples ; il a comblé les Juifs de biens et de grâces ; il leur a donné Moïse, la Loi, les Prophètes ; il a fait en leur faveur plusieurs miracles, et même des prodiges qui paraissent fabuleux. Entendez les Juifs, ils disent : L’homme a mangé le pain des Anges. Enfin Dieu a envoyé aux Juifs Jésus qui ne fut pour les autres nations, ni un Prophète, ni un Docteur, ni même un Prédicateur de cette grâce divine et future à laquelle à la fin ils devaient avoir part. Mais avant ce temps il se passa plusieurs milliers d’années, où les nations furent plongées dans la plus grande ignorance, rendant, selon les Juifs, un culte criminel au simulacres des Dieux. Toutes les nations qui font situées sur la terre depuis l’orient à l’occident, et depuis le midi jusqu’au septentrion, excepté un petit peuple habitant depuis deux mille ans, une partie de la Palestine, furent donc abandonnées de Dieu. Mais comment est-il possible, si ce Dieu est le nôtre comme le vôtre, s’il a créé également toutes les nations ; qu’il les ait si fort méprisées,et qu’il ait négligé tous les peuples de la terre ? Quand même nous conviendrions avec vous, que le Dieu de toutes les nations a eu une préférence marquée pour la vôtre, et un mépris pour toutes les autres ; ne s’ensuivra-t-il pas de là, que Dieu est envieux, qu’il est partial ? or comment Dieu peut-il être sujet à l’envie, à la partialité, et punir, comme vous le dites, les péchés des Pères sur les enfants innocents ? Est-il rien de si contraire à la nature divine, nécessairement bonne par son essence ?

Après avoir examiné l’opinion des Juifs, sur la bonté de Dieu envers les hommes, voyons quelle est celle des Grecs. Nous disons que le Dieu suprême, le Dieu Créateur est le Roi et le Père commun de tous les hommes ; qu’il a distribué toutes les nations à des Dieux, à qui il en a commis le soin particulier ; et qui les gouvernent de la manière qui leur est la meilleure et la plus convenable : car dans le Dieu suprême, dans le Père, toutes les choses font parfaites et unes : mais les Dieux créés agissent, dans les particulières qui leur font commises, d’une manière différente. Ainsi Mars gouverne les guerres dans les nations ; Minerve leur distribue et leur inspire la prudence ; Mercure les instruit plutôt de ce qui orne leur esprit ; que de ce qui peut les rendre audacieuses. Les Peuples suivent les impressions, et les notions qui leur sont données par les Dieux qui les gouvernent. Si l’expérience ne prouve pas ce que nous disons, nous consentons que nos opinions soient regardées comme des fables, et les vôtres comme des vérités. Mais si une expérience toujours uniforme et toujours certaine, a vérifié nos sentiments, et montré la fausseté des vôtres, auxquels elle n’a jamais répondu ; pourquoi conservez-vous une croyance aussi fausse que l’est la vôtre ? Apprenez-nous, s’il est possible, comment les Gaulois et les Germains sont audacieux, les Grecs et les Romains policés et humains, cependant courageux et belliqueux ? les Egyptiens font ingénieux et spirituels ? les Syriens, peu propres aux armes, font prudents, rusés, dociles ? S’il n’y a pas une cause et une raison de la diversité des mœurs et des inclinations de ces nations, et qu’elle soit produite par le hasard, il faut nécessairement en conclure qu’aucune providence ne gouverne le monde. Mais si cette diversité si marquée est toujours la même, et est produite par une cause ; qu’on m’apprenne d’où elle vient, si c’est directement par le Dieu suprême, ou par les Dieux à qui il a confié le soin des nations[i].

Il est constant qu’il y a des lois établies chez tous les hommes, qui s’accordent parfaitement aux notions et aux usages de ces mêmes hommes. Ces lois sont humaines et douces chez les Peuples qui font portés à la douceur : elles font dures et même cruelles chez ceux dont les mœurs font féroces. Les différents Législateurs, dans les instructions qu’ils ont données aux nations, se sont conformés à leurs idées ; ils ont fort peu ajouté et changé à leurs principales coutumes. C’est pourquoi les Scythes regardèrent Anacharfis comme un insensé, parce qu’il avait voulu introduire des lois contraires à leurs mœurs. La façon de penser des différentes nations ne peut jamais être changée entièrement. L’on trouvera fort peu de peuples situés à l’occident, qui cultivent la philosophie et la géométrie, et qui même soient propres à ce genre d’étude ; quoique l’empire Romain ait étendu si loin ses conquêtes. Si quelques-uns des hommes les plus spirituels de ces nations font parvenus sans étude, a acquérir le talent de s’énoncer avec clarté, et avec quelque grâce ; c’est à la simple force de leur génie qu’ils en font redevables. D’où vient donc la différence éternelle des mœurs, des usages, des idées des nations ; si ce n’est de la volonté des Dieux, à qui leur conduite a été confiée par le Dieu suprême ?[ii]

Venons actuellement à la variété des langues, et voyons combien est fabuleuse la cause que Moïse lui donne. Il dit que les fils des hommes, ayant multiplié, voulurent faire une ville, et bâtir en milieu une grande tour : Dieu dit alors qu’il descendrait, et qu’il confondrait leur langage. Pour qu’on ne me soupçonne pas d’altérer les paroles de Moïse, je les rapporterai ici. Ils dirent (les hommes) venez, bâtissons une ville et une tour, dont le sommet aille jusqu’au Ciel ; et acquérons nous de la réputation avant que nous soyons dispersés sur la surface de la terre. Et le Seigneur descendit pour voir la ville et la tour que les fils des hommes avaient bâties : et le Seigneur dit : voici, ce n’est qu’un même peuple, ils ont un même langage, et ils commencent à travailler ; et maintenant rien ne les empêchera d’exécuter ce qu’ils ont projette : Or ça descendons et confondons leur langage, afin qu’ils n’entendent pas le langage l’un de l’autre. Ainsi le Seigneur les dispersa de là par toute la terre, et ils cessèrent de bâtir leur ville. Voila les contes fabuleux, auxquels vous voulez que nous ajoutions foi : et vous refusez de croire ce que dit Homère des Aloïdes, qui mirent trois montagnes l’une sur l’autre pour se faire un chemin jusqu’au Ciel. Je sais que l’une et l’autre de ces histoires sont également fabuleuses : mais puisque vous admettez la vérité de la première, pourquoi refusez-vous de croire à la seconde ? ces contes font également ridicules : Je pense qu’on ne doit pas ajouter plus de foi aux uns qu’aux autres ; je crois même que ces fables ne doivent pas être proposées comme des vérités à des hommes ignorants. Comment peut-on espérer de leur persuader, que tous les hommes habitant dans une contrée, et se servant de la même langue, n’aient pas senti l’impossibilité de trouver, dans ce qu’ils ôteraient de la terre, assez de matériaux pour élever un bâtiment qui allât jusqu’au Ciel ? il faudrait employer tout ce que les différents côtés de la terre contiennent de solide, pour pouvoir parvenir jusqu’à l’orbe de la lune. D’ailleurs quelle étendue les fondements, et les premiers étages d’un semblable édifice ne demanderaient-ils pas ? Mais supposons que tous les hommes de l’Univers se réunissant ensemble, et parlant la même langue, eussent voulu épuiser la terre de tous les côtés, et en employer toute la matière pour élever un bâtiment ; quand est-ce que ces hommes auraient pu parvenir au Ciel, quand même l’ouvrage qu’ils entreprenaient, eut été de la construction la plus simple ? Comment donc pouvez-vous débiter et croire une fable aussi puérile, et comment pouvez-vous vous attribuer la connaissance de Dieu ; vous qui dites qu’il fit naître la confusion des langues, parce qu’il craignit les hommes ? Peut-on avoir une idée plus absurde de la Divinité !

Mais arrêtons-nous encore quelque tems sur ce que Moïse dit de la confusion des langues. Il l’attribue à ce que Dieu craignit que les hommes, parlant un même langage, ne vinssent l’attaquer jusques dans le Ciel. Il en descendit donc apparemment pour venir sur la terre : car où pouvait-il descendre ailleurs ?[iii] c’était mal prendre ses précautions : puisqu’il craignit que les hommes ne l’attaquassent dans le Ciel, à plus forte raison devait-il les appréhender sur la terre. A l’occasion de cette confusion des langues, Moïse ni aucun autre Prophète n’a parlé de la cause de la différence des mœurs et des lois des hommes, quoiqu’il y ait encore plus d’opposition et de contrariété dans les mœurs et dans les lois des nations, que dans leur langage. Quel est le Grec qui ne regarde comme un crime de connaître charnellement sa mère, sa fille, et même sa sœur ? Les Perses pensent différemment ; ces incestes ne font point criminels chez eux. Il n’est pas nécessaire pour faire sentir la diversité des mœurs, que je montre combien les Germains aiment la liberté, avec quelle impatience ils sont soumis à une domination étrangère ; les Syriens, les Perles, les Parthes sont, au contraire, doux, paisibles, ainsi que toutes les autres nations qui font à l’orient et au midi. Si cette contrariété de mœurs, de lois, chez les différents peuples, n’est que la suite du hasard ; pourquoi ces mêmes peuples, qui ne peuvent rien attendre de mieux de l’Être Suprême, honorent- ils et adorent- ils un Être dont la providence ne s’étend point sur eux ? Car celui qui ne prend aucun soin du genre de vie, des mœurs, des coutumes, des règlements, des lois, et de tout ce qui concerne l’état civil des hommes ; ne saurait exiger un culte de ces mêmes hommes qu’il abandonne au hasard, et aux âmes desquels il ne prend aucune part. Voyez combien votre opinion est ridicule dans les biens qui concernent les hommes : observons ici que ceux qui regardent l’esprit, font bien au dessus de ceux du corps. Si donc l’Être Suprême a méprisé le bonheur de nos âmes, n’a pris aucune part à ce qui pouvait rentre notre état heureux, ne nous a jamais envoyé, pour nous instruire, des Docteurs, des Législateurs ; mais s’est contenté d’avoir soin des Hébreux, de les faire instruire par Moïse et par les Prophètes ; de quelle espèce de grâce pouvons-nous le remercier ? Loin qu’un sentiment aussi injurieux à la Divinité Suprême, soit véritable, voyez combien nous lui devons de bienfaits qui vous font inconnus. Elle nous a donné des Dieux et des Protecteurs qui ne font point inférieurs à celui que les Juifs ont adoré dès le commencement, et que Moïse dit n’avoir eu d’autre soin que celui des Hébreux. La marque évidente que le Créateur de l’Univers a connu que nous avions de lui une notion plus exacte et plus conforme à sa nature, que n’en avaient les Juifs ; c’est qu’il nous a comblés de biens, qu’il nous a donné en abondance ceux de l’esprit et ceux du corps, comme nous le verrons dans peu. Il nous a envoyé plusieurs Législateurs, dont les moindres n’étaient pas inférieurs à Moïse ; et les autres lui étaient bien supérieurs.

S’il n’est pas vrai que l’Être Suprême a donné le gouvernement particulier de chaque nation à un Dieu, à un Génie qui régit et protégé un certain nombre d’êtres aminés qui sont commis à sa garde, aux mœurs et aux lois desquels il prend part ; qu’on nous apprenne d’où viennent, dans les lois et les mœurs des hommes, les différences qui s’y trouvent. Répondre que cela se fait par la volonté de Dieu, c’est ne nous appendre rien. Il ne suffit pas d’écrire dans un Livre : Dieu a dit, et les choses ont été faites ; car il faut voir, si ces choses qu’on dit avoir été faites par la volonté de Dieu, ne sont pas, contraires à l’essence des choses : auquel cas elles ne peuvent avoir été faites par la volonté de Dieu, qui ne peut, changer l’essence des choses. Je m’expliquerai plus clairement. Par exemple, Dieu commanda que le feu s’élevât, et que la terre fût au dessus. Il fallait donc que le feu fût plus léger et la terre plus pesante. [iv] Il en est ainsi de toutes les choses. Dieu ne saurait faire que l’eau fût du feu, et le feu de l’eau en même tems ; parce que l’essence de ces éléments ne peut permettre ce changement, même par le pouvoir divin. Il en est de même des essences divines que des mortelles : elles ne peuvent être changées. D’ailleurs il est contraire à l’idée que nous avons de Dieu, de dire qu’il exécute des choses qu’il fait être contraires à l’ordre, et qu’il veut détruire ce qui est bien selon sa nature. Les hommes peuvent penser d’une manière aussi peu juste, parce qu’étant nés mortels, ils font faibles, sujets aux passions et portés au changement. Mais Dieu étant éternel, immuable, ce qu’il a ordonné doit l’être aussi. Toutes les choses qui existent sont produites par leur nature, et conformes à cette même nature. Comment est-ce que la nature pourrait donc agir contre le pouvoir divin, et s’éloigner de l’ordre, dans lequel elle doit être nécessairement ? Si Dieu donc avait voulu que non seulement les langues des nations, mais leurs mœurs et leurs lois fussent confondues, et changées tout à coup ; cela étant contraire à l’essence des choses, il n’aurait pu le faire par sa seule volonté ; il aurait fallu qu’il eût agi selon l’essence des choses : or il ne pouvoir changer les différentes natures des êtres, qui s’opposaient invinciblement à ce changement subit. Ces différentes natures s’aperçoivent non seulement dans les esprits, mais encore dans les corps des hommes nés dans différentes nations. Combien les Germains et les Scythes ne sont-ils pas entièrement différents des Africains et des Ethiopiens ? Peut-on attribuer une aussi grande différence au simple ordre qui confondit les langues ; et n’est-il pas plus raisonnable d’en chercher l’origine dans l’air, dans la nature du climat, dans l’aspect du Ciel, et chez les Dieux qui gouvernent ces hommes dans des climats opposés l’un à l’autre ?

Il est évident que Moïse a connu cette vérité ; mais il a cherché à la déguiser et à l’obscurcir. C’est ce qu’on voit clairement, si l’on fait attention qu’il a attribué la division des langues, non à un seul Dieu, mais à plusieurs. Il ne dit pas que Dieu descendit seul ou accompagné d’un autre ; il écrit, qu’ils descendirent plusieurs. Il est donc certain qu’il a cru que ceux qui descendirent avec Dieu étaient d’autres Dieux. N’est-il pas naturel de penser que s’ils se trouvèrent à la confusion des langues, et s’ils en furent la cause, ils furent aussi celle de la diversité des mœurs et des lois des nations, lors de leurs dispersion.

Pour réduire en peu de mots ce dont je viens de parler amplement, je dis que si le Dieu de Moïse est le Dieu Suprême, le Créateur du monde ; nous l’avons mieux connu que le Législateur Hébreu, nous qui le regardons comme le Père et le Roi de l’Univers dont il a été le Créateur. Nous ne croyons pas que parmi les Dieux qu’il a donnés aux peuples, et auxquels il en a confié le soin, il ait favorisé l’un beaucoup plus que l’autre. Mais quand même Dieu en aurait favorisé un, et lui aurait attribué le gouvernement de l’Univers ; il faudrait croire que c’est à un de ceux qu’il nous a donnés, qu’il a accordé cet avantage. N’est-il pas plus naturel d’adorer à la place du Dieu Suprême, celui qu’il aurait chargé de la domination de tout l’Univers ; que celui au quel il n’aurait confié le soin que d’une très petite partie de ce même Univers ?

Les Juifs vantent beaucoup les lois de leur Décalogue. Tu ne voleras point. Tu ne tueras pas. Tu ne rendras par de faux témoignages. Ne voilà-t-il pas des lois bien admirables, et auxquelles il a fallu beaucoup penser pour les établir ! Plaçons ici les autres      préceptes du Décalogue, que Moïse assure avoir été dictés par Dieu même. Je suis le Seigneur ton Dieu, qui t’ai retiré de la terre d’Égypte. Tu n’auras point d’autre Dieu que moi. Tu ne te feras pas des simulacres. En voici la raison. Je suis le Seigneur ton Dieu ; qui punis les péchés des Pères sur les Enfants ; car je suis un Dieu jaloux. Tu ne prendras pas mon nom en vain. Souviens-toi du jour du Sabbat. Honore ton Père et ta Mère. Ne commets par d’adultère. Ne tue point. Ne rends pas de faux témoignage, et ne désire pas le bien de ton prochain. Quelle est la nation qui connaisse les Dieux, et qui ne suive pas tous ces préceptes, si l’on en excepte ces deux, souviens toi du Sabbat, et n’adore pas les autres Dieux ? Il y a des peines ordonnées par tous les peuples contre ceux qui violent ces lois. Chez certaines Nations, ces peines sont plus sévères que chez les Juifs ; chez d’autres elles font les mêmes que parmi les Hébreux : quelques Peuples en ont établies de plus humaines.

Mais considérons ce passage : Tu n’adoreras point les Dieux des autres nations. Ce discours est indigne de l’Être Suprême, qui devient, selon Moïse, un Dieu jaloux. Aussi cet Hébreu dit-il, dans un autre endroit, Nôtre Dieu est un feu dévorant. Je vous demande si un homme jaloux et envieux ne vous paraît pas digne de blâme ? comment pouvez-vous donc croire que Dieu soit susceptible de haine et de jalousie, lui qui est la souveraine perfection ? est-il convenable de parler aussi mal de la nature, de l’essence de Dieu ; de mentir aussi manifestement ? Montrons plus clairement l’absurdité de vos opinions. Si Dieu est jaloux, il s’ensuit nécessairement que les autres Dieux sont adorés malgré lui : cependant ils le sont par toutes les autres nations. Or pour contenter sa jalousie, pourquoi n’a-t-il pas empêché, que les hommes ne rendissent un culte à d’autre Dieu qu’à lui ? En agissant ainsi, ou il a manqué de pouvoir, ou au commencement il n’a pas voulu défendre le culte des autres Dieux ; il l’a toléré et même permis. La première des ces propositions est impie ; car qui peut borner la puissance de Dieu ? La seconde soumet Dieu à toutes les faiblesses humaines : il permet une chose, et la défend ensuite par jalousie ; il souffre pendant longtemps qui toutes les nations tombent dans l’erreur. N’est-ce pas agir comme les hommes les moins louables, que de permettre le mal pouvant l’empêcher ? Cessez de soutenir des erreurs qui vous rendent odieux à tous les gens qui pensent.

Allons plus avant. Si Dieu veut être seul adoré, pourquoi, Galiléens, adorez-vous ce prétendu fils que vous lui donnez, qu’il ne connut jamais, et dont il n’a aucune idée ? Je ne fais par quelle raison vous vous efforcez de lui donner un substitut, et de mettre un autre à sa place.

Il n’est aucun mortel aussi sujet à la violence des passions, que le Dieu des Hébreux. Il se livre sans cesse à l’indignation, à la colère, à la fureur : il passe dans un moment d’un parti à l’autre. Ceux qui parmi vous, Galiléens, ont lu le Livre auquel les Hébreux donnent le nom de Nombres, connaissent la vérité de ce que je dis. Après que l’homme, qui avait amené une Madianite qu’il aimait, eut été tué lui et cette femme par un coup de javeline, Dieu dit à Moïse : Phinées fils d’Eléasar, fils d’Aron le Sacrificateur, a détourné ma colère de dessus les Enfants d’Israël , parce qu’il a été animé de mon zèle au milieu d’eux, et je n’ai point consumé et réduit en cendres les enfants d’Israël par mon ardeur. Peut-on voir une cause plus légère, que celle pour laquelle l’Ecrivain Hébreu représente l’Être Suprême livré à la plus terrible colère ? et que peut-on dire de plus absurde et de plus contraire à la nature de Dieu ? Si dix hommes, quinze si l’on veut, mettons en cent, allons plus avant, mille ont désobéi aux ordres de Dieu ; faut-il pour punir dix hommes et même mille, en faire périr vingt quatre mille, comme il arriva dans cette occasion ? Combien n’est-il pas plus conforme à la nature de Dieu, de sauver un coupable avec mille innocents, que de perdre un coupable en perdant mille innocents ? Le Dieu de Moïse, que cet Hébreu appelle le Créateur du Ciel et de la Terre, se livre à de si grands excès de colère, qu’il a voulu plusieurs fois détruire entièrement la nation des Juifs, cette nation qui lui était si chère. Si la violence d’un génie, si celle d’un simple héros peut être funeste à tant de villes, qu’arriverait-il donc aux démons, aux anges, à tous les hommes sous un Dieu aussi violent et aussi jaloux que celui de Moïse ?

Comparons maintenant, non Moïse, mais le Dieu de Moïse, à Lycurgue qui fut un Législateur sage, à Solon qui fût doux et clément, aux Romains qui usèrent de tant de bonté et de tant d’équité envers les criminels.

Apprenez, Galiléens, combien nos lois et nos mœurs font préférables aux vôtres. Nos Législateurs et nos Philosophes nous ordonnent d’imiter les Dieux, autant que nous pouvons ; ils nous prescrivent, pour parvenir à cette imitation, de contempler et d’étudier la nature des choses. C’est dans la contemplation, dans le recueillement, et les réflexions de l’âme sur elle-même, que l’on peut acquérir les vertus qui nous approchent des Dieux, et nous rendent, pour ainsi dire, semblables à eux. Mais qu’apprend chez les Hébreux l’imitation de leur Dieu ? elle enseigne aux hommes à se livrer à la fureur, à la colère, et à la jalousie la plus cruelle. Phinées, dit le Dieu des Hébreux, a apaisé ma fureur, parce qu’il a été animé de mon zèle contre les Enfants d’Israël. Ainsi le Dieu des Hébreux cesse d’être en colère, s’il trouve quelqu’un qui partage son indignation et son chagrin. Moïse parle de cette manière en plusieurs endroits de ses Écrits.

Nous pouvons prouver évidemment, que l’Être Suprême ne s’en est pas tenu à prendre soin des Hébreux, mais que sa bonté et sa providence se font étendues sur toutes les autres nations ; elles ont même reçu plus de grâces que les Juifs. Les Égyptiens ont eu beaucoup de Sages qui ont fleuri chez eux, et dont les noms sont connus. Plusieurs de ces Sages ont succédé à Hermès : je parle de ce Hermès, qui fut le troisième de ce nom qui vint en Égypte. Il y a eu chez les Chaldéens et chez les Assyriens un grand nombre de philosophes depuis Annus et Belus ; et chez les Grecs une quantité considérable depuis Chiron, parmi lesquels il y a eu des hommes éclairés, qui ont perfectionné les arts, et interprété les choses divines. Les Hébreux se vantent ridiculement d’avoir tous ces grands hommes dans un seul. Mais David et Samson méritent plutôt le mépris que l’estime des gens éclairés. Ils ont d’ailleurs été si médiocres dans l’art de la guerre, et si peu comparables aux Grecs, qu’ils n’ont pu étendre leur domination au delà des bornes d’un très petit pays.

Dieu a donné à d’autres nations, qu’à celle des Hébreux, la connaissance des sciences et de la philosophie. L’Astronomie, ayant pris naissance chez les Babyloniens, à été perfectionnée par les Grecs ; la Géométrie, inventée par les Égyptiens, pour faciliter la juste division des terres, a été poussée au point où elle est aujourd’hui, par ces mêmes Grecs. Ils ont encore réduit en art, et fait une science utile des nombres, dont la connaissance avait commencé chez les Phéniciens. Les Grecs se servirent ensuite de la Géométrie, de l’Astronomie, de la connaissance des nombres, pour former un troisième art. Après avoir joint l’Astronomie à la Géométrie, et la propriété des nombres à ces deux sciences, ils y unirent la modulation, formèrent leur musique, la rendirent mélodieuse, harmonieuse, capable de flatter l’oreille par les accords et par la juste proportion des sons.

Continuerai-je de parler des différentes sciences qui ont fleuri dans toutes les nations ; ou bien ferai-je mention des hommes, qui s’y sont distingués par leurs lumières et par leur probité ? Platon, Socrate, Aristide, Cimon, Thalès, Lycurgue, Agésilas, Archidamus ; enfin, pour le dire en un mot, les Grecs ont eu un peuple de Philosophes, de grands Capitaines, de Législateurs, d’habiles artistes ; et même les Généraux d’armée, qui parmi eux ont été regardés comme les plus cruels et les plus scélérats, ont agi, envers ceux qui les avaient offensés, avec beaucoup plus de douceur et de clémence, que Moïse à l’égard de ceux de qui il n’avait reçu aucune offense.

De quel règne glorieux et utile aux hommes vous parlerai-je ? sera-ce de celui de Persée, d’Éaque, ou de Minos Roi de Crète ? ce dernier purgea la mer des Pirates, après avoir mis les barbares en fuite, depuis la Syrie jusqu’en Sicile. Il établit sa domination, non seulement sur toutes les villes, mais encore sur toutes les côtes maritimes. Le même Minos, ayant associé ton frère à son Royaume, lui donna à gouverner une partie de ses sujets. Minos établit des lois admirables, qui lui avaient été communiquées par Jupiter ; et c’était selon ces lois que Rhadamante exerçait la justice.

Mais qu’a fait votre Jésus qui, après avoir séduit quelques Juifs des plus méprisables, est connu seulement depuis trois cent ans ? pendant le cours de sa vie, il n’a rien exécuté, dont la mémoire soit digne de passer à la postérité ; si ce n’est que l’on ne mette au nombre des grandes actions, qui ont fait le bonheur de l’Univers, la guérison de quelques boiteux, et de quelques démoniaques des petits villages de Bethsaïda et de Béthanie.

Après que Rome eut été fondée, elle soutint plusieurs guerres, se défendit contre les ennemis qui l’environnaient, et en vainquit une grande partie : mais le péril étant augmenté, et par conséquent le secours lui étant devenu plus nécessaire ; Jupiter lui donna Numa, qui fut un homme d’une vertu admirable, qui se retirant souvent dans des lieux écartés, conversait avec les Dieux familièrement, et recevait d’eux des avis très salutaires sur les lois qu’il établit, et sur le culte des choses religieuses.

Il paraît que Jupiter donna lui-même une partie de ces institutions divines à la ville de Rome, par des inspirations à Numa, par la Sibille, et par ceux que nous appelions Devins. Un bouclier tomba du Ciel ; on trouva une tête en creusant sur le mont Capitolin, d’où le Temple du grand Jupiter prit son nom. Mettrons-nous ces bienfaits, et ces présents des Dieux au nombre des premiers, ou des féconds qu’ils font aux nations ? Mais vous, Galiléens, les plus malheureux des mortels par vôtre prévention, lorsque vous refusez d’adorer le bouclier tombé du Ciel, honoré depuis tant de siècles par vos ancêtres, comme un gage certain de la gloire de Rome, et comme une marque de la protection directe de Jupiter et de Mars ; vous adorez le bois d’une croix, vous en faites le signe sur votre front, et vous le placez dans le plus fréquenté de vos appartements. Doit-on haïr, ou plaindre et mépriser ceux, qui passent chez vous pour être les plus prudents, et qui tombent cependant dans des erreurs si funestes ? ces insensés, après avoir abandonné le culte des Dieux éternels, suivi par leurs Pères, prennent pour leur Dieu un homme mort chez les Juifs.

L’inspiration divine, que les Dieux envoient aux hommes, n’est le partage que de quelques-uns dont le nombre est petit ; il est difficile d’avoir part à cet avantage, et le temps n’en peut être fixé. Ainsi les Oracles, et les Prophéties non seulement n’ont plus lieu chez les Grecs, mais même chez les Égyptiens. L’on voit des Oracles fameux cesser dans la révolution des temps : c’est pourquoi Jupiter, le protecteur et le bienfaiteur des hommes, leur a donné l’observation des choses qui servent à la divination, afin qu’ils ne soient pas entièrement privés de la société des Dieux, et qu’ils reçoivent, par la connaissance de cette science, les choses qui leur sont nécessaires.

Peu s’en est fallu, que je n’aie oublié le plus grand des bienfaits de Jupiter et du Soleil : ce n’est pas sans raison que j’ai différé d’en parler jusqu’à présent. Ce bienfait ne regarde pas les seuls Grecs, mais toutes les nations qui y ont eu part. Jupiter ayant engendré Esculape, (ce font des vérités couvertes par la fable, et que l’esprit peut seul connaître.) Ce Dieu de la Médecine fut vivifié dans le monde, par la fécondité du Soleil. Un Dieu si salutaire aux honnies étant donc descendu du Ciel, sous la forme humaine, parut d’abord à Epidaure ; ensuite il étendit une main secourable par toute la terre. D’abord Pergame se ressentit des les bienfaits, ensuite l’Ionie et Tarente : quelques temps après Rome, l’île de Co, et les régions de la Mer Egée. Enfin toutes les nations eurent part aux faveurs de ce Dieu, qui guérit également les maladies de l’esprit, et celles du corps, détruit les vices du premier et les infirmités de second.

Les Hébreux peuvent-ils se vanter d’avoir reçu un pareil bienfait de l’Être Suprême ? Cependant, Galiléens, vous nous avez quittés, et vous avez, pour ainsi dire, passé comme des transfuges auprès des Hébreux. Du moins vous eussiez dû, après vous être joints à eux, écouter leurs discours ; vous ne seriez pas actuellement aussi malheureux que vous l’êtes ; et quoique votre fort soit beaucoup plus mauvais, que lorsque vous étiez parmi nous, on pourrait le regarder comme supportable, si après avoir abandonné les Dieux, vous en eussiez du moins reconnu un, et n’eussiez pas adoré un simple homme comme vous faites aujourd’hui. Il est vrai que vous auriez toujours été malheureux d’avoir embrassé une Loi remplie de grossièreté et de barbarie, mais quant au culte que vous auriez, il serait bien plus pur et plus raisonnable, que celui que vous professez : il vous est arrivé la même chose qu’aux sangsues, vous avez tiré le sang le plus corrompu, et vous avez laissé le plus pur.

Vous n’avez point recherché ce qu’il y avait de bon chez les Hébreux ; vous n’avez été occupés qu’à imiter leur mauvais caractère et leur fureur : comme eux vous détruisez les temples et les autels. Vous égorgez non seulement ceux qui sont Chrétiens, auxquels vous donnez le nom d’hérétiques, parce qu’ils ont des Dogmes différents de vôtres sur le Juif mis à mort par les Hébreux ; mais les opinions que vous soutenez, sont des chimères que vous avez inventées. Car ni Jésus, ni Paul ne vous ont rien appris sur ce sujet. La raison en est toute simple ; c’est qu’ils ne se sont jamais figuré que vous par vinssiez à ce degré de puissance que vous avez atteint. C’était assez pour eux de pouvoir tromper quelques servantes, et quelques pauvres domestiques ; de gagner quelques femmes et quelques hommes du peuple, comme Cornelius et Sergius. Je consens de passer pour un imposteur, si parmi tous les hommes qui sous le règne de Tibère et de Claude, ont embrassé le Christianisme, on peut en citer un qui ait été distingué ou par sa naissance, ou par son mérite.

Je sens un mouvement qui paraît m’être inspiré, et qui m’oblige tout à coup, Galiléens, à vous demander, pourquoi vous avez déserté les Temples de nos Dieux, pour vous sauver chez les Hébreux. Est-ce parce que les Dieux ont donné à Rome l’Empire de l’Univers ; et que les Juifs, si l’on excepte un très court intervalle, ont toujours été les esclaves de toutes les nations ? Considérons d’abord Abraham, il fut étranger et voyageur dans un pays, dont il n’était pas citoyen. Jacob ne servit-il pas en Syrie, ensuite dans la Palestine, et enfin dans sa vieillesse en Égypte ? Mais, dira-t-on, est-ce que Moïse ne fit pas sortir d’Égypte les descendants de Jacob ; et ne les arracha-t-il pas de la maison de servitude ? à quoi servit aux Juifs, quand ils furent dans la Palestine, leur délivrance d’Égypte ? est-ce que leur fortune en devint meilleure ? elle changea aussi souvent que la couleur du Caméléon. Tantôt soumis à leurs Juges, tantôt à des étrangers, ensuite à des Rois que leur Dieu ne leur accorda pas de bonne grâce ; force par leur importunité, il consentit à leur donner des Souverains, les avertissant qu’ils seraient plus mal sous leurs Rois, qu’ils ne l’avaient été auparavant. Cependant malgré cet avis ils cultivèrent, et habitèrent plus de quatre cent ans leur pays. Ensuite ils furent esclaves des Tyriens, des Mèdes, des Perses, et ils sont les nôtres aujourd’hui.

 

Seconde partie



[i] J’ajouté cela pour rendre la pensée de Julien plus claire.

[ii] Cette dernière phrase n’est point dans le texte, mais elle sert à en éclaircir le sens.

[iii] J’ai un peu étendu ici ma traduction.

[iv] J’ai étendu ici un peu ma traduction, pour rendre plus clairement le sens du texte.