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table des matières de
l'œuvre DE SEXTUS EMPIRICUS
LES HYPOTYPOSES
ou
INSTITUTIONS PYRRHONIENNES
DE
SEXTUS
EMPIRICUS
livre
III
(livre
I - livre II)
Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
texte grec
Pour
avoir le texte grec d'un chapitre, cliquer sur le chapitre.
TRADUCTION DE HUART, PROFESSEUR DE MATHÉMATIQUE
IMPRIMÉ A AMSTERDAM
SEXTUS EMPIRICUS
HYPOTYPOSES
INSTITUTIONS PΥRRONIENNES DE SEXTUS EMPIRICUS.
LIVRE TROISIÈME.
CE que nous avons dit , dans le livre précédent, sur la
Logique qui fait une partie de ce que l'on appelle la philosophie,
peut suffire pour ces courtes Institutions. Maintenant nous
parcourerons avec une semblable méthode l'autre partie de la
Philosophie, que l'on appelle la Physique. Nous n'attaquerons pas
néanmoins en détail & en particulier toutes les assertions des
Dogmatiques, & nous tâcherons seulement de renverser les chefs les
plus généraux , avec lesquels tout le reste se trouvant enveloppé ,
sera suffisamment réfuté. Nous commencerons par les questions sur
les principes ou sur les causes : & comme la
plupart des Philosophes tombent d'accord qu'entre ces principes,
les uns sont matériels & les autres efficients ; nous
commencerons par les efficients, qui passent pour être plus nobles
que les matériels.
Chap. I. De Dieu.
Comme
plusieurs Dogmatiques assurent que Dieu est une cause très efficace,
nous examinerons premièrement cette question qui regarde Dieu,
avertissant le Lecteur avant toutes choses, que, quoique nous
n'établissions aucun Dogme , nous disons néanmoins qu'il y a des
Dieux, nous les honorons, & leur attribuons une providence; &
qu'ainsi ce que nous disons ici, n'est que contre la témérité des
Dogmatiques. Nous devons connaître la nature des choses, que nous
concevons dans notre esprit : nous devons savoir , si ces choses
sont des corps, ou si elles font incorporelles. Nous en devons aussi
connaître les formes ou les figures & en avoir des idées. Personne,
par exemple, ne saurait concevoir dans son esprit ce que c'est qu'un
cheval , s'il ne connaît auparavant la forme & la figure d'un
cheval. Ensuite ce que l'on conçoit dans son esprit, il le faut
concevoir comme existant dans quelque endroit.
C’est
pourquoi, quelques uns d'entre les Dogmatiques disant que Dieu est
corporel, & d'autres qu'il est incorporel : les uns qu'il est en
forme humaine, & d'autres que non: les uns qu'il est dans un lieu, &
les autres qu'il n’est pas dans un lieu : & derechef de ceux qui
disent que Dieu est dans un lieu, les uns le plaçant dans le monde &
les autres dehors : comment pourrons-nous connaître ce que c’est que
Dieu si on ne saurait s'accorder ni sur sa nature, ni sur si forme,
ni sur le lieu où il est ? Que ces Dogmatiques s’accordent tous
auparavant à dire d'une même bouche que Dieu est d'une telle
manière; qu'ensuite ils nous en donnent une description & qu'alors
enfin ils exigent de nous que nous connaissions ce que c’est que
Dieu. Mais étant entre eux discordants, d'une manière qu'on ne
saurait juger de quel côté est la vérité, ils ne nous fournissent
sur ce sujet, quoi que ce soit, que nous puissions concevoir comme
une chose avouée & indubitable.
Imaginez-vous, disent-ils, quelque chose d'incorruptible &
d'heureux, & pensez que c’est là Dieu. Mais cela est insensé.
Car, comme celui qui ne connaît pas Dieu ne peut pas
s'imaginer des attributs qui lui conviennent, en tant qu'il est
Dieu: ainsi, parce que nous ne connaissons pas la nature
de Dieu, nous ne pouvons pas nous imaginer ni connaître les
propriétés & les attributs qui lui conviennent. Ensuite qu'ils nous
disent ce que c’est qu'une chose heureuse. Est-ce qui agit
conformément à la vertu, & ce qui pourvoit aux choses qui lui sont
assujetties? est-ce ce qui n’est dans aucune action, qui n'a aucune
affaire, & qui ne se mêle aussi de rien? Car ces Philosophes, ayant
entre eux, sur ces questions, des controverses qui n'ont jamais pu
être décidées, ils ont fait que cette chose heureuse & Dieu par
conséquent est pour nous une chose impénétrable. Je dis plus. Quand
on pourrait concevoir ce que c’est que Dieu, il faut néanmoins
s'abstenir de décider s'il existe ou s'il n'existe pas; vu les
dissensions des Dogmatiques sur la question de Dieu. Car qu'il y ait
un Dieu, cela n’est point évident; & si cela se présentait de
soi-même, les Dogmatiques seraient convenus entre eux pour dire d'un
commun accord, ce que c’est que Dieu, quel il est, & où il est: au
lieu que tout au contraire leurs disputes, dont il est imposable de
juger définitivement, sont cause que cela ne nous paraît point être
évident, & nous paraît au contraire avoir besoin de démonstration.
Car celui qui dit qu'il y a un Dieu, prouve cela ou par quelque
chose d'évident, ou par quelque chose d'obscur. Ce n’est point par
quelque chose d'évident : car si ce qui démontre qu'il y a un Dieu
est évident ; comme ce qui est démontré, est connu, & par conséquent
compris aussi, avec la chose qui le démontre, il sera évident par
conséquent qu'il y a un Dieu, puisque cela se connaîtra ensemble
avec une chose évidente qui le démontre. Mais qu'il y ait un Dieu,
cela n’est point évident, comme nous l'avons fait voir : donc on ne
le peut démontrer par une chose évidente.
On ne
pourra pas démontrer non plus par une chose obscure, qu'il y a un
Dieu. Car cette chose obscure par laquelle on démontrera qu’il y a
un Dieu, ayant besoin d'être démontrée elle-même; si on dit quelle
est démontrée par quelque chose d'évident, elle ne sera pas obscure.
Il ne sera pas obscur non plus, mais évident qu'il y a un Dieu. Donc
cette chose obscure, que l’on prend pour prouver qu'il y a un Dieu,
n’est pas démontrée par une chose évidente. Mais elle n’est pas non
plus démontrée par une chose obscure ; & celui qui voudra dire cela,
tombera dans le progrès à l'infini, parce que nous demanderons
toujours une démonstration de cette chose obscure que l'on apportera
en confirmation d'une preuve précédente. Donc on ne peut pas prouver
qu'il y a un Dieu, ni par l'évidence de la chose en elle même, ni
par quelque autre chose. Ce qui étant ainsi; on ne peut pas
connaître s'il y a un Dieu.
Ajoutons ceci. Celui qui dit qu'il y a un Dieu, dit aussi ou qu'il a
soin par sa providence des choses qui sont dans le monde, ou qu'il
n'y a point de providence, ou bien il dira que cette providence
s'étend sur toutes choses, ou seulement sur quelques unes. Mais si
Dieu pourvoyait à toutes choses, il n'y aurait point de maux ni de
vices. Or on dit que toutes choses font remplies de défauts. Donc on
ne peut pas dire que Dieu pourvoie à toutes choses.
Que si
Dieu pouvait à quelques choses seulement, pourquoi à celles-ci, &
non pas à celles-là? Car ou il veut & il peut pourvoir à toutes
choses ; ou il le veut & ne le peut pas; ou il le peut & ne
le veut pas ; ou il ne veut ni ne le peut.
S'il le
voulait & le pouvait, il pourvoirait à toutes choses. Or il ne
pourvoit pas à toutes, (corne cela paraît par ce qui a été dit.)
Donc il n’est pas vrai qu'il veut & qu'il peut pourvoir à toutes
choses.
S'il
veut pourvoir à toutes choses, & ne le peut, cette cause pour
laquelle il ne pourra pas pourvoir aux choses auxquelles il ne
pourvoit pas, fera que cela surpassera ses forces. Mais il est
absurde de s'imaginer un Dieu, dont les forces cèdent à quoi que ce
soit.
S'il
peut pourvoir à toutes choses, & ne le veut pas, il pourra passer
pour envieux & malin.
Et si
enfin il ne le veut ni ne le peut, il est malin & ses forces sont
débiles, ce qu'il n'appartient qu'à des impies de dire de Dieu. Donc
Dieu ne pourvoit point aux choses qui sont dans le monde.
Or si
Dieu ne pourvoit rien, si on ne voit de lui aucun ouvrage, ni aucun
effet, Personne ne saurait dire par où il connaît qu'il y a un Dieu,
puisqu'il ne paraît point par lui même, & qu'on ne le connaît par
aucuns effets. Voilà donc encore des raisons qui prouvent que l'on
ne peut pas connaître s'il y a un Dieu.
Au
reste ces mêmes raisons nous donnent lieu de conclure que ceux qui
assurent trop affirmativement qu'il y a un Dieu, ne sauraient
peut-être éviter de tomber dans une impiété. Car s'ils disent que sa
providence s'étend à toutes choses, ils diront qu'il est l'auteur
des maux : & s'ils disent que sa providence s'étend seulement à
quelques choses, ou qu'elle ne s'étend à rien, ils seront obligés de
dire, ou que Dieu est envieux, ou que son pouvoir est faible :
toutes choses que l'on ne saurait dire sans une impiété manifeste.
Réflexions du Traducteur sur le Chapitre précédent.
Je ne
dois pas laisser passer ce chapitre sans y apporter, un bon
correctif, qui détruise dans l'esprit du Lecteur, l'indignation
qu'il pourrait avoir conçue contre Sextus, & peut-être aussi contre
moi, en voyant toutes ces objections contre l'existence de Dieu.
Pour cet effet je le prie de faire avec moi les réflexions
suivantes.
(I.)
Lorsque, soit par la Raison, soit par la foi, on est une fois
pleinement convaincu de l'existence d'un Dieu tel que les Chrétiens
le reconnaissent, toutes les difficultés des Philosophes sur ce
fondement de la Religion, se réduisent à peu près à celles qui ont
été proposées une infinité de fois par rapport au mal Physique, ou
aux maux auxquels les animaux & les hommes, créatures d'un Être
infiniment bon, sont exposées; par rapport au mal moral ou
aux crimes qui inondent la face de la terre, sous un Dieu infiniment
saint qui pourrait arrêter tous ces horribles désordres ; & par
rapport aux peines éternelles des damnés. Mais ces difficultés là ne
doivent faire, & ne font effectivement aucune peine, qui mérite d’en
parler aux Chrétiens qui sont une fois bien persuadés, du souverain
empire, & de la souveraine perfection de Dieu. Aussi, avons-nous
contre ces objections, des réponses de plusieurs Théologies de
toutes Sectes, & de tous Systèmes, qui satisfont parfaitement ceux
qui les ont faites : c’est tout ce que l’on peut demander. Car il
n'est pas possible que les réponses de quelqu’un satisfassent
parfaitement tous les autres; & il suffit que depuis les Sociniens
jusqu'aux Supralapsaires, chacun dans son Système soit content de sa
propre réponse.
(II.)
Les livres de Cicéron de la nature des Dieux, doivent
paraître plus dangereux, que ce chapitre de Sextus, quand on y
joindrait ce qu'il a écrit sur le même sujet dans son premier livre
contre les Physiciens p. 551 & suiv. Cependant Mr. l’Abbé d'Olivet a
publié une très belle traduction française de ces livres, & les a
mis ainsi entre les mains de tout le monde, sans se soucier des
scrupules de ceux qui craignent peut-être, que la Religion
Chrétienne ne soit pas établie sur des fondements assez fermes &
assez solides, pour pouvoir résister aux attaques des Académiciens
ou des Pirroniens. Mais rassurons ces Personnes pieuses, & montrons
leur que ni le Cotta de Cicéron, ni Sextus Empiricus,
ne font aucune brèche au Système de la Religion Chrétienne,
puisqu'ils ne combattaient aucune idée de Dieu qui fût pareille à
celle que nous en avons, et qu'ils ne disputaient que contre des
Philosophes, qui n'avaient pas plus d'idée de Dieu, que s'ils
eussent été des Athées. Est-il surprenant de voir, que les
Académiciens & les Pirroniens qui examinaient toute leur vie les
opinions des Dogmatiques, méprisassent leurs décisions sur la nature
des Dieux, quand ils n'en trouvaient pas une qui fût soutenable, pas
une qui n'eût des défauts essentiels ; sans compter, que toutes ces
différentes Sectes de Dogmatiques se détruisaient les unes les
autres par leurs dissensions, ce qui confirmait les Académiciens &
les Pirroniens dans leurs doutes?
Ceux
qui voudront voir un beau détail sur les erreurs des Philosophes
touchant la Divinité, peuvent lire l'excellent traité que M. l'Abbé
d'Olivet a joint à sa traduction. Ce traité se trouve à la page 255
du troisième tome, & est intitulé: Remarques du Traducteur sur la
Théologie des Philosophes Grecs, (Suppléez par rapport
aux Entretiens de Cicéron sur la nature des Dieux.)
Je ne
puis m'empêcher pour la justification de Sextus, & plus encore pour
la mienne, de transcrire ici un beau morceau de ce traité. Voici
donc comme Mr. l'Abbé d'Olivet raisonne sur la fin, p. 309 & suiv.
« Par
ce mot Dieu, je veux dire, un Esprit infini,
dont la nature est indivisible et incommunicable ;
dans lequel sont réunies toutes les perfections imaginables &
possibles, sans aucun mélange et imperfection ;
qui a tiré du néant l’Univers, & qui est distinct réellement
& substantiellement de tout ce qu'il a créé. »
« Par
ce mot Athée, j'entends, un homme v qui ne croit pas,
qui ne connaît pas un Dieu tel que nous le définissons.
Or c’est ne pas, croire, c’est ne pas connaître un Dieu, que
d'en avoir une idée, ou qui lui retranche quelqu’une de ses qualités
essentielles, ou qui lui en attribue d'incompatibles
avec celles qu'il a nécessairement.
« Un
Athée n’est donc pas simplement un homme, qui nie cette proposition
« Dieu existe ». Car si on se contentait de la prendre dans
un sens vague & indéterminé, les Païens & les Chrétiens la
recevraient également ; mais en y attachant des idées bien
différentes.
« On
ne trouve (dit M. Bayle continuat. des pensées diverses tom. I.
p. 80.) ni aucun Peuple, ni aucun particulier qui ne
connaisse une cause de toutes choses. Les Athées, sans
en excepter un seul, signeront sincèrement cette thèse ci
: Il y a une cause première, universelle, éternelle, qui existe
nécessairement & qui doit être appelée Dieu
« Tout
est de plein pied jusques là. Mais de là vous devez,
conclure que ce n’est point dans cette thèse si évidente y
que consiste le vrai état de la question. Un formulaire que
les Sectateurs de la fausseté peuvent signer conjointement avec ceux
de la vérité, est une chose captieuse, &
nécessairement défectueuse.
« Ainsi
pour décider si les anciens Philosophes doivent être mis au nombre
des Athées, il ne suffit point de trouver dans leurs écrits le nom &
l'existence de Dieu, ni même quelques unes de ses qualités, mais à
la rigueur, il faut n'y pas trouver, ou, qu'ils lui en ont ôté d’essentielles,
ou qu'ils lui en ont attribué d’incompatibles avec celles
qu'il a nécessairement.
Mr.
l'Abbé d'Olivet, après avoir récapitulé tout de fuite les erreurs
des Philosophes, continue ainsi :
« Tous
les anciens Philosophes auraient donc proféré cet acte de foi, Je
crois l’existence de Dieu, sans entendre par là ce
qu'entendent le Juif & le Chrétien. Réduisons les termes à leur
juste valeur, & nous verrons que cette proposition, signifie dans la
bouche de Straton, ou dans celle d'Epicure. Je crois
l’existence d'une Nature inanimée : dans celle des Stoïciens.
Je crois l’existence d’un Principe intelligent quoique matériel
& dans celle d'Anaxagore ou de Platon, Je crois l’existence d’un
Esprit infini, qui a formé l’univers, mais qui ne l’a
pas créé.
« Ainsi, quand on résout cette proposition suivant les règles de la
Logique, on voit que l'attribut ne répond jamais à notre idée &
qu'il change toujours en même temps que le sujet. De là il s’ensuit
que les traits de cet ouvrage, qui ont quelque air d'impiété, n'ont
point ici pour objet le vrai Dieu., mais la chimère que les
Philosophes mettaient à la place du vrai Dieu... »
Ce que
M. l'Abbé d'Olivet dit ici en faveur des livres de Cicéron de la
nature des Dieux, je le dis de ce chapitre des Institutions
Pirroniennes & de toutes les objections de Sextus contre l'existence
de Dieu. Sextus n'attaque point dans ses livres le système de
Chrétiens, qui lui était inconnu, mais seulement les rêveries des
Philosophes Païens sur la Divinité: à quoi j'ajouterai que quand
même les pensées de quelques-uns d'eux auraient été aussi
orthodoxes, aussi conformes à la saine Religion, que celles des
Chrétiens à cet égard, elles n'auraient toujours été que
problématiques, comme toutes les autres opinions des Philosophes,
jusques à ce que la révélation & la foi eût fixé leur Raison
chancelante & mal assurée sur cet article.
(III.)
Il n'y a donc aucun lieu de récrier contre Sextus qui n'avait aucune
connaissance de la Religion Chrétienne, lorsqu'il attaque les
Dogmatiques contre l'existence de Dieu. Ces objections étaient
accablantes contre eux, qui, ou n'admettaient point de providence ;
ou ne reconnaissaient point de liberté, ou ne croyaient point que
les Dieux fissent aucun mal aux hommes, ni dans cette vie, ni dans
une vie à venir; ou ne croyaient point la création de la matière,
comme c'était l'opinion commune de tous; ou n'avaient aucune idée
d'un Être purement spirituel; ou croyaient Dieu corporel, &c. & qui
tous n'avaient aucune certitude de foi ni sur cet article de
l’existence de Dieu, ni sur aucun autre.
Mais à
l'égard des Chrétiens, la raison & la révélation leur
fournissent des preuves incontestables de l'existence de Dieu, & de
ses souveraines perfections, corne, de sa sagesse, de sa bonté, de
son admirable providence, de sa justice & de sa sainteté; & si eu
égard à quelques objections, ils se trouvent un peu embarrassés, ce
qui peut fort bien être, il n'y a point de doute que Dieu ne
permette ces petits nuages d'obscurité, pour éprouver leur foi, &
pour leur donner lieu de ressembler d'autant plus au Père des
Croyants, au fidèle Abraham, qui, comme le dit saint Paul, Crut
sous espérance, contre toute espérance, c’est-à-dire,
crut en espérant contre tout sujet d’espérer.
Chap.
II. De la Cause.
Mais
que les Dogmatiques ne nous attaquent pas comme si nous
blasphémions, dans l’embarras où ils se trouveraient de répondre
réellement & directement à nos difficultés, nous disputerons plus en
général de la cause efficiente ou active en tâchant auparavant de
nous représenter ce que c’est que la Cause. Je dis donc, qu'à
considérer ce que les Dogmatiques disent sur ce sujet, Personne ne
saurait se former dans l’esprit une juste idée de la cause: parce
qu'outre les notions discordantes & absurdes qu'ils en donnent, les
controverses & les disputes qu'ils ont entre eux sur ce sujet, nous
réduisent à ne pouvoir pas concevoir quelle est la nature de ce que
l'on appelle Cause. Les uns disent que la cause est quelque chose de
corporel, & les autres qu'elle est incorporelle. Cependant on peut
juger que, suivant l'opinion la plus commune, la cause est une chose
telle, qu'en conséquence de son opération, l'effet suit & est fait.
Par exemple, le soleil, ou la chaleur du soleil est la cause à la
cire d'être liquéfiée, ou bien elle est la cause de la liquéfaction
de la cire. Car ils disputent entre eux là dessus: les uns disant
que la cause est la cause des noms ou des appellations comme de la
liquéfaction ; & les autres qu'elle est la cause des choses
attribuées, ou des catégorèmes (comme ils parlent) comme
d'être liquéfié. En fuyant donc l'opinion la plus commune & celle
qui est adoptée par la plus grande partie des Dogmatiques, la cause
est ce en vertu de l'opération duquel l'effet arrive, ou est
produit. Or entre ces causes, quelques Philosophes (qui sont en plus
grand nombre que les autres) disent que les unes sont contenantes ou
contiennent avec elles leur effet, les autres font des causes
conjointes, & les autres font des causes aidantes.
Ils
disent que les causes contenantes sont celles qui font présentes
avec leur effet, qui étant ôtées, l'effet est ôté, & qui étant,
diminuées, l'effet diminue. C’est ainsi qu'ils disent que
l’application d'une corde à nœud coulant est la cause de
l'étranglement.
Ils
disent que la cause alliée ou conjointe, est celle qui avec une
autre cause, contribue avec une égale efficace, à la
production de l'effet. C’est ainsi qu'ils disent qu'un chacun des
bœufs qui traînent une chaîne, est la cause du mouvement de la
charrue,
Enfin
ils ajoutent que la cause aidante est celle qui ne fournit que de
petites forces, & qui ne contribue qu'à ce que l’effet suive
facilement, comme lorsque deux hommes portent avec peine un fardeau,
un troisième survenant, les soulage, en le portant avec eux.
Quelques-uns ont dit que quelques choses présentes sont des causes
d'effets à venir ; comme une violente chaleur pour avoir été exposé
au soleil, est la cause de la fièvre. Mais d'autres n'ont pas voulu
admettre ces dernières causes: parce que la cause étant du nombre
des choses qui sont relatives à quelle chose, c'est-à-dire, étant
relative à son effet, ne peut pas le précéder, entant que cause.
Pour nous, incertains sur toutes ces choses, voici ce que nous
disons.
Chap. III. S'il y a quelque Cause de quelque chose.
Il est
probable qu'il y a quelque cause. Car comment y aurait-il dans le
monde de l’augmentation & de la diminution, de la génération & de la
corruption ? Comment y aurait-il, généralement parlant, du
mouvement? D'où viendraient tous les effets de la nature & ceux qui
viennent de l’esprit. D'où viendrait le gouvernement de tout le
monde & toutes les autres choses, sinon de quelque Cause?
Quand
même il n’y aurait rien de tout cela qui fût véritablement & tel de
sa nature, nous devons
dire néanmoins qu'il y a quelque cause qui fait que ces choses là
nous paraissent telles, qu'elles ne sont pas.
De
plus. S'il n'y avait pas quelque cause, toutes choses viendraient
tumultuairement & au hasard, de toutes choses. Les chevaux
naîtraient des fourmis. A Thèbes en Egypte il y aurait de grosses
pluies & des neiges: & les pays méridionaux qui sont sujets à ces
orages, n'y seraient plus sujets; s'il n'y avait quelque Cause qui
fait que le froid est violent dans les parties méridionales, &
que les parties orientales sont arides & brûlantes.
Enfin,
si quelqu’un prétend qu'il n'y a point de Cause, il ne peut se
soutenir quelque parti qu'il prenne. Car s'il avoue qu'il dit cela
tout simplement & sans Cause, on ne le croira pas: & s'il dit qu'il
y a quelque cause pour quoi il dit cela, en voulant renverser
l'existence de la Cause, il l'établit : puisqu'il apporte une Cause
pour laquelle il n'y a point de Cause. Voilà les raisons pour
lesquelles il est probable qu'il y a quelque Cause.
Cependant il sera aisé de voir qu'un homme qui nie qu'il y ait
quelque Cause de quoi que ce soit, ne dit rien qui ne soit
vraisemblable, quand nous aurons rapporté quelques raisons entre
plusieurs, pour prouver cela. Premièrement donc il est impossible de
s'imaginer une cause, avant que d'avoir connu son effet, en tant que
son effet. Car nous ne pouvons pas connaître qu'une chose est la
Cause d'un effet, que lorsque nous connaissons l'effet, en tant
qu'il est l'effet de cette cause. Et nous ne pouvons pas non plus
connaître l'effet d'une Cause, en tant qu'effet de cette Cause, si
nous ne connaissons la Cause de cet effet, en tant qu'elle en est la
Cause. Car nous ne pouvons pas penser que nous connaissions que
c’est là l'effet de cette Cause, à moins que nous n'ayons compris ou
connu cette Cause, en tant que Cause de cet effet. Si donc, pour
nous imaginer ce que c’est que la Cause, il faut avoir connu l'effet
auparavant; & si, afin que nous connaissions l'effet, il faut (comme
je l'ai dit,) avoir connu auparavant la Cause : ce Diallèle, ce
moyen de doute, nous fait voir que ces deux choses là sont telles
que nous ne pouvons pas nous les imaginer, puisqu'il ne nous est pas
possible de nous former une idée de la Cause en tant que Cause, ni
de l'effet entant qu'effet. Et l'un ayant besoin d'être prouvé &
connu par l'autre réciproquement, nous ne pouvons pas savoir lequel
des deux nous devons nous imaginer le premier. D'où il suit que nous
ne saurions dire certainement que quelque chose soit la Cause de
quelque autre.
Mais
quand quelqu’un accorderait que l’on peut se former quelque idée de
la Cause, néanmoins eu égard aux controverses des
Philosophes sur ce sujet, on doit dire qu'il est impossible de,
savoir si la Cause existe. Car celui qui dit qu'il y a une Cause de
quelque chose, avouera en même temps ou qu'il dit cela tout
simplement, & sans y être mu par aucune Cause probable, ou qu'il est
de ce sentiment pour quelques Causes. S'il le dit tout simplement,
il ne méritera pas qu'on le croie pas plus que celui qui dirait tout
simplement qu'il n'y a point de Cause de qui que ce soit. Que s'il
produit quelques raisons pour lesquelles il croit que quelque chose
est Cause de quelque autre chose, il entreprendra de prouver ce qui
est en question par une chose qui est également en question. Car
pendant qu'il est question de savoir s'il y a quelque Cause de
quelque chose, il dira, (comme s'il y avait certainement une Cause)
qu'il y a une Cause pour laquelle il y a une Cause. De plus comme il
est question entre nous de l'existence de la Cause, il faudra aussi
qu'il produise une Cause de la Cause, dont il se sera servi pour
prouver qu'il y a une Cause ; & ensuite une cause de cette
seconde Cause, & ainsi à l'infini. Or il est impossible de fournir
une infinité de Causes. Donc il est impossible de prononcer avec
certitude que quelque chose est la cause de quelque chose.
Ajoutons encore ceci. Ou la Cause produit son effet lorsqu'elle est
Cause, ou elle le produit lorsqu'elle n’est pas Cause. Ce n'est pas
lorsqu'elle n’est pas Cause. Que si c’est lorsqu'elle est Cause, il
faut qu'elle ait eu l’existence auparavant en qualité de Cause, &
qu'elle ait été auparavant Cause, & qu'ensuite elle produise l'effet
que l'on dit être fait & produit par elle lorsqu'elle est Cause.
Mais comme la Cause est du nombre de ces choses qui ont relation à
quelque chose savoir à l’effet, il est évident qu'elle ne peut
exister entant que Cause avant son effet. Donc la Cause non pas même
lorsqu'elle est Cause, ne peut point produire l'effet dont on dit
qu'elle est Cause. Or si la Cause, ni lorsqu'elle n’est pas Cause,
ni lorsqu'elle l’est, ne fait & ne produit rien, il s'ensuit qu'elle
ne fait rien du tout, & que par conséquent il n'y a point de Cause.
Car on ne peut pas concevoir dans son esprit une Cause en tant que
Cause, à moins qu'elle ne produise quelque effet. Ce qui fait que
quelques-uns disent qu'il faut ou que la Cause coexiste avec son
effet, ou qu'elle existe devant, ou qu'elle existe après.
Mais
maintenant si nous disons que la Cause existe (en tant que Cause)
après la production de son effet, j'appréhende que cela ne soit
trop ridicule. Elle ne peut pas aussi exister avant son effet
puisque l’on dit qu'on la conçoit en même temps avec lui, (Comme
le relatif se conçoit avec son corrélatif) car les Dogmatiques
disent eux mêmes que les relatifs, en tant que relatifs, coexistent
& s’aperçoivent ensemble les uns avec les autres par l'entendement.
Et enfin elle ne peut pas coexister non plus avec son effet. Car
comme elle est effective ou efficiente, & comme ce qui est fait,
doit être fait par quelque autre chose déjà existante, il est
nécessaire que la Cause soit auparavant Cause, & qu'alors elle fasse
son effet. Donc si la Cause n'existe ni avec son effet, ni devant,
ni après, peut-elle avoir quelque existence en aucune manière?
Il est
évident encore (si je ne me trompe) que l'idée de la Cause est
entièrement renversée par ces mêmes raisons que nous avons dites, en
prenant la chose ainsi: Si nous ne pouvons pas nous former une idée
de la Cause, avant celle de son effet, parce que la Cause est
relative à son effet ; & si néanmoins, afin que nous la connaissions
comme Cause de cet effet, il est nécessaire que nous nous
l'imaginions avant son effet, il est impossible que nous
concevions une idée de la Cause, ni de l’effet, parce qu'il est
impossible de s'imaginer quoi que ce soit avant une chose avant
laquelle nous ne pouvons nous imaginer quoi que ce soit.
Nous
concluons donc encore de ce raisonnement, qu'à la vérité les raisons
par lesquelles nous avons prouvé qu'on doit reconnaître quelque
Cause, sont probables; mais que celles-là le sont aussi, qui
prouvent qu'on ne doit point décider que quoi que ce soit, soit une
Cause.
Or nous
ne pouvons pas préférer quelques-unes de ces raisons aux autres ;
parce que nous n'avons ni signe, ni règle de jugement, ni
démonstration qui puissent nous autoriser dans cette préférence,
comme nous l'avons enseigné ci-dessus. Il est donc nécessaire que
nous nous abstenions de décider pour ou contre l'existence de la
Cause, & que nous convenions qu'il n’est pas plus vrai de dire
qu'elle existe, que de dire quelle n'existe pas eu égard au moins
aux raisons des Dogmatiques.
Chap. IV. Des Principes Matériels.
En
voilà assez pour le présent sur la Cause efficiente. Il faut dire
maintenant quelque chose des Principes que l'on appelle matériels.
Or je dis d'abord qu'eu égard aux disputes des Dogmatiques sur ce
sujet, il est aisé de voir que ces Principes là sont
incompréhensibles, & qu'on ne peut point savoir ce que c'est.
Férécides de l'île de Siro a dit, que la terre était le Principe de
toutes choses. Thalès de Milet, que c'était l'eau. Anaximandre son
disciple, que c'était l'infini. Anaximène & Diogène d'Apollonie, que
c'était l'air. Hippasus de Métapont, que c'était le feu. Xénophane
de Colophon, que c'était la terre & l'eau. Oenopide de Chio, que
c'était le feu & l'air. Hippon de Rhége, que c'était le feu & l'eau.
Onomacritus dans ses vers d'Orphée, que c'était le feu, l'eau & la
terre. Empédocle & les Stoïciens que c'était le feu, l'air, l'eau &
la terre. (Car qu'est-il besoin de faire mention d'une certaine
matière destituée de toutes qualités & monstrueuse que quelques-uns
imaginent, & dont ils avouent eux mêmes, qu'ils ne la conçoivent pas
?) Ceux qui suivent Aristote le Péripatéticien, disent, que ces
Principes sont le feu, l'air, l'eau, la terre & un corps qui tourne
en
rond. Démocrite, & Epicure disent que ce sont des Atomes. Anaxagore
de Clazomène dit que ce font des Homoéoméries. Diodore surnommé
Cronus, que ce font des corps très petits, & qui n'ont point de
parties. Héraclide du Pont, & Asclépiade de Bithynie, que ce sont
des molécules
informes. Ceux qui suivent Pythagore, que ce sont des nombres. Les
Mathématiciens, que ce font les extrémités des corps. Straton le
Physicien, que ce font les qualités.
Maintenant donc la discorde des Philosophes sur les Principes
matériels étant telle que je viens de dire & encore plus grande, ou
bien nous embrasserons tous ces systèmes différents que nous avons
importés, & d'autres encore, ou bien nous acquiescerons seulement à
quelques uns. Les embrasser tous, cela n’est pas possible. Car nous
ne pourrons pas être en même temps de l’avis d'Asclépiade,
qui dit que les éléments sont fragiles, & qu'ils ont une certaine
qualité; & de celui de Démocrite qui dit que ces éléments sont
indivisibles & sans aucune qualité & de celui d'Anaxagore
qui
attribue, toutes les qualités sensibles à ses Homoéoméries. Que si
nous préférons quelqu’un de ces systèmes aux autres, ou nous le
préférerons simplement & sans démonstration, ou nous le préférerons
avec démonstration. Sans démonstration, nous n'y
acquiescerons pas. Mais si nous apportons une démonstration, il faut
quelle soit vraie. Or on n’accordera pas qu'elle soit vraie, à moins
qu'elle n'ait été jugée telle par une règle de Jugement qui soit
vraie ; & il faudra montrer que la règle de jugement est vraie par
une démonstration jugée vraie. Donc si pour faire voir la vérité de
la démonstration qui préfère quelque opinion discordante des autres,
il faut que la règle de jugement par laquelle on en juge soit
démontrée ; & si pour démontrer la règle de jugement il faut que la
démonstration de cette règle aie été jugée, il se trouvera que l’on
tombera dans le moyen du Dialléle, qui arrêtera tout court la preuve
parce que la démonstration a toujours besoin d’une règle de jugement
démontrée, & la règle de jugement d’une démonstration jugée
telle.
Que si
quelqu’un veut toujours juger de la règle de jugement par une autre
règle de jugement, & démontrer la démonstration par une autre
démonstration, il sera réduit au progrès à l'infini.
Si donc
nous ne pouvons acquiescer ni à toutes les opinions discordantes
touchant les éléments, ni à quelqu’une d'elles nous devons nous
abstenir d'acquiescer à quelque sentiment que ce soit touchant ces
éléments.
Ces
choses pourraient être plus que suffisantes pour faire voir
l’incompréhensibilité des éléments & des Principes matériels ;
néanmoins pour réfuter les Dogmatiques plus amplement, nous nous
arrêterons avec une juste mesure sur le sujet : et parce que
les opinions sur les éléments sont en grand nombre, & presque
infinies (Comme nous l’avons fait voir), nous n’entreprendrons pas
de disputer contrer chacune en particulier, à cause de la brièveté
que nous nous sommes proposée dans cet ouvrage ; mais nous les
réfuterons néanmoins toutes assez par ce que nous dirons. Car comme
quelque opinion qu'une Personne voudra choisir dans toutes les
Sectes, se réduira à reconnaître des Principes corporels ou des
Principes incorporels, nous croyons qu'il suffit de faire voir & que
les corps, & que les choses incorporelles sont choses
incompréhensibles. Car par là il sera évident que les éléments font
aussi incompréhensibles.
Chap. V. Si on peut concevoir ce que c’est que les Corps.
Quelques-uns disent que le Corps est ce qui peut être agent &
patient. Mais eu égard à cette notion, le Corps est
incompréhensible. Car la cause ne se peut concevoir (comme nous
l'avons enseigné:) Or comme nous ne pouvons pas dire si
quelque chose est une cause, nous ne pouvons pas dire non plus s'il
y a quelque chose qui soit le sujet passif de l’action d'une cause
ou de quelque chose ; parce que ce qui est le patient doit souffrir,
ou recevoir l'action d'une cause. Puis donc que la cause est
incompréhensible & que la chose patiente est incompréhensible aussi,
il s'ensuit que le Corps sera incompréhensible.
Quelques-uns disent que le Corps est ce qui a trois dimensions, avec
la force de résister. Car ils disent que le point est ce qui n'a
aucune partie; que la ligne est une longueur sans largeur ; & la
surface une longueur avec une largeur; & que quand cette surface a
reçu la profondeur avec la force de résister, c’est là le
Corps (dont nous parlons maintenant, lequel consiste en longueur,
largeur & profondeur & en vertu de résister. Mais il est
facile de réfuter aussi ceux qui parlent ainsi. Car ou ils diront
que le Corps n’est rien outre ces choses là, ou ils diront qu'il est
encore quelque autre chose, outre le concours de ces choses. De
manière que hors la longueur, la largeur, & la profondeur, & la
vertu de résister, le Corps ne serait rien.
Mais si
ces choses sont le Corps, & que l'on fasse voir qu'elles n'existent
point, on ôtera par même moyen le Corps. Car ôter toutes les parties
d'un tout, le tout est ôté. On pourrait s'y prendre de diverses
manières pour renverser ces choses, mais nous nous contenterons
maintenant de dire que, s'il y a des extrémités du Corps, ou elles
sont des lignes, ou des surfaces ou des Corps. Si on dit qu’il y a
quelque surface ou quelque ligne, ou bien on dira que chacune des
choses susdites existent séparément, ou bien qu'on les voit
seulement autour de ce que l’on appelle des Corps. Mais je ne crois
pas qu'une Personne de bon sens, puisse rêver jusqu'à dire, ou
qu'une ligne, ou qu'une surface existe par elle mène. Que si on dit
qu’on les voit seulement dans les Corps, & que chacune de ces choses
n'existe pas par elle-même ; premièrement on accordera par là, que
les Corps n'en sont point composés ni faits ; car il aurait fallu,
je pense, que ces choses là eussent premièrement existé, &
qu'ensuite s'étant réunies, elles eussent composé des Corps. Outre
cela elles ne subsistent pas même dans ce qu'on appelle des Corps :
ce que nous nous contenterons de prouver en proposant quelques
difficultés que l’on peut faire sur le contact ; (quoiqu'on pût
prouver la même chose en plusieurs autres manières.
Si les
Corps qui font joints ensemble, se touchent mutuellement, ils se
touchent mutuellement par leurs extrémités, c’est-à-dire par leurs
surfaces. Donc les surfaces ne s'uniront pas totalement l’une à
l'autre par ce Contact ;
autrement ce fera une confusion que ce contact, & la séparation de
deux Corps qui se
touchent fera un déchirement ; ce qui ne se voit pas. Mais si une
surface touche, par de certaines parties, la surface d'un Corps qui
y est joint, & si elle est unie par d'autres parties toutes
différentes au Corps dont elle est l’extrémité certainement Personne
ne saurait apercevoir, non pas même dans le Corps, une
longueur ou une largeur qui n’ait point de profondeur, ni par
conséquent une surface.
Tout de
même, si on joint (par supposition) deux surfaces l'une à l’autre
par leurs extrémités, suivant ce que l'on appelle leur longueur,
c’est-à-dire, suivant des lignes; ces lignes, par lesquelles
on dit que ces surfaces se touchent l’une l'autre, ne s'uniront
point l'une à l'autre, car, elles se confondraient. Or si chacune de
ces lignes touche, par de certaines parties appartenant à la
largeur, la ligne qui lui est contigüe; & si par d'autres parles
elle est unie avec la surface dont elle est une extrémité, elle ne
sera plus destituée de largeur
ainsi il n'y aura point de ligne. Mais s'il n'y a dans le Corps ni
ligne, ni surface, il n'y aura aussi dans le Corps ni longueur, ni
largeur, ni profondeur.
Que si
quelqu’un dit que ces extrémités sont des Corps, la réponse sera
facile. Car si la longueur est un Corps il faudra y distinguer trois
dimensions, dont chacune étant Corps, chacune aura encore trois
dimensions qui feront encore des Corps, qui auront aussi trois
dimensions & ainsi toujours à l'infini. De manière qu'un Corps sera
d'une grandeur infinie, étant divisé en une infinité de Corps : ce
qui étant absurde, il s'ensuit que ces distinctions en longueur,
largeur & profondeur, ne sont pas des Corps. Mais
si elles ne sont ni des Corps, ni des lignes, ni des
surfaces, on peut croire qu'elles se font rien du tout.
On ne
peut pas concevoir non plus ce que c'est que la vertu de résister:
car si on peut la concevoir, ce fera par le contact. Si donc nous
faisons voir que le contact est inconcevable, il sera évident que
l’on ne peut pas concevoir la vertu de résister. Or voici comme nous
raisonnons pour prouver que le contact est inconcevable.
Les
choses qui se touchent mutuellement ou se touchent les unes les
autres par quelques parties, ou par toute leur substance. Par toute
leur substance, cela ne se peut, car, si cela était, elles feraient
unies & confondues
ensemble, & on ne pourrait pas dire qu'elles se toucheraient
seulement. Mais je dis que les parties ne sont point touchées non
plus par les parties. Car les parties de ces choses, sont bien à la
vérité parties, par rapport aux tous dont elles sont les parties,
mais en même temps elles sont des tous par rapport à leurs propres
parties à elles, & ainsi ce sont des tous qui sont parties d'autres
tous. Mais les tous qui ne toucheront pas des tous par toute leur
substance, (selon ce qui a été dit) ne toucheront pas non plus des
parties par leurs parties ; parce que les parties des tous étant des
tous elles mêmes, par rapport à leurs propres parties, elles ne se
toucheront pas par toute leur substance & selon leur totalité, &
elles ne se toucheront pas non plus par le contact des parties par
les parties.
Que si
nous ne concevons pas que le contact se fasse par toute la
substance, ni par les parties, le contact sera une chose
inconcevable ; & ensuite la vertu de résister dans le Corps, & le
Corps lui même feront aussi inconcevables, Car si le Corps n’est
rien autre chose que ces trois dimensions, avec la force de
résister, & s'il est vrai que nous ayons fait voir que chacune de
ces choses est incompréhensible, le Corps sera aussi
inconcevable. Ainsi eu égard à la définition du Corps, on ne peut
pas savoir si le Corps existe.
II faut
encore ajouter ceci à ce que nous avons proposé. On dit qu'entre les
choses qui existent, les unes sont sensibles, & les autres
intellectuelles; que celles là s'aperçoivent par les Sens & celles
ci par l'entendement & que les Sens sont des facultés purement &
simplement passives, mais que l'entendement parvient de la
perception ou de la connaissance des choses sensibles à la
connaissance des choses intellectuelles. Si donc le Corps est
quelque chose, ou il est sensible, ou il est intellectuel. Or il
n’est pas sensible, car il paraît qu'on le connaît par l’assemblage
de la longueur, de la profondeur, de la largeur, de la vertu
de résister, de la couleur, & de quelques autres choses, avec
lesquelles il est vu ou aperçu : mais les Philosophes disent que les
Sens sont des facultés simplement passives.
Que si
on dit que le Corps est une chose intellectuelle, il faut
nécessairement qu'il y ait quelque chose dans là nature, par
où on puisse parvenir à la connaissance des Corps intellectuels. Or
il n'y a que ce qui est Corps, & que ce qui est incorporel ; & de
ces deux choses, l'incorporel est à la vérité intellectuel par
lui-même:
mais le Corps n’est pas une chose sensible, comme nous l'avons déjà
fait voir : donc comme il n'y a rien de sensible dans la nature,
d'où on puisse parvenir à la connaissance du Corps, le Corps n’est
point une chose intellectuelle. Mais s'il n’est ni sensible ni
intellectuel, & si, outre le sensible & l’intellectuel, il n'y a
rien; il faut dire, en suivant ce raisonnement, qu'il n’est pas même
vrai que le Corps existe. Voilà les raisons pour lesquelles, en
opposant ces arguments qui détruisent le Corps, à ce qu'il paraît à
nos Sens qu'il y a des Corps, nous concluons que nous devons ne rien
nier ou affirmer dogmatiquement touchant le Corps.
Au
reste, de l’incompréhensibilité du Corps, suit l’incompréhensibilité
de ce qui est incorporel. Car les privations sont conçues comme des
privations d'habitudes, telles que sont l'aveuglement à l'égard de
la vue, la surdité à l'égard de l'ouïe, & ainsi des autres. Ainsi
afin que nous connaissions la privation, il faut que nous concevions
auparavant l'habitude, dont cette privation est dite être la
privation. Car si une Personne ne conçoit pas ce que c’est que la
vue, elle ne peut pas dire que celui-là ou celui ci est privé de la
vue, c'est-à-dire qu'il est aveugle. Si donc l'incorporel est la
privation du Corps, & s'il est impossible de concevoir les
privations des habitudes, à moins que l'on ne conçoive ces
habitudes; il est évident que comme nous avons montré que le Corps
est inconcevable, l'incorporel, qui est la privation du Corps,
sera aussi inconcevable. Car ou l'incorporel peut être aperçu
par les Sens, ou il peut être aperçu par l'entendement. Mais soit
qu'il puisse être aperçu par les Sens, on ne peut pas le concevoir,
à cause de la différence des Animaux, des hommes, des Sens & des
circonstances, & à cause des mélanges & des autres choses que nous
avons rapportées, en traitant des dix moyens de l'Epoque. Soit qu'on
puisse apercevoir l’incorporel par l'entendement, il n’est pas
néanmoins encore concevable. Car comme ce n’est pas une chose
accordée, que les Sens conçoivent les choses par eux mêmes, & que
néanmoins il semble que ce n’est que par la perception des Sens que
nous parvenons à la connaissance des choses intellectuelles, on
n'accordera pas non plus que l’esprit puisse connaître par lui-même
les choses intellectuelles, ni par conséquent les incorporelles.
Certainement, quiconque dit qu'il conçoit l'incorporel, doit faire
voir qu'il le conçoit ou par les Sens, ou par la raison. Ce ne peut
être par les Sens. Car il paraît que les Sens
aperçoivent par une impression & par quelque chose qui les pique on
qui les frappe ; comme la vue, (soit qu'elle se fasse par une
émission d'un cône des rayons de l'œil, soit par des écoulements &
des influences d'images, envoyées des objets, (soit par des
écoulements des rayons & des couleurs:) & comme l’ouïe (soit que
l'air frappé ou des émissions de la voix, se portent aux oreilles, &
frappent l'air subtil qui dans l'oreille sert à l'ouïe, de manière
que ces choses soient cause de la perception de la voix.) C’est de
la même manière que les odeurs se portent aux narines, & les saveurs
à la langue, & que les choses qui émeuvent l’attouchement, frappent
ce Sens. Mais les choses incorporelles ne sont pas capables de
causer une telle impression; & ainsi elles ne peuvent être aperçues
par les Sens.
Elles
ne peuvent pas être non plus aperçues par la Raison. Car si la
Raison est un dit, & est incorporelle,
(comme disent les Stoïciens) celui qui dit que les choses
incorporelles se conçoivent par la raison, usurpe comme preuve, ce
qui est en question : car lorsqu'il est question de savoir si on
peut concevoir quelque chose d'incorporel, lui, supposant simplement
& sans preuve quelque chose d'incorporel, il veut prouver par ce
prétendu incorporel, non prouvé & non conçu, que l'on peut concevoir
tes choses incorporelles. Or la raison elle-même, (si elle est
incorporelle) est du nombre des choses dont il est question. Comment
donc qui que ce soit pourra-t-il faire voir, que cet incorporel
usurpé, savoir, la Raison, est connue avant l'autre
incorporel auquel il la veut faire servir de preuve? S'il prouve
cela par quelque autre incorporel, nous demanderons encore une
démonstration qui prouve que l'on conçoit cet incorporel: & cela
jusqu'à l'infini. Que s'il veut le prouver par quelque chose de
corporel, c’est aussi une question de savoir si on peut concevoir le
Corps. Par quoi donc démontrerons-nous que l'on conçoit le Corps,
que l'on prend pour démontrer la compréhensibilité de la raison qui
est incorporelle? Si nous disons, par le Corps, nous sommes réduits
au progrès à l'infini : & si nous disons que c'est par quelque chose
d'incorporel, nous tombons dans se moyen du Dialléle. Ainsi la
Raison démentant l’inconcevable, & étant incorporelle, on ne peut
pas dire que l’on puisse concevoir par son moyen une chose
incorporelle.
Mais si
la raison est corporelle, comme on dispute savoir si on connaît, ou
si on ne connaît pas les Corps, à cause de leur écoulement & de leur
changement continuel, comme disent les Philosophes, en sorte qu'ils
ne sont pas démontrables, & que quelques Philosophes nient leur
existence: (d’où vient que Platon appelle les Corps des Êtres qui
naissent toujours, & qui n'existent jamais;) je ne sais pas comment
on peut décider la controverse du Corps ; n'y ayant pas d'apparence
qu'elle puisse être jugée ni par quelque chose de corporel, ni par
quelque chose d'incorporel, à cause des raisons de douter qui ont
été dites un peu auparavant. D'où il s'ensuit que l'on ne peut pas
connaître les Corps, même par la raison. Mais si les Corps ni ne
tombent point sous les Sens, ni ne sont point connus par la raison,
il suit qu'ils ne peuvent être connus ou conçus en aucune manière.
Maintenant si l'on ne peut rien affirmer ni sur l’existence des
Corps, ni sur les choses incorporelles, il faut aussi s'abstenir de
rien affirmer touchant les éléments, & peut-être aussi touchant les
choses qui sont au delà des éléments ; parce qu'entre ces choses là,
les unes font corporelles & les autres sont incorporelles, & que
l’on a proposé des raisons de douter, touchant les unes & les
autres. Cependant, comme on doit s'empêcher de rien décider touchant
les principes efficients, & touchant les matériels, pour les raisons
que l’on a vues, la question des principes demeure toujours
douteuse.
Chap. VI. Du mélange des Choses.
Que
l’on laisse là, si l’on veut, ce que nous avons dit sur les
Principes; comment est-ce que les Dogmatiques peuvent dire qu'il se
fait des choses composées des premiers éléments, s'il ne se fait ni
attouchement ou contact, ni mélange ou mixtion en aucune manière.
Car j'ai prouvé un peu auparavant, que le contact n’est rien, lors
que je disputais sur l'existence du corps. Maintenant je proposerai
en peu de mots quelques considérations qui font voir que la manière
du mélange, (si l’on s’arrête à ce que les Dogmatiques en disent)
n’est pas même possible. Car on dit bien des choses sur le
mélange, & ce ferait un travail presque immense de rapporter toutes
les différences de sentiments qui se trouvent chez les Dogmatiques
sur cette matière. Ce qui fait que tout d'abord, à ne considérer que
cette controverse, où il est impossible de juger de quel côté est la
vérité, on peut conclure que cette question est incompréhensible.
Pour
nous, comme nous ne voulons pas maintenant les réfuter chacun en
particulier, à cause de la loi que nous nous sommes prescrite d'être
courts dans cet ouvrage, nous croyons que ce que nous allons dire
pourra être suffisant.
On dit
que les choses qui sont mêlées ou composées ensemble, consistent en
substance, & en qualités. ainsi on dira ou que les substances se
mêlent, & non pas les qualités : ou les qualités & non pas les
substances: ou, ni les substances ni les qualités, ou les unes et
les autres. Mais si ni les substances ni les qualités ne sont mêlées
ensemble, nous ne pourrons pas concevoir ce que c’est que le
mélange. Car comment pourra-t-on apercevoir les mixtes, par
quelqu’un des Sens, si les mixtes, comme on les
appelle, ne sont contempérés où mêlés en aucune des manières
précédentes.
Si on
dit que les qualités sont simplement adjacentes les unes proches des
autres, & que les substances sont mêlées, cela paraît absurde. Car
nous n'apercevons pas que les qualités qui sont dans les mixtes
soient séparées, & nous sentons au contraire qu’il ne s'en est
faite, pour ainsi dire, qu'une de leur mélange.
Si
quelqu’un prétend que les qualités se mêlent, & non pas les
substances, il dira là des choses insoutenables. Car les qualités ne
subsistent que dans les substances. C’est pourquoi ce serait aussi
une chose ridicule de dire que les qualités séparées de leurs
substances, se mêlent ensemble, & que les substances destituées de
leurs qualités demeurent à part sans se mêler. Il ne reste donc plus
que de dire que les qualités & les substances des choses mêlées, se
pénètrent réciproquement, & sont ce que l’on appelle le mixte en se
mêlant ainsi. Mais cela est encore plus absurde que ce qui a été dit
ci-dessus des mélanges; & une pareille mixtion est impossible. Si,
par exemple, sur dix cotyles
d'eau
on mêle une cotyle de suc de ciguë, on dit que la ciguë est mêlée
avec toute l'eau. Car si quelqu’un prend la moindre partie de cette
mixtion, il trouvera qu'elle est remplie de la vertu de la ciguë. Or
si la ciguë se mêle avec chaque partie de l'eau, & si par la
compénétration des substances & des qualités, elle est coétendue
toute entière avec toute l'eau, afin que la mixtion se fasse ainsi :
comme les choses qui sont coétendues les unes avec les autres, par
toutes leurs parties réciproquement, occupent chacune un lieu égal à
l'autre, & sont ainsi égales entre elles, il arrivera qu'une cotyle
de ciguë sera égale à dix cotyles d'eau ; de manière qu'il faudra
que toute la mixtion soit de vingt cotyles, ou de deux seulement,
suivant la supposition de cette manière de mixtion : & derechef si
on jette une cotyle d'eau sur vingt cotyles, il faut que ce mélange
fasse la mesure de quarante cotyles, ou bien seulement la mesure de
deux. Et la raison de cela est que nous pouvons nous imaginer qu'une
cotyle en est dix, parce qu'elle est autant étendue que dix cotyles,
& que dix cotyles n'en font qu'une, parce qu'elles lui font
également coétendues.
De
plus, si on ajoute toujours une cotyle, on pourra conclure de la
même manière que ces vingt cotyles que l'on voit, devront faire
vingt mille cotyles & plus, (selon cette manière de mixtion,) &
qu'elles n'en devront faire aussi que deux : chose la plus absurde
que l’on puisse dire. D'où il s'ensuit que cette manière de mixtion
que l'on suppose ici, est tout à fait absurde.
Maintenant, si le mixte ne peut se faire, ni par le mélange des
substances seules entre elles, ni par celui des qualités seules ni
par celui des substances & des qualités ensemble, ni par celui d'une
substance seule avec les qualités seules d'une autre; & si, outre
ces choses, on ne peut concevoir, aucune manière de mélanges il
s'ensuit que l'on ne peut pas concevoir ni connaître la manière en
laquelle se fait un composé, ni en général celle en laquelle se fait
quelque mixtion que ce soit.
Si donc
ces choses que l’on appelle les éléments, ne peuvent faire des corps
composés, ni en s'unissant par le contact, ni en se mêlant & en se
compénétrant les unes avec les autres ; il est évident que tous les
raisonnements des Dogmatiques sur la nature, sont des choses que
l’on ne peut point connaître, si on veut raisonner juste, en suivant
leurs propres principes.
Chap. VII. Du
Mouvement.
Outre
ce que nous avons dit contre les éléments, on peut remarquer encore
par les difficultés que l'on fait sur les Mouvements, que la
Philosophie naturelle des Dogmatiques doit passer pour impossible.
Car il faut absolument que les corps composés soient faits par
quelque Mouvement des éléments & du principe effectif. Si
donc nous faisons voir qu'il n'y a aucune espèce de Mouvement, dont
on puisse être certain, il sera évident, qu'encore que l'on accordât
tout ce que nous avons réfuté ci-dessus, c’est en vain néanmoins que
les Dogmatiques veulent expliquer, ce qu'ils appellent la partie
naturelle de la Philosophie.
Chap. VIII. Du Mouvement d'un lieu à un autre.
Ceux
qui paraissent avoir discouru d'une manière plus complète touchant
le Mouvement, en distinguent six espèces. Le Mouvement local: le
changement naturel ou l'altération: l'augmentation : la diminution:
la génération : la corruption. Nous examinerons chacune de ces
espèces de Mouvement en particulier, en commençant par le Mouvement
local.
Ce
Mouvement est, selon les Dogmatiques, celui par lequel, ce qui se
meut, passé, ou tout entier ou selon quelque partie, d'un lieu dans
un autre. Tout entier, comme dans ceux qui marchent; ou selon
quelque partie, comme une sphère qui se meut sur son centre, car la
sphère demeurant toute entière dans une même place, ses parties
changent leurs places,
Au
reste il y a eu, si je ne me trompe trois opinions principales &
plus communes sur le Mouvement. Bias & quelques autres Philosophes
croient qu'il y a du Mouvement : mais Parménide & Mélissus &
quelques autres le nient: & les Sceptiques prétendent qu'il n’est
pas plus vrai de dire qu'il y en a, que de dire qu'il n'y en a pas ;
que selon les apparences il semble qu'il y a du Mouvement, mais
qu'il n'y en a pas quand on veut examiner les raisons des
Philosophes.
Pour
nous, nous exposerons premièrement les disputes de ceux qui croient
qu'il y a du Mouvement, & de ceux qui affirment que le Mouvement
n’est rien; après quoi, si nous trouvons que les raisons de leur
discordance sont d'un poids égal de part & d'autre, nous serons
obligés de dire, qu'eu égard aux raisonnements des Dogmatiques, il
n'est pas plus vrai de dire qu'il y a du Mouvement, que de dire
qu'il n'y en a point. Nous commencerons par ceux qui disent qu'il y
a du Mouvement.
Ces
Philosophes s'appuient principalement sur l'évidence de la chose. Si
(disent-ils) il n’y a point de Mouvement, comment le Soleil se
transporte-t-il d'Orient en Occident, & comment, fait-il les
différentes saisons de l'année, qui arrivent selon qu'il est plus
proche, où plus loin de nous? Ou comment des vaisseaux partant d'un
port, abordent-ils à un autre port, qui est fort éloigné du premier?
Comment est-ce que celui qui nie le Mouvement, sort-il de chez lui &
y revient-il? Ils disent qu'on ne peut pas réfuter ces raisons là
C’est pourquoi un Philosophe Cynique à qui on avait proposé un
argument contre le Mouvement, ne répondit rien, mais se levant de sa
place, il commença à se promener, montrant par son action & par
effet, qu'il y avait du Mouvement Voilà de quelle manière ces
Philosophes, qui croient le Mouvement, tâchent d'imposer silence à
ceux qui sont d'un sentiment contraire.
Mais
ceux qui nient l'existence du Mouvement se servent de ces
raisonnements. Si quelque chose se meut, ou elle se meut d'elle
même, ou elle est mue par quelque autre: si c’est par quelque autre,
ce que l'on dit être mu par une autre chose, ou sera mu sans aucune
cause, ou sera mu par quelque cause. Mais on dit que rien ne se fait
sans cause: si donc il est mu par quelque cause, la cause par
laquelle il est mu, sera sa cause motrice;
ce qui conduit dans le progrès à l'infini, comme nous avons fait
voir en disputant sur la cause. Autrement, ce qui meut agit, & ce
qui agit est mu : donc ce qui meut aura besoin d’un autre moteur, &
le second moteur aura besoin d'un troisième & ainsi:
jusqu'à l'infini, de manière que le Mouvement sera sans
commencement; ce qui est absurde. Donc ce qui est mu n'est pas mu
par un autre.
Mais il
n’est pas mu non plus par lui-même. Car comme tout ce qui meut, meut
ou en poussant en devant, ou en tirant, ou en poussant en
haut, ou en comprimant par en bas; il faudra que ce qui se pousse
soi-même, se meuve en quelqu’une de ces manières. Mais s'il se meut
en poussant en devant, il sera derrière soi-même; s'il se meut en
tirant par derrière, il sera avant soi-même; si, en poussant en
haut, il sera au-dessous de soi; & si c’est en comprimant de haut en
bas, il sera au dessus de soi. Or il est impossible qu'une chose
soit au dessus d'elle-même, ou devant, ou au-dessous, ou derrière.
Donc il est impossible que quelque chose soit mue par elle même.
Mais si: rien n'est mu ni par soi-même ni par une autre
chose, il s'ensuit que rien ne se meut, que rien n'est mu.
Que si
quelqu’un a recours à l’impulsion de l’âme, & à la détermination
libre de la volonté, il doit être averti qu'il y a une controverse
parce que l'on dit être en notre pouvoir, & que cette dispute là ne
saurait être décidée parce que nous n'avons pas encore trouvé une
règle de vérité.
Il faut
encore dire ceci. Si quelque chose se meut, ou elle se meut dans le
lieu où elle est, ou dans celui où elle n’est pas. Ce n’est pas là
où elle est, car elle y demeure en repos,
si elle y est. Ce n'en pas non plus là où elle n’est pas : car là où
une chose n’est pas, elle ne peut ni y agir, ni y pâtir. Donc rien
ne se meut. Voilà le raisonnement de Diodore surnommé Cronus ou
Saturne. On en a donné plusieurs solutions dont nous nous
contenterons de rapporter celles qui sont les plus fortes; pour ne
pas passer les bornes que nous nous sommes prescrites dans cet
ouvrage; y ajoutant le jugement, que nous croyons que l’on doit
faire de cet argument.
Il y en
a donc quelques-uns qui disent que quelque chose peut se mouvoir
dans le lieu où elle est; & que, preuve de cela, les sphères qui
tournent sur leur centre, se meuvent en demeurant dans le même lieu.
Pour
leur répondre, il n’y a qu'à appliquer ce que nous avons dit, (après
Diodore,) à chacune des parties de la sphère, & ainsi
faire voir que suivant cette prétendue solution, les parties mêmes
ne sont pas mues, (car l’argument de Diodore garde toute sa force
à l’égard de ces parties:) d'où on conclura que
rien ne se meut y non pas même dans le lieu où il est,
Nous
ferons la même chose contre ceux qui disent que ce qui est mu, est
dans deux lieux savoir & dans celui où il est & dans celui où il va.
Car nous leur demanderons quand c’est, que ce qui est mu se
transporte du lieu où il est, dans un autre : si c’est quand
il est dans le lieu où il est, ou si c’est quand il est dans le lieu
où il va. Mais quand il est dans le premier de ces lieux, il ne va
pas dans le second; car il est encore dans le premier, & quand il
n’est pas dans ce premier lieu, il n'en sort pas pour aller dans un
autre. Ajoutez qu'ici on prend comme preuve, ce qui est en question.
Car ce que l’on suppose être en mouvements ne peut pas agir là où il
n’est pas, & on n'accordera pas sans démonstration qu'il ait une
tendance pour quelque lieu, quand on n'accordera pas qu'il soit mu.
Il y a
des Personnes qui raisonnent ainsi. Le lieu se prend en deux
manières; l'une en une signification étendue, comme ma maison est
mon lieu : l'autre en une signification plus resserrée & plus
exacte, comme, par exemple, l'air qui m'enveloppe en me touchant
dans toute la superficie de mon corps. On dit donc que ce qui est
mu, se meut dans un lieu, non pas dans un lieu pris en ce sens
étroit & exact, mais dans un lieu pris dans l'autre sens plus ample
& plus étendu.
Nous
pouvons répondre, en subdivisant ce lieu pris en un sens large, que
le corps qui est dit être mu, est dans un endroit de ce lieu, comme
dans un lieu pris en un sens exact & étroit, & qu'il n’est pas dans
un autre endroit, comme il n’est pas dans toutes les autres parties
de ce lieu pris en un sens large: & ensuite nous conclurons que
puisque rien ne peut être mu ni dans le lieu où il est ni dans celui
où il n’est pas, rien aussi ne peut être mu dans le lieu pris ainsi
abusivement en un sens large. Car ce lieu pris en un sens
large consiste en deux lieux, savoir en celui où le corps mu est
exactement, & en celui où il n’est pas exactement ; & nous avons
démontré qu'il ne peut être mu, ni dans l'un ni dans l’autre de ces
deux lieux.
Mais on
peut proposer encore cet argument Si quoi que ce soit se meut, il se
meut ou par une application de sa première partie à une première
partie de l'espace; ou en parcourant un espace divisible tout
ensemble, en même temps & sans succession. Or quoi que ce soit ne
peut are mu ni par une application de sa première partie à une
première partie de l'espace ni en parcourant tout un espace
divisible, tout à la fois & sans succession, comme nous le ferons
voir. Donc rien n’est mu.
Il est
évident que rien ne peut être mu par une application de sa première
partie à la première partie de l'espace, & ainsi successivement. Car
si les corps sont divisibles à l’infini, aussi bien que les lieux &
les temps pendant lesquels on dit que les corps font mus, il n’y
aura point de Mouvement; parce qu'il est impossible que dans des
infinis on puisse trouver quelque chose de premier, qui soit le
commencement du Mouvement, de ce que l'on dit être mu.
Que si
les choses susdites ne font pas divisibles à l'infini, si;
elles se réduisent à des points indivisibles, et si toutes
les choses qui se meuvent, parcourent chacune une
première partie indivisible du lieu, en une première partie
indivisible du temps, toutes les choses qui se meuvent ont
toutes une égale vitesse, comme le cheval le plus prompt à la
course & une tortue : ce qui est encore plus absurde que ce qui
précède. Donc le Mouvement ne se fait point successivement & ne
commence point de la première manière que nous avons dite.
Mais il
ne se fait point non plus tout entier dans tout un espace divisible,
& sans succession. Car si les apparences doivent rendre témoignage
des choses obscures, (à ce que l’on dit;) comme il est nécessaire
que pour faire le chemin d'une stade, on en fasse auparavant la
première partie, & ensuite la seconde, & les autres de même; il faut
donc que tout ce qui se meut, se meuve par quelque
chose de premier & suivant une certaine succession.
Si on
dit que ce qui est mu, traverse l’espace tout entier en même temps,
tout à la fois, et sans succession, il s'ensuivra que toutes
les parties du lieu, où on dit qu'il est mu, seront dans toutes les
parties ensemble de ce corps mu : & si une partie de ce lieu dans
lequel il est mu, est froide, & une autre chaude ; si (par
supposition) une partie est noire, & l'autre blanche, en
sorte que chacune puisse donner sa couleur à ce qui s'y rencontre,
ce qui est mu, sera en même temps chaud & froid, noir & blanc ce qui
est absurde. Mais ensuite qu'on nous dise combien, quelle partie de
l'espace ce qui se meut, parcourt ainsi tout à la fois & sans
succession? Si on dit que cette partie est indéfinie, on accordera
par là que quelque chose peut être mue tour à la fois & sans
succession par toute la terre. Que si on veut éviter cette
absurdité, que l'on nous définisse la grandeur de l'espace divisible
qui est ainsi parcouru tout entier sans succession.
Mais de
vouloir définir exactement un lieu divisible tel que ce qui est mu
sans succession, ne puisse pas parcourir un espace plus grand, ne
fût-il plus grand, que de la moindre partie qui se puisse imaginer;
outre que cela n’est que hasard, que cela est téméraire &
peut-être aussi ridicule; on retombe toujours par là dans la
difficulté précédente. Or tous les corps mus auront une vitesse
égale, parce qu'ils auront tous également les passages de leurs
mouvements par des lieux déterminés.
Que si
on prétend que ce qui est mu, parcourt sans succession un espace qui
est petit à la vérité, mais qui n’est pas exactement déterminé, nous
supposerons nous même, une grandeur de cet espace, & alors par le
Sorite nous pourrons y ajouter toujours une très petite quantité
d'espace. Car si ceux contre lesquels nous disputerons, s'arrêtent &
se fixent à quelque grandeur déterminée, que nous leur aurons
proposée par le Sorite, ils retomberont dans la détermination d'un
lieu divisible parcouru sans succession, ce qui n'est qu'une fiction
monstrueuse. Et s'ils accordent toutes les additions du Sorite, nous
les réduirons à la nécessité d'avouer, qu'une chose se peut
parcourir toute la grandeur de la terre toute ensemble & sans
succession. Donc les choses que l'on dit être mues, ne parcourent
pas tout à la fois & sans succession, un espace
divisible.
Or si
rien n’est mu ni en parcourant un lieu divisible pris tout ensemble
& non par parties, ni en commençant à être mu par quelque chose de
premier, il n'y a absolument rien qui se meuve. Voilà ce que disent,
entre plusieurs autres choses, ceux qui nient le Mouvement local ou
passager. Pour nous, comme nous ne pouvons pas réfuter ces raisons
là, non plus que l'évidence apparente, qui fait, que d'autres
disent qu'il y a du Mouvement, voyant que l'évidence & les raisons
ne s'accordent point, nous ne voulons pas décider s'il y a ou s'il
n'y a point de Mouvement.
Chap. IX. De l'Augmentation & de la Diminution.
Cette
même raison nous empêche de juger aussi s'il y a ou s'il n'y a pas
de l'Augmentation & de la Diminution. Car l’évidence de la chose
semble prouver l’existence de l'une & de l'autre, & les raisons
semblent la détruire, comme on peut le voir par ceci.
Il faut
que ce qui est augmenté, soit augmenté en grandeur, & quant à l'Être
& quant à la substance: (Car si quelqu’un voyant que l’une est
augmenté, dit que l'autre est augmentée aussi, il ne dira pas vrai.)
Or comme la substance n’est jamais dans un état stable ; comme elle
est dans un flux & reflux continuel, &que l’une vient à la place de
l'autre pour former un composé, il s’ensuit que ce que l’on dit être
augmenté, n'a point sa première substance, ni une substance ajoutée
avec cette première, mais une substance toute autre.
C’est
comme si quelqu’un apportait (par exemple) une pièce de bois de six
coudées, à la place d'une pièce de trois coudées, qui était
auparavant, & qu'il dît qu'il a augmenté la pièce de trois coudées,
il ne peut pas dire cela sans mentir : (parce que cette pièce de
bois là, est toute autre que celle-ci.) Tout de même aussi, dans
tout ce que l'on dit être augmenté, une première matière s'écoulant,
& une autre entrant en sa place successivement, si ce
que l'on dit être ajouté, l’est effectivement, on ne saurait dire
que ce soit là une Augmentation, & il faut dire plutôt que c’est un
changement total.
On peut
dire la même chose de la Diminution. Car comment peut-on dire que ce
qui ne subsiste en aucune manière, ait été diminué. De plus, s'il se
fait quelque Diminution, c’est par un retranchement, & s'il se fait
quelque Augmentation, c’est par une addition : or ni la
soustraction, ni l'addition ne sont rien : donc ni la Diminution ni
l'Augmentation ne sont rien aussi.
Chap. X. Du Retranchement & de l’Addition.
Voici
un raisonnement par lequel on veut prouver que la soustraction ou le
Retranchement n’est rien. Il ne se peut faire de Retranchement qu'en
ôtant ou l'égal ; ou le plus grand du plus petit; ou le plus petit
du plus grand. Or il ne se fait point de Retranchement en aucune de
ces manières, comme nous le prouverons. Donc il ne se peut point
faire de Retranchement.
La
preuve qu'il ne se fait point de Retranchement en aucune de ces
manières est celle-ci. Il faut que ce qui est retranché de quelque
chose, y soit contenu auparavant le Retranchement. Mais l'égal n’est
pas contenu dans l'égal, comme six ne sont pas contenus dans six.
Car il faut que ce qui contient, soit plus grand que ce qui est
contenu : & il faut que ce dont on ôte quelque chose, soit plus
grand que ce qui est ôté, afin qu'il reste quelque chose après la
soustraction. Car il semble que c’est là la différence qu'il y a
entre soustraire ou retrancher & entre ôter entièrement le tout.)
Le plus
grand n’est pas contenu non plus dans le plus petit, comme six ne
font pas contenus dans cinq; (car cela est absurde).
Par la
même raison le plus petit n’est pas contenu dans le plus grand: car
si cinq sont contenus dans six, comme le plus petit nombre dans le
plus grand, aussi quatre seront contenus dans cinq, & trois dans
quatre, & deux dans trois, & un dans deux, & ainsi il arrivera que
cinq, quatre, trois, deux, un, seront contenus dans six, lesquels
étant ajoutés ensemble, font quinze. D'où on conclut que ce nombre
est contenu dans six, si on accorde que le plus petit est contenu
dans le plus grand.
Tout de
même on trouvera que trente cinq sont contenus dans quinze
qui sont contenus dans six ; & en continuant ainsi le calcul on
trouvera des nombres infinis dans six. Or de dire que des nombres
infinis soient contenus dans six, cela est absurde. Donc il y a
aussi de l'absurdité à dire que le plus petit soit contenu dans le
plus grand.
Si donc
il faut que ce qui est ôté de quelque chose, soit contenu dans cette
chose dont on le retranche, & si ni l'égal n’est contenu dans l'égal
ni le plus grand dans le plus petit, ni le plus petit dans le plus
grand : certainement rien n’est retranché de rien.
De
plus. Si quelque chose est retranchée de quelque chose, il faut que
l'on retranche, ou le tout de la partie, ou la partie de la partie,
ou le tout de la partie, ou la partie du tout. Dire que l'on ôte le
tout du tout, ou de la partie, cela répugne à la raison. Ce qui
étant ainsi, il reste que l'on dise que l’on retranche la partie du
tout, ou de la partie; ce qui est absurde. En voici la preuve.
Pour ne
point quitter les nombres, qui rendront la chose plus claire,
supposons, (par exemple) que nous avons le nombre dix, & que l'on en
retranche une unité : cette unité ne peut être retranchée, ni de
tout le nombre dix, ni de la partie restante du nombre dix, ou (pour
le dire plus clairement) du nombre neuf. Donc elle n’est point ôtée
: car si l'unité est ôtée de tout le nombre dix, comme le nombre dix
n’est autre chose que dix unités, & comme il n’est pas une de ces
unités, mais l'assemblage de toutes ces unités; il faut ôter
l’unité, de chaque unité pour la pouvoir ôter de tout le nombre dix.
Premièrement donc rien ne peut être ôté de l'unité; car les unités
sont indivisibles, & ainsi de cette manière on n'ôtera pas l’unité
du nombre dix.
Mais
quand quelqu’un accorderait que de chaque unité, on peut en ôter une
unité, dans le nombre dix, cette unité ôtée aura dix
parties : & l'unité sera composée de dix parties. Maintenant comme
il reste dix autres parties, desquelles on a ôté dix unités que l’on
appelle une unité, ces unités restantes avec celles qui sont ôtées
seront vingt.
Or il
est absurde qu'un soit dix, & que dix soient vingt, & que ce qui est
indivisible, (selon les Dogmatiques eux-mêmes) soit divisé. Il est
donc absurde de dire que l’on ôte une unité du nombre dix.
On ne
peut pas non plus ôter une unité du nombre neuf qui reste. Car ce
dont on ôte quelque chose, ne demeure pas entier: mais le nombre
neuf, après le Retranchement de cette unité, demeure entier.
Outre
cela, le nombre neuf n'étant autre chose que neuf unités, si on dit
que l’on ôte une unité de ce nombre tout entier, on ôtera tout le
nombre;
si on dit que l'on ôte une unité des huit unités restantes, qui font
l'autre partie de neuf, les mêmes absurdités suivront ; & si on dit
que l’on ôte l'unité de la dernière unité, il faudra dire, que
l'unité est divisible, ce qui est absurde. Donc on n’ôtera pas non
plus une unité de neuf.
Or si
une unité n’est ôtée, ni de dix, ni de quelque partie de dix,
on ne peut donc retrancher la partie, ni du tout, ni d'une partie.
Concluons donc & disons que si ni le tout n’est retranché du tout,
ni la partie du tout, ni le tout de la partie, ni la partie de la
partie; il s’ensuit que rien ne peut être retranché de rien.
L'Addition est encore une de ces choses que les Sceptiques croient
impossibles. Car ce qui est ajouté (disent-ils) ou est ajouté à
soi-même, ou à un sujet préexistant, ou à une chose composée de ce
qui est ajouté & d'un sujet préexistant. Or rien de tout cela
n’est vrai. Donc rien n’est ajouté à rien. Soit (par exemple) une
quantité de quatre cotyles, & que l'on y ajoute une cotyle. Je
demande à laquelle de ces quatre elle est ajoutée. Ce n’est pas à
elle même, cela ne se peut; (car ce qui est ajouté est autre chose,
que ce à quoi il est ajouté; mais rien n’est autre chose que foi
même). Cette cotyle n’est pas ajoutée non plus à ce qui est
composé des quatre cotyles & de celle qui est ajoutée. Car peut-elle
être ajoutée à un composé qui n’est pas encore? De plus si la cotyle
qui est ajoutée, est ajoutée à quatre cotyles & à une cotyle, cela
fera une quantité de six cotyles, savoir de quatre cotyles & d’une
cotyle, choses auxquelles on ajoute, & d'une cotyle ajoutée.
Que si
une cotyle est ajoutée à toutes les quatre cotyles seules; comme ce
qui est autant étendu qu'une autre chose, est également étendu, il
est évident que si une cotyle est également étendue avec quatre
cotyles, elle doublera la quantité des quatre cotyles; tellement que
le tout fera huit cotyles: ce qui ne se voit pas.
Donc si
ce que l’on dit être ajouté, n’est ajouté ni à soi-même, ni à un
sujet préexistant, ni à ce qui est composé de ces deux; choses; & si
cette énumération est entière, certainement rien n’est ajouté à
rien.
Chap. XI. De la Transposition.
La
Transposition se trouve renfermée
&
proscrite avec l'existence de l'addition & de la soustraction, & du
mouvement local; (laquelle existence nous avons détruite,)
cette Transposition étant une espèce de changement, qui par un
mouvement passager ôte une chose d'une autre, & l'ajoute à une
autre.
Chap. XII. Du Tout & de la Partie.
Le Tout
& la Partie se trouvent aussi renversés, dès là que l’on nie
l'addition, & le retranchement. Car il paraît que le Tout se fait
par un concours par une addition des Parties : & que le Tout cesse
par le retranchement d'une ou
de quelques choses. Mais outre cela s'il y à quelque
Tout, ou il est autre chose que ses Parties, ou ses Parties
elles-mêmes sont le Tout. Or il ne paraît pas que le Tout soit autre
chose que ses Parties ; (car si on ôte les Parties, il ne reste
rien, qui nous puisse faire croire que quelque autre chose que les
Parties, soit le Tout.) Que si les Parties elles-mêmes sont le Tout,
le Tout ne sera qu’un nom, & qu'une dénomination vaine, & il n'aura
aucune existence propre. Comme la distance n’est autre chose que les
choses distantes entre elles, & comme un charpente n’est autre chose
que des pièces de bois qui sont jointes ensemble : ainsi un Tout ne
sera rien absolument.
Mail je
dis que les Parties ne seront rien, aussi. Car si elles font
Parties, ou elles sont parties du Tout, ou elles sont Partie les
unes des autres, ou chacune est Partie d'elle-même. Elles ne sont
pas Parties du Tout, parce que le Tout n’est rien autre chose que
les Parties, & ainsi elles seraient Parties d'elles-mêmes: ce qui
n’est pas par la raison que chacune des Parties passe pour être
nécessaire à la perfection du Tout.
Elles
ne sont pas non plus Parties les unes des autres, parce que la
Partie paraît être contenue dans ce dont elle est Partie, & qu'il
est absurde de dire que (par exemple) la main soit contenue dans le
pied.
Enfin
chaque Partie n’est pas Partie d’elle-même. Car de cette manière
elle se contiendrait elle même, & elle serait & plus grande & plus
petite qu'elle même.
Donc si
les Parties, comme on les appelle, ne sont Parties, ni du Tout, ni
d’elles-mêmes, ni les unes des autres, elles ne sont Parties de
rien: & si elles ne sont Parties de rien, elles ne sont pas même des
Parties; parce que les choses qui font relatives
à quelque autre chose se détruisent mutuellement. Ce que nous avons
dit dans ce chapitre, doit être considéré comme une digression ; &
d'ailleurs nous avons déjà fait mention du Tout & de la Partie dans
un autre endroit.
Chap. XIII. Du Changement naturel.
Il y a
des Personnes qui n'avouent pas que ce que l'on appelle Changement
naturel, existe : & voici comme ils prouvent leur pensée. Si quelque
chose est changée, elle est ou corporelle ou incorporelle. Mais on
doute parmi les Philosophes s'il arrive du changement à l'une & à
l'autre de ces choses. Ainsi ce que l'on dit du Changement naturel,
sera de même révoqué en doute. Ensuite si quelque chose souffre du
Changement, elle le souffre par l'effet d'une cause, & elle est:
un sujet passif. Or on renverse par des arguments, l'existence
de la cause avec laquelle le patient est détruit aussi, n'ayant rien
dont il reçoive l'action. Donc rien ne change.
De
plus. Si quelque chose est changée, ou ce qui existe est changé, ou
ce qui n'existe pas. Mais ce qui n'existe pas n'a point de
subsistance & ne peut, être ni agent ni patient. Donc il ne peut
être le sujet passif de quelque Changement. Que si c’est ce qui
existe qui est change; ou il est changé en tant qu'il est un Être,
ou en tant qu'il n’est pas un Être. Mais, entant qu'il n’est pas un
Être, il n’est pas changé, car il n'existe pas, s'il est un
non-être: & s'il est changé en tant qu'il est un Être, il deviendra
autre chose qu'un Être qu'il est, c’est-à-dire, qu'il deviendra un
non-être. Que si ni l'Être n’est change, ni le non-Être non plus, &
qu'outre ces deux choses il n'y ait rien, il faut dire que
rien n’est changé.
Quelques autres raisonnent encore ainsi Ce qui est changé, doit être
changé dans quelque temps. Mais rien n’est changé dans le temps
passé, ni dans le temps futur, ni dans le temps présent, comme nous
le ferons voir. Donc rien n’est changé. Rien ne souffre de
Changement dans un temps passé ou futur, parce qu'aucun de ces deux
temps n’est présent, & que rien ne peut être agent ou patient dans
un temps qui n'existe pas. Mais rien, ne peut aussi souffrir de
Changement dans le temps présent : car peut-être que le temps
présent aussi n’est rien ; mais, pour laisser cette dispute
maintenant, disons ceci : le temps présent est indivisible. Or il
est impossible de concevoir que dans un temps indivisible, un
morceau de fer (pat exemple) passe de la dureté à la mollesse, ou
qu'il arrive aucune autre sorte de Changement. Car il paraît que ces
Changements là ont besoin d'un temps continu. Si donc rien ne
souffre de Changement ni dans le temps passé, ni dans le futur, ni
dans le présent, il faut dire que rien ne souffre de Changement.
Ajoutons encore ceci. S'il y a quelque Changements et que l'on dise
que ce Changement consiste dans de simples perceptions passives des
Sens, il semble que cela ne suffit pas : car il paraît que pour
connaître un Changement, il faut connaître ce que la chose
changée était avant son Changement, & ce qu'elle devient par son
Changement. Que si on dit que le Changement peut être connu par
entendement, comme il y a eu parmi les Anciens des disputes que l’on
ne saurait décider, touchant l’existence des choses qui peuvent être
connues par l'entendement, (comme non l'avons fait voir souvent ;)
nous ne pourrons rien dire de certain sur l'existence du Changement.
Chap. XIV. De la Génération et de la Corruption.
L'Addition et le Retranchement & le changement naturel étant
renversés, la Génération et la Corruption tombent en même temps. Car
sans ces mouvements rien ne peut ni être engendré, ni être
corrompu. Par exemple, du nombre dix corrompu par le retranchement
d'une unité, il arrive que le nombre neuf est engendré ; & le nombre
dix est engendré du nombre neuf corrompu par l'addition d'une unité;
& le vert de gris est engendré d'un cuivre corrompu par un
changement. Ainsi ces mouvements étant renversés, la Génération & la
Corruption sont peut-être renversées aussi.
Cependant il y en a qui raisonnent encore de cette manière. Si
Socrate a été engendré, il a été engendré, ou lorsqu'il n'était pas,
ou lorsqu'il était déjà. Si on dit qu'il a été engendré lorsqu'il
était déjà, il a été engendré deux fois: & s'il a été engendré
lorsqu'il n'était pas, Socrate était & n'était pas, & cela en même
temps. Il était, puisqu’il était le sujet passif de la Génération, &
il n'était pas, parce qu'on le suppose ainsi.
Tout de
même. Si Socrate est mort, ou bien il est mort quand il vivait, ou
bien il est mort quand il était mort. Mais lorsqu'il vivait, il
n'était pas mort, (car autrement un même homme vivrait & serait
mort.) Il n’est pas mort non plus lorsqu'il était mort : autrement
il serait mort deux fois. Donc Socrate n’est pas mort. On peut par
ce même raisonnement renverser la Génération & la Corruption, à
l'égard de toutes les choses que l'on dit être engendrées ou
corrompues.
Il y en
a qui font cette objection. Si quelque chose est engendrée, où c’est
un Être, ou c’est un non-être. Mais un non-être n’est pas engendré ;
(car ce qui n’est pas, n’est susceptible d'aucun accident, ni par
conséquent d'être engendré.) Et un Être n’est pas engendré non plus.
Car si un Être est engendré, ou bien il est engendré en tant qu'il
est un Être, ou bien en tant qu'il n’est pas un Être. Mais en tant
qu'il n’est pas un Être, il n’est pas engendré. Que s'il est
engendré en tant qu'il est un Être, comme ce qui est engendré, est
engendré d'un autre ; ce qui est engendré d’un Être,
fera autre chose qu'un Être, laquelle autre chose qu'un Être, est un
non-être. Donc ce qui est engendré fera un non-être ; ce qui est
contraire à la raison. Si donc, ni ce qui est, n'est point engendré,
ni ce qui n’est pas, rien du tout n’est engendré
On peut
dire de la même manière qu'il n'y a point de Corruption. Car si
quelque chose se corrompt, ou c’est un Être qui est corrompu
ou c’est un non-être. Mais un non-être n’est pas corrompu; car il
faut que ce qui est corrompu soit, pour être le sujet passif de
quelque chose. Ce n’est pas non plus un Être. Car s'il est corrompu,
ou il est corrompu de manière qu'il demeure dans son Être, ou de
manière qu'il n'y demeure pas, S'il est corrompu de manière qu'il
demeure dans son Être, il fera en même temps un Être & un non-être :
car comme il se corrompt non pas en tant qu'un non-être, mais en
tant qu'un Être, en tant qu'il est corrompu, il sera autre chose
qu'un Être, & par conséquent il ne sera pas un Être &
cependant il sera un Être, parce que l'on dit qu'il se corrompt en
demeurant toujours dans son Être. Or il est absurde de dire qu'une
même chose soit un Être & un non-être. Donc l'Être n’est pas
corrompu en demeurant dans son Être.
Que si
on dit que l'Être n’est pas corrompu en demeurant dans son Être,
mais qu'il est réduit premièrement au non-être, & qu'ensuite il est
corrompu, alors il faudra dire que ce n’est plus un Être, mais un
non-être qui est corrompu, ce que nous avons montré être impossible.
Si donc ni l'Être ni le non-être ne peut être corrompu, & qu’outre
ces deux choses il n’y ait rien, rien n’est corrompu.
Ce que
nous avons dit jusqu'ici contre les différents mouvements, suffit
pour ces courtes Institutions, & nous prouve assez que la Physique
des Dogmatiques ne peut subsister, & est inconcevable à l’esprit.
Chap. XV. De l’état permanent des Êtres.
Quelques Sceptiques proposent des doutes sur l’état permanent des
corps; (cette matière vient bien après celle des mouvements: & voici
comme ils raisonnent. Ce qui est dans état toujours changeant, &
toujours en mouvement, n’est pas dans un état permanent. Or tout
corps est dans un mouvement continuel, suivant les sentiments des
Dogmatiques, qui disent que le corps est une substance fluide,
dont il s’exhale toujours quelque chose & à laquelle quelque chose
est toujours ajoutée: (de manière que Platon a dit que les Corps ne
sont point, mais qu'ils naissent, ou qu'ils se produisent &
s'engendrent plutôt
&
qu'Héraclite compare l'état changeant de notre corps au cours d'un
fleuve rapide.) Donc aucun corps n’est dans un état permanent. Car
ce que l’on dit être dans un état permanent, semble devoir être
retenu dans son état par les corps qui l'environnent; mais ce qui
est retenu est patient, or il n'y à point de tel sujet passif, parce
qu'il n'y a point d'agent ou de cause, comme nous l'avons enseigné,
donc rien ne persiste dans un même état.
D'autres font ce raisonnement. Ce qui est dans un état permanent ou
en repos souffre, ou est
le sujet passif d'une action.
Mais ce qui est le sujet passif d'une action est mu. Donc ce qui est
dans un état permanent est mu; mais s'il est mu, il n’est pas dans
un état permanent.
Ces
mêmes raisonnements font voir que ce qui est incorporel, n’est pas
non plus dans un état permanent : car s'il est dans un état
permanent, il est le sujet passif de l’action de quelque cause; ce
qui n’est propre qu'aux Corps. Or ce qui est incorporel ne peut être
le sujet passif de l’action de quelque cause.
Donc il n'est pas dans un état permanent. Donc rien n’est dans un
état permanent. Ces choses suffisent pour la dispute de l'état
permanent des Êtres. Mais comme les mouvements & le reste ne
sauraient être conçus, sans la connaissance du lieu & du
temps, il faut passer à l’examen de l'un & de l'autre : car si on
fait voir qu'il n’y a ni lieu, ni temps, il sera évident que tous
ces mouvements ne sont rien. Commençons pas le lieu.
Chap. XVI. Du
Lieu.
Le Lieu
se prend en deux manières, ou proprement ou abusivement. Il se prend
abusivement, quand on le prend dans un sens large & étendu; dans ce
sens, ma ville est mon Lieu. Et il se prend dans un sens propre,
quand on le prend pour celui qui contient exactement une chose, ou
qui nous contient exactement. Il n’est ici question que du Lieu
proprement dit, ou qui contient exactement. Quelques-uns ont dit
qu'il y a un tel Lieu, d'autres l'ont nié, & d'autres n'ont rien
voulu décider là dessus.
Ceux
qui disent qu'il y a un Lieu, se fondent sur l'évidence de la chose.
Qui est-ce, disent-ils, qui peut dire qu'il n'y a point de Lieu?
Lorsqu'il voit les parties du Lieu, comme sont le droit, le gauche,
le haut, le bas, le devant, le derrière, lorsqu'il est quelque fois
dans un Lieu, ou dans un autre; lors qu'il voit que j'enseigne
maintenant, où mon maître
enseignait ; & lorsqu'il conçoit que le Lieu des corps légers de
leur nature est différent de celui des corps naturellement pesants;
enfin lorsqu'il entend dire aux Anciens,
Le Chaos a été avant toutes choses.
Car on dit que le Chaos est le Lieu des choses, parce qu'il
comprend tout ce qui y est.
Certainement (disent-ils encore,) s'il y a quelque corps, il y a
aussi un Lieu, car un corps ne peut être sans Lieu. Et s'il y a un
principe efficient, & un principe matériel du corps, il faut qu'il y
ait aussi quelque chose ou le corps soit, ce qui est le Lieu. Mais
il y a un principe efficient & un principe matériel du corps. Donc
il y a aussi un Lieu, où est le corps.
Mais
ceux qui nient qu'il y ait un Lieu, n'accordent pas qu'il ait des
parties,
& ils raisonnent ainsi. Le Lieu n’est autre chose que ses
parties, & celui qui veut prouver qu'il y a un Lieu, parce qu'il
suppose que ses parties existent, entreprend de prouver ce qui est
en question par cela même qui est en question. Ils disent encore que
c’est se moquer de dire que quelque chose soit, ou ait été
dans un Lieu, lorsque l’on n'accorde en aucune manière qu'il y ait
un Lieu : qu'ensuite ceux qui argumentent ainsi pour le Lieu,
usurpent pour preuve l'existence du corps, de laquelle on ne
convient pas : que l’on prouve que le principe efficient, & le
principe matériel, n'existent pas plus que le Lieu: & qu'enfin
Hésiode n’est pas un auteur digne de foi dans des matières de
Philosophie.
C’est
ainsi que ceux qui rejettent le Lieu; répondent aux raisons par
lesquelles on prétend l’établir & prouvent en même temps qu'il
n'existe point. Ils tournent à leur avantage les opinions des
Dogmatiques, qui paraissent être les plus fortes & avoir le plus de
poids, comme sont celles des Stoïciens & des Péripatéticiens. Voici
comme ils raisonnent :
Les
Stoïciens disent que le vide est ce qui peut être occupé, ou rempli
par un Être, mais qui n’est pas occupé: ou bien, que c'est un espace
vide de corps, ou un espace qui n’est pas occupé par un corps ; &
que le Lieu est un espace occupé par un Être, lequel espace est égal
à l'Être qui l'occupe. Par le mot d'Être ils entendent un corps, &
par celui d’espace ou de région ils entendent un intervalle qui est
en partie occupé, & en partie non occupé par le corps : quoique
quelques-uns aient dit que l'espace ou la région est le Lieu
d'un grand corps, de manière que l'espace ou la région, & le lieu ne
sont différents l'un de l'autre que par la grandeur.
Voici
donc ce que l'on leur objecte. Quand ils disent que le Lieu est un
intervalle ou espace qui est occupé par le corps, comment
peuvent-ils dire que le Lieu est encore un espace ? Veulent-ils dire
qu'il est égal à la longueur du corps qui y est contenu, ou à la
largeur, ou à la profondeur, ou à ces trois dimensions là ?
S'ils disent que le Lieu n'a qu'une de ces dimensions, il n’est donc
pas égal à ce dont il est le Lieu, outre que ce Lieu contenant,
n'ayant qu'une dimension, il sera une partie dé ce qu'il contient;
ce qui est tout à fait contraire à l'évidence,
Que si
ce Lieu a trois dimensions, comme il n'y a point de vide dans ce
Lieu, ni aucun autre corps, auxquels on puisse attribuer ces
dimensions; & que le corps que l'on dit être dans ce Lieu, n’est pas
composé de ces dimensions là, mais des siennes, (car ce corps
est longueur, largeur, & profondeur, & puissance de résister,
qui est ajoutée à ces dimensions:) il s'ensuivra, que ce Lieu est
chimérique, que le corps lui même sera son Lieu, & qu'il
sera en même temps le contenant & le contenu; ce qui est absurde.
Donc ce Lieu supposé n'a point de dimensions, & par conséquent le
Lieu n’est rien.
Voici
un autre raisonnement. On ne voit pas trois dimensions à double dans
aucune des choses que l’on dit être dans un Lieu, mais seulement une
longueur, une largeur, & une profondeur. Ces dimensions
appartiennent-elles au corps seul, ou au Lieu seul, ou au corps & au
Lieu tout ensemble ? Si elles appartiennent au Lieu seul, le corps
n'aura ni longueur, ni largeur, ni profondeur qui lui soient
propres, & ainsi le corps ne sera pas corps, ce qui est absurde. Si
ces dimensions appartiennent & au Lieu & au corps tout ensemble;
comme le vide n'a rien autre chose par son essence, que ces trois
dimensions, & que ces trois dimensions du vide, sont aussi celles du
corps, (puisqu'on suppose qu'elles appartiennent & au Lieu & au
corps:) il s'ensuivra que le corps consistera dans les mêmes choses
que le vide. Car l'égard de la puissance de résister, on ne peut
rien assurer de certain touchant son existence, comme nous l'avons
enseigné auparavant. Or comme les dimensions ne se voient que dans
ce que l'on appelle corps, dimensions qui appartiennent au vide, &
qui sont communes au vide, le corps sera du vide ; ce qui est
absurde;
Que si
enfin ces dimensions appartiennent au corps seul, le Lieu n'aura
aucunes dimensions, & par conséquent il ne sera pas même Lieu. Donc
si en aucune des manières précédentes on ne trouve point que le Lieu
ait des dimensions, il n'y a point de Lieu.
On
ajoute encore cette difficulté. Quand un corps entre dans le vide, &
que du vide il s'en fait un Lieu, ou le vide demeure ou il se
retire, ou il se corrompt. S'il demeure, une même chose sera vide et
pleine. Que s'il se retire en vidant la place & en passant ailleurs,
ou s’il est corrompu par un changement, le vide sera
un corps; car ce sont là des propriétés passives du corps. Or
il est absurde de dire qu'une: même chose soit vide &
pleine ; ou que le vide soit un corps. Donc il est pareillement
absurde de dire que le vide puisse être occupé par un corps
r & devienne un Lieu.
Ces
raisons là font voir aussi qu’il n’y a point de vide, puisqu'il ne
peut être occupé par un corps, pour devenir un Lieu ; contre ce que
les Stoïciens disent, que ce vide est ce qui peut être occupé par un
corps. L’existence de l’espace tombe encore avec le Lieu & le vide.
Car si on dit que l’espace ou la région des lieux & des choses, est
un Lieu grand & spacieux, il périt avec le Lieu : & si on dit que
l’espace est ce qui est en partie occupé par le corps, & qui en
partie a des dimensions vides, il périt avec le Lieu & avec le vide.
Voilà ce que l’on dit entre plusieurs autres choses contre
l’opinion des Stoïciens, qui est différente de celle des autres
touchant le Lieu.
Mais
les Péripatéticiens disent que le Lieu n’est autre chose que les
extrémités du corps contenant, en tant que contenant : tellement que
mon Lieu est une surface d’air, laquelle se forme autour de mon
corps. Mais si c'est là le Lieu, une même chose sera & ne sera pas.
Car lorsqu'un corps doit être dans un Lieu, comme rien ne peut être
dans ce qui n'existe pas, il faut que le Lieu existe premièrement,
afin que le corps y soit placé: (& ainsi le Lieu sera, avant que le
corps, qui est dit être dans un Lieu, y soit placé.) Mais comme d'un
autre côté, le Lieu est fait par la surface du corps contenant,
laquelle se forme autour du corps contenu; le Lieu ne peut exister
avant que le corps y soit & ainsi alors le Lieu n'existera
pas avant le corps placé. Or il est absurde de dire qu'une chose
soit & ne soit pas. Donc le Lieu n’est pas l'extrémité du corps
contenant, en tant que contenant.
De
plus. Si le Lieu est quelque chose; ou il est fait, ou il n’est pas
fait. On ne peut pas dire qu'il ne soit pas fait, car il est fait,
(à ce que disent les Péripatéticiens,) quand il se forme autour du
corps qui y est compris. Mais il n’est pas fait non plus: car s'il
est fait, ou bien il est fait lorsque le corps est déjà dans le Lieu
où on dit qu'il est, ou bien il est fait lorsque le corps n’est pas
dans le Lieu. Or il ne se fait pas lorsque le corps est déjà dans le
Lieu; (car il y a déjà un lieu dans lequel le corps est placé:) & il
ne se fait pas non plus lorsque le corps n'est pas dans un Lieu ;
car, (à ce que disent les Péripatéticiens) ce qui contient se forme
autour de ce qui est contenu, & par ce moyen le Lieu se fait;: mais
une chose ne peut pas se former & se disposer autour
d'une chose qui n’est pas au dedans d'elle: donc si le Lieu ne se
fait point, ni lorsque le corps est dans un Lieu, ni lorsqu'il n'y
est pas, & qu'outre cela on ne puisse concevoir autre chose, le Lieu
n’est point fait ou produit. Mais s'il n’est ni fait, ni non fait,
il n'est pas.
Mais
voici des objections plus générales, que l’on peut faire encore. Si
le Lieu est quelque chose, ou il est corporel, ou il est
incorporel. Or on doute de l'existence de ces deux choses. Donc
aussi on doute du Lieu.
Le
Lieu ne peut être connu qu'avec le corps, dont il est le Lieu.
Mais ce que l’on débite de l'existence du corps, est tout douteux.
Donc aussi ce que l’on dit du Lieu.
Le Lieu
de chaque chose n’est pas éternel. Mais si on dit qu'il se fait, ou
qu'il s'engendre, on ne peut pas être certain qu'il existe; parce
que la génération n'existe pas.
On
pourrait faire plusieurs autres difficultés ; mais pour éviter la
longueur, nous ajouterons, que d'un côté les raisons, & d'un autre
l'évidence de la chose, imposent silence aux Sceptiques, qui sont
des Philosophes modérés & peu hardis. C’est pourquoi nous
n'embrassons aucun parti, par rapport aux sentiments des
Dogmatiques, & nous nous abstenons de rien déterminer touchant le
Lieu.
Chap.
XVII. Du Temps.
Nous
nous trouvons disposés à l’égard de la question du Temps, de même
qu'à l'égard de celle du lieu. Car, si on s'en reporte aux
apparences, il paraît que le Temps est quelque chose: mais quand on
examine ce que l’on en dit, il ne paraît pas avoir rien de réel. Les
uns disent que le Temps est une durée
du mouvement du Temps; (J'appelle Temps le monde :) & d'autres
disent qu'il est le mouvement même du monde.
Aristote, ou Platon selon d'autres, dit que le mouvement est le
nombre
de ce qui est précédent & consécutif dans le mouvement. Straton, ou,
selon d'autres Aristote, dit que le Temps est la mesure du mouvement
& du repos. Epicure (comme le dit Démétrius de Lacédémone), enseigne
que le Temps est l'accident des accidents, c'est-à-dire, qu'il est
ce qui vient à la suite
des
jours, des nuits & des heures, des accidents & propriétés passives &
non passives du mouvement & du repos. A l'égard de la substance du
Temps, quelques uns ont dit qu'il est corporel, (comme Enésidémus,)
& qu'il n'est point différent de l’Être & de la matière première : &
les autres ont dit qu'il est incorporel. Il faudra donc dire, ou que
toutes ces opinions différentes sont vraies ou
qu’elles sont toutes fausses: ou que quelques-unes sont
vraies, & quelques unes fausses. Mais elles ne peuvent pas être
toutes vraies ; (car plusieurs de ces opinions sont opposées les
unes aux autres.) D'un autre coté les Dogmatiques n'accorderont pas
qu'elles soient toutes fausses. Et de plus si on accorde qu'il est
faux que le Temps soit corporel, & qu'il est faux aussi qu'il soit
incorporel, on accordera par même moyen, que le Temps n'existe pas.
Car outre le corporel et l'incorpore, il n'y a rien. Enfin, de
savoir quelles sont celles qui sont vraies & quelles sont celles qui
font fausses, cela n’est pas possible; soit à cause des raisons
également fortes que l’on propose pour soutenir ces différents
sentiments, soit parce que nous n'avons pas de règle
indubitable de jugement, ni de démonstration certaine. Voilà donc
les raisons qui font que nous ne pouvons rien assurer touchant le
Temps. Ensuite, comme on prétend que le Temps ne peut subsister, si
l’on ôte le mouvement & repos; il s’ensuit que quand nous avons
renversé ces choses, nous avons par cela même renversé le Temps.
Cependant voici ce que quelques-uns objectent contre le Temps. Si le
Temps existe, ou il est fini, ou il est infini: s'il est fini, il a
commencé depuis quelque Temps, & il finira à quelque Temps: & par
conséquent il y avait un Temps, lorsqu'il n'y avait point de Temps,
& lorsqu'il n'avait pas encore commencé: & il pourra y avoir quelque
jour un Temps, lorsqu'il n'y aura plus de Temps, c'est-à-dire
lorsqu'il aura cessé d'être. Donc le Temps n’est pas fini.
Que si
le Temps est infini, comme le Temps est ou passé, ou présent, ou
futur, on demandera si le futur & le passé existent, ou s’ils
n'existent pas. S'ils n'existent pas, il ne restera que le présent,
qui est le Temps le plus court que l'on puisse s'imaginer; d'où il
s'ensuivra que le Temps est fini: ainsi voilà les mêmes difficultés
qu'auparavant. Que si le passé existe, le futur existe aussi, donc
l'un & l'autre est présent : or il est absurde de dire que le passé
& que le futur est présent : donc le Temps n’est pas infini. Mais si
le Temps n’est ni fini ni infini, il n’est rien en aucune manière.
Voici
un autre argument. Si le Temps existe, ou il est divisible, ou il
est indivisible. Mais il n’est pas indivisible; (car on le divise en
présent, passé & futur, comme le disent les Dogmatiques eux-mêmes,)
Il n’est pas non plus divisible, car tout ce qui est divisible, est
mesuré par quelque partie de soi-même, la chose mesurante parcourant
chacune des parties de la chose mesurée, comme lorsque nous mesurons
une coudée avec un pouce. Mais le Temps ne peut pas être mesuré par
quelqu’une de ses parties: car, par exemple, si le présent
mesure le passé, il sera dans le passé, & par conséquent il sera
passé; ce qu'il faut dire aussi du futur, si le présent mesure le
futur. Et si le futur mesure les autres Temps, il sera présent &
passé; & de même si c’est le passé qui mesure les autres, il sera
présent & futur ; ce qui est contraire à la raison. Donc le Temps
n’est pas divisible. Or s'il n’est ni indivisible, ni divisible, il
n’est point du tout.
De
plus. On dit que le Temps se divise en trois; l'un est passé,
l'autre présent, et l'autre futur. De ces trois parties, le
passé & le futur n'existent pas: (car si le Temps passé & le futur
existent maintenant, l'un & l'autre est présent.) Or je dis que le
présent n'existe pas non plus. Car si le Temps présent existe, ou il
est indivisible, ou il est divisible. Mais il n’est pas indivisible;
& voici comme je le prouve. On dit que les choses qui souffrent
quelque changement, sont changées dans le Temps présent. Or rien
n’est changé dans un Temps indivisible; (car le fer ne passe pas de
la dureté à la mollesse dans un Temps indivisible, & il faut dire la
même chose des autres changements.) Donc le Temps présent n’est pas
indivisible. Mais il n’est pas divisible non plus. Car jamais il ne
se peut faire que l’on le divise en des Temps présents, parce qu'à
cause de la fluidité rapide des choses qui sont dans le monde, il se
change en Temps passé, (à ce que l’on dit) d'une manière qui n’est
pas concevable. Il ne se peut pas faire non plus que le présent soit
divisé en Temps futur, & en Temps passé ; car de cette
manière, le présent serait nul, parce qu'il aurait une de ses
parties qui n’existerait plus, & une autre qui n'existerait pas
encore. D'où on peut conclure que le présent ne peut pas être la fin
du Temps passé & le commencement du Temps futur ; car de cette
manière il serait, & il ne serait pas : il serait, parce qu'on le
suppose présent, & il ne serait pas, parce que ses parties
n'existeraient pas. Donc le présent n’est pas divisible. Que si le
Temps présent n’est ni indivisible, ni divisible, il n'y a point de
Temps présent. Or s'il n’y a ni Temps présent, ni passé, ni futur,
il n'y a point de Temps : car ce qui consiste en ce qui n'existe
point, n’est point existant.
On se
sert encore de ce raisonnement contre le Temps. Si le Temps existe,
ou il est engendré & corruptible, ou il n’est point engendré & il
est incorruptible. Or il n'est pas vrai qu'il ne soit pas engendré,
ou fait, & qu'il soit incorruptible; puisque l'on dit que selon
quelque partie il est passé, & n'est plus, & que selon quelque
partie, il est futur, & n’est pas encore. Mais il n’est pas vrai non
plus qu'il soit fait & qu'il soit corruptible. Car les choses qui
font faites doivent être faites de quelque Être réel; & celles qui
se corrompent, doivent être changées en quelque Être réel aussi,
selon les suppositions des Dogmatiques eux mêmes. Si donc il se
change par manière de corruption, en Temps passé, il se change en un
non-être; & s'il se fait du Temps futur, il est fait d'un non-être:
car ni le passé ni le futur n'existent point. Or il est absurde de
dire, que quelque chose soit faite d'un non-être, & se change en un
non-être. Donc le Temps n’est pas fait & n’est pas corruptible. Mais
s'il n’est ni non fait & incorruptible, ni fait &
corruptible, il n'existe point du tout.
De
plus. Tout ce qui est fait, paraît être fait, dans un Temps : donc
le Temps est fait, il est fait dans un Temps. Il faut donc dire ou
qu'un Temps est fait dans lui-même, ou qu'un Temps est fait dans un
autre. Mais s'il est fait dans lui même, il sera & ne sera pas. Il
ne sera pas, parce que, comme ce dans quoi quelque chose est faite,
doit exister avant ce qui est fait dans cette chose ; il s’ensuit
que le Temps qui est fait dans soi-même n'existe pas encore,
puisqu'il se fait: mais s'il est fait dans soi-même, il est déjà
avant que d'être fait. Donc un Temps ne se fait point dans soi-même.
Mais un Temps n’est pas fait non plus dans un autre Temps; car si le
présent est fait dans le futur, le présent sera le futur, & s'il est
fait dans le passé, il sera passé : ce qu'il faut dire des autres
Temps. Donc un Temps ne se fait point dans un autre Temps. Que si un
Temps n’est point fait dans lui même, ni dans un autre Temps, le
Temps n’est point fait. Mais nous avons montré ci-dessus qu'il n’est
pas non plus non-fait: donc n'étant ni fait ni non-fait, il n'existe
nullement; puisqu'il faut que les choses qui existent quelles
qu'elles soient, soient ou faites ou non-faites.
Chap. XVIII Du Nombre.
Comme
on ne peut pas connaître le Temps, sans connaître aussiu le Nombre,
il est à propos d'en dire aussi quelque chose. Ce n’est pas qu'en
suivant la coutume, nous ne disions (sans néanmoins établir
aucun Dogme,) que nous nombrons quelque chose, & que nous ne
voulions bien entendre dire que le Nombre est quelque chose ; mais
c’est que la curiosité des Dogmatiques nous engage à entreprendre
contre eux cette dispute.
Car
premièrement les Pythagoriciens disent que les principes ou les
éléments du monde sont des Nombres. Ils prétendent que les choses
qui paraissent aux Sens, en sont composées : & que les éléments
doivent être simples, & qu'ainsi ils ne font pas évidents aux Sens.
Ils ajoutent qu'entre les choses obscures, les unes sont
corporelles, comme les vapeurs & les molécules ; & les autres
incorporelles, comme les formes, les idées, & les Nombres:
que les corps sont composés qu'ils consistent en longueur, largeur &
profondeur & en vertu de résister, ou aussi en pesanteur ; que les
éléments sont non seulement obscurs, mais encore incorporels : que
si on considère les choses incorporelles, chacune a quelque Nombre;
que chacune est ou un, ou deux, ou un plus grand Nombre. D'où ils
concluent, que les éléments de toutes choses sont des Nombres
obscurs & incorporels, lesquels Nombres on peut remarquer en toutes
choses : que ce ne sont pas simplement les Nombres, qui sont les
éléments des choses, mas que c’est aussi l'Unité, & le Deux
indéfini,
qui se fait par l'addition de l'Unité ; par la participation duquel
Deux, tous les Deux particuliers deviennent des Deux : que de ces
principes viennent les autres Nombres, que l’on peut observer dans
les choses nombrées : que le point, par exemple, représente l'Unité
; que la ligne représente le Deux, parce que l'on conçoit qu'elle
est entre deux points; que la superficie représente un Trois, comme
étant le flux d'une ligne en largeur, vers quelque autre marque,
située de travers :
& que le corps représente un Quatre, parce qu'il se fait par une
surface qui s'élève vers un point posé au dessus de cette surface.
Voilà
de quelle manière ils changent en vaines imaginations le corps &
tout le monde: à quoi ils ajoutent que le monde est gouverné
conformément à de certaines proportions harmoniques, comme, par
exemple, selon la proportion harmonique nommée diatessaron
qui est une proportion sesquitierce, comme celle de huit à
six: ou selon le diapente, qui est une proportion
sesquialtère, comme celle de neuf à six: ou selon le diapason
qui est une proportion double, telle que celle de douze à six.
Ce sont
là les rêveries qu'ils débitent. Ils veulent que le Nombre soit
différent des choses nombrées, & voici comme ils raisonnent. Si
l’animal est un en tant qu’animal, la plante n’étant pas animal, ne
sera pas une: or la plante est aussi une: donc l'animal est un non
pas en tant qu'animal, mais eu égard à quelque autre chose que l'on
y considère, à laquelle chaque Être participe, & à cause de laquelle
cet Être devient un. Outre cela si les choses nombrées sont le
Nombre; comme ces choses nombrées sont des hommes, & des bœufs, (par
exemple,) & des chevaux, les hommes, les bœufs & les chevaux seront
un Nombre:
& ainsi le Nombre sera blanc, ou noir, ou barbu, s'il arrive que
ceux qui sont nombrés soient tels, ce qui est absurde. Donc le
Nombre n’est pas les choses nombrées; mais il a une subsistance qui
lui est propre, outre celle des choses nombrées, selon laquelle il
est considéré dans les choses qui sont nombrées, & en est un
élément.
Quand
donc on voit ces Philosophes raisonner ainsi, pour prouver que le
Nombre n’est pas la même chose que les choses nombrées, cela fait
naître une difficulté & un doute contre le Nombre. Si le Nombre
existe, dit-on, ou bien il est les choses nombrées, ou bien il est
outre cela quelque autre Être, hors de ces choses. Mais (comme les
Pythagoriciens le prouvent:) il n'est pas les choses nombrées; &
comme nous le prouverons, il n’est pas autre chose que
les choses nombrées. Donc le Nombre n’est rien.
Pour
prouver évidemment que le Nombre n’est rien au dehors ou au-delà des
choses nombrées, nous nous arrêterons seulement à l'unité, afin que
ce que nous avons à dire soit plus clair. Voici notre raisonnement.
Si l'unité est quelque chose par elle même, de manière que chacune
des choses qui y participe devienne une; ou cette unité sera une, ou
elle sera autant d'unités, qu'il y a de choses qui sont
participantes de l'unité. Si elle est une, je demande si chacune des
choses qui y participent, participe à l'unité toute entière, ou
seulement à quelque partie de l'unité ; car si un homme, par
exemple, a l'unité toute entière, il n'y aura plus d'unité à
laquelle un cheval ou un chien ou quelque autre chose que l'on
appelle une, puisse participer : supposons qu'il y ait plusieurs
hommes nus, s'il n'y a qu'un habit, & que l'un de ces hommes s'en
revête, les autres demeurent nus, & sans habit. Que si chaque chose
participe seulement à quelque partie de l'unité, premièrement
l'unité aura quelque partie, & par conséquent elle aura une infinité
de parties & elle sera divisée à l'infini, ce qui est
absurde. Ensuite comme une partie du Nombre dix, par exemple deux,
n’est pas dix ; ainsi une partie de l'unité ne sera pas l'unité, &
par conséquent rien ne participera à l'unité. Donc l'unité, à
laquelle on dit que les choses singulières participent, n'est pas
une.
Que si
les unités, sont égales en Nombre aux choses nombrées, dont on dit
que chacune est une ; & si chaque chose, qui est dite une, est une
par la participation d'une de ces unités, il y aura une infinité
d'unités participées. Or, ou ces unités elles-mêmes participent à
une souveraine unité, ou à des unités égales en Nombre avec elles, &
à cause de cela elles sont des unités : ou bien elles ne participent
à une ni à plusieurs unités, ce qui fait qu'elles sont des
unités sans participation à l'unité. Mais si ces unités peuvent être
unités sans participation, tout de même chaque chose sensible pourra
être une sans participer à l'unité; ce qui renverse cette
unité que l'on veut que nous considérions par elle même. Que si on
dit que ces unités, font unités par participation; ou elles
participent toutes à une seule unité, ou chacune à une unité
particulière : si elles participent toutes à une seule, il faudra
dire ou qu'elles participent chacune à cette seule toute entière, ou
que chacune participe à une partie de cette unité : & de cette
manière les mêmes absurdités que ci-dessus, restent. Que si chaque
unité participe à une unité particulière, il faudra encore
considérer l’unité de chacune de ces unités, & après ces
unités, des autres unités, & ainsi à l’infini. Donc si pour
concevoir s’il y a quelques unités abstraites, qui existent par
elles-mêmes, par la participation desquelles chaque chose soit une,
il faut concevoir des unités infiniment infinies que l’esprit puisse
saisir: & si d'ailleurs il est impossible de concevoir des unités
infinies à l’infini qui puissent tomber dans la pensée ; il
est impossible d'assurer positivement qu'il y ait quelques unités
abstraites, compréhensibles à l’esprit, & que chacune des choses qui
sont, soit une, par la participation d'une unité particulière. Il
est donc absurde aussi de dire, qu'il y a autant d'unités que de
choses qui participent à ces unités. Or si l’unité, comme on
l’appelle, n’est point une, par elle-même, & hors des choses;
& s’il n’est pas vrai qu'il y ait autant d’unités hors des
choses, qu'il y a de choses qui participent à l’unité;
l'unité n'existe point par elle même & hors des choses,
& de même il n'y aura aucun Nombre qui existe par
soi-même & hors des choses car le raisonnement que nous avons
fait contre l’unité, qui nous a servi d'exemple, peut être
appliqué à tous les Nombres.
Maintenant, si le Nombre n’est rien par lui même & hors des choses,
comme nous l'avons enseigné, & si aussi le Nombre n’est pas
les choses nombrées, comme le font voir les Pythagoriciens, il faut
dire qu'il n'y a point de Nombre.
Mais de
plus, ceux qui croient que le Nombre est quelque chose au-delà &
hors des choses nombrées, comment diront-ils que le Nombre deux est
fait de l'unité ? Car lorsque nous mettons une unité
avec une autre unité, il faut dire, ou que quelque chose est ajoutée
au-dehors à ces unités, ou que quelque chose en est retranchée de
même, afin qu'il en résulte le Nombre deux,
ou que rien n'y est ni ajouté ni retranchée. Si rien n'y est
ni ajouté ni retranché, ce ne sera pas le nombre deux; car ces
unités quand elles font séparées l’une de l'autre, n'ont ni
l'une ni l'autre une raison d'unité qui leur survienne de dehors,
(comme nous l'ayons prouvé ;) & maintenant rien ne leur est
ajouté ni retranché de dehors, (suivant la supposition présente.)
Donc le Nombre deux ne sera pas une addition de l'unité avec
l'unité, puisqu'il ne s’est fait ni addition ni retranchement de
dehors, qui y ait introduit le Nombre deux, que l'on veut être
différent des choses nombrées. Que s'il se fait un retranchement,
non seulement ce ne sera pas le Nombre deux, mais encore les unités
seront diminuées. Si au contraire le Nombre deux est ajouté de
dehors à ces unités, afin que de ces unités il se fasse le
Nombre deux, ce qui paraissait être deux, sera maintenant quatre:
car on a supposé une unité, & une autre unité, auxquelles le Nombre
deux étant ajouté de dehors, il en résulte le Nombre quatre. Il
faudra raisonner de même à l'égard des autres Nombres, que
l’on dit être faits par addition.
Puis
donc que les Nombres, que l’on dit être composés des Nombres les
plus simples, ne sont faits ni par retranchement ni par addition ni
sans retranchement ni sans addition, il ne se pourra faire aucune
production ou génération du Nombre qu'ils disent être à part, &
subsister dans les choses nombrées. Cependant les Pythagoriciens
prétendent que les Nombres sont produits, & enseignent qu'ils sont
composés & faits des Nombres les plus simples, comme par exemple de
l’unité, & du Deux indéfini (ou universel.) Donc le Nombre ne
subsiste pas à part & par soi-même hors des choses. Mais si le
Nombre ne se voit & ne s'aperçoit point à part, ni hors des
choses, & si néanmoins il ne consiste pas seulement dans les choses
nombrées, il n'y a point de Nombre, à en juger par ce que les
Dogmatiques disent avec trop de curiosité sur cette matière.
Notre
dessein dans ces courtes Institutions, ne nous permet pas d'en dire
davantage sur cette partie de la Philosophie, que l'on appelle la
Physique, ou la science naturelle.
Chap. XIX. De la Partie morale de la Philosophie.
Il nous
reste à parler de la Partie morale., qui consiste à, juger du
bien & du mal moral & des choses indifférentes : ainsi pour
discourir en peu de mots sur cette partie, dont nous prétendons
toucher seulement les principaux chefs, nous proposerons quelques
doutes sur l’existence, ou la réalité du bien & du mal moral, & des
choses indifférentes; après que nous aurons donc quelque notion de
ces choses,
Chap. XX. Définition du Bien en général suivant les Stoïciens.
Les
Stoïciens disent que le Bien est l’utilité, ou ce qui n'est pas
différent de l’utilité. Par l'utilité ils entendent la vertu, & par
ce qui n’est pas différent de l'utilité, ils entendent l’honnête
Homme & l'ami.
Car la vertu étant la partie principale & dominante de l'âme
disposée d'une certaine manière, & une action honnête étant une
opération conforme à la vertu, c’est là l'utilité. Mais un honnête
homme & un ami n’est pas différent de l’utilité, parce qu’une partie
de l’honnête homme est l'utilité, qui est la partie principale &
dominante de l’âme. Pour expliquer cela, ils disent que les tous ne
sont pas les mêmes choses que leurs parties; (car l'Homme n’est pas
sa main:) mais qu'ils ne sont pas d'autres choses que leurs parties,
& qu'ils n'en sont pas différents, (car ils ne peuvent subsister
sans leurs parties:) & ainsi ils disent que les tous ne font pas
autres que leurs parties: d'où ils concluent que l’honnête homme
étant le tout, par rapport à la principauté de son âme, (laquelle
principauté ils appellent l'utilité) il n’est pas autre que
l'utilité, il n'en est pas différent.
Chap.
XXI. Des Biens & des Maux & des choses
indifférentes.
Les
Stoïciens disent ensuite que le Bien se prend en trois manières
différentes : que suivant la première, le Bien est la source & le
premier principe de l'utilité, ce qui est la vertu elle-même: que
suivant la seconde, le Bien est ce par où il arrive que nous
recevons de l'utilité, comme la vertu & les actions vertueuses,
que suivant la troisième, le Bien est ce qui peut nous apporter
de l'utilité, comme la vertu & les actions vertueuses, l’honnête
homme & le bon ami, les Dieux & les bons Démons : de sorte que la
seconde signification du Bien comprend la première, & que la
troisième comprend la seconde & la première.
Quelques-uns disent que le Bien est ce qui est désirable par
soi-même. D'autres que c’est ce qui contribue à la félicité & ce qui
en est la perfection. Et à l'égard de la félicité, les Stoïciens
disent qu'elle consiste à passer doucement & tranquillement le Temps
de la vie. Ce sont là les choses que l'on nous apprend pour nous
donner une notion du Bien. Mais dire que le Bien est ce qui apporte
de l'utilité, ou ce qui est désirable par soi-même, ou ce qui
contribue ou aide à la félicité, ce n’est pas là faire voir ce que
c’est que le Bien, c’est seulement nous donner quelques unes de ses
propriétés ou de ses accidents; ce qui est ridicule. Car ou ces
choses là conviennent au seul Bien, ou elles conviennent aussi à
d'autres choses. Si elles conviennent à d'autres choses aussi, ces
définitions du Bien ne font pas exactes, parce que ces accidents
sont communs à d'autres choses. Et si ces accidents conviennent au
Bien seul, ils ne peuvent toujours point nous faire avoir une notion
du Bien ; car comme un homme qui n'a aucune connaissance d'un
cheval, ne sait pas même ce que c’est que le hennissement, il
est évident que jamais il ne parviendra à avoir une notion d'un
cheval par ce qu'on lui dira du hennissement, ou en entendant même
un hennissement, à moins qu'il ne voie un cheval hennir. Tout de
même si une Personne demande ce que c'est que le Bien, par cela même
qu'elle ignore ce que c'est, elle ne peut pas connaître ce qui est
propre au Bien seulement, en sorte que par la connaissance de cette
propriété il lui soit possible de se former une notion & une idée du
Bien même. Car il faut premièrement apprendre ce que c’est que la
nature du Bien, & ensuite on pourra connaître, ce qui apporte de
l'utilité, ce qui est désirable par soi-même, & ce qui est la cause
de la félicité.
En
effet, les Dogmatiques eux-mêmes nous font voir par leur conduite
que ces accidents là ne suffisent pas pour avoir une notion exacte
de la nature du Bien. Car ils conviennent bien à la vérité que le
Bien est utile, qu'il est désirable (d'où vient qu'il est appelé
ἀγαθὸν,
comme qui dirait
ἀγωγὸν,
c'est-à-dire, attirant ou engageant ;) qu'il est la cause de
la félicité: mais quand on leur demande ce que c’est que ce Bien à
qui ces propriétés conviennent, les voilà tous dans une guerre
irréconciliable les uns contre les autres; les uns disant que c’est
la vertu, les autres la volupté, les autres l'exemption de douleur,
& les autres quelque autre chose. Or si les définitions précédentes
faisaient voir ce que c’est que le Bien en lui même, les Philosophes
ne seraient pas en discorde là dessus, tout de même que s'ils ne
connaissaient pas quelle est la nature du Bien. C’est ainsi que ceux
qui font les plus estimés parmi les Dogmatiques, ne sauraient
s'accorder entre eux sur la notion du Bien.
Leurs
dissensions sont toutes semblables sur la question du Mal ;
les uns disant que le Mal est ce qui est nuisible, ou ce qui n’est
pas autre que nuisible : les autres, que c’est ce qui par soi-même
doit être fui: les autres, que c’est ce qui est cause du malheur.
Par lesquelles définitions ils ne représentent pas la nature ou
l'essence du Mal, mais quelque chose qui lui est peut-être propre;
ce qui fait qu'ils tombent dans les mêmes incertitudes
qu'auparavant.
Les
Stoïciens disent qu'une chose peut être indifférente en trois
manières : suivant la première, ce qui est indifférent, est ce à
quoi on ne se porte point par inclination, & dont on ne se détourne
point aussi par la fuite: c'est ainsi que l'on n’est porté ni à
affirmer ni à nier que le nombre des étoiles ou des cheveux de la
tête est pair. Suivant la seconde manière, une chose indifférente
est ce que l'on recherche ou que l’on évite, sans être néanmoins
porté à désirer ou à fuir plutôt ceci que cela: c’est ainsi que deux
pièces égales de monnaie dont on doit choisir l’une, dont
indifférentes; car on est porté à en choisir une, mais non pas une
plutôt que l'autre. Suivant la troisième manière, une chose est
indifférente, lorsqu'elle ne contribue ni au bonheur ni au malheur,
comme la santé, les richesses, &c. Car, selon les Stoïciens, une
chose dont on peut user quelquefois bien, quelquefois mal, est
indifférente. On peut voir là dessus les dissertations de ces
Philosophes dans leurs traités de morale auxquels ils nous
renvoient.
Cependant on peut voir ce que l'on doit penser de ces définitions
des choses indifférentes, par ce que nous avons dit des Biens & des
Maux, & remarquer que les Dogmatiques ne nous conduisent à la
connaissance d'aucune de ces choses. Ce qui n’est pas surprenant
néanmoins, parce qu'il leur est facile de se tromper dans des choses
qui n'existent peut-être point : car quelques-uns prétendent prouver
par les raisonnements suivants qu'il n'y a ni Bien, ni Mal, ni
aucune chose indifférente.
Chap. XXII.
S'il y a quelque chose qui soit de sa nature
bonne, ou mauvaise, ou indifférente.
Le feu,
qui par sa nature échauffe, paraît à tout le monde avoir la vertu
d'échauffer, & la neige étant rafraichissante de sa nature, paraît à
tous être rafraichissante & ainsi toutes les choses qui de leur
nature émeuvent, ou affectent d'une certaine manière, affectent de
la même manière tous ceux qui sont dans un état conforme à leur
nature. Or aucune de ces choses que l'on appelle des Biens, n'émeut
& n'affecte point de la même manière tous les hommes, & n’est point
considérée de tous comme un Bien; (comme nous le ferons voir.) Donc
il n'y a aucune chose bonne de sa nature.
Je dis
qu'aucune des choses que l'on appelle des Biens, ne touche point de
la même manière tous les hommes. Car, (pour ne point parler d'une
populace grossière & ignorante, qui fait le plus grand nombre, parmi
laquelle, les uns croient, que le Bien consiste à avoir une forte
constitution de corps; les autres à jouir des voluptés charnelles;
les autres, à se gorger de vin & de bonne chère; d'autres, à jouer ;
quelques uns, à posséder plus de richesses que les autres, &
quelques-uns enfin dans d'autres choses pires que celles là:) parmi
les Philosophes mêmes quelques-uns, comme les Péripatéticiens,
disent qu'il y a trois sortes de Biens, les uns, qui appartiennent à
l'âme, comme les vertus : les seconds, qui appartiennent au corps,
comme la santé, & autres choses semblables: & les autres, qui sont
au dehors de nous, comme les amis, les richesses & autres choses
pareilles.
Les
Stoïciens reconnaissent aussi trois sortes de Biens : les uns, qui
appartiennent à l'âme, comme les vertus: d'autres, qui font au
dehors de l'âme, comme l'honnête homme & l'ami: & d'autres qui ne
sont ni au dedans ni au dehors de l'âme, comme l'Homme de bien par
rapport à lui même. Mais quant aux choses qui appartiennent au
corps, ou qui sont extérieures au corps, & que les Péripatéticiens
considèrent comme des Biens, les Stoïciens nient qu'elles soient des
Biens.
Il y a
eu aussi des Philosophes qui ont embrassé la volupté comme un Bien;
au lieu que d'autres la mettent absolument au rang des Maux;
de manière qu'un de ces Philosophes s'écriait : J’aimerais mieux
être insensé que de m'abandonner à la volupté.
Disons
donc que puisque les choses qui nous émeuvent par leur nature,
affectent & émeuvent d'une même manière tous les hommes, &
que puisque nous ne sommes pas affectés de la même manière à l'égard
des choses que l’on appelle des Biens, rien n’est un Bien de sa
nature. Or enfin nous ne pouvons ajouter foi ni à toutes les
opinions précédentes que nous avons expliquées; à cause qu'elles se
combattent les unes les autres; ni à quelqu’une en particulier: car
si quelqu’un dit qu'il faut ajouter foi à cette Secte-ci, & non pas
à celle-là; dès là qu'il est combattu par les raisons de ceux qui
pensent autrement que lui, il devient partie intéressée dans cette
controverse, & par conséquent il faut choisir un autre juge que lui,
qui le juge lui même & il ne peut pas usurper le droit de juger les
autres. Mais comme nous n'avons ni règle de vérité & de fausseté
dont on convienne unanimement, ni démonstration reconnue pour telle,
à cause qu'il est impossible de liquider les difficultés que nous
avons sur ces deux chose, il faudra qu'il s'abstienne de décider, &
il ne pourra pas prononcer affirmativement qu'une chose soit un Bien
par sa nature, ou par elle même.
Quelques-uns font cette objection. Le Bien est ou le désir que nous
avons d'une chose, ou la chose même que nous désirons. Or le désir
que nous avons d'une chose, n’est pas par lui même un Bien ; car si
cela était, nous nous contenterions de ce désir, & nous ne
travaillerions pas à obtenir ce que nous désirons, dans la crainte
que nous aurions d'être privés du plaisir de le désirer, quand nous
l'aurions obtenu. Par exemple, si c'était un Bien de désirer de
boire, nous ne rechercherions pas à boire; car quand nous avons
obtenu, ce que nous désirions, nous cessons de le désirer: (dites la
même chose à l'égard du désir de manger, de celui des plaisirs
charnels & des autres.) Donc le désir n’est pas un Bien par lui
même; & je ne sais pas s'il n’est pas plutôt une chose fâcheuse &
incommode: car celui qui a faim, cherche de la nourriture pour se
délivrer de ce désir incommode; & celui qui a l'amour en tête, ou
qui a soif n'en agit pas autrement.
Or
maintenant, je dis que ce que l’on désire n’est pas non plus un Bien
: car ou il est hors de nous, ou il est au dedans de nous. Mais s'il
est au dehors de nous, ou il excite en nous un mouvement agréable,
une certaine disposition qui nous plaît, & enfin quelque forte de
délectation, ou il ne nous affecte en aucune manière. S'il n'a rien
pour nous de délectable, il ne sera pas un Bien, il ne nous engagera
pas à le désirer, & il ne sera désirable en aucune sorte.
Que si
cet objet étranger produit en nous une certaine disposition douce, &
une certaine affection qui nous plaise, il ne sera pas désirable par
lui-même, mais à cause de cette affection ou disposition qui se fait
en nous par son moyen. Donc ce qui est désirable par soi-même, ne
peut point être un objet étranger & hors de nous. Mais il n’est pas
non plus en nous: car, s'il y est, ou il est dans le corps seul, ou
dans l'âme seule, ou dans l'un & dans l'autre. S'il est dans le
corps seul il ne parviendra pas jusqu'à notre connaissance ; car les
connaissances sont attribuées à l'âme, & le corps en tant que tel
est privé de Raison. Que s'il atteint aussi jusqu'à l'âme, il
paraîtra désirable à l'âme, en vertu d'une affection de l'âme qui
lui est agréable: car ce qui est jugé être désirable, est jugé tel
par l'esprit selon les Dogmatiques, & non pas par le corps qui est
privé de raison.
Il faut
donc se retrancher à dire que le Bien appartient à l'âme seulement.
Mais cela est impossible aussi, (eu égard à ce que disent les
Dogmatiques;) car peut-être que l'âme n'existe pas : outre que, si
elle existe, il n’est pas possible de concevoir ce que c'est, comme
je l'ai prouvé en parlant de la règle de la vérité. Or comment
peut-on dire qu'une chose se fait dans une autre chose que
l'on ne conçoit pas ? Mais pour ne pas insister là-dessus, comment
peut-on dire que le Bien est aussi dans l'âme? Car si, par exemple,
on fait consister avec Epicure la fin & le souverain Bien dans la
volupté, & si on prétend que l’âme n’est qu'un composé d'Atomes, (de
même que toutes les autres choses :) comment peut-on concevoir que
dans cet assemblage d'Atomes, il y ait de la volupté, & de
l'approbation, & une vertu de juger que ceci est désirable & bon, &
que cela est mauvais & doit être fui ? Certainement il n'y a
Personne qui puisse dire cela.
Les
Stoïciens au contraire dirent que les Biens de l'âme sont de
certains arts ou les vertus. Ils disent que l'art est
un système de conceptions ou de connaissances exercées ensemble, &
que les conceptions se font dans la partie supérieure ou dominante
de l'âme. Or il n'est pas possible de concevoir, comment tant de
compréhensions qui sont nécessaires pour composer un art, sont
renfermées & ramassées dans la principauté de l’âme; (laquelle âme
est, selon ces mêmes Stoïciens, un souffle léger, ou une matière
très subtile :) une seconde impression devant effacer celle qui la
précède, parce que cette matière subtile est fluide, éparse, & sans
consistance; & que l’on dit qu’à chaque impression l’âme est mue
toute entière. Car de dire avec Platon que la faculté que l’âme a de
former des images ou des idées, que l’âme qui, selon ce Philosophe,
est un mélange bizarre de substance divisible & indivisible, & de
natures toutes différentes, puisse nous faire discerner le Bien
démonstrativement, cela est ridicule ; aussi bien que d'attribuer ce
pouvoir à des nombres, comme font les Pythagoriciens. D'où je
conclus que le Bien n’est pas non plus dans l’âme.
Que si
ni le désir du Bien n’est pas un Bien, s'il n'y a au dehors de nous
aucun objet qui soit désirable par foi même, si le Bien n’est ni
dans le corps ni dans l’âme, comme je l'ai prouvé, il n'y a quoi que
ce soit qui soit un Bien par sa nature : &, par une fuite nécessaire
de ce qui a été dit ci-dessus, il n'y a aussi rien qui soit un Mal
par soi-même & de sa nature. Car des choses qui paraissent aux uns
être des Maux, sont recherchées avec empressement par d'autres
Personnes, corne, par exemple, les plaisirs déshonnêtes;
l’injustice, l'avarice, l'intempérance & d'autres chose semblables.
C’est pourquoi, si ce doit être une propriété des choses qui sont
bonnes ou mauvaise par leur nature, d'affecter tous les hommes de la
même manière, & si au contraire les choses que l'on appelle des
maux, n'affectent pas tous les hommes d'une même manière, il faut
dire qu'il n'y a rien qui de soi-même & par sa nature soit un Mal.
Je dis
maintenant qu'il n'y a aussi rien qui soit indifférent par sa
nature, ou que du moins on ne peut rien décider là dessus, à
cause des disputes que les Philosophes ont entre eux sur cette
question. Car, par exemple, les Stoïciens disent qu'entre les choses
indifférentes les unes sont bonnes en quelque manière par extension
& par préférence; & les autres mauvaises de même par réjection ; &
que d'autres ne sont ni préférées ni rejetées : que les choses
indifférentes, préférées, sont celles qui ont quelque dignité
suffisante, comme la santé & les richesses: que les choses
indifférentes, rejetées, sont celles qui n'ont pas une dignité
suffisante, comme la pauvreté & la maladie : & que celles qui ne
sont ni préférées ni rejetées, sont, par exemple, d'étendre ou de
plier le doigt.
D'autres disent que parmi les choses indifférentes, rien n’est ni
préféré ni rejeté; mais que chaque chose indifférente paraît
quelquefois préférée, & quelquefois rejetée, selon de différentes
circonstances. Car, si, disent-ils, un Tyran dresse des embûches aux
riches, & laisse vivre les pauvres en repos, il n'y a Personne alors
qui n'aime mieux être pauvre que riche, de manière qu'alors les
richesses passent pour des choses indifférentes rejetées.
Voici
donc comme je raisonne. S'il y avait quelque chose qui fût
indifférente par sa nature, tous la croiraient indifférente: mais
les uns appellent Bien, & les autres appellent Mal, ces choses que
d'autres appellent indifférentes: donc il n'y a rien qui soit
indifférent par sa nature.
Si
quelqu’un dit que le courage est désirable de sa nature, parce que
les lions sont naturellement courageux, auxquels on ajoutera, si
l’on veut, les taureaux, & quelques hommes, & les coqs, nous dirons
qu'en raisonnant de même, il faudra mettre aussi le manque de
courage entre les choses qui sont désirables de leur nature, parce
que les cerfs & les livres, & plusieurs animaux y sont portés par
leur instinct naturel ; & la plupart des hommes sont aussi bien peu
courageux : car il arrive rarement que l’on s'expose à la mort pour
sa patrie, & que l'on ne soit retenu dans une occasion dangereuse
par une certaine crainte molle ; & il est rare de voir que quelqu’un
pousse par un grand courage entreprenne une action hardie, la
plupart des hommes évitant ces choses. C’est aussi par là que les
Epicuriens prétendent prouver, que la volupté est désirable par elle
même : car ils disent que dès que les animaux sont nés, lorsqu'ils
ne sont pas encore gâtés par l'éducation, ils tendent tout droit à
la volupté par leur inclination naturelle, & fuient les douleurs.
Mais on pourrait leur répondre que ce qui est une cause efficace de
plusieurs maux, ne peut pas être bon par sa nature, & que la volupté
est la cause de plusieurs maux : que la douleur qui, selon eux, est
un mal par elle-même, est attachée à quelque plaisir que ce soit. Un
ivrogne, par exemple, sent du plaisir quand il se remplit de vin; &
un gourmand, quand il mange avec excès & un impudique, quand il ne
garde aucune mesure dans ses voluptés charnelles ; mais toutes ces
débauches amènent la pauvreté & les maladies, qui sont des maux, &
des maux douloureux, selon l'opinion des mêmes Epicuriens : donc la
volupté n’est pas naturellement un Bien.
Tout de
même, ce qui produit des Biens, ne peut point passer pour un mal:
mais la peine nous procure des plaisirs ; car nous acquérons les
sciences avec le travail, & il y a tels gens qui ne peuvent posséder
des richesses, & gagner l'affection de leur maîtresse, qu'en
travaillant beaucoup, & la santé s'obtient aussi quelquefois par des
douleurs : donc le travail n’est point un Mal de sa nature. Car si
la volupté était naturellement un Bien, & le travail un Mal, tous
seraient affectés d'une même manière à l'égard de ces choses, comme
nous l'avons dit. Mais nous voyons plusieurs Philosophes qui
embrassent le travail & la patience & qui méprisent la volupté.
On
pourrait de même réfuter ceux qui disent qu'une vie vertueuse est
naturellement une bonne chose ; on n'a qu'à leur opposer que
quelques Philosophes ont embrassé une vie voluptueuse : cette
controverse suffit seule pour réfuter ceux qui prétendent que
quelque chose est telle ou telle de sa nature.
Chap.
XXIII.
Suite du même sujet.
S'il y a des choses qui
soient de leur nature, bonnes, mauvaises, ou
indifférentes.
Il ne
fera pas maintenant hors de propos, de faire considérer ici, en peu
de mots quelques opinions particulières sur les choses honnêtes ou
déshonnêtes, sur les choses licites ou illicites, sur les lois & les
coutumes, sur la piété envers les morts, & sur d'autres choses
semblables : car par ce moyen nous trouverons qu'il y a parmi les
hommes une grande diversité de sentiments, sur quantité de pratiques
toutes différentes.
Chez
nous, par exemple, c'est une chose son seulement honteuse, mais
encore criminelle, de s'abandonner à la Pédérastie; mais on dit que
cela n'est point honteux chez quelques peuples d'Allemagne ou de
Germanie;
que cela ne passait point autrefois pour honteux chez les Thébains &
que Mérion
Roi de
Crète était nommé Mérion, comme pour signifier la vilaine coutume
des Crétois à cet égard ; & quelques-uns croient que le violent
amour qu'Achille avait pour Patrocle n'était autre chose qu'un amour
& un commerce impur. Il n'y a rien de surprenant dans tout cela,
quand on pense que les Philosophes Cyniques, Zénon
de Citium, & Cléanthe & Chrysippe disent que c’est là une chose
indifférente.
Ce
serait parmi nous une infamie, d'avoir commerce publiquement avec
nos propres femmes;, mais chez quelques Peuples des Indes cela ne
passe point pour malhonnête : car ils caressent & connaissent leurs
femmes sans façon devant tout le monde ; & le Philosophe Cratès n’en
usait pas autrement, comme nous l’apprenons par son histoire.
C’est
chez nous une infamie aux femmes de se prostituer; mais cela est
honorable chez plusieurs Peuples d'Egypte : car on dit que chez ces
Peuples, celles qui ont eu commerce avec un plus grand nombre
d'Hommes, portent par ornement des espèces de jarretières, autour
des chevilles de leurs pieds pour marque de leur gloire. Et même
chez quelques uns de ces Peuples, les filles avant que de se
marier gagnent leur dot en se prostituant, & se marient ensuite. Et
ne voyons-nous pas des Stoïciens qui disent qu'il n'y a point de mal
à avoir commerce avec une femme débauchée, & à gagner sa vie par un
trafic de prostitution.
C’est
une chose honteuse & flétrissante, chez nous d’être stigmatisé :
mais plusieurs Egyptiens & plusieurs Sarmates, marquent ou
stigmatisent leurs enfants.
Chez
nous il serait indécent & malhonnête à des hommes de porter
des pendants d'oreilles ; mais chez quelques Peuples étrangers
(comme chez les Siciens) c’est une marque de noblesse jusque
là & que quelques-uns voulant renchérir sur cette marque de
distinction, percent les narines des jeunes garçons, & y attachent
des anneaux d'or ou d'argent, ce qu'aucun de nous ne vaudrait jamais
faire.
Jamais
un homme parmi nous ne voudrait porter un habit bigarré de diverses
couleurs ; ou un habit long jusqu'aux talons; mais cela qui nous
paraît indécent, passe pour être fort l’honorable chez les Perses.
Denis Tyran de la Sicile ayant envoyé à Platon, & à Aristippe qui
étaient alors chez lui, à chacun un habit de cette sorte, Platon le
refusa & dit : Je ne saurais me résoudre étant homme, à porter un
habit de femme ; mais Aristippe le reçut en disant : Une femme
chaste ne se déshonore point, en prenant quelque licence dans les
fêtes des Bacchanales. Ainsi une même chose paraissait
honteuse à l'un de ces Philosophes, & ne paraissait pas telle à
l'autre.
Il
n’est pas permis chez nous d’épouser sa mère ou sa sœur, mais les
Perses & les Mages même, qui semblent faire une profession plus
particulière de la sagesse chez eux, se marient avec leurs mères : &
les Egyptiens épousent leurs sœurs & comme dit un poète : Jupiter
parlait à Junon sa sœur, qui était aussi sa femme.;
Zénon
de Cittium prétend qu'if n'y a point de mal de
matris naturam sua affricare natura:
comme on ne saurait dire qu'il y ait aucun mal à frotter sa mère
dans quelque autre partie de son corps. C'est pourquoi Chrysippe,
dans son ouvrage de la république, enseigne qu'il est
permis à un père d'avoir des enfants de sa fille, & à une
mère, d'en avoir de son fils, & à un frère d'en avoir de sa
sœur ; & Platon, s’exprimant d'une manière plus générale a prouvé
que les femmes doivent être: communes. C’est une chose exécrable de
se souiller, mais Zénon de Cittium approuve cela : & nous apprenons
que quelques uns ont usé de cette mauvaise & sale pratique, comme de
quelque chose de bon.
C’est
parmi nous une chose illicite, de manger de la chair humaine : mais
il y a de certaines Nations barbares chez
lesquelles tous universellement regardent cela comme une chose
indifférente. Et qu'est-il besoin de parler de Peuples barbares,
lorsque l’on nous dit que Tidée mangea un jour la cervelle de son
ennemi; & lorsque les Stoïciens nous disent que ce n'est point une
chose contraire à la Raison de manger, soit de la chair des autres,
soit de la sienne propre?
La
plupart des hommes, & nous par conséquent, nous croyons que ce
serait une impiété de souiller l'autel d'un Dieu de sang humain :
mais les Lacédémoniens se fouettent si violemment sur l’autel de
Diane, que le sang coule en abondance sur l'autel. Mais quoi, n'y
a-t-il pas quelques Peuples qui immolent un homme à Saturne?
Et les Scythes ne sacrifient-ils pas à Diane les étrangers qui sont
chez eux? Au lieu que nous croyons que ce serait un crime de
souiller les temples de sang humain,
Nos
lois veulent que l’on punisse les adultères : mais il y a quelques
Peuples chez lesquels c’est une chose indifférente d’avoir commerce
avec les femmes des autres; & il y a quelques Philosophes qui disent
que c’est une chose indifférente de se mêler avec la femme d'autrui.
La loi
ordonne chez nous aux enfants d’avoir soin de leurs parents mais les
Scythes les égorgent quand ils ont passé soixante ans. Et pourquoi
s’étonnerait-on de cela ? quand on pense que Saturne coupa à son
père les parties naturelles, que Jupiter précipita Saturne dans ses
Enfers, que Minerve avec Junon & Neptune entreprit de charger de
chaînes son père Jupiter ; & que Saturne avait résolu de tuer ses
propres enfants ? Solon a donné une loi aux Athéniens, par laquelle
il a permis à un chacun de tuer son propre fils sans aucune forme de
procès. Au lieu que chez nous les lois nous défendent de faire
mourir nos enfants. Et les Législateurs des Romains veulent que les
enfants soient fournis à la puissance de leurs pères, aussi bien que
les esclaves, & elles ne veulent pas que les enfants soient les
maîtres de leurs propres biens? mais leurs pères, jusqu'à ce que les
enfants aient été mis en liberté, tout comme les esclaves que l’on
achète : mais d'autres Peuples ont rejeté cette coutume, comme une
tyrannie.
Il y a
une loi qui ordonne de punir ceux qui commettent un homicide ;
cependant les Gladiateurs sont souvent honorés après avoir tué des
hommes.
Les
lois défendent de fouetter des hommes libres ; néanmoins les
Athlètes, après en avoir fouetté ou même tué, reçoivent des
couronnes & des récompenses honorables.
La loi
chez nous ordonne à un
chacun de nous contenter d'une seule femme : mais chez les Thraces &
chez les Gétules qui sont des Peuples de Lybie, chacun en a
plusieurs.
C’est
chez nous une chose criminelle et contraire aux lois de voler ou de
piller mais cela ne passe point pour infâme chez plusieurs Peuples
barbares : & même on dit que cela était glorieux autrefois parmi les
Peuples de Cilicie, jusques là qu'ils jugeaient dignes de marques de
distinction & d'honneur ceux qui périssaient en commettant leurs
brigandages. Et Nestor (dans Homère) après voir bien reçu Télémaque
& ceux qui étaient avec lui leur parle ainsi : Quel est le
sujet de votre voyage? est-ce quelque affaire, ou si vous parcourez
ces mers, comme font les Pirates. Si c'eût été un mal (selon
Nestor) de pirater, il ne les aurait pas reçus avec tant d’honnêteté
& de bienveillance, parce qu'il aurait pu les soupçonner d'être des
écumeurs de mer.
C'est
une chose contraire aux lois et injuste chez nous de dérober: mais
ceux qui disent que Mercure est un Dieu fort adonné au larcin,
donnent lieu de croire qu'il n'y a point d'injustice à cela. Car
comment un Dieu pourrait-il être mauvais ? Ajoutez à cela ce que
l’on dit que les Lacédémoniens ne punissaient pas les larrons, parce
qu'ils avaient dérobé ; mais parce qu’ils s'étaient laissé
surprendre en dérobant:
Un
homme lâche & qui a abandonné son bouclier, est puni selon la loi
chez plusieurs Peuples, (c'est pourquoi une Lacédémonienne donnât un
bouclier à son fils qui partait pour la guerre, lui parla ainsi :
rapporte le, mon fils, lui-dit-elle, ou que l'on te
rapporte dessus. Au contraire Archilochus se vante d'avoir abandonné
son bouclier & d'avoir pris la fuite, & voici ce qu'il dit là dessus
dans ses poésies; quelque Trace se pare à présent de mon bouclier
que j'ai abandonné dans un buisson ; mais enfin je me suis sauvé la
vie.
Lorsque
les Amazones avaient accouché de quelques enfants mâles, elles les
rendaient boiteux, afin qu'ils fussent incapables de faire aucune
action de force, comme les autres hommes : & elles faisaient
elles-mêmes la guerre : au lieu que nous, nous croyons que la droite
raison & l’ordre veulent que l’on observe une conduite toute
contraire à celle-là.
La
Déesse Cybèle, la mère des Dieux, ne reçoit pour ses Prêtres que des
Eunuques: Or étant une Déesse, comme elle est, jamais elle ne les
aurait voulu recevoir, si c'était une chose mauvaise
de sa nature de n'avoir pas ce qui est essentiel au sexe masculin.
Toutes
les questions que l’on peut faire sur le juste & l’injuste, & sur ce
qui constitue véritablement une grande âme, sont sujettes à de
semblables irrégularités. Celles encore qui regardent la piété & les
Dieux, font des sources abondantes de controverses & de discordance.
La
plupart des Hommes croient qu'il y a des Dieux, mais il y en a aussi
qui le nient comme Diagoras de Mélos, Théodore, & Critias d'Athènes.
Et à l'égard de ceux qui disent qu'il y a des Dieux, les uns adorent
ceux de leur pays, & les autres adorent des Dieux tels que les
différentes Sectes des Philosophes se les forgent & se les
imaginent. Et voici quels sont ces Dieux.
Aristote dit que Dieu est incorporel, & qu'il est l'extrémité du
ciel.
Les
Stoïciens, que c’est un esprit (une matière subtile)
qui pénètre & qui s'étend jusques dans des lieux sales, que l’on ne
saurait voir qu'avec horreur. Epicure dit qu'il est fait comme un
homme. Xénophane dit que c’est un corps sphérique, immuable &
impassible.
Après
cela. Quelques-uns attribuent à Dieu une providence sur les choses
humaines, & d'autres ne reconnaissent point cette providence. Car
Epicure dit qu'un Être heureux & incorruptible n'a point d'affaire
lui-même, & ne se mêle point des affaires des autres. Voilà la
raison pour laquelle pour se conformer aux coutumes & aux lois, les
uns disent qu'il n'y a qu'un Dieu, & les autres qu'il y en a
plusieurs, tellement qu'ils ne se font point de difficulté de donner
dans les opinions des Egyptiens, qui attribuent aux Dieux, des
figures de chiens, ou de faucons, & qui honorent comme Dieux, des
bœufs, des crocodiles & toutes fortes d'autres choses.
De là
vient encore que toutes les choses qui appartiennent aux sacrifices
& au culte des Dieux, sont tout à fait différentes. Telles pratiques
qui sont pieuses, dans de certains temples, sont impies dans
d'autres. Or s'il y avait quelque chose qui fut par elle même & de
sa nature, pieuse ou impie, on n'aurait point ces différences de
sentiments.
Dans le
temple de Sérapis, par exemple, jamais on n'oserait immoler un
cochon ; mais on l'immole fort bien à Hercule & à Esculape. C’est un
crime de sacrifier une brebis à Isis ; mais on l'immole à la Déesse
que l'on appelle la mère des Dieux, & à d'autres Dieux. Il y en a
qui sacrifient un homme à Saturne & d'autres croient que c’est là
une impiété. A Alexandrie on sacrifie un chat à Horus & un
ver (nommé
σίλφη)
à Tétis ce que jamais Personne ne ferait parmi nous. On sacrifie
un cheval à Neptune, mais cet animal est odieux à Apollon, surtout à
celui qui est surnommé Didiméen. C’est une action pieuse de
sacrifier des chèvres à Diane, mais non pas à Esculape.
Je
pourrais rapporter plusieurs autres choses semblables que je passe
sous silence; parce que je m'étudie à être court : & je
remarque que si quelque sacrifice était de sa nature pieux ou impie,
tous en jugeraient unanimement de la même manière suivant ce qu'il
serait.
Si nous
examinons maintenant les distinctions dans le boire & dans le
manger, qui sont des suites du culte des Dieux, & que les
Hommes observent fort religieusement, nous trouverons une diversité
toute pareille à celle que nous venons de remarquer. Un Juif ou un
Prêtre Egyptien mourront plutôt que de manger du porc. Un Libyen
croit que c’est le plus énorme de tous les crimes de manger de la
brebis. Chez les Syriens il y en a qui croiraient faire un
grand crime, s'ils mangeaient des pigeons, & d'autres, s'ils
mangeaient de la chair des victimes. C’est une chose pieuse de
manger du poisson dans de certains temples, & dans d'autres ce
serait une grande impiété. Que si on consulte les Sages d'Egypte, ou
ceux qui passent pour tels, les uns croient que c’est une
profanation ou une souillure de manger la tête d'un animal;
d'autres, d'en manger l'épaule; d'autres, d'en manger le pied; &
d'autres, d'en manger je ne sais quelle autre partie. A Péluse aucun
de ceux qui sont initiés dans les mystères du Jupiter du mont Casius
en Egypte, ne mangerait jamais des oignons : & un Prêtre de la Vénus
de Libye ne voudrait pas seulement goûter de l'ail. On s'abstiendra
dans de certains temples, de manger de la menthe; dans d'autres, de
manger d'une certaine herbe odoriférante, appelée
ἠδυόσμος:
& dans d'autres de manger de l’ache. Enfin il y a des Personnes qui
disent qu'elles aimeraient mieux manger la tête de leurs pères, que
de manger des fèves. Voilà pourtant toutes choses indifférentes chez
des autres Peuples & pour des autres Personnes.
Nous croyons parmi nous que c’est une espèce de profanation & de
souillure de manger de la chair de chien : mais on dit que quelques
Thraces mangent fort bien des chiens & peut-être cela a-t-il été
aussi autrefois en usage chez les Grecs : ce que l'on pourrait
prouver, parce que Dioclès qui était issu de la famille des
Asclépiades, ordonne pour de certaines maladies de manger des jeunes
chiens. Il y en a qui, (comme je l'ai dit,) mangent indifféremment &
sans distinction de la chair humaine, ce qui passerait chez nous
pour une espèce d'impureté que nous contracterions en faisant cela.
Or si, & ces choses par lesquelles on honore pieusement & saintement
les Dieux, & ces autres qui font illicites & contraires à la
Religion, étaient par leur nature, ce qu'elles paraissent être à
quelques-uns, & non à d'autres, tous en feraient le même
jugement.
On peut
dire la même chose sur la piété envers les morts. Les uns
ensevelissent les morts entiers, & les cachent en terre, croyant que
ce serait une impiété, de les laisser exposés aux yeux du soleil ;
mais les Egyptiens ôtant les entrailles, embaument les morts & les
gardent chez eux sans les enterrer. Les Peuples d’Ethiopie
que l’on appelle Ichtyophages (ou mangeurs de poissons)
jettent les morts dans les étangs pour servir de nourriture aux
poissons & les Hircaniens les exposent pour être dévorés par les
chiens : & quelques Indiens les donnent aussi à manger aux vautours.
On dit que c’est la coutume des Troglodites de mener le mort sur
quelque lieu élevé, là où lui ayant ramené & lié la tête avec les
pieds, ils l'accablent de pierres, en l’insultant & se retirent
enfin après l'avoir couvert d'un monceau de pierres.
Il y a
quelques Peuples barbares qui immolent ceux d'entre eux qui ont
passé soixante ans, & qui les mangent ensuite; & ceux qui meurent
jeunes, ils les enterrent. Quelques uns brûlent les morts; & après
les avoir brûlés, les uns ramassent les os, les enferment & les
gardent soigneusement ; & les autres les laissent là épars à
l'aventure. On dit que les Perses suspendent leurs morts, qu'ils les
salent avec du nitre, & qu'ensuite ils les enveloppent avec des
bandes.
Nous
voyons avec quel deuil & quels regrets quelques-uns honorent leurs
morts. La plupart en effet croient que la mort est une chose
horrible, & que l'on doit fuir avec soin. Mais il y a aussi des
Personnes qui ne sont point du tout de ce sentiment là. Voici comme
Euripide parle de la mort : Qui peut savoir si, ce que nous appelons
maintenant vivre, n’est pas un état de mort, & si nous ne regardons
pas comme un état de mort, ce qui est vivre effectivement ailleurs
que sur cette terre ? Voici aussi ce que dit Epicure : La mort,
dit-il, est pour nous une chose étrangère & qui ne nous fait
absolument rien; car ce qui est dissous n'a plus de sentiment, & ce
qui n'a plus de sentiment, ne nous fait absolument rien. On ajoute
ce raisonnement : si nous sommes composés de corps & d'âme, & si la
mort est la dissolution du corps & de l'âme, lorsque nous sommes
il n'y a point de mort, (car nous ne sommes point dissous alors)
& lorsque c’est la mort, nous ne sommes plus; car il est évident que
jusque cette composition du corps & de l’âme n'existe plus, nous
qui sommes ce composé, nous n'existons plus.
Héraclite dit que, soit que nous vivions, soit que nous mourions,
c’est toujours la vie & la mort dans chacun de ces états. La raison
de cela, est que, pendant que nous vivons, nos âmes sont mortes, &
ensevelies en nous, & lorsque nous mourons, nos âmes revivent, &
jouissent de la vie.
Il y en
a qui vont jusque croire que la mort vaut mieux pour nous que la
vie. C’est la pensée d'Euripide dans les paroles suivantes : Il
faut, dit-il, s'assembler pour pleurer & plaindre un homme qui naît,
en considérant à combien de maux il va être exposé ; mais un
homme qui par la mort est arrivé à la fin de ses travaux, il faut
que ses amis l'en louent, & l'en félicitent en lui rendant les
derniers devoirs. C’est encore dans cette pensée que quelqu’un
disait : Certainement le plus grand avantage qui pût arriver aux
mortels, ce ferait de ne point naître, & de ne point voir la lumière
de ce soleil rapide: & quand un homme est né, le meilleur pour lui
serait de passer aussitôt dans le sépulcre, & d'être couché bien
avant dans la terre.
On fait
ce qui est dit de Cléobis & de Biton
& ce
qu'Hérodote rapporte d'eux en faisant mention d'une prêtresse
Argienne. On raconte que chez quelques Peuples de Thrace, à la
naissance d'un enfant, les proches parents s'assemblent pour
déplorer son malheur.
La mort
ne doit donc pas être mise au rang des choses qui sont terribles de
leur nature, ni la vie au rang de celles qui sont des biens par
elles-mêmes ; & aucune des choses que nous avons reportées ci-dessus
n’est point par sa nature telle ou telle, mais seulement par opinion
& relativement à quelque chose. C’est ainsi que chacun peut
raisonner sur les coutumes & les opinions différentes, qu'il tirera
des Auteurs qui en ont écrit, & que nous n'avons pas voulu reporter
dans le dessein que nous avons d'être courts.
Que si
à l'égard de quelques opinions, nous ne pouvons pas prouver
d'abord que les hommes soient partagés en de différents sentiments,
il faut dire qu'il se peut faire que quelques Nations que nous ne
connaissons pas, ne s'accordent pas avec les autres hommes sur ces
matières. Car, de même que nous assurerions faussement que c’est une
chose avouée & reconnue pour indubitable parmi tous les hommes,
qu'il n’est pas permis de se marier avec ses sœurs, supposé
que nous ignorassions que c’est la coutume des Egyptiens de se
marier avec leurs sœurs; tout de même nous ne pouvons pas dire qu'il
n'y ait point quelque différence de sentiments sur des choses, sur
lesquelles nous ne sentons pas encore cette différence, parce qu'il
se peut faire (comme je l'ai dit) qu'il y ait chez des Peuples
inconnus, quelque discordance de sentiments sur ces choses.
Un
Sceptique donc, considérant cette bizarrerie d'opinions & de
pratiques différentes, s'abstient de juger & de décider que quoi que
ce puisse être soit par sa nature bon ou mauvais, permis ou
illicite, & s'éloigne en cela de la témérité des Dogmatiques: & au
reste: il se conforme, sans poser aucun Dogme, aux
établissements reçus dans la conduite ordinaire des hommes. Cela
fait que dans les choses qui dépendent des opinions, il ne se
passionne pour aucun parti, & qu'à l'égard de celles où il est
contraint de souffrir, ses souffrances sont modérées. Car il souffre
en qualité d'Homme capable de sentiment : mais comme il
n'adopte pas outre cela cette opinion, que ce qu'il souffre soit
naturellement un mal, il conserve une certaine modération d'âme dans
les choses qu'il souffre.
Il est
évident qu'une semblable opinion serait pire que la souffrance,
comme on peut s'en convaincre, par l'expérience, qui nous apprend
que quelquefois ceux à qui on coupe un membre, ou qui souffrent
quelque autre chose semblable, supportent cela avec patience
& que ceux qui sont présents à ces opérations tombent en
défaillance, parce qu'ils se persuadent que ce qui se fait là est un
mal.
Lorsque
l'on croit fermement que quelque chose est naturellement bonne ou
mauvaise, limite ou illicite, on se sent agité de divers troubles.
Car un Homme qui est dans cette persuasion, souffre, & lorsque les
choses qu'il croit être véritablement & naturellement des maux, lui
arrivent, & lorsqu'il jouit de celles qui lui paraissent être des
biens, soit parce que son esprit s'élève & s'enfle par trop de joie,
soit parce qu'il craint de perdre ces biens : outre que dans la
crainte où il est, d'être exposé à ce qu'il croit être naturellement
des maux, il tombe dans de grandes inquiétudes. Au reste si
quelques-uns voulaient soutenir que l'on ne peut pas perdre les
biens, nous leur imposerions silence par le doute que la discordance
des sentiments fait naître sur cette question.
Voici
donc comme nous raisonnons. Si ce qui cause un mal, est un mal, &
doit être fui, & si cette persuasion par laquelle une Personne
s'imagine que ces choses-ci sont bonnes de leur nature, &
celles-là mauvaises, cause des inquiétudes ; il faut dire que
c’est une chose mauvaise, de se persuader que quoi que ce soit, soit
naturellement bon ou mauvais. En voilà assez pour le présent sur le
Biens & les Maux & les choses indifférentes.
Chap. XXIV. S'il peut y avoir quelque Art pour la conduite de la
vie.
Tout ce
que j'ai dit ci-dessus fait voir évidemment qu'il n'y a point d'Art
qui puisse nous diriger dans la vie : car s'il y avait un tel Art,
il consisterait dans la connaissance des biens & des maux & des
choses indifférentes : mais ces choses n'existant pas, cet Art pour
la conduite de la vie ne peut exister non plus.
D'ailleurs, comme les Dogmatiques ne sauraient s'accorder entre eux
pour nous donner d'un commun consentement un seul & unique Art de
conduite ; comme les uns en supposent un, & les autres un autre tout
différent; ils sont exposés & à leurs propres controverses, & au
raisonnement que nous tirons de leur discordance; raisonnement que
j'ai assez poussé en parlant du bien.
Supposons néanmoins que tous s'accordassent à dire qu'il y a un Art
de conduite, & que cet Art est, par exemple, cette célèbre Prudence,
(qui certainement ne fait que rêver chez les Stoïciens, & qui
néanmoins paraît être plus puissante que les autres vertus:) Je
prétends qu'avec tout cela ils ne diront que des absurdités. Je le
prouve. La Prudence est une vertu, & il n'y a que le Sage qui
possède la vertu: donc les Stoïciens qui ne sont pas des Sages,
n'auront pas cette prudence ou cet Art qui apprend à bien vivre.
De
plus. Il ne peut point y avoir d'Art tel qu'ils le définissent, Donc
il n'y aura point d'Art qui apprenne à bien vivre, si nous voulons
nous en rapporter à ce qu'ils disent de l'Art. Car ils disent que
l'Art est un système ou un assemblage de compréhensions, & que la
compréhension consiste à accorder son assentiment à la fantaisie
compréhensive. Or on ne saurait trouver ce que c’est que cette
fantaisie compréhensive : car toute fantaisie n’est pas
compréhensive; & de plus on ne saurait distinguer quelle est celle
des fantaisies qui est compréhensive. Ce que je prouve ainsi.
Nous ne
pouvons pas juger par toutes fortes de fantaisies ou d'idées
simplement & sans preuve, quelle est celle qui est compréhensive ou
vraie & quelle est celle qui ne l’est pas : nous avons donc besoin
d'une idée vraie ou compréhensive pour reconnaître & distinguer une
idée compréhensive : mais cela nous jette dans le progrès à
l'infini, parce que l’on nous demandera une idée compréhensive qui
nous fasse distinguer comme compréhensive celle que nous avons prise
pour distinguer la première, & ainsi de suite. Lors donc que les
Stoïciens nous donnent une pareille notion de la fantaisie ou de
l'idée compréhensive, ils ne raisonnent pas. Car ils disent que la
fantaisie compréhensive tire son origine d'un Être, &
en même Temps ils disent que cet Être est ce qui peut mouvoir la
fantaisie compréhensive: par là ils tombent dans le Diallèle,
cercle vicieux qui n’est qu'un moyen de doute. Voici donc en peu de
mots tout mon raisonnement. Afin qu'il y ait un Art de bien vivre,
il faut auparavant qu'il y ait un Art : mais afin qu'il y ait un
Art, il faut qu'il y ait auparavant une compréhension, & afin qu'il
y ait une compréhension; il faut avoir compris ce que c’est que
cette fantaisie compréhensive. Or on ne peut point trouver ce que
c’est que cette fantaisie compréhensive. Donc on ne peut pas trouver
ce que l’on appelle un Art de bien vivre.
On
argumente encore ainsi. Il paraît que l'on ne peut connaître un Art
que par des ouvrages qui émanant proprement de cet Art. Or il n'y a
aucun ouvrage propre & particulier à l’Art de bien vivre; car
quelque chose que ce puisse être que l’on voudra attribuer à cet
Art, se trouvera reçu communément par la populace ignorante &
malhabile sans aucun secours de cet Art; comme par exemple, qu'il
faut honorer ses parents, rendre les dépôts, & autres choses
semblables. Donc il n'y a aucun Art de bien vivre.
Quelques uns disent que nous connaissons ou que nous distinguons un
ouvrage de prudence, parce que nous voyons qu’il est fait par un
homme prudent, ou qu'il part d'une disposition prudente de l’âme :
mais cela est facile à réfuter ; car cette disposition prudente de
l’âme est une chose qui ne peut point être connue, parce qu'elle ne
se fait point apercevoir évidemment ni par elle même, ni par ses
ouvrages, puisque ces actions que l’on appelle des œuvres de
prudence, font communes au vulgaire ignorant.
Dire
aussi que nous connaissons qui font ceux qui possèdent l’Art de bien
vivre, par l’égalité confiante que nous observons dans toute leur
conduite, c’est dire une chose qui est au dessus de la nature
humaine, & qui est plus à désirer qu'elle n’est vraie.
Car
l'esprit des hommes,
habitants de la terre, est semblable aux jours que le père des
hommes & des Dieux leur accorde.
Il faut
donc se retrancher à dire que nous connaissons cet Art de bien
vivre, par ces actions ou par ces œuvres que les Stoïciens nous
décrivent dans leurs livres. Or comme les choses qu'ils nous
débitent là dessus sont en grand nombre, & que d'ailleurs ces
Philosophes disent à peu près les mêmes choses, je me contenterai
d'en rapporter quelques unes pour servir d'exemples.
Zénon
lui même Auteur de leur Secte dans ses diatribes ou disputes, en
parlant de l'éducation des enfants dit, entre autres choses
malhonnêtes, celle-ci : que l’on peut
dividere
également ceux que l'on aime d'amour, comme ceux que l'on n'aime pas
ainsi, les femelles comme les mâles; parce que les choses ne
sont pas autres pour ceux que l'on aime d'amour que pour ceux que
l'on n'aime pas ainsi, ni autres pour les femelles que pour les
mâles, mais que les mêmes choses leur conviennent & leur sont
bienséantes à tous.
Le même
Zénon parlant de la piété envers les parents, dit à l'occasion
d'Œdipe avec Jocaste qu'il n'était pas étonnant,
quod fricaret matrem,
car si sa mère étant malade il l'eût soulagée, en la frottant
avec ses mains dans quelque autre partie de son corps, il n'y aurait
eu rien de malhonnête dans cette action : or pourquoi trouvera-t-on
malhonnête qu'il réjouît sa mère, & qu'il la soulageât en lui
frottant quelques autres parties de son corps, & en ayant d'elle des
enfants légitimes ?
Chrysippe dans son ouvrage de la République, n’est pas différent de
Zénon. Voici ses propres paroles.
« Il me
semble que l’on peut aussi régler ces choses, comme elles ont été
établies d'une manière qui n’est pas mauvaise chez quelques uns :
qu'une mère puisse avoir des enfants de son fils ; & un père, de sa
fille; & un frère, de sa sœur de mère. »
Ce
Philosophe dans les mêmes livres admet l’usage de manger de la chair
humaine. Voici comme il parle. « Que si des corps vivants, on en
coupe quelque partie, qui soit bonne à manger, il ne faut pas
l'enfouir en terre, ni la jeter là, mais la manger, afin quelle
devienne une partie de celles de notre corps. »
« Et
dans ses livres du devoir, en parlant de la sépulture des parents,
il dit ces propres paroles. Quand nos parents sont morts, nous
devons leur faire des funérailles fort simples, car la corps (comme
les ongles, ou les dents, ou les poils) ne devant plus être pour
nous en aucune confédération, ni en aucune estime après la mort, il
s'enfuit que si la chair en est bonne à manger, on pourra l'employer
pour sa nourriture, (tout de même que si quelques parties de notre
corps, un pied, par exemple, nous avaient été coupées, il
conviendrait de nous en servir, comme de choses qui nous
appartiennent en propre :) mais si la chair du corps mort d'un
parent est mutilée on laissera cela en terre ; ou bien après avoir
brûlé le corps, on en laissera là les cendres, ou on les jettera
plus loin, sans s'en mettre en peine pas plus que des ongles ou des
poils. »
Les
Philosophes nous disent plusieurs choses semblables qu'ils
n'oseraient jamais pratiquer aux mânes à moins qu'ils ne vécussent
dans quelque république de Cyclopes ou de Lestrigons. Or s'ils ne
font rien de tout ce qu'ils disent là & si les choses qu'ils font
leur sont communes avec le vulgaire, il est évident qu'il n'y a
aucune œuvre qui soit particulière, à ceux que nous croyons
peut-être posséder l'Art de bien vivre. Donc s'il est nécessaire que
l'on reconnaisse les Arts à quelques ouvrages particuliers; & si
néanmoins nous ne voyons aucun ouvrage qui soit particulier à
ce que l'on appelle l'Art de bien vivre, il s’ensuit qu'on ne peut
pas connaître cet Art; & que par conséquent ou ne peut pas assurer
qu'il existe
Chap. XXV. S’il y a dans les Hommes, quelque art qui serve à
la conduite de la vie.
S'il y
a dans les Hommes un Art qui serve à la conduite de la vie, ou il
est dans eux naturellement, ou bien il y est par instruction & par
enseignement. Si cet Art est naturellement dans les hommes, il y est
ou en tant qu'ils sont Hommes, ou en tant qu'ils ne sont pas hommes.
Or ce n'est pas en tant qu'ils ne sont pas hommes, car ils ne sont
pas des non-Hommes: c’est donc en tant qu'Hommes. Mais si cela
était, la prudence résiderait dans tous les Hommes,
de sorte qu’ils seraient tous prudents, amateurs de la vertu
& sages ; mais on dit que les hommes font pour la plupart
mauvais. Donc ce ne peut pas être en tant qu'ils sont hommes, que
l'Art de bien vivre réside en eux. Donc ce n’est pas non plus
naturellement que cet Art réside en eux. Ajoutez à cela que comme
les Stoïciens disent que l’Art est un système de compréhensions ou
de connaissances exercées ensemble, il faut qu'ils disent & que les
autres Arts, & que celui-ci dont il s'agit à présent, s'acquièrent
par l'instruction. Or maintenant je dis qu'il ne s'acquiert pas par
l’instruction ; car afin que, cela passe pour constant, il faut
reconnaître, comme choses avouées & indubitables trois choses:
savoir, la chose qui est enseignée, celui qui l'enseigne, & celui
qui reçoit l'instruction. Mais aucune de ces choses n'existe. Donc
cet Art acquis par l’instruction ne subsiste point.
Chap.
XXVI. S'il y a quelque chose qui puisse être enseigné.
Ce qui
est enseigné est ou vrai ou faux. S'il est faux, il ne peut pas être
enseigné: (car les Philosophes disent que le faux n'existe point :
or ce qui n'existe point ne peut pas être enseigné.) Mais je
dis que si on suppose que ce qui est enseigné est vrai, rien ne peut
être enseigné: car nous avons fait voir en parlant de la règle de
vérité, qu'il n'y a rien de vrai. Donc, ni le faux ni le vrai ne
peut être enseigné, & si, outre ces deux choix, il n'y a rien qui
puisse être une matière d'instruction, il faut dire que rien n’est
enseigné. Car je ne pense pas que quelqu’un veuille dire que ces
deux choses-là ne pouvant être enseignées, il enseignera seulement
des choses dont on doute.
De
plus, ou ce qui est enseigné est évident, ou il est obscur. S'il est
évident il n'a pas besoin d'être enseigné; car les choses évidentes
sont également évidentes à tous.
Que si
ce qui est enseigné est obscur, comme les choses obscures ne peuvent
être connues, à cause de l'impossibilité qu'il y a de décider des
controverses que les hommes ont entre eux sur ces choses obscures,
(comme nous l’avons dit souvent) il est évident que ce qui est
enseigné, étant obscur, il ne pourra pas être enseigné. Car comment
une Personne peut-elle enseigner, ou concevoir par l’enseignement
d'autrui une chose qui est inconcevable? Mais si ni ce qui est
évident, ni ce qui est obscur, ne peut point être enseigné, rien
n’est enseigné.
Voici
encore un autre raisonnement. Ou ce qui est enseigné est corps, ou
il est incorporel. Or l'une & l'autre de ces deux choses, soit
qu'elle soit évidente, soit qu'elle soit obscure, ne peut être
enseignée par les raisons que nous venons de dire. Donc rien n’est
enseigné.
Autre
objection. Ce qui est enseigné, ou est existant, on n'existe pas. Or
ce qui n'existe pas ne peut pas être enseigné ; car si cela
était, parce qu’il n’y a que ce qui est vrai, qui puisse être
enseigné, (comme on le croit) il faudrait dire que ce qui n’est pas
est vrai : & de plus comme il n'y a que le vrai qui puisse être
enseigné, ce non-être qui serait enseigné serait vrai, & par
conséquent il serait existant, car on dit que le vrai existe & est
opposé à quelque
chose. Or il est absurde de dire que ce qui n'existe pas existe.
Donc ce qui n'existe pas, n’est pas enseigné.
Mais je
dis que ce qui existe n'est pas enseigné non plus, ou que ce qui est
enseigné n’est pas un Être. Car si ce qui existe est enseigné, ou il
est enseigné en tant qu'existant, ou il est enseigné en tant qu'il
est quelque autre chose. Que si on dit qu'il peut être enseigné en
tant qu'existant, il sera du nombre des Êtres qui étant évidents ne
s'enseignent pas, & par conséquent il ne sera pas une chose qui
puisse être enseignée ; car les choses que l'on nous enseigne
doivent être des choses indubitables que nous n'avons pas encore
apprises ou que nous ne connaissons pas encore. Donc un Être
en tant qu'Être ne peut pas être enseigné. Mais je dis aussi qu'il
ne peut pas être enseigné en tant qu'il est quelque autre chose
qu'un Être. Car l'Être n'a point d’accident ou de propriété qui ne
soit pas un Être. Donc si l'Être en tant qu’Être ne peut être
enseigné, il ne sera point enseigné non plus en tant qu'il est
quelque autre chose qu'un Être; parce que tout ce qui lui appartient
est quelque Être. Outre cela soit que cet Être, que l’on dit être
enseigné, soit évident, soit qu’il soit obscur, il ne pourra pas
être enseigné par les raisons
susdites. Or si ni ce qui existe n’est point enseigné, ni ce
qui n'existe pas, il n'y a rien qui puisse être enseigné.
Chap. XXVII. S'il y a quelqu’un qui puisse enseigner &
quelqu’un qui puisse être enseigné.
Quand
on a fait voir qu'il n'y a aucun Être, qui puisse être enseigné, le
maître & le disciple tombent en même temps. Cependant on propose
encore en particulier quelques raisons de douter contre l'artisan &
contre l'apprenti :
les
voici.
Ou
l'artisan enseignera l'artisan ; ou l'apprenti, l'apprenti ; ou
l'apprenti, l'artisan, ou l'artisan, l'apprenti. L'artisan
n'enseigne pas l'artisan; car ni l'un ni l'autre en tant qu'artisan
n'a pas besoin d'instruction. L'apprenti n'enseignera pas non plus
l'apprenti ; cela n'est pas plus possible que de voir un aveugle
conduire un autre aveugle. Ni l’apprenti n'enseignera pas l'artisan;
cela ferait ridicule. Il reste donc à dire que l'artisan enseigne
l'apprenti. Mais je dis que cela même ne se peut pas faire : en
voici la preuve. Il ne peut point y avoir d’artisan, parce que l'on
ne voit pas que Personne soit artisan par lui même & dès qu'il est
né, & parce que Personne, d'ignorant qu'il est, ne peut devenir
savant dans ce qu'il ignore. Car ou un seul précepte de l'art & une
seule connaissance peut rendre artisan celui qui était apprenti, ou
cela ne se peut : mais si une seule compréhension rend artisan celui
qui était apprenti; premièrement nous pourrons dire que l’art n’est
donc pas un système ou un assemblage de plusieurs compréhensions ;
(car suivant cette supposition, pourvu qu'un homme apprenne un seul
précepte de l'art, on pourra l’appeler artisan) mais en
second lieu, si quelqu’un dit que celui qui aura appris quelques
préceptes de l'art, & qui a encore besoin d un précepte, n’est
encore qu'apprenti, faute de ce préceptes & que si cet apprenti
ajoute encore ce précepte, il deviendra d'apprenti artisan par le
moyen de cette seule compréhension : si, dis-je, quelqu’un raisonne
ainsi, il parlera au hasard. Car jamais il ne pourra faire voir en
particulier quel est celui qui étant encore apprenti, deviendra
artisan, en apprenant encore un seul précepte de l’art. Personne ne
sait le nombre des préceptes de chaque art, de manière que,
quand on aura fait une énumération de ceux qui sont déjà connus, on
puisse dire combien il en manque encore pour achever le nombre des
préceptes de cet art. Donc la connaissance d'un seul précepte de
l’art ne rend pas l’apprenti artisan.
Or si
cela est vrai, comme Personne n'apprend pas tout à la fois tous les
préceptes d'un art, mais chaque précepte à part & en particulier, on
ne pourra pas dire que celui-là soit artisan qui apprendra chaque
précepte à part & séparément des autres préceptes: car nous avons
dit que la connaissance d'un seul précepte de l’art, ne rend pas
l'apprenti artisan. Donc l'apprenti ne peut pas devenir artisan. De
là on conclura au aussi qu'il n'y a point d'artisan ni Personne par
conséquent qui puisse enseigner.
Mais je
dis de plus que celui que l’on appelle disciple, qui ne saura pas un
certain art, ne peut pas apprendre & comprendre les préceptes de
l'art qu'il ignore. Car, comme celui qui est né aveugle, ne peut, en
tant que tel, recevoir aucune connaissance ou perception des
couleurs, ni celui qui est sourd de naissance, ne peut recevoir
aucune perception de la voix: ainsi celui qui ignore un art, ne peut
pas comprendre les préceptes de l'art qu'il ignore, parce que de
cette manière il serait savant & ignorant dans l'art des mêmes
choses; ignorant, parce qu'on le suppose tel, & savant, parce qu'il
comprendrait les préceptes de l'art. D'où il s’ensuit que l'artisan
ne peut pas enseigner l'apprenti.
Que si
ni l'artisan n'enseigne l'artisan, ni l'apprenti, l'apprenti; ni
l'apprenti, l'artisan ; ni l'artisan, l'apprenti ; & s'il n'y a rien
outre cela : il n'y a donc ni maître ni disciple. D’où il suit que
n'y ayant ni maître ni disciple, ce que l’on appelle un moyen
d'enseigner est une chose superflue.
Chap. XXVIII. S'il y a quelque moyen d’instruction.
Voici
néanmoins encore quelques raisons de douter que l'on propose contre
le moyen d'enseigner. Le moyen d'enseigner est ou l'évidence ou le
discours : or il n’est ni l'évidence ni le discours, comme nous le
montrerons : donc le moyen d'enseigner n’est point praticable. Je
dis que l'on ne peut pas enseigner par l'évidence, parce que
l'évidence appartient aux choses qui se montrent; parce que ce qui
se montre, est manifeste à tout le monde, parce que ce qui est
manifeste à tous, peut être compris de tous; & enfin parce que ce
qui peut être compris de tous indifféremment, n’est pas une matière
de doctrine ou d'enseignement. Donc rien ne peut être enseigné par
l'évidence.
Maintenant je dis que rien n’est enseigné par le discours. Car ou le
discours signifie quelque chose, ou il ne signifie rien. S'il ne
signifie rien, il n’est pas propre pour enseigner : que s'il
signifie, ou il signifie par sa nature, ou par établissement & par
institution. Ce n'est pas par sa nature, parce que tous n'entendent
pas tous ceux qui parlent, les Grecs n'entendent pas les étrangers,
ni les étrangers les Grecs. Que si le discours signifie par
établissement & par institution, il est évident que ceux qui auront
connu auparavant les choses auxquelles on a donné des noms,
concevront à la vérité ces choses là, mais ce ne sera pas parce que
ces dénominations leur enseigneront des choses qu'ils ignoraient, &
ce fera seulement parce qu'ils se remettront en mémoire des choses
qu'ils savaient déjà. Mais ceux qui ont besoin d'apprendre des
choses qu'ils ignorent & qui ne connaissent pas celles auxquelles on
a donné des noms, ne concevront rien. Ainsi il ne peut y avoir aucun
moyen d'enseigner. Car un maître qui enseigne doit donner à son
disciple la connaissance ou la compréhension des préceptes de l'art
qui est enseigné, afin que ce disciple connaissant les préceptes qui
composent cet art, y devienne enfin habile & savant. Mais la
compréhension ou la connaissance n’est rien & n'existe point, comme
nous l'avons enseigné auparavant. Donc le moyen d'enseigner n'existe
pas non plus. Que si rien n’est enseigné, s'il n'y a Personne qui
puisse enseigner, ni Personne qui puisse recevoir l'enseignement,
certainement il n'y a ni discipline ni enseignement aucun.
Voilà
ce que nous avions à dire en général contre l'instruction &
l’enseignement, Mais on peut faire l’objection suivante,
particulièrement contre ce que l'on appelle l'art de la conduite.
Nous avons montré ci-dessus que la chose qui est enseignée,
c'est-à-dire, la Prudence, n'existe point. Or je dis maintenant, &
que celui qui la peut enseigner, & que celui à qui elle peut être
enseignée, n’existent point. Car ou le prudent enseignera au prudent
l'art de bien vivre ; ou l'imprudent à l'imprudent ; ou
l'imprudent au prudent; ou le prudent à l'imprudent. Or aucun de
ceux-là ne la peut
enseigner. Donc ce que l'on appelle Art de conduite, Art de bien
vivre, ne peut être enseigné. Il est inutile de parler des trois
premiers; mais à l'égard du dernier, voici ce que je dis. Si le
prudent enseigne l'imprudent, comme la prudence est l'art des choses
bonnes, mauvaises, & indifférentes, l'imprudent, n'ayant pas la
prudence, ignore les choses bonnes, mauvaises, & indifférentes ; &
comme il les ignore, lorsque le prudent lui enseignera les choses
bonnes, mauvaises, & neutres, il entendra seulement ce que l'on lui
dira, mais il ne le connaîtra pas ; car, s'il conçoit ces choses
étant dans l'imprudence, l'imprudence renfermera la théorie des
choses bonnes, mauvaises, & neutres. Or, selon les Dogmatiques,
l'imprudence ne possède pas cette théorie; (car si cela était, un
même homme serait prudent & imprudent.) Donc l'imprudent ne conçoit
pas les choses qui sont dites ou faites par le prudent, au moins en
tant que ces choses là appartiennent à l'Art de bien vivre. Mais
s'il ne les conçoit pas, il ne peut pas être enseigné par le
prudent; à quoi on doit ajouter qu'il ne peut être enseigné ni par
le moyen de l'évidence ni par celui du discours ; comme nous l'avons
dit auparavant.
Or
maintenant si ce que l'on appelle un Art de conduite & de bien vivre
ne peut être enseigné à Personne par l’instruction; & si cet Art ne
réside dans qui que ce soit naturellement; il s'ensuit que cet Art
que les Philosophes prétendent être nécessaire pour se conduire, &
qu'ils ont toujours dans la bouche, est une chose qui ne se peut
trouver,
Chap. XXIX. Si l’Art de bien vivre est utile à celui qui le possède.
Quand
on accorderait par grâce que cet Art que les Dogmatiques assurent
sans fondement appartenir à la conduite de la vie, se rencontre dans
quelqu’un, on trouvera qu'il est plutôt nuisible, & qu'il est plutôt
une cause de trouble dans ceux qui le possèdent qu'il ne leur est
utile. D'abord pour laisser là plusieurs choses que nous pourrions
dire, & nous contenter seulement de quelques unes ; cet Art de bien
vivre pourrait paraître être utile au Sage, en lui donnant une
certaine retenue ou continence pour rechercher le bien & se
détourner du mal. Car le Sage qui, selon eux, est appelé retenu ou
continent, est appelé continent, ou parce qu'il n'a aucune
inclination pour le mal, ni aucune aversion pour le bien, ou parce
qu'il a à la vérité des inclinations & des aversions déréglées, mais
qu'il les surmonte. Mais en tant qu'il n’est point exposé aux
mauvaises contrariétés des passions, on ne peut pas l'appeler
continent ; car il ne s'abstient pas de ce qu'il n'a pas : & comme
on ne saurait dire qu'un Eunuque est continent dans les plaisirs de
l'amour, & qu’un homme qui a l'estomac mal disposé
est continent dans l'usage des viandes, (car ces gens là ne font
point des efforts sur eux mêmes par la continence pour vivre comme
ils font: tout de même il ne faut point dire que le Sage soit
continent, parce qu'il n'a aucune mauvaise passion, contre laquelle
on puisse dire qu'il sera continent,
Que si
on dit qu'il est continent, parce qu'étant exposé aux mauvaises
contrariétés des passions, il les surmonte par la raison:
premièrement on accordera que la prudence ne lui servi de rien,
puisqu’il est encore dans des troubles, & qu'il a besoin de secours.
Mais ensuite il est plus malheureux que ceux qui ne sont point du
nombre des Sages. Car s’il se sent porté violemment à quelque chose,
il est troublé nécessairement ; & s'il surmonte la passion par la
raison, cet effort qu'il fait est un mal qu'il porte avec lui, & par
cet endroit il est plus troublé qu'un homme du commun qui ne souffre
plus cette contrainte; car cet homme n’est troublé que quand il est
agité par sa passion, & quand il a obtenu ce qu'il désirait, il
cesse d'être troublé. Donc le Sage n’est point continent par vertu;
ou, s'il est continent, il est le plus malheureux de tous les
hommes; & par conséquent cet Art de conduite, comme on l'appelle,
bien loin de lui avoir apporté quelque utilité, ne lui a causé que
du trouble.
Au
reste nous avons enseigné ci-dessus, que celui qui se flatte de
posséder un Art de conduite, & de connaître par le moyen de cet Art
les choses qui sont bonnes ou mauvaises par leur nature, s'expose à
de grandes inquiétudes, autant lorsqu'il jouit des biens, que
lorsqu'il souffre les maux. Concluons donc & disons que si
l'existence des biens & des maux & des choses indifférentes
n’est point une chose reconnue pour indubitable; que si l'Art de
bien vivre, comme on l'appelle, n'existe peut-être pas aussi ; que
si, (supposé qu'il existe,) il n'apporte aucun bien à ceux qui le
possèdent, & ne sert qu'à remplir leur esprit d'inquiétudes :
concluons, dis-je, que si toutes ces choses sont ainsi, c’est mal à
propos que les Dogmatiques font tant les fiers & se donnent de si
grands airs d'autorité dans la partie morale de leur Philosophie.
Après
avoir parcouru, comme nous avons fait, (en peu de mots &
conformément au dessein que nous avions d'être courts) la partie
morale de la Philosophie, nous finirons ici & notre troisième Livre,
& tout ce traité des Institutions Pirroniennes, en ajoutant
encore ces mots.
Chap. XXX. Pourquoi le Philosophe Sceptique se sert
quelquefois exprès de raisons faibles & peu probables.
Comme
le Philosophe Sceptique aime les hommes, il souhaite autant qu'il
peur, de guérir par la raison l'arrogance & la témérité des
Dogmatiques. C’est pourquoi, de même que les Médecins des corps ont
des remèdes dont la force est différente, & emploient les plus
violents pour ceux qui sont attaqués d'une maladie plus forte, & les
plus légers pour ceux qui sont légèrement malades ; ainsi les
raisons que le Philosophe Sceptique propose ne sont pas toutes d'une
même force. Il se sert de celles qui font les plus solides & qui ont
le plus de vertu pour réfuter les opinions des Dogmatiques, envers
ceux qui sont violemment affectés du mal de la précipitation & de la
témérité, & il use de raisons plus légères envers ceux chez
lesquels la maladie des Dogmatiques est plus légère, & plus facile à
guérir, & qui peuvent être réfutés par des probabilités plus
faibles. Voilà pourquoi le Philosophe Sceptique ne fait point de
difficulté de proposer exprès des raisons qui quelquefois font plus
fortes & quelquefois plus faibles; parce que ces raisons, toutes
faibles qu'elles sont, lui paraissent souvent suffisantes pour
parvenir au but qu'il se propose.
F I N.
Cela veut dire, qu'il est impossible que nous concevions ce
que c’est qu'une Cause, parce que nous ne pouvons pas
connaître une chose, comme Cause d'un certain effet,
avant que de connaître si cet effet existe, & s'il existe en
tant qu'effet de cette Cause; & que nous ne pouvons pas
connaître l'effet, comme effet d'une certaine Cause, avant
que de connaître l'existence de la Cause ; en tant que Cause
de cet effet.
Disons-donc ce qui est: Nous sommes déjà persuadés, bien ou
mal qu'une certaine Cause existe, quand nous nous imaginons
que nous allons nous convaincre ou nous persuader de ion
existence, en remontant de l'effet à cette Cause: sans cela,
nous ne nous aviserions pas seulement d'y penser.
Ne rirait-on pas, si on entendait une troupe d'aveugles de
naissance, raisonner ainsi: Lorsque nous sommes exposés à
l'air, à la porte de nos maisons, & que nous sentons cette
douce chaleur élémentaire qui nous échauffe & qui ranime nos
Sens engourdis, nous nous élevons par la perception de ces
bénignes influences à la connaissance de ce beau soleil,
de cet astre lumineux, de ce feu brillant, qui est le père
du jour, sans la lumière duquel nous serions, ensevelis dans
l'horreur d'une nuit continuelle, & dans un froid mortel. Eh
mes amis, leur dirait-on, qui vous a si bien sifflés? Que
vous êtes d'habiles gens ! C’est dommage, que, quoique vous
disiez vrai, vous ne savez pas plus ce que vous dites, que
des perroquets à qui on aurait appris ce beau discours. Aves-vous
aucune idée d'Astre, de Soleil, de feu brillant, de lumière,
de mur & de nuit ? Et comment pourriez-vous assurer que le
Soleil est la Cause de la chaleur que vous sentez, si
quelqu’un ne vous avait dit, qu'il y a un Soleil, tel que
vous le décrivez, qui en est la Cause? Pour connaître qu'un
effet procède d'une certaine Cause, il faut auparavant
connaître qu'il y a une telle cause : mais comment
pouvez-vous connaître par vous mêmes, qu'une telle cause
existe, si vous n'en avez aucune idée? Vous raisonneriez
bien plus juste, si vous vous contentiez de dire qu'il y a
quelque cause, qui vous est inconnue, de cette chaleur que
vous ressentez, & qui ne vient point du-feu de vos foyers:
mais en partant comme vous faites, vous croyez ce que l'on
vous a dit, & vous ne raisonnez pas.
Si nous étions capables d'examiner nos pensées avec un
esprit vraiment analytique, nous trouverions que la plupart
de nos raisonnements supposent déjà comme prouvées &
connues, les concluions que nous nous imaginons de
prouver & de connaître par ces raisonnements là. On m'a
élevé dans la croyance qu'il y a un Dieu, un esprit infini,
présent partout sans être étendu, créateur des corps & des
esprits, Cause unique d'une infinité d'effets tous
différents, &c. & voilà ce qui fait que de la
connaissance des ouvrages de la nature, je m'élève à
celle du souverain créateur de toutes choses: mais si l'on
ne m'en avait jamais parlé, en aurais-je la moindre idée ?
Et d'ailleurs pourrais-je avoir la moindre assurance, de ne
me pas égarer dans la recherche de cette cause première,
quand je sais qu'il ne peut y avoir qu'une seule & unique
opinion vraie, au lieu qu'il y aura certainement une
infinité de chimères, & de fausses opinions que je pourrai
prendre pour la vérité, comme cela paraît par toutes les
idées fausses, impies, & extravagantes, que presque tous les
Hommes, depuis les plus ignorants, jusques aux têtes les
plus sages de la Grèce, ont eues de la Divinité ?
En un mot. Si je veux descendre de la Cause un certain
effet, il faut auparavant que je lâche si cet effet
existe, & s'il est l'effet de cette cause. Et si de l’effet
je veux remonter à une certaine cause, il faut auparavant
que j'aie l’idée de cette Cause, que je sache si elle
existe, & si elle est bien la cause de cet effet. Ainsi dès
qu'un certain effet ne paraît pas évidemment avec ce que
l'on prétend en être la Cause, on ne peut pas savoir si
cette cause l’a produit & quand la cause ne paraît pas
évidemment avec ce que l’on dit qui en est l’effet, on ne
peut pas savoir si cette Cause dont l’existence n’est pas
évidente, & dont on n’a peut-être pas d’idée, est bien la
cause de ce que l'on dit être son effet.
Consultez l'article Anaxagore, (Diction. Hist. et crit.)
Voici un abrégé de sa doctrine par M. l'Abbé d’Olivet, tom.
3, p. 256, De la Nature des Dieux. » Anaxagore
enseignait, 1° Qu’avant la formation de l'Univers il y
avait pêle-mêle, dans une matière infinie, une infinité
de parties semblables, c'est-à-dire, de parties terrestres,
de parties aériennes, de parties qui étaient du sang, des
os, &c. 2° Que ces parties étaient toutes en repos, & ne
feraient, ainsi mélangées, qu'un Chaos informe. 3° Qu'un
esprit infini, puissant, sage, les mit en mouvement &
joignant ensemble les corpuscules de même espèce, forma les
Êtres particuliers, qui composent l’Univers.
On
trouvera que trente cinq sont contenus dans quinze.
Il ne paraît pas que Sextus veuille dire tout à fait cela,
comme on le peut voir en confrontant ce passage, avec ce
qu'il dit liv. I contre les Physiciens p.
611. Voici donc son raisonnement.
6. contient 5. 4. 3. 2. 1. qui font 15
Or 5 contient 4. 3. 2. 1. qui font 10.
& 4 contient 3. 2. 1. qui font 6
& 3 contient 2. 1. qui font 3.
& 2 contient 1. qui fait 1.
Donc 6 contient 15. 10.
6. 3. 1. qui font 37.
Ensuite si vous raisonnez encore ainsi,
35 contient 34. 33. 32. 31.
&c. qui font 595.
Or 34 contient 33. 32. 31 &c qui font 561.
& 33 contient
32. 31. &c. qui font 528.
Les choses qui sont relatives... se détruisent
mutuellement. Cela veut dire que les Parties
étant relatives à ce dont elles sont appelées les Parties,
si ce dont elles sont dites les Parties, n’est rien, dès là
elles ne sont plus Parties. Car les choses relatives, ou se
prouvent réciproquement les unes les autres, ou se réfutent
de même.
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