Livre II
- Je pense, mon fils, avoir suffisamment
exposé dans le livre précédent comment les prescriptions relatives à la conduite
découlent du principe par lequel se définit la moralité et tout genre de vertu.
Il me faut poursuivre maintenant et traiter des moyens par lesquels on pourvoit
à l'entretien de la vie, acquiert ou accroît les richesses de tout genre propres
à satisfaire les besoins des hommes. Avant de commencer toutefois, je dirai
quelques mots du dessein que j'ai formé et du point de vue auquel je me place.
Bien que mes ouvrages aient excité en plus d'un le désir non seulement de lire
mais d'écrire, je crains que le mot de philosophie n'indispose un certain nombre
de braves gens et qu'ils s'étonnent de me voir donner tant de temps et de peine
à une étude qu'ils désapprouvent. Pour moi, aussi longtemps que le gouvernement
de la république est resté aux mains des hommes à qui elle l'avait commis, elle
a été l'unique objet de mes soins et de mes pensées. Quand tous les pouvoirs se
sont trouvés en la possession d'un dominateur unique, quand il n'a plus été
possible ni de donner son avis- ni d'exercer une légitime influence, quand j'eus
perdu les hommes éminents en compagnie desquels j'avais lutté pour la défense de
la chose publique, je n'ai pas voulu m'abandonner aux tristesses qui m'eussent
accablé si je n'avais réagi, ni à des plaisirs indignes d'un homme cultivé. Plût
aux dieux que l'État fût demeuré tel qu'il avait naguère commencé d'être et ne
fût pas tombé entre les mains de ceux qui veulent, non le réformer, mais le
ruiner! Alors, ainsi que j'avais accoutumé de faire au temps où il y avait
encore une république, c'est à agir plutôt qu'à écrire que je m'appliquerais et
j'ajoute qu'ensuite je ne mettrais point par écrit des dissertations
philosophiques mais des discours publics; cela m'est arrivé bien des fois. Mais
cette république, mon unique souci, vers qui allaient toutes mes pensées et pour
qui je dépensais toute mon activité, n'existe plus, le silence règne au prétoire
et au sénat. Mon âme se refusant à l'inaction, j'ai cru, ayant commencé par
m'adonner à ces études, que je pouvais très légitimement alléger mes peines en
revenant à la philosophie. Je lui ai donné beaucoup de mon temps quand j'étais
un tout jeune homme; plus tard, quand j'ai commencé d'exercer des fonctions
publiques et me suis dévoué au service de l'État, j'ai réservé à la philosophie
tous les instants que me laissaient mes amis et la politique; toutefois je me
bornais à des lectures, je n'avais pas le loisir d'écrire.
II
- Dans la situation douloureuse présente,
je trouve du moins cet avantage de pouvoir traiter par écrit des sujets que mes
concitoyens connaissent imparfaitement et qui méritent fort d'être connus. Qu'y
a-t-il en effet, par les dieux, de plus désirable que la sagesse, qu'y a-t-il
qui vaille mieux qu'elle, qui soit meilleur pour l'homme et plus digne de lui ?
On appelle philosophes ceux qui la recherchent et la philosophie n'est autre
chose qu'un effort vers la sagesse. Telle qu'elle a été définie par les anciens
philosophes, c'est la science des choses divines et humaines et des causes qui
les déterminent et je ne vois pas ce qui peut paraître louable à qui en blâme
l'étude. Est-ce un délassement agréable que l'on cherche pour l'âme en quête de
repos ? Lequel est comparable à cet emploi de l'intelligence qui a pour but de
rendre la vie droite et bonne. Veut-on connaître la méthode à suivre pour
parvenir à l'accord avec soi-même et à la vertu, ou c'est la philosophie qui
nous l'enseignera ou nulle étude ne le fera. Dire qu'il n'y a pas de science des
objets les plus élevés, alors qu'il n'est pas d'objet si minime qui n'ait la
sienne, c'est le fait d'hommes parlant sans réflexion et enfoncés dans l'erreur
sur les points les plus importants. S'il existe une doctrine de la vertu, où la
cherchera-t-on, alors qu'on aura délaissé la voie que nous proposons ici ? Mais
pour exposer les arguments propres à encourager les hommes à philosopher, un
ouvrage spécial, celui-là même que j'ai composé, n'est pas inutile. Pour le
moment, je me proposais seulement d'expliquer pourquoi, privé de tout emploi
public, j'ai choisi cette occupation.
Il y a une objection que me font des hommes instruits et cultivés : ils se
demandent s'il n'y a pas inconséquence de ma part, alors que je professe qu'on
ne peut rien connaître avec certitude, à traiter toute sorte de sujets et
présentement à donner des règles de conduite. Je voudrais qu'ils connussent
mieux ma façon de penser. Je ne suis pas de ceux dont l'esprit flotte incertain
et ne sait où se prendre. Quel serait notre état d'âme ou plutôt quelle serait
notre vie en l'absence de tout principe rendant, je ne dis pas la discussion,
mais l'existence possible ? Pour moi, à la différence de ceux qui disent qu'il y
a des propositions certaines et d'autres incertaines, je dis qu'il y en a de
probables et d'autres qui ne le sont pas. Qu'est-ce donc qui pourrait m'empêcher
de me régler sur des probabilités, de rejeter ce qui me paraît ne pas mériter
l'approbation, en évitant de rien affirmer avec une arrogance présomptueuse et
en me gardant de toute audace inconsidérée, parce que c'est ce qui s'éloigne le
plus de la sagesse ? Tout est objet de discussion pour l'école à laquelle
j'appartiens, parce que l'on ne peut discerner le probable qu'après avoir opposé
l'une à l'autre deux thèses contraires. Mais j'ai suffisamment expliqué cela
dans mes Académiques. Quant à toi, mon cher Cicéron, qui t'es familiarisé avec
la philosophie la plus ancienne et la plus illustre, sous la direction de
Crasippe si pareil à ses fondateurs, je n'ai pas voulu te laisser dans
l'ignorance des relations de voisinage qui existent entre la doctrine à laquelle
j'adhère et celle de ton maître. Mais il est temps de reprendre notre
exposition.
III
- Nous avons dit qu'il y avait, pour
déterminer les règles de conduite à observer, cinq études à faire dont deux
relatives à l'harmonie et à la moralité, deux aux moyens de pourvoir aux
exigences de la vie, richesses, biens matériels, ressources de tout genre, la
cinquième enfin relative au choix à faire quand il paraît y avoir conflit entre
les prescriptions de la morale et l'intérêt personnel. La partie de notre
travail qui traite du bien moral est achevée et c'est celle que je recommande le
plus à ton attention. Nous allons nous occuper maintenant de ce qu'on appelle
l'utile.
Voilà un mot qui, par l'usage qu'on en a fait, a donné lieu à une erreur: on en
est venu peu à peu à séparer ce qui est utile de ce qui est moralement bon; bien
agir, ainsi l'a-t-on décidé, n'est pas utile, l'utile n'est pas moral. Nulle
croyance ne peut être plus dommageable à la vie humaine. Des philosophes
jouissant d'une très haute autorité distinguent théoriquement trois notions
inséparables en fait : celle du bien moral ayant en même temps un caractère
d'utilité, celle du bien moral non utile, celle enfin de l'utile, et, il faut le
dire, cette distinction est liée chez eux à un grand souci de rigueur morale.
Mais ceux qui ne comprennent pas bien leurs raisons se laissent entraîner à
admirer les esprits subtils et retors et prennent pour sagesse ce qui est une
malfaisante habileté. Il faut détruire cette erreur et, à une illusion répandue,
substituer l'espoir rationnel de parvenir à la possession des biens souhaités,
non par la fraude et la malice mais par des pensées droites et des actes justes.
Les objets qui sont à considérer pour la conservation de la vie sont les uns
inanimés comme l'or, l'argent, les fruits de la terre et toutes choses du même
genre, les autres animés, capables de mouvements spontanés qu'inspire le désir.
Parmi ces derniers, il y a des êtres privés de raison, d'autres raisonnables;
sont privés de raison, les chevaux, les bœufs et les autres animaux tels que les
abeilles dont le travail sert à l'entretien de la vie humaine. Quant aux êtres
raisonnables, on admet qu'il en est de deux sortes : les dieux et les hommes. La
piété, le respect des choses saintes nous valent la bienveillance des dieux :
immédiatement après les dieux, ce sont les hommes qui peuvent être le plus
utiles aux hommes. La même division s'applique aux objets nuisibles et
dangereux.
Toutefois, comme on ne croit pas que les dieux puissent nuire, ce sont les
hommes qu'on juge menacer le plus les hommes. Les choses même que nous avons
dites inanimées sont pour la plupart des produits du travail humain : travail
manuel et travail de l'esprit; sans lui nous ne les aurions pas et nous ne
pourrions en user sans le secours des autres hommes : les soins à donner à la
santé, la navigation, l'agriculture, la récolte et la conservation du grain
nourricier et des autres fruits, rien de tout cela n'était possible sans une
certaine quantité de labeur humain. De même, les pierres nécessaires à notre
usage ne seraient pas extraites de la terre, ni le fer, ni le cuivre, ni
l'argent, ni l'or qu'elle recèle ne seraient amenés au jour, sans la main active
de l'homme.
IV
- Quant aux abris qui nous protègent
contre les froids rigoureux et les chaleurs accablantes, de qui le genre humain
aurait-il pu, à l'origine, en recevoir le don, de qui pourrait-il, quand les
intempéries, les tremblements de terre ou la vieillesse en ont causé la chute,
en attendre la restauration, si, grâce à la vie en commun, les hommes n'avaient
appris des hommes à se procurer ce secours ? Il faut en dire autant de la
construction des aqueducs, de l'aménagement des rivières, de l'irrigation des
champs, des digues où se brisent les lames, des ports creusés avec art; que
pourrions-nous avoir de tout cela sans le travail des hommes ? On voit
clairement par ces exemples, et bien d'autres, de quelle utilité sont pour nous
les choses inanimées, quel parti nous en tirons et en même temps que seules la
main et la peine des hommes nous en permettent l'usage. De quel profit les bêtes
seraient-elles pour nous, quels services nous rendraient-elles sans le secours
des hommes ?
Les premiers qui découvrirent à quel emploi étaient propres les diverses espèces
animales étaient certes des hommes, et maintenant encore, qu'il s'agisse de
pâture, de dressage, de l'entretien des troupeaux ou de leur exploitation
opportune, de la mise à mort des animaux nuisibles ou de la capture de ceux qui
peuvent être utiles, rien n'est possible que par l'intervention active de
l'homme.
Énumérerai-je quantité de connaissances techniques à défaut desquelles nulle vie
ne serait possible ? Comment soulager les malades, quel délassement offrir aux
gens en bonne santé, comment se nourrir, satisfaire ses goûts, si l'on n'avait à
son service toutes ces connaissances ? Et c'est par leur usage que la vie
humaine se différencie de celle dont les animaux se contentent. Si les hommes ne
se rassemblaient pas, il n'y aurait point de villes bâties et peuplées, les lois
et coutumes que nous observons n'auraient pu y prendre naissance, la vie sociale
se régler suivant des normes bien définies; or c'étaient là les conditions
rendant possible l'adoucissement des cœurs et les convenances que nous
respectons, et c'est à leur réunion que nous devons d'avoir une vie mieux
assurée donnant et recevant, échangeant des services avec nos semblables, nous
n'avons plus de besoin qui ne puisse être satisfait.
V
- Je m'étends sur ce sujet plus qu'il
n'est nécessaire. Qui ne perçoit d'abord cette vérité sur laquelle Panétius
insiste longuement : il n'est pas de chef dont l'autorité puisse s'exercer à la
guerre ou à l'intérieur de la cité pour sa grandeur et son salut, sans le
concours d'autres hommes. Il rappelle à ce propos Thémistocle, Périclès, Cyrus,
Agésilas, Alexandre, et dit que, sans l'aide de leurs semblables, ils n'auraient
jamais fait les grandes choses qui les ont illustrés. Point n'était nécessaire
d'invoquer des témoins, nul doute n'étant possible. Mais si de leur accord et de
leur volonté d'union les hommes peuvent recueillir de grands avantages, il n'est
pas non plus de fléau pire que celui dont l'homme peut être l'origine pour
l'homme.
Il y a de Dicéarque, un grand Péripatéticien plein d'éloquence, un livre sur la
destruction de l'espèce humaine ; après avoir passé en revue les différentes
causes de mort, telles qu'inondations, épidémies, traversée de régions
désertiques, attaques soudaines d'animaux nuisibles qui, d'après lui, font
parfois périr des générations entières, il montre ensuite, par comparaison, que
les violences humaines, guerres et révolutions, ont eu pour effet plus de pertes
de vies humaines que toutes les autres calamités ensemble.
Puis donc que nul doute n'est possible sur ce point et que c'est l'homme qui
fait à l'homme le plus de bien et le plus de mal, je pose en principe que le
propre de la vertu est de s'attacher les âmes et de s'assurer dans ses
entreprises le concours des autres hommes. Les travaux qui s'exécutent sur les
objets inanimés, le soin des bêtes, et leur affectation à notre usage rentrent à
la vérité dans les métiers de tâcherons, mais, pour disposer favorablement les
hommes et obtenir dans nos affaires leur collaboration, il faut des qualités
supérieures de caractère et de la vertu. Toute vertu, en effet, implique à peu
près trois conditions : en toute situation, voir les choses clairement, porter
sur elles un jugement sain, saisir leurs rapports de consécution naturelle,
remonter à leur origine, en reconnaître les causes; en second lieu contenir les
troubles de l'âme que les Grecs appellent
p‹yh, les désirs
qu'ils nomment
õrm‹w, les soumettre
à la raison; troisièmement, dans notre commerce avec nos semblables, faire
preuve d'une mesure, d'un tact, qui les inclinent à seconder nos efforts pour
nous procurer en abondance toutes les satisfactions que réclame la nature, nous
défendre si quelque mal nous menace, nous venger de ceux qui ont voulu nous
nuire, et les punir dans la mesure où le permettent la justice et l'humanité.
VI
- Par quelle méthode cependant
arriverons-nous à savoir conquérir les hommes et à nous les attacher
durablement, c'est ce que nous verrons bientôt, mais quelques observations
seront utiles auparavant.
C'est de la fortune tantôt favorable, tantôt hostile que dépend très
étroitement, qui pourrait le nier, notre prospérité ou notre malheur. Quand un
bon vent nous porte, nous parvenons aux fins que nous nous proposions, un
courant contraire nous fait échouer. Il y a donc, bien qu'assez rarement, des
accidents imputables à la seule fortune, tels ceux d'abord qui ont leur origine
dans les choses inanimées : les intempéries, les tempêtes, les naufrages, les
éboulements, les incendies, puis les coups que peuvent porter les bêtes, leurs
morsures, leurs attaques soudaines. Mais, je le répète, ce ne sont pas les cas
les plus ordinaires. Pour ce qui est des désastres militaires, comme récemment
trois de nos armées en ont subi, et comme l'histoire en compte beaucoup, des
chefs tués, ainsi que le fut naguère un homme que sa grandeur mettait à part,
des haines qui, se propageant dans la masse du peuple, ont pour effet la
proscription, la condamnation, l'exil des citoyens les plus méritants, et,
d'autre part, des heureux succès, des honneurs, des commandements, des
victoires, bien que pareils événements soient des coups de fortune, ni les uns,
ni les autres ne peuvent se produire sans l'intervention active de la volonté
humaine. Cela entendu, je vais dire comment il est possible d'attirer à soi les
autres hommes et d'exciter leur zèle en notre faveur. Si mon développement te
paraît un peu long, tiens compte de l'importance du sujet, tu le trouveras
court.
Les mobiles qui poussent les humains à grandir l'un d'eux et à le porter aux
honneurs sont, ou la bienveillance qu'il inspire, ayant su se faire aimer, ou le
respect qu'on a pour son mérite jugé digne d'une haute fortune, ou encore la
confiance qu'on met en lui parce qu'on le croit capable de bien servir les
intérêts communs; ce peut être aussi la crainte qu'on a de sa puissance ou, au
contraire, l'attente de quelque largesse : tel est le cas quand des rois ou des
hommes populaires font de grandes promesses.
Enfin c'est parfois l'espoir d'une bonne récompense, d'un salaire; ce dernier
mobile est à la vérité malpropre et déshonore aussi bien ceux qui se font
acheter que ceux qui tentent de recourir à ce moyen de tenir les gens. C'est un
bien triste spectacle que donne l'argent qui veut se substituer au mérite. Comme
cependant il est parfois nécessaire d'user de ce ressort, nous dirons comment on
doit le faire, après avoir parlé des moyens dont l'emploi s'accorde mieux avec
la vertu. De même les hommes se plient au commandement de l'un d'eux et
reconnaissent son pouvoir pour plusieurs raisons : ils sont sensibles à la
bienveillance, aux bons procédés, ils s'inclinent devant un mérite supérieur,
ils espèrent recueillir quelque avantage ou craignent qu'on n'use de la force
pour les contraindre à l'obéissance, ils se laissent gagner par les largesses
promises, ou enfin, comme nous le voyons souvent à Rome, se font acheter.
VII
- Pour obtenir des concours durables dans
la conduite de ses affaires, il n'est pas de moyen plus sûr que de se faire
aimer, il n'en est pas qui le soit moins que d'inspirer de la crainte. Ennius
l'a très bien dit : « La crainte engendre la haine, on veut la mort de celui
qu'on hait.» Or il n'est puissance qui puisse résister à la haine générale,
l'événement récent l'a fait connaître à supposer qu'on l'ignorât. Et ce n'est
pas seulement la fin de ce tyran, à qui la force des armes soumit la cité, et,
après qu'il fut mort, la contraignit plus que jamais à obéir, qui montre à quel
point la haine des hommes est redoutable, c'est aussi le destin semblable auquel
presque aucun des autres tyrans n'échappe. Que ceux qui doivent à la force le
pouvoir qu'ils exercent sur une population opprimée usent, pour se maintenir,
des moyens cruels qu'emploient les maîtres avec leurs esclaves, ils ne peuvent
guère faire autrement; mais fonder, dans une cité libre, sa grandeur sur la
crainte qu'on inspire, rien n'est plus insensé.
Quelque ombre que la domination d'un homme ait répandue sur les lois, si
craintif que soit devenu le sentiment de la liberté, le silence à l'occasion,
une désignation dans un scrutin secret en attesteront clairement la persistance.
Réduisez à de rares manifestations une liberté autrefois entière, l'esprit de
résistance en deviendra plus acerbe.
Attachons-nous donc aux moyens dont l'action a le plus d'étendue et qui valent
le mieux, non seulement pour assurer notre salut, mais pour accroître nos
ressources et notre puissance : ce n'est pas de la crainte que nous chercherons
à inspirer mais de l'amour. Si vous voulez être craint, nécessairement vous
aussi redouterez ceux qui vous craignent. Que penser de Denys l'Ancien, torturé
par la peur, qui, redoutant les ciseaux du barbier, se brûlait lui-même le poil
avec un charbon ardent? Imagine-t-on ce que pouvait être l'état d'âme d'un
Alexandre de Phères? Bien qu'aimant fort sa femme Thébé, racontent les
historiens, quand, après le festin, il se rendait dans sa chambre à coucher, il
faisait marcher devant lui, glaive nu, un soldat de race barbare, tatoué à la
manière des Thraces, et explorer par quelques mercenaires les coffres et les
vêtements de cette femme, de peur qu'une arme y fût cachée. L'infortuné se fiait
plus à un barbare tatoué qu'à son épouse! Il ne se trompait d'ailleurs pas, car
elle le tua sur un soupçon d'infidélité.
Il n'est pouvoir, si grand qu'on le suppose, qui puisse durer quand il repose
sur la crainte et l'oppression. Témoin Phalaris dont la cruauté n'a pas de
rivale : il n'a pas péri dans un guet-apens comme cet Alexandre dont je viens de
parler, il n'a pas été la victime de quelques conspirateurs comme il est arrivé
chez nous à qui tu sais, toute la population d'Agrigente s'est soulevée d'un
même élan contre lui. Mais quoi ? Les Macédoniens n'ont-ils pas déserté en masse
le camp de Démétrius pour passer dans celui de Pyrrhus ? Les Lacédémoniens, dont
la domination était injuste, n'ont-ils pas été abandonnés par presque tous leurs
alliés qui ont assisté, inactifs, à la bataille perdue de Leuctres?
VIII
- J'aime mieux en pareille matière
emprunter des exemples à l'histoire des nations étrangères qu'à la nôtre.
Observons-le cependant : aussi longtemps que le peuple romain a maintenu sa
domination non par l'injustice, mais par une conduite généreuse, on faisait la
guerre pour la protection des alliés ou pour reculer les limites de l'empire,
les hostilités finies, on n'exerçait pas de rigueurs à moins de nécessité, le
sénat de Rome était pour les rois, pour les peuples, pour les nations un refuge,
un abri, le titre de gloire le plus estimé, celui que recherchaient nos
magistrats était d'avoir usé de justice et de loyauté dans la défense des
provinces et des alliés. Rome exerçait moins un empire qu'elle n'étendait sa
protection sur le monde.
Peu à peu cependant les habitudes changèrent, on se détachait insensiblement de
cette politique, après la victoire de Sylla ce fut une rupture complète avec la
tradition : quelle justice eût pu paraître due aux alliés alors que les citoyens
étaient en butte à tant de cruauté ? Avec Sylla donc la victoire remportée par
la bonne cause s'enlaidit. Alors qu'il faisait vendre à l'encan les biens
appartenant à d'honnêtes gens, à des riches, à des hommes à qui l'on ne pouvait,
dans tous les cas, contester la qualité de citoyens, il osa dire qu'il vendait
son butin. Vint ensuite un autre homme qui soutenait la mauvaise cause et dont
la victoire fut encore pire : qu'est-ce que la confiscation des biens
appartenant aux particuliers, alors que des provinces, des régions entières
subissent un même traitement calamiteux contraire au droit ?
C'est ainsi qu'après la désolation et la ruine de nations étrangères, nous
avons, pour bien montrer que le temps de la domination romaine pacifique était
passé, vu figurer l'image de Marseille dans un triomphe, un triomphe célébré
pour la prise d'une ville sans laquelle jamais nos généraux n'eussent pu mériter
le triomphe pour avoir vaincu nos ennemis d'au-delà des Alpes. Je pourrais
énumérer bien d'autres violations du droit envers des alliés, mais celle-là est
la plus scandaleuse qu'ait éclairée la lumière du soleil. Nous souffrons
justement. Si nous n'avions pas toléré que beaucoup de crimes restassent
impunis, jamais pareils excès n'eussent été possibles à l'audace d'un personnage
aux biens duquel peu d'héritiers ont eu part, mais dont l'ambition a suscité de
nombreux imitateurs. Jamais ne manqueront les germes et les causes de guerres
civiles aussi longtemps que des hommes sans scrupules conserveront le souvenir
du sang qui, dans le forum, arrosa cette vente et garderont l'espoir de le voir
couler à nouveau; P. Sylla qui, sous la dictature de son parent, s'était repu de
ce sang n'eut garde trente-six ans plus tard de ne pas profiter pour s'enrichir
d'une vente plus criminelle encore. Un autre, simple greffier sous la première
dictature, était questeur urbain sous la dernière. Tel étant l'appât offert, les
guerres civiles, on doit le comprendre, ne manqueront jamais. Les murs de la
ville sont encore debout, le crime suprême qui les abattra n'est encore qu'une
menace, mais de la république rien ne subsiste. Voilà donc, pour revenir à notre
propos, à quels désastres nous a conduits le désir d'être craints, plutôt
qu'aimés et chéris. Si un exercice injuste du pouvoir a pu attirer sur Rome tant
de maux, que faut-il que les particuliers en concluent ?
Puisque, manifestement, c'est une grande force d'être l'objet du bon vouloir,
une faiblesse d'être un objet de crainte, il nous faut traiter des moyens par
lesquels on peut le plus aisément gagner, selon son vœu, l'amour d'autrui, un
amour à base de respect et de confiance. Toutefois nous n'en avons pas tous un
besoin égal; suivant que l'on assignera tel ou tel but à sa vie, l'affection
d'un petit nombre d'hommes ou celle d'un grand nombre sera plus utile. Posons
donc en principe que ce qui est de toute première nécessité, c'est d'avoir
auprès de nous des amis fidèles nous aimant et nous appréciant à notre valeur.
C'est là le grand point : qu'on soit un homme éminent ou un homme ordinaire, il
n'importe guère, il faut toujours l'avoir en vue. Peut-être les honneurs, le
renom, l'affection de leurs concitoyens ne sont-ils pas également nécessaires à
tous, mais, à ceux qui les possèdent, ces biens donnent plus de facilité pour
gagner des amis comme pour obtenir d'autres satisfactions.
IX
- Mais j'ai parlé de l'amitié dans un
autre livre qui porte le nom de "Lélius". Parlons maintenant du renom; j'ai
aussi composé deux livres sur ce sujet, mais il faut y revenir parce que la
réputation est d'une aide puissante dans la conduite des affaires importantes.
La réputation la plus haute, celle qu'on peut dire parfaite, repose sur trois
conditions : être aimé de la multitude, lui inspirer confiance, être apprécié et
jugé digne des honneurs. Ces conditions, comment arrive-t-on à les réunir ? On
peut le dire brièvement en usant auprès de la multitude des moyens même qui
réussissent auprès des individus. Il y a toutefois pour aller à la multitude une
autre voie par laquelle on se glisse en quelque sorte dans son cœur.
Mais voyons en premier lieu ce qui concerne les trois conditions indiquées
ci-dessus et d'abord comment on se rend cher : c'est principalement par des
bienfaits effectifs qu'on gagne les gens et secondement on les touche aussi par
une intention bienfaisante, par le bon vouloir dont on fait preuve, même s'il
n'est pas suivi d'effet; pour inspirer à la foule un vif amour, il suffit que,
suivant l'opinion commune, on passe pour posséder la libéralité, la
bienfaisance, la justice, la loyauté, toutes les vertus qui contribuent à
l'adoucissement du caractère et à l'agrément des relations. Cela même en effet
que nous appelons moralité, harmonie, qui plaît par définition, qui semble fait
pour attirer naturellement à soi tous les cœurs, apparaît avec un éclat
particulier dans les vertus dont j'ai fait mention, de sorte que nous ne pouvons
nous empêcher d'aimer ceux en qui nous croyons les apercevoir. Telles sont les
raisons les plus fortes qu'il y ait d'être aimé; il peut y en avoir en outre
quelques-unes d'un poids moindre.
Pour inspirer confiance deux qualités sont requises : il faut qu'on nous
attribue l'habileté dans la conduite de la vie et la justice. Nous avons
confiance en ceux que nous croyons plus avisés que nous, capables de prévoir
l'avenir et, au moment de l'action, du danger, de se faire une idée nette de la
situation et de prendre une décision improvisée; telle est en effet la véritable
habileté que le monde juge utile. D'autre part, on a confiance dans les hommes
justes et loyaux, c'est-à-dire les braves gens que nul soupçon d'injustice ou de
déloyauté ne peut atteindre. À de tels hommes, nous jugeons que nous faisons
très bien de confier notre salut, notre fortune, nos enfants!
Des deux qualités donc que requiert la confiance, c'est la justice qui tient le
premier rang, car même sans l'habileté elle vaut de la considération, tandis que
l'habileté sans la justice est incapable d'inspirer de la confiance. Plus un
homme a d'adresse et d'astuce, plus il paraît suspect et excite de la jalousie,
s'il n'a pas une réputation d'honnêteté. Ainsi l'union de la justice et de
l'habileté fait qu'on a dans les forces d'un homme une confiance illimitée, la
justice sans l'habileté a déjà un grand effet, l'habileté sans la justice ne
vaut rien.
X
- Il peut paraître surprenant à plus
d'un, alors que tous les philosophes sont d'accord pour dire qu'avoir une vertu,
c'est les posséder toutes et que j'ai souvent moi-même soutenu la même thèse,
que je les sépare maintenant et parle comme si, n'ayant pas la science de la
conduite, on pouvait néanmoins être juste; mais autre chose est une recherche
subtile de la vérité philosophique, autre chose un discours qui doit s'adapter à
l'opinion commune. Notre langage est ici celui du vulgaire et nous admettons que
les uns puissent avoir du courage, d'autres être hommes de bien, d'autres encore
posséder la science de la conduite. Il faut parler ainsi populairement quand
nous traitons de l'opinion commune et c'est ainsi que fait Panétius.
Mais revenons à notre propos. Des trois conditions qu'implique le bon renom, la
troisième consiste à être apprécié et jugé digne des honneurs. Or les hommes
sont tous d'accord pour admirer tout ce qu'ils voient qui est grand et dépasse
leur attente; pris séparément ils éprouvent le même sentiment quand ils
aperçoivent en quelqu'un des qualités supérieures qui les surprennent : ils
louent fort, ils exaltent ceux en qui apparaissent à leurs yeux de hauts et
rares mérites, ils rabaissent, méprisent, ceux qu'ils croient dépourvus de
capacité, d'esprit, d'énergie. Il ne faut pas croire en effet qu'ils méprisent
toutes les personnes dont ils pensent du mal. Des gens malhonnêtes, injurieux,
déloyaux et prêts à commettre des injustices on peut penser du mal, mais on ne
les méprise pas: on méprise, je viens de l'indiquer, ceux qui ne sont, comme on
dit, bons à rien, ni pour eux-mêmes ni pour les autres, n'ont ni ardeur au
travail, ni activité, ni souci de rien.
On admire les hommes que l'on croit dépasser les autres en mérite, être exempts
de toute bassesse et aussi des défaillances dont les autres hommes ne
réussissent guère à se préserver. Les plaisirs en effet, impérieuses délices,
détournent la plupart des âmes de la vertu et, quand la douleur fait sentir sa
brûlure, le plus souvent la frayeur dépasse la mesure : la vie, la mort, la
richesse, la pauvreté, sont pour tous pleins d'alarmes vives. S'il se trouve des
êtres de sentiments assez élevés et d'âme assez grande pour voir de haut, avec
dédain, ce que généralement l'on redoute ou l'on désire et, quand s'offre une
cause noble et belle, se donner à elle tout entiers, qui n'admirerait une vertu
brillant d'un tel éclat ?
XI
- Cette hauteur d'âme donc excite notre
admiration et surtout la justice, qui est la vertu essentielle à défaut de quoi
il n'est pas d'homme de bien, paraît à bon droit à la multitude une chose
admirable. Nul en effet ne peut être juste qui craint la mort, la douleur,
l'exil, les privations ou préfère leurs contraires à l'équité. On a une estime
toute particulière pour l'homme insensible à l'argent, on juge, quand on voit
qu'il le méprise, qu'il a subi l'épreuve du feu. Ainsi ces trois conditions, que
suppose réunies le bon renom, se ramènent en définitive à la justice : elle fait
qu'on est aimé parce qu'étant juste on veut se rendre utile au plus grand nombre
possible de personnes, elle inspire confiance et admiration parce qu'on méprise
et tient pour négligeables les objets qui allument dans la plupart des hommes un
désir avide.
À mon sens, de quelque manière qu'on veuille régler sa vie et quel qu'en soit le
programme, on a toujours besoin d'une aide et, avant tout, d'autres hommes avec
qui l'on puisse entretenir un commerce amical : cela est difficile à qui ne fait
pas figure d'homme de bien. Donc, même à l'homme qui vit solitaire et à la
campagne une réputation de justice est nécessaire. Ceux qui auront une
réputation contraire resteront eux-mêmes sans aucun appui contre de nombreuses
injustices. Qu'il s'agisse d'une vente ou d'un achat, d'un loyer à payer ou à
recevoir, qu'on ait à traiter une affaire quelconque avec autrui, la justice est
nécessaire entre les parties et si grand est le besoin auquel elle répond que
même les malfaiteurs et les criminels de profession ne peuvent s'en passer
entièrement.
Que l'un d'eux vole un de ses compagnons de brigandage ou lui dérobe quelque
chose, les criminels eux-mêmes ne voudront plus de lui parmi eux; un chef de
pirates qui ne répartit pas équitablement le butin sera tué ou abandonné par ses
associés. Il y a, nous dit-on, des lois chez les brigands, ils y obéissent et
les respectent. C'est parce qu'il se montrait équitable dans la distribution du
butin que ce brigand illyrien de Bardulis, dont parle Théopompe, acquit une si
grande puissance; cela est encore bien plus vrai du Lusitanien Viriathe devant
qui nos armées, nos généraux reculèrent et dont Lélius, celui qui porte le nom
de sage, diminua et brisa la force, découragea l'audace, si bien qu'il laissa
une guerre facile à ses successeurs. Tel étant le pouvoir de la justice qu'elle
consolide et grandisse la situation même des brigands, quel ne sera-t-il pas
dans un État régulièrement constitué avec des lois et des tribunaux ?
XII
- Ce n'est pas seulement chez les Mèdes,
comme le dit Hérodote, mais aussi, d'après moi, chez nos ancêtres que, pour
jouir de la justice, on a fait rois des hommes d'un caractère jugé
irréprochable.
Quand la multitude indigente était opprimée par les détenteurs des biens, elle
cherchait refuge auprès de quelque homme d'une vertu supérieure qui, préservant
les faibles de l'injustice, rétablissait par des dispositions équitables
l'égalité de droits entre les grands et les petits. On a toujours cherché à
garantir par le droit l'égalité; s'il n'avait pas cette raison d'être, il ne
serait plus le droit. Aussi longtemps que, grâce à un homme juste et bon, le
respect du droit fut assuré, on était satisfait; quand il n'en a plus été ainsi,
on a institué des lois tenant à tous un seul et même langage.
Il est donc manifeste que, pour commander, sont choisis d'ordinaire les hommes
auxquels la multitude a fait la réputation d'être très justes; si à ce renom de
justice s'ajoute celui d'habileté, il n'est espoir que les électeurs ne puissent
fonder sur l'élu. Il faut donc, de toute façon, cultiver la justice et en
assurer le maintien, pour elle-même d'abord - autrement ce ne serait plus la
justice - et ensuite pour sa propre réputation et pour s'élever aux honneurs.
Mais tout de même qu'il ne suffit pas de gagner de l'argent et qu'il faut en
outre le placer de façon à couvrir ses dépenses courantes, celles qui répondent
aux nécessités de la vie et celles qui ont un caractère plus libéral, de même
une certaine méthode est à recommander et dans l'acquisition du renom et dans la
façon de l'exploiter. Socrate dit bien à la vérité que la voie la plus proche
pour arriver à la réputation, celle qu'on peut qualifier de directe, consiste à
faire en sorte d'être tel qu'on veut le paraître. Belle parole : croire que par
une simulation, un vain étalage, une feinte perpétuelle dans le langage et même
l'expression du visage, on puisse acquérir une renommée solide, c'est se tromper
lourdement. La gloire véritable pousse des racines et gagne du terrain, tout ce
qui est feinte tombe vite comme tombent des fleurs sèches et il n'est pas de
simulation qui se puisse longtemps prolonger.
Je pourrais, pour montrer qu'il en est bien ainsi, invoquer quantité de témoins;
pour faire court je me contenterai de citer une famille unique : Tiberius
Gracchus, fils de Publius, restera glorieux aussi longtemps que subsistera le
souvenir de la grandeur romaine, ses fils en revanche n'ont pas eu vivants
l'approbation des bons citoyens et morts ils sont de ceux qu'on dit justement
frappés. Si donc vous voulez acquérir une réputation vraiment bonne,
acquittez-vous des obligations que vous impose la justice; nous avons vu, dans
le livre précédent, quelles étaient ses exigences.
XIII
- Pour obtenir cependant que les autres
nous voient tels que nous sommes, s'il est vrai que le principal est d'être tels
que nous voulons paraître, encore y a-t-il lieu d'énoncer quelques préceptes.
Soit en effet quelqu'un qui, au début de sa vie, se trouve jouir de quelque
célébrité, avoir un nom connu, que cet éclat vienne de son père - c'est le cas
pour toi, mon cher Cicéron, je crois pouvoir le dire - ou qu'il le doive à une
cause quelconque, à une heureuse fortune, tous les yeux se tourneront vers lui,
on s'enquerra de ses actes et de son mode de vie, il vivra en pleine lumière et
rien de ce qu'il pourra dire ou faire ne restera ignoré. Ceux, au contraire,
dont la jeunesse échappe à la connaissance des hommes à cause de leur condition
humble et obscure, devront, sitôt qu'ils seront d'âge, avoir une haute ambition
et en poursuivre l'objet d'un effort tenace. Ils le feront d'un cœur d'autant
meilleur que la jeunesse non seulement n'inspire point de haine mais est vue
avec faveur.
Rien ne peut mieux servir la réputation d'un jeune homme que des exploits
guerriers; il en fut ainsi pour un grand nombre de personnages chez nous :
autrefois les guerres étaient incessantes. Ta génération, elle, s'est trouvée
contemporaine d'une guerre où il y avait d'un côté trop de crimes, de l'autre
trop peu de bonheur. Cela n'a pas empêché que, mis par Pompée à la tête d'un
escadron, tu ne te sois, au jugement de cet homme éminent et de l'armée,
grandement distingué par ta façon de manier ton cheval, de lancer le javelot, de
supporter les fatigues. Hélas! la réputation que tu t'es acquise est tombée avec
la république. Mais ce n'est pas sur toi que j'ai entrepris d'écrire, c'est sur
un sujet d'ordre général. Poursuivons donc.
Les travaux de l'esprit ont à tous égards une valeur plus haute que ceux du
corps et ainsi les objets que l'on poursuit à l'aide de son intelligence
naturelle et de sa raison ont un prix supérieur à ceux qui ne demandent que de
la force. Le premier titre à l'estime est la modestie jointe à la piété filiale
et au bon vouloir à l'égard de ses proches. D'autre part, le moyen le plus aisé
pour les jeunes de se faire connaître, et de la façon la plus avantageuse, est
de s'attacher à des hommes distingués et sages, zélés pour la chose publique :
en fréquentant chez eux, on fait naître l'opinion qu'on ressemblera à ceux qu'on
a choisis comme modèles. Publius Rutilius, dans sa prime jeunesse, dut à la
maison de Mucius, qu'il visitait souvent, une réputation d'homme intègre et de
juriste savant. Pour ce qui est de L. Crassus, encore tout jeune, il n'alla pas
chercher ailleurs sa réputation, il en acquit, par lui-même, une très brillante
grâce à cette accusation dont on connaît l'éclat et le retentissement. À l'âge
où c'est encore un mérite de s'exercer, il fit preuve, tel autrefois Démosthène,
en plein forum, d'un talent qu'il eût fallu admirer, même s'il l'avait déployé
dans un travail de préparation exécuté chez lui.
XIV
- Il y a deux genres de discours, l'un
plus familier, l'autre plus oratoire, et il n'est pas douteux que ce dernier
genre ait plus de valeur pour fonder une réputation, car c'est à lui que
s'applique le mot d'éloquence; on a cependant peine à croire à quel point
l'agrément et la douceur du langage agissent sur les cœurs. Il existe des
lettres de Philippe à Alexandre, d'Antipater à Cassandre, d'Antigone à son fils
Philippe, dans lesquelles ces trois personnages très avisés, d'après ce que nous
savons d'eux, recommandent de gagner la bienveillance de la multitude par des
discours affables et d'adresser aux soldats des paroles qui les caressent
agréablement.
En revanche, un discours véhément entraîne souvent toute une masse d'hommes. On
admire grandement un orateur abondant et sage, que ses auditeurs jugent qui a
plus de connaissance et de lumière que les autres. S'il y a dans le discours un
mélange de force et de modestie, l'admiration est à son comble, surtout quand
pareils mérites se rencontrent dans un homme tout jeune.
Il y a toutefois, il faut l'observer, plusieurs emplois possibles de l'éloquence
: beaucoup de jeunes se sont distingués dans notre république en parlant, soit
devant un tribunal, soit au peuple assemblé, soit au sénat; or l'éloquence
judiciaire est celle qui se fait le plus remarquer et elle est de deux sortes :
elle s'applique tantôt à l'accusation, tantôt à la défense et, bien que la
défense attire plus d'éloges, l'accusation, elle aussi, mérite bien souvent
l'approbation. J'ai parlé précédemment de Crassus; M. Antoine dans sa jeunesse a
fait comme lui. C'est aussi par un discours accusateur que P. Sulpicius a mis
son éloquence en lumière il appela devant le tribunal C. Norbanus, un factieux,
un mauvais citoyen. Toutefois, il ne faut pas prendre trop souvent ce rôle
d'accusateur et ce doit être uniquement dans l'intérêt de la république - tel
fut le cas pour ceux que je viens de nommer - ou en manière de représailles
comme l'ont fait les deux fils de Lucullus, ou encore pour défendre des opprimés
: c'est ainsi que j'ai défendu les Siciliens et que Jules César Strabon est
intervenu contre Albucius en faveur des Sardes. On sait avec quel zèle L. Fufius
aussi accusa M. Aquilius. Va donc pour une fois, mais qu'on se garde d'accuser
trop souvent; le seul à pouvoir le faire est celui qui agit pour le service de
l'État, qu'on ne saurait trop défendre contre ses ennemis et, même dans ce cas,
il y a une mesure à observer.
Demander la tête de beaucoup de gens, c'est, semble-t-il, le fait d'un homme
sans pitié ou plutôt d'un être qui n'a plus grand-chose d'humain. Outre qu'on
court soi-même un danger, on s'abaisse en se faisant connaître comme accusateur
de profession. C'est ce qui est arrivé à M. Brutus, issu d'une si haute race et
fils d'un des premiers juristes. Précepte essentiel ne jamais intenter une
accusation grave à un innocent : on ne peut le faire sans crime. Quoi de plus
monstrueux, en effet, que d'employer à la perte et à la ruine de gens de bien un
don d'éloquence dont la destination naturelle est de servir à la protection, au
salut des hommes! Si cela est à éviter par-dessus tout, il ne faut pas
s'interdire, en revanche, de défendre parfois un coupable, pourvu qu'il ne soit
pas un abominable criminel et un impie. La multitude veut qu'on le fasse, la
coutume le permet, l'humanité même le souffre. Le juge doit, en toute affaire,
n'avoir en vue que la vérité, l'avocat peut, à l'occasion, dans sa plaidoirie,
s'en tenir au vraisemblable, même quand il diffère du vrai.
Je n'oserais pas écrire cela, surtout dans un ouvrage philosophique, si tel
n'était pas l'avis de Panétius, Stoïcien très rigide. Il est glorieux surtout -
et la reconnaissance due au défenseur en est accrue - de venir au secours d'un
accusé qui a contre lui, pour l'accabler, un homme puissant avec toutes les
ressources dont il dispose; c'est ce que j'ai fait en diverses rencontres et en
particulier quand, tout jeune, j'ai défendu S. Roscius d'Amérie contre les
moyens d'action dont disposait Sylla, maître de Rome. Mon discours, tu ne
l'ignores pas, est conservé par écrit.
XV
- Après avoir exposé en quoi faisant, par
quels services, les jeunes gens acquièrent de la réputation, il faut parler
maintenant de la bienfaisance et de la libéralité. Il y a deux façons de
l'exercer : ou bien en effet on donne sa peine généreusement à ceux qui ont
besoin d'aide ou bien on donne de l'argent. Cette manière de faire est plus
aisée, surtout quand on est riche, mais la première a un tout autre éclat et
elle est plus digne d'un homme en vue, et qui a du courage. Il y a, il est vrai,
dans les deux cas, bonne volonté d'obliger, mais dans l'un c'est le coffre-fort
qui est mis à contribution, dans l'autre il y a déploiement de vertu, et des
largesses faites aux dépens du patrimoine finissent par l'épuiser, de sorte que
la bienfaisance se détruit elle-même et que, plus on s'est montré libéral, moins
on peut l'être. Quand, au contraire, on a été généreux de sa peine, qu'on a mis
sa force d'âme, son activité, au service de ceux qu'on obligeait, plus
nombreuses seront en premier lieu les personnes à qui l'on a pu être utile, plus
on aura d'auxiliaires pour rendre service à d'autres, et, en outre, l'habitude
développera, en même temps qu'une disposition accrue à faire du bien tout autour
de soi, une sorte d'habileté dans l'exercice de cette fonction. Philippe, dans
une lettre à son fils Alexandre, lui reproche, avec raison, de vouloir gagner le
cœur des Macédoniens par des largesses. « Par quel fâcheux calcul as-tu pu
former l'espoir de t'assurer la fidélité de tes futurs sujets en les corrompant
par des dons d'argent ? Veux-tu que les Macédoniens voient en toi, non leur roi,
mais un serviteur, un fournisseur »
J'approuve ces mots de serviteur et de fournisseur parce qu'un roi s'abaisse à
user de tels moyens, j'approuve encore davantage que Philippe assimile les
largesses à la corruption : qui reçoit de l'argent se dégrade, en effet, et
prend de plus en plus le goût d'en recevoir. Ce précepte d'un père à son fils,
je crois vraiment qu'il s'adresse à tous.
Il n'est donc pas douteux que la bienfaisance qui consiste à payer de sa
personne, à se donner du mal pour autrui, en même temps qu'une valeur morale
supérieure, n'ait aussi une portée plus étendue et ne rende service à un plus
grand nombre de personnes. Il faut cependant parfois donner de l'argent; ce
genre de bienfaisance ne doit pas être entièrement écarté et il peut y avoir
lieu, dans plus d'un cas, de se dessaisir d'une partie de son bien au profit de
personnes qui sont dans le besoin et qui méritent d'être secourues, mais il faut
le faire avec mesure et ménagement. Beaucoup de gens ont dilapidé
inconsidérément leur patrimoine en largesses. Quoi de plus insensé que de
s'arranger de façon à ne pouvoir faire longtemps ce qu'on fait volontiers ?
Après les largesses, en outre, viennent les déprédations. À force de donner on
commence à être dans le besoin et alors on se trouve obligé de porter la main
sur le bien d'autrui. Ainsi on a voulu répandre des bienfaits pour se rendre
cher aux gens et l'on recueille moins de marques effectives d'amitié de ceux à
qui l'on a donné qu'on ne s'attire de haine de ceux à qui l'on a pris. Il ne
faut ni fermer sa bourse au point que la bienfaisance ne puisse y puiser, ni
l'ouvrir toute grande à tous; il y a une mesure à observer et l'on doit aussi
tenir compte des ressources dont on dispose. D'une manière générale il convient
de nous rappeler ce mot souvent répété et passé en proverbe : largesse ne
connaît point de fond. Comment pour- rait-il y avoir une mesure quand, à ceux
qui ont déjà l'habitude de recevoir, se joignent constamment de nouveaux
quémandeurs.
XVI
- Il y a d'ailleurs deux genres de
donateurs les uns sont des prodigues, les autres des généreux. Prodigues ceux
qui dépensent une fortune en festins, en distributions gratuites, en spectacles
de gladiateurs, offrent des jeux de cirque ou remplissent l'amphithéâtre de
bêtes féroces, toutes choses dont le souvenir s'efface vite, si même on se les
rappelle; généreux ceux qui emploient leurs ressources à racheter des victimes
de la piraterie, à payer les dettes de leurs amis, à les aider à doter leurs
filles, à se créer une situation ou à améliorer celle qu'ils ont. C'est pourquoi
je me demande quelle idée a eue Théophraste dans le livre qu'il a écrit sur la
richesse : à côté de maintes choses excellentes, il dit une absurdité: il loue
fort les fêtes fastueuses données au peuple et pense que l'avantage du riche est
de pouvoir se permettre pareilles somptuosités.
À mes yeux l'avantage de cette autre sorte de libéralité, dont j'ai donné
quelques exemples, a une tout autre importance et il est beaucoup plus certain.
Combien plus de force et de vérité il y a dans ce passage d'Aristote où il nous
reproche d'admettre sans surprise les dépenses destinées à flatter le peuple : «
Si dans une ville assiégée, dit-il, il arrivait que quelqu'un payât une mine
pour un setier d'eau, tout le monde se récrierait, mais, à la réflexion, on
trouverait une excuse dans la nécessité. Et ces prodigalités extravagantes, ces
dépenses sans mesure ne nous surprennent pas, alors qu'elles ne répondent même
pas à une nécessité, que l'autorité du donateur n'en est pas accrue, que le
plaisir même de la multitude n'a qu'une durée limitée, que ce plaisir n'est
goûté que par la partie de la population la moins digne d'estime et que même ces
gens-là, quand ils sont rassasiés, en perdent le souvenir. »
Aristote fait aussi observer avec raison que « des spectacles de ce genre sont
agréables aux enfants, aux femmelettes, aux esclaves et aux hommes libres qui
ont des goûts d'esclaves, mais ne peuvent en aucune façon être approuvés par un
homme sérieux capable de porter sur les choses un jugement personnel ». Je sais
cependant que dans notre cité, même en un temps meilleur, l'habitude s'était
établie de demander, aux plus capables comme aux autres, de se montrer
magnifiques dans l'exercice de leurs fonctions édilitaires. C'est ainsi que P.
Crassus, surnommé le riche et à juste titre, offrit une grande fête pendant
qu'il était édile et qu'un peu plus tard L. Crassus, qui avait pour collègue Q.
Mucius, un homme des plus pondérés, s'acquitta des mêmes fonctions avec encore
plus de magnificence. Puis ce fut le fils de C. Claudius Appius; d'autres
ensuite, les enfants de Lucullus, Hortensius, Silanus suivirent cet exemple. P.
Lentulus, sous mon consulat, dépassa tous ses devanciers; Scaurus voulut
l'égaler. Mais le spectacle le plus fastueux est celui qu'offrit Pompée pendant
son deuxième consulat. Ce que je pense de tout cela, tu peux en juger.
XVII
- Il faut toutefois ne pas s'exposer à un
soupçon d'avarice. Pour avoir négligé l'édilité, Mamercus, qui avait de grandes
richesses, échoua dans sa candidature au consulat. C'est pourquoi, puisque le
peuple le demande et que les hommes qui comptent, sans y tenir pour eux-mêmes,
l'approuvent, il convient de ne pas reculer devant la dépense, mais en ayant
égard aux ressources dont on dispose; moi-même c'est ainsi que j'ai agi et il
faut faire de même quand, par des largesses au peuple, on peut obtenir un
résultat de valeur et utile, comme ce fut le cas pour Orestes, qui tira naguère
un très grand profit de repas offerts sous le nom de dîme. On ne reprochera pas
non plus à Marcus Seius d'avoir par charité donné au peuple un boisseau pour un
as : il triompha ainsi d'une haine ancienne et vigoureuse par une prodigalité
qui n'avait rien de blâmable, puisqu'il était édile, et qui n'était pas
excessive. Milon, mon ami, se fit le plus grand honneur en achetant, dans
l'intérêt de la république dont le salut dépendait du mien, des gladiateurs qui
lui permirent de réprimer les tentatives furieuses de Clodius.
Il y a donc un juste motif à ces largesses et c'est leur nécessité ou leur
utilité. Même dans ce cas la meilleure règle est d'observer une juste mesure. L.
Philippus, fils de Quintus, un homme du plus grand esprit et distingué entre
tous, était fier d'avoir pu arriver à tout, aux plus hautes situations, sans
avoir déployé de magnificence. Cotta, Curion en disaient autant. Moi-même j'ai
le droit de m'enorgueillir de la même façon : eu égard en effet à l'importance
des charges qu'à l'unanimité des suffrages j'ai occupées, sitôt que j'eus
atteint l'âge légal, bonheur qui n'est échu à aucun de ceux que j'ai nommés
précédemment, les frais de mon édilité furent certes peu de chose. J'ajouterai
que les dépenses les plus dignes d'approbation sont celles que l'on fait pour
construire des murailles, des navires, des ports, des aqueducs et pour d'autres
travaux d'utilité publique. Les dons faits de la main à la main en quelque sorte
peuvent être plus agréables, mais plus tard c'est des autres qu'on sait le plus
de gré.
Pour ce qui est des théâtres, des portiques, des temples neufs, j'en parlerai
avec ménagement, par déférence pour Pompée, mais les plus grands philosophes les
désapprouvent, tel ce Panétius dont, sans le traduire, je m'inspire dans le
présent écrit, et Démétrius de Phalère blâme Périclès, le premier homme de
Grèce, d'avoir dépensé tant d'argent pour ces magnifiques Propylées. Mais j'ai
traité ce sujet à fond dans mon ouvrage sur la république. En définitive les
largesses sont, d'une manière générale, peu dignes d'approbation, elles peuvent
être nécessaires dans certaines circonstances, mais, alors même, doivent être en
rapport avec nos ressources et ne pas dépasser une juste mesure.
XVIII
- Quant à cette autre façon de donner qui
est la marque même de la générosité, nous ne devons pas en la pratiquant nous
comporter de même dans des cas différents. Autre est la situation d'un
malheureux accablé par l'adversité, autre celle d'un homme qui, sans avoir à se
plaindre de la fortune, cherche à s'enrichir. Il faut mettre plus d'empressement
à soulager les victimes d'une calamité, à moins qu'elle ne soit méritée. À ceux
qui veulent qu'on leur vienne en aide non pour les sauver de la ruine, mais pour
gravir un nouvel échelon, on ne doit cependant pas refuser tout concours, mais
il faut apprécier judicieusement leurs titres et procéder avec ménagement.
Ennius l'a très bien dit : "Un bienfait mal placé est, ce crois-je, une mauvaise
action". Mais quand nous rendons service à un honnête homme capable de
reconnaissance, le gré que lui-même et d'autres aussi nous en savent est une
source de profit. Pourvu qu'elle ne soit pas inconsidérée, en effet, la
générosité touche fort les cours et la plupart des hommes la louent avec
d'autant plus de ferveur que la bonté des hommes éminents est pour tous une
sorte de refuge. Il faut donc avoir soin de rendre au plus grand nombre de
personnes qu'il se pourra des services dont le souvenir se transmette à leurs
enfants et à leur postérité, afin qu'il ne leur soit pas possible d'être
ingrats. Tout le monde en effet déteste un homme qui oublie le bienfait qu'il a
reçu; cette ingratitude, parce qu'elle décourage la générosité, paraît aux
petits leur faire du tort à eux-mêmes et ils voient dans l'ingrat un ennemi.
Cette bienfaisance qui consiste à racheter des captifs, à soulager les pauvres,
est en outre utile à l'État; l'ordre sénatorial a fréquemment rendu des services
de cette sorte, ainsi que l'a montré abondamment Crassus dans un discours que
nous pouvons lire. Je préfère de beaucoup pareil usage bienfaisant aux largesses
fastueuses. D'une part, nous trouvons des hommes dont la grandeur impose
l'estime, de l'autre, je dirai presque des flatteurs du peuple qui offrent à la
multitude des plaisirs en rapport avec de bas instincts.
De même qu'il faut donner généreusement, il convient de ne pas montrer de
l'âpreté quand on réclame d'un autre quelque chose ou qu'on passe un contrat
quelconque : qu'il s'agisse de vente ou d'achat, d'un loyer à payer ou à
recevoir, de relations de voisinage ou de mitoyenneté, il faut être juste,
accommodant, prêt à renoncer dans bien des cas à une grande partie de son droit,
éviter les procès autant qu'il est possible sans se faire trop de tort, j'irai
même jusqu'à dire un peu plus. Ce n'est pas seulement une marque de libéralité,
d'abandonner parfois un peu de son droit, cela peut aussi se trouver avantageux.
Sans doute on doit prendre soin de son patrimoine et on est coupable quand on
souffre qu'il soit dilapidé, mais il faut se garder de paraître dépourvu de
générosité ou de mériter le nom d'avare. Pouvoir se montrer libéral sans se
dépouiller soi-même, c'est le plus grand avantage de la richesse.
Théophraste a loué aussi avec juste raison l'hospitalité. Il est conforme, à ce
qu'il me semble, aux plus hautes convenances que la demeure d'un homme en vue
soit ouverte à des hôtes de qualité et, pour l'État même, il peut y avoir un
réel intérêt à ce que les étrangers puissent compter dans notre ville sur cette
forme de libéralité. Il est d'ailleurs extrêmement utile à ceux qui veulent
parvenir à exercer un grand pouvoir, sans enfreindre les règles de la morale,
d'acquérir au-dehors, grâce aux hôtes qu'ils ont reçus, influence et crédit.
Théophraste dit que Cimon d'Athènes pratiquait aussi l'hospitalité envers ses
compatriotes du dème de Lacia : il avait institué cette règle que tout dans sa
maison de campagne serait à la disposition de toute personne appartenant au dème
de Lacia qui s'y présenterait, et donné à ses intendants des instructions en
conséquence.
XIX
- Quant aux bienfaits qui consistent non
à se répandre en largesses mais à se donner du mal pour autrui, ce sont des
services que l'on rend tant à l'État entier qu'aux particuliers pris isolément.
Donner à qui en a besoin pour un procès une assistance juridique et être ainsi
utile à beaucoup de gens par la connaissance qu'on a du droit, c'est une
excellente façon d'acquérir de l'influence et du crédit. C'est pourquoi, entre
beaucoup de très bons usages qu'ont eus nos ancêtres, l'un des meilleurs fut de
tenir toujours en grand honneur la connaissance et l'interprétation du droit.
Avant la confusion du temps présent les premiers de la cité en avaient le dépôt,
maintenant, de même que les honneurs et les dignités à tous les degrés ont perdu
leur éclat, cette science juridique, elle aussi, a vu son crédit disparaître,
chose d'autant plus scandaleuse que cela est arrivé du vivant d'un homme qui,
égal par le rang à ses prédécesseurs, l'emportait sur tous de beaucoup par le
savoir. Voilà donc une façon de se dépenser pour autrui qui est appréciée par
beaucoup de gens et très propre à se les attacher.
Le talent oratoire est chose assez voisine de la science juridique, il est
encore plus prisé et a plus d'éclat. Qu'y a-t-il en effet qui l'emporte sur
l'éloquence, qui puisse inspirer plus d'admiration aux auditeurs, plus d'espoir
à quiconque a besoin d'un défenseur, plus de reconnaissance à qui l'a trouvé ? À
l'éloquence, nos ancêtres ont donné par suite le premier rang dans Rome. Un
homme éloquent, qui se donne volontiers de la peine, qui, conformément aux mœurs
antiques, défend la cause de nombreux clients, sans se faire prier ni payer,
rend des services, exerce un patronage d'une haute portée. Ce serait ici le
moment de déplorer l'éclipse de l'éloquence, pour ne pas dire sa mort, si je ne
craignais de paraître m'attacher à un sujet de plainte trop personnel. Nous
voyons, dirai-je cependant, quels orateurs ont disparu, combien peu nombreux
sont ceux qui donnent quelques espérances, combien plus rares ceux qui ont du
talent, combien fréquentes au contraire les prétentions effrontées à
l'éloquence.
Tous cependant ne peuvent posséder la science du droit ou être doués pour l'art
oratoire, ceux qui le peuvent ne sont même pas nombreux, cela n'empêche pas
qu'on ne puisse venir en aide à beaucoup de gens en sollicitant pour eux, en les
appuyant auprès des juges et des magistrats, en prenant en main leurs intérêts,
en allant trouver pour eux ceux que l'on consulte avec fruit ou qui savent
parler. Agir ainsi, c'est acquérir de grands titres à la reconnaissance et
déployer une activité très féconde. Il est à peine utile de faire observer,
parce que cela se voit d'abord, qu'on doit se garder, quand on vient en aide aux
autres, de léser qui que ce soit. Souvent, en effet, on blesse les personnes
qu'on devait respecter ou qu'il convenait de ménager : quand on le fait par
légèreté, on donne la mesure de sa négligence, si c'est exprès, de sa témérité.
Il faut, quand on a involontairement offensé quelqu'un, lui faire toutes les
excuses possibles, lui montrer qu'on a cédé à quelque nécessité, qu'il n'y avait
pas moyen de faire autrement et l'on devra en outre réparer par de bons offices
le tort qu'il semble qu'on ait causé.
XX
- Qui vient en aide aux autres, a égard
tantôt à leur caractère, tantôt à leur fortune. Or, on est enclin à dire et l'on
dit communément que, dans les services que l'on rend, c'est le caractère, non la
fortune des gens que l'on considère. Belle parole, en vérité! Mais qui donc,
travaillant pour autrui, ne fait passer la gratitude d'un homme riche et
puissant avant l'intérêt que peut mériter un pauvre, fût-il le meilleur des
hommes ? Quand on juge qu'on peut attendre de quelqu'un une ample et prompte
récompense de la peine qu'on s'est donnée pour lui, c'est lui qu'on est le plus
disposé à servir. Il faut toutefois examiner avec plus de soin comment la
question se pose. Observons, en effet, que le pauvre, s'il est homme de bien,
même en cas qu'il ne puisse témoigner sa reconnaissance, éprouvera ce sentiment.
Il a parlé ingénieusement, quel qu'il soit, celui qui a dit : « L'argent qu'on
garde, c'est celui qu'on n'a pas rendu, quand on l'a rendu, on ne l'a plus,
mais, pour la gratitude, qui l'a témoignée l'a encore et qui l'a la témoigne
déjà. »
Ceux qui se jugent riches, honorés, heureux, ne veulent être les obligés de
personne, bien mieux ils croient que c'est eux les bienfaiteurs quand ils ont
reçu un présent, et ils soupçonnent qu'on va leur demander, qu'on attend d'eux
quelque chose. Quant à accepter qu'on les protège, quant à devenir des clients,
ce serait pour eux une sorte de mort. Au contraire, l'humble qui juge, lorsqu'on
fait pour lui quoi que ce soit, que c'est bien lui personnellement, non sa
fortune qu'on a en vue, s'efforce de paraître reconnaissant non seulement à qui
lui a rendu service mais à tous ceux - et ils sont nombreux - dont il attend
quelque chose et, s'il donne de sa reconnaissance quelque marque effective, il
ne l'amplifie pas par la façon dont il en parle, il la rabaisse plutôt. Il faut
considérer encore que, si vous avez pris la défense d'un homme ayant de la
fortune et une grande situation, c'est lui seul qui pourra en garder de la
gratitude, ou encore peut-être ses enfants. Si, au contraire, c'est d'un pauvre
qui est en même temps honnête homme et a le sentiment des convenances, tous les
humbles, tous ceux du moins qui ne sont pas de vilaines gens, verront en vous un
protecteur possible.
Je crois en conséquence qu'il vaut mieux obliger des gens de bien que des
riches. D'une manière générale on doit tâcher de donner satisfaction à tous,
quelle que soit leur situation, mais, s'il faut choisir, c'est l'avis de
Thémistocle qui prévaudra : on lui demandait s'il donnerait plutôt sa fille en
mariage à un honnête homme pauvre ou à un riche moins digne d'estime : « Pour
moi, répondit-il, j'aime mieux un homme et pas d'argent, que de l'argent et pas
d'homme. » Mais la corruption, la dépravation des mœurs sont liées à
l'admiration de la richesse. Et cependant, qu'une fortune soit grande, qu'est-ce
que cela peut nous faire à nous ? La richesse procure bien des avantages à celui
qui la possède. Cela même n'est pas toujours vrai. Mais admettons qu'il en soit
ainsi il aura donc une vie plus facile, en vaudra-t-il mieux moralement? Si, en
même temps que riche, il est homme de bien, il ne faut pas que sa richesse nous
empêche de lui venir en aide quand elle ne lui est d'aucun secours, mais ce qui
doit régler notre attitude à l'égard d'un individu, ce n'est pas le montant de
sa fortune, c'est sa valeur propre. Le dernier précepte à observer dans les
services rendus à autrui, c'est qu'il ne faut jamais rien faire qui soit
contraire à l'équité, au bon droit. La justice, en effet, est le fondement même
du crédit et de la réputation, sans elle il ne peut rien y avoir qui mérite
approbation.
XXI
- Après avoir parlé de ce genre de
bienfaits qui s'adresse aux particuliers, nous allons nous occuper de ceux qui
se rapportent à l'ensemble des citoyens, c'est-à-dire à la chose publique. Dans
cette classe même, il en est qui se répandent seulement sur le corps des
citoyens, d'autres qui ont aussi de bons effets pour les particuliers, et ce
sont les plus appréciés. Tâchons, d'une manière générale, de nous rendre utiles
et à l'État et aux particuliers, il ne faut pas négliger les intérêts de ces
derniers, mais prenons soin que ce que nous ferons pour eux soit avantageux à
l'État ou du moins ne puisse lui nuire. Caius Gracchus faisait de grandes
distributions de blé et il épuisait ainsi le trésor public. M. Octavius, par des
largesses plus mesurées, sut ménager l'État tout en donnant à la plèbe le
nécessaire : il concilia donc l'intérêt public et celui des citoyens secourus.
Dans l'administration de la chose publique, il faut veiller avant tout à ce que
nul ne soit dépouillé de son bien et à ce que les particuliers n'aient pas à
souffrir d'un empiétement de l'État. Philippe, dans son tribunat, prit donc une
initiative néfaste quand il proposa une loi agraire; il est vrai qu'il la laissa
rejeter sans résistance et en cela fit preuve d'une très grande modération, mais
il n'en tint pas moins un langage fort démagogique, en particulier quand il dit
« qu'il n'y avait pas dans Rome deux mille hommes jouissant d'une fortune ».
Propos criminel puisqu'il tend à l'égalité des biens, la pire des calamités. La
raison principale pour laquelle des sociétés politiques se sont constituées est
en effet la conservation par chacun de son avoir. Il est vrai que par nature les
hommes sont portés à se grouper, mais c'est dans l'espoir que leurs richesses
seront bien gardées qu'ils ont cherché l'abri des cités.
Il faut avoir soin aussi de ne pas recourir à l'impôt, comme la pénurie du
trésor public et la fréquence des guerres y ont souvent obligé nos ancêtres, et
pour cela une longue prévoyance est nécessaire. Si cependant cette nécessité
s'impose à un État (j'aime mieux, en cas qu'il y ait dans ces mots un présage,
que d'autres que nous soient menacés et je fais observer, si peu utile que cela
soit, que je traite ici un sujet politique tout à fait général), il faudra
veiller à ce que tous comprennent que le salut commun a ses exigences et qu'on
doit s'y plier. Tous ceux aussi qui gouverneront devront faire en sorte qu'il y
ait abondance des denrées nécessaires à la vie. Par quels moyens y pourvoit-on
d'habitude et doit-on y pourvoir ? Inutile d'en parler on le voit d'abord. Il
fallait seulement toucher ce point.
Il est tout à fait essentiel en tout service de ravitaillement, en toute
fonction publique, d'échapper au moindre soupçon de cupidité. « Plût aux dieux,
disait le Samnite Pontius, que le sort m'eût fait naître en un temps où les
Romains auraient commencé à accepter des cadeaux! Je n'aurais pas longtemps
souffert qu'ils restassent les maîtres. » Il aurait dû laisser passer bien des
générations, il n'y a pas si longtemps que ce mal a fait invasion dans la
république. Je me félicite que Pontius ait vécu jadis, si vraiment il était
capable d'agir comme il l'a dit. Il n'y a pas encore cent dix ans que L. Pison
fit voter une loi contre les concussionnaires, antérieurement il n'y en avait
pas. Depuis, tant de lois de cette sorte se sont succédé, chacune d'elles plus
sévère que la précédente, il y a eu tant d'accusés, tant de condamnés, la
crainte de la répression alluma une si grande guerre, les alliés ont été
victimes de telles exactions, tellement pressurés au mépris des lois que, si
nous sommes encore les maîtres, c'est l'effet non de notre vertu mais de la
faiblesse des autres.
XXII
- Panétius loue le désintéressement de
l'Africain. Comment ne pas souscrire à cet éloge ? Mais ce grand homme avait
d'autres vertus plus hautes. Ce n'est pas seulement un homme, c'est tout son
siècle dont il faut louer le désintéressement. Paul Émile, quand il eut mis la
main sur toutes les richesses de la Macédoine, qui étaient immenses, versa au
trésor public une telle quantité d'or et d'argent que le butin fait par ce seul
chef d'armes permit de supprimer les impôts; mais lui-même n'enrichit sa maison
que d'un souvenir impérissable. L'Africain, à l'imitation de son père, ne tira
aucun profit personnel de Carthage par lui renversée. Mais quoi ? Mummius, son
collègue à la censure, a-t-il été plus opulent après qu'il eut complètement
détruit une ville très opulente? Il a mieux aimé enrichir l'Italie que sa propre
demeure. Et sa demeure me semble à moi parée de toute la parure que lui dut
l'Italie. Rien de plus hideux, dirai-je, pour revenir après cette digression à
mon point de départ, que la cupidité, tout particulièrement chez les grands,
chez ceux qui gouvernent. Considérer la chose publique comme une source de
profit, ce n'est pas seulement laid, c'est criminel et impie. Quand Apollon
Pythien a rendu cet oracle : « C'est la cupidité, la cupidité seule qui perdra
Sparte» il a, ce me semble, proclamé une vérité qui ne s'applique pas seulement
à Lacédémone mais à toutes les nations opulentes et rien tant que le
désintéressement et la simplicité des mœurs ne peut gagner la faveur du peuple à
ceux qui sont à la tête de l'État.
Quant à ceux qui, pour se rendre populaires, proposent audacieusement des lois
agraires, veulent exproprier les légitimes propriétaires, faire remise de leurs
dettes aux débiteurs, ils sapent les fondements de l'État. Comment d'abord la
concorde régnerait-elle, quand on prend aux uns leur avoir et le distribue à
d'autres ? Que devient l'équité si le grand principe de la justice : « À chacun
le sien » n'est plus toléré. C'est, comme je l'ai déjà dit, la fonction propre
de la société politique, de la cité, d'assurer aux citoyens la possession
franche d'inquiétude de tout ce qui leur appartient.
Et j'ajoute que ces démagogues, en ruinant l'État, n'obtiennent même pas la
faveur qu'ils recherchent : ceux qu'on a dépouillés deviennent des ennemis, ceux
qu'on a enrichis ne veulent pas qu'on le sache et, surtout quand ils ont
bénéficié d'une remise de leurs dettes, cachent leur joie pour qu'on ne croie
pas qu'ils étaient insolvables. En revanche, les victimes de l'injustice en
gardent vivant le souvenir, ils étalent leur blessure et il ne faut pas croire
que, même si les bénéficiaires de l'iniquité sont les plus nombreux, ils soient
par cela même les plus forts, car ce n'est pas le nombre qui est à considérer en
pareil cas, c'est le volume social. Quelle justice y a-t-il, quand il s'agit de
terres occupées depuis des années ou même des siècles, à ce que celui qui n'en
avait pas en acquière une, tandis que celui qui en avait une la perd ?
XXIII
- C'est pour cette sorte de
méconnaissance du droit que les Lacédémoniens ont banni Lysandre alors éphore et
ont tué le roi Agis, chose sans précèdent, et, depuis ce temps-là, les
dissensions se sont succédé de telle façon que des tyrans ont surgi, qu'il y a
eu extermination de l'élite et qu'un État pourvu d'une constitution admirable
s'est effondré. Et ce n'est pas seulement Sparte qui est tombée, toute la Grèce
a succombé au mal contagieux qui, de Sparte, s'est répandu. Mais quoi ? Les
luttes qu'ils engagèrent pour des lois agraires n'ont-elles point causé la perte
de nos Gracques, fils d'un homme éminent, Tiberius Gracchus, petits-fils du
premier Africain ? On loue en revanche à bon droit Aratus de Sicyone : alors que
sa ville était depuis cinquante ans sous la domination des tyrans, parti
d'Argos, il pénétra secrètement dans Sicyone, s'en rendit maître; après avoir
par surprise tué le tyran Nicoclès, il rappela six cents exilés, les plus riches
précédemment parmi les citoyens, et, par son arrivée, rétablit la république.
Mais il vit qu'au sujet des biens et de leur possession une grande difficulté
allait surgir : d'une part, il jugeait tout à fait inique de ne pas restituer à
ceux qu'il avait lui-même rappelés les biens passés en d'autres mains, de
l'autre, il n'était pas très juste non plus de remettre en question une
possession de cinquante années, alors qu'après un laps de temps aussi long
l'occupant d'un bien pouvait, dans nombre de cas, l'ayant reçu en héritage ou en
dot ou l'ayant acheté, en être possesseur de bonne foi. Aratus jugea donc qu'il
ne fallait pas le lui enlever et qu'il était impossible en même temps de ne pas
indemniser l'ancien propriétaire. Arrivé à cette conclusion qu'il fallait de
l'argent pour régler cette affaire, il déclara qu'il voulait partir pour
Alexandrie et ordonna que jusqu'à son retour on ne fît rien. Il alla d'urgence
trouver Ptolémée qui était lié à lui par le lien de l'hospitalité et qui, depuis
la fondation d'Alexandrie, était le second roi y régnant. Il lui exposa la
situation et fit connaître son désir de libérer sa patrie; grand homme, il
obtint sans peine d'un roi très riche un secours important en argent. De retour
à Sicyone il tint conseil avec quinze citoyens choisis parmi les plus
importants; il examina le cas et de ceux qui détenaient la propriété d'autrui et
de ceux qu'on avait frustrés de la leur et il parvint par une juste estimation à
leur persuader à tous d'accepter un arrangement : les uns préférèrent renoncer à
leur possession et recevoir de l'argent, les autres jugèrent plus avantageux de
se faire payer comptant le prix de leur propriété que de la recouvrer, si bien
que la concorde fut rétablie et qu'il n'y eut plus de plaintes. O grand homme
digne d'admiration, si tu avais pu naître dans notre république!
Voilà comme il faut agir avec des concitoyens et non, ainsi que nous l'avons vu
deux fois, planter la pique au forum et faire vendre leurs biens à l'encan par
un crieur public. Ce Grec, en homme d'une sagesse supérieure qu'il était, crut
qu'il fallait montrer de la sollicitude pour tous et tel est en effet le
principe qui dirige un bon citoyen : ne pas opposer les intérêts des uns à ceux
des autres mais maintenir l'union entre eux par une justice égale. Vous ordonnez
qu'on soit logé sans rien payer dans la maison d'autrui. Mais alors quoi ? Une
demeure que j'ai achetée, construite, que j'entretiens à mes frais, c'est un
étranger qui en jouira contre ma volonté ? C'est là prendre aux uns ce qui leur
appartient, donner aux autres ce qui ne leur appartient pas. Quant aux remises
de dettes, quel en est l'effet ? Quelqu'un achète un fonds de terre avec mon
argent, il devient propriétaire et moi je suis volé.
XXIV
- Il faut veiller en conséquence à ce
qu'il n'y ait pas de gens endettés, parce que cela est nuisible à l'État, et on
peut l'empêcher par plusieurs moyens, mais ce n'est pas une raison, quand il y
en a, pour dépouiller les riches et enrichir les débiteurs. Il n'est pas en
effet de meilleur soutien pour l'État que la confiance et elle ne peut régner si
l'on dispense les gens de payer ce qu'ils doivent. Jamais on ne s'est tant agité
que sous mon consulat pour obtenir cette suppression des paiements. On fit pour
l'avoir des tentatives à main armée, des gens de toute sorte et de toute classe
s'en mêlèrent : ma résistance sauva la république du mal qui la menaçait. Jamais
il n'y avait eu tant de dettes et jamais aussi les paiements ne furent plus
réguliers et plus aisés. Quand tout espoir de frustrer les créanciers de leur dû
fut perdu, on comprit qu'il était nécessaire de s'acquitter. Mais le victorieux
d'à présent, qui alors était un vaincu, et qui avait médité le même coup au
moment où c'était son propre intérêt, l'a exécuté quand lui-même n'y avait plus
intérêt. Tel fut pour lui l'attrait du mal qu'il eut plaisir à le faire sans
raison. Ceux qui veilleront sur la chose publique s'abstiendront donc de ce
genre de largesse qui consiste à donner aux uns ce qu'on ravit aux autres, et
ils s'appliqueront avant tout à mettre la propriété de chacun sous la sauvegarde
équitable du droit et des tribunaux, ils ne souffriront pas que les humbles
tombent dans le piège tendu à leur faiblesse, ni que les riches soient par envie
empêchés de conserver ou de recouvrer ce qui leur appartient; autant qu'ils le
pourront, en outre, soit en guerre soit en paix, ils reculeront les limites de
l'empire, accroîtront le domaine public, enrichiront l'État par des tributs.
Voilà ce que font les grands hommes, ce qu'ont fait nos ancêtres, et ceux qui
s'acquittent de la sorte de leurs obligations, la faveur populaire et le renom
glorieux ne peuvent manquer de récompenser les services éclatants rendus par eux
à la république. Parmi les préceptes relatifs à l'utile, Antipater de Tyr,
Stoïcien mort naguère à Athènes, juge que Panétius en a omis deux : le soin de
la santé, et celui de la fortune, je crois que, si ce philosophe éminent les a
passés sous silence, c'est parce que ce sont choses trop simples, d'une
incontestable utilité d'ailleurs.
La santé se conserve par la connaissance qu'on a de son corps, l'attention qu'on
porte à ce qui peut être utile ou nuisible, la sobriété, les soins physiques,
enfin par l'art des spécialistes que cela concerne. Quant au patrimoine, il faut
le constituer par des moyens honorables, le conserver par une économie
vigilante, l'augmenter par les mêmes moyens. Xénophon, disciple de Socrate, a
fort bien traité ce sujet dans le livre intitulé Économique; je l'ai, quand
j'avais ton âge, traduit du grec en latin. Mais pour tout ce qui regarde l'art
d'amasser, de placer l'argent, je voudrais pouvoir dire de le dépenser, on en
sait plus long chez quelques honnêtes gens qui siègent au milieu du portique de
Janus, que dans aucune école ou chez aucun philosophe. Il faut être renseigné
sur tout cela, car cela rentre dans l'utile dont nous traitons dans ce livre.
XXV. - Reste la comparaison qu'il est
souvent nécessaire de faire entre deux choses utiles; c'est, tu te le rappelles,
notre quatrième point, omis par Panétius. On compare les biens extérieurs au
bien-être du corps, puis les formes qu'il peut prendre entre elles, enfin les
biens extérieurs entre eux. On compare les biens extérieurs au bien-être du
corps quand on préfère la santé à la richesse, on compare entre elles les
différentes sortes de bien-être corporel quand on fait passer la santé avant le
plaisir, la force avant la rapidité, on compare les biens extérieurs les uns aux
autres quand on met la gloire au-dessus de la richesse, les revenus urbains
au-dessus de ceux qui se tirent des champs. C'est à ce dernier genre de
comparaison que se rapporte un mot de Caton l'Ancien. On lui demandait quelle
source de richesse il appréciait le plus : « Un élevage prospère » répondit-il.
Et quoi encore? « Un élevage assez prospère. » Et en troisième lieu : «
L'élevage encore, ne fût-il pas prospère. » - Et quatrièmement ? « Le labourage.
» Celui qui posait ces questions ayant demandé: « Du prêt à intérêt, que penser
? » - « De l'assassinat que penser ? » dit Caton. Par cet exemple et beaucoup
d'autres, on doit connaître que c'est la coutume de comparer entre elles les
choses utiles et que nous avons eu raison de joindre ce chapitre à notre étude
des bonnes règles de conduite. Nous allons poursuivre maintenant.
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