- Bien qu'après avoir, pendant un an,
suivi l'enseignement donné par Cratippe, tu doives, mon cher fils Marcus, sous
un maître d'une si grande autorité et dans une ville très riche en exemples,
t'être abondamment pourvu de préceptes et de doctrine, je juge, moi qui, non
seulement en philosophie mais aussi dans l'apprentissage de l'art oratoire, me
suis très bien trouvé de m'exercer en latin comme en grec, qu'il te faut, toi
aussi, faire en sorte d'avoir une égale maîtrise des deux langages. Pour ce qui
est du latin, je pense avoir rendu un service très réel et à ceux de nos
compatriotes qui sont ignorants des lettres grecques et même à ceux qui, ayant
de la culture, se considèrent comme possédant l'art de dire et un bon jugement.
Tu continueras donc à étudier sous un philosophe, qui est le premier de notre
siècle, aussi longtemps que tu le voudras, et tu dois le vouloir tant que tu
auras la satisfaction de voir que sa direction t'est profitable, mais en même
temps, par la lecture de mes écrits, qui s'écartent peu quant à la doctrine de
ceux des Péripatéticiens, puisque nous voulons, eux et moi, nous inspirer de
Socrate et de Platon, jugeant aussi par toi-même, je suis loin de vouloir t'en
empêcher, tu acquerras en latin une facilité plus grande à t'exprimer. Je ne
voudrais pas, en disant cela, avoir l'air de me vanter.
S'agit-il de savante philosophie, je reconnais que beaucoup me sont supérieurs,
mais, pour ce qui est de la composition d'un discours, de la propriété du
langage, du talent de faire valoir les idées par la façon dont on les exprime,
ayant employé ma vie à l'acquisition de ces mérites, je crois avoir le droit d'y
prétendre. Je t'engage donc, mon cher Cicéron, à lire assidûment non seulement
mes discours, mais aussi mes ouvrages de philosophie, déjà presque aussi
nombreux. Il y a dans les premiers plus de passion, mais on doit aussi cultiver
une manière de dire égale et tempérée. J'ajoute qu'aucun Grec à ma connaissance
n'a jusqu'ici réussi à posséder à la fois ces deux aptitudes : l'éloquence du
forum et l'art de disserter paisiblement, si ce n'est peut-être à la rigueur
Démétrius de Phalère, argumentateur subtil et orateur sans beaucoup de flamme
mais agréable, digne disciple de Théophraste.
Quant à moi, je laisse à d'autres le soin de dire dans quelle mesure j'y ai
réussi, mais il est certain que j'ai nourri cette double ambition. Au reste, je
crois que Platon, s'il avait voulu aborder la tribune aux harangues, eût parlé
avec force et abondance et que Démosthène, s'il avait retenu les enseignements
reçus par lui de Platon et s'il lui avait plu de les reproduire, l'eût fait avec
talent et clarté. Je porte un jugement semblable sur Aristote. et Isocrate :
l'un et l'autre, satisfaits du choix qu'ils avaient fait, dédaignèrent un genre
qui n'était pas le leur.
II.
- Ayant donc résolu d'écrire à ton
intention sur de nombreux sujets, j'ai voulu commencer par en traiter un qui fût
le mieux approprié à ton âge et convînt le mieux à ma qualité de père. S'il est
vrai, en effet, qu'il y a dans la philosophie un grand nombre de questions
importantes et difficiles que les philosophes ont traitées abondamment et avec
soin, les théories qui paraissent avoir le plus d'application sont celles qu'ils
nous ont transmises et enseignées sur la façon dont il faut conduire sa vie. À
aucun moment, en effet, dans la vie publique et aussi dans la vie privée, qu'il
s'agisse des affaires de la nation ou d'affaires domestiques, de nos rapports
avec d'autres hommes ou de choses purement personnelles, il ne peut manquer d'y
avoir un office à remplir, et c'est à s'en bien acquitter que consiste la beauté
de la vie, à le négliger la laideur.
Et j'ajoute que la recherche de ce qui convient le mieux est commune à tous les
philosophes : qui donc oserait se dire philosophe sans donner de préceptes
relatifs à la façon dont il faut agir? Il y a toutefois des doctrines qui, par
leur définition du souverain bien et de son contraire, le mal, renversent la
notion même de la moralité. Si tu poses en effet que le souverain bien n'est en
rien lié à la vertu, qu'il se mesure à l'agrément de la vie, non à sa beauté, tu
ne peux, si tu veux être conséquent et si ton bon naturel ne triomphe pas des
principes que tu professes, ni cultiver l'amitié, ni pratiquer la justice et la
libéralité. Il est impossible qu'un homme ait du courage s'il considère la
douleur comme le plus grand des maux, impossible qu'il soit tempérant s'il fait
du plaisir le souverain bien. Ce sont là des points sur lesquels il est vrai
qu'on peut longuement discuter, mais je l'ai fait ailleurs.
Reconnaissons donc que ces doctrines, si elles veulent rester d'accord avec leur
principe, ne peuvent rien dire de ce qui convient à l'homme soucieux de vivre
droitement et que seuls peuvent donner à cet égard des enseignements fermes,
invariables, conformes à la nature, ceux qui disent que la beauté de la vie est
la seule chose qu'il faille chercher ou du moins qu'elle est ce qui importe le
plus. C'est ce qu'ont bien compris les Stoïciens, les Académiciens, les
Péripatéticiens, car, pour ce qui est d'Ariston, de Pyrrhon, d'Erillus, leur
doctrine s'est effondrée et cependant ils eussent eu le droit de traiter de la
vie droite s'ils avaient laissé subsister la possibilité d'un choix parmi les
objets, de façon qu'on pût donner un contenu à l'idée du bien. C'est mon but en
ce moment et, dans cette recherche, je suivrai de préférence les Stoïciens, non
que je veuille me faire leur interprète mais pour puiser chez eux, selon ma
coutume, tout autant que je le croirai bon et user d'eux judicieusement.
III
- Toute recherche relative au bien moral
comprend deux parties : il y a, d'une part, celle qui se rapporte au souverain
bien, d'autre part, celle qui énonce les règles auxquelles on doit à chaque
instant se conformer. Rentrent dans la première partie des questions telles que
celles-ci : ce qui donne à l'action morale son prix est-il toujours contenu dans
l'acte lui-même? ; y a-t-il parmi les prescriptions de la morale un ordre
d'importance tel que l'une doive être tenue comme primant l'autre, et quelles
sont celles qu'on doit considérer comme égales entre elles? Les préceptes
relatifs à la conduite ont, eux aussi, rapport au souverain bien, mais cela est
moins apparent, parce qu'ils semblent avoir trait davantage au règlement de la
vie ordinaire. Ce sont ces préceptes que je veux exposer dans le présent
ouvrage.
Il y a encore une autre division. On distingue en effet l'acte moral moyen de
celui qui est parfait. Appelons parfaite l'action droite, tel est mon avis,
puisque les Grecs la nomment
katoryvma, tandis
qu'à l'action morale ordinaire, que nous considérons ici, ils réservent le nom
de
kay°kon. Voici
comment ils les définissent : où il y a rectitude absolue on peut parler d'acte
moralement parfait; l'action morale moyenne est celle qu'on peut justifier par
une raison méritant l'approbation. Il y a donc, selon Panétius, trois questions
à se poser dans la délibération qui précède la détermination. On doute si l'acte
auquel on pense est moral ou non et souvent, dans cet examen, il y a partage de
l'âme entre avis opposés. On cherche ensuite, on se demande, s'il ajoutera
quelque chose à l'agrément, à la douceur de la vie, s'il augmentera les
ressources, les biens matériels dont on dispose, si notre pouvoir, notre
influence en seront accrus de façon que nous soyons mieux en mesure de nous
protéger nous-mêmes et de protéger les nôtres ou s'il aura un effet tout
contraire; toute cette partie de la délibération est dominée par la
préoccupation de l'utile.
Viennent ensuite de nouvelles raisons d'hésiter: ce qui paraît utile semble
s'opposer à ce qu'on reconnaît qui est moral. D'un côté nous nous sentons
entraînés vers l'utile, mais de l'autre il y a l'appel du beau. Ainsi
arrive-t-il que l'âme soit divisée dans la délibération, notre pensée soucieuse
et pleine d'incertitude. Cette division présente le plus grave défaut qui se
puisse elle est incomplète; elle omet deux termes. La délibération, en effet, ne
porte pas seulement sur le point de savoir si un acte est moral ou non, nous
nous demandons encore lequel de deux partis possibles est le plus moral et aussi
lequel est le plus utile. Au lieu d'une division tripartite il en faut donc une
en cinq parties. Tout d'abord c'est bien une question de moralité qui se pose,
mais elle est double et de même quand il s'agit de l'utilité, après quoi il faut
mettre en balance la moralité de l'acte et son utilité.
Il convient, puisque tout notre discours doit avoir trait à l'action moralement
bonne, de la définir au préalable, ce que Panétius a négligé de faire. Toutes
les fois en effet qu'on entreprend de traiter un sujet méthodiquement, on doit
prendre comme point de départ une définition, afin d'avoir une idée claire de ce
sujet.
IV
- Pour commencer, il faut savoir qu'à
tout genre d'êtres vivants la nature a donné un instinct qui le porte à veiller
sur sa vie et sur son propre corps, à écarter ce qui paraît devoir nuire, à
rechercher et à se procurer tous les objets nécessaires à l'entretien de la vie,
nourriture, logement et autres semblables. C'est aussi un trait commun à tous
les animaux que le désir de se conjoindre pour procréer et de prendre soin
ensuite des petits qu'on a engendrés. Mais entre l'homme et la bête il y a cette
différence capitale que la bête, capable seulement de sentir, ne règle ses
mouvements que sur les objets actuellement donnés et présents, n'a qu'à un très
faible degré le sentiment du passé et celui du futur. L'homme en revanche, ayant
part à la raison, peut prévoir les suites des événements, il en voit les causes
et n'ignore pas comment elles se déterminent et s'enchaînent; il établit des
rapports de ressemblance et au présent joint, rattache le futur, il voit sans
peine tout le cours de la vie et se préoccupe d'avoir tout ce qui est nécessaire
pour la conduire à son terme.
La nature par le moyen de la raison attache l'homme à l'homme, à une communauté
de vie et de langage, elle lui inspire avant tout de l'amour pour ceux qui sont
nés de lui, le pousse à vouloir qu'il y ait des réunions, des assemblées
d'hommes et à les fréquenter, à s'efforcer en conséquence de réunir tout ce qui
est propre à l'alimentation et à l'entretien, non seulement pour lui-même mais
pour sa compagne, ses enfants et les autres êtres qu'il aime et sur lesquels il
veille. Un tel souci est pour l'âme un stimulant, son activité s'en trouve
agrandie. C'est aussi un des traits essentiels de l'homme que la recherche, la
poursuite du vrai.
Quand donc nous sommes de loisir, nous avons le désir de voir, d'entendre
quelque chose, nous pensons que la connaissance des choses cachées ou dignes
d'admiration est indispensable à la vie bienheureuse. Par où l'on connaît que la
vérité, la simplicité, la sincérité conviennent à la nature humaine. À ce désir
de voir le vrai se joint une appétition du premier rang : un cœur naturellement
bien situé ne consentira jamais à obéir à qui que ce soit, si ce n'est à celui
dont il reçoit l'enseignement ou à celui qui, dans l'intérêt commun, exerce un
commandement juste et légitime; de là proviennent la grandeur d'âme et le dédain
des biens extérieurs. Ce n'est pas là un médiocre privilège de sa nature
raisonnable que l'homme soit le seul être ayant le sentiment de l'ordre, de la
mesure de la convenance dans les actes et les paroles. C'est ainsi que nul autre
animal n'est sensible à la beauté des choses visibles, à leur grâce, à la
justesse de leurs proportions et, transportant des yeux dans l'âme ce besoin
d'harmonie, une nature raisonnable pense qu'il faut s'attacher bien plus encore
à maintenir la beauté, la constance, l'ordre dans les desseins et les actes. Ce
souci de préserver l'homme de tout manquement aux convenances morales et de
toute défaillance exige que, ni dans sa conduite, ni dans ses opinions, il ne
s'abandonne même en pensée à l'appétit sensuel. C'est de ces éléments que se
compose et résulte cette beauté morale que nous avons ici en vue; qu'elle ait ou
non l'approbation de la multitude, elle n'en est pas moins belle et le vrai
bien, ne fût-il loué par personne, n'en est pas moins par nature digne d'éloge.
V
- Tu vois ainsi, mon fils, la forme
extérieure et en quelque sorte la surface de la moralité, qui, si elle était
sensible aux yeux, exciterait, comme le dit Platon, un amour incomparable. Sache
que la moralité ne comprend pas moins de quatre domaines.
Elle consiste ou bien dans l'habile perception du vrai ou dans le maintien du
lien social, le respect du droit de chacun et des engagements pris, soit encore
dans la grandeur et la force d'une âme haute et indomptée, soit enfin dans
l'ordre et la mesure qu'on observe dans ses actes et ses paroles : c'est à cette
dernière vertu qu'on donne le nom de tempérance. Toutes les parties de la vie
morale sont bien liées les unes aux autres et inséparables, toutefois chacune
d'elles donne naissance à des fonctions particulières dont on doit s'acquitter,
et c'est ainsi que cette première forme de la moralité, dont il a été question
ci-dessus et qui est la sagesse et la science de la conduite, comprend la
recherche et la découverte de la vérité, objet propre de cette vertu.
Qui en effet, en tout problème, perçoit le mieux la solution la meilleure, qui
du coup d'œil le plus pénétrant et le plus prompt en voit la raison d'être et la
justesse, on a coutume de le tenir pour l'homme le plus sage et sachant le mieux
se conduire. C'est donc à la vérité qu'il s'applique, elle est pour lui une
matière sur laquelle il s'exerce.
Pour les trois autres vertus, leur tâche est la recherche et le maintien des
conditions nécessaires à la vie active : telles la préservation du lien social
et de l'union avec les autres hommes, la grandeur d'âme qui fait que, montrant
sa maîtrise par l'acquisition pour soi-même et pour les siens de tous les biens
matériels indispensables, on la fait briller d'un éclat encore bien plus vif par
le mépris dans lequel on les tient. Quant à l'ordre et à tout ce qui
semblablement concerne la régularité de la vie, ces qualités sont de celles qui
impliquent, non un effort de l'esprit seulement, mais une mise effective en
pratique : c'est ainsi qu'observant une juste mesure et une règle dans les
affaires de la vie, nous resterons dans la limite des convenances morales et
sociales.
VI
- Des quatre parties que nous avons
distinguées dans la vie morale considérée en sa forme propre et son essence, la
première, celle qui a trait à la connaissance du vrai, est celle qui est la plus
proprement humaine. Pour nous tous le savoir et la connaissance sont l'objet
d'un désir et ont un attrait invincible; nous pensons que c'est une belle chose
de les posséder, tandis que les défaillances, les erreurs, l'ignorance,
l'illusion sont un mal et une laideur. Il y a, dans cette partie de la tâche à
laquelle nous invite la nature, deux défauts à éviter; en premier lieu il faut
se garder de croire qu'on sait quand on ne sait pas et de juger avec
précipitation. Qui veut ne pas tomber dans ce défaut, et tous nous devons le
vouloir, s'appliquera à l'examen des objets avec une attention sérieuse et
soutenue.
L'autre défaut consiste à s'adonner avec un très grand zèle, avec une ardeur
excessive, à des recherches difficiles et qui n'ont rien de nécessaire, sur des
points obscurs. Ces deux travers mis à part, on ne peut que louer le mal que se
donnent volontairement certains hommes pour acquérir des connaissances capables
d'embellir l'esprit : l'astronomie, ainsi que nous avons entendu dire que l'a
fait C. Sulpicius, la géométrie qu'a, nous le savons directement, cultivée
Sextus Pompée, la dialectique chère à beaucoup, le droit civil qui a encore plus
d'adeptes. Dans toutes ces sciences on s'applique à la recherche de la vérité,
mais il ne faut pas que cette poursuite nous détourne de notre besogne, cela
serait contraire aux exigences de la morale. Tout le prix de la vertu en effet
est dans l'action.
Toutefois souvent nos affaires nous laissent du répit et il y a des occasions
nombreuses de revenir aux études; alors l'inquiétude de l'esprit, qui ne connaît
pas de repos, peut, même sans application de notre part, faire que nous
continuions à être travaillés par le besoin de connaître. Or tout mouvement de
l'esprit, toute pensée active se rapporte soit à quelque problème de conduite
dont la solution importe à la rectitude et au bonheur de la vie, soit à une
question scientifique et à la connaissance du vrai. Voilà ce que nous avions à
dire sur cette première source de la vie morale.
VII
- Des trois autres formes qu'elle revêt,
celle qui a le domaine le plus étendu a pour objet le maintien du lien social et
d'une vie commune en quelque sorte entre les hommes. Elle comprend deux parties
: la justice, la vertu claire entre toutes qui vaut à ceux qui la pratiquent le
nom de gens honnêtes, et la bienfaisance qui ne s'en sépare pas; on peut
l'appeler ou bien bonté ou bien libéralité. Le premier office de la justice
consiste à ne faire de tort à personne, sauf quand on y est contraint par
l'injustice, et ensuite à user des biens communs en leur conservant le caractère
de biens communs et de son bien propre comme d'une chose dont on peut disposer
pour soi-même. Il n'y a d'ailleurs point de biens propres par nature, il y en a
dont on devient propriétaire par une occupation ancienne, par la victoire, quand
une guerre nous en rend maîtres, ou en vertu d'une loi, d'un contrat, d'une
stipulation, d'une désignation par le sort.
C'est ainsi que le territoire d'Arpinum est la chose des Arpinates, celui de
Tusculum celle des Tusculans, et de même les particuliers donnent leur nom à ce
qui est leur propriété. De là cette conséquence que, lorsque des richesses
naturellement communes quelqu'une est l'objet d'une appropriation, c'est à son
propriétaire qu'elle doit continuer d'appartenir : si quelque autre veut s'en
emparer, c'est en violation du droit social. Mais, comme l'a très bien dit
Platon, nous n'existons pas seulement pour nous-mêmes, notre patrie réclame sa
part de notre être, nos amis ont droit à la leur et, les Stoïciens l'ont
compris, si tous les produits de la terre existent en vue de l'homme, c'est pour
les hommes que naissent les hommes, de sorte que nous devons, nous conformant à
la nature, servir l'intérêt commun, nous rendre les uns aux autres des services
mutuels, donner et recevoir, employer nos talents, nos facultés, toutes nos
ressources, à resserrer le lien social. Mais, qu'on l'observe, le principe
fondamental de la justice est la loyauté, c'est-à-dire la sincérité du langage
et le maintien des engagements pris. Cela nous porte, imitant les Stoïciens qui
remontent avec soin à l'origine du mot, à oser croire, en dépit des critiques
possibles, que "fides" - loyauté - vient de "fiat" - que soit fait ce qui a été
dit.
Il y a deux sortes d'injustice, celle qui consiste à commettre soi-même une
action injuste, et celle qui consiste à ne pas s'opposer, quand on le peut, à
l'injustice commise par d'autres. Qui, mû par la colère ou quelque autre
passion, s'attaque à autrui, c'est comme s'il portait la main sur la société
humaine; qui reste passif en présence de l'injustice et n'y fait pas obstacle,
le pouvant, se rend coupable de la même faute que s'il abandonnait ses parents,
ses amis ou sa patrie.
Les injustices commises avec préméditation dans l'intention expresse de nuire à
autrui ont souvent pour origine la crainte de subir soi-même un dommage si l'on
ne prend pas les devants. Mais, la plupart du temps, on recourt à l'injustice
pour s'emparer d'un objet convoité; c'est la passion du lucre qui est la cause
la plus ordinaire de ce genre de manquement.
VIII
- On veut être riche pour se procurer les
nécessités de la vie et pour en goûter les plaisirs. Parmi ceux qui ont cet
amour de l'argent, il en est qui, ayant aussi quelque grandeur d'âme, veulent
être riches pour pouvoir se montrer larges : il n'y a pas encore si longtemps M.
Crassus ne déclarait-il pas que l'on ne pouvait attribuer une grande fortune à
un homme désireux d'occuper le premier rang dans l'État, s'il n'avait de quoi
nourrir une armée de ses seules récoltes.
On se plaît à mener un train magnifique, à vivre dans l'abondance et le luxe :
tout cela fait que le désir d'être riche ne connaît pas de limites. Il n'y a pas
à blâmer les gens qui, sans nuire à personne, augmentent leur avoir, mais il
faut toujours fuir l'injustice. Or, la plupart des hommes sont conduits à
méconnaître ce principe par la soif qu'ils ont du commandement, des honneurs, de
la gloire. Ce mot d'Ennius : "nulle société n'est sacrée, nulle bonne foi ne se
trouve où il y a ambition de régner", a une grande portée. Toute situation
élevée qui de sa nature est telle qu'elle ne peut être occupée par plusieurs est
généralement l'objet d'une compétition si ardente que le maintien d'un lien
sacré en devient difficile. César l'a récemment bien fait voir par son audace
coupable : il a violé tous les droits divins et humains pour parvenir à ce qu'il
croyait faussement être le principat. Ce qu'il y a de plus grave, c'est que,
dans les plus grandes âmes et les plus clairs génies, existe trop souvent
l'appétit des honneurs, du commandement, de la puissance, de la gloire. D'autant
plus faut-il se garder de tomber dans cet excès.
En toute injustice, il y a grand intérêt à savoir si elle est l'effet de quelque
trouble de l'âme, parce qu'alors elle est généralement de courte durée,
occasionnelle, ou si elle est commise après réflexion et de propos délibéré. Les
violations accidentelles du droit, dont on se rend coupable dans un mouvement de
passion, ont moins de gravité que celles qui sont méditées et calculées. Mais
voilà qui suffit pour l'injustice par commission.
IX
- Les raisons pour lesquelles, manquant à
une règle morale, on néglige de s'opposer à l'injustice sont diverses. On ne
veut pas se faire des ennemis, on craint la peine ou la dépense, ou encore c'est
la négligence, la paresse, l'apathie, la préoccupation exclusive qu'on a de ses
études ou de ses affaires, qui empêchent qu'on ne défende ceux qu'on devrait
défendre et qui font qu'on les laisse dans l'abandon. Il faut donc craindre de
mériter le reproche adressé par Platon aux philosophes : ils s'appliquent à la
recherche de la vérité et, parce qu'ils méprisent et tiennent pour un pur néant
les avantages que la plupart des hommes poursuivent avec ardeur et se disputent
âprement, ils croient être justes. Ils le sont en ce sens qu'ils s'abstiennent
de cette sorte d'injustice qui consiste à nuire aux autres, mais ils tombent
dans l'autre sorte puisque, dans leur ardeur d'étudier, ils abandonnent ceux
qu'ils devraient protéger. C'est pourquoi Platon pense qu'ils ne consentiront
pas à s'occuper de la chose publique s'ils n'y sont pas obligés. Il serait plus
conforme à la justice qu'ils le fissent volontairement : la bonne action
elle-même, pour mériter le nom de juste, doit être accomplie volontairement. Il
y a des gens qui, soit par souci de leur propre avoir, soit par malveillance
pour les hommes, déclarent qu'ils s'occupent de leurs affaires et semblent ne
faire de tort à personne; ils sont exempts de l'une des deux sortes d'injustice
mais non de l'autre. Ils se retranchent en effet de la vie sociale, n'y
collaborent pas, ne mettent à son service ni leur activité, ni aucune de leurs
facultés.
Après avoir ainsi montré par quelles causes s'expliquent les deux formes de
l'injustice par nous distinguées, nous pourrons aisément, ayant au préalable
défini la justice, discerner dans chaque cas particulier en quoi la moralité
consiste, pourvu que l'égoïsme ne nous aveugle pas. C'est lui en effet qui fait
que nous prenons difficilement souci de l'intérêt d'autrui, même quand nous
croyons comme le Chrémès de Térence que "rien d'humain ne nous est étranger".
Nous percevons et ressentons ce qui peut nous arriver à nous-mêmes d'heureux ou
de malheureux plus fortement que ce qui arrive aux autres: cela, nous le voyons
comme un événement lointain et nous ne jugeons pas de même quand c'est nous qui
sommes en cause et quand ce sont nos semblables. On a donc raison de prescrire
l'abstention toutes les fois qu'on peut se demander si l'acte dont on a l'idée
est juste ou injuste : quand il est juste, cela se voit du premier coup d'œil,
s'il y a doute, c'est qu'on se proposait un acte injuste.
X
- Il y a toutefois des cas où les façons
d'agir les plus dignes d'un homme juste, de celui que nous disons être un
honnête homme, changent de caractère et en prennent un contraire, par exemple la
remise d'un dépôt, l'exécution d'une promesse : les circonstances peuvent être
telles que la justice consiste à ne pas tenir sa parole et à ne pas se croire
engagé. Il faut en effet se reporter au principe fondamental que nous avons posé
: la justice consiste à ne nuire à personne et à servir l'intérêt commun. Quand
les conditions viennent à se modifier, la conduite, pour rester morale, doit
elle aussi se modifier et non demeurer la même. Il peut y avoir des promesses,
des contrats, dont la mise à exécution soit nuisible à celui qui a reçu la
promesse et à celui qui l'a faite. Si, par exemple, Neptune, dans la tragédie,
n'avait pas tenu la promesse faite à Thésée, Thésée n'aurait pas perdu son fils
Hippolyte. Des trois souhaits qu'il pouvait faire, le troisième, effet de la
colère, était qu'Hippolyte pérît. Quand il eut satisfaction, ce fut pour lui
très grand deuil. Il ne faut donc pas tenir les promesses dont l'exécution peut
nuire à celui envers qui l'on s'est engagé. De même si, en tenant sa promesse,
on devait se faire à soi-même un tort dépassant en grandeur le service rendu, il
serait contraire à la morale de donner la préférence au moins sur le plus : si,
par exemple, alors que tu as accepté d'être l'avocat d'un plaideur, au moment
d'engager le débat, ton fils vient à tomber malade gravement, il n'y a pas
injustice à ne pas faire ce que tu as dit que tu ferais, et c'est plutôt le
client qui est dans son tort s'il se plaint d'avoir été abandonné. Et qui ne
voit qu'il ne faut pas tenir une promesse arrachée par la crainte ou par des
manœuvres dolosives ? L'édit du préteur souvent, la loi parfois, te libèrent de
cette obligation.
Il y a fréquemment des injustices consistant à chercher chicane aux gens et à
interpréter subtilement le droit. De là, cette maxime devenue proverbe : "summum
ius, summa injuria". Beaucoup d'actes immoraux de cette sorte se commettent au
nom de l'intérêt public : on cite un chef d'armée qui, après être convenu avec
l'ennemi d'une trêve de trente jours, ravageait de nuit son territoire parce
que, disait-il, le pacte conclu s'appliquait aux jours, non aux nuits.
On ne peut pas approuver non plus notre Quintus Fabius Labéon, si c'est bien lui
(c'est une histoire que je ne connais que pour l'avoir entendu raconter) qui,
désigné par le sénat comme arbitre entre les habitants de Noles et les
Napolitains en conflit au sujet d'un territoire, les prit d'abord à part et leur
remontra qu'il ne fallait pas se montrer cupides, qu'il ne fallait pas être de
ceux qui réclament toujours et qu'il valait mieux rabattre un peu de leurs
prétentions. On le fit de part et d'autre et il y eut ainsi un territoire non
réclamé. Labéon attribua aux deux parties les limites qu'elles demandaient et
donna le reste au peuple romain. C'est là une tromperie, non un jugement.
Pareille habileté est à éviter en toute matière.
XI
- Il y a certaines règles morales à
observer même envers ceux qui nous ont fait du tort : il y a une mesure à garder
dans la vengeance et le châtiment et je ne sais s'il ne suffit pas d'amener le
coupable à regretter l'injustice qu'il a commise de telle façon qu'il n'y
retombe pas et que les autres y soient moins enclins.
Quand il s'agit des affaires de l'État, il faut observer très rigoureusement les
lois de la guerre. Il y a en effet deux façons de lutter : on défend sa cause
par la parole ou l'on use de la force; l'un de ces moyens est propre à l'homme,
l'autre aux bêtes et l'on y a recours quand on ne peut employer le premier.
C'est donc pour vivre en paix sans injustice qu'il faut entreprendre une guerre
et, la victoire acquise, on doit laisser vivre les adversaires qui, pendant la
durée des hostilités, n'ont pas montré de cruauté, pas offensé l'humanité. C'est
ainsi qu'en ont usé nos ancêtres : ils ont même admis dans la cité les
Tusculans, les Èques, les Volsques, les Sabins, les Herniques, mais ont
entièrement rasé Carthage et Numance. Je voudrais qu'ils n'en eussent pas fait
autant à Corinthe, mais ils ont eu, je crois, quelque motif particulier de
détruire cette ville : ils craignaient que sa situation naturellement trop forte
n'incitât quelque jour les habitants à recommencer la guerre.
Mon sentiment est qu'on doit toujours avoir en vue une paix qui n'expose aucun
des adversaires à tomber dans un piège. Si l'on m'avait écouté, nous aurions
présentement sinon la meilleure des républiques, au moins une république et nous
n'avons rien de pareil. Il faut penser aussi au salut de ceux qu'on a vaincus,
recevoir en grâce tous ceux qui s'en remettent à la loyauté du général
victorieux, même si le bélier a battu les murs de leur cité. Cette forme de la
justice a été en si grand honneur parmi nos ancêtres que des cités, des nations
vaincues sont devenues les clientes de leurs propres vainqueurs. Et les lois de
la guerre ont trouvé dans le code fécial une consécration religieuse. Tout cela
doit nous faire connaître qu'une guerre ne peut être juste si elle n'a pas été
précédée d'une réclamation en forme ou d'une dénonciation et d'une déclaration.
(Popilius commandait en chef dans une province et le fils de Caton était parmi
les combattants. Ayant congédié la légion où servait ce jeune homme, Popilius le
renvoya aussi, mais il avait le désir de se battre et était demeuré à l'armée.
Caton, considérant que son fils était relevé de son serment et n'avait plus le
droit de combattre, écrivit à Popilius de lui faire prêter un nouveau serment
s'il l'autorisait à rester. Voilà jusqu'où allait la rigueur dans l'observation
des règles du droit en temps de guerre.)
XII
- J'observe encore qu'on a donné le nom
de « hostis » à celui qui précédemment s'appelait « perduellis », comme pour
atténuer par une désignation plus humaine ce que la condition d'ennemi a
d'affreux. Ce mot de « hostis » en effet s'appliquait au temps de nos ancêtres à
ceux que nous appelons « étrangers ». Les douze Tables disent : "Aut status dies
cum hoste" (quand on a pris jour avec un étranger) et aussi : "adversus hostem
aeterna auctoritas" (à l'égard de l'étranger on ne peut jamais être déchu de son
droit).
Quel adoucissement ajouter à celui dont témoigne le fait de donner pareille
appellation à ceux qui sont nos adversaires dans une guerre? Il est vrai que par
l'usage ce mot a acquis un sens plus fort : il a cessé de s'appliquer à
l'étranger et s'emploie pour désigner celui qui porte les armes contre la cité.
Quand on fait la guerre pour l'empire et pour la gloire, il faut en règle
générale avoir les justes motifs que j'ai indiqués ci-dessus. Mais les guerres
où il s'agit d'assurer son prestige doivent être conduites avec moins de rudesse
que les autres. Tout de même que, dans une lutte soutenue contre un concitoyen,
nous n'usons pas des mêmes procédés envers un ennemi et envers un compétiteur
(dans le premier cas c'est notre vie, c'est notre bon renom qui est en jeu, dans
le second c'est une charge honorifique, une dignité), de même, dans la guerre
avec les Celtibères et les Cimbres, il s'agissait de savoir, non qui
commanderait, mais qui d'eux ou de nous continuerait d'exister, tandis que dans
la guerre avec les Latins, les Sabins, les Samnites, les Carthaginois, avec
Pyrrhus, l'enjeu était l'empire.
Les Carthaginois déloyaux avaient violé les traités. Hannibal était cruel, les
autres adversaires valaient mieux moralement. On connaît les belles paroles de
Pyrrhus rendant les prisonniers : "Ce n'est pas de l'or que je réclame et vous
n'aurez pas à me payer rançon! Nous ne sommes pas, vous et moi, des trafiqueurs
de la guerre, mais des guerriers; dans la lutte vitale que nous soutenons, c'est
le fer et non l'or qui doit décider. À qui le destin, notre maître, donnera-t-il
de régner ? Que le meilleur emporte le prix de cette épreuve. Et toi, Fabricius,
écoute ce que je vais te dire : que ceux de vos valeureux guerriers qu'aura
épargnés la fortune des combats en soient certains : je ne leur ravirai pas la
liberté. Bien plutôt, les dieux le voulant, la recevront-ils en présent de moi."
Langage royal certes et digne d'un Eacide.
Il y a une lettre de Marcus Caton devenu vieux à son fils Marcus : ayant appris
que ce fils, qui servait en Macédoine dans la guerre contre Persée, avait été
congédié, il lui recommanda de se garder de prendre part au combat parce que,
n'étant plus soldat, il n'en avait plus le droit.
XIII
- Si, en raison de circonstances
particulières, quelqu'un a fait à l'ennemi une promesse, il doit la tenir
loyalement : c'est ainsi que, dans la première guerre punique, Régulus,
prisonnier des Carthaginois, envoyé à Rome pour traiter de l'échange des
captifs, émit d'abord au sénat l'avis qu'il ne fallait pas consentir à
l'échange, puis, malgré ses proches et ses amis qui voulaient le retenir, aima
mieux retourner à Carthage pour y subir un supplice que manquer à la foi jurée à
l'ennemi. {Dans la deuxième guerre punique, après la bataille de Cannes,
Hannibal envoya à Rome pour traiter du rachat des captifs dix prisonniers qui
avaient prêté serment de revenir s'ils échouaient et les censeurs les retinrent
tous en prison leur vie entière, sans excepter celui d'entre eux qui avait usé
d'un moyen malhonnête pour se délier de son serment : sorti du camp avec la
permission d'Hannibal, il y était rentré un instant après, disant qu'il avait
oublié quelque chose. En étant ressorti ensuite il pensait n'être plus tenu par
son serment; au sens littéral il ne l'était plus, en réalité il l'était encore,
car c'est la signification, non les mots d'une formule qu'il faut toujours avoir
dans l'esprit.
Nos ancêtres ont donné un très bel exemple de justice envers l'ennemi quand un
transfuge de l'armée de Pyrrhus promit au sénat qu'il donnerait du poison au roi
et le ferait périr. Le sénat et C. Fabricius envoyèrent le transfuge à Pyrrhus :
ils se refusaient à sanctionner un attentat criminel contre la vie d'un roi
puissant qui leur faisait la guerre.}
Mais en voilà assez sur la morale de la guerre. Nous rappellerons maintenant
qu'il faut être juste même envers les plus petits. La condition et le destin des
esclaves sont ce qu'il y a de plus bas et l'on prescrit avec raison au maître
d'en user avec eux comme avec des artisans qu'il aurait à ses gages :
c'est-à-dire exiger du travail, le rétribuer justement. Puisque d'ailleurs il y
a deux façons de commettre une action injuste, la force et la ruse, et qu'on
peut être lion ou renard, ajoutons que ces deux façons sont l'une et l'autre
très contraires à la nature humaine mais que l'action frauduleuse est la plus
haïssable. De toutes les formes de l'injustice il n'en est pas de plus grave que
celle qui permet à certains hommes d'avoir l'air d'agir honnêtement au moment
même où ils sont le plus trompeurs. Voilà pour la justice.
XIV
- Parlons maintenant de la bienfaisance
et de la libéralité : rien ne s'accorde mieux avec la nature humaine, mais il y
faut des précautions. Il faut veiller d'abord à ce que notre bienfaisance ne
nuise pas à ceux même qui en sont l'objet, non plus qu'aux tiers et, en second
lieu, il ne faut pas, par bonté, aller au-delà de ses ressources, enfin il faut
donner à chacun selon ce qu'il mérite; car c'est là le principe de justice
auquel il faut toujours revenir. Ceux qui font des largesses nuisibles à la
personne qu'ils semblent vouloir servir ne sont ni bienfaisants ni libéraux, on
doit les tenir pour des complaisants dangereux. Ceux qui font tort aux uns pour
se montrer généreux envers les autres sont aussi coupables d'injustice que s'ils
s'appropriaient le bien d'autrui. Il y a en effet beaucoup de gens qui, avides
d'éclat et de gloriole, prennent aux uns pour faire largesse aux autres; ils se
figurent qu'ils feront du bien à leurs amis en les enrichissant par n'importe
quelle méthode. Mais cela est tellement contraire à la saine morale que rien ne
peut lui être plus opposé.
Nous devons donc veiller à ce que notre libéralité, utile à nos amis, ne nuise à
personne. Nous n'appellerons pas libérales les mesures par lesquelles Sylla et
César ont dépouillé de leurs biens ceux qui en étaient légitimes propriétaires
pour les transférer à d'autres. Il n'y a pas de libéralité où il n'y a pas de
justice. Une autre précaution est de ne pas vouloir être bon au-delà des moyens
dont on dispose; ceux qui dépassent les limites que leur impose leur fortune
sont, en premier lieu, coupables envers leurs proches, car ils font passer dans
des mains étrangères des richesses dont il serait plus juste de réserver la
jouissance à leurs héritiers. Une libéralité de cette sorte s'allie au désir de
s'emparer de beaucoup de richesses, de les ravir pour avoir en abondance de quoi
pourvoir à ses largesses, et l'on peut voir aussi bien des gens qui ne sont pas
tant libéraux qu'épris de gloriole et qui, pour paraître généreux, font bien des
choses par ostentation plutôt que par obligeance véritable. C'est là une
simulation, une façon de tromper le monde, non une marque de libéralité ou de
haute moralité.
La troisième condition est que, dans la libéralité, on sache discerner le mérite
de chacun. Il faut tenir compte du caractère de la personne à qui l'on veut
faire du bien, de ses dispositions à notre égard, des services qu'elle a pu nous
rendre précédemment, des liens qu'a pu créer la vie entre nous. On doit
souhaiter que toutes ces conditions soient réunies, mais si tel n'est pas le
cas, les plus nombreuses et les plus importantes sont celles qui auront le plus
de poids.
XV
- Nous ne vivons pas avec des hommes
d'une sagesse parfaite; si ceux qui nous entourent possèdent une ombre de vertu,
c'est déjà beau. C'est pourquoi il faut, je crois, comprendre que l'on ne doit
négliger aucune personne que signale un mérite et qu'il faut cultiver surtout
ceux qui possèdent des qualités propres à rendre la vie douce : la mesure, la
tempérance, cette justice dont nous venons de parler assez longuement. Le
courage, la grandeur d'âme dans un homme imparfait, manquant de sagesse,
s'emportent souvent à des excès, les vertus que je viens d'indiquer semblent
appartenir par définition à l'homme de bien.
Je passe à la bienveillance qu'on nous témoigne : nous devons en premier lieu
faire le plus pour ceux qui nous marquent le plus d'affection, mais il ne faut
pas mesurer la bienveillance, comme le font les très jeunes gens, à l'ardeur du
sentiment, c'est plutôt à sa solidité, à sa constance, qu'il convient d'avoir
égard. Si l'on nous a rendu service et qu'il s'agisse de faire preuve, non de
générosité gratuite, mais de reconnaissance, encore plus de soin est nécessaire,
car la morale ne prescrit rien plus impérieusement que la reconnaissance.
Si, comme le dit Hésiode, nous devons, sitôt que cela nous est possible, rendre
au-delà de ce qui nous a été prêté, que ne devons-nous pas faire si c'est un
bienfait que nous avons reçu ? Ne faut-il pas imiter les terres fertiles qui
produisent beaucoup plus de grain qu'on ne leur en a confié ? Et certes, si nous
n'hésitons pas à nous employer pour ceux que nous espérons qui nous seront
utiles, quels ne devrons-nous pas être pour ceux dont nous avons déjà eu à nous
louer ? Il y a, peut-on dire en effet, deux genres de libéralité : l'un consiste
à faire du bien à quelqu'un à qui l'on ne doit rien, l'autre à rendre le bien
qu'on nous a fait, mais entre ces deux genres il y a cette différence que, dans
le premier, on est libre de donner ou de ne pas donner, tandis qu'il n'est pas
permis à un honnête homme de ne pas rendre quand il le peut sans injustice.
Il y a, d'autre part, des distinctions à faire entre les bienfaits qu'on a reçus
et il n'est pas douteux que ce ne soient les plus grands qui obligent le plus,
mais il faut examiner avant tout de quel cœur ont agi nos bienfaiteurs, de quel
zèle, de quel bon vouloir ils ont donné la preuve. Bien des gens multiplient
leurs libéralités à l'aveuglette, sans discernement : tantôt c'est chez eux une
maladie qui les pousse à vouloir donner à tous, tantôt c'est un brusque élan
vers quelqu'un, une inspiration soudaine. De tels bienfaits n'ont pas la même
valeur que ceux qui attestent du jugement, de la réflexion, de la continuité.
Dans tous les cas, qu'il s'agisse d'obliger quelqu'un ou de reconnaître un
service rendu, il importe fort, toutes choses égales, de venir en aide à celui
qui a le plus grand besoin de secours. La plupart des hommes font le contraire :
ils se montrent serviables envers celui dont ils attendent le plus, même s'il
n'a aucun besoin d'eux.
XVI
- Dans l'intérêt du lien social et de
l'union entre les hommes, il faut marquer le plus de bonté à ceux qui sont le
plus près de nous. Mais, pour savoir quels sont les principes naturels de la
communauté et de la société humaine, il semble qu'on doive remonter un peu haut:
il en est un qui s'observe dans l'espèce de société que forme le genre humain
entier. Le lien en est la parole et la raison : par l'étude et l'enseignement,
parce qu'elles permettent de communiquer et de motiver son jugement, elles
rapprochent les hommes les uns des autres; une alliance naturelle s'établit
entre eux.
Il n'est rien par quoi nous nous distinguions davantage des bêtes: nous disons
souvent qu'un cheval, qu'un lion a du courage, jamais nous ne disons que ces
animaux sont justes, nous ne parlons jamais de leur équité ni de leur bonté: la
parole et la raison leur font défaut.
La société la plus étendue, celle qui peut rattacher tous les hommes entre eux,
est celle où l'on observe cette règle : les biens créés par la nature pour
l'usage commun restent dans le domaine commun, à l'égard de ceux dont les lois
et le droit civil règlent la répartition, la loi est respectée et l'on use des
premiers conformément au proverbe grec : entre amis tout est commun. Or ces
biens communs sont du genre qu'a indiqué Ennius par un exemple dont on peut
multiplier les applications : "Qui montre gracieusement son chemin à un voyageur
errant, c'est comme s'il allumait pour un autre un flambeau à son propre
flambeau, qui n'en donne pas moins de lumière".
Par ce seul précepte on voit qu'il faut faire pour un inconnu tout ce qui se
peut sans dommage. De là ces formules souvent répétées : ne pas interdire de
puiser à l'eau courante, laisser prendre du feu à son feu, conseiller de bonne
foi celui qui délibère, toutes manières de rendre service sans frais. Il faut
donc mettre ces maximes en pratique et toujours apporter son tribut au bien
commun. Mais, comme les ressources de chacun sont petites, tandis que le nombre
des indigents est infini, la libéralité qui s'adresse à tous doit s'inspirer de
la règle d'Ennius : que ton flambeau n'en reste pas moins allumé. De la sorte
nous aurons de quoi nous montrer généreux envers nos proches.
XVII
- Il y a plusieurs degrés parmi les
sociétés humaines. Partant de celle qui s'étend sans limites, nous en trouvons
une dont les membres sont plus proches les uns des autres parce qu'ils sont de
même race, de même nationalité, parlent, ce qui est un lien très puissant, le
même langage. Le fait d'appartenir à la même cité augmente encore leur intimité.
Il y a beaucoup de choses qui sont communes entre les hommes d'une même cité :
la place où se traitent les affaires publiques, les temples, les portiques, les
rues, les lois, les règles du droit, les tribunaux, les élections et, outre les
coutumes, les amitiés particulières et les nombreuses relations d'affaires.
Plus étroite encore est la société familiale : le petit cercle qu'elle forme est
juste à l'opposé de la société sans bornes que forme le genre humain. Le désir
de procréer en effet, qui est un trait commun à tous les vivants, fait du ménage
de l'homme et de la femme la première société; nos enfants sont ensuite pour
nous les êtres les plus proches, nous avons même demeure, eux et nous, et tout
nous est commun avec eux. C'est là le commencement de la cité, le lieu de
naissance de la république. Viennent ensuite les frères, leurs enfants, les
enfants de leurs enfants; une demeure unique ne peut plus contenir tout ce
monde, ils essaiment vers d'autres maisons qui sont à la première comme des
colonies à la mère-patrie. De là des mariages, des parentés, un élargissement de
la famille. Cette multiplication, cette prolifération sont l'origine des États.
Les liens du sang unissent les hommes par le bien qu'ils se veulent et
l'affection qu'ils ont les uns pour les autres. Car c'est un grand point de
posséder des monuments rappelant les noms des ancêtres, d'offrir les mêmes
sacrifices aux dieux, d'avoir des sépultures communes. Mais, de toutes les
sociétés, nulle ne l'emporte en solidité, en excellence sur celle des hommes de
bien se ressemblant moralement et liés d'amitié. C'est vraiment, il nous arrive
souvent de le dire, une chose belle à voir même en un étranger, qu'une âme
capable d'amitié; un tel spectacle nous émeut et nous incline à devenir les amis
de ceux qui donnent cet exemple.
Et s'il est vrai que toute vertu a de l'attrait, nous porte à aimer ceux en qui
elle paraît exister, encore la justice et la libéralité ont-elles ce pouvoir au
plus haut degré. Or rien n'est plus aimable et n'attache plus étroitement des
êtres distincts que la ressemblance morale. Ils ont mêmes soucis, même volonté,
chacun d'eux aime son ami plus que soi-même et ainsi arrive-t-il que, selon le
vœu de Pythagore, il y ait fusion de plusieurs en un seul. C'est une grande
chose que cette étroite communion faite d'un échange de bons offices : aussi
longtemps qu'ils sont à la fois mutuels et agréables, ils créent des liens
étroits entre ceux qui en sont les auteurs et les bénéficiaires.
Si toutefois l'on passe méthodiquement en revue toutes les sortes de lien
social, celui qui attache à la république chacun de nous, paraîtra le plus fort
et aussi le plus aimé. Nos parents, nos enfants, nos proches, nos amis nous sont
chers, mais notre patrie embrasse dans son unité toutes nos affections à tous.
Quel homme de bien hésiterait à chercher la mort, si cela devait être utile à la
patrie ? Il n'en faut que plus détester la perversité monstrueuse de ces hommes
qui l'ont criminellement déchirée, n'ont eu, n'ont encore d'autre souci que de
la détruire de fond en comble.
Si cependant l'on veut dresser une échelle des obligations sociales, on devra
mettre au premier rang celles que nous avons envers notre patrie et ceux de qui
nous sommes nés : c'est à eux que nous devons le plus; ensuite viendront nos
enfants et toute notre maisonnée qui n'attend que de nous aide et protection,
puis ceux de nos parents plus éloignés avec lesquels nous nous entendons bien :
souvent nous partageons le même destin. Donc et avant tout, ceux que je viens de
nommer doivent pouvoir compter sur nous pour les aider à vivre, mais nous
partagerons la vie de nos amis, c'est avec eux principalement que nous
échangerons, outre le pain et le sel, des conseils, des propos, des
exhortations, des consolations, parfois aussi des reproches. Il n'est rien de
plus doux qu'une amitié qui se fonde sur des ressemblances morales.
XVIII
- Quand il s'agit de rendre service, il
faut toujours avoir égard en premier lieu au besoin qu'on a de nous et voir ce
que pourrait faire, même sans nous, la personne à qui nous voulons du bien, de
quoi, au contraire, elle serait incapable. L'ordre dans lequel se rangent les
besoins est d'ailleurs troublé par les circonstances extérieures et il y a en
conséquence des services qu'on doit rendre aux uns plus qu'aux autres par
exemple, on aidera un voisin plus même qu'un frère ou un ami à faire sa récolte,
en revanche on assistera dans un procès un proche parent ou un intime plutôt
qu'un voisin. Il faut considérer tout cela dans la pratique et tenir un compte
exact des services rendus ou demandés, ajouter les uns, retrancher les autres et
voir enfin quel solde laisse le bilan; c'est ainsi que l'on reconnaîtra ce que
l'on doit à chacun. Mais de même que ni les médecins, ni les chefs d'armée, ni
les orateurs, malgré leur connaissance des règles, ne peuvent briller d'un grand
éclat dans leur art sans la pratique et l'exercice, on peut bien donner, comme
je le fais ici, des préceptes sur la façon dont il convient de se comporter,
mais une affaire de cette importance exige, elle aussi, de la pratique et de
l'exercice.
Nous avons maintenant assez montré, en prenant comme point de départ les
sociétés humaines et les relations de droit qu'elles impliquent, quelles sont
les exigences auxquelles doit se plier notre conduite si nous voulons qu'elle
soit morale. Il faut savoir toutefois que des quatre sources de la moralité
précédemment indiquées et d'où découle tout ce qui fait la valeur de la
conduite, la plus claire est la grandeur d'âme qui regarde de haut les choses
humaines. C'est pourquoi parmi les accusations injurieuses il n'en est pas dont
on use plus volontiers que de celle qu'exprime ce vers : "vous, jeunes hommes,
avez un cœur de femme, cette vierge en a un tout viril", ou encore cet autre :
"va, être efféminé, remporte des dépouilles sans verser ta sueur ni ton sang".
Au contraire, pour célébrer les exploits brillants d'un héros au grand cœur,
notre voix, je ne sais comment, s'enfle naturellement. C'est ainsi que, pour
l'éloquence, Marathon et Salamine, Platée, les Thermopyles, Leuctres, sont des
thèmes tout indiqués; c'est ainsi que chez nous, un Coclès, des Decius, un
Cneius et un Publius Scipion, un Marcellus, d'autres guerriers sans nombre, et
par-dessus tout le peuple même de Rome, sont célébrés pour leur grandeur d'âme
incomparable. L'attrait qu'exerce la gloire des armes se marque au costume
presque toujours militaire dont nous revêtons nos statues.
XIX
- Mais cette fierté d'âme qui éclate dans
les périls et les fatigues, si elle ne s'allie pas à la justice, si ce n'est pas
pour le salut commun mais pour la défense d'intérêts particuliers qu'elle se
dépense en combats, devient condamnable. Il ne s'agit plus alors d'actes de
courage, mais d'attentats monstrueux à l'humanité. Les Stoïciens ont donc raison
de définir le courage comme la force d'âme au service de l'équité. C'est
pourquoi nul n'a mérité d'éloges qui, dans son avidité de gloire, a eu recours à
des moyens déloyaux et nuisibles à autrui. Platon l'a très bien dit : « Non
seulement la science, quand elle se sépare de la justice, doit être appelée
adresse et non sagesse, mais un cœur toujours prêt à affronter le danger, s'il
agit sous la poussée du désir égoïste et non pour le salut commun, sera dit
audacieux plutôt que brave.»
Nous voulons donc que les hommes courageux et d'âme grande soient aussi de bons
citoyens, des êtres de probité candide, aimant la vérité, incapables de
tromperie toutes ces qualités sont au cœur même de la justice. Pour notre
malheur une ambition excessive du premier rang se développe aisément dans les
âmes fières et hautes. Tout ainsi que, d'après Platon, le génie national des
Lacédémoniens était enflammé du désir de vaincre, les créatures les plus
superbes veulent dominer ou plutôt occuper une position unique. Cette ambition
de l'emporter sur tous se concilie mal avec l'esprit d'équité qui est essentiel
à la justice. De là vient que ces êtres n'acceptent jamais d'être vaincus dans
une discussion, ne s'arrêtent devant aucun droit, aucun statut; leur rôle dans
la république est d'ordinaire celui de factieux se répandant en largesses pour
augmenter toujours leur pouvoir : ils veulent être les plus forts et ne
souffrent point d'égaux.
Mais plus il est difficile de rester dans les limites de la justice, plus cela
est méritoire, et il n'y a point de circonstances qui permettent de les
outrepasser. Le courage donc, la magnanimité, consistent à combattre, non à
commettre, l'injustice. La vraie grandeur d'âme, inséparable de la sagesse, juge
donc que la beauté de la vie, objet propre de la nature humaine, loin de se
confondre avec le renom bruyant, dépend de la façon dont on agit et qu'il vaut
mieux être le premier d'entre les citoyens, que de le paraître. Qui s'attache à
l'opinion flottante de la multitude mal éclairée ne peut être mis au nombre des
grands hommes. Très facilement le désir de la gloire, propre aux âmes les plus
hautes, porte à commettre des injustices; c'est là, il est vrai, un point très
délicat car on trouvera malaisément un homme qui, après des travaux pénibles et
des périls affrontés, ne désire pas que la gloire récompense en quelque manière
ses actes méritoires.
XX
- Un grand et vaillant cœur se connaît
surtout à deux caractères : l'un est le mépris des choses extérieures, la
persuasion qu'à part une vie droite et belle, rien n'est pour l'homme digne
d'être admiré ou souhaité, que rien ne mérite son effort, et aussi qu'il ne doit
se laisser dominer ni par un autre homme, ni par un trouble quelconque de l'âme,
et rester toujours supérieur à la fortune. L'autre caractère est de s'attacher,
comme je l'ai indiqué plus haut, à des entreprises grandes et utiles autant que
possible et aussi très rudes, pleines de fatigues, où l'on risque sa vie et tous
les biens nécessaires à la vie. De ces deux caractères le second a l'éclat, la
grandeur visible et je dirai aussi l'utilité pour autrui, mais la cause de cette
grandeur, sa raison déterminante est le premier : c'est lui qui donne aux âmes
leur excellence et fait qu'elles s'élèvent au-dessus de l'humanité.
Ce caractère lui-même a deux traits : ne juger bon que le beau et s'affranchir
de toute passion. Faire peu de cas des avantages que la plupart mettent
au-dessus de tout et croient très précieux, avoir pour eux un solide et constant
mépris, c'est là, il faut le croire, le propre d'un grand et vaillant cœur.
Supporter les nombreuses amertumes de la vie, les vicissitudes du sort, sans que
la santé morale en souffre, sans se départir de la dignité qui convient au sage,
c'est le fait d'une âme vigoureuse toujours égale à elle-même. Être dominé par
l'appétit, quand on ne l'est point par la crainte, se laisser vaincre par le
plaisir quand on résiste victorieusement à la peine, c'est se démentir soi-même.
Donc sachons nous refuser au plaisir et préservons-nous de la cupidité. Nulle
marque plus certaine d'un cœur étroit que l'amour des richesses, nulle petitesse
comparable à celle d'une âme où il règne, rien de plus beau, de plus magnifique
en revanche que le mépris de l'argent quand on est dépourvu, l'emploi libéral,
généreux, qu'on peut en faire quand on en a.
Contre le désir même de la gloire il faut se tenir en garde, comme je l'ai dit,
car il nous ravit la liberté, objet de tout l'effort d'un homme à l'âme haute.
Il ne faut pas non plus rechercher le pouvoir, mieux vaut parfois ne pas
l'accepter et parfois s'en démettre. Mais il faut s'affranchir de tout mouvement
passionné, de l'appétit et de la crainte, de la tristesse aussi, du plaisir et
de la colère, afin de posséder la paix sûre d'elle-même et de vivre dignement
sans défaillance.
Il y a eu, et il y a encore beaucoup d'hommes qui, cherchant cette paix dont je
viens de parler, se sont éloignés des affaires publiques et ont voulu vivre dans
une tranquille retraite; parmi eux les plus considérables de beaucoup sont des
philosophes très connus et aussi quelques hommes d'esprit sérieux et austère;
certains, ne pouvant supporter les façons d'être du peuple et des princes, ont
vécu dans leurs terres et se sont plu à gérer leurs biens. Ils ont eu le même
programme que les rois : ne manquer de rien, n'obéir à personne, jouir de la
liberté; au total vivre à sa guise.
XXI
- Ceux qui cherchent le repos,
ressemblent à cet égard à ceux qui sont avides de pouvoir, mais les uns croient
trouver l'indépendance dans une situation qui leur procure d'amples ressources,
tandis que les autres se contentent d'une petite fortune qui soit bien à eux. Ni
l'une ni l'autre méthode n'est du tout méprisable, mais la vie tranquille et à
l'écart est plus facile, plus sûre, elle pèse d'un poids moindre sur les autres
et ne les menace pas des mêmes dangers.
En revanche celle des hommes qui se dévouent à la chose publique et aux grandes
affaires a pour le genre humain plus de fruit, elle est plus large et permet
même de s'illustrer. C'est pourquoi, aux hommes d'un génie supérieur, qui se
sont adonnés à l'étude, et à ceux aussi que retient leur faible santé ou quelque
cause plus grave, on pardonnera peut-être de ne s'occuper point des affaires de
l'État, tout comme ils abandonnent eux-mêmes à d'autres le souci et l'honneur de
les diriger. Mais à défaut de telles raisons, quand on prétend mépriser les
magistratures et les postes de commandement qui, d'ordinaire, excitent
l'admiration, non seulement il n'y a rien là qui mérite louange, mais je pense
qu'il faut blâmer cette attitude.
Il est difficile à la vérité de désapprouver des hommes qui déclarent qu'ils
méprisent la gloire et n'en font aucun cas, mais ils paraissent redouter des
fatigues accablantes, plus encore les insultes, les attaques ignominieuses comme
si elles devaient les flétrir. Il y a des gens en effet qui devant toute
adversité tombent au-dessous d'eux-mêmes; ils ont pour le plaisir des paroles de
dédain sévère, mais ne résistent guère à la souffrance, ils n'ont cure de la
gloire, mais le mal qu'on dit d'eux les abat et en cela ils se montrent peu
conséquents.
Quand on en a les moyens, on doit s'occuper des affaires publiques et ne pas
hésiter à se donner le mal nécessaire pour parvenir à quelque magistrature, sans
quoi ni la cité ne peut être bien gouvernée, ni la grandeur d'âme manifestée. Et
aux hommes qui s'appliquent aux affaires publiques tout autant qu'aux
philosophes, je suis même tenté de dire davantage, la noblesse morale est
nécessaire, de même que ce mépris des choses humaines dont j'ai parlé, et aussi
l'assurance tranquille, si, comme il convient, ils doivent ne pas se soucier de
l'avenir qui les attend et vivre en plein accord avec eux-mêmes. Cela est plus
facile aux philosophes : ils offrent moins de prise aux coups du sort et sont
moins dépendants des circonstances et, si quelque malheur leur arrive, ils ne
tombent pas d'une chute aussi lourde. Ce n'est donc pas sans raison que les
hommes qui administrent la chose publique éprouvent des émotions plus fortes que
ceux qui vivent dans une retraite paisible et que le succès de leurs efforts
leur donne plus de souci; par cela même la grandeur d'âme leur est plus
nécessaire et aussi la force de ne pas s'abandonner au chagrin.
Mais on ne doit entreprendre aucune affaire à la légère, il faut avoir grand
soin de s'assurer non seulement qu'elle est moralement louable mais qu'on est
capable de la mener à bien et, dans cet examen même, il faut se garder et de se
décourager trop vite par crainte de l'effort et d'avoir en soi-même, par
ambition, une confiance excessive. Quoi qu'on veuille faire il faut au préalable
s'y préparer avec soin.
XXII
- On croit généralement que les actions
de guerre l'emportent en grandeur sur celles qui s'accomplissent à l'intérieur
de la cité. Cette opinion est discutable. Beaucoup de gens ont cherché et
fréquemment causé la guerre par amour de la gloire; c'est le fait des âmes
hautes et des natures les plus richement douées, surtout si elles ont des
capacités militaires et l'humeur belliqueuse. Mais, si nous voulons nous en
tenir à la vérité, dans bien des cas la politique intérieure dépasse en
importance et en éclat les faits de guerre.
Thémistocle est certes justement honoré et son nom est plus célèbre que celui de
Solon, la victoire de Salamine a eu plus de retentissement que la décision due à
Solon de constituer l'Aréopage; cependant, cette fondation ne doit pas être
jugée moins belle que cette victoire. Salamine a été le salut d'Athènes à un
certain moment, l'Aréopage a assuré la durée des lois et des institutions
anciennes. Thémistocle n'a jamais pu se flatter d'avoir apporté le moindre
secours à l'Aréopage, mais l'Aréopage a pu dire justement que Thémistocle lui
devait quelque chose. Dans la conduite de la guerre ce sénat institué par Solon
eut son rôle.
On peut dire aussi de Pausanias et de Lysandre que leurs guerres ont étendu à la
vérité l'empire de Lacédémone, mais leurs services ne peuvent en aucune façon
être mis en balance avec la législation et la discipline de Lycurgue, et c'est
au contraire à ces institutions qu'ils durent d'avoir des armées obéissantes et
courageuses. À mes yeux, quand j'étais encore enfant, M. Scaurus ne paraissait
en rien inférieur à C. Marius et, plus tard, quand je me suis occupé de
politique, Catulus à Cn. Pompée.
Les armes comptent peu au dehors quand il n'y a pas à l'intérieur une direction
sage. L'Africain, grand homme et chef d'armée d'un si rare mérite, n'a pas rendu
à l'État plus de services en détruisant Numance, que ne le faisait à la même
époque P. Nasica en mettant Tib. Gracchus à mort. Cet acte à la vérité n'eut pas
uniquement le caractère d'un fait politique intérieur puisqu'il exigea l'emploi
de la force pour son accomplissement, du moins la décision en fut-elle prise
dans la cité en l'absence de toute armée. Il n'est rien de plus beau que l'idée
exprimée dans ce vers qui a donné prise à tant d'attaques des mauvais citoyens
et des envieux : "que les armes le cèdent à la toge, les lauriers du soldat
vainqueur à la louange du courage civique"'.
Pour ne pas citer d'autres exemples, n'est-il pas vrai qu'au temps où je
gouvernais la république les armes l'ont cédé à la toge ? Jamais la république
ne courut plus grand danger et jamais la paix ne fut plus profonde : par ma
décision, par mon activité, les armes sont d'elles-mêmes tombées des mains des
citoyens les plus audacieux. Quel fait de guerre eut jamais tant de grandeur,
quel triomphe est comparable ? Il m'est permis, mon cher Marcus, d'évoquer ce
souvenir glorieux quand je m'adresse à toi qui en hériteras et suivras l'exemple
qu'il donne. Un homme qui s'illustra, certes, en bien des guerres, Cn. Pompée,
reconnut devant un grand nombre d'assistants qu'il lui aurait fallu sans moi
renoncer à son troisième triomphe, parce qu'il n'y aurait plus eu de ville où
triompher si je n'avais sauvé l'État. Les actes de courage civique ne sont donc
pas inférieurs aux militaires et ils requièrent encore plus de zèle et
d'activité.
XXIII
- Toutes les belles actions, dont nous
avons parlé plus haut et qui ont leur origine dans l'élévation et la noblesse du
cœur, exigent des forces morales et non corporelles. Il faut cependant exercer
le corps de telle sorte qu'il puisse obéir aux décisions raisonnées, être un
agent d'exécution et soit capable d'endurance. Les belles actions dont il s'agit
maintenant sont entièrement l'œuvre de l'attention et de la réflexion et, à cet
égard, les magistrats qui, revêtus de la toge, président aux affaires de l'État
ne sont pas moins utiles que les chefs d'armée qui conduisent les opérations de
guerre.
C'est ainsi que, sur leur avis, on a renoncé à entreprendre certaines guerres,
qu'on en a poussé d'autres jusqu'au bout et même qu'on en a déclaré: par
exemple, dans la troisième guerre punique, . c'est le conseil de Caton qui, même
après sa mort, prévalut. En pareille affaire, la raison qui dicte l'avis a plus
de prix que le courage qui dresse le combattant. Il ne faut pas toutefois qu'au
lieu de chercher le parti le plus utile, nous nous laissions déterminer par le
désir d'échapper à la bataille. Pour en revenir à la guerre, elle doit être
entreprise dans des conditions telles qu'on voie que c'est la paix et la paix
seulement qui en est le but.
Un homme dont le courage est sans défaillance ne se trouble pas dans une
situation difficile, il ne perd pas la tête, comme on dit, il garde sa présence
d'esprit, sa faculté de raisonner et de décider. Et si c'est là le fait d'une
âme forte, c'est une marque de supériorité intellectuelle de prévoir l'avenir,
d'arrêter par avance ce que l'on fera suivant que les choses prendront telle
tournure ou telle autre, et de ne jamais se trouver dans le cas de s'excuser en
disant : je n'avais pas pensé que cela pût arriver. C'est ainsi qu'agit un homme
au cœur ferme, conscient de sa dignité, confiant en lui-même, en sa raison
avisée. Aller de l'avant à la légère, se jeter sur l'ennemi en aveugle, c'est se
comporter non en homme mais en bête sauvage. En revanche, quand les
circonstances l'exigent, il faut savoir combattre et préférer la mort à la
servitude.
XXIV
- Dans la prise et la destruction d'une
ville, on doit se garder de rien faire avec précipitation et de commettre aucun
acte de cruauté. Un grand homme, après le tumulte, punit les coupables, épargne
la foule et, quoi qu'il arrive, sa conduite reste droite et noble.
Tout de même, en effet, qu'il y en a, nous l'avons vu plus haut, qui mettent les
actions de guerre au-dessus de celles qui ont la ville pour théâtre, on trouve
bien des gens pour juger que des emportements périlleux ont sur des décisions
calmement réfléchies l'avantage de la grandeur et de l'éclat. Certes, il ne faut
jamais en fuyant le danger agir de façon à passer pour des poltrons ou des
lâches, mais il convient aussi de ne pas nous exposer au danger sans raison,
rien n'est plus insensé. Dans une situation qui présente du risque, imitons donc
les médecins : quand la maladie est légère, ils la traitent avec douceur, dans
les cas graves ils sont obligés d'avoir recours à des remèdes périlleux et d'un
succès incertain. Souhaiter l'orage quand le temps est beau est d'un dément,
user de tout moyen pour faire face à la tempête d'un sage, surtout si le bien
que promet la victoire l'emporte sur le mal lié à l'hésitation.
Ajoutons que les actions entreprises sont dangereuses tantôt pour nous-mêmes,
tantôt pour la chose publique; c'est donc ou bien notre vie ou bien notre
honneur et notre civisme qui sont enjeu. Soyons prêts à risquer plutôt ce qui
est proprement nôtre que le bien commun et combattons plus volontiers pour
l'honneur et la gloire que pour d'autres intérêts. Il s'est trouvé bien des
hommes prêts à prodiguer non seulement leur argent mais leur vie pour la patrie
et ne consentant pas au moindre sacrifice d'amour-propre même pour le salut
public, tel Callistrate, chef des Lacédémoniens pendant la guerre du
Péloponnèse, après s'être distingué en mainte rencontre, il compromit tout en
refusant de suivre l'avis de ceux qui voulaient éloigner la flotte des îles
Arginuses pour ne pas livrer bataille aux Athéniens : « Si cette flotte est
perdue, répondit-il, Sparte peut en équiper une autre », mais il ne pouvait,
lui, fuir sans honte. Le coup, il est vrai, ne fut pas très dur pour les
Lacédémoniens; en revanche, ils en reçurent un mortel quand Cléombrote,
craignant les détracteurs, engagea témérairement le combat avec Épaminondas : ce
fut l'effondrement de Sparte. Quelle autre conduite fut celle de F. Maximus dont
Ennius a pu dire : « Un seul homme sachant temporiser rétablit nos affaires; son
renom lui importait moins que le salut commun et c'est pourquoi maintenant sa
gloire brille d'un si vif éclat. » La même faute doit être évitée aussi dans les
affaires intérieures de la cité. Il y a des gens qui, bien qu'ayant des idées
très justes, n'osent point parler, par crainte d'exciter la haine.
XXV
- D'une manière générale, que ceux qui
dirigent les affaires de l'État aient présents à l'esprit deux préceptes de
Platon : l'un leur prescrit de veiller au bien des citoyens et, en toute
affaire, de n'avoir, oublieux de leur intérêt propre, que lui en vue, l'autre de
chercher à maintenir en bonne santé le corps social tout entier et, quelque soin
qu'ils aient à prendre d'une de ses parties, de ne pas négliger les autres.
De la chose publique on doit dire comme d'une tutelle : il faut avoir souci,
quand on la gère, de ceux dont on a la charge, non de l'intérêt du gérant.
Défendre la cause d'une classe de la population sans se préoccuper des autres
classes, c'est introduire dans la cité le pire des maux : la discorde, la
sédition. C'est ainsi que les uns font paraître un grand zèle pour le populaire,
d'autres pour l'élite, bien peu pour l'État entier. De là, dans Athènes, de
grands conflits, dans notre république non seulement des séditions mais des
guerres civiles mortelles. Un citoyen courageux et voulant exercer une action
profonde, digne en un mot du principat, aura des pratiques de cette sorte en
horreur, il se donnera tout entier à la chose publique sans poursuivre la
richesse ni la puissance, il veillera sur tout l'État, travaillera au bien de
tous. Loin de chercher à faire de qui que ce soit un objet de haine ou de
jalousie, il s'attachera en tout à la justice et à la droiture, il observera
constamment les règles de conduite que j'ai posées, si choquant que cela puisse
paraître, et aimera mieux mourir que s'en départir.
C'est une chose très misérable que l'ambition des honneurs qui dresse les
compétiteurs les uns contre les autres et Platon a eu raison de le dire: «Des
rivaux qui luttent à qui gouvernera l'État sont comme des matelots qui se
disputeraient la conduite du bateau ».
Le même Platon veut que nous considérions comme des adversaires ceux qui portent
les armes contre la cité, non ceux qui ont leur opinion à eux sur la meilleure
façon de la servir. Scipion et Metellus pensaient différemment sur ce point,
mais leur désaccord était sans amertume.
N'écoutons pas qui croit que la colère est de droit contre des adversaires et
prétend que cet emportement atteste de la grandeur d'âme et du courage. Rien au
contraire ne mérite plus l'éloge et n'est plus digne d'un homme supérieur qu'une
humeur accommodante et clémente. Chez les peuples libres et où règne l'égalité
il faut savoir être conciliant et maître de soi, de façon que, si certains
événements, certaines impudences nous irritent, nous ne nous abandonnions pas du
moins à une amertume inutile, propre à nous rendre odieux. La mansuétude et la
clémence méritent toutefois qu'on les approuve à condition qu'on sache se
montrer sévère quand l'intérêt public l'exige, car cela est nécessaire au
gouvernement de la cité. Le blâme, le châtiment ne doivent jamais prendre un
caractère outrageant; une peine infligée, un reproche formulé, doivent servir
uniquement l'intérêt public, non celui du justicier.
Il faut prendre garde aussi que la peine ne dépasse la faute en grandeur et que
d'autres que le coupable n'aient à en souffrir ou ne soient mis en cause.
Pardessus tout qu'on s'interdise la colère quand on punit. Jamais un homme en
colère n'observe dans l'application de la peine cette juste mesure entre le trop
et le trop peu que goûtent les Péripatéticiens, encore qu'ils aient fait l'éloge
de la colère et l'aient considérée comme un don utile de la nature. En toute
affaire il faut s'en garder; ceux qui sont à la tête de l'État devraient être
semblables aux lois qu'inspire l'équité, non la colère, quand elles châtient.
XXVI
- Dans la prospérité, quand tout va selon
notre désir, évitons avec soin l'orgueil, le faste, l'insolence. Qui manque de
mesure quand il est heureux fait preuve de faiblesse, tout comme celui qui se
laisse accabler par le malheur; ce qui est beau, c'est une âme qui reste égale à
elle-même dans tous les accidents de la vie, qui leur oppose un visage, un front
toujours pareil : tel fut Socrate, tel aussi Lélius.
Le roi Philippe de Macédoine fut surpassé par son fils en exploits et en gloire,
mais il l'emporte, à ce que je vois, par son humeur accommodante et en
savoir-vivre, c'est pourquoi il ne s'est jamais diminué, tandis que son fils
s'est souvent conduit indignement et, on a eu raison de le dire, plus nous nous
élevons au-dessus des autres hommes, plus nous devons leur marquer de la
déférence. Panétius rapporte que Scipion l'Africain, son disciple et ami, avait
accoutumé de dire: « De même que l'on confie à des dresseurs, pour les rendre
plus maniables, les chevaux qu'on n'arrive pas à tenir parce que de nombreux
combats les ont rendus farouches, de même il faut plier en quelque sorte sous le
joug de la raison et de la philosophie les hommes enivrés de leurs succès et
trop confiants en eux-mêmes, afin qu'ils comprennent la fragilité des choses
humaines et l'inconstance de la fortune.»
Et c'est dans les moments de plus grande prospérité qu'il est le plus nécessaire
de prendre conseil de ses amis et de tenir compte de leurs avis. C'est dans ces
moments-là que nous devons redouter de prêter l'oreille aux flatteurs et ne pas
leur permettre de nous encenser; règle dont l'observation est difficile, car
nous croyons aisément mériter les louanges qu'on nous adresse et c'est là
l'origine de bien des fautes. Les hommes pleins d'illusions sur eux-mêmes se
rendent ridicules et tombent dans les pires erreurs.
Mais en voilà assez sur ce point. Il reste à marquer cependant que, si les
magistrats exerçant des fonctions publiques ont à remplir, avec des qualités
éminentes de cœur et d'esprit, les plus lourdes charges, à cause tant de
l'ampleur des affaires qu'ils gèrent que du grand nombre des intéressés, il y a
eu et il y a encore, menant une vie éloignée des affaires de l'État, beaucoup
d'hommes ayant, eux aussi, des qualités éminentes qui se sont appliqués à des
recherches importantes ou l'ont tenté; sans franchir le cercle des intérêts
privés, ils occupent une situation intermédiaire entre les philosophes et les
hommes publics : ils jouissent de leur fortune propre, ne cherchent pas à
l'augmenter par tous les moyens, en font bénéficier leurs proches et savent en
réserver une part à leurs amis et à l'État quand il est utile. Que dans
l'acquisition de cette fortune ils n'aient eu à se reprocher aucune vilenie,
aucun procédé odieux, qu'ils l'accroissent par leur économie et leur activité
intelligente, qu'ils la mettent au service d'un grand nombre de personnes pourvu
qu'elles le méritent, qu'au lieu de l'employer à la satisfaction de leurs
appétits ou en dépenses inutilement fastueuses ils en fassent un usage libéral
et bienfaisant, il leur est permis de mener une vie large, ardente et magnifique
en même temps que droite, loyale et vraiment utile aux hommes.
XXVII
- Il nous faut parler maintenant d'une
dernière forme de la moralité qui comprend le respect des convenances, la
tempérance et la pondération, parure de la vie, l'apaisement de tous les
troubles moraux et la mesure en toutes choses. Ce sont ces qualités que résume
en latin le mot de "decorum", l'harmonie dans la conduite; les Grecs disent
pr¡pon.
Tel est le caractère de cette vertu qu'on ne peut la séparer de la moralité :
toute façon d'agir harmonieuse est morale, toute vie morale a son harmonie.
Quant à la différence qui existe entre ces deux notions, on la conçoit plus
aisément qu'on ne l'explique. L'harmonie apparaît à la suite de la moralité qui
en est la condition; c'est pourquoi elle n'est pas l'apanage exclusif de cette
forme de la moralité dont nous avons à parler ici : user sagement du
raisonnement et du discours, agir avec réflexion en toute affaire, voir où est
la vérité et y demeurer attaché, c'est là se montrer soucieux de l'harmonie et,
au contraire, se laisser abuser ou s'égarer, faillir ou suivre un conseil
pernicieux, c'est chose aussi contraire à l'harmonie que le délire ou la perte
de la raison. Et de même que la justice est une sorte d'harmonie, l'injustice a
la laideur d'une dissonance. La même observation s'applique au courage : une
action virile et où se marque de la force d'âme est digne d'un homme et
contribue à la belle ordonnance de la vie, une lâcheté la dépare et la détruit.
Je le répète donc, l'harmonie est liée à toutes les formes de la moralité et il
ne faut aucun effort d'abstraction pour le comprendre, cela se voit d'abord. Il
y a en effet, en toute vertu, on le conçoit, une certaine harmonie bien
déterminée; on peut isoler cet élément par la pensée, en fait il est inséparable
de la vertu elle-même. De même que la grâce et la beauté du corps ne sauraient
exister sans la santé, toute cette harmonie dont nous parlons ici se confond
dans la réalité avec la vertu, bien que l'on puisse, en théorie, les distinguer.
On peut, il faut l'observer, la concevoir de deux façons : d'une part il y a une
certaine sorte d'harmonie contenue dans toutes les formes de la moralité, de
l'autre il y a cette harmonie particulière qui se rapporte aux qualités
comprises dans la quatrième forme. La première sorte se définit par la
conformité de la conduite à la dignité suprême de l'homme, au rang qu'il occupe
au-dessus des autres vivants. Quant à l'autre sorte, qui est une espèce de la
première, on la définit en disant : est harmonieuse une conformité à la nature
qui se traduit par une pondération et une tempérance non exemptes de bonne
grâce.
XXVIII
- Nous pouvons comprendre tout cela en
partant de cette sorte d'harmonie que cherchent les poètes et dont parlent
longuement d'autres ouvrages. Nous disons qu'un poète observe l'harmonie quand
il fait parler et agir ses personnages comme il convient. Si, par exemple, Éaque
ou Minos disaient : « Qu'importe leur haine pourvu qu'ils me redoutent » ou
encore : « Celui qui les a engendrés est le tombeau de ces enfants » il y aurait
désaccord, car il est admis que ces personnages furent justes. Mais, quand c'est
Atrée qui parle ainsi, les applaudissements éclatent, car ce langage est
conforme à son rôle. Il faut observer toutefois que les poètes jugent de ce qui
convient à chacun d'après le rôle qu'il doit jouer, tandis qu'à nous la nature
elle-même, en nous conférant une dignité qui nous place au-dessus des autres
êtres vivants, nous a imposé le personnage que nous devons être. Les poètes, en
conséquence, qui mettent en scène les personnages les plus divers, auront aussi
à voir ce qui sied et convient à des êtres pervers, tandis que notre rôle
naturel à nous comprend, comme caractères, la fermeté dans la conduite, la
pondération, la tempérance, le respect des convenances et la nature nous
prescrit aussi de ne pas manquer à nos obligations envers les autres hommes; il
s'ensuit que l'harmonie s'étend très loin, aussi bien celle qui est liée à
toutes les formes de la moralité que celle qui appartient en propre à une vertu
particulière.
De même, en effet, que la beauté du corps, effet d'une exacte proportion, attire
les regards et charme par l'heureux concours que se prêtent toutes les parties,
de même l'harmonie, qui répand sa douceur sur la vie, gagne l'assentiment des
gens qui nous entourent et apprécient l'ordre, la régularité, la mesure dans les
actes et les paroles. Il faut donc avoir des égards pour les hommes, pour les
meilleurs d'abord et aussi pour les autres : ne tenir aucun compte de l'opinion
qu'on a de nous, ce n'est pas seulement de l'arrogance, c'est une menace contre
le lien social. Il y a, en ce qui concerne nos rapports avec les autres hommes,
cette différence entre la justice et le respect des convenances, que la justice
consiste à ne pas les léser, le respect des convenances, à ne les point choquer,
et c'est précisément en cela que triomphe l'harmonie. Après ces considérations,
je pense avoir fait comprendre ce que c'est que le décorum.
Quant aux conséquences qui se déduisent de là en morale, la première tend à nous
maintenir dans une exacte conformité à la nature. En la prenant comme guide,
nous ne nous égarerons jamais : intelligence pénétrante, qualités nécessaires à
la vie sociale, force d'âme, courage, toutes ces vertus seront l'objet de notre
effort. Mais le domaine par excellence de l'harmonie, c'est cette partie de la
morale que nous exposons en ce moment, car ce ne sont pas seulement les
mouvements du corps qui charment quand ils sont ordonnés selon la nature, ce
sont aussi, et encore bien davantage, les mouvements de l'âme.
Il faut considérer que la nature et l'essence de l'âme sont doubles; elles
comprennent l'appétit,
õrm® en grec, qui
entraîne l'homme tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, et la raison qui
enseigne et explique ce qu'il faut faire et ce qu'il faut éviter de faire; à la
raison donc de commander, à l'appétit d'obéir.
XXIX
- Il ne faut jamais agir à la légère,
s'abandonner à une impulsion irraisonnée, ne jamais rien faire que l'on ne
puisse justifier par une raison acceptable. Tel est à peu près le principe sur
lequel on devrait régler sa conduite. L'appétit doit donc être soumis à la
raison, il ne faut pas lui permettre d'aller précipitamment de l'avant, ni, par
paresse ou lâcheté, le laisser s'écarter, il faut le maintenir tranquille,
exempt de trouble; c'est ainsi que la fermeté, la pondération paraîtront dans la
conduite. Quand les appétits s'émancipent, que le désir et l'aversion ne sont
plus tenus en bride par la raison, ils passent inévitablement toute borne, toute
mesure, c'en est fait de la soumission, de l'obéissance prescrite par la nature,
ils ne troublent pas seulement l'âme, mais l'organisme. Que l'on regarde le
visage d'un homme en colère, de quelqu'un que tourmente une passion sensuelle,
qu'ébranle la crainte ou qui pantelle de plaisir, son visage, sa voix, ses
mouvements, son attitude, tout est changé. On connaît par là, pour en revenir à
la notion de moralité, que tous les appétits doivent être refoulés, maintenus,
qu'il faut exercer une surveillance active pour ne pas agir à la légère, au
hasard, sans modération ni contrôle.
La nature, en effet, ne nous a pas créés pour le jeu et l'amusement; elle veut
plutôt de nous un certain sérieux, de la gravité, des ambitions plus hautes. Il
est certes permis de prendre du bon temps, mais il en est de cette récréation
comme du sommeil et du repos en général, il faut d'abord avoir suffisamment
donné de soi au travail sérieux. Les amusements mêmes ne devront rien avoir de
trop relâché, d'immodeste, ils devront conserver un caractère aimable et une
certaine retenue. Nous ne laissons pas à nos enfants pleine licence dans leurs
jeux, nous leur laissons une liberté qui n'exclut pas l'observation des règles
morales, de même il convient que nos récréations même s'éclairent d'un peu de
lumière honnête. Il y a, en effet, deux façons de se divertir, l'une grossière,
effrontée, obscène, visant au scandale, l'autre élégante, courtoise, fine et
spirituelle. Plaute chez nous et la comédie ancienne des Athéniens, et aussi les
écrits des philosophes socratiques, sont remplis d'exemples de cette façon de
plaisanter, et il y a quantité de gens, quantité de mots spirituels dont Caton,
dans sa vieillesse, a fait un recueil, les
Žpofy¡gmata. Il est
donc facile de distinguer la plaisanterie fine de la grossière. L'une, quand
elle vient au moment où l'esprit peut se détendre, est digne d'un homme bien
élevé, l'autre ne l'est même pas d'un homme libre, quand à la laideur du sujet
s'ajoute l'obscénité du langage. Dans le jeu même il y a une mesure à garder :
il y a des choses que nous ne devons pas exposer au ridicule et il ne faut pas
qu'enivrés de plaisir, nous nous laissions glisser à quelque acte contraire à
notre dignité. Notre champ de Mars et la chasse nous fournissent bien des
possibilités de nous divertir honnêtement.
XXX
- Dans toute recherche relative à la
morale, il importe d'avoir présente à l'esprit la différence si profonde qui
existe entre la nature humaine et celle des animaux domestiques et autres. Les
bêtes ne connaissent par la conscience que le plaisir, et tous leurs instincts
les y portent, tandis que l'étude et la méditation nourrissent l'âme humaine,
qu'elle ne cesse de s'enquérir et d'agir, goûte et recherche les perceptions de
la vue et de l'ouïe. Bien mieux, s'il arrive qu'on soit trop adonné aux plaisirs
des sens, pour peu qu'on ne soit pas une brute - il y a des gens qui ne sont
hommes que de nom -, pour peu qu'on ait quelques aspirations plus nobles, tout
prisonnier qu'on est du plaisir, on dissimule par pudeur cet appétit de volupté.
Par là se connaît que le plaisir physique n'est pas digne du niveau supérieur
auquel se place l'homme, qu'il faut le mépriser et s'en détourner. Si l'on veut
lui faire sa part, qu'on la mesure avec soin. L'alimentation, le soin qu'on
prend du corps importent au maintien des forces et de la santé, le plaisir n'en
est pas le but.
Et si nous voulons considérer le rang qu'occupe l'homme dans la nature et sa
dignité, nous comprendrons combien peu il convient de se laisser corrompre par
un luxe raffiné et de vivre dans la mollesse, combien au contraire sont
conformes à la saine morale la simplicité, la continence, l'austérité des mœurs,
la sobriété.
Il faut savoir qu'il y a en nous naturellement deux caractères en quelque sorte,
l'un commun à toute l'humanité : il tire son origine de la raison à laquelle
tous nous avons part et qui fait notre supériorité sur les bêtes; c'est de là
que se déduit tout ce qui a trait à la moralité, à la belle ordonnance de la
vie; nous partons de ce principe dans la recherche des règles de conduite.
L'autre est notre caractère propre et individuel. Tout de même qu'entre les
corps il y a de grandes dissemblances, puisque les uns semblent faits pour la
course, les autres pour la lutte où triomphe la vigueur, qu'il y a, dans le
port, tantôt plus de majesté, tantôt plus de grâce, de même il y a entre les
âmes des différences et il y a même une variété plus grande.
L. Crassus et Philippe avaient un esprit charmant ; Jules César Strabon, en
s'exerçant, avait réussi à les dépasser en cela. À la même époque, Scaurus et
Drusus, un tout jeune homme, se faisaient remarquer par leur sévérité. Lélius
était très gai, son ami Scipion, plus ménager de l'opinion, avait plus de
sérieux. Pour ce qui est des Grecs, nous savons que Socrate répandait dans ses
causeries de l'agrément, de fines plaisanteries, qu'il avait constamment recours
à cette façon de faire semblant que les Grecs appellent ironie. Au contraire,
Pythagore et Périclès avaient conquis la plus grande autorité sans jamais se
dérider.
Hannibal parmi les chefs carthaginois, Q. Maximus parmi les nôtres, étaient,
d'après ce que nous savons, pleins de ruse : ils s'entendaient à cacher, à taire
leurs desseins, à dissimuler, à tendre des pièges, à surprendre l'ennemi. Ce
même génie distinguait, selon les Grecs, Thémistocle et Jason de Phères. Que
d'habileté, que de ruse déploya Solon quand, pour sa sécurité propre et plus
encore dans l'intérêt de l'État, il simula la folie.
Bien différents de ces hommes sont ceux qui, francs et ouverts, pensent qu'il ne
faut rien faire en cachette, ne jamais tendre un piège : ils ont le culte de la
vérité, sont ennemis de la fraude. D'autres encore se prêtent à tout ce qu'on
veut, sont les serviteurs de n'importe qui, pour arriver à leurs fins; tels
furent Sylla et M. Crassus. Le même caractère se retrouvait, nous dit-on, dans
le très astucieux et très patient Lysandre; Callicratidas, qui commanda la
flotte après lui, était tout le contraire. De même, dans la conversation, il y
en a qui, bien que très puissants, semblent vouloir se mettre tout à fait au
même niveau que les autres. C'était le cas pour les deux Catulus, le père et le
fils, et il en est de même, nous le voyons, pour A. Mucius et Marcio. J'ai
entendu dire par mes aînés que tel était Publius Scipion Nasica et qu'en
revanche son père, celui qui réprima les tentatives ruineuses de Tib. Gracchus,
n'avait aucune affabilité et dut à ce manque de bonne grâce dans les entretiens
sa grandeur et son éclat. Il y a entre les caractères et les natures
d'innombrables autres différences qui ne doivent nullement être blâmées.
XXXI
- Chacun doit conserver diligemment non
sans doute ses inclinations vicieuses, mais les traits de nature qui lui sont
propres, afin de maintenir plus aisément cette harmonie que nous réclamons. Il
faudra donc, tout en ne nous efforçant à rien qui soit contraire au caractère
universel de l'homme, faire en sorte de garder notre individualité; alors même
que des manières d'être différentes vaudraient mieux en soi et nous
conféreraient plus d'importance, c'est sur elle que nous devons régler nos
ambitions. Il ne convient pas, en effet, de répudier sa propre nature et de
vouloir être ce que nous ne pouvons pas être. On voit mieux par là en quoi
consiste cette ordonnance harmonieuse dont il s'agit : rien ne peut s'y
conformer de ce qu'on voudrait faire "inuita Minerua", comme on dit,
c'est-à-dire contrairement à nos dispositions naturelles et en dépit d'elles.
D'une manière générale, si l'harmonie existe en quelque endroit, elle ne peut
être nulle part plus complète qu'en une vie qui, dans son ensemble et dans le
détail des actes, reste égale à elle-même, et cela n'est pas possible si l'on
veut substituer à sa nature propre celle d'autres personnes que l'on imite.
Usons en conversant de notre langue maternelle, que d'autres se rendent
ridicules en farcissant leurs discours de mots grecs et, de même,
arrangeons-nous pour que, dans nos actes et dans toute notre vie, il n'y ait pas
de disparate.
Tel est le poids de ces diversités d'homme à homme qu'il peut se faire que, dans
des conditions identiques, l'un doive se donner la mort et l'autre non. Les
conditions extérieures étaient-elles différentes pour M. Caton et pour les
autres qui ont fait leur soumission à César? Et cependant le suicide eût
peut-être été de leur part tenu pour une faute, parce que leur mode de vie avait
plus de douceur et que leur caractère était plus accommodant; tandis que la
nature avait doté Caton d'une inflexibilité inimaginable et qu'il s'était encore
raidi par une constante application, que jamais il ne renonçait à un dessein
qu'il avait conçu; il lui fallait donc mourir plutôt que de se trouver en face
du tyran. À combien de situations différentes Ulysse n'a-t-il pas dû se prêter
pendant les années qu'il a passées à errer sur la mer; et quand il lui fallait
se plier à des volontés féminines, si l'on peut donner le nom de femmes à des
créatures telles que Calypso et Circé, et faire l'aimable pour leur plaire! Chez
lui il endura même les outrages des esclaves et des servantes pour en venir à
ses fins. Ajax au contraire, avec le cœur que lui prête la tradition, eût
souffert mille morts plutôt que de subir pareil traitement.
Il convient d'avoir égard à tout cela, d'examiner de quoi l'on est capable et de
discipliner ses inclinations, non de tenter de faire ce qui n'appartient qu'à
d'autres : la manière qui convient le mieux à chacun, c'est celle qui est
proprement la sienne. Que chacun donc connaisse ses aptitudes naturelles, qu'il
juge sans complaisance ce qu'il peut avoir de bon et ce qu'il a de mauvais; ne
nous laissons pas dépasser en clairvoyance par les acteurs. Ils ne choisissent
pas les pièces les meilleures, mais celles qui sont le plus dans leurs moyens :
ont-ils une voix très forte, ils joueront les Épigones et Médus, s'ils
triomphent par le geste, Mélanippe, Clytemnestre; Rupilius, il m'en souvient,
jouait toujours Antiope, AEsopus joue souvent Ajax. Mais quoi? ce qu'un acteur
comprend sur la scène, un homme sage ne le comprendrait pas dans la vie ?
Appliquons-nous donc de tout notre pouvoir au travail pour lequel nous avons le
plus d'aptitudes. S'il arrive que la nécessité nous oblige à faire des besognes
auxquelles nous sommes naturellement peu propres, nous devons mettre tous nos
soins, tous nos efforts, toute notre industrie, à les faire, sinon
harmonieusement, du moins de façon aussi peu discordante que possible. Le point
où nous devons tendre n'est pas d'acquérir des mérites pour lesquels la nature
ne nous a pas doués, mais d'éviter les fautes.
XXXII
- Aux deux caractères que nous avons
distingués précédemment s'en joint un troisième, que le hasard ou les
circonstances nous imposent, et même un quatrième qui dépend de notre choix. La
royauté, le pouvoir, la haute condition sociale, les honneurs, la richesse,
l'influence et leurs contraires, tout cela nous échoit par chance et varie d'un
moment à l'autre; c'est par une décision volontaire que nous adoptons le rôle
que nous prétendons jouer. L'un s'adonne à la philosophie, l'autre au droit
civil ou à l'éloquence et, parmi les vertus elles-mêmes, il y a des gens qui en
préfèrent une aux autres.
C'est ainsi que ceux dont les pères ou les ancêtres se sont illustrés par un
certain genre de mérite, chercheront souvent à se distinguer à leur tour par un
mérite du même genre : tel Mucius Scévola dans le droit civil, Scipion
l'Africain, fils de Paul Émile, dans la conduite des armées. Parfois, ils
ajoutent à l'héritage glorieux qui leur vient de leurs pères une nouvelle sorte
de gloire : par exemple, ce même Scipion joignit l'éloquence à l'éclat guerrier
de son nom. Timothée, fils de Conon, qui ne resta pas au-dessous de son père en
renom militaire, eut en outre le mérite d'être bien doué pour les travaux de
l'esprit. Il arrive parfois aussi qu'on se décide à suivre une carrière sans se
préoccuper de l'exemple donné par les ancêtres : ainsi font ceux qui, nés, dans
une famille obscure, nourrissent une haute ambition et ont à fournir en
conséquence une somme considérable de travail. Quand nous nous demandons quelle
voie nous convient le mieux, il faut considérer tout cela et y réfléchir.
En premier lieu il s'agit de déterminer ce que nous voulons être, quel office et
quel genre de vie sera le nôtre. Il n'est pas de délibération plus difficile. Au
moment où l'on sort de l'enfance et où l'on est le moins capable d'un choix
judicieux, c'est alors que chacun, suivant son goût, décide quel emploi il fera
de sa vie. Il se trouve donc engagé dans une carrière avant de pouvoir juger
quelle sera pour lui la meilleure.
Pour ce que Prodicus raconte d'Hercule dans Xénophon, que, au moment de la
puberté, c'est-à-dire à l'heure où la nature invite chacun de nous à choisir sa
voie, sorti de chez lui il demeura longtemps solitaire à se demander quelle
route il suivrait, celle du plaisir ou celle de la vertu, les voyant toutes deux
s'ouvrir devant lui, il se peut que pareille faveur soit échue au rejeton de
Jupiter; mais il n'en est pas ainsi de nous qui nous réglons sur les exemples
que nous avons sous les yeux et sommes naturellement poussés à partager les
goûts et à trouver bonnes les décisions de ceux qui nous entourent. Le plus
souvent, imbus que nous sommes des préceptes donnés par nos parents, nous
faisons un choix conforme à leurs habitudes et à leur manière de vivre; d'autres
se laissent guider par l'opinion régnante et le métier qui paraît le plus beau à
la majorité des gens est pour eux le plus souhaitable. Quelques-uns cependant,
par quelque heureuse fortune ou par un don de nature où l'éducation reçue n'est
pour rien, suivent la bonne voie.
XXXIII
- Extrêmement rare est l'espèce de ceux
qui, grâce à une grande supériorité naturelle ou parce qu'ils ont beaucoup de
savoir et une forte culture ou pour les deux raisons à la fois, ont pris le
temps de s'interroger sérieusement sur la carrière qu'ils voulaient suivre de
préférence. Quand on délibère sur un pareil sujet, tout l'effort de la réflexion
doit tendre à bien accorder sa vie avec ses dispositions naturelles. Si, en
effet, en toute action nous devons chercher ce qui convient le mieux en ayant
égard aux particularités de notre nature, quand il s'agit de la vie entière, une
bien plus grande attention est nécessaire pour nous permettre de marcher d'un
pas égal et de ne boiter en aucune des fonctions que nous remplirons.
À cet égard et parce que cela dépend du caractère avant tout, et en second lieu
de la fortune, il faudra tenir compte de l'un et de l'autre dans le choix d'une
profession, mais principalement du caractère, car c'est un fondement ferme et
invariable en comparaison de la fortune mouvante et leurs rapports font penser
aux combats que se livrent notre nature mortelle et l'immortelle. Qui aura donc
ajusté sa vie à celles de ses inclinations naturelles qui ne sont pas vicieuses
devra s'en tenir à la décision prise - rien ne vaut mieux que cet accord avec
soi-même - à moins qu'il ne reconnaisse qu'il s'est trompé dans son choix. Si
pareil accident vient à se produire - et la chose est possible - il faudra
changer sa vie et prendre une décision nouvelle.
Ce changement sera plus aisé si les circonstances s'y prêtent. Dans le cas
contraire, il faudra procéder avec mesure, aller doucement, comme on doit faire
quand une amitié devient moins précieuse et paraît moins digne d'être recherchée
: les sages pensent qu'un relâchement graduel vaut mieux qu'une rupture brusque.
Une fois notre genre de vie modifié, nous devons tout faire pour que le nouveau
choix paraisse mûrement réfléchi.
Nous avons dit un peu plus haut qu'il convient de marcher sur les traces de nos
parents, il faut bien entendu excepter leurs mauvais côtés. De plus, il se peut
que notre nature ne nous permette pas de nous régler sur eux; tel fut le cas
pour le fils du premier Africain, celui qui adopta le fils de Paul Émile : la
faiblesse de sa santé lui interdisait de ressembler à son père comme ce père
lui-même ressemblait à son propre père. Si donc on n'est apte ni à défendre un
client devant les tribunaux ni à haranguer le peuple dans les assemblées, ni à
faire la guerre, du moins devra-t-on montrer qu'on possède des qualités morales
: justice, loyauté, libéralité, modestie, tempérance; cela on le peut et cela
fera quelque peu oublier ce qui manque.
Le plus bel héritage qu'un père transmet à son fils, et qui vaut mieux qu'un
patrimoine quel qu'il soit, c'est le souvenir glorieux de sa vertu et de ses
belles actions, une mémoire dont il y aurait crime et impiété à se montrer
indigne.
XXXIV
- Comme à des âges différents
correspondent des fonctions différentes, que le jeune homme a d'autres tâches
que le vieillard, il convient de parler ici des distinctions à établir. Il
appartient à un jeune homme de respecter ses aînés, de choisir les meilleurs
parmi eux, les plus dignes d'éloge, de suivre leurs avis et de les prendre pour
guides; la génération montante, encore sans expérience, a besoin pour s'affermir
et se gouverner du savoir acquis par les gens d'âge. Mais surtout, il faut la
détourner des passions sensuelles, l'astreindre au travail, lui donner de
l'endurance physique et morale, pour qu'elle soit capable de bien servir à la
guerre et dans la vie civile. Même quand ils veulent se récréer et se donner de
l'agrément, que les jeunes gens se gardent de l'intempérance, qu'ils aient le
respect des convenances; c'est à quoi ils parviendront mieux si, même dans ces
amusements, ils admettent la présence de leurs aînés. Quant aux vieillards, ils
fatigueront moins leurs corps mais feront davantage travailler leur esprit; tout
leur soin devra tendre à rendre service à leurs amis, à la jeunesse et surtout à
l'État, par leur clairvoyance et leur expérience pratique. Rien n'est plus à
éviter pour un vieillard qu'une languissante oisiveté à laquelle il se
laisserait aller. Pour ce qui est d'une vie luxueuse, messéante à tout âge, elle
est avilissante quand c'est un vieillard qui s'y complaît. S'il s'y ajoute un
goût immodéré des plaisirs des sens, le mal est double; le vieillard y perd sa
dignité, le dérèglement du jeune homme en devient plus audacieux.
Il n'est pas étranger non plus à mon sujet de dire un mot des règles morales
applicables aux magistrats, aux simples citoyens et aux étrangers. Le premier
point pour un magistrat est de savoir qu'il représente la cité, qu'il doit
veiller à ce qu'elle ne subisse aucune atteinte à sa dignité, qu'il est le
gardien de la constitution, qu'on attend de lui le triomphe du droit; c'est à
lui, à sa loyauté que ces soins. sont confiés, qu'il s'en souvienne.
Le particulier doit vivre avec ses concitoyens sur un pied d'égalité, respecter
le droit et l'équité, sans excès d'humilité ni bassesse, sans prétention
insolente, et ne souhaiter rien dans l'État que le maintien du calme et de
l'ordre public; c'est ainsi qu'il répondra vraiment à l'idée que nous nous
faisons du bon citoyen et méritera de porter ce nom. Les étrangers de passage ou
établis à demeure doivent s'imposer pour règle de s'en tenir strictement au
souci de leurs affaires, de ne pas se mêler de celles des autres et d'observer
une discrétion parfaite à l'égard de celles de l'État. Telles sont à peu près
les conclusions auxquelles on parvient quand on cherche à quelles convenances
morales particulières le caractère, les circonstances, l'âge nous prescrivent
d'avoir égard. Il n'est rien d'ailleurs en toute affaire et en toute décision à
prendre qui convienne mieux que la fermeté de la conduite.
XXXV
- Puisque l'harmonie apparaît dans les
actes, les paroles, les mouvements du corps et son attitude et qu'elle implique
trois conditions: la beauté en général, l'accord des parties entre elles, une
parure en rapport avec l'action qu'on a en vue, toutes choses difficiles à
définir mais qu'il suffit qui soient comprises, puisque, d'autre part, nous
devons mettre tous nos soins à réunir ces trois conditions afin de mériter
l'approbation des personnes avec qui nous avons commerce et de la population qui
nous entoure, il y a lieu d'en parler aussi.
Pour commencer, la nature elle-même paraît avoir attaché une grande importance
au corps puisqu'elle a mis en évidence notre physionomie, notre structure, ce
qui en nous est d'un bel aspect, alors qu'au contraire elle a recouvert, caché,
les parties de notre corps qui, bien qu'indispensables à la vie, sont laides et
repoussantes. La pudeur humaine s'est laissé diriger par les dispositions qu'a
prises la nature. Quiconque a l'esprit sain dissimule tout ce que la nature a
voulu qui fût caché et n'obéit à certaines nécessités que loin de tout regard.
Les parties du corps qui sont chargées des fonctions utiles mais basses, ces
fonctions elles-mêmes, on ne les désigne pas par leurs noms. Il n'y a rien de
contraire à la décence à s'en acquitter, pourvu que ce soit à l'écart, il y a
grossièreté à en parler. Certains actes donc deviennent impudents quand ils sont
publics et la grossièreté du langage est également choquante. N'écoutons pas les
Cyniques et pas davantage les Stoïciens qui se rapprochent des Cyniques : ils
blâment et tournent en ridicule la condamnation prononcée contre des mots alors
que les choses ainsi désignées n'ont rien de contraire à la morale, tandis qu'on
appelle par leurs noms des actes immoraux. Le vol, la fraude, l'adultère, sont
moralement très dignes de réprobation et il n'y a aucune grossièreté à en
parler. L'acte nécessaire à la procréation des enfants n'a rien d'immoral en
soi, mais il y a indécence à le désigner par son nom; dans bien d'autres cas le
respect des convenances, suivant les Cyniques, prête aux mêmes objections. Pour
nous, nous suivrons la nature et nous éviterons tout ce qui blesse les yeux et
les oreilles. Dans notre façon de nous tenir, dans notre démarche, assis ou
couchés, nous viserons toujours à l'harmonie et l'étendrons aux traits du
visage, aux regards, aux mouvements des mains.
Il y a en cette matière deux défauts dont il faut se garder avec le plus grand
soin : la mollesse et une apparence efféminée ou, au contraire, la roideur et la
lourdeur. Ne laissons pas aux acteurs et aux orateurs le mérite d'une tenue
correcte contraire à notre propre laisser-aller. Suivant une coutume
traditionnelle, la décence interdit aux acteurs de se produire sur la scène sans
un vêtement spécial couvrant le bas du corps; à défaut de cette précaution un
accident pourrait faire que le public vît ce qu'il est inconvenant de montrer.
L'usage est chez nous que les garçons sortis de l'enfance ne se baignent pas
avec leurs pères, ni les gendres avec leurs beaux-pères.
XXXVI
- Il y a deux genres de beauté : l'une
est surtout gracieuse, l'autre plus majestueuse; nous devons considérer la
première comme convenant aux femmes, la seconde aux hommes. Donc bannissons de
notre tenue tout apprêt peu viril et gardons-nous du même défaut dans l'attitude
et le geste. Les mouvements appris ont souvent quelque chose de trop appliqué et
il y a de la sottise dans certains gestes des acteurs; la simplicité, la
rectitude sont au théâtre et dans la vie ce qui vaut le mieux. Pour conserver au
corps un aspect viril, il faut que le teint ait la coloration qui convient et
cette coloration est elle-même un effet de l'exercice.
Quant aux soins de propreté, sans aller jusqu'à un excès ridicule de
raffinement, il faut se garder d'une négligence qui ferait douter de notre
éducation. La même règle s'applique à l'habillement : comme en bien d'autres cas
la vérité est dans la mesure. Gardons-nous dans notre démarche d'affecter une
lenteur paresseuse qui nous ferait ressembler à des porteurs d'objets sacrés
dans les cortèges, et évitons aussi dans notre hâte une excessive célérité qui
rend haletant, change le visage, décompose les traits; l'importance de ces
règles vient de ce que pareilles allures dénotent l'inconstance du caractère.
Mais il faut encore bien plus veiller à ce que les mouvements de l'âme ne
s'écartent pas de l'ordre voulu par la nature; nous y arriverons si nous savons
nous préserver de l'agitation et du découragement, si nous nous appliquons à
maintenir l'harmonie de notre vie morale. L'âme, observons-le, a deux sortes
d'activité, l'une est la pensée, l'autre le désir. La pensée a pour fonction
essentielle la recherche de la vérité, le désir porte à l'action extérieure. Il
faut donc orienter la pensée vers les objets les meilleurs et dresser le désir à
obéir à la raison.
XXXVII
- La parole, dont l'importance est
capitale, a deux emplois : elle sert aux luttes oratoires et aux entretiens : il
y a lutte oratoire quand on défend une cause devant les tribunaux, dans les
assemblées populaires, au sénat; on use de la parole pour s'entretenir dans les
réunions, les discussions, les rencontres et aussi pendant les repas. Les règles
de l'art oratoire s'appliquent au premier usage de la parole, il n'y en a point
pour la conversation familière et cependant je ne sais s'il ne pourrait y en
avoir. On trouve toujours des maîtres quand il y a des élèves à instruire, mais
on ne trouve personne qui veuille apprendre à causer, tandis qu'il y a foule
chez les professeurs d'éloquence. Au reste, ceux de leurs préceptes qui
concernent les idées et les mots trouvent leur application dans la conversation.
Si maintenant nous considérons l'organe même du discours, qui est la voix, nous
voyons qu'il y a deux qualités souhaitables : la netteté de l'élocution et son
agrément. L'une et l'autre viennent de la nature, mais l'exercice développe
l'une et l'autre se fortifie par l'imitation des gens qui parlent distinctement
et ont un débit plaisant. Rien ne marquait dans les deux Catulus qu'ils eussent
un goût particulièrement délicat en matière littéraire; ils étaient lettrés,
c'est vrai, mais d'autres qu'eux l'étaient aussi et on leur attribuait à eux une
connaissance du latin passant la mesure commune. Ils avaient un timbre de voix
agréable, leur articulation n'était ni trop marquée ni confuse, également
exempte d'obscurité et d'affectation, leur débit n'avait rien de forcé, rien non
plus de traînant ni de trop savamment modulé. L. Crassus était un orateur plus
abondant et avait tout autant d'esprit, mais cela ne diminuait pas l'idée qu'on
se faisait des Catulus. Pour ce qui est du sel et des bonnes plaisanteries,
César, le frère de Catulus le père, l'emportait sur tous et, devant les
tribunaux même, sans quitter le ton de la conversation, il éclipsait des
orateurs plus tendus. En toute occasion, il faut s'appliquer à trouver le ton
qui convient. Dans les entretiens, que notre manière soit celle dont les
Socratiques ont donné de si beaux exemples : de la douceur, rien de tranchant,
une humeur aimable. Qu'on n'ait pas l'air de vouloir seul tenir le dé, les
autres ne comptant pas, qu'on sache que, dans les entretiens comme en toutes
choses, il est juste que chacun ait son tour. Avant tout que l'on sache de quoi
il s'agit : si l'objet de l'entretien est sérieux, on le traitera sérieusement,
si c'est un badinage, gaiement. Et aussi qu'on se garde de laisser paraître par
son langage un mauvais caractère, comme il arrive quand on fait ce qu'on peut
pour déprécier les absents, qu'on les tourne en ridicule, qu'on les juge
sévèrement, qu'on parle d'eux d'une façon malveillante et injurieuse. Le sujet
des entretiens peut être une affaire privée ou la chose publique, ce peut être
aussi un sujet littéraire ou scientifique. On fera en sorte, si les
interlocuteurs s'en éloignent, de les y rappeler, mais avec les ménagements dus
à chacun. Ce ne sont pas les mêmes thèmes qui plaisent à tout le monde, en tout
temps et semblablement. Il faut savoir aussi juger jusqu'à quel moment
l'entretien est agréable et, comme il y a eu quelque motif de l'engager, il y a
une mesure à garder dans sa durée.
XXXVIII
- Tout comme dans la vie on prescrit avec
grande raison d'éviter l'agitation, c'est-à-dire les mouvements de l'âme non
soumis à la raison, il faut que les entretiens restent exempts de passions
troublantes, qu'il n'y paraisse ni colère, ni violent désir, ni paresse, ni
lâcheté ni rien de tel et nous devons faire en sorte que les interlocuteurs
puissent croire à notre respect et à notre affection. Il est quelquefois
nécessaire de leur faire des remontrances et alors peut-être le ton se haussera,
on usera d'un langage plus fort et plus vif, il pourra même arriver qu'on joue
la colère. C'est une leçon qu'on inflige mais on ne le fera que rarement,
seulement en cas de nécessité et à regret, de même qu'on n'use du fer et du feu
dans les maladies que lorsque aucun autre traitement n'est applicable. Quand on
fera semblant de se fâcher, on se gardera de la colère véritable : il est
impossible de rien faire droitement et judicieusement quand on est en colère.
Dans la plupart des cas il est permis de donner aux gens des leçons, encore
faut-il y mettre le sérieux convenable et se garder de rien dire d'offensant. La
vivacité même du reproche. il faut faire comprendre qu'elle a pour raison d'être
l'intérêt qu'on porte à l'interlocuteur. Il est bon que, même dans les luttes
soutenues contre nos plus grands adversaires, même quand nous entendons des
paroles indignes, nous restions calmes et ne nous irritions pas, car, si l'on se
laisse troubler, on perd tout contrôle sur soi-même et l'on ne peut-plus obtenir
l'approbation des personnes présentes. Il est, ajouterons-nous, tout à fait
choquant de parler de soi, surtout de s'attribuer des mérites qu'on n'a pas et
de prêter à rire comme le bravache du théâtre comique.
XXXIX
- Puisque nous passons toute la vie en
revue, que telle est du moins mon intention, il nous faut dire aussi quelle
demeure convient à un homme considéré et d'un rang élevé : le plan doit en être
tracé en vue de l'usage et il faut veiller à ce qu'elle soit commode et en
rapport avec l'importance de celui qui l'habitera.
Il nous est revenu que Cn. Octavius, le premier de sa famille qui fut consul,
accrut son prestige quand il fit construire sur le mont Palatin une belle maison
d'apparence majestueuse; pour le vulgaire qui venait la voir, cette demeure
votait en quelque sorte en faveur de son propriétaire, homme nouveau et candidat
au consulat. Scaurus la démolit pour la reconstruire plus vaste. Or, tandis
qu'Octavius fut le premier de sa race à introduire dans sa maison la dignité
consulaire, avec Scaurus, fils d'un père illustre et d'un rang très élevé, ce ne
fut pas seulement l'humiliation d'un échec, mais la honte et le malheur qui
entrèrent dans cette maison agrandie. La maison ajoute quelque chose à la
considération dont jouit son propriétaire, mais il ne faut pas qu'il tire d'elle
toute son importance, ce n'est pas à la demeure à honorer le propriétaire, c'est
au propriétaire à honorer la demeure.
De même que, dans tous nos calculs, nous ne devons pas penser à nous seulement
mais aussi aux autres, de même, dans la maison d'un homme d'un certain rang, il
y aura des hôtes nombreux à recevoir, on y laissera pénétrer une foule de gens
de toute sorte et il faudra veiller en conséquence à ce que la place ne manque
pas. Si la maison reste vide, ses grandes dimensions feront plutôt du tort à son
propriétaire, surtout si, alors qu'elle appartenait à un autre, on y recevait
beaucoup de monde. Il est très fâcheux que les passants puissent dire : O
demeure antique, quelle inégalité entre ton ancien maître et le présent! Il
n'arrive que trop souvent aujourd'hui qu'on ait le droit de le dire. Il faut se
garder, surtout quand on bâtit soi-même, de dépasser la mesure en dépense et en
magnificence. Les exemples de ce genre de faute sont nombreux. Tout
particulièrement quand il s'agit de construction, on veut imiter le faste des
plus grands personnages; de Lucullus, par exemple, qui fut un très grand homme,
qui donc imite les vertus ? mais beaucoup ont imité la somptuosité de ses
maisons de campagne, alors qu'il y a une mesure à garder et qu'on devrait s'y
tenir. Il en est d'ailleurs de même en toutes choses et dans tout notre train de
vie. Mais en voilà assez sur ce point.
En toute entreprise il y a trois règles à observer d'abord que le désir soit
soumis à la raison, nulle condition n'importe davantage à la moralité de
l'action. En second lieu il faut considérer l'importance de l'affaire, de façon
à n'y mettre ni plus ni moins de soin qu'elle n'en exige. Troisièmement enfin il
faut avoir la précaution, quand l'entreprise tend à nous faire paraître larges
et à augmenter notre prestige, de rester dans une juste mesure. La mesure
d'ailleurs consiste à maintenir cette harmonie dont nous avons parlé et à ne
s'en point écarter.
XL
- Il y a quelque chose à dire maintenant
de l'ordre dans lequel nos actes doivent se succéder et des conditions
d'opportunité qu'ils doivent remplir. C'est l'objet de la science appelée
eétajÛa
par les Grecs, non celle qu'on nomme en latin "modestia", mesure gardée comme
l'indique le mot de "modus" d'où vient "modestia", mais cette autre
eétajÛa
par où l'on entend le maintien de
l'ordre. Si nous l'appelons également "modestia", nous dirons, reproduisant la
définition des Stoïciens, que cette vertu consiste dans la connaissance grâce à
laquelle les choses que l'on fait et dit viennent toujours au moment le plus
convenable. On voit par là que la science de l'opportunité et la recherche de
l'ordre juste tendent au même but: on dit en effet qu'on établit l'ordre juste
quand on assigne aux choses la place la plus convenable et la mieux appropriée.
Or c'est précisément ce qui, pour les actes, constitue l'opportunité. Les Grecs
donnaient à cette opportunité le nom de
eékairÛa;
en latin nous disons "occasio", le bon moment. Donc la "modestia" ainsi entendue
va, comme je l'ai dit, devenir la science qui adapte les actions aux
circonstances. Mais ce peut être aussi la définition de la science de la
conduite dont nous parlions au commencement, dans ce passage où il s'agissait de
la pondération, de la tempérance et des autres vertus. Ce que nous avions à
établir concernant proprement cette science de la conduite, nous l'avons dit en
cet endroit; quant aux rapports de ces vertus, dont nous parlons depuis
longtemps, avec le respect des convenances et l'opinion de notre entourage, nous
allons nous en occuper.
Il faut mettre, disons-nous, dans nos actes un ordre tel que, tout comme dans un
discours bien composé, toutes les parties de notre vie se tiennent et
s'accordent entre elles. Il y a par exemple inconvenance et offense au bon goût
à dire dans une occasion sérieuse des plaisanteries comme on en fait à table ou
à engager une conversation légère. Un jour que Périclès et Sophocle, désignés
comme stratèges, étaient réunis pour affaires de service, un jeune garçon d'une
grande beauté vint à passer et Sophocle s'écria « Oh! le bel enfant, Périclès. »
- « Dans l'exercice des fonctions de stratège il ne suffit pas que les mains
restent chastes, il faut que les regards le soient aussi. »
Telle fut la réponse de Périclès et il avait raison. Si Sophocle avait tenu le
même propos dans une revue d'athlètes, cette juste réprimande n'eût plus eu de
raison d'être. Voilà qui montre l'importance du moment et des circonstances. De
même il n'y a rien à redire à ce qu'ayant à plaider une cause on réfléchisse en
marchant ou en se promenant ou, plus généralement, à ce que l'on médite
profondément, mais si, dans un festin, on s'absorbe ainsi, il y a manque de
savoir-vivre parce qu'on méconnaît les exigences du moment. Observons d'ailleurs
que les fautes grossières contre les convenances, comme de chanter au prétoire
ou telle autre grave incorrection, sautent aux yeux et ne donnent guère lieu à
préceptes ni admonestation; ce sont les infractions qui nous paraissent petites
et que beaucoup n'aperçoivent même pas qu'il faut signaler diligemment. Quand un
joueur de flûte ou d'instrument à cordes fait entendre une note légèrement
fausse, les connaisseurs s'en aperçoivent et de même il faut veiller à ce que,
dans la vie, il n'y ait aucune dissonance; cela est même bien plus important,
car la concordance des sons est bien peu de chose comparée à celle des actes.
XLI
- Donc tout comme les oreilles des
musiciens sentent les moindres écarts du flûtiste, nous voudrons être des
observateurs attentifs et impitoyables des fautes commises et souvent de légers
indices nous en feront connaître de grandes. Des yeux qui cillent, un sourcil
qui se fronce ou se relâche, un air de tristesse, un accès de gaieté, un rire,
un mot que l'on dit ou que l'on tait, une voix dont le ton s'élève ou s'abaisse,
toutes ces manifestations et d'autres semblables font bien voir si quelqu'un
agit droitement ou s'écarte de la voie que tracent la morale et la nature. Dans
cet ordre d'idées il est assez expédient d'examiner les autres et de les juger,
afin de ne pas tomber soi-même dans les défauts qu'on remarque en eux. Je ne
sais comment il se fait que nous apercevons ce qui cloche bien mieux en autrui
qu'en nous-mêmes. C'est pourquoi, pour corriger certains défauts de leurs
élèves, les maîtres les imitent. Il n'est pas déraisonnable, pour distinguer les
cas sur lesquels il y a doute, de faire appel à des hommes instruits ou
expérimentés et de leur demander leur avis sur chaque problème moral. La masse
des hommes, en effet, se laisse porter sans réflexion où elle devrait aller par
raison. En ce qui la concerne, il ne suffit pas d'écouter le langage que tient
l'un ou l'autre, il faut aussi voir ce qu'il pense et pourquoi il le pense. Tout
de même, en effet, que les peintres et les statuaires et aussi les poètes
veulent soumettre leurs ouvrages à l'examen du vulgaire afin de corriger ce que
la majorité juge défectueux, que, non contents de s'interroger eux-mêmes, ils
s'enquièrent auprès d'autrui des fautes qu'ils ont pu commettre, de même,
suivant les indications que nous recueillons, nous modifierons et rectifierons
notre jugement sur ce qu'il faut faire ou ne pas faire.
Quand on agit selon la coutume ou conformément aux prescriptions des lois, il
n'y a pas à se mettre en peine d'un précepte - la coutume et les lois ont force
de précepte - et il ne faut pas tomber dans l'erreur consistant à croire que, si
Socrate et Aristippe ont agi ou parlé contrairement à la coutume et aux usages
de la cité, il soit permis au premier venu d'en faire autant; ces hommes-là
pouvaient prendre pareille liberté parce qu'ils avaient des mérites
extraordinaires, tels des dieux.
Quant à la doctrine des Cyniques, il faut la condamner entièrement, car elle
s'oppose à la pudeur, sans laquelle il n'y a dans la conduite ni rectitude ni
moralité. Pour les hommes dont la vie est belle et grande, qui sentent en bons
citoyens, qui ont bien servi et si bien mérité qu'on les honore et leur confie
un poste de commandement, nous devons les cultiver et nous régler sur eux, de
même qu'il faut marquer beaucoup de déférence à la vieillesse, réserver aux
citoyens un traitement différent de celui des étrangers et, parmi les étrangers
même, distinguer ceux qui sont de simples particuliers de ceux qui sont revêtus
d'un caractère public. En résumé, pour ne pas me perdre dans le détail, nous
devons aimer, maintenir, fortifier les liens moraux et sociaux existant entre
les hommes.
XLII
- Nous sommes assez renseignés sur les
occupations et les façons de s'enrichir qu'on peut considérer comme libérales et
celles qui sont avilissantes. On condamne en premier lieu celles qui exposent à
se rendre odieux à ses semblables, comme c'est le cas pour les percepteurs
d'impôts et les usuriers. Ne sont pas libéraux et ont quelque chose de dégradant
les métiers dans lesquels on se fait payer, non son talent, mais sa peine, parce
qu'alors le salaire est la consécration d'une servitude. Doivent être également
réputés vils les trafics des détaillants qui achètent pour revendre aussitôt;
ils ne peuvent donner de profit sans beaucoup de tromperie, et rien n'est plus
bas que la fausseté. Tous les artisans exercent aussi un métier sans dignité :
il ne peut y avoir dans un atelier rien qui convienne à un homme né libre. Très
peu estimables sont les professions servantes de nos plaisirs, comme celles «
des engraisseurs de poissons, des bouchers, des cuisiniers, des charcutiers, des
pêcheurs », ainsi qu'il est dit dans un vers de Térence. On peut leur adjoindre
les parfumeurs, les danseurs, les baladins. Les arts dont l'exercice exige plus
de savoir ou dont l'utilité est grande, tels que la médecine, l'architecture,
l'enseignement, n'ont rien que d'honorable pour ceux dont le rang social s'en
accommode.
Quant au commerce, il faut distinguer : le petit commerce doit être réputé
avilissant, le grand commerce, qui opère sur des masses de marchandises qu'il
importe de tous les pays et distribue sans tromperie à un grand nombre de
personnes, n'a rien de très blâmable ; si le négociant n'est pas insatiable ou
plutôt sait se contenter du gain qu'il a réalisé, et si, comme il arrive
souvent, après avoir navigué, il s'installe dans un port, puis acquiert une
terre où il s'établit, il mérite même des éloges. De toutes les façons de
s'enrichir nulle ne vaut mieux que l'agriculture, nulle ne l'égale en fécondité,
en douceur, en dignité, ne convient mieux à un homme libre; j'en ai parlé
suffisamment dans le dialogue sur la vieillesse et je t'y renvoie.
XLIII
- Il me semble que j'en ai dit assez sur
les applications qu'on doit faire des principes moraux. Entre deux façons d'agir
qui se déduisent l'une et l'autre de ces principes, il peut arriver, dirai-je
maintenant, qu'on ait à se demander laquelle doit être tenue la meilleure, c'est
là une question qu'a négligée Panétius. Or, puisque le bien moral a quatre
aspects, la connaissance, le maintien du lien social, la grandeur d'âme et la
mesure dans la conduite, il est souvent nécessaire de les comparer entre eux
quand on se demande ce qu'on doit faire.
Il paraît juste de dire que les obligations sociales répondent mieux à une
exigence de la nature que les démarches de l'esprit ayant pour objet la
connaissance et l'on peut, pour le montrer, user de l'argument que voici :
supposons qu'il soit donné à un sage, abondamment pourvu de tout ce qui est
nécessaire à la vie, de pouvoir se livrer dans un complet loisir à la
considération et à la contemplation de tous les objets qui méritent d'être
connus; si, en même temps, sa solitude est telle qu'il ne voie personne, il
voudra renoncer à la vie. La plus haute des vertus, cette sagesse appelée
sofÛa par les Grecs
(la science de la conduite, de ce qu'il faut faire ou ne pas faire, que les
Grecs appellent
frñnhsiw, est
quelque chose de différent), la plus haute des vertus, je le répète, est la
science des choses divines et humaines, elle a pour objet les relations qui
existent entre les dieux et les hommes et les liens qui s'établissent entre eux.
Si donc cette vertu prime tout, ainsi qu'il appert, il est certainement
nécessaire que l'obligation qui en découle soit la plus importante. La
connaissance et la contemplation de la nature serait manchote en quelque sorte,
non achevée, s'il n'en découlait quelque conséquence pratique. Et cette
conséquence pratique, c'est dans le maintien de conditions favorables aux hommes
qu'on l'aperçoit le mieux; elle se rapporte donc aux liens sociaux qui unissent
les hommes et doit être mise conséquemment au-dessus de la connaissance. Cela,
les meilleurs le montrent par leur façon d'être et de juger. Si avide en effet
qu'on puisse être de savoir, quelque curiosité qu'on ait de la nature, si, alors
qu'on s'adonne tout entier aux spéculations les plus élevées, il arrive que la
patrie traverse une crise et soit en péril et qu'on puisse la servir, lui être
de quelque secours, qui donc ne laisserait pas tout pour elle, fût-il en droit
de croire qu'il va dénombrer les étoiles et appliquer la mesure au monde ? Et
l'on agirait de même si le danger menaçait un père ou un ami. Par où l'on
connaît qu'une conduite conforme à la justice importe plus qu'un dévouement
studieux à la science, parce que la justice est ce dont l'humanité a besoin et
que rien ne doit passer avant elle aux yeux d'un homme.
XLIV
- Ceux qui ont employé leur vie à des
recherches scientifiques n'ont pas pour cela négligé l'intérêt commun et le bien
de l'humanité : ils ont formé de nombreux disciples et ont fait d'eux de
meilleurs citoyens, capables de rendre à la république plus de services; ainsi
le Pythagoricien Lysis a instruit le Thébain Epaminondas, Platon le Syracusain
Dion, et bien d'autres ont fait de même. Moi-même, si j'ai pu me rendre utile à
l'État, c'est parce qu'avant de m'occuper des affaires publiques j'avais reçu de
mes maîtres, acquis par l'étude, la préparation nécessaire.
Et il faut ajouter qu'après avoir exercé une action personnelle pendant leur
vie, les philosophes forment et instruisent encore après leur mort des disciples
désireux d'apprendre, par les monuments littéraires qu'ils laissent derrière
eux. Il n'est question intéressant les lois, les coutumes, l'organisation de
l'État, qu'ils aient négligée et ainsi notre activité laborieuse doit quelque
chose à leurs loisirs. Ces hommes donc qui s'adonnent à l'étude et aux
recherches philosophiques usent de leur savoir, de leur intelligence, de
préférence pour le bien de l'humanité et, pour cette raison, une parole aisée,
pourvu qu'elle soit sage, vaut mieux qu'une pensée très pénétrante sans la
faculté de s'exprimer, parce que la pensée est enfermée en elle-même, tandis que
l'éloquence se répand sur tous ceux avec qui nous sommes unis par une communauté
d'intérêts. Tout de même que les abeilles ne se réunissent pas en essaims pour
fabriquer des rayons de miel, mais en fabriquent parce qu'elles sont de nature
sociable, les hommes font preuve d'habileté dans l'action et dans la pensée
parce qu'ils sont par nature portés à se grouper, et cela est encore plus vrai
des hommes que des abeilles. C'est pourquoi, à moins que la vertu consistant à
veiller au bien des hommes, c'est-à-dire au maintien des liens sociaux, ne la
pénètre, la connaissance réduite à elle-même ne peut remplir la vie; de même, si
elle ne s'allie pas aux vertus sociales, la hauteur d'âme devient quelque chose
de farouche et de monstrueux. Donc la société et les liens qu'elle crée passent
avant l'ardeur de connaître. Et il ne faut pas croire ceux qui disent que c'est
en raison d'une nécessité matérielle et parce que, sans les autres, nous ne
pouvons pas arriver à satisfaire nos besoins, que les hommes se sont réunis et
ont formé des sociétés.
À supposer que, pour pourvoir à notre alimentation et à tout notre entretien,
nous eussions une baguette magique, pense-t-on que négligeant toute autre
affaire, les mieux doués d'entre nous s'adonneraient sans réserve à la science
et n'auraient d'autre souci que d'étendre leur connaissance? Non certes. On
voudrait échapper à la solitude, avoir un compagnon d'études, donner et recevoir
des enseignements, tantôt écouter et tantôt parler soi-même. Concluons donc que
l'acte moral tendant au rapprochement des hommes et au maintien du lien social
vaut plus que le louable effort pour augmenter son savoir.
XLV
- Il y aurait peut-être ici à rechercher
si la vertu sociale, la plus conforme à la nature, doit être toujours mise
au-dessus de la mesure et du contrôle sur soi. Je ne le crois pas. Il y a des
bassesses, des ignominies, auxquelles, même pour le salut de la patrie, le sage
se refusera. Posidonius a réuni de nombreux exemples, et il en est d'une
immoralité, d'une inconvenance telle, qu'il y aurait impudeur même à en parler.
À de tels actes on ne se résoudra pas pour le bien de la république, qui,
elle-même, ne voudra pas qu'on les accomplisse. Mais, par bonheur, il ne peut
arriver que l'État ait intérêt à ce que le sage fasse rien de tel.
Qu'il soit donc entendu que, dans le choix des actes moraux, il faut mettre
au-dessus de tout ceux dont dépend l'existence de la société. Voilà qui suffit.
Il ne sera pas difficile, ce point tenu pour acquis, de voir, quand on cherchera
ce qu'on doit faire, ce qui pour chacun est le meilleur. Parmi les obligations
sociales elles-mêmes il y a une hiérarchie et chacun comprendra qu'en premier
lieu on doive servir les dieux immortels, puis la patrie, troisièmement ses
parents et enfin descendre par degrés aux autres hommes. Cette courte discussion
permet de comprendre non seulement qu'on ait à se prononcer sur le caractère
moral ou immoral d'un acte, mais aussi, quand on se trouve en présence de deux
façons d'agir moralement justifiables, sur la préférence à donner à l'une ou à
l'autre. Comme je l'ai dit plus haut, Panétius a omis cette question. Mais il
est temps de passer à d'autres considérations.
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