Cicéron, de divinatione

CICÉRON

 

ŒUVRES COMPLÈTES DE CICÉRON AVEC LA TRADUCTION EN FRANÇAIS PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION DE M. NISARD DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE; INSPECTEUR GÉNÉRAL DE L'ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR - TOME QUATRIÈME - PARIS - CHEZ FIRMIN DIDOT FRÈRES, FILS ET Cie. LIBRAIRES - IMPRIMERIE DE L'INSTITUT DE FRANCE - RUE JACOB,  - M DCCC LXIX

TOME IV.

TRAITE DU DESTIN. - DE FATO + NOTES

Oeuvre numérisée et mise en page par Patrick Hoffman

notes sur le traité de la divination - de la république

 

 

 

ŒUVRES

COMPLÈTES



DE CICÉRON,


AVEC LA TRADUCTION EN FRANÇAIS,

PUBLIÉES

SOUS LA DIRECTION DE M. NISARD,

DE L'ACADÉMIE

INSPECTEUR GÉNÉRAL DE L'ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR.
 

TOME QUATRIEME






PARIS,


CHEZ FIRMIN DIDOT FRERES, FILS ET Cie, LIBRAIRES,
IMPRIMEURS DE L'INSTITUT DE FRANCE

RUE JACOB,  .

M DCCC LXIV

 

 258 PRÉFACE.

Le traité du Destin est le complément des livres sur la Nature des Dieux et la Divination. Il est composé avec le même esprit philosophique que les précédents; et, dans ces divers ouvrages, Cicéron n'allait à rien moins, mais par une autre voie que Lucrèce, qu'à dissiper les préjugés religieux de ses concitoyens. Jamais peuple ne fut aussi superstitieux que les Romains, et jamais la superstition ne reçut de coups plus violents que ceux que lui portèrent ces écrits célèbres, où toute l'indépendance de la pensée est jointe à la grâce de l'esprit et à la finesse un peu sceptique de l'illustre académicien.

Malheureusement si le traité de la Divination nous a été conservé, et si Voltaire a pu le proposer à l'admiration du Céleste Empire, le livre du Destin ne nous est arrivé que par lambeaux, où il est difficile de reconnaître la suite des idées, la marche de la discussion, et la force des preuves opposées par Cicéron au dogme périlleux que les Stoïciens n'avaient étayé et enveloppé des mille subtilités de leur dialectique. L'ensemble de l'ouvrage reste donc à peu près une énigme pour le lecteur, et les fragments que le temps nous en a conservés ne nous font guère connaître que plusieurs des distinctions scolastiques de Chrysippe, sa prétention de concilier le Destin avec la liberté, et l'opinion singulière de Diodore qui s'inscrivait contre la fatalité, en soutenant que l'avenir est entièrement déterminé, et que tout ce qui ne doit pas arriver est impossible.

Quelques critiques ont pensé que le traité du Destin comprenait au moins deux livres; ils se fondaient sur ce passage de l'un des derniers chapitres, où l'auteur ramenant la discussion sur le sujet du libre consentement (de assensionibus), dit que la question a déjà été exposée et discutée dans un premier discours (prima oratione). Le premier discours signifiait pour eux un premier livre. Mais il est tout aussi naturel de lire dans l'expression prima oratione, la première partie de notre discussion ou de mon discours, car Cicéron parle ici sans interruption ni contradiction; et, d'un autre côté, des textes formels d'Aulu-Gelle et de Macrobe où le Livre du Destin est cité, (in libro quem defato conscripsit.... in dialogo de Fato), ne laissent aucun doute sur cette question d'un médiocre intérêt, et rendent le second livre du Destin à l'imagination de ceux qui l'ont inventé.

L'ouvrage a été composé immédiatement après les livres de la Divination. Cicéron met la scène de ce nouveau dialogue dans sa maison de Pouzzol. Hirtius, son ami, consul désigné, à qui le grand orateur donnait des leçons d'éloquence, désire l'entendre traiter un sujet philosophique, et Cicéron choisit celui du Destin. Au moment où il entre en matière, le manuscrit nous manque, et nous ne retrouvons que fort longtemps après un fragment, considérable il est vrai, où les arguments produits par Posidonius et surtout par Chrysippe, en faveur du Destin, sont réfutés à la fois par les objections de Carnéade, les difficultés morales que tout homme de bon sens oppose à la fatalité, et l'ironie, que Cicéron savait mieux manier que la dialectique.

Dans un dernier fragment qui commence à peine le système d'Épicure, et sa théorie de la déclinaison fortuite des atomes, qui lui semblait l'unique moyen de sauver la liberté humaine, sont rudement attaqués; et probablement dans ce livre comme dans plusieurs autres, Cicéron, après avoir renversé les doctrines opposées des Épicuriens et des Stoïciens, allait conclure en faveur de l'Académie.

Nous pensons avec M. Leclerc que la lecture de ces fragments paraîtrait fort aride à ceux qui n'auraient aucune idée des controverses philosophiques sur le Destin, et qu'il serait difficile de mieux indiquer les points essentiels de cette discussion, la plus grave ou du moins la plus embarrassée de toutes,que ne l'a fait Ginguené, dans une lumineuse analyse où l'important Mémoire de M. Daunou sur le Destin se trouve reproduit en substance. Le traité de Cicéron, fût-il aujourd'hui complet, ne pourrait avoir une meilleure préface; l'état d'altération où il est aujourd'hui ne la rend que plus nécessaire.

«Les anciens philosophes, dit Ginguené, ont-ils considéré le destin comme une force aveugle, ou comme une puissance intelligente? Grotius, en recueillant leurs opinions sur le destin, a voulu exposer les divers systèmes qu'ils ont imaginés pour le concilier avec la liberté de l'homme. Ici l'auteur recherche seulement ce qu'ils ont pensé du destin lui-même, s'ils l'ont fait bon ou mauvais, injuste ou équitable, aveugle ou éclairé. Ce n'est pas le fond même de ces questions qu'il prétend discuter; il se borne à tracer l'histoire des opinions qui tendaient à les résoudre.

«II s'agit des philosophes, non des poètes. Ceux-ci néanmoins, lorsqu'ils représentaient le destin comme inexorable, le déclaraient-ils aveugle? Non, répondraient madame Dacier, le père le Bossu et plusieurs autres critiques. Plutarque, dans son traité de la Lecture des Poètes, nous apprend que par le nom de Jupiter ils entendaient souvent la destinée. 259 Eux-mêmes ils rapprochent l'idée de Dieu de celle de Destin, fata Deum ou Deorum est une expression fréquente dans Virgile, et les poètes grecs offrent quelques exemples d'un pareil langage. Mais si l'on s'obstinait à ne voir dans le Destin mythologique que ce fils de la Nuit, ce petit-fils du Clinos, dont parle Hésiode, s'ensuivrait-il que les philosophes n'en eussent pas connu d'autre? Varron distingue trois théologies: la première fabuleuse, ou celle des poètes, faite pour le théâtre; la seconde naturelle, ou celle que les philosophes adaptent au système du monde; la troisième politique, accommodée par les lois aux usages de la vie civile. Saint Augustin (qui nous a conservé ce passage de Varron (de Civitate Dei, iv, 3l ), nous apprend ailleurs que Scévola, grand pontife, distinguait aussi ces trois doctrines. « Véritablement, dit Strabon (traduction de M. du Theil), pour appeler et mener à la piété, à la probité, à la bonne foi, une tourbe de femmes et de gens du bas peuple, la raison ne suffit pas, et le philosophe est contraint d'employer la superstition: or celle-ci ne va point sans le merveilleux et le mythe.» Brumoy dit que les tragiques grecs, lorsqu'ils s'exprimaient comme le vulgaire, n'étaient pas dupes des erreurs qu'ils accréditaient, et qu'ils parlaient du Destin avec plus d'exactitude quand ils raisonnaient en philosophes. Comment les philosophes de profession auraient-ils été moins éclairés? Il y a plusieurs dieux dans les temples, il n'en est qu'un dans la nature: populares deos multos, naturalem unum, disait Antistbène, cité par Cicéron, De natura Deorum, i, 13; par Minucius Félix, Octav., c. 19; et par Lactance, div. Inst. 15.

«Des mots grecs assez nombreux qui signifient destin, les uns sont plus particulièrement employés par les poètes, les autres par les philosophes. Les premiers servent à indiquer la Parque ou la Mort aussi bien que la destinée; les seconds n'ont guère que ce dernier sens; mais, en général, les uns et les autres, si l'on remonte à leur origine, retracent l'idée d'une division, d'une distribution, d'un partage définitif. Ces mots sont d'une part μοῖρα, αἶσα,κήρ, χρέων; de l'autre, πεπρωμένη, εἱμαρμένη.

«La nécessité, ἀνάγκη, était un autre personnage mythologique, et quelquefois une autre idée dans l'esprit des philosophes: Cicéron pourtant, de Nat. Deor.,i, 20, traduit εἵμαρμένη par fatalis nécessitas. Il le traduit simplement par fatum dans la Divination, i, 55. Dans la langue latine, le destin n'a pas d'autre nom que fatum, à moins qu'on n'y joigne nécessitas, accompagné ou non de fatalis. Or,fatum vient de fari, parler. Varron, Minucius Félix, Servius, Priscien, Isidore de Séville, Vossius, Juste Lipse et presque tous les grammairiens sont d'accord sur cette étymologie. Saint Augustin, en l'adoptant, cite ces mots de la Bible: Semel Deus locutus est. Dieu a parlé une fois pour toutes; voilà le Destin. Leibnitz enseigne que fatum, a fando, représente la parole ou le décret de la divine sagesse. Le pluriel fata est employé par les poètes latins plus souvent peut-être que le singulier, sans doute parce qu'il est également permis de dire la parole ou les paroles des Dieux. Mais ce qu'il importe de remarquer, c'est qu'en grec et en latin les mots que nous traduisons par ceux de fortune et de hasard ne signifient jamais le Destin. Jamais les auteurs grecs ne le désignent par le nom de τύχη, et Macrobe, Saturnal., v, 16, observe que ce dernier terme ne se rencontre ni dans l'Odyssée ni dans l'Iliade. Chez les Latins, fatum était précisément le contraire de fortuna. Cicéron et Tacite établissent cette opposition, qu'Isidore de Séville, Boxhorn, Gassendi, ont reconnue. Néanmoins, dans notre langue, hasard, fortune, sort, destin, sont des termes qui tendent si fort à devenir synonymes, que l'abbé Girard a cru nécessaire de les distinguer. Il attribue au Destin la connaissance et des vues fixes et déterminées, tandis que la fortune agit sans discernement; c'est elle qui est aveugle. Peut-être aurait-on à conclure de ces observations grammaticales, qu'à mesure que les philosophes ont cherché à reconnaître la place que le Destin occupait dans la nature, les noms qu'il portait ont pris par degré des acceptions plus douces, ou bien ont été remplacés par des dénominations honorables, pieuses même et solennelles, telles que le mot latin fatum. Si les Grecs ne l'avaient point désigné par le nom de λόγος, ils avaient du moins fait entrer les idées de sagesse éternelle, de parole divine, et textuellement ce mot de  λόγος, dans les définitions ou explications de l'εἱμαρμένη.

«Thalès, ayant à désigner la plus forte de toutes les puissances, nomma la Fatalité. Elle gouverne le monde, ajoutait-il; elle est le jugement et le pouvoir immuable de la providence. Diogène Laërce et Stobée, qui rapportent cette réponse du chef de l'école Ionique, attribuent à l'Italique, c'est à-dire aux Pythagoriciens, la même doctrine. Cicéron (de Nat. Deor., i, 11 ) et Théophile d'Antioche disent que les Pythagoriciens donnaient à l'univers une âme divine, cause universelle des mouvements et des phénomènes de la nature. Dans une notice anonyme sur Pythagore, conservée par Photius, nous lisons que ce philosophe distinguait le monde sublunaire du monde supérieur; que celui-ci était gouverné par la providence et la destinée de Dieu, que l'autre demeurait soumis à quatre puissances, savoir: à Dieu, au Destin, à la prudence humaine et à la fortune; que cette fortune, τύχη était opposée à εἱμαρμένη, comme le hasard à l'ordre, comme l'incohérence à l'enchaînement. Hiéroclès, commentant les Vers dorés (vers 18), dit que le sort, μοίρα dépend à la fois de la providence, de l'ordre du monde et de la volonté divine; et que s'il n'y avait pas de providence, l'univers ne conserverait point cette régularité qu'on peut nommer destin, εἱμαρμένη.

La secte d'Heraclite n'était, selon d'Olivet, (Théolog. des philosophees) qu'un démembrement de l'Italique. Or, la destinée, aux yeux d'Heraclite, était une substance céleste, ou littéralement un corps éthérien, semence de l'univers, mesure des révolutions harmoniques; c'était la raison ou le verbe, λόγος, pénétrant l'intérieur du monde. Plutarque et Stobée transcrivent ces expressions, et Brucker en conclut qu'Heraclite douait le destin d'intelligence. Ce n'est pas conclure assez, puisque 260 un tel destin était l'esprit universel, la raison suprême.

«Pour prouver que Platon professait le même dogme, l'auteur donne le précis de toute la métaphysique platonicienne, de cette métaphysique que l'on retrouve plus ou moins rectifiée ou altérée dans beaucoup de livres de philosophie et de théologie, dans ceux de saint Augustin, de Marsile Ficin, de Descartes, de Malebranche; partout enfin où les natures universelles, l'ordre essentiel, les idées innées, l'étendue intelligible, remplacent l'analyse de l'entendement humain, c'est-à-dire l'observation immédiate de l'organisation de l'homme, de son langage, de ses habitudes intellectuelles et de ses relations morales. Mais plusieurs de ces dogmes platoniques existaient avant Platon lui-même. Par exemple, ces deux principes qui, chez lui comme chez Timée de Locres, composent l'âme du monde, et, selon Batteux, le Destin, ne sont, aux yeux de Plutarque que l'amitié et la haine d'Fmpédocle, que la lumière et les ténèbres de Parménide, que le dieu et le démon de Zoroastre.

«Plutarque a d'ailleurs exposé l'opinion des Platoniciens sur le Destin considéré soit comme action, soit comme substance: comme action, c'est l'ordonnance immuable, c'est l'ensemble des lois de Dieu; comme substance, c'est l'âme de l'univers. Cicéron, Apulée, Chalcidius, attribuent à la même école l'idée d'un ordre fatal, qu'ils appellent âme, esprit, Dieu, loi divine, providence, sagesse parfaite, prudence universelle, dont l'empire embrasse la terre et les cieux. Le commentateur de Pythagore, Hiéroclès, a fait sur la providence et le Destin un traité où il ne disserte qu'en platonicien.

«Or, dans ce traité, dont Photius nous a conservé de longs fragments, Hiéroclès enseigne que la justice, compagne inséparable de la providence, porte le nom de Destin; que c'est la cause raisonnable des événements qui arrivent en vertu des lois de Dieu; que c'est la volonté, le décret de l'Être Suprême. Marsile Ficin, en expliquant Platon, dit que la fatalité est, dans l'âme du inonde, l'immuable ordonnance des choses mobiles; et Brucker, en résumant sur ce point les opinions des Platoniciens, que c'est l'ordre éternel que Dieu a imprimé à l'âme de l'univers, et par elle à l'univers même.

«Une lettre, ou un traité du monde, adressé au roi de Macédoine, Alexandre, est exclu par plusieurs critiques du nombre des véritables écrits d'Aristote. En toute hypothèse, ce livre est ancien, puisque Apulée l'a traduit, et que le rhéteur Démétrius l'a cité. Or, il est terminé par l'énumération de tous les noms qu'on peut donner à Dieu, et parmi lesquels se trouvent, chap. 7, πεπρωμένη, εἱμαρμένη, μοῖρα, αἷσα, etc., tous les mots grecs enfin qui signifient destinée. Alexandre d'Aphrodisée, qui a commenté une grande partie des ouvrages d'Aristote, a écrit un traité du Destin, où il ne fait, selon Eusèbe, qu'expliquer les principes du chef de l'école péripatéticienne. Il est certain qu'il y répète ce qu'avait dit Théophraste, savoir, que le Destin est la propre nature de chaque homme et de chaque chose, la cause de tout ce qui arrive naturellement. le système physique de l'univers. Dans Aulu-delle, dans Plutarque, dans Diogène Laërce, dans Stobée, les Stoïciens déclarent que le Destin est l'enchaînement éternel des causes, la raison du monde, le λόγος; par qui ont été, sont ou seront toutes les choses passées, présentes ou futures; que Jupiter, âme de l'univers, providence, destinée, sont des noms qui tous représentent l'Être Suprême à la pensée des sages. Au fond, ce n'est que la doctrine de Pythagore et d'Héraclite. Aussi lisons-nous dans Cicéron (de Finibus, iii, 2; Academ.,i,2), que Zenon n'avait rien inventé, qu'il n'avait fait que déguiser sous des expressions nouvelles de très-anciens dogmes. Toutefois Cicéron, dans le premier livre de là Divination, chap. 55, expose les idées des Stoïciens sur la fatalité, et l'on rencontre ici presque les mêmes termes que dans Aulu-Gelle, VI, 2, traduisant Chrysippe. Le traité de Fato, composé par Cicéron lui-même, ne nous est parvenu que fort mutilé, et ne nous offre plus que les fragments d'une discussion sur l'accord de celte puissance avec les mouvements de la volonté humaine. Mais si nous demandons au stoïcien Sénèque ce qu'il faut penser du Destin, il répond, il redit, en vingt endroits de ses ouvrages, que c'est Dieu même.

«Avant lui, Zenon, Cléanthe, Panétius, Posidonius; après lui, Épictète et Marc-Aurèle, ont parlé le même langage.

«On a fort accusé les Stoïciens de méconnaître la liberté de l'homme, et, par conséquent, d'ébranler les fondements de la morale. Ils n'ont cessé de désavouer ces prétendues conséquences, ainsi qu'en convient Cicéron; et, parmi leurs modernes ennemis, Gassendi et le père Brumoy. Souvent ils ont essayé de réfuter ces objections épineuses; mais leur meilleure réponse consistait dans la morale noble, austère, qu'ils enseignaient et pratiquaient. La même controverse s'est renouvelée plus d'une fois sous d'autres termes et entre d'autres écoles; et, par une destinée presque invariable, ceux qu'on accusait de ne laisser à la morale aucun exercice et, pour ainsi dire, aucun domaine, affermissaient, au contraire, et agrandissaient son empire contre les efforts mêmes de leurs propres accusateurs.

«Les Stoïciens ont essuyé un reproche plus grave encore: Brucker et d'Olivet les ont déclarés athées. Ici l'auteur oppose à d'Olivet et à Brucker, bien moins l'autorité des apologistes ou des panégyristes du Portique, tels qu'Athénagore, Lactance, saint Jérôme, Juste Lipse, Huet, Beausobre, Cudworth, Mosheim, l'abbé Foucher et Montesquieu, que les textes où éclate le théisme de Sénèque et des autres disciples de Zenon, et surtout l'hymne de Cléanthe.

«Le Destin dit mathématique, ou astrologique, ou chaldéen, est sans doute absurde. Cependant cette efficacité que l'astrologie attribuait aux corps célestes leur venait encore, suivant elle, non de leur propre fonds, mais de Dieu, qui la leur avait départie; ou plutôt qui avait écrit dans les cieux, en mystérieux caractères, le livre de toutes les destinées humaines. Des visionnaires et des imposteurs se vantaient d'y savoir lire. L'auteur ne s'ar- 261 rête point à cette doctrine insensée, pas même pour admirer sa rapide et vaste propagation, attestée par Cicéron et par Tacite. C'est un succès qui appartient de droit aux fictions superstitieuses; et la philosophie ne saurait avoir le crédit ni le débit de la divination.

«Ces superstitions astrologiques, qui s'étaient attachées au mot de destin, ont déterminé les auteurs chrétiens à s'interdire peu à peu l'usage de ce mot. Peu à peu, car Tertullien s'en servait encore. Saint Augustin n'hésiterait point à l'employer, s'il ne le voyait ordinairement usité pour signifier des influences sidérales tout à fait absurdes. Boëce appelle encore fatum l'ordre que la providence entretient dans l'univers. Saint Thomas d'Aquin ne rejette ce terme que dans l'acception théologique. L'alto Fato est célébré dans le Purgatoire du Dante. Leibnitz soutient que Destin, pris dans le vrai sens, veut dire le décret et l'ordre le plus sage de la providence. Malgré ces exemples, il est sûr que beaucoup d'écrivains chrétiens ont évité cette expression, ou ne lui ont laissé que son acception odieuse; et il est ainsi arrivé que, dans les langues modernes, surtout dans la nôtre, ce mot est devenu presque insensiblement synonyme des mots hasard, fortune, dont il était autrefois l'opposé, et, pour ainsi dire, l'adversaire.

«Après avoir ainsi parcouru les opinions sur le Destin, en suivant l'ordre chronologique des sectes, l'auteur expose les diverses classifications systématiques de ces mêmes opinions, présentées par Pic de la Mirandole, par Gassendi, par Cudworth et par Beausobre. Il conclut en disant que les anciens philosophes, au nombre desquels il ne compte pas les astrologues, ont presque tous entendu par le mot Destin, ou Dieu même, ou quelqu'une de ses perfections, ou l'ordre éternel de ses décrets, et par conséquent une puissance intelligente.»

 

 

I. .. . . . Quia pertinet ad mores, quod ἦθος illi vocant, nos eam partem philosophiae de moribus appellare solemus, sed decet augentem linguam Latinam nominare moralem; explicandaque vis est ratioque enuntiationum, quae Graeci ἀξιώματα vocant; quae de re futura cum aliquid dicunt deque eo, quod possit fieri aut non possit, quam vim habeant, obscura quaestio est, quam περὶ δυνατῶν philosophi appellant, totaque est λογική, quam rationem disserendi voco. Quod autem in aliis libris feci, qui sunt de natura deorum, itemque in iis, quos de divinatione edidi, ut in utramque partem perpetua explicaretur oratio, quo facilius id a quoque probaretur, quod cuique maxime probabile videretur, id in hac disputatione de fato casus quidam ne facerem inpedivit. Nam cum essem in Puteolano Hirtiusque noster, consul designatus, isdem in locis, vir nobis amicissimus et his studiis, in quibus nos a pueritia viximus, deditus, multum una eramus, maxime nos quidem exquirentes ea consilia, quae ad pacem et ad concordiam civium pertinerent. Cum enim omnes post interitum Caesaris novarum perturbationum causae quaeri viderentur iisque esse occurrendum putaremus, omnis fere nostra in his deliberationibus consumebatur oratio, idque et saepe alias et quodam liberiore, quam solebat, et magis vacuo ab interventoribus die, cum ad me ille venisset, primo ea, quae erant cotidiana et quasi legitima nobis, de pace et de otio.

II. Quibus actis Quid ergo? inquit ille, quoniam oratorias exercitationes non tu quidem, ut spero, reliquisti, sed certe philosophiam illis anteposuisti, possumne aliquid audire? - Tu vero, inquam, vel audire vel dicere; nec enim, id quod recte existimas, oratoria illa studia deserui, quibus etiam te incendi, quamquam flagrantissumum acceperam, nec ea, quae nunc tracto, minuunt, sed augent potius illam facultatem. Nam cum hoc genere philosophiae, quod nos sequimur, magnam habet orator societatem; subtilitatem enim ab Academia mutuatur et ei vicissim reddit ubertatem orationis et ornamenta dicendi. Quam ob rem, inquam, quoniam utriusque studii nostra possessio est, hodie, utro frui malis, optio sit tua. Tum Hirtius: Gratissumum, inquit, et tuorum omnium simile; nihil enim umquam abnuit meo studio voluntas tua. Sed quoniam rhetorica mihi vestra sunt nota teque in iis et audivimus saepe et audiemus atque hanc Academicorum contra propositum disputandi consuetudinem indicant te suscepisse Tusculanae disputationes, ponere aliquid, ad quod audiam, si tibi non est molestum, volo. An mihi, inquam, potest quicquam esse molestum, quod tibi gratum futurum sit? Sed ita audies, ut Romanum hominem, ut timide ingredientem ad hoc genus disputandi, ut longo intervallo haec studia repetentem. Ita, inquit, audiam te disputantem, ut ea lego, quae scripsisti. Proinde ordire. Considamus hic.

III. . . . quorum in aliis, ut in Antipatro poeta, ut in brumali die natis, ut in simul aegrotantibus fratribus, ut in urina, ut in unguibus, ut in reliquis eius modi, naturae contagio valet, quam ego non tollo, vis est nulla fatalis; in aliis autem fortuita quaedam esse possunt, ut in illo naufrago, ut in Icadio, ut in Daphita; quaedam etiam Posidonius (pace magistri dixerim) comminisci videtur; sunt quidem absurda. Quid enim? si Daphitae fatum fuit ex equo cadere atque ita perire, ex hocne equo, qui cum equus non esset, nomen habebat alienum? aut Philippus hasne in capulo quadrigulas vitare monebatur? quasi vero capulo sit occisus. Quid autem magnum aut naufragum illum sine nomine in rivo esse lapsum? (quamquam huic quidem hic scribit praedictum in aqua esse pereundum); ne hercule Icadii quidem praedonis video fatum ullum;  nihil enim scribit ei praedictum. Quid mirum igitur ex spelunca saxum in crura eius incidisse? puto enim, etiamsi Icadius tum in spelunca non fuisset, saxum tamen illud casurum fuisse. Nam aut nihil omnino est fortuitum, aut hoc ipsum potuit evenire fortuna. Quaero igitur (atque hoc late patebit), si fati omnino nullum nomen, nulla natura, nulla vis esset et forte temere casu aut pleraque fierent aut omnia, num aliter, ac nunc eveniunt, evenirent. Quid ergo adtinet inculcare fatum, cum sine fato ratio omnium rerum ad naturam fortunamve referatur?  

IV. Sed Posidonium, sicut aequum est, cum bona gratia dimittamus, ad Chrysippi laqueos revertamur. Cui quidem primum de ipsa contagione rerum respondeamus, reliqua postea persequemur. Inter locorum naturas quantum intersit, videmus; alios esse salubris, alios pestilentis, in aliis esse pituitosos et quasi redundantis, in aliis exsiccatos atque aridos; multaque sunt alia, quae inter locum et locum plurimum differant. Athenis tenue caelum, ex quo etiam acutiores putantur Attici, crassum Thebis, itaque pingues Thebani et valentes. Tamen neque illud tenue caelum efficiet, ut aut Zenonem quis aut Arcesilam aut Theophrastum audiat, neque crassum, ut Nemea potius quam Isthmo victoriam petat. Diiunge longius. Quid enim loci natura adferre potest, ut in porticu Pompeii  potius quam in campo ambulemus? tecum quam cum alio? Idibus potius quam Kalendis? Ut igitur ad quasdam res natura loci pertinet aliquid, ad quasdam autem nihil, sic astrorum adfectio valeat, si vis, ad quasdam res, ad omnis certe non valebit. At enim, quoniam in naturis hominum dissimilitudines sunt, ut alios dulcia, alios subamara delectent, alii libidinosi, alii iracundi aut crudeles aut superbi sint, alii a talibus vitiis abhorreant,—quoniam igitur, inquit, tantum natura a natura distat, quid mirum est has dissimilitudines ex differentibus causis esse factas?

V. Haec disserens, qua de re agatur, et in quo causa consistat, non videt. Non enim, si alii ad alia propensiores sunt propter causas naturalis et antecedentis, idcirco etiam nostrarum voluntatum atque adpetitionum sunt causae naturales et antecedentes. Nam nihil esset in nostra potestate, si ita se res haberet. Nunc vero fatemur, acuti hebetesne, valentes inbecilline simus, non esse id in nobis. Qui autem ex eo cogi putat, ne ut sedeamus quidem aut ambulemus voluntatis esse, is non videt, quae quamque rem res consequatur. Ut enim et ingeniosi et tardi ita nascantur antecedentibus causis itemque valentes et inbecilli, non sequitur tamen, ut etiam sedere eos et ambulare et rem agere aliquam principalibus causis definitum et constitutum sit.  Stilponem, Megaricum philosophum, acutum sane hominem et probatum temporibus illis accepimus. Hunc scribunt ipsius familiares et ebriosum et mulierosum fuisse, neque haec scribunt vituperantes, sed potius ad laudem; vitiosam enim naturam ab eo sic edomitam et conpressam esse doctrina, ut nemo umquam vinulentum illum, nemo in eo libidinis vestigium viderit. Quid? Socraten nonne legimus quem ad modum notarit Zopyrus physiognomon, qui se profitebatur hominum mores naturasque ex corpore, oculis, vultu, fronte pernoscere? stupidum esse Socraten dixit et bardum, quod iugula concava non haberet, obstructas eas partes et obturatas esse dicebat; addidit etiam mulierosum; in quo Alcibiades cachinnum dicitur sustulisse.  Sed haec ex naturalibus causis vitia nasci possunt, extirpari autem et funditus tolli, ut is ipse, qui ad ea propensus fuerit, a tantis vitiis avocetur, non est id positum in naturalibus causis, sed in voluntate, studio, disciplina. Quae tolluntur omnia, si vis et natura fati ex divinationis ratione firmabitur.

 

 

TRAITÉ DU DESTIN

I...... Cette question appartient à la doctrine des mœurs (ἦθος pour les Grecs); ce nom de doctrine des mœurs est celui que nous donnons d'ordinaire à cette partie de la philosophie; mais, pour enrichir notre langue, on peut être reçu à l'appeler la morale. Il faut aussi faire connaître la nature et les règles des propositions que les Grecs nomment axiomes. Lorsqu'elles ont l'avenir pour objet et pour matière, ce qui peut être ou n'être pas, il est fort embarrassant de se prononcer sur leur valeur; c'est la question philosophique des possibles (περὶ δυνατῶν), question toute du ressort de la logique, que j'appelle l'art de raisonner. Dans mes livres de la Nature des Dieux et de la Divination, j'avais suivi la méthode académique, qui laisse les deux sentiments opposés se produire dans toute leur force, sans interruption, et permet ainsi à chacun de reconnaître facilement quelle opinion semble la plus vraisemblable, et de se déclarer pour elle. Mais aujourd'hui une circonstance fortuite m'empêche d'introduire cette méthode dans mon traité du Destin. J'étais à Pouzzol en même temps que Hirtius, consul désigné, l'un de mes meilleurs amis, et qui cultivait alors avec beaucoup d'ardeur l'art qui a rempli ma vie. Nous étions le plus souvent ensemble, occupés surtout à rechercher par quels moyens on pourrait ramener dans l'État la paix et la concorde. César était mort, et de tous côtés il nous semblait voir des semences de dissensions nouvelles; nous pensions qu'on devait se hâter de les étouffer, et ces graves soucis occupaient à eux seuls presque tous nos entretiens. Nous n'eûmes point d'antre pensée en plus de vingt rencontres; mais un jour où nous trouvâmes plus de liberté, et où nous fûmes moins empêchés par les visiteurs que d'ordinaire, les premiers moments de notre entrevue furent donnés à nos préoccupations habituelles, et à cet échange en quelque façon obligé de nos pensées sur la paix et le repos public.

II. Quand nous eûmes achevé, Eh bien! me dit Hirtius, les exercices oratoires, que vous n'avez pas abandonnés, j'espère, ont donc cédé la première place à la philosophie? j'aimerais à vous 262 entendre en traiter quelque point. — Je suis prêt, lui répondis-je, à vous satisfaire, ou à vous entendre vous-même. Mais vous avez bien raison de penser que je n'ai point renoncé à ces exercices oratoires qui ont redoublé votre zèle, m'a-t-on dit, alors que déjà votre ardeur était extrême; et d'ailleurs, les sujets qui m'occupent maintenant ne sont pas de nature à affaiblir, mais plutôt à vivifier l'éloquence. Je vois entre elle et le genre de philosophie que je cultive une fort étroite alliance; l'orateur empruntée l'Académie la finesse et la force de la pensée, et lui rend en retour l'abondance et les ornements du langage. Je crois être assez initié aux secrets de ces deux arts; c'est donc à vous de me dire aujourd'hui quelle sorte de fruits vous voulez goûter.— Vous ne pouvez rien m'offrir déplus agréable et je reconnais la votre exquise bonté, toujours si prompte à satisfaire mes vœux. Mais je sais ce que vous pensez de l'éloquence; plus d'une fois j'ai pu jouir de votre talent, et j'espère en jouir encore; tandis que vos Tusculanes viennent de m'apprendre que vous avez adopté l'habitude académicienne de discuter et réfuter quelque proposition que ce fût. Je voudrais en faire l'essai, et vous donner un sujet, si vous le permettez. — Tout ce qui peut vous être agréable, lui dis-je, est fait pour me plaire. Mais, vous le savez, ce n'est pas un Grec que vous allez entendre, c'est un homme qui ne se hasarde pas avec trop de confiance à ce difficile exercice, et qui depuis longtemps a été distrait de ces études. — Je saurai vous entendre comme je sais vous lire, me répondit-il. Commencez donc....

Lacune considérable.

III...... Examinons ces exemples. En ce qui touche les uns, comme le poète Antipater, l'influence du solstice d'hiver sur la naissance, la maladie simultanée de deux frères, l'urine, les ongles, et tant d'autres du même genre, il faut reconnaître une certaine sympathie naturelle que, pour ma part, je suis loin de nier; mais je n'y vois point la marque de la fatalité. Pour ce qui regarde les autres, on y rencontre certainement quelques coups du sort, comme dans les aventures de ce naufragé, d'Icadius et de Daphitas. Posidonius même (j'en demande pardon à mon maître) me semble en tirer quelques-uns de son cru, car il en est, il faut bien le dire, qui sont de toute invraisemblance. Quoi, si la destinée de Daphitas était de tomber de cheval et de mourir de sa chute, fallait-il l'entendre d'une chose qui n'avait du cheval que le nom? L'oracle avertit Philippe de se défier d'un quadrige: raisonnablement était-il question du quadrige gravé sur la garde de l'épée de son meurtrier? Est-ce d'ailleurs cette garde d'épée qui lui a donné la mort? Est-ce donc un événement bien merveilleux que ce naufragé, dont on ne nous dit pas le nom, soit tombé dans un ruisseau? et cependant, au rapport de notre auteur, c'est dans les flots que l'oracle l'avait condamné à périr. Quant à l'histoire du brigand Icadius, je déclare que je n'y aperçois aucun effet du Destin: car Posidonius ne nous dit pas qu'on lui ait rien prédit. Qu'y a-t-il d'étonnant qu'une pierre se soit détachée de la caverne pour lui rompre les jambes? Je crois que, quand même Icadius n'aurait pas été dans la caverne, la pierre n'en fût pas moins tombée. Car, ou il n'y a absolument rien de fortuit, ou cet accident peut s'expliquer par le hasard. Voici la question que je fais, et qui s'étend fort loin: supposons que le Destin n'ait aucune influence, qu'il n'existe pas, qu'il n'en soit pas 263 même question, et que tous les événements, ou presque tous, arrivent par hasard, fortuitement, sans motif assignable, les choses se passeraient-elles autrement qu'elles ne se passent maintenant? A quoi bon le Destin, quand on peut, sans y recourir, expliquer toutes choses ou par la nature ou par le hasard?

IV. Mais en voilà assez sur le livre de Posidonius; il nous serait peu bienséant d'en poursuivre trop loin la critique: revenons aux pièges de Chrysippe. J'attaquerai d'abord le fameux chapitre de la sympathie, et je prendrai ensuite chacun des autres à partie. Nous voyons combien il y a de différence entre les climats; les uns sont salubres, les autres pestilentiels; ici l'on rencontre des tempéraments lymphatiques; les humeurs regorgent; plus loin, il n'y a que maigreur et sécheresse. Ou n'aurait jamais signalé toutes ces variétés de climat. A Athènes, l'air est vif,et l'on croit que c'est ce qui donne tant d'esprit aux Athéniens; à Thèbes, il est épais, et les Thébains sont lourds et robustes. Cependant ce n'est pas cet air vif qui amènera un disciple à Zenon, à Arcésilas ou à Théophraste, et cet air épais n'engagera pas un athlète à rechercher plutôt la victoire à Némée qu'aux jeux Isthmiques. Imaginez tout ce que vous voudrez, vous ne parviendrez pas à me prouver que c'est l'influence des lieux qui me fait promener sous le portique de Pompée plutôt qu'au champ de Mars, avec vous plutôt qu'avec tout autre, aux ides, et non pas aux kalendes. La nature des lieux a donc une certaine influence, mais qui est incontestablement restreinte; il en est de même de l'influence des astres; je vous accorderai, si vous le voulez, qu'on en voit quelques effets, mais très-certainement elle ne s'étend pas à toutes les choses humaines. Mais, nous dit Chrysippe, ne remarquez-vous pas combien les goûts et les caractères des hommes offrent de variété? les uns aiment ce qui est doux, les autres ce qui a un peu d'amertume; les uns sont voluptueux, colères, cruels, présomptueux; les autres ont pour ces vices un éloignement naturel. Ainsi donc, puisque d'homme à homme l'on trouve tant de différences, n'est-il pas conséquent de rapporter tous ces tempéraments divers à des causes opposées?

V. Ce raisonnement de Chrysippe prouve qu'il ne comprend pas de quoi il s'agit, et quelle est la position de la question. Car, de ce que les hommes éprouvent certaines inclinations déterminées par des causes naturelles et précédentes, il ne s'ensuit pas que nos volontés et nos impulsions propres soient déterminées par de semblables causes. S'il en était ainsi, rien ne serait en notre pouvoir. Nous avouons qu'il ne dépend pas de nous d'avoir l'esprit lin ou épais, d'être débiles ou robustes; mais qui voudrait conclure de là qu'il n'est pas même en notre pouvoir de nous asseoir ou de nous promener, prouverait qu'il ne sait ce que c'est que de tirer une conséquence. Car s'il est vrai que des causes naturelles nous rendent ingénieux ou lourds d'esprit, forts ou débiles, il ne s'ensuit en aucune sorte que des causes irrésistibles nous déterminent à nous promener ou à nous asseoir, par exemple, et règlent à l'avance toutes nos actions. Stilpon, ce philosophe mégarique, était, à ce que l'on nous rapporte, un homme fort ingénieux, et jouissait, de son temps, d'une assez belle renommée. Nous pouvons voir, dans les propres écrits de ses amis, qu'il éprouvait une vive inclination pour le vin et les femmes; 264 et ce n'est pas pour le décrier qu'ils en parlent, mais plutôt pour le louer; car ils ajoutent qu'il avait tellement dompté et subjugué cette nature vicieuse par la force de la discipline, que jamais homme au monde ne le surprit dans l'ivresse ou agité de mauvaises passions. Bien mieux, ne savons-nous pas le jugement que porta un jour de Socrate le physionomiste Zopyre, qui faisait profession de connaître le tempérament et le caractère des hommes à la seule inspection du corps, des yeux, du visage, du front? Il déclara que Socrate était un sot et un niais, parce qu'il n'avait pas la gorge concave, parce que tous ses organes étaient fermés et bouchés; il ajouta même que Socrate était adonné aux femmes; ce qui, nous dit-on, fit rire Alcibiade aux éclats. Les dispositions vicieuses peuvent être produites par des causes naturelles; mais les détruire et les déracinier complètement, à ce point que l'âme où elles régnaient d'abord en soit à jamais affranchie, ce n'est pas là le fait de la nature, mais l'œuvre de la volonté, de l'énergie, d'une constante discipline, toutes choses qui sont anéanties, si l'on parvient à établir l'empire du destin sur le fondement de la divination.

 

VI.  Etenim si est divinatio, qualibusnam a perceptis artis proficiscitur? (percepta appello, quae dicuntur Graece θεωρήματα). Non enim credo nullo percepto aut ceteros artifices versari in suo munere, aut eos, qui divinatione utantur, futura praedicere. Sint igitur astrologorum percepta huius modi: “Si quis verbi causa oriente Canicula natus est, is in mari non morietur.” Vigila, Chrysippe, ne tuam causam, in qua tibi cum Diodoro, valente dialectico, magna luctatio est, deseras. Si enim est verum, quod ita conectitur: “Si quis oriente Canicula natus est, in mari non morietur”, illud quoque verum est: “Si Fabius oriente Canicula natus est, Fabius in mari non morietur.” Pugnant igitur haec inter se, Fabium oriente Canicula natum esse, et Fabium in mari moriturum; et quoniam certum in Fabio ponitur, natum esse eum Canicula oriente, haec quoque pugnant, et esse Fabium, et in mari esse moriturum. Ergo haec quoque coniunctio est ex repugnantibus: “Et est Fabius, et in mari Fabius morietur”, quod, ut propositum est, ne fieri quidem potest. Ergo illud: “Morietur in mari Fabius” ex eo genere est, quod fieri non potest. Omne ergo, quod falsum dicitur in futuro, id fieri non potest.

VII. At hoc, Chrysippe, minime vis, maximeque tibi de hoc ipso cum Diodoro certamen est. Ille enim id solum fieri posse dicit, quod aut sit verum aut futurum sit verum, et, quicquid futurum sit, id dicit fieri necesse esse et, quicquid non sit futurum, id negat fieri posse. Tu, et quae non sint futura, posse fieri dicis, ut frangi hanc gemmam, etiamsi id numquam futurum sit, neque necesse fuisse Cypselum regnare Corinthi, quamquam id millensimo ante anno Apollinis oraculo editum esset. At si ista conprobabis divina praedicta, et, quae falsa in futuris dicentur, in iis habebis, ut ea fieri non possint [ut si dicatur Africanum Karthagine potiturum], et, si vere dicatur de futuro, idque ita futurum sit, dicas esse necessarium; quae est tota Diodori vobis inimica sententia.   Etenim si illud vere conectitur: “Si oriente Canicula natus es, in mari non moriere”, primumque quod est in conexo: “Natus es oriente Canicula”, necessarium est (omnia enim vera in praeteritis necessaria sunt, ut Chrysippo placet dissentienti a magistro Cleanthe, quia sunt inmutabilia nec in falsum e vero praeterita possunt convertere); si igitur, quod primum in conexo est, necessarium est, fit etiam, quod consequitur, necessarium. Quamquam hoc Chrysippo non videtur valere in omnibus; sed tamen, si naturalis est causa, cur in mari Fabius non moriatur, in mari Fabius mori non potest.

VIII. Hoc loco Chrysippus aestuans falli sperat Chaldaeos ceterosque divinos, neque eos usuros esse coniunctionibus, ut ita sua percepta pronuntient: “Si quis natus est oriente Canicula, is in mari non morietur”, sed potius ita dicant: “Non et natus est quis oriente Canicula, et is in mari morietur.” O licentiam iocularem! ne ipse incidat in Diodorum, docet Chaldaeos, quo pacto eos exponere percepta oporteat. Quaero enim, si Chaldaei ita loquantur, ut negationes infinitarum coniunctionum potius quam infinita conexa ponant, cur idem medici, cur geometrae, cur reliqui facere non possint. Medicus in primis, quod erit ei perspectum in arte, non ita proponet: “Si cui venae sic moventur, is habet febrim”, sed potius illo modo: “Non et venae sic <cui> moventur, et is febrim non habet.” Itemque geometres non ita dicet: “In sphaera maximi orbes medii inter se dividuntur”, sed potius illo modo: “Non et sunt in sphaera maximi orbes, et ii non medii inter se dividuntur.”  Quid est, quod non possit isto modo ex conexo transferri ad coniunctionum negationem? Et quidem aliis modis easdem res efferre possumus. Modo dixi: “In sphaera maximi orbes medii inter se dividuntur”; possum dicere: “Si in sphaera maximi orbes erunt”, possum dicere: “Quia in sphaera maximi orbes erunt”. Multa genera sunt enuntiandi nec ullum distortius quam hoc, quo Chrysippus sperat Chaldaeos contentos Stoicorum causa fore.  Illorum tamen nemo ita loquitur; maius est enim has contortiones orationis quam signorum ortus obitusque perdiscere.

IX. Sed ad illam Diodori contentionem, quam περὶ δυνατῶν appellant, revertamur, in qua, quid valeat id, quod fieri possit, anquiritur. Placet igitur Diodoro id solum fieri posse, quod aut verum sit aut verum futurum sit. Qui locus attingit hanc quaestionem, nihil fieri, quod non necesse fuerit, et, quicquid fieri possit, id aut esse iam aut futurum esse, nec magis commutari ex veris in falsa posse ea, quae futura, quam ea, quae facta sunt; sed in factis inmutabilitatem apparere, in futuris quibusdam, quia non apparet, ne inesse quidem videri, ut in eo, qui mortifero morbo urgeatur, verum sit “Hic morietur hoc morbo”, at hoc idem si vere dicatur in eo, in quo vis morbi tanta non appareat, nihilo minus futurum sit. Ita fit, ut commutatio ex vero in falsum ne in futuro quidem ulla fieri possit. Nam “Morietur Scipio” talem vim habet, ut, quamquam de futuro dicitur, tamen ut id non possit convertere in falsum; de homine enim dicitur, cui necesse est mori. Sic si diceretur: “Morietur noctu in cubiculo suo vi oppressus Scipio”, vere diceretur; id enim fore diceretur, quod esset futurum; futurum autem fuisse ex eo, quia factum est, intellegi debet. Nec magis erat verum “Morietur Scipio” quam “Morietur illo modo”, nec magis necesse mori Scipioni quam illo modo mori, nec magis inmutabile ex vero in falsum “Necatus est Scipio” quam “Necabitur Scipio”; nec, cum haec ita sint, est causa, cur Epicurus fatum extimescat et ab atomis petat praesidium easque de via deducat et uno tempore suscipiat res duas inenodabiles, unam, ut sine causa fiat aliquid, ex quo existet, ut de nihilo quippiam fiat, quod nec ipsi nec cuiquam physico placet, alteram, ut, cum duo individua per inanitatem ferantur, alterum e regione moveatur, alterum declinet.  Licet enim Epicuro concedenti omne enuntiatum aut verum aut falsum esse non vereri, ne omnia fato fieri sit necesse; non enim aeternis causis naturae necessitate manantibus verum est id, quod ita enuntiatur: “Descendit in Academiam Carneades”, nec tamen sine causis, sed interest inter causas fortuito antegressas et inter causas cohibentis in se efficientiam naturalem. Ita et semper verum fuit “Morietur Epicurus, cum duo et septuaginta annos vixerit, archonte Pytharato”, neque tamen erant causae fatales, cur ita accideret, sed, quod ita cecidit, <serie> certa causarum casurum, sicut cecidit, fuit.  Nec ii, qui dicunt inmutabilia esse, quae futura sint, nec posse verum futurum convertere in falsum, fati necessitatem confirmant, sed verborum vim interpretantur. At qui introducunt causarum seriem sempiternam, ii mentem hominis voluntate libera spoliatam necessitate fati devinciunt. Sed haec hactenus; alia videamus.

X. Concludit enim Chrysippus hoc modo: “Si est motus sine causa, non omnis enuntiatio, quod ἀξίωμα dialectici appellant, aut vera aut falsa erit; causas enim efficientis quod non habebit, id nec verum nec falsum erit; omnis autem enuntiatio aut vera aut falsa est; motus ergo sine causa nullus est. ” “Quod si ita est, omnia, quae fiunt, causis fiunt antegressis; id si ita est, fato omnia fiunt; efficitur igitur fato fieri, quaecumque fiant.” Hic primum si mihi libeat adsentiri Epicuro et negare omnem enuntiationem aut veram esse aut falsam, eam plagam potius accipiam quam fato omnia fieri conprobem; illa enim sententia habet aliquid disputationis, haec vero non est tolerabilis. Itaque contendit omnis nervos Chrysippus, ut persuadeat omne ἀξίωμα aut verum esse aut falsum. Ut enim Epicurus veretur, ne, si hoc concesserit, concedendum sit fato fieri, quaecumque fiant, (si enim alterum utrum ex aeternitate verum sit, esse id etiam certum et, si certum, etiam necessarium; ita et necessitatem et fatum confirmari putat) sic Chrysippus metuit, ne, si non obtinuerit omne, quod enuntietur, aut verum esse aut falsum, non teneat omnia fato fieri et ex causis aeternis rerum futurarum. Sed Epicurus declinatione atomi vitari necessitatem fati putat. Itaque tertius quidam motus oritur extra pondus et plagam, cum declinat atomus intervallo minimo (id appellat ἐλάχιστον); quam declinationem sine causa fieri si minus verbis, re cogitur confiteri. Non enim atomus ab atomo pulsa declinat. Nam qui potest pelli alia ab alia, si gravitate feruntur ad perpendiculum corpora individua rectis lineis, ut Epicuro placet? Sequitur enim, ut, si alia ab alia numquam depellatur, ne contingat quidem alia aliam. Ex quo efficitur, etiamsi sit atomus eaque declinet, declinare sine causa. Hanc Epicurus rationem induxit ob eam rem, quod veritus est, ne, si semper atomus gravitate ferretur naturali ac necessaria, nihil liberum nobis esset, cum ita moveretur animus, ut atomorum motu cogeretur.  Id Democritus, auctor atomorum, accipere maluit, necessitate omnia fieri, quam a corporibus individuis naturalis motus avellere.

VI. Si vous admettez une divination, il faut nous dire sur quelles observations certaines elle repose; j'appelle observations certaines ce que les Grecs nomment théorèmes. Je ne croirai jamais que sans leur secours il soit possible d'exercer aucun art, et en particulier l'art de prédire l'avenir. Les astrologues ont donc certaines règles que l'expérience leur a fournies, celle-ci, par exemple: «Celui qui est né au lever de la Canicule ne mourra pas dans la mer.» Prenez bien garde, Chrysippe, de trahir vous-même votre propre cause, que vous avez à soutenir contre les rudes attaques de Diodore, un vigoureux dialecticien. Si l'on doit tenir pour vraie cette proposition générale: «Celui qui est né au lever de la Canicule ne mourra pas dans la mer,» il faudra conséquemment reconnaître la vérité de celle-ci: «Si Fabius est né au lever de la Canicule, Fabius ne mourra pas dans la mer.» Conséquemment encore, il impliquerait contradiction de dire: «Fabius est né au lever de la Canicule, et Fabius mourra dans la mer;» et comme on suppose comme certain que Fabius est né au lever de la Canicule, il impliquerait aussi contradiction de dire: «Fabius existe, et Fabius mourra dans la mer.» Cette dernière énonciation: «que Fabius existe, et qu'il mourra dans la mer,» renferme donc à la fois une contradiction et une impossibilité. Donc lorsque vous dites: «Fabius mourra dans la mer,» vous parlez d'une chose qui est impossible. Donc enfin, tout ce que l'on dit de l'avenir, contrairement à la vérité, est impossible.

VII. Mais c'est là, Chrysippe, une conséquence que vous n'acceptez nullement, et c'est sur ce point que Diodore vous livre le plus terrible combat. Selon lui, il n'y a de possible que ce qui est vrai actuellement, ou sera vrai un jour; et il soutient que tout ce qui doit être sera nécessairement, et que tout ce qui ne doit pas être, est impossible. Vous prétendez, vous, que ce qui ne doit pas être est cependant possible; qu'il est possible, par exemple, de briser ce joyau, quoique pourtant on ne doive jamais le rompre; et vous tenez qu'il n'était point nécessaire que Cypsélus régnât à Corinthe, quoique depuis mille ans l'oracle d'Apollon eût prédit son règne. Mais si vous ajoutez une foi entière à ces prédictions divines, vous serez contraint d'avouer que tout ce que l'on dit de l'avenir, contrairement à la vérité, 265  est impossible; comme si l'on disait, par exemple: «Scipion l'Africain sera maître de Cartliage;» vous conviendrez aussi que lorsqu'on prédit l'avenir tel qu'il doit être, lorsqu'on parle d'un événement qui véritablement arrivera, l'événement devra nécessairement arriver. Mais ce sont là toutes les maximes de Diodore, qui sont ennemies des vôtres. Si l'on doit tenir pour vraie une proposition de cette sorte: «Celui qui est né au lever de la Canicule ne mourra pas dans la mer,» et si ce qu'affirmé la première partie de la proposition est nécessaire (tout ce qui est vrai dans le passé est nécessaire; Chrysippe en convient lui-même, malgré le sentiment de son maître Cléanthe; car ce qui est fait est immuable; le vrai dans le passé ne peut plus devenir le faux); si, disons-nous, ce qu'affirmé la première partie de la proposition est nécessaire, la conséquence est pareillement nécessaire. Chrysippe n'admet pas cette nécessité dans tous les cas. Mais cependant si une cause naturelle s'oppose à ce que Fabius meure dans la mer, il est impossible que Fabius périsse dans la mer.

VIII. Voilà qui embarrasse fort Chrysippe; que répond-il? que sans doute les Chaldéens et tous les devins se trompent en employant cette forme de proposition, et qu'ils ne doivent pas dire: «Celui qui est né au lever de la Canicule ne mourra pas dans la mer,» mais plutôt: «II n'est pas d'homme qui soit né au lever de la Canicule, et qui doive mourir dans la mer.» 0 plaisante hardiesse! pour ne point prêter le flanc à Diodore, le voilà qui veut apprendre aux Chaldéens à énoncer leurs théorèmes. Mais si les Chaldéens doivent introduire dans leur langage la négation absolue de certaines liaisons de choses, au lieu d'affirmer absolument la liaison de certaines choses, pourquoi la médecine, la géométrie et tous les autres arts ne suivraient-ils pas la même méthode? Le médecin, en première ligne, ne donnera pas au fruit de son expérience la forme suivante: «Celui dont le pouls bat de telle façon, a la fièvre;» mais il dira plutôt:» II n'y a point d'homme dont le pouls batte de telle façon, et qui n'ait la fièvre.» Le géomètre ne dira pas non plus: «Les grands cercles de la sphère se coupent par le milieu,» mais bien: «Il n'y a point sur la sphère de grands cercles qui ne se coupent par le milieu.» Enfin il n'est pas au monde une seule proposition qui ne puisse se transformer de telle sorte qu'au lieu d'affirmer une liaison, on nie un rapport. Et ce n'est pas la seule transformation qu'on puisse faire subir à l'énoncé des théorèmes. Nous disions d'abord: «Les grands cercles de la sphère se coupent par le milieu;» nous pouvons dire: «S'il y a des grands cercles sur la sphère;» ou bien encore: «Puisqu'il y a des grands cercles sur la sphère.» On peut donner vingt formes diverses à une proposition, mais, de toutes, la plus bizarre est celle dont Chrysippe espère que les Chaldéens se voudront contenter par amour pour le Stoïcisme. Le malheur est que pas un d'eux ne veut apprendre ce beau langage; car il est plus difficile d'étudier tous ces détours et ces finesses, que d'observer le lever et le coucher des astres.

IX. Mais revenons à la question des possibles, si vivement débattue par Diodore; et demandons-nous quelle valeur logique il faut attribuer au possible. Diodore prétend qu'il n'y a de possible que ce qui est vrai actuellement ou le deviendra un jour. Penser ainsi, c'est déclarer qu'il 266 n'arrivera rien qui ne soit nécessaire, et que tout ce qui est possible est actuellement réel, ou le sera un jour; ce qui implique que l'on ne peut pas plus changer ce qui doit être que ce qui a été. Toute la différence, c'est que l'on voit clairement que le passé est immuable; tandis que l'on ne croit pas toujours qu'il en soit de même de l'avenir, qui parfois se dérobe. Lorsqu'on voit un homme atteint d'une maladie mortelle, on reconnaît que véritablement il mourra de cette maladie; mais si un médecin nous en disait autant d'un malade moins gravement attaqué, et qu'il dit vrai, la mort n'en arriverait pas moins certainement. Il est donc clair que l'on ne peut rien changer à l'avenir, et que les faits y sont immuablement marqués. Quand je dis: «Scipion mourra, «j'affirme une chose qui, bien que future, ne peut en aucune sorte n'être pas vraie; car je parle d'un homme qui nécessairement doit mourir. Si l'on avait ajouté: «Scipion mourra de nuit dans son lit, de mort violente,» on aurait dit vrai, car on aurait affirmé une chose qui devait être; et la preuve qu'elle devait être, c'est qu'effectivement elle est arrivée. Cette proposition: «Scipion mourra,» n'était pas plus vraie que celle-ci: «Il mourra de telle mort;» Scipion devait nécessairement mourir, mais tout aussi nécessairement il devait mourir de telle façon; et cet événement futur: «Scipion sera tué, «n'était pas plus douteux que ne l'est aujourd'hui ce fait accompli: «Scipion a été tué.» Cela étant, il n'y a plus de raison pour qu'Épicure redoute le Destin, demande à ses atomes d'en affranchir le monde, leur prête un mouvement de déclinaison, et s'engage en même temps en deux difficultés inextricables: l'une de supposer des faits qui n'ont point de cause, ce qui va directement contre ce principe: «Rien ne se fait de rien,» principe défendu par tous les physiciens et par Épicure lui-même; la seconde, d'admettre que de deux atomes portés dans le vide, l'un suit la ligne directe, et l'autre de lui-même s'en écarte. Épicure peut fort bien accorder que toute proposition est vraie ou fausse, sans craindre pour cela que tout arrive nécessairement par l'effet du Destin. Ce n'est pas en vertu de causes éternelles, et qui aient leur racine dans l'ordre nécessaire du monde, que cette proposition est vraie: «Carnéade descend à l'Académie,» et cependant elle n'est pas vraie sans cause; mais il y a une différence entre les causes fortuites qui influent sur la production d'un fait, et les causes efficientes qui le déterminent, en vertu de l'ordre immuable de la nature. Il a toujours été vrai qu'Épicure mourrait à soixante-douze ans, sous l'archonte Pytharatus; cependant il n'y avait point de causes fatalement nécessaires pour qu'il en fût ainsi: mais, puisque l'événement est arrivé, de tout temps il est certain. Ceux qui disent que l'avenir est immuable, et que ce qui doit être ne peut pas ne pas être, sont loin de conclure que par conséquent le Destin gouverne le monde; ils ne font qu'expliquer la force des termes. Mais ceux qui admettent une série de causes éternellement enchaînées, dépouillent l'homme de sa volonté libre, et le font l'esclave du Destin. J'en ai dit assez sur ce point; passons à d'autres.

X. Voici comment Chrysippe raisonne: «S'il y a quelque mouvement sans cause, on ne peut pas dire que toute proposition (ἀξίωμα, dans la langue des Dialecticiens) soit ou vraie, ou fausse. Car ce qui n'a pas de cause efficiente n'est ni 267 vrai ni faux. Mais toute proposition est ou vraie ou fausse. Donc il n'y a point de mouvement sans cause. Cela étant, tout ce qui arrive est l'effet de causes précédentes. S'il en est ainsi, tout arrive fatalement. Il est donc démontré que le Destin préside à tous les événements du inonde.» Je répondrai d'abord que, me fallût-il nier avec Épicure que toute proposition soit ou vraie ou fausse, j'aimerais mieux en venir à cette extrémité, que de recevoir en ma croyance le dogme de la fatalité universelle. Encore le sentiment d'Épicure mérite-t-il d'être discuté; mais celui de Chrysippe est de tous points insoutenable. Aussi l'habile Stoïcien emploie tous ses efforts à démontrer qu'il n'est point de proposition qui ne soit ou vraie ou fausse. D'un côté, Épicure appréhende qu'en accordant ce principe, il ne lui faille accorder aussi que tout arrive fatalement, car il lui semble que si l'une des deux alternatives est vraie de toute éternité, elle est par conséquent certaine; certaine, elle est nécessaire, et voilà le Destin reconnu. D'autre part, Chrysippe se trouve fort empêché, si l'on ne convient que toute proposition est ou vraie ou fausse, à démontrer que la fatalité règle tout, et que les événements futurs sont de toute éternité déterminés dans leurs causes. Mais Épicure croit échapper à la fatalité par la déclinaison de ses atomes. Voilà un troisième mouvement: à ceux que produisent la pesanteur et le choc, il faut ajouter cette déclinaison infiniment petite, ἐλάχιστον, dit Épicure. Mais voilà un mouvement sans cause; si Épicure ne le déclare pas expressément, au fond il est forcé d'en convenir. Car si un atome vient à dévier, ce n'est pas qu'il ait été poussé par un autre: comment deux atomes pourraient-ils s'entrechoquer, puisque, d'après Épicure lui-même, ils sont tous emportés par la pesanteur, suivant une ligne droite et perpendiculaire? Non-seulement ils ne s'entrechoquent point, mais ils ne se touchent même jamais. Donc bien certainement admettre les atomes et leur déclinaison, c'est admettre un mouvement sans cause. Épicure a imaginé cette déclinaison, parce qu'il craignait que si la pesanteur emportait seule les atomes d'un mouvement naturel et nécessaire, il n'y eût aucune action libre, l'âme étant contrainte de suivre toujours l'impulsion originelle des atomes. Aussi Démocrite, l'inventeur des atomes, a-t-il mieux aimé soumettre toutes choses à la fatalité, que de soustraire ses corpuscules à leurs mouvements naturels.

XI. Acutius Carneades, qui docebat posse Epicureos suam causam sine hac commenticia declinatione defendere. Nam cum docerent esse posse quendam animi motum voluntarium, id fuit defendi melius quam introducere declinationem, cuius praesertim causam reperire non possent; quo defenso facile Chrysippo possent resistere. Cum enim concessissent motum nullum esse sine causa, non concederent omnia, quae fierent, fieri causis antecedentibus; voluntatis enim nostrae non esse causas externas et antecedentis.  Communi igitur consuetudine sermonis abutimur, cum ita dicimus, velle aliquid quempiam aut nolle sine causa; ita enim dicimus “sine causa”, ut dicamus: sine externa et antecedente causa, non sine aliqua; ut, cum vas inane dicimus, non ita loquimur, ut physici, quibus inane esse nihil placet, sed ita, ut verbi causa sine aqua, sine vino, sine oleo vas esse dicamus, sic, cum sine causa animum dicimus moveri, sine antecedente et externa causa moveri, non omnino sine causa dicimus. De ipsa atomo dici potest, cum per inane moveatur gravitate et pondere, sine causa moveri, quia nulla causa accedat extrinsecus.  Rursus autem, ne omnes physici inrideant nos, si dicamus quicquam fieri sine causa, distinguendum est et ita dicendum, ipsius individui hanc esse naturam, ut pondere et gravitate moveatur, eamque ipsam esse causam, cur ita feratur. Similiter ad animorum motus voluntarios non est requirenda externa causa; motus enim voluntarius eam naturam in se ipse continet, ut sit in nostra potestate nobisque pareat, nec id sine causa; eius rei enim causa ipsa natura est. Quod cum ita sit, quid est, cur non omnis pronuntiatio aut vera aut falsa sit, nisi concesserimus fato fieri, quaecumque fiant?

XII. Quia futura vera, inquit, non possunt esse ea, quae causas, cur futura sint, non habent; habeant igitur causas necesse est ea, quae vera sunt; ita, cum evenerint, fato evenerint. Confectum negotium, siquidem concedendum tibi est aut fato omnia fieri, aut quicquam fieri posse sine causa. An aliter haec enuntiatio vera esse non potest: “Capiet Numantiam Scipio”, nisi ex aeternitate causa causam serens hoc erit effectura? An hoc falsum potuisset esse, si esset sescentis saeculis ante dictum? Et si tum non esset vera haec enuntiatio: “Capiet Numantiam Scipio”, ne illa quidem eversa vera est haec enuntiatio: “Cepit Numantiam Scipio.” Potest igitur quicquam factum esse, quod non verum fuerit futurum esse? Nam ut praeterita ea vera dicimus, quorum superiore tempore vera fuerit instantia, sic futura, quorum consequenti tempore vera erit instantia, ea vera dicemus. Nec, si omne enuntiatum aut verum aut falsum est, sequitur ilico esse causas inmutabilis, easque aeternas, quae prohibeant quicquam secus cadere, atque casurum sit; fortuitae sunt causae, quae efficiant, ut vere dicantur, quae ita dicentur: “Veniet in senatum Cato”, non inclusae in rerum natura atque mundo; et tamen tam est inmutabile venturum, cum est verum, quam venisse, nec ob eam causam fatum aut necessitas extimescenda est. Etenim erit confiteri necesse: “Si hoc enuntiatum: "Veniet in Tusculanum Hortensius" verum non est, sequitur, ut falsum sit.” Quorum isti neutrum volunt; quod fieri non potest. Nec nos impediet illa ignava ratio, quae dicitur; appellatur enim quidam a philosophis ἀργὸς λόγος, cui si pareamus, nihil omnino agamus in vita. Sic enim interrogant: “Si fatum tibi est ex hoc morbo convalescere, sive tu medicum adhibueris sive non adhibueris, convalesces; ”  item, si fatum tibi est ex hoc morbo non convalescere, sive tu medicum adhibueris sive non adhibueris, non convalesces; et alterutrum fatum est; medicum ergo adhibere nihil attinet.”

XIII. Recte genus hoc interrogationis ignavum atque iners nominatum est, quod eadem ratione omnis e vita tolletur actio. Licet etiam inmutare, ut fati nomen ne adiungas et eandem tamen teneas sententiam, hoc modo: “Si ex aeternitate verum hoc fuit: "Ex isto morbo convalesces", sive adhibueris medicum sive non adhibueris, convalesces; itemque, si ex aeternitate falsum hoc fuit: "Ex isto morbo convalesces", sive adhibueris medicum sive non adhibueris, non convalesces”; deinde cetera. Haec ratio a Chrysippo reprehenditur.  Quaedam enim sunt, inquit, in rebus simplicia, quaedam copulata; simplex est: “Morietur illo die Socrates”; huic, sive quid fecerit sive non fecerit, finitus est moriendi dies. At si ita fatum erit: “Nascetur Oedipus Laio”, non poterit dici: “sive fuerit Laius cum muliere sive non fuerit”; copulata enim res est et confatalis; sic enim appellat, quia ita fatum sit et concubiturum cum uxore Laium et ex ea Oedipum procreaturum, ut, si esset dictum: “Luctabitur Olympiis Milo” et referret aliquis: “Ergo, sive habuerit adversarium sive non habuerit, luctabitur”, erraret; est enim copulatum “luctabitur”, quia sine adversario nulla luctatio est. Omnes igitur istius generis captiones eodem modo refelluntur. “Sive tu adhibueris medicum sive non adhibueris, convalesces” captiosum; tam enim est fatale medicum adhibere quam convalescere. Haec, ut dixi, confatalia ille appellat.

XIV. Carneades genus hoc totum non probabat et nimis inconsiderate concludi hanc rationem putabat. Itaque premebat alio modo nec ullam adhibebat calumniam; cuius erat haec conclusio: “Si omnia antecedentibus causis fiunt, omnia naturali conligatione conserte contexteque fiunt; quod si ita est, omnia necessitas efficit; id si verum est, nihil est in nostra potestate; est autem aliquid in nostra potestate; at, si omnia fato fiunt, omnia causis antecedentibus fiunt; non igitur fato fiunt, quaecumque fiunt.”  Hoc artius adstringi ratio non potest. Nam si quis velit idem referre atque ita dicere: “Si omne futurum ex aeternitate verum est, ut ita certe eveniat, quem ad modum sit futurum, omnia necesse est conligatione naturali conserte contexteque fieri”, nihil dicat. Multum enim differt, utrum causa naturalis ex aeternitate futura vera efficiat, an etiam sine aeternitate naturali, futura quae sint, ea vera esse possint intellegi. Itaque dicebat Carneades ne Apollinem quidem futura posse dicere nisi ea, quorum causas natura ita contineret, ut ea fieri necesse esset. Quid enim spectans deus ipse diceret Marcellum eum, qui ter consul fuit, in mari esse periturum? Erat hoc quidem verum ex aeternitate, sed causas id efficientis non habebat. Ita ne praeterita quidem ea, quorum nulla signa tamquam vestigia extarent, Apollini nota esse censebat; quo minus futura! causis enim efficientibus quamque rem cognitis posse denique sciri, quid futurum esset. Ergo nec de Oedipode potuisse Apollinem praedicere nullis in rerum natura causis praepositis, cur ab eo patrem interfici necesse esset, nec quicquam eius modi.

XV. Quocirca, si Stoicis, qui omnia fato fieri dicunt, consentaneum est huius modi oracla ceteraque, quae a divinatione ducuntur, conprobare, iis autem, qui, quae futura sunt, ea vera esse ex aeternitate dicunt, non idem dicendum est, vide, ne non eadem sit illorum causa et Stoicorum; hi enim urguentur angustius, illorum ratio soluta ac libera est.  Quodsi concedatur nihil posse evenire nisi causa antecedente, quid proficiatur, si ea causa non ex aeternis causis apta dicatur? Causa autem ea est, quae id efficit, cuius est causa, ut vulnus mortis, cruditas morbi, ignis ardoris. Itaque non sic causa intellegi debet, ut, quod cuique antecedat, id ei causa sit, sed quod cuique efficienter antecedat, nec, quod in campum descenderim, id fuisse causae, cur pila luderem, nec Hecubam causam interitus fuisse Troianis, quod Alexandrum genuerit, nec Tyndareum Agamemnoni, quod Clytaemnestram. Hoc enim modo viator quoque bene vestitus causa grassatori fuisse dicetur, cur ab eo spoliaretur. Ex hoc genere illud est Ennii:

Utinam ne in nemore Pelio securibus
Caesae accidissent abiegnae ad terram trabes!

Licuit vel altius: “Utinam ne in Pelio nata ulla umquam esset arbor!” etiam supra: “Utinam ne esset mons ullus Pelius!” similiterque superiora repetentem regredi infinite licet.

Neve índe navis ínchoandi exordium
Coepisset.

Quorsum haec praeterita? Quia sequitur illud:

Nam numquam era errans mea domo ecferret pedem,
Medea, animo aegra, amore saevo saucia,

non ut eae res causam adferrent amoris.

 

XI. L'esprit ingénieux de Carnéade apprit aux Épicuriens comment ils pouvaient défendre leur sentiment sans recourir à cette déclinaison chimérique. Il attribue à l'âme le pouvoir de produire certains mouvements volontaires, qui sont incontestablement plus raisonnables que la déclinaison épicurienne, dont on ne peut, après tout, alléguer aucune cause. Avec la thèse de Carnéade, il est facile de répondre à Chrysippe. On lui accorde qu'il n'est aucun mouvement sans cause; mais on nie que tout ce qui arrive doive s'expliquer par des causes efficientes et antécédentes à la fois, car il ne faut point chercher les causes de la volonté en dehors d'elle. C'est par un abus de langage que nous disons qu'un homme veut ou ne veut pas, sans cause; quand nous parlons ainsi, ce sont les causes externes et antécédentes que nous entendons exclure, et non 268 toute espèce de cause. Quand nous disons qu'un vase est vide, nous n'exprimons pas la même idée que les physiciens lorsqu'ils affirment qu'il n'y a pas de vide dans la nature: ce que notre langage signifie, c'est que le vase ne contient pas d'eau, par exemple pas de vin, pas d'huile. Tout pareillement, lorsque nous disons que l'âme agit sans cause, nous entendons sans cause externe et précédente, mais non pas sans cause absolument. A ce compte on pourrait dire de l'atome lui-même qui est emporté dans le --vide par son propre poids, qu'il se meut sans cause, puisque son mouvement n'est déterminé par aucune cause externe. Mais les physiciens, nous entendant prononcer ces mots d'effets sans causes, vont se rire de nous; hâtons-nous de distinguer, et de leur dire: Il est compris dans la nature même de l'atome que son propre poids l'entraîne; et c'est là la cause de son mouvement. Par une raison semblable, il ne faut pas chercher de cause externe au mouvement volontaire de l'âme; car la nature du mouvement volontaire implique qu'il soit en notre puissance et dépende de nous; il n'est donc point sans cause, car la cause que vous cherchez, c'est sa nature même. S'il en est ainsi, on peut très-certainement accorder que toute proposition est vraie ou fausse, sans être obligé de convenir qu'en conséquence tout arrive fatalement.

XII. Non pas, répond Chrysippe; parce qu'aucun événement futur ne peut être vrai, qui n'ait dans le présent des causes en vertu desquelles il arrivera un jour; tout événement est donc nécessairement lié à ses causes, et tout ce qui est vrai à l'avance se produit fatalement. — Tout serait bientôt dit sans doute, s'il fallait accorder ou que le Destin gouverne tout, ou qu'il y a des effets sans causes. Mais, je vous le demande, cette proposition: «Scipion prendra Nurnance, «ne peut-elle être vraie qu'à la condition qu'une série infinie de causes ait de toute éternité amené cet événement? Imaginez qu'on l'ait exprimée six cents siècles avant, eût-elle été fausse? Si alors il n'était pas vrai de dire: «Scipion prendra Numance,» il n'est pas vrai de dire aujourd'hui, après la ruine de cette ville: «Scipion a pris Numance;» car est-il possible qu'un fait se soit accompli, dont il n'ait pas été vrai de dire: II s'accomplira? Ce que nous appelons vrai dans le passé, c'est ce qui a été réel à une certaine époque; et en même sorte, nous appelons vrai l'événement futur qui sera réel dans l'un des moments de l'avenir. Ainsi donc, si l'on doit dire que toute proposition est ou vraie ou fausse, il ne s'ensuit pas que tout, dans le monde, soit produit par des causes immuables et éternelles, et que chaque événement arrive forcément tel qu'il devait arriver. Il y a des causes fortuites qui donnent de la vérité aux propositions de ce genre: «Caton viendra au sénat,» et qui ne sont point comprises dans la nature des choses, ni dans l'ordre éternel de l'univers. L'avenir est tout aussi certain que le passé; mais cette certitude n'entraîne ni la nécessité ni le Destin. Incontestablement, si cette proposition: «Hortensius viendra à Tusculum,» n'est pas vraie, on doit admettre qu'elle est fausse; mais les Épicuriens prétendent qu'elle n'est ni vraie ni fausse, ce qui est absurde. Nous ne nous laisserons point embarrasser non plus par le sophisme paresseux (ἀργὸς λόγος), comme l'appellent les philosophes; car, s'il fallait l'en croire, nous nous tiendrions dans une inaction complète. Voici sous quelle forme on le présente: «Si votre des- 269 tinée est de guérir de cette maladie, appelez un médecin ou n'en appelez pas, vous guérirez. Par la même raison, si votre destinée est de ne point guérir de cette maladie, appelez un médecin ou n'en appelez pas, vous ne guérirez point. Or, il est évident que l'un ou l'autre est dans votre destinée. II est donc inutile d'appeler un médecin.»

XIII. C'est avec raison qu'on a nommé cet argument le sophisme paresseux, parce que, en vertu du môme principe, on supprime absolument toute action. On peut même, sans parler du Destin, mais sans rien ôter à la force de l'argument, le proposer de cette sorte: «Si de toute éternité il est vrai que vous devez guérir de cette maladie, appelez le médecin ou ne l'appelez pas, Tous guérirez. Et, par la même raison, s'il est vrai de toute éternité que vous ne guérirez pas de cette maladie, appelez le médecin ou ne l'appelez pas, vous ne guérirez point;» et la suite. Chrysippe réfute ce sophisme. Il y a, dit-il, des choses simples, il en est d'autres naturellement liées. Si je dis: «Socrate mourra tel jour,» je parle d'un fait en lui-même, simple, isolé. Socrate n'a rien à faire, rien à éviter, il mourra certainement ce jour-là. Mais si l'on dit à l'avance: «Œdipe naîtra de Laïus,» on ne peut ajouter: «que Laïus ait ou non commerce avec une femme;» car les deux choses sont nécessairement liées, et Chrysippe les appelle confatales; car on déclare à la fois que Laïus aura commerce avec sa femme, et que de ce commerce Œdipe naîtra. C'est comme si l'on disait: «Milon luttera aux jeux Olympiques,» et que quelqu'un reprît: «Ainsi, soit que Milon ait un adversaire, soit qu'il n'en ait point, il luttera,» il serait dans l'erreur; quand on dit: «il luttera,» c'est une de ces propositions que nous appelons liées, car il n'y a pas de lutte sans adversaires. Tous les sophismes de ce genre se réfutent par la même distinction. Appelez le médecin, ou ne l'appelez pas; pur sophisme; car l'appel du médecin est tout autant que la guérison dans l'arrêt de la destinée. Ce sont là des conditions nécessaires, que Chrysippe, comme je l'ai dit, appelle confatales.

XIV. Carnéade n'approuvait nullement les arguments de ce genre, et pensait que ce fameux sophisme était fort inconsidéré. Il attaquait les Stoïciens d'une autre manière, sans recourir à aucune subtilité. Voici comment il raisonnait: «Si tout arrive en vertu de causes externes et efficientes, tous les événements sont enchaînés naturellement dans un tissu que rien ne peut rompre. S'il en est ainsi, la nécessité produit tout. Mais alors rien n'est en notre pouvoir. Or, il y a certainement quelque chose en notre pouvoir. Mais tout serait déterminé par des causes externes et efficientes, si tout arrivait fatalement. Donc tout ce qui se fait ne se fait point fatalement.» Il est impossible de donner à ce raisonnement une forme plus pressante. Supposez que l'on veuille retourner l'argumentation, et dire: «Si tout événement futur est vrai de toute éternité, en cette sorte que tel il doit arriver, tel il arrivera certainement, il faut en conclure que tout ce qui se fait est le résultat nécessaire d'une série de causes naturellement enchaînées;» on ne prouverait absolument rien. Il y aune grande différence entre une série de causes naturelles qui, de toute éternité, rendent certain un événement futur, et la connaissance fortuite que l'on peut 270 avoir à l'avance de la certitude d'un fait, sans, pour cela, qu'il se rattache aune série infinie de causes naturelles. Aussi Carnéade affirmait-il qu'Apollon lui-même ne pouvait prédire d'autres événements que ceux dont l'ordre de la nature comprend les causes, et qui doivent en être le résultat nécessaire. A quelles marques ce dieu aurait-il pu reconnaître que Marcellus, qui fut trois fois consul, devait périr dans la mer? Cet événement était vrai de toute éternité, mais il n'avait pas de cause déterminante dans l'ordre de la nature. Carnéade allait jusqu'à dire qu'Apollon ne pouvait connaître le passé, quand il n'en restait plus de traces; à plus forte raison l'avenir lui était-il impénétrable. Comment savoir ce qui doit arriver, ajoutait-il, si on ne lit l'avenir dans les causes qui le préparent? Apollon n'a donc pu prédire le parricide d'Œdipe, car il n'y avait dans la nature des choses aucune cause essentielle en vertu de laquelle il dût nécessairement donner la mort à son père; en un mot, Apollon n'a pu faire aucune prédiction de ce genre.

XV. Ainsi donc si les Stoïciens, qui admettent la fatalité universelle, doivent, pour être conséquents, croire à de tels oracles et à tout le cortège de la divination, tandis que ceux pour qui les événements futurs sont vrais de toute éternité, peuvent se soustraire à ces conséquences; n'est-il pas évident que ces derniers sont dans une condition bien meilleure que les Stoïciens? Ceux-ci sont étroitement pressés; ceux-là au moins peuvent respirer et trouver plus d'une issue. Ils accordent sans doute que rien ne peut se faire sans une cause suffisante; mais le Destin n'y gagne rien, si cette cause ne doit point être rattachée à la série sans fin des causes naturelles. La cause est ce qui produit véritablement son effet: par exemple, une blessure est cause de la mort; l'indigestion, de la maladie; le feu, de la chaleur. Il ne faut point entendre par cause tout ce qui précède un fait, mais seulement ce qui le précède d'une manière efficiente. Je vais au champ de Mars, mais ce n'est point là la cause qui me fait jouer au jeu de paume; Hécube n'est pas cause de la ruine de Troie, parce qu'elle met au monde Pâris; Tyndare n'est pas cause du meurtre d'Agamemnon, parce qu'il engendre Clytemnestre. A ce compte, un voyageur bien vêtu serait cause qu'un brigand va le dépouiller. On peut mettre dans la môme famille ces vers d'Ennius:

«Plût au ciel que sur le mont Pélion la hache n'ait jamais abattu le pin navigateur!»

Il pouvait remonter plus haut: «Plût au ciel que le mont Pélion n'eût jamais porté d'arbre!» plus haut encore: «Plût au ciel qu'il n'y eût jamais eu de mont Pélion!» Il pouvait enfin remonter de proche en proche à l'infini. Continuons:

Et que le premier vaisseau, sorti de ces forêts, n'eût jamais paru sur les flots!...»

A quoi bon rappeler ces anciens événements? parce qu'ils précèdent cette triste aventure:

«Sans eux Médée, ma triste maîtresse, n'aurait point fui la maison paternelle, l'esprit déchiré, blessée au cœur par ce cruel amour;»

mais évidemment, ce ne sont pas là les causes de l'amour de Médée.

16. Interesse autem aiunt, utrum eius modi quid sit, sine quo effici aliquid non possit, an eius modi, cum quo effici aliquid necesse sit. Nulla igitur earum est causa, quoniam nulla eam rem sua vi efficit, cuius causa dicitur; nec id, sine quo quippiam non fit, causa est, sed id, quod cum accessit, id, cuius est causa, efficit necessario. Nondum enim ulcerato serpentis morsu Philocteta quae causa in rerum natura continebatur, fore ut is in insula Lemno linqueretur? post autem causa fuit propior et cum exitu iunctior.  Ratio igitur eventus aperit causam. Sed ex aeternitate vera fuit haec enuntiatio: “Relinquetur in insula Philoctetes”, nec hoc ex vero in falsum poterat convertere. Necesse est enim in rebus contrariis duabus (contraria autem hoc loco ea dico, quorum alterum ait quid, alterum negat), ex iis igitur necesse est invito Epicuro alterum verum esse, alterum falsum, ut “Sauciabitur Philocteta” omnibus ante saeculis verum fuit, “Non sauciabitur” falsum; nisi forte volumus Epicureorum opinionem sequi, qui tales enuntiationes nec veras nec falsas esse dicunt aut, cum id pudet, illud tamen dicunt, quod est inpudentius, veras esse ex contrariis diiunctiones, sed, quae in his enuntiata essent, eorum neutrum esse verum.  O admirabilem licentiam et miserabilem inscientiam disserendi! Si enim aliquid in eloquendo nec verum nec falsum est, certe id verum non est; quod autem verum non est, qui potest non falsum esse? aut, quod [266] falsum non est, qui potest non verum esse? tenebitur <igitur> id, quod a Chrysippo defenditur, omnem enuntiationem aut veram aut falsam esse; ratio ipsa coget et ex aeternitate quaedam esse vera, et ea non esse nexa causis aeternis et a fati necessitate esse libera.

XVII. Ac mihi quidem videtur, cum duae sententiae fuissent veterum philosophorum, una eorum, qui censerent omnia ita fato fieri, ut id fatum vim necessitatis adferret, in qua sententia Democritus, Heraclitus, Empedocles, Aristoteles fuit, altera eorum, quibus viderentur sine ullo fato esse animorum motus voluntarii, Chrysippus tamquam arbiter honorarius medium ferire voluisse, sed adplicat se ad eos potius, qui necessitate motus animorum liberatos volunt; dum autem verbis utitur suis, delabitur in eas difficultates, ut necessitatem fati confirmet invitus.  Atque hoc, si placet, quale sit videamus in adsensionibus, quas prima oratione tractavi. Eas enim veteres illi, quibus omnia fato fieri videbantur, vi effici et necessitate dicebant. Qui autem ab iis dissentiebant, fato adsensiones liberabant negabantque fato adsensionibus adhibito necessitatem ab his posse removeri, iique ita disserebant: “Si omnia fato fiunt, omnia fiunt causa antecedente, et, si adpetitus, illa etiam, quae adpetitum sequuntur, ergo etiam adsensiones; at, si causa adpetitus non est sita in nobis, ne ipse quidem adpetitus est in nostra potestate; quod si ita est, ne illa quidem, quae adpetitu efficiuntur, sunt sita in nobis; non sunt igitur neque adsensiones neque actiones in nostra potestate. Ex quo efficitur, ut nec laudationes iustae sint nec vituperationes nec honores nec supplicia”. Quod cum vitiosum sit, probabiliter concludi putant non omnia fato fieri, quaecumque fiant.

XVIII. Chrysippus autem cum et necessitatem inprobaret et nihil vellet sine praepositis causis evenire, causarum genera distinguit, ut et necessitatem effugiat et retineat fatum. “Causarum enim”, inquit, “aliae sunt perfectae et principales, aliae adiuvantes et proximae. Quam ob rem, cum dicimus omnia fato fieri causis antecedentibus, non hoc intellegi volumus: causis perfectis et principalibus, sed causis adiuvantibus [antecedentibus] et proximis”. Itaque illi rationi, quam paulo ante conclusi, sic occurrit: si omnia fato fiant, sequi illud quidem, ut omnia causis fiant antepositis, verum non principalibus causis et perfectis, sed adiuvantibus et proximis. Quae si ipsae non sunt in nostra potestate, non sequitur, ut ne adpetitus quidem sit in nostra potestate. At hoc sequeretur, si omnia perfectis et principalibus causis fieri diceremus, ut, cum eae causae non essent in nostra potestate, ne ille quidem esset in nostra potestate. Quam ob rem, qui ita fatum introducunt, ut necessitatem adiungant, in eos valebit illa conclusio; qui autem causas antecedentis non dicent perfectas neque principalis, in eos nihil valebit. Quod enim dicantur adsensiones fieri causis antepositis, id quale sit, facile a se explicari putat. Nam quamquam adsensio non possit fieri nisi commota viso, tamen, cum id visum proximam causam habeat, non principalem, hanc habet rationem, ut Chrysippus vult, quam dudum diximus, non ut illa quidem fieri possit nulla vi extrinsecus excitata (necesse est enim adsensionem viso commoveri), sed revertitur ad cylindrum et ad turbinem suum, quae moveri incipere nisi pulsa non possunt. Id autem cum accidit, suapte natura, quod superest, et cylindrum volvi et versari turbinem putat.

XIX. Ut igitur', inquit, “qui protrusit cylindrum, dedit ei principium motionis, volubilitatem autem non dedit, sic visum obiectum inprimet illud quidem et quasi signabit in animo suam speciem, sed adsensio nostra erit in potestate, eaque, quem ad modum in cylindro dictum [268] est, extrinsecus pulsa, quod reliquum est, suapte vi et natura movebitur. Quodsi aliqua res efficeretur sine causa antecedente, falsum esset omnia fato fieri; sin omnibus, quaecumque fiunt, veri simile est causam antecedere, quid adferri poterit, cur non omnia fato fieri fatendum sit? modo intellegatur, quae sit causarum distinctio ac dissimilitudo.”  Haec cum ita sint a Chrysippo explicata, si illi, qui negant adsensiones fato fieri, †fateantur tamen eas non sine viso antecedente fieri, alia ratio est; sed, si concedunt anteire visa, nec tamen fato fieri adsensiones, quod proxima illa et continens causa non moveat adsensionem, vide, ne idem dicant. Neque enim Chrysippus, concedens adsensionis proximam et continentem causam esse in viso positam, [neque] eam causam esse ad adsentiendum necessariam concedet, ut, si omnia fato fiant, omnia causis fiant antecedentibus et necessariis; itemque illi, qui ab hoc dissentiunt confitentes non fieri adsensiones sine praecursione visorum, dicent, si omnia fato fierent eius modi, ut nihil fieret nisi praegressione causae, confitendum esse fato fieri omnia; ex quo facile intellectu est, quoniam utrique patefacta atque explicata sententia sua ad eundem exitum veniant, verbis eos, non re dissidere. Omninoque cum haec sit distinctio, ut quibusdam in rebus vere dici possit, cum hae causae antegressae sint, non esse in nostra potestate, quin illa eveniant, quorum causae fuerint, quibusdam autem in rebus causis antegressis in nostra tamen esse potestate, ut illud aliter eveniat, hanc distinctionem utrique adprobant, sed alteri censent, quibus in rebus, cum causae antecesserint, non sit in nostra potestate, ut aliter illa eveniant, eas fato fieri; quae autem in nostra potestate sint, ab iis fatum abesse . . . .

XX. Hoc modo hanc causam disceptari oportet, non ab atomis errantibus et de via declinantibus petere [269] praesidium. “Declinat”, inquit, “atomus”. Primum cur? aliam enim quandam vim motus habebant a Democrito inpulsionis, quam plagam ille appellat, a te, Epicure, gravitatis et ponderis. Quae ergo nova causa in natura est, quae declinet atomum? aut num sortiuntur inter se, quae declinet, quae non? aut cur minimo declinent intervallo, maiore non? aut cur declinent uno minimo, non declinent duobus aut tribus?  Optare hoc quidem est, non disputare. Nam neque extrinsecus inpulsam atomum loco moveri et declinare dicis, neque in illo inani, per quod feratur atomus, quicquam fuisse causae, cur ea non e regione ferretur, nec in ipsa atomo mutationis aliquid factum est, quam ob rem naturalem motum sui ponderis non teneret. Ita cum attulisset nullam causam, quae istam declinationem efficeret, tamen aliquid sibi dicere videtur, cum id dicat, quod omnium mentes aspernentur ac respuant.  Nec vero quisquam magis confirmare mihi videtur non modo fatum, verum etiam necessitatem et vim omnium rerum sustulisseque motus animi voluntarios, quam hic, qui aliter obsistere fato fatetur se non potuisse, nisi ad has commenticias declinationes confugisset. Nam, ut essent atomi, quas quidem esse mihi probari nullo modo potest, tamen declinationes istae numquam explicarentur. Nam si atomis, ut gravitate ferantur, tributum est necessitate naturae, quod omne pondus nulla re inpediente moveatur et feratur necesse est, illud quoque necesse est, declinare, quibusdam atomis vel, si volunt, omnibus naturaliter . . . .

XVI. Les partisans de Diodore disent qu'il faut reconnaître une grande différence entre le fait qui est seulement la condition de l'existence d'un autre fait, et celui qui détermine nécessairement cette existence. On ne peut appeler cause ce qui ne produit pas, par sa propre vertu, l'effet dont il est réputé cause; on ne peut donc appeler 271 cause ce qui est simplement la condition de l'existence d'un fait; mais seulement ce qui, par sa seule présence, produit nécessairement l'événement dont il est cause. Avant que Philoctète eût été mordu par un serpent venimeux, quelle cause y avait-il dans la nature des choses pour qu'il fût abandonné à Lemnos? Mais, après cette morsure, son abandon eut une cause prochaine et très-rapprochée de l'événement; c'est la nature de l'événement qui nous en dévoile la cause. Cependant, de toute éternité, cette proposition fut vraie: «Philoctète sera abandonné dans une île;» et il fut toujours impossible que de vraie elle devint fausse. Car il est nécessaire que, entre deux contradictoires (j'appelle ici contradictoires deux propositions dont l'une affirme une chose que l'autre nie), il est nécessaire, disons-nous, qu'entre deux propositions de ce genre, malgré le sentiment d'Épicure, l'une soit vraie, et l'autre fausse; ainsi, de toute éternité, cette proposition: «Philoctète guérira, était vraie,» et celle-ci: «Il ne guérira pas,» était fausse. A moins toutefois que nous ne voulions nous ranger à l'opinion des Épicuriens, qui soutiennent que de telles propositions ne sont ni vraies ni fausses; mais bientôt, rougissant d'une telle absurdité, ils viennent à dire,ce qui est plus absurde encore, qu'en opposant deux propositions contradictoires, il faut avouer que l'une des deux est vraie; mais que, à les considérer isolément, ni l'une ni l'autre ne sont vraies. Il est difficile de croire que l'impudence et l'ignorance de la logique puissent aller plus loin. Comment ne voient-ils pas que déclarer qu'une proposition n'est ni vraie ni fausse, c'est avouer qu'elle n'est pas vraie, partant qu'elle est fausse? ou bien qu'elle n'est pas fausse, partant qu'elle est vraie? La maxime défendue par Chrysippe, que toute proposition est ou vraie ou fausse, me semble donc au-dessus de toute contestation; et l'on doit en conclure que certaines choses sont vraies de toute éternité, sans être pour cela le résultat d'une série infinie de causes naturelles et l'œuvre de la fatalité.

XVII. La vérité est, si je ne me trompe, que, entre les deux doctrines opposées des anciens philosophes, l'une qui établissait le gouvernement absolu du Destin et l'empire de la nécessité, et dont les principaux partisans furent Démocrite, Heraclite, Empédocle et Aristote; l'autre qui affranchissait de cet empire les mouvements volontaires de l'âme; Chrysippe, en arbitre conciliateur, a voulu partager le différend par la moitié, mais a penché pour ceux qui ôtent aux mouvements de l'âme les liens de la nécessité. Malheureusement il s'embarrasse dans son langage, il prête bientôt le flanc aux partisans de la fatalité, et leur donne des armes contre lui-même. Choisissons, pour nous en convaincre, une des premières questions que j'aie traitées, celle du consentement. Les anciens philosophes, qui admettaient la fatalité universelle, disaient que le consentement est nécessaire et forcé. Ceux qui professaient le sentiment contraire niaient l'empire de la fatalité sur le consentement, et prétendaient que si l'on soumettait le consentement au Destin, on le rendait inévitablement nécessaire. Voici comme ils raisonnaient: «Si tout arrive fatalement, tout se fait en vertu de causes externes et efficientes; si notre propre impulsion est dans cette condition-là, tout ce qui vient ensuite de notre impulsion y est en même sorte, 272 par conséquent le consentement s'y trouve. Mais si la cause de notre impulsion propre n'est pas en nous, l'impulsion elle-même n'est pas en notre pouvoir. S'il en est ainsi, rien de ce qui suit l'impulsion ne dépend de nous. Donc, notre consentement et nos actions ne sont pas en notre pouvoir: d'où il résulte que la louange et le blâme, les honneurs et les supplices sont des contresens.» Mais ce sont là des conséquences absurdes, dont il est vraisemblable de conclure que tout ce qui se fait ne se fait pas fatalement.

XVIII. Chrysippe, qui rejette la nécessité et qui veut cependant que rien n'arrive sans causes antécédentes, établit une distinction entre les causes,pour éviter la nécessité et retenir le Destin. Parmi les causes, dit-il, les unes sont parfaites et principales, les autres auxiliaires et prochaines; c'est pourquoi quand je dis que tout arrive en vertu de causes antécédentes, je n'entends pas que ce soient des causes parfaites et principales, mais seulement des causes auxiliaires et prochaines. Il répond ainsi à l'argument que je rapportais tout à l'heure: «Si tout se fait par le Destin, dit-il, il en résulte bien que tout se fait en vertu de causes antécédentes, mais non pas que ces causes soient principales et parfaites; il suffit qu'elles soient auxiliaires et prochaines. Elles ne sont pas en notre puissance, il est vrai; mais on ne doit pas en conclure que notre impulsion n'est pas eu notre puissance. Cette conclusion ne serait fondée que si nous parlions de causes parfaites et principales; alors seulement, ces causes n'étant pas en notre puissance, il serait vrai que notre impulsion ne nous appartiendrait pas non plus. Ainsi donc l'argument que je combats n'a de force que contre ceux qui admettent à la fois le Destin et l'efficacité nécessaire des causes; mais il ne prouve rien contre ceux qui, tout en recevant des causes antécédentes, ne les font ni principales ni parfaites.» Quant à la difficulté qui reste encore, lorsqu'on rattache le consentement à des causes précédentes, Chrysippe pense qu'il la résoudra facilement. Voici de quelle manière: «Quoiqu'il ne puisse y avoir de consentement sans une perception qui nous remue, cependant, dit-il, la perception n'est que la cause prochaine et non pas efficiente du consentement, qui se trouve alors dans une condition dont nous avons déjà parlé: il ne peut se produire sans l'excitation d'une cause étrangère, (car il n'y a point de consentement sans perception; mais il se produit comme se meut un cylindre et un sabot. (C'est la comparaison familière de Chrysippe.) Il faut que l'on chasse le sabot pour qu'il tourne; mais une fois lancé, il continue à tourner de sa propre impulsion.»

XIX. «Celui qui chasse le sabot le met en mouvement, mais ne lui donne pas sa volubilité.» Ainsi, toujours selon Chrysippe, l'objet de la perception imprime et grave en quelque sorte son image en notre âme, mais notre consentement reste en notre pouvoir; notre volonté reçoit, comme le sabot, une impulsion du dehors; mais c'est en vertu de sa propre nature, et spontanément, qu'elle suit cette impulsion. Si quelque événement arrivait sans cause antécédente, il serait faux que le Destin réglât tout; mais s'il est raisonnable d'accorder que tout fait a sa cause qui le précède, comment se défendre de cette conséquence légitime que tout se fait par le Destin? pourvu toutefois que l'on ne perde jamais de vue la distinction qui a été établie entre 273 les causes. — Voilà les explications de Chrysippe. Ceux qui prétendent que le Destin ne détermine pas notre consentement, et qui nient en même temps que le consentement ne puisse se produire que provoqué par une perception, ceux-là soutiennent véritablement une autre thèse; mais ceux qui accordent que le consentement est toujours provoqué par la perception, et qui cependant veulent soustraire le consentement à la loi du Destin, me semblent fort n'avoir pas d'autre sentiment que Chrysippe. Celui-ci, tout en décidant que la cause prochaine et déterminante du consentement est la perception, n'accorde pas qu'elle en soit la cause nécessaire; et, lorsqu'il prétend que tout se fait par le Destin, il n'entend pas que tout arrive en vertu de causes antécédentes et nécessaires. Ceux qui, sans admettre le Destin, accordent qu'il n'y a de consentement qu'à la condition d'une perception antérieure, conviendront facilement que si l'on entend par Destin seulement la préexistence d'une cause comme condition indispensable d'un fait, à ce compte le Destin règne partout. On voit donc clairement que les deux doctrines, lorsqu'elles s'expliquent, aboutissent aux mêmes conclusions, et que si elles diffèrent dans les termes, au fond elles expriment la même pensée. Voici en peu de mots toute la question: D'abord y a-t-il une distinction entre les causes? et peut-on dire que, dans certains cas, les causes préexistantes ne laissent rien en notre pouvoir, et déterminent nécessairement leurs effets; tandis que dans d'autres circonstances, maigre l'influence des causes externes, nous sommes toujours les maîtres de suivre la direction qui nous! plaît? Les deux partis s'accordent à établir cette distinction; mais les uns pensent que tout ce qui se passe en nous en vertu de causes préexistantes, et sans qu'il soit en notre pouvoir d'y rien changer est l'œuvre du Destin, tandis que ce dont nous sommes maîtres lui échappe.

XX. C'est ainsi qu'il faut résoudre la difficulté, au lieu d'appeler à son aide des atomes errants et déviés. L'atome décline, dit Épicure; et d'abord pourquoi? Je sais que les atomes ont un certain mouvement d'impulsion (πλήγη) selon Démocrite; de gravité et de pesanteur, selon vous-même, Épicure. Quelle est donc cette nouvel le cause naturel le qui donne aux atomes un mouvement de déclinaison? Est-ce que les atomes tirent au sort pour savoir lequel déclinera, lequel conservera la ligne directe? Pourquoi cette mesure infiniment petite de déclinaison, et non pas une plus grande? et pourquoi seulement ce degré insaisissable, et non pas deux ou trois degrés? C'est là trancher les questions, mais non les résoudre; car vous n'expliquez la déclinaison de l'atome, ni par une impulsion qu'il recevrait du dehors, ni par l'influence qu'exercerait sur lui le vide dans l'immensité duquel il est emporté, ni par un changement survenu dans l'atome lui-même. Il renonce tout à coup à suivre la direction que lui imprime son mouvement naturel; pourquoi? sans raison; vous n'en donnez aucune. Et cependant Épicure croit mettre au monde quelque chose qui en vaille la peine, quand il produit cette ridicule invention qui répugne au bon sens. Pour moi, il me semble que si le Destin, et mieux encore l'aveugle fatalité, la nécessité absolue de toutes choses, ont un défenseur, et la liberté un ennemi, c'est bien ce philosophe qui déclare qu'on ne peut échapper à la fatalité qu'en recourant à cette déclinaison chimérique. Je veux 274 bien supposer qu'il y ait des atomes, ce qui ne me sera jamais démontré, cette déclinaison n'en restera pas moins éternellement inexplicable, si les atomes ont reçu naturellement de leur gravité une impulsion qui les entraîne nécessairement de haut en bas, parce que tout corps pesant, qui ne rencontre pas d'obstacle, se meut et tombe par une loi nécessaire; il faut aussi que le mouvement de déclinaison soit imprimé nécessairement par la nature à certains atomes, ou même à tous, s'ils le veulent.

Lacune considérable.

274 NOTES SUR LE TRAITÉ DU DESTIN.

I. Ratioque enuntiationum, quœ Grœci.... Les Grecs appelaient axiomes les propositions relatives aux événements futurs. Il y avait deux opinions célèbres sur la nature des possibles: celle de Chrysippe qui soutenait qu'un événement, pour être possible, n'a pas besoin d'être actuellement réel, ou de devoir l'être un jour; et celle de Diodore qui prétendait que tout événement qui n'est pas arrivé ou ne doit pas se produire est impossible, et que par conséquent il n'y a de possible que ce qui sera. Entre ces deux opinions Cicéron avait choisi, sans qu'on en voie trop la raison, celle de Diodore. Il l'écrivait à Varron, de sa maison de Tusculum: «Sachez que sur la question des possibles je suis du sentiment de Diodore. C'est pourquoi, si vous devez venir, apprenez qu'il est nécessaire que vous veniez; mais si vous ne devez pas venir, votre arrivée ici est dans l'ordre des choses impossibles.» Ep. famil., ix, 47.

Totaque est logicœ. La question des possibles appartient à la logique. Aristote en a traité dans le livre de l'Interprétation. Il est facile de voir qu'elle a un grand rapport avec la question plus grave du Destin. Les possibles sont ce qu'on appelle dans la philosophie moderne les futurs contingents.

Hirtiusque noster consul désignatus. Cicéron donnait des leçons d'éloquence à Hirtius et Dolabella. Il dit lui-même: «Hirtium ego et Dolabellam dicendi discipulos habeo, cœnandi magistros. Puto enim te audisse, si forte ad vos omnia perferuntur, illos apud me declamitare, me apud eos cœnitare.» Ep. famil., ix, 16.

Et magis vacuo ab interventoribus die. Cicéron est le seul auteur latin qui se soit servi du mot interventor, dans la signification que nous lui donnons. Ce mot ne se trouve même que dans ce seul endroit de ses ouvrages. Dans Lampride (Commod. c. 4), et dans le droit romain, il a d'autres acceptions. (Note empruntée à M. J. V. Le Clerc.)

II. Cum hoc genere philosophiœ.... magnam habet orator socieiatem. Il faut rapprocher de ce passage la déclaration faite par Cicéron dans son livre de l'Orateur, que c'est à ses études, et a son système philosophique surtout, qu'il doit son talent et ses succès oratoires. «Fateor me oratorein, si modo sim, aut etiam quicumque sim, non es rhetorum officinis, sed ex Academiæ spatiis exatifisse.» Orat. c. 3.

Sed quoniam rhetorica mihi. Nous avons suivi la leçon: «rhetorica mihi vestra,» qui est donnée par quelques manuscrits, et qui nous paraît incontestablement la vraie

Indicant le suscepisse Tusculanœ disputationes. «J'ai osé tenir des conférences philosophiques, à la manière des Grecs; et dernièrement, après que vous fûtes parti de Tusculum, comme plusieurs amis s'y trouvaient avec moi, j'essayai mes forces dans ce genre. C'est ainsi que ces déclamations d'autrefois, où j'avais pour but de me former an barreau, et dont j'ai continué l'usage plus longtemps que personne, fout place aujourd'hui à des déclamations de vieillard. Je faisais donc proposer la thèse sur laquelle on voulait m'entendre; je discourais là-dessus, assis ou en me promenant...... Celui qui voulait m'entendre disait son sentiment, moi ensuite je l'attaquais. Telle était, vous le savez, la méthode de Socrate, qui la regardait comme le plus sûr moyen de parvenir à démêler où est le vraisemblable. Tuscul. I, 4.

Sed ita audies, ut Romanum hominem. Avant Cicéron les Romains s'étaient peu occupés d'études philosophiques, et n'y avaient que médiocrement réussi. Si l'on excepte Lucrèce, dont le talent poétique a donné un éclat immortel au plus méchant des systèmes, on ne compte guère dans la littérature philosophique que de pauvres auteurs, comme Amalinius, et de pitoyables ouvrages dont nous sommes heureusement privés, et que Cicéron qualifie très-sévèrement eu plusieurs endroits de ses Dialogues.

III. Consideramus hic. L'ouvrage est interrompu. Quelle est au juste l'importance de la partie qui nous manque; il serait impossible de le dire. La suite du discours nous apprend que, dans cette première partie, Cicéron avait développé et discuté plusieurs questions. Il est certain que les arguments présentés par Posidonius en faveur du Destin y étaient exposés, et le texte reprend au moment où Cicéron dit avec retenue et finesse ce qu'il faut penser de ces arguments. — Posidonius d'Apamée, qui s'était fait citoyen de Rhodes, avait été l'un dus maîtres de Cicéron, qui conserva toujours avec lui des relations fort suivies.

Ut in Antipatro poeta. «Le poète Antipater, surnommé le Sidonie, toutes les années, le jour de sa naissance 275 seulement, éprouvait un accès de fièvre. Parvenu à un âge très-avancé, il mourut de cette maladie périodique, le jour même qui ramenait ce double anniversaire.» Val. Max. 1, 8, ext. 16.— Pline, ii, 51.

III. Ut in brumali die natis. Cicéron dans le traité de la Divination, 11, 14, parle de certains phénomènes physiques qui arrivent régulièrement le jour du solstice d'hiver mais il ne nous dit rien de l'influence que ce jour était censé avoir sur la destinée des hommes, et nous n'en trouvons de mention dans aucun auteur de l'antiquité.

Ut in simul œgrotantibus fratribus. Ce fait nous a été conservé par saint Augustin. «Cicéron, dit ce Père, raconte qu'Hippocrate, célèbre médecin, a laissé par écrit qu'il avait vu deux frères tomber malades en même temps, empirer et guérir ensuite simultanément, et que ce phénomène lui avait fait soupçonner que ces deux frères étaient jumeaux. Posidonins, philosophe stoïcien très-adonné à l'astrologie, assurait que ces deux frères avaient été conçus et étaient nés sous la même constellation.» De Civil. Dei, v, 2.

Ut in urina, ut in unguibus. Il existe un ouvrage intitulé οὐρομαντεία, c'est-à-dire l'art de deviner par l'inspection de l'urine— La figure, la couleur, les taches des ongles servaient de matière aux conjectures des devins. Celse nous apprend que depuis longtemps déjà les médecins en tiraient des pronostics, et les regardaient comme de véritables symptômes. Voyez Pline, Hist. Nat., xxvi, 6.

Ut in illo naufrago. Ce naufragé était un homme à qui l'oracle avait prédit qu'il périrait dans les flots, cl qui, après avoir couru de grands dangers sur mer, vint par étourderie se noyer dans un ruisseau.

Ut in Icadio, ut in Daphita. Cicéron nous apprend plus loin à peu près tout ce que nous savons du brigand Icadius, appelé Εἰκαδίος par Suidas «Daphitas était sophiste, il avait un esprit mal fait et méchant. Un jour il se rendit à Delphes, et par dérision il demanda à Apollon s'il pourrait retrouver son cheval, quoiqu'il n'en eut jamais eu. L'oracle répondit qu'en effet il trouverait un cheval, mais qu'il en tomberait, et mourrait de sa chute. Comme il s'en retournait fort content d'avoir trompé l'oracle, il tomba entre les mains du roi Attale, qu'il avait souvent attaqué dans ses écrits satiriques, et qui le fil précipiter du haut du rocher qui s'appelait le Cheval. Le sophiste fut ainsi puni d'une démence qui allait jusqu'à mépriser les Dieux.» Val. Max. i, 8, ext. 8.

Pace magistri dixerim. Il faut se rappeler que Cicéron avait reçu les leçons de Posidonius. «Et principes illi Diodolus Philo, Antiochus, Posidonius, a quibus institut! sumus.» Nat. Deo., i, 3.

Philippus hasce in capulo quadrigulas. «Un oracle avait averti Philippe, roi de Macédoine, de se défier d'un quadrige; qu'il y allait de ses jours. Le roi fit défendre les quadriges dans tout son royaume, et évita toujours de passer près d'un lieu de Béotie qui s'appelle Quadrige; et cependant il ne put éviter le péril dont il était menacé. Car sur la garde de l'épée avec laquelle Pausanias le tua, il y avait un quadrige ciselé. «Val. Max. i, 8, ext. 9.

IV. Ad Chrysippi laqueos revertamur. Chrysippe est généralement reconnu pour le plus subtil dialecticien de l'antiquité, et, à défaut d'autres preuves, les chapitres suivants de ce traité mettraient assez en évidence toute son habileté dans ce genre d'escrime. On disait que si les Dieux avaient à se servir de la dialectique, ils n'en emploieraient point d'autre que celle de Chrysippe.

V. Stilponem, Megareum philosophum. Stilpon de Mégare nia la valeur objective des idées de rapport, et la vérité des jugements qui ne sont point identiques. Il fit consister le caractère du sage dans l'apathie ou l'impossibilité. Tennemann. Voyez sur Stilpon, Plutarque Ad Coleten, xiv, 174. Diog., H, 119.

VI. Cum Diodoro, valente dialectico. Diodore était un dialecticien de l'école de Mégare; c'est lui qui avait reçu de Ptolémée Soter le surnom de Κρόνος. Diogène Laërce prétend que c'était un terme de mépris que lui adressait le roi, étonné de le voir demeurer court devant Stilpon qui lui proposait à résoudre des arguments captieux Diog. Laer. ii,11.

Si Fabius, oriente Canicula. «Quand les Romains voulaient dans leurs exemples parler d'une personne libre, ils employaient le nom de Fabius. Cicéron, de Divinat., n, 34: «Q. fabi, te mihi in auspicio esse volo.» Dans le traité des Topiques, 3: «Si ita Fabice pecunia legata est a viro.» Quand ils voulaient désigner un esclave, ils nommaient Manius. Caton, de Re rustica, 141: «Cum divis volentibus, quodque bene eveniat, manda tibi, Mani.» Turnèbe.

VII. Tu, et quœ; non sint futura posse fieri. Plutarque, à la fin de son traité des Contradictions des Stoïqurs démontre aussi que la doctrine de la fatalité admise par Chrysippe ne peut s'accorder avec sa théorie des possibles. Voici le passage, traduit par Amyot: «La doctrine touchant les choses possibles que met Chrysippos, répugne directement contre celle de la destinée. Car si le possible n'est pas, selon ce que dit Diodorus, ce qui est, ou qui sera véritable, mais tout ce qui est susceptible de pouvoir être, encore que jamais il ne doive être, cela est le possible: il y aura beaucoup de choses possibles qui ne seront pas par destinée invincible, inexpugnable, et qui est par-dessus toutes choses; ou bien il faut qu'il détruise toute la force et puissance de la destinée: ou bien, s'il est ainsi comme veut Chrysippos, ce qui sera susceptible de pouvoir être tombera bien souvent en impossible, et tout ce qui est vrai sera nécessaire, étant compris et contenu de la plus grande nécessité de toutes; et tout ce qui est faux, impossible, ayant la plus grande et plus puissante cause répugnante à lui pour pouvoir être véritable. Car celui auquel il est destiné de mourir en la mer, comment est-il possible que celui-là soit susceptible de mourir en terre? Et comment est-il possible que celui qui est à Mégare vienne à Athènes, étant empêché par la destinée?»

Necesse fuisse Cypselum regnare Corinthi. Cypsélus était fils d'Eélion et de Labda. Cette princesse était de la famille des Bacchiades, qui,depuis plusieurs siècles, exerçaient à Corinthe le souverain pouvoir; mais étant venue au monde boiteuse et difforme, aucun de ses parents ne voulut s'unir à elle, et elle fut obligée de se choisir un époux dans une autre maison que la sienne. Éétion, fils d'Echécrate, ne se montra pas si difficile que les Bacchiades. Il accepta la main de Labda, et en eut un fils auquel il donna le non de Cypsélus. Celui-ci, devenu grand, s'empara de l'autorité à Corinthe, chassa les Bacchiades, et transmit le trône à ses descendants. Longtemps avant la naissance de Cypsélus, l'oracle avait annoncé en termes énigmatiques la révolution dont il fut l'auteur; et les Bacchiades, à qui l'oracle avait été adressé, n'en comprirent lien le sens que quand l'événement leur en eût donné l'intelligence. Voyez Hérodote, v, 92. (Note empruntée à M. J. V. Le Clerc.)

VIII. Falli sperat Chaldœos. Les Chaldéens étaient regardés comme les plus anciens astronomes et les premiers astrologues. A l'époque de Cicéron, tous ceux qui se mêlaient d'astrologie, de quelque pays qu'ils fussent, étaient nommés Chaldéens.

IX. Morietur noctu in cubiculo suo Scipio vi oppressus. Scipioa Émilien fut trouvé mort dans son lit le lendemain d'une contestation fort violente qu'il eut avec Flaceus, 276 Carbon et Gracchus. Avant cette mort étrange, il était plein de santé. Le bruit s'accrédita que Carbon l'avait fait périr. Cicéron en parle dans une lettre à Pétus, et l'on voit ici qu'il y ajoute une foi entière. D'autres pensaient que Scipion avait été empoisonné par sa femme Sempronia, sœur de Graccbus.

Nec magis necesse mori Scipionem, quam illo modo mori. Nous avons adopté magis au lieu de minus, selon la correction proposée par Ramus.

Ut sine causa fiat aliquid. Épicure ne donnait aucune raison du mouvement de déclinaison des atomes.

X. Tertius quidam motus oritur. Épicure admettait trois espèces de mouvements, à ce que nous apprend Plutarque; le mouvement perpendiculaire, ,κατὰ σταθμὴν; le mouvement de déclinaison, κατὰ παρέγκλισιν, et le mouvement déterminé par le choc κατὰ πληγήν. Démocrite n'avait jamais songé à la déclinaison, imaginée par Épicure; et n'admettait qu'une sorte de mouvement primitif en ligne perpendiculaire, impulsion naturelle qu'il nommait πληγή.

XIV. Marcellum eum, qui ter consul fuit.... Le Marcellus dont il est ici question était petit-fils du célèbre Marcellus qui prit Syracuse l'an de Rome 541. Il périt dans un naufrage peu avant la première guerre punique. Voyez de Divinat. 5, in Pison. 19.

XVII. Inquo sententia...... Aristoteles fuit. Gassendi, à qui nous devons des éclaircissements si précieux sur la philosophie d'Épicure, pense que Cicéron s'est trompé en mettant Aristote au nombre des partisans de la nécessité. Il prétend que ce philosophe n'a admis que la nécessité hypothétique ou conditionnelle. (Note empruntée à M. J. V. Le Clerc.)

In assensionibus quas prima oratione tractavi. Cicéron parlait du consentement dans la première partie de l'ouvrage, qui est perdue pour nous. Ce chapitre et les deux suivants nous font assez connaître quelle doctrine il pouvait exposer sur ce sujet, et avec quel esprit il le traitait.

XVIII. Chrysippus autem, quum et necessitalem improtaret..... Aulu-Gelle nous a conservé les raisonnements dont se servait Chrysippe pour concilier la liberté de l'homme et la fatalité; comme il avait eu très-probablement les ouvrages de Chrysippe sous les yeux, le résumé qu'il nous présente est d'un grand prix pour l'histoire des sectes anciennes, et peut être rapproché avec quelque intérêt du traité de Cicéron, si malheureusement mutilé. L'analyse d'Aulu-Gelle forme le second chapitre du sixième livre des Nuits Attiques: en voici la traduction:

«Comment Chrysippe a pu établir l'influence et la nécessité du Destin, et laisser cependant à l'homme la liberté de ses jugements et de ses résolutions.

«Voici à peu près en quels termes Chrysippe, ce prince de la philosophie stoïcienne, définit le Destin, que les Grecs nomment πεπρωμένην, ou εἱμαρμένην. «Le Destin est, dit-il, la série ou plutôt «la chaîne éternelle, et qu'on ne peut rompre, de toutes choses au monde, chaîne qui se replie et s'enveloppe en des orbes sans fin, tous dépendants les uns des autres.» Je joins ici les propres paroles de Chrysippe autant que ma mémoire peut me les rappeler, afin que l'on ait la liberté de recourir au texte si l'on trouve de l'obscurité dans ma traduction. Voici le passage tiré du quatrième livre de la Providence (περὶ προνοίας): Εἱμαρμένη, φυσικὴ σύνταξις τῶν ὅλων ἐξ ἀιδίου τῶν ἑτέρων τοῖς ἑτέροις ἐπακολουθούντων, καὶ μετὰ πολὺ μὲν οὖν ἀπαραβάτου οὔσης τῆς τοιαύτης συμπλοκῆς.

«Les philosophes des autres sectes attaquent ainsi la définition et la pensée de Chrysippe. Si Chrysippe est convaincu, disent-ils, que tout est gouverné et décidé par le Destin, qu'on ne peut échapper à son empire, et qu'il n'y a place pour aucun événement en dehors de ses tourbillons; il ne faut point s'indigner contre les fautes et les crimes des hommes, il ne faut point les imputer à leur propre volonté, mais à la nécessité et à la violence que leur fait le Destin. La fatalité la plus absolue règne en despote sur le monde, elle ordonne et dispose tout; par conséquent les supplices infligés par les lois aux coupables sont pleins d'iniquité, puisque ce n'est point de leur libre mouvement que les hommes se portent au crime, mais qu'ils y sont entraînés par le Destin.

«Chrysippe répond par une foule de distinctions et d'arguments subtils; voici en résumé tout ce qu'il a écrit sur la question: «Quoiqu'il soit vrai que des causes prévalentes déterminent nécessairement tous les événements du monde, qui sont enchaînés par la loi du Destin, cependant nos âmes ne sont soumises à cette loi que conformément à leur nature propre et à leurs qualités originelles. Si naturellement elles sont douces et bonnes, le Destin, qui fond sur elles de toute sa puissance, ne les peut contraindre qu'à des actions bienveillantes ou tout au moins inoffensives. Mais si leur génie est rude, ignorant, grossier, si les arts et la discipline ne les aident ni ne les retiennent, que le Destin les frappe seulement d'un coup léger, qu'il les épargne même, leur emportement naturel, leur perversité native les précipite dans des erreurs et des fautes qui se succèdent sans relâche. Et s'il en est ainsi, c'est en vertu de cet enchaînement naturel et nécessaire des choses qu'on appelle Destin. Car c'est une sorte de nécessité irrésistible qui entraîne les mauvaises âmes, de leur propre mouvement, en des fautes et des erreurs sans lin. Pour le faire entendre, Chrysippe se sert d'un exemple qui est bien choisi et fort ingénieux. De même, dit-il, que celui qui lance un cylindre de pierre sur un terrain incliné lui donne effectivement le premier branle, mais qu'ensuite le cylindre poursuit sa course, emporté par sa propre impulsion, et cédant à sa mobilité naturelle; ainsi la loi de la nécessité et l'ordre des destins influent d'une manière générale sur les causes et les principes de nos actions; mais nos desseins, nos conseils, nos actions elles-mêmes demeurent toujours au pouvoir de notre volonté, et reçoivent l'empreinte des qualités de notre âme.» Il dit ensuite en propres termes, et conformément à ce que nous venons de rapporter: «De là cette maxime des Épicuriens: Les hommes sont eux-mêmes les artisans de leurs maux. «Ainsi tout ce que nous souffrons vient de nous; nos infortunes sont la conséquence de nos fautes. Nous sommes malheureux, parce que nous le voulons.» En conséquence, Il soutient qu'on ne doit ni écouter ni souffrir ces méchants ou ces lâches qui osent, lorsqu'on les surprend en flagrant délit, lorsqu'on les convainc de quelque crime, recourir au dogme de la fatalité, comme un coupable cherche un asile dans le temple des Dieux, et prétendre qu'on ne doit pas imputer leurs détestables actions à leur perversité, mais au Destin. Le plus sage et le plus ancien des poètes a dit le premier: «Quel reproche insensé les mortels font aux Dieux! ils disent que leurs maux viennent de nous; et c'est leur perversité qui seule, et sans la complicité du Destin, est la source de leurs infortunes.»

«Cicéron, dans son livre du Destin, déclare que cette question est une des plus obscures et des plus embarrassées, et il exprime l'opinion que Chrysippe est loin d'en avoir résolu les difficultés. Chrysippe, dit-il, se donne toutes les peines imaginables pour concilier la fatalité universelle et la liberté de nos actions; mais on l'arrête par ces redoutables objections.»

Revertitur ad cylindrum. Voyez pour la comparaison du cylindre la note précédente.

XX. A Democrito impulsionis. Voyez le chapitre 10, et la note sur les mouvements des atomes.