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table des matières de l'oeuvre d'Aristote

ARISTOTE

Thomas d’Aquin

Commentaire à l'éthique de nicomaque 

Livre I Livre II Livre III Livre IV  Livre V
Livre VI Livre VII Livre VIII Livre IX  Livre X

LIVRE PREMIER

Leçon 1

#1. — Comme le Philosophe le dit, au début de la Métaphysique (982a17), il appartient au sage d'ordonner. La raison en est que la sagesse est la perfection la plus puissante de la raison, dont le propre est de connaître l'ordre. En effet, même si les puissances sensitives connaissent les choses de manière absolue, cependant, connaître l'ordre d'une chose en regard d'une autre appartient à la seule intelligence ou raison. Or on trouve deux ordres entre les choses: il y en a un entre les parties d'un tout ou d'une multitude, à la manière dont les parties d'une maison sont ordonnées entre elles; il y a ensuite l'ordre que des choses entretiennent avec leur fin. Et cet ordre-ci est plus important que le premier. Car, comme le Philosophe le dit, au onzième livre de la Métaphysique (1075a13), l'ordre entre les parties de l'armée a pour cause celui qu'entretient l'ensemble de l'armée avec son chef. Par ailleurs, l'ordre se compare à la raison de quatre manières: il y a, en effet, un ordre que la raison ne fait pas, mais qu'elle ne fait qu'observer (01), comme il en est de l'ordre des choses naturelles; il existe ensuite un autre ordre, que la raison, quand elle pense, met dans son propre acte, par exemple, lorsqu'elle ordonne entre eux ses concepts, ainsi que les signes des concepts, qui sont les phonèmes dotés de sens; il y a encore un troisième ordre que la raison, en y pensant, met dans les opérations de la volonté; il y a enfin un quatrième ordre que la raison, en y pensant, met dans les choses extérieures dont elle est elle-même la cause, comme dans l'armoire et dans la maison.

#2. — Puisque l'opération de la raison tient sa perfection d'un habitus, il existe des sciences différentes selon les ordres différents que la raison justement observe. En effet, il appartient à la philosophie naturelle d'observer l'ordre des choses que la raison humaine observe mais ne fait pas, en comprenant aussi, sous la philosophie naturelle, la métaphysique. Ensuite, l'ordre que la raison, quand elle pense, met dans son acte propre, appartient à la philosophie rationnelle, à laquelle il appartient d'observer l'ordre entre les parties du discours, et l'ordre entre les principes, et des principes aux conclusions. Ensuite, l'ordre des actions volontaires appartient à la réflexion de la philosophie morale. Enfin, l'ordre que la raison met, en y pensant, dans les choses extérieures constituées par la raison humaine, appartient aux arts mécaniques. Ainsi donc, le propre de la philosophie morale, sur laquelle porte notre intention présente, est de traiter des opérations humaines, en autant qu'elles sont ordonnées entre elles et à une fin.

#3. — Par ailleurs, j'appelle des opérations humaines celles qui procèdent de la volonté de l'homme selon un ordre de la raison. Car s'il se trouve dans l'homme certaines opérations non sujettes à la volonté et à la raison, elles ne sont pas dites proprement humaines, mais naturelles, comme il est évident des opérations de l'âme végétative. Et celles-là ne tombent d'aucune manière sous le regard de la philosophie morale. De même, d'ailleurs, que le sujet de la philosophie naturelle est le mouvement, ou la chose mobile, de même le sujet de la philosophie morale est l'opération humaine ordonnée à une fin, ou même l'homme pour autant qu'il est en train d'agir volontairement en vue d'une fin.

#4. — On doit savoir par ailleurs que, parce que l'homme est naturellement un animal social, c'està- dire, qu'il a besoin pour sa vie de beaucoup de choses qu'il ne peut seul s'assurer à lui-même, il s'ensuit que l'homme fasse naturellement partie d'un groupe qui lui apporte de l'aide pour bien vivre. Et il a besoin de cette aide sous deux rapports. D'abord, certes, pour ce qui est nécessaire à la vie, et dont la vie présente ne peut se passer: c'est là l'aide qu'apporte à l'homme le groupe domestique dont il fait partie. En effet, tout homme tient de ses parents la génération et l'alimentation et l'éducation et, pareillement, les individus qui forment les parties de la famille domestique s'aident entre eux pour le nécessaire à la vie. Il y a encore un autre rapport sous lequel l'homme reçoit l'aide d'un groupe dont il fait partie, c'est pour une suffisance parfaite de sa vie, à savoir, pour que non seulement il vive, mais aussi vive bien, disposant de tout le suffisant pour la vie: c'est ainsi que le groupe civil dont il fait partie aide l'homme, non seulement pour les choses corporelles, comme il y a dans la cité bien des ressources d'art qu'une maison ne peut suffire à procurer, mais aussi dans le domaine morale, étant donné les jeunes insolents que l'avertissement paternel n'arrive pas à corriger se trouvent contraints par le pouvoir public, par la crainte du châtiment.

#5. — On doit savoir, toutefois, que ce tout qu'est le groupe civil, ou la famille domestique, détient une simple unité d'ordre, selon quoi une chose ne se trouve pas une absolument. C'est pourquoi une partie de pareil tout peut poser des actes qui ne soient pas l'action du tout, comme le soldat dans l'armée pose des actes qui ne relèvent pas de toute l'armée. Néanmoins, le tout lui-même pose des actes qui ne relèvent pas en propre de l'une de ses parties, mais du tout, par exemple, l'attaque de l'armée entière. La traction du navire est aussi l'action du groupe de ceux qui tirent le navire. Il existe, par contre, un tout doté d'une unité non seulement d'ordre mais de composition, ou d'attache, ou encore de continuité, et selon cette unité une chose est une absolument; c'est pourquoi il n'existe alors aucune action de partie qui ne relève du tout. Dans ce qui est continu, en effet, le mouvement du tout et celui de la partie est le même; semblablement, dans ce qui est composé, ou attaché, l'action de la partie relève aussi principalement du tout; c'est pourquoi il faut que l'examen de pareil tout et de sa partie relève de la même science. Néanmoins, il ne relève pas de la même science d'examiner, avec ses parties, le tout qui détient la seule unité d'ordre.

#6. — De là vient que la philosophie morale se divise en trois parties. Parmi elles, la première examine les opérations d'un seul homme ordonnées à leur fin, et elle s'appelle la monastique. La seconde, par ailleurs, examine les actions du groupe domestique, et elle s'appelle l'économique. La troisième, par ailleurs, examine les actions du groupe civil, et elle s'appelle la politique.

#7. — Aristote, commençant donc à traiter de la philosophie morale à partir de sa première partie, qu'on appelle l'Éthique, c'est-à-dire la morale, présente en premier un proème, dans lequel il développe trois points. En premier, en effet, il montre sur quoi porte son intention. En deuxième, le mode d'en traiter (1094b11). En troisième, de quelle qualité doit être l'auditeur de cette science (1094b27). Sur le premier point, il en développe deux autres. En premier, il avance certaines notions nécessaires pour montrer son propos. En second, il manifeste son propos (1094a18). Sur le premier point, il en développe deux autres. En premier, en effet, il propose la nécessité de la fin. En second, il compare les habitus et les actes avec leur fin (1094a6). Sur le premier point, il en développe trois autres. En premier, il propose que tout ce qui est humain est ordonné à une fin. En second, [il affirme] la diversité des fins (1094a3). En troisième, il propose la comparaison des fins entre elles (1094a5). Sur le premier point, il en développe deux autres. En premier, il propose ce qu'il vise. En second, il manifeste son propos (1094a2).

#8. — Sur le premier point, on doit tenir compte qu'il y a deux principes des actes humains, à savoir, l'intelligence, ou raison, et l'appétit, qui sont les principes moteurs, comme il est dit au troisième livre du traité De l'âme (433b31). Comme intelligence ou raison, par ailleurs, on distingue la spéculative et la pratique. Et dans l'appétit rationnel, on distingue le choix et l'exécution. Or tout cela est ordonné à un bien comme à une fin, car le vrai est la fin de la spéculation. Pour l'intelligence spéculative, donc, il parle de l'enseignement, par lequel la science passe du maître au disciple. Pour l'intelligence pratique, ensuite, il parle de l'art, qui est la définition correcte de ce qui est à faire, comme on verra, au sixième livre de ce traité. Pour l'acte de l'appétit rationnel (02), ensuite, il est question du choix. Pour son exécution, enfin, il est question de l'acte. Il ne fait toutefois pas mention de la prudence, qui, comme l'art, est dans la raison pratique, car c'est proprement par la prudence qu'on dirige le choix. Il affirme donc que chacun de ces principes tend manifestement à un bien comme à sa fin.

#9. — Ensuite (1094a2), il manifeste son propos par l'effet du bien. À propos de quoi, on doit considérer que le bien compte parmi les premiers êtres, au point que, selon les Platoniciens, le bien est antérieur à l'être. D'après la vérité objective, cependant, le bien se convertit avec l'être. Les premiers êtres, par ailleurs, on ne peut les faire connaître par des êtres antérieurs, mais on les fait connaître par des êtres postérieurs, comme les causes par leurs effets propres. Comme, ensuite, le bien est proprement le moteur de l'appétit, on décrit le bien par le mouvement de l'appétit, comme on a l'habitude de manifester une puissance motrice par le mouvement [qu'elle entraîne]. C'est pourquoi aussi il dit que les philosophes ont correctement affirmé que le bien est ce que tout désire.

#10. — Elle ne vaut pas, l'objection qui renvoie à qui désire le mal. Car il ne désire pas le mal, sauf sous raison de bien, à savoir, en tant qu'il le pense un bien: et ainsi son intention se porte par soi au bien, mais tombe par accident sur un mal.

#11. — Quant à ce qu'il dit: «Ce que tout désire» (1094a3), ce n'est pas à comprendre seulement de ceux qui ont connaissance, et qui appréhendent le bien, mais aussi des choses auxquelles manque la connaissance; celles-ci tendent au bien par un appétit naturel, non pas comme si elles connaissaient le bien, mais parce qu'elles sont mues au bien par quelqu'un qui le connaît, à savoir, par l'ordination de l'intelligence divine: de la façon dont la flèche tend au bien par la direction [que lui donne] l'archer. Or cela même de tendre au bien, c'est désirer le bien. Aussi a-t-il dit que tout désire le bien, en tant qu'il tend au bien. Mais il n'y a pas un unique bien auquel tout tend, comme on le dira plus loin (1096b30). Et c'est pourquoi on ne décrira pas ici un bien particulier, mais le bien pris communément. Comme, par ailleurs, rien n'est bon sinon en tant qu'il est une similitude et participation du bien suprême, le bien suprême lui-même est désiré d'une certaine façon en n'importe quel bien. Ainsi encore, on peut dire que le vrai bien est ce que tout désire.

#12. — Ensuite (1094a3), il montre la différence des fins. À ce propos, on doit considérer que le bien final auquel tend l'appétit de n'importe quel être un est sa perfection ultime. Or la première perfection s'obtient par le moyen d'une forme. Et la seconde par le moyen d'une opération. Aussi faut-il qu'il y ait cette différence entre les fins, que certaines fins sont les opérations mêmes, alors que certaines sont leurs œuvres, c'est-à-dire, des résultats à part des opérations.

#13. — À l'évidence de cela, on doit considérer qu'il existe une double opération, comme il est dit au neuvième livre de la Métaphysique (1050a23). L'une demeure dans l'opérant même, comme voir, vouloir et intelliger: une opération de cette sorte se dit proprement aussi action. Puis, il y a l'autre opération, qui passe dans une matière extérieure, et que l'on appelle proprement production. Parfois, en effet, on prend une matière extérieure seulement pour s'en servir, comme un cheval pour le monter, et une cithare pour en jouer. Mais parfois, on prend une matière extérieure pour lui donner une certaine forme, comme lorsque un artisan fabrique une maison ou un lit. La première des opérations, donc, et la deuxième, n'ont pas un résultat qui en soit la fin, mais l'une et l'autre est sa propre fin. La première, toutefois, est plus noble que la seconde, en tant qu'elle demeure dans l'opérant même. Mais la troisième opération est comme une génération, dont la fin est la chose engendrée. C'est pourquoi aussi, dans les opérations du troisième genre, les œuvres mêmes sont les fins.

#14. — Ensuite (1094a5), il présente son troisième point, disant que n'importe où les fins sont des résultats à part les opérations, les résultats sont nécessairement meilleurs que les opérations, comme la chose engendrée est meilleure que sa génération. En effet, la fin est plus puissante que les moyens qui la visent. Car ce qui vise à une fin a raison de bien en référence à la fin.

#15. — Ensuite (1094a6), il traite de la comparaison des habitus et des actes avec la fin. Et sur cela, il développe quatre points. En premier, il manifeste que des choses différentes sont ordonnées à des fins différentes. Et il dit que, comme il existe de multiples opérations, arts et enseignements, il est nécessaire que les fins soient différentes pour eux. C'est que les fins et les moyens qui y visent sont proportionnables. Ce que, bien sûr, il manifeste par ceci que la fin de l'art médicinal est la santé, [celle de l'art] de fabriquer les navires la navigation, [celle de l'art] militaire la victoire, et [celle] de l'économique, c'est-à-dire, des dépenses de la maison, les richesses, ce que, bien sûr, il dit en se conformant à l'opinion de la plupart. Mais il prouve lui-même, dans le premier livre de la Politique, que les richesses ne sont pas la fin de l'économique, mais ses instruments.

#16. — En deuxième (1094a9), il présente l'ordre des habitus entre eux. Il arrive, en effet, qu'un habitus opératif, qu'il appelle vertu, se trouve sous un autre. Comme l'art qui produit la bride se trouve sous l'art de monter à cheval, parce que celui qui doit monter prescrit à l'artisan de quelle manière produire la bride. Et ainsi est-il architecte, c'est-à-dire artisan principal en regard de l'autre. La même raison vaut aussi pour les autres arts qui produisent d'autres instruments nécessaires pour monter à cheval, par exemple, des selles ou autre chose du genre. L'art équestre, cependant, est ensuite ordonné sous l'art militaire. Anciennement, en effet, on disait soldats non seulement les cavaliers, mais n'importe quel combattant en vue de vaincre. Aussi, sous l'art militaire se trouve contenu non seulement l'art équestre, mais tout art ou vertu ordonné à l'opération guerrière, à savoir, ceux de l'archer, du frondeur, et n'importe quel autre du genre. Et de la même manière, d'autres arts se retrouvent sous d'autres.

#17. — En troisième (1094a14), il propose un ordre des fins en conformité à l'ordre des habitus. Il dit que, dans tous les arts ou vertus, ceci est communément vrai, que les fins des [arts ou vertus] architectes sont simplement, face à tous, plus désirables que les fins des arts ou vertus qui se trouvent sous ces principaux. Il le prouve par ceci, que les hommes poursuivent, c'est-à-dire, cherchent celles-là, c'est-à-dire, les fins des arts ou vertus inférieurs, en vue de celles-ci, c'est-à-dire, à cause des fins des [arts ou vertus] supérieurs. La lettre reste en suspens et doit se lire ainsi: Tous [les arts et vertus] qui portent sur de telles [fins], et se subordonnent à une vertu unique…, en toutes les fins des [arts et vertus] architectes, etc.

#18. — En quatrième (1094a16), il montre qu'il n'y a pas de différence quant à l'ordre des fins, si la fin est une œuvre ou une opération. Il dit qu'il n'y a aucune différence, quant à ce qui concerne l'ordre, à ce que les fins [des arts] soient des opérations ou un résultat à part des opérations, comme il en appert dans l'enseignement qui précède. En effet, la fin de l'art de produire les brides est la bride qui en résulte; mais de l'art équestre, qui lui est principal, la fin est une opération, à savoir, l'équitation. C'est le contraire, cependant, dans l'art médicinal et dans celui de l'exercice. En effet, la fin de l'art médicinal est un résultat, c'est-à-dire, la santé. Mais de l'art de l'exercice, qui est contenu sous lui, la fin est une opération, c'est-à-dire, l'exercice.

Leçon 2

#19. — Une fois avancées ces [considérations], qui sont nécessaires en vue de montrer son propos, le Philosophe accède ici à manifester son propos, à savoir à montrer ce qui principalement regarde l'intention de cette science. Et à ce sujet, il fait trois [considérations]. En premier, il montre à partir de ce qui précède qu'il existe une fin la meilleure dans les choses humaines. En second, il montre qu'il est nécessaire d'en avoir connaissance (1094a22). En troisième, il montre à quelle science appartient sa connaissance (1094a26). Pour la première [considération], il use d'une triple raison. Et la principale d'entre elles est comme suit. N'importe quelle fin qui est telle que nous voulons les autres [fins] en vue d'elle, et que nous la voulons, elle, pour elle-même et non à cause d'une autre [fin], cette fin non seulement est bonne, mais elle est la meilleure. Et cela appert de ce que toujours la fin en vue de laquelle d'autres fins sont recherchées est principale, comme c'est évident à partir de ce qui précède. Or dans les choses humaines il est nécessaire qu'il existe une telle fin. Donc il y a dans les choses humaines une fin bonne et la meilleure.

#20. — Il prouve la mineure par un raisonnement conduisant à l'impossible, qui procède comme suit. Il est manifeste, à partir de ce qui précède, qu'une fin est désirée en vue d'une autre. Ou bien, donc, on peut parvenir à une fin qui n'est pas désirée en vue d'une autre, ou bien non. Si oui, on tiendra le propos. Mais si on ne peut parvenir à une telle fin, il s'ensuit que toute fin sera désirée en vue d'une autre fin. Et ainsi faut-il aller, à l'infini. Mais cela est impossible, que l'on aille de fin en fin à l'infini: donc, il y a nécessairement une fin qui ne soit pas désirée en vue d'une autre fin.

#21. — Que par ailleurs il soit impossible d'aller de fin en fin à l'infini, cela aussi se prouve par un raisonnement qui conduit à l'impossible, de la manière suivante. Si on va à l'infini dans le désir des fins, de sorte que toujours une fin soit désirée en vue d'une autre, à l'infini, jamais on ne pourra parvenir à ce que l'homme atteigne les fins désirées. Or c'est inutilement et en vain que quelqu'un désire ce qu'il ne peut atteindre; la fin des désirs serait donc inutile et vaine. Or ce désir est naturel: on a dit plus haut, en effet, que le bien est ce que toutes [choses] désirent naturellement. Il s'ensuit donc qu'un désir naturel serait vain et vide. Mais cela est impossible. Parce que le désir naturel n'est rien d'autre qu'une inclination inhérente aux choses de par l'ordination du premier moteur, qui ne peut décevoir. Il est donc impossible que l'on aille à l'infini de fin en fin.

#22. — Ainsi, il existe nécessairement une fin ultime en vue de laquelle toutes autres [choses] sont désirées et qui elle-même n'est pas désirée en vue d'autres. Ainsi encore, il existe nécessairement une fin la meilleure pour les choses humaines.

#23. — Ensuite (1094a22), il montre que la connaissance de cette fin est nécessaire à l'homme. Et à ce propos, il fait deux [considérations]. En premier, il montre qu'il est nécessaire à l'homme de connaître une telle fin. En second, il montre ce qu'il faut connaître d'elle (1094a25). Il conclut donc en premier, [partant] de ce qu'il a dit, que, étant donné qu'il existe une fin la meilleure pour les choses humaines, sa connaissance est nécessaire à l'homme, parce que cela comporte un grand apport pour la vie, c'est-à-dire apporte beaucoup d'aide à toute la vie humaine. Et cela, bien sûr, devient évident dans un raisonnement comme le suivant. L'homme ne peut atteindre directement rien de ce qui est dirigé à autre chose sans connaître ce à quoi il est à diriger. Et cela devient évident par l'exemple de l'archer, qui envoie directement sa flèche en visant à la cible vers laquelle il la dirige. Or il faut que toute la vie humaine soit ordonnée à la fin la meilleure et ultime de la vie humaine. Il faut donc nécessairement avoir connaissance de la fin ultime et la meilleure de la vie humaine. La raison en est que toujours la raison de ce qui est en vue de la fin doit être tirée de la fin elle-même, comme cela est prouvé aussi au second [livre] de la Physique (200a19).

#24. — Ensuite (1094a25), il montre qu'est-ce qu'il y a à connaître sur cette fin. Il dit alors que, étant donné qu'il en est ainsi, que la connaissance de la fin la meilleure est nécessaire à la vie humaine, il faut appréhender quelle est cette fin la meilleure, et à quelle science spéculative ou pratique appartient sa considération. Il entend, en effet, par disciplines les sciences spéculatives et par vertus les sciences pratiques, car elles sont principes d'opérations. Mais il dit que l'on doit tenter de déterminer, pour insinuer la difficulté qu'il y a à appréhender la fin ultime dans la vie humaine, comme [c'est le cas] en considérant toutes les causes les plus hautes. Il dit encore qu'on doit l'appréhender en la figurant, c'est-à-dire avec vraisemblance, car c'est un tel mode d'appréhension qui convient aux choses humaines, comme on le dira plus loin (1098a20). De ces deux [points], toutefois, le premier appartient bien sûr au traité de cette science, car une telle considération porte sur la chose que cette science considère. Mais le second appartient au proème dans lequel on manifeste l'intention de cette science.

#25. — C'est pourquoi, tout de suite après (1094a26), il montre à quelle science appartient la considération de cette fin. Et sur cela, il fait deux [considérations]. En premier il amène un raisonnement pour montrer son propos. En second, il prouve quelque chose qu'il avait supposé (1094b1). En premier donc, il amène un raisonnement en vue de son propos, et c'est le suivant. La fin la meilleure appartient à la science principalissime et la plus architectonique. Cela est évident de par ce qui précède. On a dit en effet que sous la science ou l'art qui porte sur la fin sont contenus tous les [arts et sciences] qui portent sur ce qui est en vue de la fin. Ainsi faut-il que la fin ultime appartienne à la science principalissime en tant qu'elle vise la fin première et principalissime, et la plus architectonique, pour autant qu'elle prescrit aux autres ce qu'il [leur] faut faire. Or la science civile est manifestement telle, à savoir principalissime, et la plus architectonique. Donc c'est à elle qu'il appartient de considérer la fin la meilleure.

#26. — Ensuite (1094b1), il prouve ce qu'il avait supposé, à savoir que la [science] civile soit telle. Et en premier il prouve qu'elle soit la plus architectonique. En second, qu'elle est principalissime (1094b8). Sur le premier [point], il fait deux [considérations]. En premier il attribue à la politique, c’est-à-dire à la [science] civile, les [propriétés] qui appartiennent à la science architectonique. En second, il conclut son propos en partant de cela (1094b4). Or deux [propriétés] appartiennent à la [science] architectonique. L'un en est qu'elle prescrit elle-même à la science ou à l'art qui est sous elle ce qu'il doit opérer, comme l'[art] équestre prescrit à [celui de] fabriquer les brides. L'autre, ensuite, est qu'il en use à sa fin. Or la première de ces [propriétés] convient à la politique, ou civile, tant en regard des sciences spéculatives qu'en respect des pratiques; mais d'une façon et d'une autre. En effet, la politique commande à la science pratique à la fois quant à son usage, à savoir qu'elle opère ou n'opère pas, et quant à la détermination de son acte. Elle prescrit en effet à l'ouvrier non seulement qu'il use de son art, mais aussi qu'il en use de telle manière, en faisant des couteaux tels. L'un et l'autre, en effet, est ordonné à la fin de la vie humaine.

#27. — Mais la civile commande à la science spéculative seulement quant à son usage, non toutefois quant à la détermination de son œuvre. En effet, la politique ordonne que certains enseignent ou apprennent la géométrie. Des actes de cette sorte, en effet, en tant qu'ils sont volontaires, appartiennent à la matière morale, et sont ordonnables à la fin de la vie humaine. Mais le politique ne commande pas à la géométrie quoi conclure concernant le triangle: cela en effet n'est pas soumis à la volonté humaine, ni n'est ordonnable à la vie humaine, mais dépend de la nature même des choses. C'est pourquoi aussi il dit que la politique préordonne lesquelles des disciplines il convient d'avoir dans les cités, à savoir tant pratiques que spéculatives, et qui doit les apprendre, et jusqu'à quel temps.

#28. - L'autre propriété, par ailleurs, de la science architectonique, à savoir d'user des sciences inférieures, appartient à la politique seulement en regard des sciences pratiques; aussi ajoute-t-il que nous voyons les plus précieuses, c'est-à-dire les plus nobles des vertus, c'est-à-dire des arts opératifs, se trouver sous la politique, à savoir la [science] militaire, l'économique et la rhétorique, dont la politique se sert toutes en vue de sa fin, c'est-à-dire pour le bien commun de la cité.

#29. — Ensuite (1094b4), il conclut son propos à partir des deux [considérations] précédentes. Voici ce qu'il dit. Comme la politique use des autres disciplines pratiques, comme on l'a dit plus haut; et comme elle-même institue la loi [qui impose] ce qu'il faut faire et de quoi [il faut] s'abstenir, comme il a été dit auparavant; il s'ensuit que l'on conçoit sa fin comme [celle d'une science] architectonique, c'est-à-dire qu'elle contient les fins des autres sciences pratiques. De là il conclut que la fin de la politique est le bien humain, c'est-à-dire le meilleur dans les choses humaines.

#30. — Ensuite (1094b8), il montre que la politique est principalissime, de par la raison même de sa fin propre. Il est manifeste, en effet, que toute cause est d'autant plus première et puissante qu'elle s'étend à plus [de choses]. De là aussi, le bien qui a raison de cause finale est d'autant plus puissant qu'il s'étend à plus [d'effets]. C'est pourquoi aussi, si la même [chose] est bonne pour un homme seul et pour toute la cité, il sera manifestement beaucoup plus grand et plus parfait de susciter, c'est-à-dire de fournir et de sauvegarder ce qui est le bien de toute la cité que ce qui est le bien d'un seul homme. Il appartient certes à l'amour qui doit exister parmi les hommes qu'on préserve même le bien d'un seul homme. Mais il est bien mieux et plus divin d'avoir cette attitude envers toute la nation, laquelle contient de nombreuses cités. On dit par ailleurs que cela est plus divin en ce que cela appartient plus à la ressemblance de Dieu, qui est la cause ultime de tous les 7 biens. Or c'est ce bien, à savoir celui qui est commun à une ou plusieurs cités, que vise la méthode, c'est-à-dire l'art, qu'on appelle civile. Aussi lui appartient-il suprêmement, en tant que principalissime, de considérer la fin ultime de la vie humaine.

#31. — On doit savoir, par ailleurs, qu'il dit la politique principalissime non pas simplement, mais dans le genre des sciences actives, qui portent sur les choses humaines, dont la politique considère la fin ultime. Car c'est la science divine qui considère la fin ultime de tout l'univers et c'est elle qui est principalissime en regard de toutes [choses]. Il dit toutefois que la considération de la fin ultime de la vie humaine appartient à la politique; et c'est d'elle pourtant qu'il détermine dans ce livre-ci, car l'enseignement de ce livre contient les premiers éléments de la science politique.

Leçon 3

#32. — Le Philosophe, après avoir montré ce qu'est le bien qui est principalement visé dans cette science, détermine maintenant le mode qui convient à cette science. Et en premier de la part de l'enseignant (1094b11). En second [de la part] de l'auditeur (1094b22). Concernant le premier, il amène un raisonnement comme suit. Le mode de manifester la vérité, dans n'importe quelle science, doit convenir à ce qui tient lieu de sujet dans cette science. Il manifeste ensuite cela, certes, du fait que la certitude ne peut se trouver, ni n'est à chercher de manière semblable dans tous les discours où nous raisonnons de quelque chose. De même, il n'y a pas non plus pour les produits, c'est-à-dire pour ce qui résulte de l'art, un mode semblable de [les] opérer tous; chaque artisan, au contraire, opère avec une matière, selon un mode qui lui convient; [il procède] autrement avec de la terre, autrement avec de la boue, autrement avec du fer. Or la matière morale est telle que ne lui convient pas une certitude parfaite. Et il le manifeste pour deux genres [de choses] qui appartiennent manifestement à la matière morale.

#33. — En premier et principalement, c'est à la matière morale qu'appartiennent les œuvres vertueuses, qu'il appelle ici justes, et que vise principalement la science civile. Or, à leur sujet, il n'existe pas une pensée certaine chez les hommes; il existe au contraire une grande différence dans les jugements que les hommes portent sur elles. Et en cela une multiplicité d'erreurs se produisent. En effet, certaines [choses] qui sont réputées justes et honnêtes par certains [sont réputées] injustes et malhonnêtes par d'autres, pour une différence de temps, de lieux et de personnes. Quelque chose, en effet, est réputé vicieux en un temps ou en une région qui n'est pas réputé vicieux en un autre temps ou en une autre région. À cause de cette différence, il arrive même que certains pensent que rien n'est naturellement juste ou honnête, mais seulement d'après la loi instituée. Mais il sera plus pleinement question de cette opinion dans le second [livre] de ce [traité] (#245-254).

#34. — En second ensuite, c'est à la matière morale qu'appartiennent les biens extérieurs dont les hommes usent à leur fin. Or concernant ces biens-là aussi, il arrive qu'on trouve l'erreur dont on a parlé, du fait qu'ils n'entraînent pas toujours les mêmes conséquences chez tous. En effet, certains sont aidés par eux, alors que pour d'autres ce sont des dommages qui en proviennent. En effet, beaucoup d'hommes ont péri à l'occasion de leurs richesses, par exemple tués par des bandits. D'autres encore, à l'occasion de leur force corporelle, par confiance à laquelle ils se sont exposés sans précaution à des dangers. Il en devient manifeste que la matière morale est variée et difforme et ne comporte pas une certitude à tous égards.

#35. — Aussi, puisque selon l'art de la science démonstrative il faut que les principes soient conformes aux conclusions, il est aimable et souhaitable, au sujet de telles [choses], c'est-à-dire si variables, qu'en en faisant le traité, on procède aussi à en montrer la vérité à partir de [principes] similaires, et d'abord certes grossièrement, c'est-à-dire en appliquant des principes universels et simples aux [objets] singuliers et composés où se passe l'acte. Car il est nécessaire, en n'importe quelle science opérative, que l'on procède selon un mode compositif. À l'inverse, cependant, dans une science spéculative il est nécessaire que l'on procède selon un mode résolutif, en résolvant des [objets] composés à des principes simples. Ensuite, il faut montrer leur vérité de manière figurée, c'est-à-dire avec vraisemblance; et c'est cela procéder des principes propres de cette science. En effet la science morale porte sur les actes volontaires; or le motif de la volonté est non seulement le bien, mais le bien apparent. En troisième, comme nous allons parler de [choses] qui n'arrivent que le plus souvent, c'est-à-dire d'actes volontaires, que la volonté ne produit pas par nécessité mais peut-être incline davantage d'un [côté] que de l'autre, il faut que nous procédions aussi de [principes] de même qualité, de façon que les principes soient conformes aux conclusions.

#36. — Ensuite (1094b22), il montre qu'il faut que l'auditeur, en [matière] morale, accepte le mode de déterminer dont nous venons de parler. Aussi dit-il qu'il convient que chacun reçoive chaque chose qui lui est dite par un autre «selon le même mode», c'est-à-dire selon qu'il convient à la matière. Car il appartient à l'homme discipliné, c'est-à-dire bien formé, de ne chercher en chaque matière qu'autant de certitude que la nature de la chose en souffre. Il ne peut pas, en effet, y avoir autant de certitude dans une matière variable et contingente que dans une matière nécessaire qui se comporte toujours de la même manière. C'est pourquoi aussi l'auditeur bien discipliné ne doit pas exiger une certitude plus grande, ni se contenter d'une moindre que celle qui convient à la chose dont il est question. Car c'est manifestement une faute proche, d'accepter qu'un mathématicien fasse usage de persuasion rhétorique et d'exiger d'un orateur des démonstrations certaines comme doit en proférer un mathématicien. L'une et l'autre [faute], en effet, provient de ce qu'on ne tient pas compte du mode qui convient à la matière. Car la mathématique porte sur une matière en laquelle on trouve une certitude en tout point, tandis que la rhétorique a affaire à la matière civile, en laquelle se produit une variation multiple.

#37. — Ensuite (1094b27), il montre quelle qualité doit posséder l'auditeur de cette science. Et en premier, il montre qui est un auditeur insuffisant (1095a1). En second, qui en est un inutile (1095a4). En troisième, il montre qui est un auditeur convenable (1095a10). Sur le premier [point], il fait deux [considérations]. D'abord il présente des [notions] qui sont nécessaires pour montrer son propos. Il dit donc que chacun ne peut avoir un bon jugement que de ce qu'il connaît. Et ainsi, celui qui est formé sur un genre quelconque [de choses] peut bien juger de ce qui concerne ce genre. Mais celui qui est bien formé sur tout peut bien juger simplement de tout.

#38. — Ensuite (1095a1), il conclut son propos, à savoir que le jeune n'est pas un auditeur convenable de la politique et de toute la science morale, qui est comprise sous la politique; c'est que, comme il a été dit, nul ne peut bien juger que de ce qu'il connaît. Or tout auditeur doit bien juger de ce qu'il entend, de manière à accepter ce qui est dit correctement mais non ce qui est mal dit. Il s'ensuit donc que nul ne soit un auditeur convenable s'il n'a pas déjà quelque connaissance de ce qu'il doit entendre. Or le jeune n'a pas de connaissance de ce qui appartient à la science morale, qui se connaît surtout par expérience. Le jeune est sans expérience des opérations de la vie humaine, à cause du manque de temps, et pourtant les raisonnements de la science morale procèdent de ce qui appartient aux actes de la vie humaine et même portent sur cela. Par exemple, si l'on dit que le libéral garde pour lui la plus petite part et attribue aux autres la plus grande, le jeune, peut-être, à cause de son inexpérience, ne jugera pas que cela est vrai; et il en va pareillement dans les autres [matières] civiles. Aussi est-il manifeste que le jeune n'est pas un auditeur convenable de la politique.

#39. — Ensuite (1095a4), il montre qui est un auditeur inutile de cette science. Et là on doit considérer que la science morale enseigne aux hommes à suivre leur raison et à rejeter ce qui incline aux passions de l'âme, à savoir la concupiscence, la colère et autres semblables. À quoi, certes, certains tendent, de deux manières. D'une manière par choix: par exemple lorsque quelqu'un se propose cela, de satisfaire à sa concupiscence. Aussi les appelle-t-il partisans des passions. Et d'une autre manière lorsque quelqu'un, bien sûr, se propose de s'abstenir de délectations nocives, mais se trouve toutefois vaincu entretemps par l'impulsion de sa passion, de sorte que contre son intention il suit l'impulsion de sa passion. Il appelle pareille [personne] un incontinent.

#40. — Il dit donc que celui qui est partisan des passions, c'est vainement, c'est-à-dire sans aucune efficacité, qu'il entendra cette science, et inutilement, c'est-à-dire sans atteinte de la fin qui convient. Car la fin de cette science n'est pas la seule connaissance, à laquelle, peut-être, pourraient parvenir les partisans des passions. La fin de cette science est plutôt l'acte humain, comme aussi pour toutes les sciences pratiques. Or ils ne parviennent pas aux actes vertueux, ceux qui prennent pour leurs passions. Ainsi n'y a-t-il aucune différence quant à cela, si l'auditeur de cette science est jeune d'âge, ou jeune de mœurs, c'est-à-dire partisan des passions. Car comme le jeune d'âge manque la fin de cette science qui est la connaissance, de même celui qui est jeune de mœurs manque cette fin qui est l'action. En effet, il ne la manque pas en raison du temps, mais en raison de ce qu'il vit selon ses passions et court les [choses] singulières auxquelles ses passions l'inclinent. Pour pareilles [gens], par ailleurs, la connaissance de cette science se fait inutile; comme aussi pour les incontinents, qui ne suivent pas la science qu'ils ont de ce qui est moral.

#41. — Ensuite (1095a10), il montre qui est un auditeur convenable de cette science. Et il dit qu'il est très utile de savoir ce qui concerne les [matières] morales pour ceux qui satisfont à tous leurs désirs et opèrent extérieurement selon l'ordre de la raison.

#42. — En dernier, il dit, en épilogue à ce qu'il a dit dans ce proème, que voilà ce qu'il y avait à dire, en proème, de l'auditeur, ce qui est venu en dernier, et du mode de démontrer, ce qui est venu au milieu, et sur ce que nous nous proposons, c'est-à-dire qu'est-ce que cette science vise principalement, ce qui est venu en premier.

 Leçon 4

#43. — Une fois le proème présenté, Aristote arrive ici au traité de la science. Celui-ci se divise en trois parties. Dans la première, il traite du bonheur (1095a14), le plus grand parmi les biens humains, et aboutit, en cette considération du bonheur, à conclure qu'il est une opération conforme à la vertu. Dans la seconde partie (1102a5), il traite des vertus. Dans la troisième, il complète son traité sur le bonheur, montrant quelle opération est le bonheur, et quelle nature il a. Et cela, au dixième livre (1172a16). Sur le premier [point], il fait deux [considérations]. En premier, il dit quelle est son intention. En second (1095a17), il exécute son propos. Il dit donc, en premier, en résumant ce qui s'est dit plus haut [#9-13], que, comme toute connaissance et tout choix désire un bien, c'est-à-dire, est ordonné à un bien désiré comme à sa fin, on doit dire quel est le bien auquel est ordonnée la science civile; or celui-ci est le plus grand de toutes les œuvres, c'est-à-dire, entre tout ce à quoi l'action humaine peut parvenir. En effet, on a dit plus haut qu'il y a ces deux [choses] à regarder, concernant la fin ultime des biens humains: ce qu'elle est, que l'on se propose de considérer ici, et à quelle science elle appartient, ce dont on a traité plus haut, dans le proème.

#44. — Ensuite (1102a5), il traite du bonheur. À ce [sujet], il fait deux [considérations]. En premier, il recherche les opinions des autres à propos du bonheur. En second (1097a15), il en traite selon sa propre pensée. Sur le premier [point], il fait deux [considérations]. En premier, il présente les opinions des autres à propos du bonheur. En second (1095b14), il enquête à leur sujet. Sur le premier [point], il fait deux [considérations]. En premier, il présente les opinions à propos de la fin ultime des [choses] humaines. En second (1095a28), il traite de quelle manière on doit enquêter sur des opinions de la sorte. Sur le premier [point], il fait deux [considérations]. En premier, il montre de quoi tous conviennent. En second (1095a20), sur quoi ils diffèrent.

#45. — Il présente donc en premier deux [éléments] sur lesquels tous conviennent en rapport à la fin ultime. En premier, il dit qu'à la fois la multitude, c'est-à-dire, les gens du peuple, et les excellents, c'est-à-dire, les sages, ont nommé bonheur le plus grand des biens humains. En second, quant à une définition commune du nom, car tous pensent que bien vivre et bien agir est la même [chose] qu'être heureux.

#46. — Ensuite (1095a20), il montre en quoi diffèrent les opinions des hommes sur le bonheur. Il dit qu'il y a dispute, c'est-à-dire, diversité, entre les hommes, concernant ce que le bonheur est précisément. Avec une triple différence, dont la première se prend selon que la multitude des gens ne le voit pas de la même manière que les sages. En effet, les gens du peuple pensent que le bonheur appartient à ce qui est à la vue et manifeste, comme l'est ce qui est connu parmi les [choses] sensibles, qui seules sont manifestes à la multitude, et assez à la vue pour ne pas avoir besoin d'une explication qui le révèle, comme le sont le plaisir, les richesses et l'honneur, et autres choses de la sorte. Ce que les sages en pensent, il le présente en dernier [#49].

#47. — La seconde différence intervient entre les gens du peuple. Les uns et les autres pensent que le bonheur est un bien sensible différent; ainsi, les avares [croient que ce sont] les richesses, les intempérants les plaisirs, les ambitieux les honneurs.

#48. — La troisième différence, elle, intervient entre soi et soi-même. C'est, en effet, une condition de la fin ultime, qu'elle soit ce que l'on désire le plus. Aussi, ce que l'on désire le plus, on pense que c'est cela le bonheur. Or le besoin d'un bien en augmente le désir. Aussi, le malade, qui a besoin de la santé, la juge le plus grand bien. Pour pareille raison, le mendiant [juge que de sont] les richesses. Pareillement, ceux qui reconnaissent leur ignorance admirent comme heureux ceux qui peuvent dire quelque chose de grand, et qui dépasse leur intelligence. Tout cela appartient aux opinions de la multitude.

#49. — Mais certains sages, à savoir, les Platoniciens, en dehors de ces différents biens sensibles, ont pensé qu'il y a un bien qui l'est en lui-même, c'est-à-dire, qui est l'essence même de la bonté séparée. De même, en effet, qu'ils appelaient homme par soi la forme séparée de l'homme, de même [ils appellent] bien par soi le bien séparé qui est cause, pour tous les biens, qu'ils soient des biens, en tant, à savoir, qu'ils participent de ce bien le plus grand.

#50. — Ensuite (1095a28), il montre de quelle manière il faut enquêter sur les opinions précédentes. À ce [sujet], il fait trois [considérations]. En premier, il montre sur lesquelles de ces opinions il faut enquêter. En second (1095a30), dans quel ordre. En troisième (1095b4), de quelle manière il faut que l'auditeur soit disposé, pour qu'il reçoive bien ce qu'il y a à dire. Il dit donc, en premier, que scruter à fond toutes les opinions que d'aucuns ont sur le bonheur serait plus vain qu'il ne convient à un philosophe, car certaines sont tout à fait irrationnelles. Mais il suffit de scruter surtout les opinions qui détiennent en surface quelque raison, soit en raison de quelque apparence, soit au moins du fait que beaucoup les pensent.

#51. — Ensuite (1095a30), il montre dans quel ordre on doit raisonner sur les opinions de la sorte, et de manière absolue en toute matière morale. Il assigne la différence dans le processus de raisonner. Il y a des raisonnements qui procèdent de principes, c'est-à-dire, de causes à des effets, comme les démonstrations pourquoi. Il y en a d'autres, par ailleurs, [qui procèdent] à l'inverse, des effets aux causes ou principes, lesquels ne démontrent pas pourquoi, mais seulement que. Cela, Platon aussi l'a auparavant distingué, cherchant s'il faut procéder des principes ou aux principes. Il présente l'exemple de la course dans les stades. Il y avait, en effet, des athlotètes, c'est-à-dire, des préposés aux athlètes qui courraient dans le stade. Ces athlothètes se tenaient au début des stades. Tantôt, donc, les athlètes commençaient à courir à partir des athlothètes et allaient jusqu'au bout, tantôt, par ailleurs, à l'inverse. Et ainsi aussi, il y a double ordre dans le processus de la raison, comme on l'a dit [#51].

#52. — Pour comprendre dans quel ordre il faut procéder, en n'importe quelle matière, on doit considérer qu'il faut commencer au plus connu, parce que l'on parvient à l'inconnu par le plus connu. Mais on est plus connu de deux manières. Certaines [choses], certes, [le sont] quant à nous, comme le composé et le sensible. Et certaines [choses le sont] de manière absolue et quant à la nature, à savoir, le simple et l'intelligible. Et comme nous acquérons connaissance en usant de raison, il faut que nous procédions de ce qui est plus connu de nous; et si, bien sûr, c'est la même [chose] qui est plus connue de nous et de manière absolue, alors, la raison procède des principes, comme en mathématiques. Si, cependant, autre chose est plus connu de manière absolue, et autre chose quant à nous, il faut alors procéder à l'inverse, comme en [matière] naturelle et morale.

#53. — Ensuite (1095b4), il montre de quelle manière il faut que l'auditeur de telles [choses] soit disposé. Il dit que, parce qu'en [matière] morale, il faut commencer de ce qui est plus connu quant à nous, c'est-à-dire, de certains effets connus concernant les actions humaines, il faut que celui qui veut être un auditeur suffisant de la science morale, soit conduit par la main et exercé dans les coutumes de la vie humaine, c'est-à-dire, concernant les biens extérieurs et les [choses] justes, c’est-à-dire, concernant les œuvres des vertus, et, universellement, concernant toutes les [choses] civiles, comme sont les lois et les ordres des constitutions (03), et toutes autres choses de la sorte. Parce qu'il faut prendre comme principe, en [matière] morale, qu'il en est ainsi. Et cela, certes, se reçoit par expérience et coutume; par exemple, que l'on surmonte les désirs par l'abstinence.

#54. — Si cela est manifeste à quelqu'un, il ne lui est pas bien nécessaire pour agir de savoir pourquoi. De même, au médecin, il suffit, pour guérir, de savoir que cette herbe guérit telle maladie. Savoir aussi pourquoi est requis pour savoir de science, ce que l'on recherche principalement, dans les sciences spéculatives. Mais celui qui est un expert dans les choses humaines, ou bien a par lui-même les principes des actions à faire, comme en les considérant par soi, ou bien les reçoit facilement de quelqu'un d'autre. Mais celui à qui ni l'un ni l'autre de ces [principes] ne convient, qu'il écoute la parole d'Hésiode le poète. Celui-ci a dit que celui-là est le meilleur, qui peut comprendre par lui-même. Que celui-là aussi est bon, qui reçoit ce qui est dit par un autre. Mais celui-là qui ni ne peut comprendre par lui-même, ni ne peut trouver repos pour son âme en entendant un autre, reste inutile pour ce qui est de l'acquisition de la science.

Leçon 5

#55. — Après avoir énuméré différentes opinions sur le bonheur, le Philosophe cherche ici la vérité sur les opinions qui précèdent. En premier, il examine l'opinion de ceux qui ont parlé de manière morale du bonheur, du fait de mettre le bonheur dans l'un des biens de cette vie. En second (1096a11), il examine l'opinion de ceux qui ont parlé du bonheur de manière non morale, en [le] mettant dans un bien séparé. Sur le premier [point], il fait deux [considérations]. En premier, il présente ce qui est commun à toutes les opinions de cette sorte. En second (1095b16), il examine les divergences entre les opinions. Le Philosophe a évidemment fait une digression de son propos principal, le temps qu'il a traité du mode de procéder. Il revient donc à ce propos principal dont il s'était écarté, c'est-à-dire aux opinions sur le bonheur. Il dit que, non sans raison, on est porté à penser que le bien final, qu'on appelle bonheur, est quelque chose de ce qui appartient à cette vie, à cette vie humaine. Il est, en effet, la fin de toutes les œuvres de la vie; or ce qui est en vue d'une fin est proportionné à cette fin; aussi est-il probable que le bonheur soit du nombre des biens qui appartiennent à cette vie. Mais il sera dit plus loin (#60; 64-65; 67-68; 70-72) ce qu'il y a de vrai en cela.

#56. — Ensuite (1095b16), il cherche la vérité présente dans leurs divergences. À ce [sujet], il fait deux [considérations]. En premier, il examine les opinions qui, manifestement, s'approchent davantage de la vérité. Dans la seconde [considération] (1096a5), [il examine] une opinion qui s'éloigne davantage de la vérité. Sur le premier [point], il fait trois [considérations]. En premier, il examine l'opinion qui met le bonheur dans ce qui appartient à la vie de jouissance. En second (1095b22), l'opinion qui met le bonheur dans ce qui appartient à la vie civile. Dans la troisième [considération] (1096a4), il fait mention de la vie contemplative. Sur le premier [point], il fait trois [considérations]. En premier, il propose l'opinion. En second (1095b17), il distingue, en passant, les [styles de] vies. En troisième (1095b19), il cherche la vérité en rapport à l'opinion proposée.

#57. — Il dit donc, en premier, que, parmi les biens de cette vie, des gens optent pour la jouissance, mettant le bonheur en elle. Ce n'est d'ailleurs pas seulement le fait de la plupart, c'est-à-dire des gens du peuple, qui presque tous se laissent aller aux voluptés; c'est même aussi le fait de gens très sérieux, soit par l'autorité de leur science et de leur enseignement, soit par l'honnêteté de leur vie. En effet, même les Épicuriens, qui estimaient la jouissance comme le bien le plus élevé, cultivaient avec soin les vertus. C'était cependant à cause de la jouissance, de peur que des vices contraires ne mettent obstacle à leur jouissance. La gourmandise, en effet, par l'excès de nourriture, engendre des douleurs du corps. À cause du vol, on est mis en prison. Et ainsi, divers vices nuisent de diverses manières à la jouissance. Bref, la fin ultime est la plus aimable; c'est pourquoi ceux qui mettent la jouissance comme le bien le plus élevé, aiment le plus la vie de jouissance.

#58. — Ensuite (1096a4), il distingue trois styles de vies: [la vie] de jouissance, dont on parle maintenant, la civile et la contemplative. Ce sont ces dernières qu'il déclare les plus excellentes. Pour l'évidence de quoi il faut savoir que, comme il sera dit plus loin (#1944-1949), au neuvième livre, chacun consacre sa vie à ce qu'il affectionne le plus, comme le philosophe à philosopher, le chasseur à chasser, et ainsi des autres. Or c'est sa fin ultime qu'on affectionne le plus; il est donc nécessaire que les vies prennent leurs différences d'après la diversité de la fin ultime. La fin, par ailleurs, a raison de bien. Le bien, quant à lui, se divise en trois: en l'utile, le plaisant et l'honorable (04). Deux d'entre eux, à savoir le plaisant et l'honorable, ont raison de fin, parce que l'un et l'autre est désirable pour lui-même. On appelle honorable ce qui est un bien en rapport à la raison; cela comporte bien sûr du plaisir d'annexé. Aussi, le plaisant, dans la mesure de sa division d'avec l'honorable, est le plaisant en rapport au sens. La raison, par ailleurs, est à la fois spéculative et pratique.

#59. — On appelle donc de jouissance la vie qui a placé sa fin dans la jouissance sensible. On appelle ensuite civile la vie qui a placé sa fin dans le bien pratique de la raison, par exemple, dans l'exercice des œuvres vertueuses. Et enfin contemplative la vie qui a placé sa fin dans le bien de la raison spéculative, soit dans la contemplation de la vérité.

#60. — Ensuite (1095b19), il examine l'opinion qui précède. À ce [sujet], il fait deux [considérations]. En premier, il l'infirme. En second (1095b21), il donne une raison qui y conduit. Sur le premier [point], il faut prendre en compte que la vie de jouissance, qui détermine sa fin en regard du plaisir sensible, doit nécessairement déterminer sa fin d'après les plaisirs les plus grands, ceux qui suivent les opérations naturelles, grâce auxquelles la nature est conservée, individuellement par la nourriture et la boisson, et en espèce par la rencontre des sexes. Or les plaisirs de cette sorte sont communs aux hommes et aux bêtes: aussi, la multitude des hommes qui mettent leur fin dans des jouissances de la sorte sont manifestement tout à fait bestiaux, dans la mesure où ils optent pour une vie pareille, que les brutes ont en commun avec nous. Car, pour la même raison, si le bonheur de l'homme consistait en cela, les bêtes seraient heureuses, en jouissant du plaisir de la nourriture et du coït. Si donc le bonheur est le bien propre de l'homme, il est impossible qu'il consiste en ces [jouissances].

#61. — Ensuite (1095b21), il donne une raison qui conduit à cette opinion. Il dit que ceux qui posent cette opinion en prennent comme raison que bien des [gens] constitués dans les plus grands pouvoirs, comme les rois et les princes, qui sont réputés pour très heureux par la foule, s'assimilent à un roi des Assyriens, du nom de Sardanapale, qui s'adonna aux jouissances. C'est à cause de cela qu'on pense que la jouissance est ce qu'il y a de mieux, puisqu'elle est ce qu'il y a de plus aimé par les meilleurs.

#62. — Ensuite (1095b22), il examine les opinions qui appartiennent à la vie active ou civile. En premier, quant à l'honneur. En second (1095b30), quant à la vertu. Et cela avec raison. En effet, la vie civile, ou active, se propose le bien honorable. On l'appelle d'ailleurs honorable, au sens de situation d'honneur; aussi, manifestement, à la fois l'honneur lui-même appartient à ce [contexte], et la vertu, qui est la cause de l'honneur. Sur le premier [point], il fait trois [considérations]. En premier, il présente l'opinion. Il dit que ceux qui sont excellents, c'est-à-dire vertueux et actifs, c'est-à-dire consacrés à la vie active, mettent le bonheur dans l'honneur.

#63. — En second (1095b23), il donne une raison pour cela. C'est que presque toute la fin de la vie civile est manifestement l'honneur, qui est donné en récompense à ceux qui agissent bien dans la vie civile. C'est pourquoi il paraît probable, à ceux qui mènent la vie civile, que le bonheur consiste en l'honneur.

#64. — En troisième (1095b23), il réprouve cette opinion par deux raisons. Il en donne la première en disant que, devant la définition assignée au bonheur, nous devinons, c'est-à-dire nous conjecturons, que le bonheur est un bien propre à la [personne] heureuse elle-même, en tant que c'est qui lui appartient le plus à elle-même, et qu'il est difficile de le lui enlever. Or cela ne convient pas à l'honneur, parce que l'honneur consiste manifestement plutôt dans un acte de celui qui honore et en son pouvoir que [dans un acte] de celui-là qui est honoré. Donc, l'honneur est quelque chose de plus extrinsèque et superficiel que le bien cherché, à savoir le bonheur.

#65. — Il donne sa seconde raison (1095b26), qui va comme suit. Le bonheur est ce qu'il y a de meilleur, et il n'est pas cherché pour autre chose. Pourtant, il y a quelque chose de mieux que l'honneur: cela justement à cause de quoi il est cherché. Manifestement, en effet, on cherche l'honneur pour tenir sur soi-même une opinion ferme, comme quoi on est bon, et pour en avoir le témoignage d'autres. C'est pourquoi on cherche à être honoré par des [gens] prudents, qui ont un jugement droit, et par ceux dont on est connu, qui peuvent mieux nous juger. Et on cherche à être honoré au sujet de sa vertu, par laquelle on est bon, comme il sera dit au second [livre] (#307-308). Ainsi, la vertu est quelque chose de mieux que l'honneur pour lequel l'honneur est cherché. Donc, [le bonheur] ne consiste pas en l'honneur.

#66. — Ensuite (1095b30), il examine l'opinion de ceux qui mettent le bonheur dans la vertu. À ce [sujet], il fait deux [considérations]. En premier, il présente l'opinion. Peut-être, dit-il, estimera-t-on, pour la raison qui précède, que la fin de la vie civile est plutôt la vertu que l'honneur.

#67. — En second (1095b31), il la réprouve pour une double raison, dont la première va comme suit. Le bonheur est manifestement un bien très parfait. Mais la vertu n'est pas ainsi, car elle se trouve éventuellement sans l'opération qui en fait la perfection, comme il appert chez ceux qui dorment tout en ayant l'habitus de la vertu et chez ceux qui, bien qu'ils aient l'habitus de la vertu, ne rencontrent de toute leur vie aucune occasion d'agir selon cette vertu, comme c'est surtout patent pour la magnanimité et la magnificence: qu'un pauvre ait ce type d'habitus, alors qu'il ne peut jamais faire d'[œuvres] magnifiques. La vertu n'est donc pas la même [chose] que le bonheur.

#68. — Il donne ensuite sa seconde raison (1095b33). Et elle va comme suit. Il arrive que, tout en ayant l'habitus de la vertu, on soit aussi malchanceux. Mais personne ne dira alors qu'on est heureux, à moins de vouloir obstinément défendre sa position à l'encontre de raisons manifestes: le bonheur, donc, n'est pas la même [chose] que la vertu. Puis, il dit que cela suffit pour son propos. Mais de ces [choses] il a été dit suffisamment dans ses Lettres, c'est-à-dire dans des circulaires en vers qu'il a composées sur le bonheur. 

#69. — Ensuite (1096a4), il fait mention de la vie contemplative. Il dit que, pour ce qui est de la troisième vie, à savoir la contemplative, on l'examinera attentivement plus loin, à savoir au dixième [livre] (#2086-2125).

#70. — Ensuite (1096a5), il examine une autre opinion, moins raisonnable, qui met le bonheur dans quelque chose qui a raison de bien utile, à savoir dans l'argent. Cela répugne à la raison de fin ultime. En effet, quelque chose est dit utile du fait d'être ordonné à une fin. Comme, cependant, l'argent présente une utilité universelle, en regard de tous les biens temporels, l'opinion qui met le bonheur dans l'argent conserve quelque probabilité.

#71. — Aristote, toutefois, la réprouve pour une double raison. La première va comme suit. L'argent peut s'acquérir par violence, et se perdre par violence. Or cela ne convient pas au bonheur, puisqu'il est la fin des activités volontaires; donc le bonheur ne consiste pas dans l'argent.

#72. — Il donne sa seconde raison ensuite (1096a6). Et elle va comme suit. Nous cherchons le bonheur comme un bien qui ne soit pas recherché pour autre chose. Or on cherche l'argent pour autre chose, puisque, comme il a été dit (#70), il a raison de bien utile. Donc, le bonheur ne consiste pas en lui.

#73. — Il est ensuite conclu qu'on peut considérer les [biens] qui viennent d'être énumérés (57-72), à savoir, la jouissance, l'honneur et la vertu, comme des fins ultimes, du fait qu'ils sont recherchés pour eux-mêmes, comme il a été dit (#57, 61, 63, 70). Cependant, ce n'est pas en eux que se trouve la fin ultime, comme il a été montré (#57-72), même si plusieurs ont composé bien des discours pour prétendre que le bonheur consiste dans les biens qui précèdent. Mais on doit maintenant abandonner ces opinions.

Leçon 6

#74. — Après avoir réprouvé les opinions de ceux qui mettent le bonheur en l'un des biens manifestes, le Philosophe s'attaque ici à l'opinion de ceux qui mettent le bonheur en un bien séparé. À ce [sujet], il fait deux [considérations]. En premier, il montre qu'il est nécessaire d'investiguer cette opinion. En second (1096a17), il commence à s'attaquer à elle. Sur le premier [point], il fait trois [considérations]. En premier, il propose l'utilité de cette investigation. En second (1096a12), il montre ce qui paraîtrait s'opposer à cette investigation. En troisième (1096a14), il montre que cela ne devrait pas retenir de l'investigation de cette vérité. Sur le premier [point], on doit tenir en considération que ce bien séparé, en lequel ils prétendaient que consiste le bonheur de l'homme, les Platoniciens disaient qu'il constitue un bien universel, par la participation duquel tout se dit bien. Il dit, donc, que scruter, à propos de ce bien universel, s'il existe, et investiguer de quelle manière on prétend qu'il est, vaut peut-être mieux qu'investiguer les opinions précédentes; en effet, son investigation est plus philosophique, dans la mesure où [elle est] plus pertinente que les précédentes à la considération du vrai bien et de la fin ultime, à considérer les opinions en elles-mêmes. À les considérer, en outre, selon qu'il relève de notre propos d'investiguer les opinions précédentes, il paraît avoir été plus à propos [de les considérer d'abord] (05). Et c'est pourquoi il a dit peut-être, qui est un adverbe de doute.

#75. — Ensuite (1096a12), il présente ce qui pourrait le retenir de l'investigation d'une telle opinion. Il dit que l'investigation de celle-ci contrarie sa volonté, pour la raison qu'elle avait été introduite par ses amis, à savoir, par les Platoniciens. Car il fut lui-même disciple de Platon. En s'attaquant, ensuite, à l'opinion de celui-ci, il paraissait manquer à l'honneur qu'il lui devait. Pourquoi, par ailleurs, il dit cela ici plutôt que dans les autres livres où il s'attaque à l'opinion de Platon, c'est que s'attaquer à l'opinion d'un ami ne va pas contre la vérité, [chose] que l'on recherche principalement dans les autres sciences spéculatives; mais cela va contre les bonnes mœurs, dont il s'agit principalement, dans ce livre.

#76. — Ensuite (1096a14), il montre que cela ne doit pas le retenir. C'est qu'il semblera mieux, c'està- dire, plus honorable et plus pertinent aux bonnes mœurs, et toujours à faire, qu'on s'en prenne sans peur à ses familiers pour le salut de la vérité. Celle-ci est, en effet, à ce point nécessaire aux bonnes mœurs, que la vertu ne pourrait se garder sans elle. Car si on ne préférait pas la vérité à ses familiers, il s'ensuivrait que l'on proférerait des faux jugements et de faux témoignages pour la défense de ses amis. Et cela va contre la vertu. En outre, quoique ce soit pour une raison qui vaut universellement pour tous les hommes que la vérité est à préférer à ses amis, le philosophe, cependant, doit spécialement le faire, lui qui est professeur de sagesse, laquelle est la connaissance de la vérité.

#77. — Que, par ailleurs, il faut préférer la vérité à ses amis, il le montre avec cette raison. C'est que l'on doit plus grande déférence à qui est davantage ami. Or comme nous avons de l'amitié pour les deux, à savoir, pour la vérité et pour l'homme, nous devons aimer plus la vérité que l'homme, puisque nous devons aimer l'homme principalement à cause de la vérité et de la vertu, comme on le dira au huitième [livre] de ce [traité] (#1575-77). Or la vérité est une amie assez excellente pour mériter d'être révérée avec honneur. Même que la vérité est quelque chose de divin; c'est en Dieu, en effet, qu'on la trouve en premier et principalement. C'est pourquoi il conclut qu'il est saint d'honorer la vérité avant ses amis hommes.

#78. — Andronicus le péripatéticien dit, en effet, que c'est la sainteté qui rend fidèle et fait servir ce qui touche Dieu. À côté de cela, il y a aussi la pensée de Platon, qui, en réprouvant l'opinion de son maître Socrate, dit qu'il faut prendre davantage soin de la vérité que de quelque chose d'autre. Et là il dit: Socrate est mon ami, certes, mais elle est davantage mon amie, la vérité. Et en un autre lieu, que de Socrate il y a peu à avoir soin, mais de la vérité, beaucoup.

#79. — Ensuite (1096a17), il s'attaque à la position de Platon, qui dit que le bonheur de l'homme consiste en une idée commune du bien. À ce [sujet], il fait deux [considérations]. En premier, il montre qu'il n'existe pas d'idée commune du bien. En second (1096b30), il montre que même s'il en existait une, le bonheur humain ne consisterait pas en elle. Sur le premier [point], il fait deux [considérations]. En premier, il montre qu'il n'existe pas d'idée commune du bien. En second (1096a34), il investigue la manière de parler conformément à laquelle les Platoniciens nommaient cette idée. Sur le premier [point], on doit tenir en considération qu'Aristote n'entend pas s'attaquer à l'opinion de Platon quant à ce qu'elle posait un bien séparé duquel dépendrait tout bien. En effet, Aristote lui-même, au douzième [livre] de la Métaphysique, pose un bien séparé de tout l'univers, auquel tout l'univers est ordonné, comme l'armée au bien du chef. Mais il s'attaque à l'opinion de Platon quant à ce qu'elle posait que le bien séparé serait une idée commune de tous les biens. Il se sert de trois raisons pour s'y attaquer.

#80. — La première se tire de la position même des Platoniciens, qui ne faisaient pas une idée dans les genres où on trouve de l'antérieur et du postérieur, comme il appert dans les nombres. En effet, le binaire est naturellement antérieur au ternaire; c'est pourquoi les Platoniciens ne disaient pas que le nombre commun serait une idée séparée; ils posaient, par ailleurs, des nombres singuliers idéaux séparés, par exemple, le binaire, le ternaire et autres semblables. La raison en est que ce en quoi on trouve de l'antérieur et du postérieur ne paraît pas appartenir à un seul ordre et, par conséquent, ne pas participer également non plus d'une seule idée. Or on trouve de l'antérieur et du postérieur dans les biens, ce qu'il manifeste à partir du fait que le bien se trouve dans ce qu'une chose est, c’est-à-dire, sa substance, et pareillement dans la qualité, et aussi dans les [autres] genres. Or il est manifeste que ce qui est être par soi-même, à savoir, la substance, est naturellement antérieur à tout ce qui n'a l'être qu'en comparaison à la substance, comme la quantité, mesure de la substance, et la qualité, disposition de la substance, et la [relation] à autre chose, relation de la substance. Il en va de même dans les autres genres, qui s'assimilent tous à un rejeton de l'être, c'est-à-dire, de la substance, principal être, dont se propagent et dérivent tous les autres genres. Même qu'on les dit des êtres dans la mesure même où ils coïncident avec la substance. De là, il conclut qu'il ne peut exister d'idée commune du bien.

#81. — Il présente ensuite sa seconde raison (1096a23). Pour son évidence, on doit savoir que Platon posait que l'idée est la raison et l'essence de tout ce qui participe d'une idée. D'où il s'ensuit qu'il ne peut y avoir d'idée de ce dont il n'y a pas de raison commune. Or il n'y a pas de raison commune pour les différents prédicaments. En effet, rien ne s'attribue univoquement à eux. Or le bien, comme l'être, puisqu'il se convertit avec lui, se trouve dans n'importe quel prédicament. Par exemple, dans ce que la chose est, c'est-à-dire, dans la substance, le bien s'appelle Dieu, en qui ne tombe aucune malice, et l'intelligence, qui est toujours droite. Dans la qualité, c'est la vertu, qui rend bon celui qui l'a. Dans la quantité, c'est le commensurable, qui est le bien en tout ce qui est soumis à une mesure. Dans la [relation] à autre chose, c'est le bien qui est utile, qui est le bien relié à la fin due. Dans le moment, par ailleurs, c'est le temps opportun, et dans l'endroit, c'est le lieu congru pour marcher, comme la diète. La même chose appert dans les autres genres. Il est donc manifeste qu'il n'y a pas un bien unique qui soit idée ou raison commune de tous les biens; autrement, il faudrait qu'on ne trouve pas le bien dans tous les prédicaments, mais dans un seul.

#82. — Il présente ensuite sa troisième raison (1096a39). Pour son évidence, on doit savoir que, de même que Platon posait que les choses qui existent en dehors de l'âme obtiennent forme de genre ou d'espèce du fait de participer d'une idée, de même [il posait] que l'âme ne connaît la pierre que du fait qu'elle participe de l'idée de pierre, et de même [que] l'âme participe à la science et à la connaissance de ces [choses] du fait que les formes ou idées des [choses] mêmes se trouvent imprimées en elle. D'où il s'ensuit qu'il y a une seule science de tout ce dont il n'y a qu'une seule idée. Si, donc, il y avait une seule idée de tous les biens, il s'ensuivrait que tous les biens appartiendraient à la considération d'une seule science. Or nous voyons que cela est faux, même quant aux biens qui sont dans un seul prédicament. Ce qu'il ajoute pour qu'on n'attribue pas les différenciations des sciences à la différenciation des prédicaments. Nous voyons, par ailleurs, que le temps congru, c'est, bien sûr, la [science] militaire qui le considère en matière de guerre, la [science] médicinale, en matière de maladie, la [science] exercitative, en matière d'effort. Il reste donc qu'il n'existe pas d'idée commune des biens.

Leçon 7

#83. — Le Philosophe a montré, plus haut, qu'il n'existe pas d'idée commune de tous les biens. Mais comme les Platoniciens n'ont pas appelé ce bien séparé seulement idée du bien, mais aussi bien par soi, Aristote entend investiguer, à partir d'ici, si c'est parler avec convenance. À ce [sujet], il fait deux [considérations]. En premier, il montre qu'on ne nomme pas le bien séparé avec convenance bien par soi. En second (1096b8), il montre que de prétendre que le bien séparé est le bien par soi répugne à ce que l'on considère comme l'idée commune de tous les biens. Sur le premier [point], il fait trois [considérations]. En premier, il montre que le bien séparé ne se dit pas avec convenance bien par soi. En second (1096b3), il exclut une réponse. En troisième (1096b5), il compare ce dire à l'opinion des Pythagoriciens.

#84. — Sur le premier [point], on doit tenir compte que le bien séparé, parce que cause de tous les biens, doit se placer à un plus haut degré de bonté que les [biens] qui nous sont proches, puisqu'il est la fin ultime de tous les autres. Or de le nommer ainsi ne le fait pas paraître d'un plus haut degré de bonté que les autres biens. Il manifeste cela du fait que chaque être séparé s'appelait par soi, comme l'homme par soi, et aussi le cheval par soi, alors qu'il est manifeste qu'une seule et même définition appartient à l'homme qui nous est proche et à l'homme par soi, c'est-à-dire, séparé. Cela, il le manifeste du fait que l'homme séparé et l'homme présent dans la matière ne diffèrent pas en tant qu'hommes, mais diffèrent en rapport à autre chose, par exemple, en ce que tel homme est dans la matière. De même, l'animal commun et l'homme ne diffèrent pas quant à la définition de l'animal, mais diffèrent en ce que l'homme ajoute le rationnel à l'animal. De même aussi, il est clair 17 que l'homme séparé ne diffère pas de tel homme quant à la définition de l'homme, mais en ceci que tel homme ajoute à l'homme la matière. Pour la même raison, le bien que l'on a nommé bien par soi ne sera pas d'une autre définition pour sa bonté que tel [bien] particulier; mais il pourra y avoir une différence quant à autre chose, en dehors de la définition du bien.

#85. — Ensuite (1096b3), il exclut une réponse. On pourrait répondre, en effet, que le bien par soi est meilleur, car il est perpétuel, alors que tels biens sont corruptibles. Or ce qui est plus durable est manifestement meilleur et préférable. Pour exclure cela, cependant, il dit que pas même le fait d'être perpétuel ne fait que le bien par soi soit meilleur. En effet, le perpétuel diffère du non perpétuel par la durée. Or la différence de durée d'une chose est en dehors de sa définition spécifique, comme la vie d'un jour et la vie durable ne diffèrent pas quant à la définition de la vie, mais diffèrent seulement en durée. Ainsi donc, si on prend le bien comme une espèce, la durée sera en dehors de la définition du bien. Ainsi, du fait qu'une chose dure davantage, elle ne diffère pas quant à la définition de bien pour se trouver meilleure que si elle ne durait qu'un jour.

#86. — Mais si nous posions qu'il n'y a pas une unique espèce ou idée de bien, comme les Platoniciens l'ont prétendu, mais que le bien se dit, comme l'être, en tous les genres, la durée même sera le bien dans le temps. Aussi cela ajouterait-il à la bonté. Ainsi, ce qui dure davantage sera meilleur. Mais cela ne peut se dire si le bien est une espèce par soi. Ainsi, il s'ensuit qu'il ne sera pas meilleur non plus du fait d'être perpétuel.

#87. — Ensuite (1096b5), il compare la position précédente à la position des Pythagoriciens. À ce sujet, on doit tenir compte que, selon les Platoniciens, c'était la même définition que celle du bien et celle de l'un. C'est pourquoi ils prétendaient que l'un par soi et le bien par soi étaient la même [chose]. Aussi, il leur était nécessaire de poser un seul premier bien, ce que les Pythagoriciens ne faisaient pas. Ils posaient plutôt comme un l'une des choses contenues sous la coordination du bien sous lequel ils les posaient: Lumière Masculin Un Droit Intelligence Fini Repos Pair Droit Carré Et au contraire, sous le mal, ils posaient: Ténèbres Féminin Multitude Gauche Opinion Infini Mouvement Impair Courbe Plus long d'un côté.

#88. — Il dit donc qu'en rapport à cela, les Pythagoriciens ont parlé avec plus de probabilité que les Platoniciens, parce qu'ils n'étaient pas forcés de poser une seule définition du bien. Aussi, même Speusippe, qui fut le neveu de Platon, le fils de sa sœur, et son successeur en l'École, n'a pas suivi Platon en cela, mais plutôt Pythagore. Il dit toutefois qu'il y a lieu de faire un autre discours à ce propos, à savoir, en la Métaphysique (I, 5; #124-133).

#89. — Ensuite (1096b8), il montre que de dire que le bien séparé est le bien par soi répugne au fait qu'il y ait une seule idée de tous les biens. À ce [sujet], il fait trois [considérations]. En premier, il montre que le bien par soi ne peut être l'idée commune de tous les biens. En second (1096b14), que cela ne se peut pas qu'une idée commune appartienne à tout ce qui se dit bien par soi. En troisième (1096b26), il répond à une question. Il dit donc, en premier, que, contre ce que prétendent les Platoniciens, une difficulté apparaît mystérieusement, du fait que, puisque quand on parle de ce bien par soi, il est clair que les paroles ne se vérifient pas de tout bien déjà dans l'apparence verbale même, ni ne se réalisent dans la convenance des choses. La raison en est que les espèces ou définitions des biens sont multiples. 18

#90. — On parle, en effet, d'après une espèce ou définition de bien, quand on désigne ce qui est poursuivi pour soi, c'est-à-dire, recherché, ou désiré, ou à quoi on porte dilection, c'est-à-dire, qu'on aime [pour soi]. On parle d'après une autre définition, quand on dit bon ce qui,d'une certaine manière, est en vue de ce qui est bon par soi. C'est d'une troisième manière que l'on dit bon ce qui est prohibitif des contraires. Ainsi donc, il est manifeste que le bien se dit de deux manières. Telle chose, en effet, est bonne en elle-même, à savoir, la première, dont il a été dit (#9-13; 58) qu'elle est recherché pour soi. L'une et l'autre autres choses, cependant, à savoir, la factive, ou conservative, et aussi la prohibitive des contraires, se disent bonnes à cause de ce qui est bon par soi. Ainsi devientil est manifeste que la définition du bien par soi ne peut convenir à tous les biens.

#91. — Ensuite (1096b14), il montre que la définition du bien par soi ne peut convenir à tous les biens par soi. En premier, il dit sur quoi porte son intention. À ce sujet, on doit tenir compte que ce qui est productif ou conservateur des biens en soi, ou prohibitif des contraires, se dit bien comme utile, et à tel bien ne convient pas la définition du bien par soi. Séparons-en donc, dit-il, ce qui est bon en soi, et voyons s'il peut se dire bon d'après une seule idée, qu'on appelle bien par soi.

#92. — En second (1096b16), il présente une question, pour investiguer cela: à savoir, que faut-il poser comme bien en soi? Puis, il divise cette question en deux membres, dont le premier est: si on doit dire bien en soi tout ce que l'on recherche bien que solitaire, à savoir, même si cela était seul, c'est-à-dire, si aucune autre utilité ne s'ensuivait d'eux, comme savoir, voir, et certains plaisirs et honneurs? Des choses de la sorte, en effet, quoique quelquefois on les cherche pour autre chose à quoi elles sont utiles, seraient cependant bonnes et désirables en elles-mêmes, même si elles ne servaient à rien d'autre. Puis, le second membre de la question est: est-ce que rien d'autre n'est bon par soi sinon la seule idée?

#93. — En troisième (1096b20), il retranche le second membre à peine indiqué. Il conclut que si rien d'autre n'ést bon par soi sauf l'idée, l'idée sera comme un exemplaire dont la similitude serait imprimée à d'autres. Or l'exemplaire est superflu, s'il n'est assimilé à rien. Aussi s'ensuit-il que l'idée sera vaine, si rien d'autre n'est bien en soi.

#94. — En quatrième (1096b21), il retranche le premier. Il dit que si tout ce que l'on a nommé antérieurement est un bien en soi en participant une idée qui est le bien par soi, il faudra qu'en tout apparaisse la même définition de la bonté, comme dans la neige et la céruse on trouve la même définition de la blancheur, du fait qu'elles participent à une seule forme. Mais cela ne paraît pas vrai pour ce que l'on a nommé antérieurement. En effet, l'honneur, et la prudence, et le plaisir ont non seulement des définitions propres différentes, pour autant que la définition de l'honneur, en tant qu'il est honneur, diffère de la définition de la prudence, en tant qu'elle est prudence, mais aussi en tant que biens. En effet, on ne trouve pas une définition unique de la bonté en toutes ces choses, et elles ne sont pas non plus désirables selon la même définition. Aussi reste-t-il que ce que l'on nomme bien par soi n'est pas quelque chose de commun, ni une idée commune de tous les biens.

#95. — Ensuite (1096b26), il répond à une question. Cette question surgit parce qu'il arrive de deux manières que quelque chose se dise de plusieurs choses selon des définitions différentes. D'une manière, selon des définitions tout à fait différentes, n'ayant pas un rapport à une chose unique. On les nomme des honomymes par hasard, parce que c'est par hasard qu'il arrive qu'un homme a imposé un nom à une chose, puis qu'un autre l'a imposé à une autre chose, comme il appert principalement quand plusieurs hommes possèdent un nom unique. D'une autre manière, un nom ne se dit pas de plusieurs choses totalement selon des définitions différentes, mais avec convenance en quelque chose. Tantôt en cela qu'elles renvoient à un seul principe, comme une chose se dit militaire soit parce qu'elle est un instrument de soldat, comme le glaive, ou parce qu'elle est son vêtement, comme la cuirasse, ou parce qu'il est son véhicule, comme le cheval. Tantôt en ce qu'elles renvoient à une seule fin, comme le médicament se dit sain en ce qu'il est producteur de la santé, et la diète en ce qu'elle est conservatrice de la santé, et l'urine en ce qu'elle est significative de la santé. Tantôt en raison de proportions différentes avec un même sujet, comme la qualité se dite être parce qu'elle est la disposition de l'être par soi, c'est-à-dire, de la substance, tandis que la 19 quantité en ce qu'elle est la mesure de la même chose, et ainsi des autres, ou en raison d'une proportion unique à des sujets différents: en effet, la vue, quant au corps, et l'intelligence, quant à l'âme, ont la même proportion. Ainsi, de même que la vue est une puissance de l'organe corporel, de même aussi l'intelligence est une puissance de l'âme sans la participation du corps.

#96. — Ainsi dit-il donc que le bien se dit de plusieurs [choses] non pas selon des définitions tout à fait différentes, comme il arrive en ce qui est homonyme par hasard, mais plutôt selon une analogie, c'est-à-dire, une proportion, en tant que tous les biens dépendent d'un premier principe de bonté, ou en tant qu'ils sont ordonnés à une fin unique. En effet, Aristote n'a pas voulu que le bien séparé soit une idée et définition de tous les biens, mais leur principe et fin. Ou encore, tout bien se dit plutôt d'après une analogie, c'est-à-dire, une même proportion, comme la vue est le bien du corps, et l'intelligence est le bien de l'âme. La raison pour laquelle il préfère cette troisième manière, c'est qu'elle se prend d'après la bonté inhérente aux choses, tandis que les deux premières manières se prennent d'après la bonté séparée, à partir de laquelle on n'est pas dénommé aussi proprement.

Leçon 8

#97. — Après que le Philosophe ait montré qu'il n'existe pas d'idée commune du bien, il montre maintenant que même s'il en existait une, il ne relèverait pas de notre propos qu'il faille chercher le bonheur d'après elle. À ce [sujet], il fait trois [considérations]. En premier, il prouve son propos. En second (1096b35), il propose une réponse. En troisième (1097a3), il l'exclut. Il dit donc, en premier: il faut maintenant laisser cela, à savoir, de quelle manière le bien se dit selon une seule ou plusieurs définitions du bien, car en traiter avec certitude appartient plutôt à une autre philosophie, à savoir, à la métaphysique. Pareillement aussi, la considération de l'idée du bien n'est pas appropriée à notre présente intention. Il en assigne la raison: c'est que, si un seul bien était attribué de manière univoque à tous, ou même s'il en existait un par soi séparé, il est manifeste que ce ne serait pas une telle entité qui serait ni faite ni possédée par l'homme. Or c'est une telle chose que nous recherchons.

#98. — Nous recherchons, en effet, le bonheur, qui est la fin des actes humains. Or la fin de l'homme, est ou bien son opération à lui, ou bien une chose extérieure à lui. Et celle-ci pourrait être la fin de l'homme ou bien parce qu'il la produit, comme la maison est la fin de la construction, ou bien parce qu'il la possède, comme une chose qui passe à son usage. Or il est manifeste que le bien commun ou séparé ne peut pas être l'opération même de l'homme, ni non plus une chose faite par l'homme. Et il n'est manifestement pas non plus une chose possédée par l'homme, comme il possède les choses qui passent à son usage en cette vie. Aussi est-il manifeste que le bien commun ou séparé n'est pas le bien humain que nous cherchons maintenant.

#99. — Ensuite (1096b35), il propose une réponse. On pourrait dire, en effet, que le bien séparé, quoique l'homme ne le fasse ni ne le possède, est cependant l'exemplaire de tous les biens qu'il fait et possède. Or il est utile de considérer l'exemplaire, pour qui veut atteindre ce qui se conforme à lui. Aussi paraît-il être utile de connaître le bien séparé en vue des biens possédés et produits. Car, tenant le bien séparé comme exemplaire, nous pourrons mieux connaître, et par conséquent mieux atteindre, ce qui est bon pour nous, comme on peut mieux peindre l'effigie de l'homme en le regardant.

#100. — Ensuite (1097a3), il exclut la réponse précédente avec deux raisons, dont la première se prend de ce que l'on observe communément. Il dit que l'énoncé de la raison précédente paraît probable. Néanmoins, elle est manifestement en dissonance avec ce que l'on observe en toutes les sciences. Toutes les sciences et tous les arts, en effet, désirent un bien, comme on en a traité plus haut (#8). Et chacun utilise ce qui lui est nécessaire pour atteindre la fin recherchée. Or aucune n'utilise la connaissance du bien séparé. Mais cela ne serait pas raisonnable, si quelque aide pouvait en provenir. Donc, la connaissance du bien séparé ne sert à rien pour les biens faits et possédés.

#101. — Il présente ensuite sa seconde raison (1097a8), qui se prend de la nature même de la chose. Il dit que le bien considéré est tout à fait inutile pour les sciences et les arts, à la fois quant à leur exercice, car le tisserand et l'ouvrier ne sont aidés en rien pour l'opération de leur art de par la connaissance du bien séparé, et aussi quant à l'acquisition de la science ou de l'art, car personne ne devient davantage médecin ou davantage soldat du fait qu'il ait contemplé l'idée séparée du bien. Il en assigne la raison: c'est qu'il faut que l'exemplaire à regarder soit conforme à l'œuvre. Or l'art ne réalise pas un bien commun ou abstrait, mais concret, dans le singulier. En effet, le médecin ne vise pas la santé abstraite, mais concrète, celle qui appartient à l'homme; car il ne soigne pas l'homme universel, mais singulier. Aussi reste-t-il que la connaissance du bien universel et séparé n'est nécessaire ni à l'acquisition des sciences ni à leur exercice.

#102. — Enfin, il conclut que c'en est assez dit sur les opinions concernant le bonheur.

Leçon 9

#103. — Après que le Philosophe ait traité entièrement des opinions des autres à propos du bonheur, il en traite ici selon sa propre opinion. Cela se divise en deux parties. Dans la première, il montre ce qu'est le bonheur. Dans la seconde (1101b10), il traite d'une propriété du bonheur. La première partie se divise en deux parties. Dans la première, il montre ce qu'est le bonheur. Dans la seconde (1100a5), il supprime une difficulté. Sur le premier [point], il fait deux [considérations]. En premier, il montre ce qu'est le bonheur. En second (1098b9), il montre que toutes les pensées précédentes sur le bonheur concordent. Sur le premier [point], il fait deux [considérations]. En premier, il propose des raisons communes et des conditions du bonheur, manifestes à presque tous. En second (1097b22), il enquête sur l'essence du bonheur. Sur le premier [point], il fait deux [considérations]. En premier, il pose que le bonheur est la fin ultime. En second (1097a24), il pose les conditions qui touchent la fin ultime.

#104. — Il dit donc, en premier, que, ceci fait, en ce qui concerne les opinions des autres, il faut encore revenir au bien sur lequel roule notre investigation, à savoir, au bonheur, de manière à investiguer ce qu'il est. À ce sujet, on doit prendre d'abord en compte qu'il est clair qu'en des opérations et arts différents, c'est autre chose et autre chose qui constitue le bien visé. Ainsi, en l'art médicinal, le bien visé est la santé, et en l'art militaire, le bien visé est la victoire, tandis qu'en d'autres arts, c'est un autre bien.

#105. — Si l'on cherche quel est le bien visé en chaque art ou en chaque affaire, on doit savoir qu'il est ce en vue de quoi on fait tout le reste. En médecine, en effet, tout se fait en vue de la santé. En [art] militaire, tout se fait en vue de la victoire. Et en construction, tout se fait en vue de la maison à construire. Pareillement, en n'importe quelle autre affaire, il y a un autre bien visé en vue duquel tout le reste se fait. Or ce bien visé en chaque opération ou choix s'appelle la fin. Car la fin n'est rien d'autre que ce en vue de quoi on fait le reste.

#106. — Si on tombait tout de suite sur une fin à laquelle serait ordonné tout ce que font tous les arts et opérations humains, une pareille fin serait le résultat bon de manière absolue, c'est-à-dire, celui qu'on vise en toute action humaine. Mais si on tombait sur plusieurs biens auxquels soient ordonnés différentes fins de différents arts, il faudrait que l'investigation de notre raison transcende cette pluralité, jusqu'à ce que l'on parvienne à celui-là même, c'est-à-dire, à un autre [bien] unique. Nécessairement, en effet, il n'y a qu'une unique fin ultime de l'homme en tant qu'homme, à cause de l'unité de la nature humaine, de même qu'il y a une fin unique du médecin en tant que médecin, 21 à cause de l'unité de l'art médical. Et cette fin ultime de l'homme s'appelle le bien humain, le bonheur.

#107. — Ensuite (1097a24), il pose deux conditions de la fin ultime. La première, bien sûr, qu'elle soit parfaite. La seconde, qu'elle soit suffisante en elle-même. En effet, la fin ultime est le terme ultime du mouvement naturel du désir. Pour que quelque chose soit le terme ultime du mouvement naturel, deux [conditions] sont requises. En premier, certes, qu'il possède l'espèce, et ne soit pas en chemin pour posséder l'espèce. Ainsi, la génération du feu ne se termine pas à la disposition de la forme, mais à la forme même. Or ce qui a la forme est parfait, tandis que ce qui n'est que disposé à la forme est quelque chose d'imparfait. C'est pourquoi il faut que le bien qui est la fin ultime soit le bien parfait. En second, il est requis que ce qui est le terme du mouvement naturel soit intégral, car la nature ne fait pas défaut dans le nécessaire. Aussi, la fin de la génération humaine n'est pas l'homme avec un membre en moins, mais l'homme intégral. Pareillement, la fin ultime, qui est le terme du désir, se suffit nécessairement en elle-même, à la manière d'un bien intégral.

#108. — Par ailleurs, à propos de la perfection du bien final, on doit tenir compte que de même que l'agent meut à la fin, de même la fin meut le désir de l'agent. Aussi faut-il que la progression des fins soit proportionnée à la progression des agents. Or il y a triple agent. L'un, très imparfait, qui n'agit pas par sa forme propre, mais seulement en tant qu'il est mû par un autre, comme le marteau fait le couteau. Aussi, l'effet, selon la forme qu'il acquiert, n'est pas assimilé à cet agent, mais à celui par lequel il est mû. Un autre, ensuite, est un agent parfait, qui agit en conformité à sa forme, de sorte que l'effet lui est assimilé, comme le feu réchauffe, mais qui, cependant, a besoin d'être mû par un agent principal antérieur. Quant à cela, il conserve une certaine imperfection, et d'une certaine manière participe de l'instrument. Un troisième, enfin, est l'agent le plus parfait, qui agit en conformité à sa forme propre, et n'est pas mû par un autre.

#109. — Il en va pareillement dans les fins. Il y a, en effet, quelque chose que l'on désire non pas à cause d'une bonté formelle qui existe en lui-même, mais seulement en tant qu'il est utile à autre chose, comme une médecine amère. Il y a ensuite quelque chose certes désirable à cause de ce qu'il a en lui, mais que l'on désire cependant pour autre chose, comme une médecine chaude et savoureuse. C'est là un bien plus parfait. Mais il y a aussi le bien le plus parfait, que l'on désire à cause de lui-même de telle manière qu'on ne le désire jamais pour autre chose. Ce sont donc ces trois degrés de biens que distingue ici le Philosophe. Puis il dit que ce que l'on a dit de la fin ultime, il faut l'expliquer encore plus, en investiguant les conditions requises de la fin ultime.

#110. — Or il semble y avoir plusieurs degrés des fins. Parmi elles, nous en choisissons certaines seulement pour autre chose, comme les richesses, qui ne sont désirées qu'en tant qu'elles sont utiles à la vie de l'homme, et les flûtes dont on joue, et de manière universelle tous les instruments, qui ne sont recherchés que pour leur usage. Aussi est-il manifeste que toutes ces fins sont imparfaites. La meilleure fin, par ailleurs, qui est l'ultime, doit être parfaite. Aussi, s'il n'y en a qu'une seule qui soit telle, celle-là doit être la fin ultime que nous cherchons. Tandis que s'il y a plusieurs fins parfaites, il faut que la plus parfaite d'entre elles soit la meilleure et l'ultime. Or il est manifeste que de même que ce qui est désirable en soi est plus parfait que ce qui est désirable pour autre chose, de même ce que l'on ne désire jamais pour autre chose est plus parfait que ce que, bien qu'on le désire pour lui, on désire aussi cependant pour autre chose.

#111. — Ainsi, est parfait de manière absolue ce qui est toujours en soi-même digne de choix et ne l'est jamais pour autre chose. Tel est manifestement le bonheur. Jamais nous ne le choisissons pour autre chose, mais toujours pour lui-même. Toutefois, l'honneur et les plaisirs et l'intelligence et la vertu, nous les choisissons aussi pour eux-mêmes. En effet, nous les choisirions ou les désirerions même si rien d'autre ne nous en provenait. Mais pourtant, nous les choisissons pour le bonheur, en tant que nous croyons que par eux nous serons heureux. Tandis que le bonheur, personne ne le choisit pour cela ni pour autre chose. Aussi reste-t-il que le bonheur soit le plus parfait des biens, et par conséquent la fin ultime et la meilleure.

#112. — Ensuite (1097b6), il traite de la suffisance par soi du bonheur. En premier, quant à ce qui relève de la définition de la suffisance. En second (1097b16), quant à ce qu'ajoute par soi. Il dit donc, en premier, que la même [chose] suit manifestement de la suffisance par soi et de la perfection; à savoir, que le bonheur est la fin la meilleure et ultime; car ces deux [choses] se suivent. En effet, le bien parfait est manifestement suffisant par soi. Si, en effet, il ne suffit pas quant à quelque chose, déjà il ne satisfait manifestement pas parfaitement le désir; et ainsi, il ne sera pas un bien parfait. Or on dit qu'un bien est suffisant par soi non pas parce qu'il est suffisant pour un homme seul vivant une vie solitaire, mais pour les parents et les enfants et la femme et les amis et les concitoyens, de sorte qu'il suffise à les pourvoir, en leur procurant les aides nécessaires en [matière] temporelle, et en les instruisant ou en les conseillant en [matière] spirituelle. La raison en est que l'homme est naturellement un animal civil. Aussi ne suffit-il pas à son désir qu'il pourvoie pour lui-même, mais aussi qu'il puisse pourvoir pour les autres. Mais cela, il faut l'entendre jusqu'à un certain terme.

#113. — Si, en effet, on veut étendre cela non seulement aux consanguins et aux amis propres, mais aussi aux amis des amis, cela ira à l'infini, la suffisance ne pourra appartenir à personne, et ainsi personne ne pourra être heureux, si le bonheur requiert cette suffisance infinie. Car en ce livre, le Philosophe parle du bonheur, tel qu'on peut l'obtenir en cette vie. En effet, le bonheur de l'autre vie excède toute investigation de la raison. Mais quel est le terme jusqu'auquel il faut que l'[homme] heureux soit suffisant, il faudra en reprendre ailleurs l'examen, à savoir, dans les Économiques ou dans la Politique.

#114. — Comme il avait exposé pour qui doit être suffisant le bien parfait, que l'on appelle le bonheur, que ce n'était pas pour un homme seul, mais pour lui et pour tous ceux dont le soin le regarde, il expose ensuite qu'est-ce que c'est que l'on dit suffisant par soi. Il dit qu'on dit suffisant par soi, ce qui, même si on a seulement cela, rend la vie digne de choix, sans besoin de rien d'extérieur. Cela convient le plus au bonheur; autrement, le mouvement du désir ne se terminerait pas, si, en dehors de lui, il restait quelque chose dont on ait besoin. Car tout être en besoin désire atteindre ce dont il a besoin. Aussi est-il manifeste que le bonheur est le bien suffisant par soi.

#115. — Ensuite (1097b16), il expose la définition de la suffisance par soi, quant à ce que dit par soi. Or on dit quelque chose suffisant par soi du fait que, pris hors du reste, il est suffisant. Cela, certes, peut survenir de deux manières. D'une manière, de sorte que ce bien parfait que l'on dit suffisant par soi ne puisse recevoir d'augmentation de bonté de l'ajout d'un autre bien. C'est, bien sûr, la condition de ce qui est le bien total, à savoir, de Dieu. Car de même qu'une partie comptée avec [le tout] n'est pas quelque chose de plus grand que le tout, parce que la partie même est incluse dans le tout, de même aussi, n'importe quel bien compté avec Dieu ne fait pas d'augmentation de bonté, puisqu'il n'est bon que parce qu'il participe à la bonté divine. Autre chose, toutefois, se dit suffisant [par soi] même solitaire, ou compté avec rien d'autre, en tant qu'il contient tout ce dont on a besoin nécessairement.

#116. — C'est de cette manière que le bonheur dont on parle maintenant a suffisance de soi, parce qu'il contient en lui tout ce qui est nécessaire en soi, mais pas tout ce qui peut advenir à l'homme. Aussi peut-il devenir meilleur avec l'ajout d'autre chose. Non pas, cependant, que le désir de l'homme reste insatisfait, car le désir réglé par la raison, tel qu'il faut que l'ait l'[homme] heureux, ne s'inquiète pas de ce qui n'est pas nécessaire, et qu'il soit possible d'obtenir. C'est donc ce qu'il dit convenir le plus entre toutes choses au bonheur, qu'il soit aussi digne de choix même sans être compté avec autre chose. Cependant, s'il était compté avec un autre parmi les moindres des biens, il est manifeste qu'il sera encore plus digne de choix. La raison en est que c'est par apposition que se fait la surabondance, ou l'augmentation du bien. Et meilleur quelque chose est, davantage il est digne de choix.

#117. — Finalement, il conclut, par manière d'épilogue, que voilà qui est dit, à savoir, que le bonheur, comme il est la fin ultime de toutes les actions, est le bien parfait et suffisant par soi. 

Leçon 10

#118. — Après avoir posé certaines conditions du bonheur, le Philosophe investigue ici sa définition. Et à ce propos, il fait trois [considérations]. En premier, il montre la nécessité de cette recherche (1097b22). En second, il se met en chasse de la définition du bonheur (1097b24). En troisième, il montre que la définition précédente ne suffit pas, et qu'il faut parler encore plus amplement (1098a20). Il dit donc en premier que tous admettent que le bonheur est ce qu'il y a de mieux, à quoi a rapport que le bonheur soit la fin ultime et le bien parfait qui se suffit par soi. Mais il faut parler de manière encore plus manifeste du bonheur, de manière à savoir ce qu'il est spécifiquement.

#119. — Ensuite (1097b24), il investigue la définition du bonheur. Et à ce propos, il fait deux [considérations]. En premier, il cherche son genre. En second, ses différences (1098a7). Sur le premier [point], il fait trois [considérations]. En premier, il montre que le bonheur est l'opération de l'homme. En second, il montre qu'il existe une opération propre à l'homme (1097b28). En troisième, il montre quelle est l'opération propre à l'homme (1097b33). Il dit donc en premier que ce qu'est le bonheur pourra devenir manifeste si l'on prend l'opération de l'homme. Car pour toute chose qui a une opération propre, c'est elle qui est son bien, et pour elle être bien consiste en son opération. Ainsi, pour le joueur de flûte, le bien consiste en son opération. Et [il en va] semblablement pour celui qui fait une statue et pour n'importe quel artisan. La raison en est que le bien final de n'importe quelle chose est sa perfection ultime. Or sa forme est une première perfection et son opération est une perfection seconde. Si toutefois c'est une chose extérieure qu'on dit sa fin, ce ne sera pas sans le biais d'une opération par laquelle on atteigne à cette chose, soit en la faisant, comme le constructeur [fait] la maison, soit qu'on en use ou en jouisse. Aussi reste-t-il que le bien final de n'importe quelle chose est à rechercher dans son opération. Si donc il existe pour l'homme une opération propre, nécessairement c'est dans son opération propre que consiste son bien final même, qui est le bonheur. Et ainsi le bonheur est l'opération propre de l'homme.

#120. — Si par ailleurs on dit que le bonheur consiste en quelque chose d'autre, ou bien ce sera quelque chose par quoi l'homme est rendu apte à une opération de cette sorte, ou bien ce sera quelque chose à quoi il atteint par son opération, de la manière dont on dit que Dieu est la béatitude de l'homme.

#121. — Ensuite (1097b28), il prouve qu'il existe une opération propre à l'homme. Et cela de deux manières. En premier, certes, par le biais des accidents de l'homme. C'est un accident, en effet, pour l'homme, qu'il soit tisserand, ou corroyeur, ou grammairien, ou musicien ou autre chose de la sorte. Mais il n'est aucun d'entre ceux-là qui n'ait son opération propre. Il s'ensuivrait autrement que [des accidents] de cette sorte appartiendraient inutilement et en vain à l'homme. Or c'est beaucoup plus inconvenant si ce qui est par nature, et donc ordonné par raison divine, est inutile et en vain, que si c'est ce qui est ordonné par raison humaine. Comme donc l'homme est quelque chose qui existe par nature, il est impossible qu'il soit naturellement inutile, comme sans avoir d'opération propre. Il y a donc une opération propre à l'homme, comme [il y en a] pour ses accidents. La cause en est que chaque chose, ou naturelle ou artificielle, tient l'être d'une forme qui est principe de quelque opération. De là, de même que chaque chose tient son être propre de sa forme, de même aussi elle [en] tient son opération propre.

#122. — En second (1097b30), il montre la même [chose] par le biais des parties de l'homme. Car il faut attendre la même opération dans le tout et les parties; en effet, de même que l'âme est l'acte de tout le corps, de même certaines parties de l'âme sont les actes de certaines parties du corps, comme la vue de l'œil. Or toute partie de l'homme a son opération propre; par exemple, l'opération de l'œil est de voir, [celle] de la main, palper, [celle] des pieds, marcher, et ainsi des autres parties. Reste donc qu'il existe aussi une opération propre pour tout l'homme. 24

#123. — Ensuite (1097b33), il cherche quelle est l'opération propre à l'homme. Par ailleurs, il est manifeste que l'opération même de n'importe quelle chose, c'est celle qui lui convient selon sa forme. Or la forme de l'homme est son âme, dont on dit que l'acte est de vivre; non pas, bien sûr, selon que vivre est l'essence du vivant, mais selon qu'on appelle vivre une œuvre de la vie, par exemple intelliger, sentir. De là il est manifeste que le bonheur de l'homme consiste en quelque œuvre de la vie.

#124. — Mais on ne peut pas dire qu'on attend le bonheur de l'homme de n'importe quelle [façon de] vivre. Car vivre est commun aux plantes, tandis que le bonheur se cherche comme un bien propre de l'homme; on l'appelle en effet le bien humain. Pour pareille raison encore, les aspects de la vie qu'on appelle nutrition, ou croissance, sont aussi à distinguer du bonheur, du fait qu'ils sont eux aussi communs aux plantes. De là on peut convenir que le bonheur ne consiste ni en la santé, ni en la beauté, ni en la force, ni en la taille du corps. En effet, tout cela s'acquiert par des opérations de cette vie-là.

#125. — Après la vie nutritive et de croissance, toutefois, suit la vie sensitive. Celle-là non plus n'est pas propre à l'homme, mais convient au cheval, au bœuf et à n'importe quel animal. Aussi n'est-ce pas non plus en cette vie que consiste le bonheur. De là, on peut convenir que le bonheur humain ne consiste pas en quelque connaissance ou délectation sensible.

#126. — Après la vie nutritive et sensible, il ne reste enfin que la vie qui opère selon la raison. Et cette vie-là est propre à l'homme. En effet, l'homme tire justement sa nature de ce qu'il est rationnel. Mais le rationnel est double. L'un, certes, l'est par participation, à savoir pour autant qu'il est persuadé et réglé par la raison. Tandis que l'autre est rationnel par essence: il a de lui-même [l'aptitude à] raisonner et intelliger. C'est celle-ci, bien sûr, qui se dit plus principalement partie rationnelle. Car ce qui est par soi est toujours principal en regard de ce qui est par le biais d'autre chose. Parce que donc le bonheur est le bien principalissime de l'homme, il s'ensuit qu'il consiste davantage en ce qui est rationnel par essence qu'en ce qui est rationnel par participation. De là on peut convenir que le bonheur consiste plus principalement en la vie contemplative qu'en l'active; et [davantage] dans l'acte de la raison ou de l'intelligence qu'en l'acte de l'appétit réglé par la raison.

#127. — Ensuite (1098a7), il investigue les différences du bonheur. Cela se divise en deux parties, d'après les deux différences qu'il investigue. En premier donc on convient à partir de ce qui précède que l'œuvre propre de l'homme soit cette opération de son âme qui se fait selon la raison elle-même, ou du moins non sans raison. Ce qu'il ajoute à cause de l'opération de l'appétit réglé par la raison. Or cela se trouve communément en toutes [choses] que soit identique l'œuvre d'une chose prise génériquement et l'œuvre de cette chose quand elle est bonne, sauf qu'il faut ajouter de la part de l'opération ce qui appartient à la vertu. Ainsi, l'œuvre du cithariste est de jouer de la cithare et l'œuvre du bon cithariste, de bien jouer de la cithare. Et il en va semblablement en toutes autres [choses].

#128. — Si donc l'œuvre de l'homme consiste en une certaine vie, à savoir celle où l'homme opère selon la raison, il s'ensuit qu'il appartienne au bien de l'homme de bien opérer selon la raison, et [qu'il appartienne] à l'homme le meilleur, à savoir heureux, qu'il le fasse de la meilleure façon. Or cela appartient à la définition de la vertu que tout ce qui a vertu opère bien grâce à elle, comme la vertu du cheval est ce grâce à quoi il court bien. Si donc l'opération du meilleur homme, à savoir de [l'homme] heureux, est d'opérer bien et de la meilleure façon selon la raison, il s'ensuit que le bien humain, à savoir le bonheur, soit d'opérer selon sa vertu: de sorte que s'il existe une seule vertu de l'homme, l'opération qui se fait selon cette vertu sera le bonheur; mais que s'il existe plusieurs vertus de l'homme, sera le bonheur l'opération qui sera la meilleure d'entre elles. Car le bonheur non seulement est le bien de l'homme, mais [son bien] le meilleur.

#129. — Ensuite (1098a18), il investigue une autre différence du bonheur. Est aussi requise au bonheur, en effet, la continuité et la perpétuité autant qu'elle est possible. En effet, l'appétit de qui a intelligence désire naturellement cela, puisqu'il appréhende non seulement, comme le sens, l'être actuel, mais aussi l'être tout court. Or comme l'être est désirable de lui-même, il s'ensuit que de même que l'animal, qui appréhende par le sens l'être actuel, désire être maintenant, de même aussi l'homme, qui appréhende par son intelligence l'être tout court, désire être tout court, et toujours, et pas seulement actuellement. Et c'est pourquoi, bien que cependant la vie présente ne la souffre pas, la continuité et la perpétuité appartient à la définition du bonheur parfait. De là le bonheur ne peut-il être parfait en la vie présente. Il faut toutefois que le bonheur, tel qu'il est possible en la vie présente, s'accompagne d'une vie parfaite, c'est-à-dire dure toute la vie de l'homme. De même en effet qu'une hirondelle ne fait pas le printemps, ni non plus une journée de belle température, de même non plus une seule opération bien faite ne fait pas l'homme heureux; [l'homme n'est heureux] que lorsqu'il continue toute sa vie à opérer bien.

#130. — Ainsi devient-il donc évident que le bonheur est l'opération propre de l'homme menée selon sa vertu au cours d'une vie complète.

Leçon 11

#131. — Après avoir investigué la définition du bonheur même, le Philosophe montre maintenant ce qu'il reste à faire après cela. À ce [sujet], il fait deux [considérations]. En premier, il montre ce qu'il reste à faire. En second (1098a26), comment il faut le faire. Sur le premier [point], il fait trois [considérations]. En premier, il énonce ce qu'il y a de fait et ce qu'il reste à faire. Il dit qu'ainsi, comme on l'a fait plus haut, le bien final de l'homme, qui est le bonheur, se trouvera circonscrit. Il appelle circonscription la notification de quelque chose par des [propos] communs autour de la chose même, bien que sa nature ne s'en trouve pas encore manifestée dans le détail. Car, comme il le dit lui-même, il faut que quelque chose soit d'abord présenté figurément, c'est-à-dire, selon une certaine similitude et une description quelque peu extrinsèque; ensuite, il faut qu'après avoir manifesté autre chose, on rappelle ce qui avait d'abord été traité figurément, et qu'ainsi, en reprise, on le décrive plus pleinement. Aussi complétera-t-il lui-même le traité du bonheur plus tard, à la fin du livre.

#132. — En second (1098a22), il assigne la raison de ses dires, en disant qu'il appartient manifestement à la nature de tout homme de conduire de l'imparfait au parfait les bons éléments de la description d'une chose, en disposant des détails. En menant d'abord l'investigation d'une partie, puis d'une autre. Il appartient à la nature de l'homme, en effet, de se servir de la raison pour connaître la vérité. Or c'est le propre de la raison de ne pas appréhender tout d'un coup la vérité: c'est pourquoi il appartient à l'homme de progresser peu à peu dans la connaissance de la vérité. Tandis que les substances séparées, que l'on dit intellectuelles, ont connaissance de la vérité tout d'un coup, sans investigation.

#133. — En troisième (1098a23), il montre par quoi on est aidé à ce qui précède. Il dit que, pour ceux qui s'y prennent bien pour circonscrire une chose, le temps paraît être comme un inventeur, ou un bon coopérateur: non pas, bien sûr, que le temps y fait par lui-même quelque chose, mais en rapport à ce qui se fait avec du temps. Si, en effet, le temps s'écoulant, on met du travail à l'investigation de la vérité, on est aidé par le temps à découvrir la vérité, à la fois pour un seul et même homme, qui verra plus tard ce qu'il n'avait pas vu auparavant, et aussi pour plusieurs, pour autant qu'en regardant aux découvertes de ses prédécesseurs, on trouve à y ajouter autre chose. C'est de cette manière que se sont faits les ajouts dans les arts: au début, une petite chose y a été découverte, et par la suite c'est grâce à l'aide de plusieurs que l'on progresse peu à peu à une grand accroissement, parce que n'importe qui a le loisir d'ajouter ce qui manque à la considération de ses prédécesseurs.

#134. — Si toutefois, au contraire, l'étude diligente est négligée, le temps devient davantage cause d'oubli, comme il est dit au quatrième [livre] de la Physique (XII, 10; lect. 20), à la fois pour un seul homme, qui, s'il s'adonne à la négligence, oublie ce qu'il a su, et pour plusieurs. Aussi, nous voyons beaucoup de sciences qui avaient vigueur chez les anciens tomber dans l'oubli, la diligence cessant.

#135. — Ensuite (1098a26), il montre comment il faut poursuivre pour ce qui reste. En premier, cela est proposé en général, en ramenant à la mémoire ce qui a été dit plus haut, dans le proème, à savoir, qu'il ne faut pas exiger de la même manière de la certitude en toute [chose], mais en chacune selon la matière à elle assujétie, pour autant que cela est approprié à la doctrine qui porte sur elle.

#136. — En second (1098a29), il manifeste ce qu'il avait dit, et en détail. En premier, quant à ce qu'il faut observer une manière différente en des [matières] différentes. En second (1098b4), quant à ce qui est communément à observer en toute [matière]. Sur le premier [point], il traite d'une triple diversité. La première touche la différence de la science pratique et spéculative. Aussi dit-il que l'ouvrier, c'est-à-dire, l'artisan de l'action, et le géomètre, qui est spéculatif, enquêtent de manière différente sur la ligne droite. L'artisan de l'action, par exemple, le charpentier, enquête sur la ligne pour autant que c'est utile à son œuvre, par exemple, pour scier la ligne, ou pour faire autre chose de la sorte; mais le géomètre cherche qu'est-ce qui est une ligne, et comment [est une ligne], et qu'est-ce qu'elle est, en en considérant les propriétés et qualités; car le géomètre vise la seule spéculation de la vérité. C'est de cette manière qu'il faut procéder dans les autres sciences de l'action, de façon que ne s'ensuive pas cet inconvénient qu'en science de l'action on fasse plus d'explications que n'en demandent les œuvres; par exemple, si, en science morale, on voulait traiter complètement de tout ce qui touche la raison et les autres parties de l'âme, il faudrait en dire plus de choses que ce qui concerne les actions mêmes. Il est vicieux, en effet, en chaque science, de s'attarder à ce qui se situe en dehors de la science.

#137. — Il touche ensuite une autre différence (1098a34), qui vise la différence des principes et de ce qui procède des principes. Il dit qu'il ne faut pas chercher la cause de la même manière en tout. Autrement, on procéderait à l'infini dans les démonstrations. Au contraire, en certaines [matières], il suffit de démontrer bien, c'est-à-dire, de manifester qu'il en est ainsi; par exemple, en ce qui sert de principes en une science, car le principe, il faut qu'il soit premier. Aussi, il ne peut se résoudre en quelque chose d'antérieur. Les principes eux-mêmes, d'ailleurs, ne se manifestent pas [tous] de la même manière. Plutôt, certains se voient par une induction qui procède de particuliers fictifs, comme, par exemple, que tout nombre est pair ou impair. D'autres s'obtiennent du sens, comme en [matière] naturelle; par exemple, que tout ce qui vit a besoin d'aliment. D'autres, enfin, de la coutume, comme en [matière] morale, par exemple, que les désirs diminuent, si on ne leur obéit pas. D'autres principes se manifestent encore de manière différente, comme dans les arts de l'action les principes s'obtiennent grâce à quelque expérience.

#138. — Ensuite (1098b4), il traite du mode quant à ce qui est communément à observer en toute [matière]. Il dit que l'on doit insister à ce que l'on parcourre les principes un à un, en en prenant connaissance et en les utilisant selon qu'ils sont de nature à être connus, et il faut examiner de quelle manière ils sont traités dans la connaissance humaine, pour qu'on sache distinguer les principes entre eux et d'autre chose. En effet, la connaissance des principes aide beaucoup à connaître ce qui les suit. Car le principe semble bien constituer plus que la moitié du tout, puisque tout le reste est contenu dans les principes. C'est ce qu'il ajoute, que par un principe bien compris et considéré, bien des choses deviennent manifestes, de celles que l'on cherche dans la science.

Leçon 12

#139. — Après avoir montré en général ce qu'est le bonheur, le Philosophe entend ici confirmer sa pensée, celle qu'il a présenté sur le bonheur, avec ce qui se dit du bonheur. À ce [sujet], il fait deux [considérations]. En premier, il dit sur quoi porte son intention. En second (1098b12), il exécute son propos. Il dit donc, en premier, qu'il faut bien traiter du principe surtout. Or le principe, en [matière d']action, est la fin ultime. Et pour en avoir une considération plus diligente, on doit en faire l'examen non seulement avec des conclusions et des principes, d'où procèdent les dires de 27 quelqu'un qui raisonne, mais [faire] aussi [cet examen] à partir de ce qui se dit de la fin ultime ou du bonheur. Il en assigne la raison, c'est que tout s'accorde avec la vérité. La raison en est que, comme on le dit au sixième [livre] (#1143), la vérité est le bien de l'intelligence. Or le bien, comme on le dit en ce livre (#320), se produit d'une seule manière, à savoir, quand tout ce qui touche à la perfection de la chose concourt.

#140. — Tandis qu'au contraire, le mal se produit de plusieurs manières, à savoir, par le défaut de toute condition due. Il n'existe d'ailleurs pas de mal en lequel le bien soit totalement corrompu, comme il sera dit au quatrième livre (#808), et c'est pourquoi tout s'accorde avec le bien, non seulement le bien, mais aussi le mal, du fait de garder quelque chose du bien. Pareillement, toute fausseté s'accorde avec la vérité, en tant qu'elle retient quelque chose d'une similitude avec la vérité. Car il n'est pas possible que l'intelligence de celui qui pense quelque chose de faux soit totalement privée de la connaissance de la vérité. Mais c'est par le vrai que le faux est tout de suite jugé, pour autant qu'il lui fait défaut. Voilà ce qu'il ajoute, que le vrai entretient une dissonance avec le faux, comme le droit avec l'oblique.

#141. — Ensuite (1098b12), il poursuit son intention. D'abord, quant à ce que les autres disent du bonheur. Sur le premier [point], il fait deux [considérations]. En premier, il montre que ce que les autres disent en concordance convient avec la pensée qui précède (quant à ce qu'il a dit lui-même, plus haut, du bonheur). En second (1098b22), que convient aussi avec elle ce en quoi les autres sont en discordance. Sur le premier [point], il fait deux [considérations]. En premier, il montre que ce que disent les sages communément concorde avec la dite description du bonheur. En second (1098b20), il montre la même [chose] pour ce que tous disent communément. Il montre le premier [point] de deux manières.

#142. — En premier, avec une division entrois des biens humains. Certains d'entre eux sont extérieurs, comme les richesses, les honneurs et les amis, et autres pareils, tandis que d'autres sont intérieurs; ces derniers se divisent à nouveau en deux genres. Car certains d'entre eux appartiennent aux corps, comme la force corporelle, la beauté et la santé. Tandis que d'autres appartiennent à l'âme, comme la science et la vertu, et autres pareils, parmi lesquels les biens les plus importants sont ceux qui concernent l'âme. En effet, les choses extérieures sont en vue du corps, et le corps en vue de l'âme, comme la matière en vue de la forme, et l'instrument en vue de l'agent principal. C'est la pensée commune de tous les philosophes, à savoir, que les biens de l'âme sont les plus importants.

#143. — Mais pour les autres biens, les Stoïciens et les Péripatéticiens ont pensé autrement. En effet, les Stoïciens ont prétendu que les autres biens ne sont pas bons pour l'homme, du fait que l'homme ne devient pas bon par eux, tandis que les Péripatéticiens, de leur côté, c'est-à-dire, les partisans d'Aristote, ont prétendu que les biens extérieurs sont de très petits biens, et que les biens du corps [en sont] de quasi intermédiaires, alors qu'ils posaient comme biens les plus importants les biens de l'âme, par lesquels l'homme est bon. Tandis que les autres, à leur avis, se disent des biens pour autant qu'ils déservent instrumentalement les principaux. Ainsi, le bonheur, comme il est le bien le plus important, est à poser parmi les biens de l'âme. Aussi est-il manifeste que de poser le bonheur dans l'opération de l'âme rationnelle, comme nous l'avons fait plus haut (#119-126), est convenable selon cette opinion ancienne et commune à tous les philosophes, à savoir, que les plus importants des biens sont ceux qui concernent l'âme.

#144. — En second (1098b18), il montre la même [chose] d'une autre manière. Il y a, en effet, deux genres d'opérations de l'âme. Certaines d'entre elles passent dans une matière extérieure, comme tisser et construire. Pour elles, les fins ne sont pas des opérations, mais leurs propres œuvres, à savoir, le morceau d'étoffe tissé, et la maison construite. Mais d'autres opérations de l'âme demeurent en celui même qui les pose, comme comprendre et vouloir. Pour elles, ce sont des opérations qui sont leurs fins. Il a donc été dit correctement que les actes eux-mêmes et les opérations sont des fins, quand nous avons posé que le bonheur est une opération, et non une œuvre 28 réalisée. Ainsi, en effet, on pose le bonheur comme l'un des biens qui concernent l'âme, et non comme l'un de ceux qui lui sont extérieurs. En effet, l'opération qui reste dans l'agent est elle-même la perfection et le bien de l'agent. Tandis que, dans les œuvres produites à l'extérieur, la perfection et le bien se trouvent dans des effets extérieurs. Aussi, la pensée qu'il a présentée convient à la position des philosophes qui prétendent que les biens de l'âme sont les plus importants, non seulement du fait que nous avons situé le bonheur en rapport à l'opération de l'âme, mais aussi du fait que nous avons fait du bonheur même une opération.

#145. — Ensuite (1098b20), il montre que cela aussi en quoi tous conviennent, à propos du bonheur, convient avec la pensée qu'il a présentée. Il a été dit plus haut (#45, 128), en effet, que tous pensent que de bien vivre et de bien agir, c'est la même [chose] que d'être heureux. Or l'assignation qui précède convient à cette définition, c'est-à-dire, à cette notification du bonheur, car la bonne vie ne semble bien être rien d'autre qu'une bonne opération, telle qu'en paraît bien être une le bonheur. En effet, vivre, c'est, dit-on, le fait de ceux qui se meuvent d'eux-mêmes à leur opération.

#146. — Ensuite (1098b22), il montre que même ce en quoi les autres diffèrent convient avec la pensée qu'il a présentée. À ce [sujet], il fait trois [considérations]. En premier, il propose ce en quoi les gens diffèrent à propos du bonheur. En second (1098b30), il montre que chaque [point] convient avec la pensée qu'il a présentée. En troisième (1099b9), il soulève une question à partir de que l'on a dit, et il la résout. Sur le premier [point], il fait trois [considérations]. En premier, il propose son intention, à savoir, que tout ce que plusieurs disent de différent sur le bonheur paraît se retrouver en ce qu'il a dit, c'est-à-dire, se conserver dans l'opinion qu'il a présentée.

#147. — En second (1098b23), il présente différentes opinions sur le bonheur. La première en est que le bonheur soit une vertu. Celle-ci se subdivise en trois. Certains, en effet ont prétendu universellement que n'importe quelle vertu est le bonheur, ou spécialement [que c'est] la vertu morale, perfection de l'appétit rectifié par la raison. À d'autres, par ailleurs, il semble que le bonheur soit la prudence, perfection de la raison pratique. À d'autres enfin, il semble que le bonheur soit la sagesse, perfection ultime de la raison spéculative.

#148. — La seconde opinion est que toutes [choses], ou telle d'entre elles, soient le bonheur, mais qu'il faille leur adjoindre le plaisir. Cette [opinion] se subdivise en deux parties. En effet, certains ont posé la vertu avec le plaisir, comme [étant] ex aequo le bonheur. Tandis que d'autres ont posé que le bonheur est la vertu, mais non sans plaisir, comme entretenant une relation d'adjoint au bonheur.

#149. — La troisième opinion est que certains incluent avec ces [choses], pour le complément du bonheur, l'abondance des biens extérieurs, c'est-à-dire, des richesses et autres [choses] de la sorte.

#150. — En troisième (1098b27), il assigne la différence entre ceux qui professent [les opinions] qui précèdent. Il dit que certains dires, parmi ceux qui précèdent, à savoir, que le plaisir et les richesses soient requis au bonheur, sont le fait de beaucoup, c'est-à-dire, des gens du peuple et des anciens, qui se trouvaient moins exercés à de telles [réflexions]. Tandis que le reste, à savoir, que le bonheur serait dans les biens de l'âme, peu l'ont dit, mais des gens glorieux, c'est-à-dire, réputés pour leur science. Or le plausible n'est pas que certains d'entre eux se soient trompés en tout, mais plutôt que chacun d'entre eux ait bien senti sur un ou plusieurs [points].

#151. — Ensuite (1098b30), il montre que les opinions qui précèdent conviennent avec l'assignation qu'il a lui-même donnée du bonheur. En premier, il le montre pour la première opinion, qui a posé que le bonheur est la vertu. En second (1099a7), pour la seconde, qui ajoute le plaisir. En troisième (1099a31), pour la troisième, qui ajoute les biens extérieurs. Sur le premier [point], il fait deux [considérations]. En premier, il montre que la première opinion convient avec sa propre pensée. En second (1098b31), il montre en quoi sa propre pensée est meilleure. Il dit donc que la définition du bonheur qu'il a présentée plus haut (#130), à savoir, qu'il soit l'opération en conformité avec la vertu, est en concordance avec ceux qui disent que le bonheur est toute vertu ou l'une [des vertus]. En effet, il est manifeste que l'opération en conformité avec la vertu est quelque chose de la vertu.

#152. — Ensuite (1099a7), il montre que son dire est meilleur. En premier, avec une raison. En second, par la coutume humaine. Il dit donc, en premier, que de même qu'il n'y a pas grand différence, dans les choses extérieures, à préférer la possession d'une chose ou son usage, qui est manifestement meilleur que sa possession, de même aussi en est-il pour l'habitus de la vertu et son opération, qui est son usage [et] qui est meilleur. En effet, l'habitus peut se trouver en celui qui ne fait aucun bien, comme chez celui qui dort, ou chez celui qui est oisif de quelque manière. Mais cela n'est pas possible pour l'opération. En effet, il s'ensuit nécessairement qu'il agit, celui à qui appartient l'opération, et qu'il fait le bien, si lui appartient l'opération en conformité avec la vertu. Aussi l'opération en conformité avec la vertu est-elle plus parfaite que la vertu même.

#153. — Ensuite (1099a3), il manifeste la même [chose] par les coutumes humaines; à ce sujet, on doit savoir qu'en Macédoine, il y a un mont très haut, qui s'appelle l'Olympe, et sur lequel se pratiquaient certains jeux en rapport avec la pratique de la lutte, [jeux] que l'on appelait les Olympiades, et dans lesquels on ne couronnait personne du fait qu'il soit le lutteur le plus fort et le meilleur, mais seulement du fait de lutter et de vaincre. Or qui ne combattait pas ne pouvait vaincre. Ainsi aussi, du nombre de ceux qui sont bons et les meilleurs dans la vie vertueuse, ceux-là seuls deviennent illustres et heureux, qui agissent correctement. Aussi dit-on mieux que le bonheur soit l'opération en conformité avec la vertu, que la vertu même.

Leçon 13

#154. — Après avoir montré, à propos de la première opinion, où on prétend que le bonheur est la vertu, en quoi cela convient avec la définition présentée plus haut, et en quoi cela lui fait défaut, le Philosophe montre maintenant la même [chose] pour la seconde opinion, où on a prétendu que le bonheur est la vertu accompagnée de plaisir. Sur le premier [point], il fait deux [considérations]. En premier, il montre en quoi cette position convient avec sa propre pensée. En second (1099a15), il montre en quoi elle fait défaut. Sur le premier [point], il fait deux [considérations]. En premier, il présente son intention. En second (1099a7), il manifeste son propos. Il dit donc, en premier, que la vie de ceux qui agissent en conformité avec la vertu est de soi plaisante. Ainsi, le bonheur, que nous posons dans l'opération de la vertu, n'est pas privé du plaisir que requiert le bonheur, d'après eux.

#155. — Ensuite (1099a7), il prouve son propos. En premier, il montre qu'il y a plaisir dans l'opération de la vertu. En second (1099a11), il montre que ce plaisir-là est plus fort que les autres. Il dit donc, en premier, que d'avoir du plaisir est le propre des animaux. Bien qu'en effet, nous attrubuions un certain appétit naturel aux choses inanimées, nous n'attribuons toutefois le plaisir qu'à qui a connaissance. Par là, il est donné à comprendre que le plaisir appartient proprement aux opérations de l'âme, en lesquelles on situe le bonheur. En effet, dans des opérations de la sorte, à chacun plaît ce à l'endroit de quoi il ressent de l'amour. Car, de même que l'on désire ce que l'on aime, s'il est absent, de même on se plaira en lui s'il est présent. De même, le cheval plaît à qui aime le cheval, et le spectacle à qui aime le spectacle. Aussi est-il manifeste que chaque vertueux aime l'opération de sa vertu propre, en tant qu'elle lui convient. Aussi, le juste, comme il aime la justice, se plaît à faire ce qui est juste. Et universellement, les opérations en conformité à la vertu, plaisent aux vertueux, qui aiment la vertu. 

#156. — Ensuite (1099a11), il montre que ce plaisir est plus fort que les autres. Il indique que ce qui plaît à la multitude des gens du peuple présente une contrariété interne. Par exemple, le prodigue se plaît à la prodigalité, l'illibéral à la rétention superflue. La raison en est que leurs plaisirs ne sont pas en conformité avec la nature de l'homme, qui est commune à tous: en effet, ils ne sont pas en conformité avec la raison, mais en conformité avec la corruption de leur appétit, qui fait défaut à la raison. Au contraire, à ceux qui aiment le bien de la vertu plaît ce qui plaît en conformité avec la nature, ce qui convient à l'homme en conformité avec la raison, qui est la perfection de sa nature. À cause de cela, tous les [gens] vertueux se plaisent aux mêmes [choses]. Telles sont, par ailleurs, les opérations selon la vertu, à savoir, naturellement plaisantes pour l'homme, du fait qu'[elles sont] en conformité avec la raison droite. C'est pourquoi non seulement elles plaisent quant aux hommes concernés, mais aussi elles plaisent d'elles-mêmes. Tandis que les opérations vicieuses plaisent quant aux hommes concernés, à qui elles sont conformes, en conformité aux habitus corrompus qu'ils ont. Comme, donc, ce qui est en soi et naturellement tel est plus fort, le plaisir en conformité à l'opération de la vertu plaira davantage que les autres.

#157. — Ensuite (1099a15), il montre comment la position qui précède fait défaut à la vérité. À ce [sujet], il fait deux [considérations]. En premier, il propose son intention. En second (1099a17), il manifeste son propos. Sur le premier [point], on doit donc tenir compte que ceux qui disent que c'est la vertu accompagnée de plaisir qui est le bonheur paraissent indiquer que la vertu, pour compléter le bonheur, a besoin d'un plaisir extrinsèque. Mais lui-même exclut cela, en disant que la vie de ceux qui agissent en conformité avec la vertu n'a pas besoin de plaisir comme de quelque ajout extrinsèque, mais possède du plaisir en elle-même.

#158. — Ensuite (1099a17), il manifeste ce qu'il avait dit. À ce [sujet], il fait trois [considérations]. En premier, il prouve que la vie vertueuse possède du plaisir en elle-même. En second (1099a22), il montre qu'en plus, elle possède de la beauté et de la bonté, en conformité avec son excellence. En troisième (1099a25), il exclut une pensée fausse. Il dit donc, en premier, qu'avec les raisons apportées par lesquelles on a montré que les opérations en conformité avec la vertu plaisent naturellement, on doit aussi ajouter ceci que le plaisir appartient nécessairement à la vertu et lui appartient par définition. Nul, en effet, n'est vertueux qui ne produise de bonnes œuvres. Il manifeste cela avec une induction; car personne ne dira un tel juste, s'il n'exécute des [actions] justes. La même [chose] vaut pour la libéralité, et pour n'importe quelle autre vertu. La raison en est qu'une opération de sa vertu propre convient à chaque vertueux, en conformité avec son habitus propre, qui, en conséquence, lui procure du plaisir. Par là appert que les opérations en conformité aux vertus plaisent d'elles-mêmes. Ainsi, elles ne requièrent pas de plaisir extrinsèque.

#159. — Ensuite (1099a22), il montre que les opérations en conformité avec la vertu sont non seulement plaisantes, mais aussi belles et bonnes. Elles sont certes plaisantes pour celui qui les exécute, à qui elles conviennent en conformité avec son habitus propre. Mais belles aussi, en raison de l'ordre dû des circonstances, comme de leurs parties. En effet, c'est dans la commensuration due des parties que la beauté consiste. Enfin, elles sont bonnes selon leur ordre à leur fin.

#160. — Il ajoute, par ailleurs, que c'est à elles que chacune de ces trois [qualités] convient le plus. Il le prouve en se référant au jugement des [gens] vertueux. Le vertueux, étant donné qu'il a un sens droit des actions humaines, possède le vrai jugement sur elles, comme celui qui a un goût sain possède le vrai jugement sur les saveurs. Or le vertueux juge les opérations en conformité avec la vertu comme étant les plus plaisantes et belles et bonnes, du fait qu'il les place avant tous les plaisirs et les beautés et les biens. Comme, donc, c'est dans les opérations des vertus que consiste le bonheur, il s'ensuit que le bonheur est ce qu'il y a de meilleur et de plus beau et de plus plaisant.

#161. — Ensuite (1099a25), il exclut du propos une opinion. À cette évidence, on doit tenir compte qu'à Délos, dans le temple d'Apollon, il y avait d'inscrit que le meilleur est ce qui est le plus juste; que le plus désiré est d'être en santé; et que le plus plaisant est ce dont on choisit de jouir. Mais le Philosophe dit que ces trois [qualités] ne conviennent pas à des [sujets] différents, mais qu'elles conviennent toutes aux opérations en conformité avec la vertu, dans lesquelles ou dans la meilleure desquelles consiste le bonheur. Aussi n'y a-t-il qu'un sujet, à savoir, le bonheur, qui soit le meilleur et le plus beau et le plus désiré, ou le plus plaisant.

#162. — Ensuite (1099a31), il accède à la troisième opinion, qui prétendait que les biens extérieurs sont requis au bonheur. À ce [sujet], il fait trois [considérations]. En premier, il propose en quoi cette opinion convient à la vérité. En second (1099a32), il manifeste son propos. En troisième (1099b7), il tire une conclusion de ce qu'il a dit. Il dit donc, en premier, que la troisième opinion présentée plus haut (#149) paraît vraie, quant à cela que le bonheur ait besoin de biens extérieurs, comme il a été dit plus haut (#111).

#163. — Ensuite (1099a32), il manifeste son propos. À propos de quoi on doit tenir compte que le bonheur a besoin de certains biens extérieurs, comme d'instruments dont nous avons besoin pour exercer les œuvres de la vertu, en lesquelles consiste le bonheur. Quant à cela, il dit qu'il est impossible ou difficile, sans richesses à donner et dépenser, d'exécuter certaines actions vertueuses. En effet, nous faisons beaucoup d'actions envers nos amis grâce aux richesses, et à la puissance civile, par exemple, du fait que l'on soit roi ou proconsul. Ce sont, par ailleurs, des biens extérieurs qui font la beauté du bonheur, du fait de rendre plaisant aux yeux des autres, ce qui appartient à la définition de la beauté. Quant à cela, il ajoute que d'être privé de biens extérieurs affaiblit le bonheur, du fait de rendre de quelque manière méprisable aux yeux des autres, comme il appert de qui est privé de noblesse, ou de bons enfants, ou même de beauté corporelle. On n'est pas tout à fait heureux, en effet, si on est laid d'apparence, parce que, de ce fait, on est rendu méprisable aux yeux des autres, et méprisé. La même raison vaut si on est sans noblesse, ou si on se trouve sans bons enfants. De plus, on est beaucoup moins heureux, si on a les pires enfants ou les pires amis, parce que l'on est empêché d'exécuter les actions de la vertu. Pareillement aussi, cela répugne au bonheur si les bons amis que l'on avait sont morts, parce qu'il en reste dans le cœur une cause de tristesse. Ainsi donc, il paraît que le bonheur a besoin de prospérité extérieure.

#164. — Ensuite (1099b7), il tire la conclusion. Parce qu'en effet, le bonheur consiste en l'opération de la vertu, il a besoin de quelque manière de biens extérieurs, que l'on appelle les biens de fortune, parce que c'est souvent fortuitement qu'ils adviennent à l'homme ou s'en éloignent; aussi certains ont-ils prétendu que la bonne fortune est la même [chose] que le bonheur. Toutefois, certains ont dit que le bonheur est la même [chose] que la vertu, comme il a été dit plus haut (#66-68).

Leçon 14

#165. — Après avoir montré comment différentes opinions concordent avec la définition du bonheur présentée plus haut, le Philosophe enquête ici, par la suite, sur la cause du bonheur. En premier, il soulève une question. En second (1099b11), il en traite. Sur le premier [point], on doit tenir compte que, nécessairement, le bonheur provient ou bien d'une cause par soi et déterminée, ou bien d'une cause par accident et indéterminée, la chance. Si c'est d'une cause déterminée et par soi, ce sera ou bien d'une cause humaine, ou bien d'une cause divine. Or c'est de trois manières qu'une chose se produit en nous par une cause humaine. D'une manière, en l'apprenant, comme la science; d'une autre, en y prenant coutume, comme la vertu morale; d'une troisième manière, en s'y exerçant, comme l'habilité militaire, et autres [capacités] de la sorte.

#166. — Il présente donc une question à trois membres, dont le premier touche la cause humaine. Voici ce qu'il demande: si le bonheur est chose apte à l'apprentissage, comme la science, ou à l'accoutumance, comme la vertu morale, ou à quelque entraînement, comme l'habileté aux activités artisanales. Le second membre touche à la cause divine. Voici ce qu'il demande: si le bonheur dépend en nous d'une particule divine, et d'une quelconque participation de l'une des [entités] divines qui existent au-dessus de l'homme. Enfin, le troisième membre touche à la cause par accident et indéterminée. Voici ce qu'il demande: si le bonheur arrive à l'homme par chance. 

#167. — Ensuite (1099b11), il traite de la question annoncée. En premier, comme par mode de division, en tenant compte de chacun des membres de la question. En second (1099b25), par une raison commune tirée de la définition du bonheur. Sur le premier [point], il fait trois [considérations]. En premier, il montre qu'il est raisonnable au plus haut point que le bonheur provienne d'une cause divine. En second (1099b14), il montre qu'il est acceptable que le bonheur provienne d'une cause humaine. En troisième (1099b20), il montre qu'il n'est pas convenable qu'il provienne d'une cause fortuite. Il dit donc, en premier, que s'il y a autre chose qui soit donné aux hommes par don des Dieux, c'est-à-dire, des substances [séparées], que les anciens appelaient Dieux, il est raisonnable que le bonheur soit le don du Dieu suprême, parce qu'il est le meilleur parmi les biens humains. Il est manifeste, en effet, qu'une chose est conduite à une plus haute fin par une plus haute vertu, comme l'art militaire conduit à une plus haute fin que l'art de fabriquer des mors. Aussi est-il raisonnable que la fin ultime, à savoir, le bonheur, provienne à l'homme de la plus haute vertu de toutes, à savoir, [celle] du Dieu suprême.

#168. — Que d'ailleurs quelque chose soit donné aux hommes par les substances séparées, cela devient évident par la convenance même des hommes avec les substances séparées, en regard de leur vertu intellectuelle. De même, en effet, que les corps inférieurs reçoivent leurs perfections des corps supérieurs, de même les intelligences inférieures des intelligences supérieures. Sur cela, toutefois, il ne s'étend pas plus longtemps, mais il dit que cela regarde plus proprement une autre investigation, à savoir, la Métaphysique.

#169. — Ensuite (1099b14), il montre que l'on peut dire, comme une chose tolérable, que le bonheur procède d'une cause humaine. En effet, quoiqu'il procède principalement de Dieu, l'homme, cependant, y coopère en quelque chose. Cela, il le montre de deux manières. En premier, certes, du fait que s'il procède d'une cause humaine, cela n'enlève pas son propre au bonheur, à savoir, qu'il soit quelque chose de meilleur et de divin. Il dit que si le bonheur n'est pas un don envoyé immédiatement par Dieu, mais qu'il advient à l'homme en raison de sa vertu, comme une chose à laquelle on puisse s'accoutumer, ou en raison d'une discipline, comme une chose qui s'enseigne, ou en raison de quelque entraînement, comme chose qui s'exerce, néanmoins, le bonheur est manifestement quelque chose de très divin, parce que, comme il est la récompense et la fin de la vertu, il s'ensuit qu'il soit ce qu'il y a de mieux, et une chose divine et bienheureuse. En effet, on ne dit pas divine une chose à cause de cela seulement qu'elle provient de Dieu, mais aussi parce qu'elle nous assimile à Dieu, en raison de l'excellence de sa bonté.

#170. — En second (1099b18), il montre la même [chose] du fait que ce principe s'applique au bonheur, lui qui concerne la fin d'une nature, qu'à savoir, il soit quelque chose de commun à ceux qui détiennent cette nature. En effet, la nature ne fait pas défaut à ce qu'elle vise, sauf par exception. Ainsi, si le bonheur est la fin de la nature humaine, il faut qu'il puisse être commun à tous ou à la plupart de ceux qui détiennent la nature humaine. Or cela est sauvegardé, s'il provient d'une cause humaine. Car s'il est le fait d'une discipline et d'une étude, il pourra se produire chez tous ceux qui n'ont pas d'empêchement à opérer les œuvres de la vertu, soit par défaut de nature, comme les gens naturellement stupides, soit par le fait d'une mauvaise habitude à l'imitation de la nature. De là appert que le bonheur dont parle le Philosophe ne consiste pas dans le voisinage avec l'intelligence séparée, grâce auquel on comprenne tout, comme certains l'ont prétendu. En effet, cela ne se produit pas chez beaucoup; chez personne, au contraire, en cette vie.

#171. — Ensuite (1099b20), il montre que de mettre la cause du bonheur dans la chance est inacceptable. Et cela, avec deux raisons. Voici la première. Ce qui est par nature se trouve au mieux en se conformant à ce à quoi il est apte de nature. La même [chose] vaut aussi de tout ce qui se fait par art ou par n'importe quelle cause; surtout ce qui dépend de la meilleure cause, comme c'est le cas du bonheur, comme il est ce qu'il y a de meilleur. La raison en est que l'art, comme toute cause efficiente, agit pour un bien. Par suite, tout agent dispose de la meilleure façon ce qu'il fait, autant qu'il le peut. C'est manifestement le fait de Dieu, principalement, qui est cause de toute nature. C'est pourquoi ce qui est par nature se 33 trouve manifestement d'autant mieux qu'il se conforme à sa nature. Aussi est-il mieux que le bonheur procède d'une cause par soi, soit divine soit humaine, que de la chance, qui est cause par accident. Car toujours ce qui est par soi est plus fort que ce qui est par accident. Donc, le bonheur ne procède pas de la chance.

#172. — Il présente ensuite (1099b24) sa seconde raison, que voici. Le bonheur est le plus grand des biens humains. Car tout autre lui est ordonné comme à sa fin. Or il serait pernicieux au plus haut point que celui-ci dépende de la chance, parce qu'alors, les autres biens humains seraient beaucoup plus fortuits; et ainsi cesserait-on tout effort pour assurer ces autres biens humains, ce qui serait très dangereux. Ainsi donc, le bonheur n'est pas fortuit.

#173. — Ensuite (1099b25), il résout la question annoncée. Il dit qu'à partir de la définition du bonheur présentée plus haut (#130), la vérité devient manifeste, concernant ce que l'on cherche dans la question présente. On a dit plus haut (#127-128), en effet, que le bonheur est une opération de l'âme rationnelle en conformité à la vertu. Or ce qui est en conformité avec la vertu est en conformité avec la raison mue par une cause divine. Tandis que ce qui dépend de la chance est en dehors de la raison. Le bonheur, donc, ne dépend pas de la chance, mais d'une cause prochaine humaine, et d'une cause principale et première divine. Cependant, d'autres biens concourrent au bonheur, dans lesquels la chance fait quelque chose. Mais le bonheur ne consiste pas principalement en eux. Plutôt, certains d'entre eux sont nécessaires à un certain ornement du bonheur, tandis que d'autres coopèrent instrumentalement au bonheur, comme il a été dit plus haut (#169). Aussi, ces biens secondaires ne constituent pas une raison suffisante d'attribuer le bonheur à la chance.

#174. — Ensuite (1099b28), il montre que la définition du bonheur présentée s'harmonise non seulement aux opinions des autres sur le bonheur, mais aussi aux [éléments] qui tiennent à son opinion. À ce [sujet], il fait deux [considérations]. En premier, il montre qu'elle s'harmonise à ce qu'il a dit plus haut (#19-42) du bonheur. En second (1099b32), il conclut ce que l'on doit dire correctement, en conformité à cette pensée. Il dit donc, en premier: cela, à savoir, que le bonheur soit une opération en conformité à la vertu, est admis, c'est-à-dire, s'harmonise avec ce que nous avons dit dans le proème. En effet, nous avons posé là que le meilleur des biens humains, à savoir, le bonheur, est la fin de la politique, dont la fin est manifestement l'opération en conformité avec la vertu. La politique, en effet, y met son effort principal, en apportant lois et récompenses, et en apposant des peines, pour rendre les citoyens bons et faiseurs du bien. Cela, c'est opérer en conformité avec la vertu.

#175. — Ensuite (1099b32), il conclut, de la raison précédente, de quoi il faut soustraire le bonheur, pour se conformer à ce qu'il est convenable de dire. En premier, il dit qu'on ne peut dire heureux aucun animal irrationnel. Cela est convenable, puisque aucun d'eux ne peut participer à l'opération de la vertu qui se conforme avec la raison; or c'est en elle que nous avons dit que le bonheur constitue.

#176. — En second (1100a1), il exclut même les enfants du bonheur. Il dit que, pour la même cause, on ne peut pas même dire l'enfant heureux. C'est que, en raison du défaut d'âge, il n'a pas encore le plein usage de la raison qui l'habiliterait à poser des actions vertueuses. Si on le dit heureux, parfois, c'est en raison de l'espoir d'une perfection future, que certains indices font concevoir chez lui. Mais pour le moment, ils ne sont pas heureux, parce que le bonheur, comme il a été dit plus haut (#127-129), a besoin d'une vertu complète, pour constituer non seulement une bonne, mais la meilleure opération, et d'une vie complète, pour constituer une bonne opération continue et durable. 

Leçon 15

#177. — Après avoir montré ce qu'est le bonheur, le Philosophe soulève ici une difficulté sur le bonheur: à savoir, si l'on pourrait dire de quelqu'un en cette vie qu'il est heureux. À ce [sujet], il fait trois [considérations]. En premier, il présente le motif de la difficulté. En second (1100a10), il présente la difficulté. En troisième (1100b7), il présente la solution. Il dit donc, en premier, qu'il se produit bien des changements dans la vie: rarement, en effet, en est-elle de toute manière exempte, chez très peu est-elle stable, et ces changements vont du bien au mal et du mal au bien. Parfois en rapport à du petit, parfois en rapport à du grand, parfois, enfin, en rapport à du moyen. De plus, ces changements peuvent se produire durant toute la vie de l'homme, dans son adolescence, dans sa jeunesse ou dans son vieil âge.

#178. — Il arrive parfois, en effet, qu'après avoir joui toute sa vie de la plus grande abondance des biens extérieurs, on sombre en sa vieillesse en les plus grandes calamités, comme le raconte Homère de Priam, en vers héroïques. Personne ne dira qu'il est heureux, celui qui a profité de ces biens de la chance, mais a ensuite fini misérablement. Car cela parait même ajouter à la misère, de passer d'une grande prospérité à une grande misère.

#179. — Ensuite (1100a10), il présente la difficulté visée. En premier, il présente la question. En second (1100a11), il s'objecte à elle. En troisième (1100a14), il exclut une réponse. Il présente donc, en premier, la question, tirée de l'opinion de Solon, qui fut l'un des sept sages et a conçu les lois des Athéniens. En regardant comment les changements de fortune nuisaient à la vie humaine, il a dit qu'on ne doit dire personne heureux tant qu'il vit, mais seulement à la fin de sa vie. Il y a donc lieu de se demander, à cause de ce qui est arrivé à Priam, si on ne doit dire personne d'autre heureux tant qu'il vit, et s'il est mieux, plutôt, en suivant la pensée de Solon, de vérifier à la fin de la vie si le bonheur a continué jusqu'à la fin, pour ne dire quelqu'un heureux qu'à ce moment; ou s'il ne faut pas tenir compte de cette observation.

#180. — Ensuite (1100a11), il s'objecte à la question soulevée, infirmant le dire de Solon. En effet, si on s'exprime comme Solon l'a fait, il s'ensuit que l'on soit heureux seulement quand on est mort. Mais cela ne convient manifestement pas, pour d'autres raisons, en plus, comme que la mort est le défaut le plus grand, alors que le bonheur est la perfection la plus grande, et aussi à cause de ce que nous avons dit plus haut (#119-126), que le bonheur est une opération, alors que le mort n'a manifestement pas d'opération: on ne peut donc pas dire les morts heureux. Il est à noter que le Philosophe ne se demande pas ici du bonheur de la vie future, mais du bonheur de la vie présente, s'il peut s'attribuer à l'homme pendant qu'il vit ou seulement dans la mort.

#181. — Ensuite (1100a14), il exclut une réponse. Avec deux raisons. Il présente la seconde plus loin (1100a31). Sur le premier [point], il fait deux [considérations]. En premier, il présente la réponse et l'infirme. En second (1100a21), il soulève une question à partir de là. Sur le premier [point], on doit tenir compte que la raison précédente d'Aristote montrait que l'on n'est pas heureux dans la mort. On concède cela, on dit que le mort n'est pas heureux, que Solon, d'ailleurs, n'a pas voulu dire cela, à savoir, que l'on n'est heureux qu'une fois mort. Il a voulu dire, plutôt, que c'est une fois quelqu'un mort, que l'on peut assurer qu'il fut heureux, car il est désormais hors d'atteinte des maux et des malchances, de sorte qu'à l'avenir on ne puisse douter de son bonheur. Mais il exclut cette réponse, en disant qu'elle comporte une difficulté.

#182. — Le mort, en effet, diffère du vivant en cela qu'il est privé de sensation. Il se peut, toutefois, que du bien ou du mal survienne à un vivant sans qu'il ne le sente; par exemple, si on le diffame à son insu, ou si ses fils se font tuer, ou si ses richesses se font piller. Manifestement, donc, 35 pour la même raison, du bien ou du mal peut arriver à un mort, même s'il ne le sent pas. Il parle du mal ou du bien de la vie civile, comme il appert par les exemples qu'il ajoute, en disant «des honneurs et des déshonneurs». Parfois, en effet, on attribue à des morts des honneurs, comme lorsqu'on les loue et qu'on célèbre leur mémoire. Pareillement, on leur impose des déshonneurs, par exemple, lorsqu'on les sort de leur tombeau et qu'on brûle leurs ossements. Pareillement aussi, des biens ou des maux peuvent manifestement leur arriver, en regard des prospérités et des malchances de leurs enfants et de leurs neveux. Ainsi donc, il est manifeste que même les morts ne sont pas tout à fait hors d'atteinte des maux et des malchances. Ainsi, même dans la mort, on ne pourrait pas dire qu'ils sont heureux.

#183. — Ensuite (1100a21), il interpose une question, à l'occasion de ce qui précède. Il dit que cela, à savoir, les prospérités et les malchances des enfants et des neveux, suggère une question. Il se peut, en effet, parfois, que l'on vive heureux jusqu'à sa vieillesse et que l'on meure heureux, en regard de la définition que nous avons assignée au bonheur, mais que cependant, ensuite, bien des changements interviennent à propos des enfants, dont certains soient bons, en regard de la dignité de leur père, mais qu'il en aille de manière contraire pour d'autres. Manifestement, en effet, c'est de toute manière que les enfants peuvent se différencier de leurs parents, par exemple, que, de bons parents, proviennent de mauvais enfants, et, de riches, des pauvres. Ceci posé, cependant, un inconvénient s'ensuit manifestement, d'un côté comme de l'autre.

#184. — En effet, il y a inconvénient si, une fois mort, on se voit transformer, à cause de malchances de la sorte, et qu'alors qu'on était heureux, on devienne misérable. Il y a manifestement inconvénient encore de l'autre côté, si au moins en un temps rapproché, ce qui arrive aux enfants ne concerne aucunement les parents, même morts, de sorte que leur bonheur n'en soit empêché.

#185. — Ensuite (1100a31), il présente sa seconde raison d'exclure la réponse proposée. Il dit qu'on doit, omettant la seconde question, retourner à la première, dont c'est la solution qui pourra faire apparaître la vérité sur la seconde question. Or manifestement, la réponse proposée ne convient pas. S'il faut regarder à la fin de la vie humaine, en effet, et seulement alors dire quelqu'un heureux, non qu'alors il soit vraiment heureux, mais qu'il l'ait été antérieurement, il y aura manifestement cet inconvénient que lorsque quelqu'un est heureux, il ne soit pas vrai de dire de lui qu'il est heureux, alors que la vérité de la proposition qui porte sur le passé est fondée sur la vérité de la proposition qui porte sur le présent. Car il est vrai qu'une chose ait été parce qu'il a été vrai qu'elle était.

#186. — Certains, néanmoins, ne voulaient pas dire quelqu'un heureux à cause des changements de la vie présente, et à cause de ce qu'ils pensaient que le bonheur est quelque chose de permanent et de non facilement changeable, qu'autrement le désir naturel ne se satisferait pas. En effet, chacun désire naturellement tenir fermement dans le bien qu'il détient. Or la chance tourne bien des fois en rond autour des mêmes personnes, de sorte que d'une bonne ils tombent en une mauvaise, et inversement. Ainsi, manifestement, si, en jugeant du bonheur, nous tenons compte de la chance, et si en cette vie nous disons quelqu'un heureux, bien des fois, nous dirons la seule et même personne heureuse et ensuite misérable. Nous annoncerons ainsi que l'on est heureux à la manière du caméléon, un animal qui change de couleur, selon les couleurs des corps différents qui lui sont apposés. Et nous annoncerons que les gens heureux sont raffermis bien faiblement. Ce qui va contre la définition du bonheur.

Leçon 16

#187. — Après avoir posé la difficulté, le Philosophe la résout ici. En premier, il résout la difficulté principale (1100b7). En second, la secondaire (1101a22). Sur le premier [point], il fait deux [considérations]. En premier, il amène quelque chose qui est nécessaire à la solution de la question. En second, il [l']applique à la solution de la question présente (1100b11). Sur le premier [point], on doit considérer que le bonheur consiste essentiellement en l'opération de la vertu. Et les biens extérieurs, qui sont soumis à la chance, concernent comme instrumentalement le bonheur. C'est pourquoi aussi il dit que nous ne devons pas mesurer d'après la chance [et la malchance] en jugeant quelqu'un malheureux ou heureux, car le bien ou le mal de l'homme, qui est à attendre d'après la raison, ne consiste pas principalement en elles. La vie humaine, toutefois, en a besoin instumentalement, comme on l'a dit. Mais ce sont les opérations conformes à la vertu qui sont principales et prévalent en ce qui est d'être heureux; à savoir que c'est à partir de ce qu'il agit en conformité à la vertu que, principalement, quelqu'un est dit heureux. Les opérations contraires, à savoir les vicieuses, sont aussi le principal et prévalent quant au contraire, à savoir quant au malheur; de sorte que celui-là est vraiment malheureux, qui s'enfonce dans des opérations vicieuses.

#188. — Ensuite (1100b11), il adapte ce qu'il a dit à la solution de la question. Et en premier il montre que les opérations selon la vertu sont ce qu'on trouve de plus permanent parmi toutes les choses humaines. En second, il montre que d'après ce qu'on a dit le bonheur pourra perdurer toute la vie (1100b18). En troisième, il montre que d'après ce qu'on a dit toutes les difficultés soulevées sont évitées (1100b33). Il dit donc en premier (1100b11) que témoigne en faveur de cette affirmation, celle à savoir où nous disons que les opérations conformes aux virtus sont principales quant au bonheur, ce que nous avons examiné un peu plus haut concernant la permanence du bonheur. Car on ne trouve rien parmi les [choses] humaines qui soit si constamment permanent que les opérations conformes à la vertu. Il est manifeste, en effet, que les biens extérieurs, et même les biens intérieurs en regard du corps, étant donné qu'ils sont matériels et corporels, sont par soi sujets au changement; tandis que ce qui a trait à l'âme ne [l'est] que par accident; et est donc moins soumis au changement. Or dans ce qui a trait à l'âme humaine, certaines [choses] ont trait à l'intelligence, comme les sciences; d'autres par ailleurs [ont trait] aux opérations de la vie, comme les vertus. Et ces dernières sont certes plus permanentes encore que les disciplines elles-mêmes, c'est-à-dire que les sciences démonstratives.

#189. — Et cela, bien sûr, n'est pas à comprendre en rapport avec leur matière. En effet, les sciences démonstratives portent sur des [matières] nécessaires, pour lesquelles il est impossible d'être autrement. C'est plutôt à comprendre en rapport avec l'exercice de leur acte. En effet, l'exercice continu des sciences spéculatives ne nous presse pas autant que [celui] des opérations conformes à la vertu. Les [situations] en lesquelles il nous faut agir conformément à la vertu, ou contre la vertu, nous arrivent continuellement; comme l'usage des aliments, les rapports avec les femmes, les conversations des hommes entre eux, et les autres [situations] du genre autour desquelles tourne continuellement la vie humaine. Aussi faut-il que par l'habitude l'habitus de la vertu s'affirme davantage en l'homme que l'habitus de la science.

#190. — Parmi les vertus elles-mêmes, les plus honorables sont manifestement aussi plus permanentes; à la fois parce qu'elles [sont] plus intenses et parce qu'on s'efforce plus continuellement de vivre d'après elles. Telles sont les opérations des vertus dans lesquelles consiste le bonheur, car elles sont les plus parfaites, comme on a dit. C'est encore naturellement la cause pourquoi on n'oublie pas d'être vertueux; c'est qu'on est continuellement exercé dans les [vertus]. Il y aussi une autre cause [à cela]: à savoir que la vertu consiste principalement en une inclination de l'appétit qui ne se perd pas par oubli.

#191. — Ensuite (1100b18), il montre que, d'après ce qu'on a dit, le bonheur pourra durer toute la vie. Il dit aussi que, comme les opérations conformes aux vertus sont les plus permanentes, ainsi qu'il a été dit; si c'est en elles principalement qu'on pose le bonheur, comme nous l'avons dit; il s'ensuivra qu'appartiendra à l'[homme] heureux ce qu'on cherchait dans la question précédente, à savoir qu'il sera tel toute sa vie. Il prouve aussi cela par les opérations elles-mêmes (1100b18).

#192. — Celui-là, en effet, qui a un habitus parfait peut toujours opérer d'après cet habitus; du moins [le peut-il] le plus continuellement de tous. L'[homme] heureux détient la vertu parfaite, comme on en a parlé. Il pourra donc toujours ou surtout produire dans sa vie active les œuvres conformes à la vertu et mener la vie spéculative.

#193. — En second (1100b20), il montre la même [chose] en partant des biens de fortune, qui sont secondaires en matière de bonheur. Il ajoute que l'[homme] heureux supportera toutes les fortunes, qu'il se comportera en toutes d'une manière tout à fait prudente, celui bien sûr qui est vraiment bon, et non selon l'apparence seulement. Il est comme un carré sans défaut, c'est-à-dire parfait en les quatre vertus cardinales, comme certains expliquent. Mais cela n'est manifestement pas conforme à l'intention d'Aristote, qu'on ne trouve jamais à faire une telle énumération. Il appelle plutôt carré ce qui est parfait en matière de vertu, à la ressemblance du corps cubique, qui a six faces carrées, grâce à quoi il se tient bien sur n'importe laquelle de ses faces. De même aussi, le vertueux se comporte bien en n'importe quelle fortune. Comme donc il appartient à la vertu de supporter toutes les fortunes, il est évident que l'[homme] heureux n'abandonnera pour aucun changement de fortune l'opération de la vertu. Ensuite, il montre aussi cela plus précisément, comme par mode de division (1000b22).

#194. — Il ajoute donc que beaucoup de biens et de maux arrivent par fortune, tantôt grands tantôt petits, et que manifestement les petites prospérités et de même les petites infortunes ne tournent pas la vie du bonheur à la misère, ou en [sens] contraire. Si toutefois ces [changements] devenaient nombreux et grands, ils seraient alors ou bons ou mauvais. Bons, ils concourraient à ce que la vie de l'homme devienne plus heureuse. Car, comme on l'a dit plus haut, le bonheur a besoin de biens extérieurs, soit pour l'embellir, soit pour autant qu'ils sont les instruments de l'opération conforme à la vertu. Aussi, en rapport au premier [cas], dit-il qu'ils sont de nature en même temps à embellir la vie de l'[homme] heureux. Puis, en rapport au second [cas], il dit que l'usage des biens extérieurs est bon et vertueux, pour autant que la vertu en use comme d'instruments pour agir bien.

#195. — Si c'est le contraire qui arrive, à savoir que les maux [arrivent] nombreux et grands, ils apportent certes à l'[homme] heureux quelque tribulation extérieurement et quelque trouble intérieurement; en effet, ils infligent intérieurement des tristesses et extérieurement ils empêchent de [poser] beaucoup d'opérations bonnes. Mais cependant l'opération de la vertu n'est pas totalement enlevée par là, parce que la vertu use bien même des infortunes elles-mêmes. De sorte que c'est en ces [circonstances] que brille le bien de la vertu, pour autant que quelqu'un soutient facilement de nombreuses et grandes infortunes: non pas parce qu'il ne sent pas la douleur ou la tristesse, comme les Stoïciens l'ont prétendu; mais parce que, du fait qu'il soit si viril et magnanime, sa raison ne succombe pas à ce type de tristesses.

#196. — Car c'est cela qu'a été la différence entre les Stoïciens et les Péripatéticiens, dont le chef a été Aristote: les Stoïciens ont prétendu que la tristesse n'intervenait d'aucune manière chez un [homme] vertueux, parce qu'ils prétendaient qu'aucun bien de l'homme ne consistait en choses extérieures; les Péripatéticiens accordaient, eux, à l'[homme] vertueux une tristesse modérée par la raison, mais qui ne renverserait pas la raison. Ils affirmaient, en effet, que quelque bien de l'homme consiste en choses corporelles et extérieures, bien sûr non pas un très grand mais un très petit, pour autant qu'y résiderait une aide.

#197. — Mais on doit avertir qu'une transformation pourrait arriver qui enlève tout à fait le bonheur, empêchant totalement l'opération de la vertu; qui arriverait par exemple par une maladie, une furie ou une folie, ou une démence quelconque. Or comme on ne cherche le bonheur que dans la vie humaine, qui se conforme à la raison, à défaut de l'usage de la raison une telle vie fait aussi défaut. Aussi le statut de démence est-il réputé, en ce qui concerne la vie humaine, comme un statut de mort. C'est pourquoi aussi on doit manifestement dire la même [chose] de celui qui a tenu dans l'œuvre de la vertu jusqu'a la démence que s'il avait tenu jusqu'à la mort.

#198. — Ensuite (1100b33), partant de ce qui a été amené auparavant, il exclut les difficultés qui paraissaient s'ensuivre. Il dit ainsi que, si les opérations vertueuses prévalent dans le bonheur, il ne s'ensuit pas que le bienheureux devienne malheureux en raison d'infortunes, car il n'opérera pas en raison d'elles des [actions] haïssables et mauvaises, c'est-à-dire contraires à la vertu. Nous pouvons au contraire estimer que probablement, en raison de la parfaite vertu que détient le bienheureux, il supportera décemment toute fortune, en tant que vraiment bon et sage, ce qui est agir en toute fortune en conformité à la vertu. Même s'il ne posera pas les mêmes actions en n'importe quelle [fortune], il se conformera à celles qui se rencontreront, à savoir prospères ou adverses, pour agir toujours au mieux, usant de ce qu'apporte la fortune comme de données toutes faites, ainsi qu'il appartient à un bon chef qu'il use au mieux de l'armée qui lui est donnée pour faire la guerre d'après la condition de l'armée. Il fera toutefois autre chose s'il possède en son armée des soldats experts; et autre chose s'il tient une armée de recrues. Et de même appartient-il au tailleur de cuir qu'avec les cuirs disponibles il fabriquera le meilleur soulier. Il fera cependant de meilleurs souliers d'un cuir que d'un autre. Et la même [chose] vaut pour tous les autres artisans.

#199. — Or s'il en est ainsi, jamais un malheureux ne deviendra heureux à travers des prospérités qui lui adviendront. Car il en usera mal et, agissant vicieusement, il demeurera malheureux. Et de même, celui qui est heureux ne tombera pas dans les infortunes de Priam. En premier, certes, parce qu'il les évitera par sa prudence. En second parce que, si elles surviennent à l'improviste, il les supportera au mieux, comme on a dit. Et ainsi on ne se transforme pas facilement du bonheur au malheur, pas même à travers des infortunes, à moins que par de nombreuses et grandes on soit écarté de l'opération de la raison. Et si on devenait ainsi malheureux, on ne redeviendrait pas facilement de nouveau heureux, mais [il y faudrait] recevoir longtemps une abondance de biens et des grands, tant par l'exercice de l'acte vertueux que par la réparation de la fortune extérieure.

#200. — Ensuite (1101a14), il conclut sa pensée sur le bonheur. Il dit ainsi que rien n'empêche de dire qu'il est heureux celui qui opère en conformité à la vertu, parfaite bien sûr, et qui a des biens extérieurs suffisants pour l'opération de la vertu, et cela non pas certes en un court temps, mais en une vie parfaite, c'est-à-dire pour longtemps. Cela suffit aussi, bien sûr, à ce qu'on puisse être dit heureux en cette vie.

#201. — Mais si nous voulons prendre le bonheur en ce qu'il peut être de mieux, on devra alors ajouter à la définition du bonheur que [l'homme heureux] aura dû vivre ainsi qu'on l'a dit, et qu'il aura dû finir [ainsi], c'est-à-dire qu'il aura dû mourir de manière conforme à la raison. La raison, par ailleurs, pour laquelle cette condition nous paraît à ajouter est que le futur nous est ignoré. Or à la définition du bonheur, du fait qu'il soit une fin ultime, appartient manifestement tout ce qui est parfait et le meilleur. Et c'est de cette manière que parlait Solon du bonheur. Et s'il en est ainsi, comme on l'a dit, nous dirons heureux en cette vie ceux du nombre des vivants à qui appartiennent dans le présent et appartiendront dans le futur les [caractères] que nous avons énumérés.

#202. — Mais comme on n'accède manifestement pas aux conditions posées plus haut à propos du bonheur, il ajoute que nous disons heureuses comme des hommes telles [personnes] qui, sujettes dans cette vie au changement, ne peuvent posséder le bonheur parfait. Or comme un désir naturel n'est pas vain, on peut correctement estimer que la parfaite béatitude pour l'homme est réservée pour après cette vie. Il épilogue finalement en disant qu'on a assez parlé de ce sujet.

Leçon 17

#203. — Après avoir résolu la difficulté principale, qui portait sur le changement de fortune, en rapport à l'homme heureux, le Philosophe traite ici d'une [autre] difficulté soulevée plus haut, à savoir, le changement de fortune, en rapport aux amis. À ce sujet, il fait deux [considérations]. En premier, il compare les fortunes et les infortunes qui arrivent à ses amis à celles qui arrivent à la personne même. En second (1101a31), il compare celles qui arrivent aux morts à celles qui arrivent au vivant. Sur le premier [point], il fait deux [considérations]. En premier, il propose que ce qui arrive à ses amis a des effets sur la personne même. En second (1101a24), il montre lesquels et de quelles sortes. Il dit donc en premier que, si l'on voulait dire que les fortunes bonnes ou mauvaises des arrière-petits-fils, ou de n'importe quels successeurs, et de tous les amis ne contribuent rien au bonheur de 39 l'homme vivant ou mort, cela semblerait bien inconvenant, pour deux raisons. En premier, certes, parce que cela contredirait la notion d'amitié, qui est une union entre les amis qui fait que chacun d'eux considère comme sien ce qui regarde l'autre. En second, parce que cela serait contraire à l'opinion commune, qui ne peut être totalement fausse.

#204. — Ensuite (1101a24), il montre quels accidents et quels types d'accidents contribuent au bonheur de l'ami. Il dit que ce qui arrive en raison de fortunes bonnes ou mauvaises est multiple et diffère de toutes les façons, à savoir, en espèce, en quantité, en temps, et d'autres pareilles façons, dont certaines importent plus et d'autres moins; qu'en conséquence, si on voulait tout décrire un à un, à savoir, qu'est-ce qui importe et qu'est-ce qui n'importe pas, ce serait trop long, en fait pratiquement infini, parce qu'une diversité de la sorte revient à une infinité de façons.

#205. — Mais il suffit que l'on dise universellement et en gros, c'est-à-dire figurément, c'est-à-dire superficiellement et analogiquement, si l'on dit que, parmi les fortunes qui concernent un homme lui-même, certaines, à savoir les grandes, ont une influence, c'est-à-dire le pouvoir de changer la condition de la vie humaine, et contribuent une aide à la vie heureuse, tandis que d'autres sont légères, et la vie de l'homme n'en pas beaucoup aidée. Il en va aussi pareillement en ce qui arrive à n'importe quels amis, de manière, cependant, qu'importe davantage ce qui arrive aux plus proches, même si c'est moindre en quantité.

#206. — Ensuite (1101a31), il montre à partir de quoi les accidents de ses amis importent à un homme; et cela est plus manifeste pour un homme pendant qu'il vit que ce ne l'est pour un mort. Et à ce [sujet], il fait deux [considérations]. En premier, il montre comment il en va différemment quant à cela pour les vivants et pour les morts. En second (1101b1), il cherche si les accidents des amis importent aux morts, comme il est manifeste qu'ils importent aux vivants. Pour le premier [point], on doit tenir compte que les morts se trouvent en dehors de la vie présente, dont Aristote entend ici examiner le bonheur, comme il appert de ce qui précède (#180). De fait, les morts ne concernent cette vie que pour autant qu'ils demeurent dans la mémoire des hommes vivants. Et c'est pourquoi le rapport que les morts entretiennent avec les vivants, pour ce qui regarde cette vie, est le même qu'entretiennent les choses qui arrivent maintenant en acte avec celles qui ont déjà été et que maintenant l'on raconte, par exemple, les guerres troyennes ou autre chose de la sorte.

#207. — Il dit donc que le fait que n'importe laquelle des affections, c'est-à-dire, des accidents fortuits, arrive à des vivants ou à des morts, cela fait beaucoup plus de différence que le fait que des injustices, par exemple, des homicides ou des vols, et des maux, c'est-à-dire des infortunes, se soient passées dans des tragédies, c'est-à-dire soient racontées par des poètes comme s'étant déjà produites, ou qu'elles se produisent actuellement. Car, en premier, on assume la même chose de la part de l'événement fortuit et on prend la différence de la part des personnes, dont certaines sont en acte dans les affaires humaines, tandis que d'autres le sont seulement en mémoire. En second, par ailleurs, on prend inversement la même chose de la part des personnes qui sont dans les affaires humaines, et on prend la différence de la part des événements fortuits, dont certains sont en acte dans les affaires humaines, tandis que d'autres le sont seulement par leur rapport commémoratif. Or comme le bonheur concerne plus les personnes que les choses qui arrivent extérieurement, le Philosophe dit que la première différence, quant à ce qui concerne notre propos, à savoir le changement du bonheur, est plus importante que la seconde. Et c'est à partir de ce cas semblable sur la différence entre les événements qu'il dit que l'on doit conclure la différence pour notre propos.

#208. — Il est manifeste, en effet, que les maux antérieurs racontés, même s'ils concernent d'une certaine manière l'auditeur qui en est de quelque manière affecté, ce n'est toutefois pas au point qu'ils changent sa condition. Aussi, c'est encore moins que les infortunes changent la condition d'un mort. C'est cela qu'a induit le Philosophe, comme en résolvant l'objection amenée auparavant (#184), qui concluait que si quelque chose influe sur les vivants même quand ils ne le sentent pas, cela influe aussi sur les morts.

#209. — Ensuite (1101b1), il cherche en dernier si de quelque manière ce qui arrive aux amis influe sur les morts. Et en premier, il investigue son prpos. En second (1101b5), il conclut ce qu'il vise principalement. Il dit donc, en premier, qu'il semble davantage que l'on doive s'enquérir, à propos de ceux qui sont morts, si de quelque manière ils participent aux biens ou aux maux qui arrivent en cette vie: car qu'aucun d'entre eux ne soit conduit du bonheur au malheur, ni l'inverse, cela semble assez manifeste. Car si quelque chose de ce qui se fait ici a une influence sur eux, soit bonne soit mauvaise, c'en sera une fragile et petite, ou absolument, ou quant à eux. Or s'il en est ainsi, ce ne sera pas au point de rendre heureux ceux qui ne le sont pas, ni d'enlever le bonheur à ceux qui l'ont. On a dit (#194), en effet, que de petits accidents ne produisent pas une transformation de la vie. Si donc de ce qui se fait peu de chose influe sur les morts, il s'ensuit que leur condition quant au bonheur ne s'en trouvera pas changée.

#210. — Ensuite (1101b5), il conclut sa pensée. Et il dit que les biens que les amis font ou les maux qui leur arrivent semblent bien apporter quelque chose aux morts, et pareillement leurs infortunes influer sur eux; cependant, sous telle façon, et en telle quantité, que cela ne les fasse ni heureux s'ils ne le sont pas, ni malheureux s'ils sont heureux, et que cela ne les transforme pas pour ce qui est de pareilles choses, à savoir quant à la sagesse et à la vertu, ou autre chose de la sorte. Il peut y avoir une construction suspendue à partir de «s'il n'en est rien, être cependant d'une intensité et d'une nature telles…»; alors, il sera convenable d'entendre conditionnellement «affecter dans une certaine mesure», et la conjonction d'inférence sera superflue.

#211. — Il semble bien, d'ailleurs, selon l'intention d'Aristote, que l'on doivent entendre ce que l'on dit ici sur les morts, non pas quant à ce qui en est d'eux-mêmes, mais quant à ce qu'ils vivent dans la mémoire des hommes. Cela, en effet, semble influer sur eux, ce qui arrive à leurs amis après leur mort, pour autant que leur mémoire et leur gloire en est rendue plus plaisante ou plus obscure. Mais cela, certes, il le donne comme quelque chose de fragile. Car il n'y a rien de plus fragile que ce qui tient à la seule opinion des hommes. Il le donne encore comme quelque chose de petit, et surtout quant à eux-mêmes; car cela ne les concerne qu'en autant qu'ils sont dans la moire des hommes.

#212. — Par ailleurs, chercher si les hommes, après leur mort, vivent de quelque manière quant à leur âme, et s'ils connaissent ce qui se fait ici, ou s'il en subissent quelque influence, cela ne concerne pas notre propos, étant donné que le Philosophe traite ici du bonheur de la vie présente, comme il appert de ce qui précède (#206). Et c'est pourquoi les questions de la sorte, qui demanderaient une longue discussion, sont à laisser de côté ici, pour éviter qu'en cette science, qui est opérative, on ne fasse plusieurs développements étrangers à l'action, ce que le Philosophe a exclu plus haut (#31). Mais nous en disserterons ailleurs plus pleinement.

Leçon 18

#213. — Après avoir montré ce qu'est le bonheur, le Philosophe s'enquiert ici sur une propriété du bonheur. Et en premier (1101b10), il soulève la question. En second (1101b12), il traite de la vérité. Il dit donc qu'après avoir défini ce qui précède, il est nécessaire d'examiner si le bonheur est au nombre des biens honorables ou louables. Et qu'il est nécessaire que le bonheur soit contenu sous un genre de ces biens, il le prouve du fait que le bonheur n'est pas du genre des puissances. En effet, on ne loue ni n'honore quelqu'un du fait qu'il a une puissance au bien, mais du fait qu'il est disposé d'une certaine manière envers le bien.

#214. — Pour l'évidence de cette question, on doit prendre en compte que l'honneur et la louange diffèrent de deux façons. En premier, certes, à partir de ce en quoi consiste l'honneur ou la louange. Ainsi, en effet, l'honneur a plus d'extension que la louange. L'honneur, en effet, implique un témoignage qui manifeste l'excellence de quelqu'un, que cela se fasse avec des paroles ou avec des actions, comme lorsque l'on s'agenouille ou qu'on se lève devant lui. Tandis que la louange consiste seulement en paroles. En second, elles diffèrent quant à ce à quoi on montre de la louange et de 41 l'honneur. L'une et l'autre, en effet, est montrée pour une certaine excellence. Mais il y a double excellence: l'un, certes, absolue, et à elle on doit de l'honneur; mais l'autre est une excellence en rapport à une fin, et à elle on doit de la louange.

#215. — Ensuite (1101b12), il détermine de la question soulevée. Et en premier, il montre que le bonheur est du nombre des biens honorables, du fait qu'il est quelque chose de parfait et de meilleur. Dans une seconde partie (1102a2), il le montre du fait qu'il a raison de principe. Sur le premier [point], il fait deux [considérations]. En premier, il montre quel [objet] mérite louange. En second (1101b21), il conclut que ce n'est pas la louange qui s'adresse à ce qu'il y a de meilleur, mais quelque chose de mieux. Sur le premier [point], il fait deux [considérations]. En premier il propose son intention. En second (1101b14), il manifeste son propos. Il dit donc, en premier, que tout ce que l'on loue semble bien être louable à partir de deux [raisons] en même temps: à savoir, du fait que cela ait en soi un type de disposition, et du fait que cela ait un type de rapport avec autre chose.

#216. — Ensuite (1101b14), il manifeste son propos. Et en premier, à partir des louanges humaines. En second (1101b18), à partir des louanges divines. Sur le premier [point], on doit prendre en compte qu'on est loué et à cause de la vertu de l'âme, et à cause de la vertu du corps. Quant à la vertu de l'âme, on loue l'homme lui-même qui détient la vertu de l'âme, par exemple, le juste et le corageux, et communément celui qui est bon selon quelque vertu. Et on loue aussi la vertu elle-même; et cela à cause d'autre chose, à savoir, à cause des œuvres et des actes. C'est à partir de cela, toutefois, qu'on loue le vertueux et la vertu même, qu'il est ordonné à exécuter une œuvre de vertu. Par ailleurs, quant à la vertu du corps, on loue quelqu'un parce qu'il est fort au combat et agile à courir, et ainsi des autres choses semblables, du fait qu'un homme soit de quelque façon ordonné à quelque chose qui est bon en soi et désiré comme digne de l'être (06).

#217. — Mais il faut porter attention à une différence entre les vertus de l'âme et du corps. En effet, pour des louanges de la vertu de l'âme, il suffit que l'on soit bien disposé à l'acte propre de la vertu. Car le bien de l'homme réside dans l'acte même de la vertu. Mais dans les vertus corporelles, il ne suffit pas que on soit bien disposé envers l'acte de cette vertu, àar exemple, à courir ou à lutter. En effet, ce n'est pas en ces [actes] que consiste le bien de l'homme. Car on peut courir ou lutter ou combattre à la fois pour le bien et pour le mal. C'est pourquoi, en parlant de la louange des vertus de l'âme, il a dit qu'on est loué pour des œuvres et des actes, tandis qu'en parlant des vertus corporelles, il a fixé qu'on est loué en rapport à autre chose.

#218. — Ensuite (1101b18), il manifeste ce qu'il avait dit pour les louanges divines. Si, en effet, une chose était louable absolument, et non pas d'après une relation à autre chose, il s'ensuivrait que la même chose serait louable en tout. Or cela apparaît manifestement faux, si on regarde les louanges avec lesquelles nous louons les substances séparées qu'ils nomme des Dieux. Si, en effet, on rapportait leurs louanges à ce qu'on loue chez les hommes, cela semblerait dérisoire; par exemple, si on les louait pour ne pas avoir été vaincus par la concupiscence ou par la crainte. Et il en est ainsi parce que les louanges tiennent à une relation à autre chose, comme on a dit (#214).

#219.— Ensuite (1101b21), il conclut son propos à partir de ce qui précède. Et en premier, il présente la conclusion de la manière qui suit. La louange porte sur ce dont la bonté se regarde en rapport à autre chose. Or ce qu'il y a de meilleur n'est pas ordonné à autre chose; plutôt, ce sont les autres choses qui sont ordonnées à lui. Donc, ce n'est pas la louange qui convient à ce qu'il y a de mieux, mais quelque chose de mieux que la louange; de même aussi, il n'y a pas de science pour les principes, en matière spéculative, mais quelque chose de plus élevé que la science, à savoir, une intelligence. La science, en effet, portent sur les conclusions que l'on connaît grâce aux principes. Et pareillement, la louange porte sur ce dont la bonté tient à autre chose. L'honneur, par ailleurs, est quelque chose de mieux que la louange et porte sur ce à quoi le reste est ordonné.

#220. — En second (1101b23), il manifeste la conclusion précédente à l'aide de ce qui se dit communément. Et en premier quant à ce qui mérite quelque chose de mieux que la louange. En second (1101b31), quant à ce qui mérite louange. Sur le premier [point], il faut deux [considérations]. En premier, il se sert, pour manifester son propos, de ce qu'on pense communément. En second (1101b27), de ce que pensait Eudoxe. Il dit donc, en premier, que c'est ce que pensent tous communément, qu'il y a pour ce qu'il y a de mieux quelque chose de mieux que la louange. Et cela est manifeste du fait que nous disons des Dieux, comme en leur attribuant quelque chose de mieux que de la louange, qu'ils sont heureux et bénis; et nous faisons pareillement avec les meilleurs des hommes, chez qui apparaît comme une ressemblance divine, en raison de leur excellence. De même que nous attribuons aux meilleures des personnes quelque chose de mieux que de la louange, de même le faisons-nous aussi pour les meilleurs des biens, comme pour le bonheur. Personne, en effet, ne loue le bonheur de la manière dont on loue un homme juste ou vertueux. Mais on lui attribue quelque chose de plus grand, quand on dit qu'elle est la béatitude (07).

#221. — Ensuite (1101b27), il se sert à la même fin du mot d'Eudoxe. Celui-ci mettait dans le plaisir les prémices des biens, comme sa position était que le plaisir était le plus grand bien. C'est ce qu'il pense indiquer, en faisant remarquer que, alors que le plaisir est au nombre des biens, on ne le loue pas, du fait qu'en lui-même il est quelque chose de mieux que les choses louables: en effet, on ne loue personne pour le plaisir qu'il a; et il en va pareillement de Dieu et de quoi que ce soit d'autre qui soit bon par soi. Car aussi on compare les autres choses à celles qui sont bonnes par soi, et on loue leur bonté du fait de la relation qu'elles entretiennent avec les choses qui sont bonnes par soi.

#222. — Ensuite (1101b31), il manifeste ce qu'il avait dit quant à ce qui mérite louange. Et il dit que la louange porte sur la vertu par laquelle nous sommes des opérateurs de biens. En effet, on loue quelqu'un pour un acte du corps ou de l'âme, comme on l'a dit (#216-217). Cependant, regarder ce pour quoi on a coutume d'être loué appartient plus proprement aux orateurs, dont le travail porte sur les louanges. En effet, il appartient au genre démonstratif des causes, qui est l'un des trois qui tombent sous la considération de la rhétorique, comme il appert par le Philosophe, au premier livre de la Rhétorique (c. 3), et par Cicéron, dans sa Rhétorique (III). Mais pour ce qui nous concerne, il apparaît manifestement de ce qui précède (#220) que le bonheur est du nombre des choses honorables, du fait qu'il est comme un bien parfait.

#223. — Ensuite (1102a2), il prouve son propos à partir de la notion de principe. En effet, ce qui est principe et cause des biens, nous le prétendons honorable, comme étant quelque chose de divin. Car Dieu est le premier principe de tout bien. Or le bonheur est le principe de tous les biens humains, car c'est à cause d'elle que tous les hommes font tout ce qu'ils font. D'ailleurs, la fin, dans les choses à faire et à désirer, a raison de principe, parce que c'est de la fin que se prend la raison de ce qui est en vue de la fin. Aussi s'ensuit-il que le bonheur soit un bien honorable.

Leçon 19

#224. — Après avoir traité du bonheur, le Philosophe commence ici à traiter de la vertu. Et en premier, il présente des prérequis exigés pour la considération de la vertu. En second (1103a14), il commence à traiter de la vertu, au début du second livre.  Sur le premier point, il fait trois [considérations]. En premier, il montre qu'il appartient à cete science de traiter de la vertu. En second (1102a13), il assume des notions qu'il faut connaître sur les parties de l'âme. En troisième (1103a3), il divise la vertu d'après la division des parties de l'âme. Il montre le premier [point] de deux façons. En premier, bien sûr, avec une raison prise du côté du bonheur. En effet, on a dit, plus haut (#128, 130, 150, 160, 164, 175, 187, 190), que le bonheur est une opération conforme à une vertu parfaite. Aussi pourrons-nous mieux, moyennant connaissance de la vertu, traiter du bonheur. D'où aussi, au dixième livre (#1953-2180), en traitant de toutes les vertus, il complète son traité du bonheur. Il convient donc, comme cete science enquête principalement sur le bien humain qui est le bonheur, qu'il appartienne à cette science d'examiner la vertu.

#225. — En second (1102a7), il prouve son propos à partir de la propre définition de cette science. En effet, la science civile semble bien en vérité porter son étude et son effort surtout sur la vertu. Elle entend en effet rendre les citoyens bons et obéissants aux lois, comme il appert par les législateurs des Crétois et des Lacédémoniens, qui avaient la cité la mieux ordonnée; ou, s'il y en a d'autres semblables, ceux qui établissent des lois pour rendre les hommes vertueux. Or la considération de la présente science appartient à la politique, car c'est en cette science que l'on traite des principes de la politique. Aussi est-il manifeste que la question de la vertu convienne à cette science, selon que, dans notre proème (#25-31), nous avons placé la politique avant toutes les autres disciplines, en cherchant la fin ultime des actions humaines.

#226. — Ensuite (1102a13), il assume, sur les parties de l'âme, quelques notions nécessaires à la connaissance des vertus. Et à ce [sujet], il fait deux [considérations]. En premier, il montre qu'il est nécessaire d'assumer des notions de la sorte dans cette science. En second (1102a26), il les assume. Sur le premier [point], il fait deux [considérations]. En premier, il montre qu'il est nécessaire à cette science de fournir quelques notions sur les parties de l'âme. En second (1102a23), il montre de quelle manière elle doit les traiter. Il dit donc, en premier, qu'en nous proposant d'examiner la vertu, nous l'entendons de la vertu humaine. En effet, on a dit plus haut (#224) que nous enquêtons dans cette science sur le bien humain et sur le bonheur humain. C'est pourquoi, si nous enquêtons sur la vertu en vue du bonheur, il faut que nous enquêtions sur la vertu humaine. Par ailleurs, la vertu qui est proprement humaine n'est pas celle qui concerne le corps, en laquelle l'homme communique avec les autres choses; mais celle qui concerne l'âme, qui est propre à lui. D'ailleurs, c'est encore à cela que conduit ce que nous avons dit plus haut (#123-126), que le bonheur est une opération de l'âme.

#227. — Ainsi donc, le politique se rapporte à la considération de l'âme, dont il enquête sur la vertu, tout comme le médecin se rapporte à la considération du corps, dont il enquête sur la santé. Aussi est-il manifeste qu'il faut que le politique connaisse de quelque façon ce qui concerne l'âme, comme le médecin qui guérit les yeux et tout le corps doit s'intéresser aux yeux et à tout le corps8. Et cela appartient d'autant plus au politique, de considérer l'âme sur la vertu de laquelle il enquête, que meilleure est la politique que la science de la médecine, comme il appert de ce que l'on a dit plus haut (#25-31). C'est pourquoi il faut que cette considération soit plus complète. Nous observons d'ailleurs que les excellents médecins traitent beaucoup de la connaissance du corps et non seulement des opérations médicales. Aussi le politique fournit-il quelque considération de l'âme.

#228. — Ensuite (1102a23), il montre de quelle manière il doit traiter de cela. Et il dit que, dans cette science, on doit s'arrêter à l'âme en vue de celles-là, c'est-à-dire des vertus et des actions de l'homme, sur lesquelles porte ici notre intention principale. C'est pourquoi il y a lieu de traiter de l'âme autant qu'il suffit à ce sur quoi nous enquêtons principalement. Si, par contre, on voulait s'as- 8Le commentaire étouffe quelque peu l'exemple d'Aristote; il vaudrait mieux lire: «comme le médecin qui guérit les yeux doit s'intéresser à tout le corps». 44 surer, sur l'âme, de plus de notions qu'il n'en suffit à notre propos, cela requerrait plus de travail que toute l'enquête que nous nous proposons. Il en va ainsi en tout ce que l'on cherche en vue d'une fin, que sa quantité est à prendre selon ce qui convient à la fin.

#229. — Ensuite (1102a26), il assume ce qu'il y a lieu de traiter ici sur les parties de l'âme. Et, en premier, il divise les parties de l'âme en rationnel et irrationnel. En second (1102a32), il subdivise l'irrationnel. En troisième (1103a1), il subdivise l'autre membre de la première division, à savoir, la partie rationnelle de l'âme. Sur le premier [point], il fait deux [considérations]. En premier, il présente sa division. En second (1102a28), il dit qu'il faut omettre une certaine difficulté. Il dit donc, en premier, qu'il a été traité suffisamment de l'âme au traité De l'âme, qu'il appelle les discours extérieurs, peut-être parce qu'il les a écrits sous forme de lettres à des gens qui se trouvaient au loin. En effet, les livres qu'il avait coutume d'enseigner à ses auditeurs, s'appelaient des auditions, comme les livres sur les choses naturelles se nommaient Sur l'audition naturelle. Ou bien, mieux, on appelle discours extérieurs ceux qui restent en dehors de la science proposée. C'est de ce qui est dit là qu'on va se servir ici, à savoir, qu'une partie de l'âme est rationnelle, et une autre irrationnelle, comme il est dit au troisième [livre du traité] De l'âme (ch. 9; #797).

#230. — Ensuite (1102a28), il soulève une difficulté à oublier pour ce qui concerne notre propos: à savoir, si ces deux parties de l'âme, la rationnelle et l'irrationnelle, sont distinctes l'une de l'autre quant à leur sujet, lieu et situation, comme les particules d'un corps ou de quelque autre continu divisible, comme Platon a soutenu que le rationnel était dans le cerveau, le concupiscible dans le cœur et le nutritif dans le foie; ou si, plutôt, ces deux parties ne sont pas divisées quant à leur sujet, mais seulement quant à leur définition, comme le courbe dans la circonférence du cercle: c’est-à-dire, le convexe et le concave ne se divisent pas quant au sujet, mais seulement quant à leur définition. Et il dit que pour ce qui concerne notre propos, il n'y a pas de différence quant au parti qu'on prend. Et c'est pourquoi il oublie cette question qui ne concerne pas notre propos.

Leçon 20

#231. — Après avoir divisé les parties de l'âme en rationnelle et irrationnelle, le Philosophe subdivise ici la partie irrationnelle. Et en premier (1102a32), il présente un membre de la division. En second (1102b16), il présente l'autre. Sur le premier [point], il fait deux [considérations]. En premier, il présente une partie irrationnelle de l'âme. En second (1102b2), il montre que cette partie de l'âme n'est pas proprement humaine. Il dit donc, en premier, que parmi les parties irrationnelles de l'âme, il y en a une qui s'assimile à l'âme des plantes. Et celle-ci est commune à tous les vivants inférieurs. Cette partie est celle qui est cause de la nutrition et de la croissance en tous. Pareille partie de l'âme se place chez tous ceux qui se nourrissent, non seulement une fois nés, mais même avant qu'ils naissent, c'est-à-dire chez les embryons, qui, manifestement, se nourrissent et croissent.

#232. — On trouve pareillement cette partie de l'âme chez tous les animaux: non seulement chez les animaux parfaits, c'est-à-dire dotés de tous les sens et du mouvement progressif, mais aussi chez les animaux imparfaits, qui ont seulement le sens du toucher et demeurent immobiles dans le même lieu, comme les coquillages. En effet, il est manifeste que tous les animaux mentionnés vivent, et ont une partie de l'âme. Il est plus raisonnable, par ailleurs, d'admettre en eux tous cette partie de l'âme que n'importe quelle autre, parce que les les œuvres de cette partie apparaissent plus manifestement en eux.

#233. — Ensuite (1102b2), il montre que la partie de l'âme mentionnée n'est pas humaine. Et en premier, il conclut cela à partir de ce qui a été dit. En effet, nous appelons humain ce qui est propre à l'homme. Si donc une partie de l'âme est très commune, il s'ensuit qu'elle ne soit pas humaine.

#234. — En second (1102b3), il ajoute une manifestation à partir d'un signe évident. En effet, cette partie de l'âme se trouve opérer le plus efficacement pendant le sommeil; comme, en effet, la chaleur naturelle se ramasse alors à l'intérieur, la digestion s'effectue mieux pendant que l'animal dort. Par contre, ce qui est propre à l'homme, d'après quoi on dit l'homme bon ou mauvais, ne fonctionne pas beaucoup pendant le sommeil. Ce n'est pas d'après son sommeil que se manifeste que quelqu'un soit bon ou mauvais. Aussi dit-on, en proverbe, que les gens heureux ne diffèrent pas des malheureux dans leur sommeil, qui fait la moitié de la vie. C'est que, pendant le sommeil, le jugement de la raison est comme ligoté et que les sens extérieurs ne fonctionnent pas, mais seulement l'imagination et la faculté de nutrition.

#235. — Par ailleurs, cela arrive bien raisonnablement, à savoir, que, quant au sommeil, le bon et le mauvais, l'heureux et le malheureux ne diffèrent pas. Car, pendant le sommeil, elle est en repos quant à son opération, cette partie d'après laquelle on dit l'homme bon. Le bon et le mauvais diffèrent pendant leur sommeil non pas en raison d'une différence qui se produit en dormant, mais en raison d'une différence qui s'est produite en étant éveillés, pour autant que les mouvements à l'état de veille entrent peu à peu dans le sommeil, dans la mesure où ce qu'il a vu ou entendu ou pensé à l'état de veille se présente à l'imagination du dormeur. De cette manière, de meilleurs phantasmes se présentent pendant le sommeil aux gens vertueux, car ils s'occupent de choses honnêtes à l'état de veille, et de moins bons aux autres, qui s'occupent à l'état de veille de choses vaines et malhonnêtes. À ce sujet, on a assez de ce qui a été dit (#234-235). Il reste donc, de ce qui précède (#233-235), que la partie nutritive de l'âme n'est pas de nature à participer à la vertu humaine.

#236. — Ensuite (1102b13), il présente l'autre membre de la division. Et en premier, il propose son intention. En second (1102b14), il prouve son propos. Il dit en premier, en effet, qu'en dehors de la partie nutritive de l'âme, il semble bien y avoir une autre partie, irrationnelle comme la nutritive, mais qui participe d'une certaine façon à la raison; en quoi elle diffère de la partie nutritive, qui est tout à fait exempte de vertu humaine, comme on a dit (#237).

#237. — Ensuite (1102b14), il prouve son propos. Et en premier, qu'il y ait une autre partie irrationnelle de l'âme. En second (1102b25), qu'elle participe à la raison. Il prouve le premier [point] avec une raison empruntée au continent et à l'incontinent, chez qui nous louons la partie de l'âme qui possède aison, du fait que leur raison délibère correctement et conduit à ce qu'il y a de mieux, par mode de reproche ou de persuasion; en effet, l'un et l'autre choisissent de s'abstenir des plaisirs illicites. Mais chez l'un et l'autre aussi, il semble bien y avoir quelque chose d'inné, en dehors de la raison, qui contrarie la raison et lui fait obstruction, c’est-à-dire l'empêche dans l'exécution de son choix. Aussi appert-il qu'il y a quelque chose d'irrationnel, puisque cela est contraire à la raison. Et c'est l'appétit sensible, qui désire ce qui est plaisant au sens, lequel parfois contrarie ce que la raison juge bon absolument. Or cela, chez celui qui est continent, se trouve vaincu par la raison, car le continent a sans doute des désirs dépravés, mais sa raison ne les suit pas. Tandis que chez l'incontinent, cela vainc la raison, qui se trouve entraînée par les désirs dépravés.

#238. — C'est pourquoi il ajoute un exemple. Il arrive que les membres du corps soient dissolus, en ce qu'ils ne puissent être tout à fait contenus par la vertu qui règle le corps, comme chez les paralytiques et les gens ivres, qui vont vers la gauche quand ils choisissent d'aller vers la droite. Il en va de même du côté de l'âme chez les incontinents, en ce qu'ils vont dans la direction contraire à celle que la raison choisit. Cependant, cela n'est pas aussi apparent dans les parties de l'âme que dans les parties du corps. Car dans les parties du corps, nous voyons manifestement comment une chose se meut désordonnément, tandis que, dans les parties de l'âme, nous ne le voyons pas aussi manifestement. Néanmoins, il faut penser qu'il y a quelque chose dans l'homme qui contrarie et fait 46 obstacle à la raison. Maintenant, de quelle manière cela se différencie de la raison, est-ce quant au sujet ou seulement quant à la définition, cela ne touche pas notre propos.

#239. — Ensuite (1102b25), il montre que cette partie irrationnelle participe à la raison. Et en premier, il manifeste cela à partir de ce qui se passe à l'intérieur de l'homme. En second (1102b33), à partir de ce qui se passe en dehors de l'homme. Sur le premier [point], il fait deux [considérations]. En premier, il montre que cette partie irrationnelle participe à la raison. En second (1102b28), il conclut la différence entre cette partie irrationnelle et celle qui a été présentée plus haut. Il dit donc, en premier, que la partie irrationnelle dont on vient de parler semble bien participer de quelque manière à la raison, comme on l'a dit plus haut (#236). Cela est manifeste chez l'homme continent, dont l'appétit sensible obéit à la raison. En effet, bien qu'il ait des désirs dépravés, il n'agit cependant pas d'après eux, mais d'après la raison. Cette partie de l'âme est encore plus soumise à la raison chez l'homme sobre, c'est-à-dire tempéré, qui a son appétit sensible à ce point dompté par la raison qu'il ne se trouve pas chez lui de désirs dépravés véhéments. La même raison vaut pour le courageux et pour quiconque a un habitus de vertu morale. Car, en de pareilles gens, presque tout est en harmonie avec la raison: pas seulement les actes extérieurs, mais aussi les désirs intérieurs.

#240. — Ensuite (1102b28), il conclut de ce qui précède la différence entre l'une et l'autre parties irrationnelles. Et il dit qu'il semble bien, d'après ce qui précède, qu'il y ait irrationnel de deux façons. Car la partie nutritive, qui se trouve chez les plantes, ne communique d'aucune façon avec la raison. Elle n'obéit pas, en effet, au commandement de la raison. Par contre, la faculté concupiscible et toute la faculté affective, comme l'irascible et la volonté, participent de quelque manière à la raison, pour autant qu'ils tiennent compte de la raison qui les meut et obéissent à son commandement. C'est ainsi que nous disons que la raison se comporte comme un père qui commande ou des amis qui déconseillent. Et elle ne se comporte pas seulement de manière spéculative, comme la raison des mathématiciens. À pareille raison, en effet, cette partie de l'âme irrationnelle ne participe d'aucune façon.

#241. — Ensuite (1102b33), il montre par ce qui se passe à l'extérieur que la partie irrationnelle participe à la raison. Un signe de cela, comme il le dit, c'est la persuasion qui vient des amis, et le blâme qui vient des aînés, et la supplication qui vient des plus petits, pour que quelqu'un ne suive pas ses désirs. Or tout cela se ferait en vain si cette partie irrationnelle de l'âme ne pouvait participer à la raison. Il apparaît de cela que la raison n'est pas soumise aux mouvements des passions de l'appétit sensible, mais peut les réprimer. C'est pourquoi elle n'est pas soumise non plus aux mouvements des corps célestes, d'où peut par immutation du corps humain provenir quelque immutation quant à l'appétit sensible de l'âme. Comme, en effet, l'intelligence ou raison n'est pas la puissance d'un organe corporel, elle n'est pas directement soumise à l'action d'aucune vertu corporelle. Et pour la même raison, la volonté non plus, qui est dans la raison, comme il est dit au troisième [livre du traité] De l'âme (ch. 4; #687-699).

#242. — Ensuite (1103a1), il subdivise l'autre membre de la première division, à savoir, la partie rationnelle de l'âme. Et il dit que s'il faut dire que cette partie de l'âme qui participe à la raison est de quelque manière rationnelle, le rationnel sera double. Il y en aura un doté de raison comme principalement et en lui-même, qui sera essentiellement rationnel. Et un autre, qui sera de nature à obéir à la raison, comme à un père. C'est cela que nous appelons rationnel par participation. D'après cette division, un membre est contenu à la fois sous le rationnel et l'irrationnel. En effet, il y a quelque chose de seulement irrationnel, comme la partie nutritive de l'âme. Il y a par contre du seulement rationnel, comme l'intelligence et la raison. Mais il y a encore une partie irrationnelle en elle-même, mais rationnelle par participation, comme l'appétit sensible et la volonté.

#243. — Ensuite (1103a3), il divise la vertu d'après la différence faite entre les parties de l'âme. Et il dit qu'on détermine, c'est-à-dire divise, la vertu, d'après la différence faite entre les parties de l'âme. En effet, comme la vertu humaine est celle par laquelle on accomplit bien l'œuvre de l'homme, qui se conforme à la raison, il est nécessaire que la vertu humaine porte sur quelque chose de rationnel. Aussi, comme le rationnel est double, à savoir, par essence et par participation, il s'ensuit que la vertu humaine soit double. L'une d'elles est en ce qui est rationnel par soi, et on l'appelle intellectuelle ; tandis que l'autre est en ce qui est rationnel par participation, c'est-à-dire dans la partie affective de l'âme, et on appelle celle-là morale. Et c'est pourquoi il dit que nous disons que certaines des vertus sont intellectuelles, tandis que d'autres morales. La sagesse, en effet, et l'intelligence et la prudence, on les dit des vertus intellectuelles, mais la libéralité et la sobriété, morales.

#244. — Et il prouve cela à partir des louanges humaines, car lorsque nous voulons louer quelqu'un pour ses mœurs, nous ne disons pas qu'il soit sage et intelligent, mais qu'il est sobre et doux. Et nous ne louons pas quelqu'un pour ses mœurs seulement, mais nous louons aussi quelqu'un pour l'habitus de la sagesse. Or les hbitus louables, nous les appelons des vertus. En dehors, donc, des vertus morales, il y a aussi des vertus intellectuelles, comme la sagesse, l'intelligence et d'autres de la sorte. C'est ainsi que se termine le premier livre.

(01) Considerare. Saint Thomas fait un usage abondant de ce mot qui nomme de manière très commune l'acte dans lequel la raison se représente son objet, sans précision de son intention, spéculative ou pratique, ni de son mode résolutif ou compositif. Il est difficile de se fixer sur un mot français unique qui ne soit pas plus précis. Aussi la traduction variera-t-elle dans les lignes suivantes: observer, penser, opérer, réfléchir.
(02) Intellectus appetitivi. On doit lire appetitus intellectivi, comme on lit, un peu plus haut, appetitu rationali.
(03) Politicarum. “Politiarum”?
(04) Honestum. 
(05) Quel est le sens de cette remarque? 
(06)
Studiosum quasi studio dignum.
(07) Beatitudo, comme , qu'il traduit, exprime un superlatif dans le bien: le fait non seulement d'être bon, de compléter, mais bien plus, de combler, de laisser sans rien à désirer.