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table des matières de l'oeuvre d'Aristote

ARISTOTE

Thomas d’Aquin

Commentaire à l'éthique de nicomaque 

Livre I Livre II Livre III Livre IV  Livre V
Livre VI Livre VII Livre VIII Livre IX  Livre X

LIVRE DEUXIÈME  

Leçon 1

#245. — Après avoir déterminé ce qui sert de préambules à la vertu, Le Philosophe commence à déterminer des vertus. Et cela se divise en deux parties. Dans la première, il détermine des vertus elles-mêmes (1103a14). Dans la seconde, de choses qui s'ensuivent des vertus, ou les accompagnent; c'est au septième livre (1145a15). Puis la première partie se divise en deux parties. Dans la première, il détermine des vertus morales. Dans la seconde, des intellectuelles, au sixième livre (1138b18). Et la raison de [cet] ordre est que les vertus morales sont plus connues et que par elles nous nous disposons aux intellectuelles. La première partie se divise encore en deux parties. Dans la première, il détermine de ce qui appartient aux vertus morales en commun. Dans la seconde, il détermine des vertus morales en détail (1115a6). La première se divise encore en deux parties. Dans la première, il détermine de la vertu morale en commun. Dans la seconde, il détermine de certains principes des actes moraux, au troisième livre (1109b30). La première partie se divise encore en trois parties. Dans la première, il enquête sur la cause de la vertu morale. Dans la seconde, il cherche ce qu'est la vertu morale (1105b19). Dans la troisième partie, il montre comment on peut devenir vertueux (1109a20). Sur le premier [point], il fait trois [considérations]. En premier, il montre que la vertu morale est causée en nous par des opérations. En second, il montre par quelles opérations elle est causée en nous (1103b26). Dans la troisième partie, il soulève une difficulté sur ce qui a été dit (1105a17). Sur le premier [point], il fait deux [considérations]. En premier, il montre quelle est la cause de la génération de la vertu. En second, quelle est la cause de sa corruption (1103b6). Sur le premier [point], il fait trois [considérations]. En premier, il propose que la vertu morale est en nous à force d'habitude. En second, il montre qu'elle n'est pas en nous par nature (1103a18). En troisième, il manifeste par un signe ce qu'il avait dit (1103b2).

#246. — Il dit donc en premier que, comme la vertu est double, à savoir intellectuelle et morale, la vertu intellectuelle s'engendre à la fois et s'augmente, la plupart du temps, par enseignement. Et la raison en est que la vertu intellectuelle est ordonnée à la connaissance. Or celle-ci, bien sûr, nous est acquise davantage par enseignement que par découverte. Il y en a plus, en effet, qui peuvent connaître la vérité en l'apprenant d'autres qu'en la découvrant par eux-mêmes. Et même pour ceux qui font des découvertes, chacun en apprend plus de quelqu'un d'autre qu'il n'en découvre lui-même. Mais comme, en apprenant, on ne procède pas à l'infini, il faut bien que l'on connaisse beaucoup de [choses] en les découvrant. Or comme toute notre connaissance tient sa source du sens, et qu'à sentir plusieurs fois quelque chose on en forme une expérience, il s'ensuit que la vertu intellectuelle a besoin d'un long temps d'expérience.

#247. — Mais la vertu morale se forme par les mœurs, c'est-à-dire par l'habitude. En effet, la vertu morale se situe dans la partie appétitive. Aussi implique-t-elle une inclination à quelque [bien] appétible. Or pareille inclination procède ou bien d'une nature qui incline à ce qui lui convient, ou bien d'une habitude qui tourne en nature. Car en grec, ethos écrit avec un E bref indique les mœurs ou la vertu morale. Ithos, toutefois, écrit avec un H grec qui est long, signifie l'habitude. Tout comme chez nous le mot moralis signifie quelquefois l'habitude, quelquefois par ailleurs ce qui appartient au vice ou à la vertu.

#248. — Ensuite (1103a18), il prouve avec deux raisons, à partir de ce qu'il a énoncé, que la vertu morale n'est pas par nature. Et la première d'entre elles est comme suit. Parmi les [choses] qui sont par nature, aucune ne varie par raison d'accoutumance. Ce qu'il manifeste par un exemple: la pierre se porte naturellement vers le bas; aussi, autant de fois qu'on la projette vers le haut, elle ne s'habitue d'aucune manière à se mouvoir vers le haut. Et la raison en est que ce qui agit naturellement, ou bien agit seulement, ou bien agit et subit. Si cela agit seulement, le principe d'action ne se change pas par là en lui. Tant que demeure la même cause, l'inclination au même effet demeurera toujours. Si par ailleurs cela agit de manière à subir aussi, mais ne subisse pas au point que le principe d'action en soit retiré, l'inclination naturelle qui lui appartenait ne sera pas enlevée. Si cependant cela subit au point qu'en soit détruit son principe d'action, il ne sera désormais plus de la même nature. De sorte que ne lui sera plus naturel ce qui l'était auparavant. C'est pourquoi aussi on ne se trouve pas transformé quant à son action du fait qu'on agisse naturellement. Et il en va semblablement aussi si on est mu contre nature; à moins peut-être que le mouvement soit au point de corrompre la nature. Mais si le principe naturel d'action demeure, il y aura toujours la même action. Et c'est pourquoi l'habitude n'a aucun effet en ce qui agit conformément à sa nature et en ce qui va contre nature.

#249. — Et la raison en est que la vertu morale appartient à l'appétit, qui opère pour autant qu'il est mu par un bien perçu. Aussi faut-il bien, lorsqu'il opère plusieurs fois, qu'il soit plusieurs fois mu par son objet. Et à partir de là il suit une certaine inclination à la manière de la nature, comme aussi une multitude de gouttes creusent une pierre en tombant dessus. Ainsi donc, il devient manifeste que les vertus morales ne se trouvent pas en nous par nature, et qu'elles ne se trouvent pas non plus en nous contre nature. C'est plutôt une aptitude naturelle à les recevoir qui nous appartient, pour autant qu'en nous la force appétitive est de nature à obéir à la raison. Elles se parfont par ailleurs en nous par l'accoutumance, pour autant que de ce que nous agissons plusieurs fois en conformité à la raison, une forme s'imprime, de par la force de la raison, dans l'appétit. Et cette impression, certes, ce n'est rien d'autre que la vertu morale.

#250. — Il amène une seconde raison (1103a26), qui est comme suit. En tout ce qui nous appartient de nature, la puissance nous appartient avant l'opération. Et cela est manifeste dans les sens. Car ce n'est pas du fait que nous voyions ou entendions plusieurs fois que nous recevons le sens de la vue et de l'ouïe. Mais c'est au contraire de ce que nous avons ces sens que nous commençons à en user; et ce n'est pas du fait que nous en usons que nous les aurons. Or c'est en opérant conformément à la vertu que nous acquérons les vertus, de même qu'il arrive aussi dans les arts opératifs, où c'est en faisant que les hommes apprennent ce qu'il faut faire une fois qu'on l'a appris. Comme c'est en construisant qu'on devient constructeur et en jouant de la cithare qu'on devient cithariste. De manière semblable, c'est aussi en exécutant des [actions] justes, ou tempérées, ou courageuses, qu'on devient juste, ou tempérant, ou courageux. En conséquence, les vertus de cette sorte ne se trouvent pas en nous par nature.

#251. — Ensuite (1103b2), il manifeste par un signe ce qu'il avait dit. Il dit donc que ce qui se passe dans les cités témoigne en faveur de ce qui a été dit, que c'est en agissant qu'on devient vertueux; car les législateurs, c'est en habituant les hommes aux œuvres des vertus par des préceptes, des récompenses et des punitions qu'ils les rendent vertueux. Et c'est à cela que doit se porter l'intention de n'importe quel législateur. Et ceux au contraire qui ne font pas bien cela sont fautifs dans leur législation. Et leur politique diffère d'une politique correcte par la différence du bien et du mal.

#252. — Ensuite (1103b6), il montre que c'est par les mêmes œuvres que se forme et se corrompt la vertu. Et en premier il montre son propos. En second, il en infère un corollaire (1103b22). Il dit donc en premier que ce sont des mêmes principes que, pris de manière différente, se forme et se corrompt la vertu. Il en va semblablement de n'importe quel art. Il manifeste cela d'abord dans les actes: car de ce qu'on joue de la cithare d'une manière, on devient et bon et mauvais cithariste, en le prenant en la proportion [pertinente]. La même raison vaut pour les constructeurs, et pour tous les autres artisans. Car de ce qu'on construit bien fréquemment on devient bon constructeur et de ce qu'on construit mal, mauvais. Et si cela n'était pas vrai, on n'aurait pas besoin, pour acquérir des arts de cette sorte, d'un maître qui dirige nos actions; car tous, de quelque façon qu'ils opèrent, deviendraient de bons ou de mauvais artisans. Et comme il en est des arts, ainsi en va-t-il des vertus.

#253. — En effet, ceux qui agissent bien dans les échanges qui se font entre les hommes deviennent justes; et ceux qui agissent mal, injustes. Et semblablement, ceux qui agissent face aux dangers et s'habituent à craindre ou à montrer de l'assurance, s'ils le font bien ils deviennent courageux; mais s'ils le font mal, [ils deviennent] lâches. Ainsi en est-il encore de la tempérance et de la douceur en regard des désirs et des colères. Et universellement, pour le dire en une phrase, c'est par des agissements semblables que se forment les habitus semblables.

#254. — Ensuite (1103b22), il dit qu'il faut porter attention au choix de nos opérations; car c'est leur différence qui entraîne les différences de nos habitus. Aussi conclut-il encore que cela ne fait pas qu'une petite différence que dès la jeunesse on s'habitue tout de suite ou à bien ou à mal agir; que cela, au contraire, fait beaucoup de différence, si même tout ne dépend pas de cela. En effet, ce qui s'imprime en nous dès le début, nous le retenons plus fermement.

Leçon 2

#255. — Après avoir montré que les vertus sont produites en nous par nos actions, le Philosophe examine ici comment cela se fait. Et à ce [sujet], il fait deux [considérations]. En premier (1103b26), il montre quel type d'actions produisent en nous la vertu. En second (1104b3), il montre quel signe manifeste la vertu déjà engendrée en nous. Sur le premier [point], il fait trois [considérations]. En premier, il montre la nécessité du présent examen. En second (1103b34), il traite de la façon de faire l'examen. En troisième (1104a11), il montre quelles actions produisent les vertus. Sur le premier [point], il fait deux [considérations]. En premier, il montre la nécessité du présent examen. En second (1103b31), il montre ce qu'il y a à supposer ici. Pour le premier [point], il est à noter que, dans les sciences spéculatives, dans lesquelles on ne cherche que la connaissance de la vérité, il suffit de connaître quelle cause a chaque effet. Mais dans les sciences opératives, dont la fin est l'action, il faut connaître par quels mouvements, ou actions, chaque effet suit de chaque cause.

#256. — Il dit donc, que l'intérêt actuel, celui de la philosophie morale, ne vise pas la contemplation de la vérité, comme celui des sciences spéculatives, mais vise l'action. Dans cette science, en effet, nous ne sondons pas ce qu'est la vertu simplement pour connaître la vérité à son sujet; mais pour qu'en acquérant la vertu, nous devenions bons. Il en donne la raison: c'est que si l'étude de cette science visait la simple connaissance de la vérité, elle serait peu utile. Ce n'est pas grand chose, en effet, ni très pertinent à la perfection de l'intelligence, de connaître la vérité variable des actions contingentes à poser, sur lesquelles, justement, porte la vertu. Comme il en est ainsi, il conclut qu'il est nécessaire de sonder, à propos de nos actions, lesquelles il faut faire. Car, comme il a été dit plus haut (#248-253), nos actions ont pouvoir et maîtrise sur le fait que ce soient des habitus bons ou mauvais qui soient engendrés en nous.

#257. — Ensuite (1103b31), il montre que l'on doit supposer comme [notion] commune sur la qualité des actions qui produisent la vertu, qu'elles soient conformes à la raison droite. La raison en est que le bien de n'importe quoi réside en ce que son opération convienne à sa forme. Or la forme propre de l'homme est celle dont il tient d'être un animal rationnel. Aussi faut-il bien que l'opération d'un homme soit bonne du fait de se conformer à la raison droite. En effet, la perversité de la raison répugne à la nature de la raison. Plus loin, par ailleurs, au sixième livre (#1109), on traitera de ce qu'est la raison droite, qui relève des vertus intellectuelles, et quel rapport elle entretient avec les autres vertus, les vertus morales.

#258. — Ensuite (1103b34), il traite de la façon de faire l'examen de telles [choses]. Il dit qu'en premier, il faut admettre que tout discours sur les actions à poser, comme celui-ci, doit être fait en gros, c'est-à-dire par mode d'exemples, ou de similitudes, et non en toute certitude; cela a déjà été dit dans le proème à tout le livre (#24). C'est que les discours sont à proportionner à la condition de la matière, comme il a été dit au même endroit (#32). Nous observons, d'ailleurs, que ce qui intervient dans les actions morales, et tout ce qui leur est utile, comme les biens extérieurs, n'a pas en soi du stable et du nécessaire, mais est tout entier contingent et variable. Il en va de même dans les actes médicaux, qui touchent à la santé, puisque la disposition même du corps à guérir et ce qui sert à le guérir varient de bien des manières.

#259. — Comme le discours en [matière] morale est déjà incertain et variable en ce qui concerne l'universel, il est encore plus incertain quand on veut descendre plus bas et enseigner avec exactitude ce qui touche les singuliers. Cela, en effet, ne tombe ni sous un art, ni sous une histoire, du fait que les causes des actions singulières à poser varient d'infinies manières. Aussi le jugement des singuliers estil laissé à la prudence de chacun. C'est-à-dire que les agents eux-mêmes doivent s'efforcer, avec leur prudence, de voir ce qu'il convient de faire dans la situation présente, en tenant compte de toutes les circonstances particulières, de la façon dont il faut que le médecin le fasse en exerçant la médecine, et le pilote dans la direction du navire. Mais bien que tel soit le discours en cette matière, c'est-à-dire universellement incertain, impossible d'ailleurs à compléter dans le détail, nous devons toutefois essayer de procurer en cela une certaine aide, par laquelle on soit dirigé dans ses actes.

#260. — Ensuite (1104a11), il montre de quel type sont les actions qui produisent la vertu. À ce [sujet], il fait deux [considérations]. En premier, il montre quel type d'actions produisent la vertu. En second (1104a27), que la vertu, une fois produite, produit des opérations semblables. Il dit donc, d'abord, que la chose à considérer en premier, c'est que les vertus, comme les actions qui produisent les vertus, sont de nature à se corrompre par l'excès et le défaut. Pour le manifester, il faut prendre en signes et témoignages plus manifestes ce qui arrive touchant les vertus du corps, plus manifestes que les vertus de l'âme.

#261. — Nous voyons, en effet, que la force corporelle se perd par les excès de gymnases, c'est-à-dire de ces exercices corporels dans lesquels on combattait nu; car trop de travail débilite la vertu naturelle du corps. De manière semblable, le défaut d'exercices corrompt la force corporelle, parce que, par défaut d'exercice, les membres restent mous et faibles devant l'effort. Il en va de même aussi en ce qui a trait à la santé. En effet, que l'on prenne trop de nourriture ou de boisson, ou même moins qu'il ne faut, la santé se perd. Tandis que si on use dans la mesure due d'exercices et de nourritures et de boissons, il se produira de la force corporelle, et la santé augmentera et se conservera.

#262. — Ainsi en va-t-il dans les vertus de l'âme, par exemple en matière de courage et de tempérance et d'autres vertus. En effet, qui craint et fuit tout, et ne résiste à rien d'effrayant, devient lâche. De manière semblable, qui ne craint rien et se lance précipitamment dans tous les dangers devient téméraire. Ainsi en va-t-il, encore, pour la tempérance. En effet, qui profite de n'importe quelle jouissance, et n'en évite aucune, devient intempérant. Qui, par ailleurs, les évite toutes, comme le font certains sauvages dépourvus de raison, devient insensible.

#263. — Il ne faut cependant pas tirer de là que la virginité soit un vice, du fait de s'abstenir de tout plaisir sexuel. D'abord, on ne s'abstient pas par là de tout plaisir; ensuite, on s'abstient de ces plaisirs en conformité à la raison droite, de la manière dont ce n'est pas vicieux, comme soldat, de s'abstenir de tout plaisir sexuel, pour vaquer plus librement aux occupations de la guerre. Tout cela soit dit, d'ailleurs, comme quoi la tempérance et le courage se perdent par excès et par défaut, mais se gardent par un milieu, lequel milieu, bien sûr, ne se prend pas en rapport à la quantité, mais en rapport à la raison droite.

#264. — Ensuite (1104a27), il montre que la vertu produit des actions semblables à celles qui l'engendrent. Il dit que la génération et l'augmentation des vertus s'assurent par les mêmes actes, de même que leur perte si on les prend en sens contraire. Et les opérations des vertus, une fois engendrées, consistent dans les mêmes [actes], ce qui appert encore en matière corporelle, matière plus manifeste. En effet, la force corporelle se développe du fait que l'on prenne beaucoup de nourriture et résiste à beaucoup d'efforts; et quand on est devenu fort, ce sont les mêmes choses qu'on peut faire le plus. Ainsi en va-t-il, dans les vertus de l'âme: car c'est en s'écartant des jouissances que l'on devient tempérant; et, devenu tempérant, c'est là qu'on peut le plus s'écarter des jouissances. Il en va de manière semblable pour la vertu de courage: du fait de s'être accoutumé à mépriser et à résister à des [choses] effrayantes, on devient courageux et, devenu courageux, on peut le plus poser les mêmes actes. De même aussi, c'est le feu, engendré par la chaleur, qui peut le plus réchauffer.

Leçon 3

#265. — Après avoir montré quel type d'actions produisent les vertus, le Philosophe montre ici quel est le signe de la vertu déjà engendrée. À ce [sujet], il fait deux [considérations]. En premier (1104b3), il propose son intention. En second (1104b9), il prouve son propos. Sur le premier [point], il est à noter que, bien que la vertu produit des [actes] semblables aux actions par lesquelles elle est engendrée, comme il a été dit plus haut (#264), l'exécution de ce type d'action diffère après la vertu et avant la vertu. En effet, avant la vertu, on se fait violence à soi-même pour agir de la sorte. C'est pourquoi de telles actions comportent de la tristesse. Mais une fois l'habitus de la vertu engendré, ce type d'actions se fait avec plaisir, du fait qu'un habitus appartient à la manière d'une nature. Or quelque chose plaît du fait de convenir à un [être] selon sa nature.

#266. — Il dit donc que le signe d'habitus ou bons ou mauvais déjà engendrés se tire du plaisir ou de la tristesse qui accompagne les actions, ce qu'il manifeste par des exemples. En effet, qui se réjouit à s'écarter des jouissances corporelles est tempérant et opère ce qui convient à son habitus. De manière semblable, qui résiste à des dangers avec plaisir ou, du moins, sans tristesse est courageux. Exceptionnellement, en effet, il suffit, dans l'acte de courage, de ne pas s'attrister, comme on le dira plus loin, au troisième [livre] (#584-585). Enfin, qui résiste aux dangers avec tristesse est lâche. Il met la cause de ce qu'il vient de dire dans le fait que toute vertu morale porte sur des jouissances et des tristesses.

#267. — Cela, bien sûr, n'est pas à comprendre au sens où toute vertu morale porterait sur des jouissances et des tristesses, comme sur sa matière propre. La matière de chaque vertu morale est ce sur quoi la raison impose sa mesure, comme le font la justice, concernant les actions qui ont rapport à quelqu'un d'autre, le courage sur les craintes et les audaces, la tempérance sur les plaisirs. Plutôt, comme il sera dit au septième [livre] de ce [traité] (#1504-1515), le plaisir est la fin principale de toutes les vertus morales. Car cela est requis à toute vertu morale, que l'on se plaise et s'attriste de ce qu'il faut. Pour cela, il dit ici que la vertu morale porte sur des jouissances et des tristesses, du fait que l'intention de toute vertu morale tend à ce que l'on prenne son plaisir et s'attriste de manière correcte.

#268. — Ensuite (1104b9), il prouve son propos. En premier, par des raisons tirées de ce qui touche la vertu. En second (1104b29), en partant de l'homme vertueux lui-même. Sur le premier [point], il donne quatre raisons. La première s'en tire de l'observation des hommes qui tendent à la vertu. Il a été montré, plus haut (#264, 265), en effet, que la vertu s'engendre et se corrompt à travers des actions de même sorte, mais faites de manière contraire. Nous voyons, en effet, que la vertu se corrompt par la jouissance et la tristesse. Car, à cause du désir de plaisirs, nous faisons du mal, [et] à cause de la tristesse que nous craignons dans nos efforts d'honnêteté, nous nous écartons du bien, c'est-à-dire d'actes vertueux. Aussi, comme Platon l'a dit, il faut que, d'une certaine façon, on conduise par la main dès sa jeunesse celui qui tend à la vertu, de manière à ce qu'il se réjouisse et s'attriste des choses qu'il faut. Voilà, en effet, la discipline correcte pour les jeunes: qu'ils s'habituent à se plaire dans leurs actes bons et à s'attrister pour leurs mauvais. C'est pourquoi les instructeurs des jeunes les applaudissent quand ils agissent bien, et les réprimandent lorsqu'ils agissent mal.

#269. — Il donne ensuite sa seconde raison (1104b13). Elle se tire de la matière de la vertu morale, comme suit. Toute vertu morale porte sur des actes, comme la justice, qui porte sur des achats et des ventes et d'autres [actes] de la sorte, ou sur des passions, comme la douceur, qui porte sur des colères; il en va ainsi des autres. Mais à toute passion suit un plaisir ou une tristesse, puisqu'une passion de l'âme n'est rien d'autre qu'un mouvement de la faculté appétitive en poursuite d'un bien ou en fuite d'un mal. Lorsque, donc, arrive le bien dans lequel l'appétit tend, ou lorsqu'on évite le mal qu'on fuyait, le plaisir suit. Quand, par ailleurs, c'est l'inverse, 54 la tristesse suit. Par exemple, quand l'homme en colère accède à sa vengeance, il se réjouit, et le lâche aussi, quand il s'échappe de dangers. Quand, par ailleurs, l'inverse arrive, on s'attriste. Il reste donc que toute vertu morale porte sur des plaisirs et des tristesses comme sur quelque chose de final.

#270. — Il apporte ensuite sa troisième raison (1104b16). Elle se tire de la médecine de l'âme. Les médecines qui visent à restituer la santé sont des potions amères administrées et des plaisirs enlevés; de même façon, les punitions sont des médecines pour réparer la vertu. Et elles aussi se font en enlevant des plaisirs ou en administrant des tristesses. C'est que les médecines sont de nature à se faire par les contraires; ainsi, quand on a trop chaud, les médecins administrent du froid. Donc encore, la vertu morale porte sur des plaisirs et des tristesses.

#271. — Il donne ensuite sa quatrième raison (1104b18). Elle se tire de ce qui contrarie et corrompt la vertu. Il dit que tout habitus tient sa nature en vue d'[actions] à poser et en rapport à elles, et c'est par celles-là qu'il devient pire et meilleur, c'est-à-dire que c'est par elles qu'il est augmenté en bonté, s'il est un habitus bon, ou en malice, s'il en est un mauvais. Ou, peut-on comprendre, c'est par elles qu'il est susceptible de devenir pire ou meilleur, c'est-à-dire que c'est par elles qu'il est susceptible d'être engendré ou augmenté, ce qui est devenir meilleur, ou de se corrompre ou diminuer, ce qui est devenir pire. Nous observons, par ailleurs, que l'on devient mauvais, avec sa vertu corrompue, du fait que l'on poursuit des jouissances et que l'on fuit des tristesses: soit celles qu'il ne faut pas, ou quand il ne faut pas, ou de quelque autre manière qu'on dévie de la raison droite.

#272. — Ce fut là l'occasion, pour les Stoïciens, d'être portés à dire que les vertus sont des impassibilités et des repos. En effet, comme ils voyaient les hommes devenir mauvais par le biais de plaisirs et de tristesses, ils pensèrent qu'en conséquence, la vertu consisterait dans le fait que les transmutations des passions cesseraient totalement. Mais là, ils firent erreur, en voulant totalement exclure du vertueux les passions de l'âme. Car il appartient au bien de la raison de régler l'appétit sensible, dont les passions sont le mouvement. Par conséquent, il n'appartient pas à la vertu d'exclure toutes les passions, mais seulement celles [qui sont] désordonnées, qui sont comme il ne faut pas et quand il ne faut pas, et [en lesquelles] n'importe quoi d'autre [de la sorte] s'ajoute, en rapport à d'autres circonstances. Il en conclut qu'on doit présupposer qu'en matière de jouissances et de tristesses, la vertu opère le mieux, tandis que la malice, qui est l'habitus contraire à la vertu, [opère] le mauvais.

#273. — Ensuite (1104b29), il introduit à ce propos quatre autres raisons, tirées des hommes auxquels appartiennent la vertu, le plaisir et la tristesse. La première en est tirée du caractère commun des plaisirs. Il dit que trois [options] tombent sous le choix humain: le bien, c'est-à-dire l'honorable; le profitable, c'est-à-dire l'utile; et le plaisant. Il leur fait correspondre trois contraires: le mal, c'est-à-dire le vice, opposé à l'honorable; le nocif, opposé à l'utile; et le triste, opposé au plaisant. Or, sur tous ces [plans], [celui qui est] bon se comporte correctement, tandis que l'homme mauvais se rend fautif: surtout en [matière] de plaisir, la plus commune de celles énumérées, en vertu d'un double caractère comun.

#274. — En premier, certes, quant à ce à quoi on prend plaisir. Le plaisir, en effet, existe chez tous les animaux, parce qu'il répond non seulement à la partie intellective, mais aussi à la [partie] sensible. Tandis que l'utile et l'honorable appartiennent à la partie intellective seule. En effet, l'honorable est ce qui arrive en conformité avec la raison, et l'utile importe un ordre entre une chose et une autre, alors qu'ordonner est le propre de la raison.

#275. — Un autre caractère commun s'attache aux choses mêmes, auxquelles on prend plaisir: le plaisir s'attache à tout ce qui tombe sous le choix. L'honorable plaît, en effet, en ce qu'il convient à la raison, l'utile, lui, plaît par l'espoir de la fin. Mais il n'en va pas à l'inverse: tout ce qui plaît n'est pas utile ou honorable, comme il appert dans les plaisirs du sens.

#276. — Il donne ensuite sa seconde raison (1105a1). Elle est tirée de la connaturalité du plaisir. C'est en même temps que toute autre chose, en effet, que, dès l'enfance, est nourri le plaisir lui-même, car l'enfant, à peine né, prend plaisir au lait. Aussi est-il difficile à l'homme de soumettre cette passion, qui s'assimile à la vie, en ce qu'elle commence en 55 même temps que l'homme, dès le début de sa vie. C'est pourquoi la vertu morale porte surtout sur le plaisir.

#277. — Il donne ensuite sa troisième raison (1105a3). Elle est tirée de l'ardeur humaine. Tous les hommes, en effet, règlent leurs actions avec le plaisir et la tristesse, en ceci qu'ils se portent vers les actions auxquelles ils prennent plaisir, et s'abstiennent de celles dont ils s'attristent. C'est pourquoi, nécessairement, tout l'intérêt de la vertu morale, ordonnée à faire bien agir, se tourne vers le plaisir et la tristesse. Il est, en effet, loin d'être indifférent aux actions que l'on s'en réjouisse ou s'en attriste bien ou mal. Car, si l'on se réjouit des bonnes, on agit bien, tandis que si [c'est] des mauvaises, [on agit] mal.

#278. — Il donne ensuite sa quatrième raison (1105a7). Elle est tirée de la comparaison du [plaisir] avec la colère. C'est que, comme l'a dit Héraclite, il est plus difficile de combattre la jouissance que la colère. Pourtant, combattre la colère est manifestement très difficile, à cause de son impétuosité. Mais le désir du plaisir à la fois est plus commun, est plus naturel, et dure plus. Or c'est toujours en rapport au plus difficile que se forme l'art et la vertu, car, dans le facile, n'importe qui peut bien agir. Mais bien agir dans le difficile appartient seulement à celui qui a vertu et art. Aussi devient-il manifeste, avec ce qui précède, que tout l'intérêt de la vertu et de la politique, c'est-à-dire du commerce civil, consiste en plaisirs et tristesses: qui en use bien sera bon, tandis que qui en use mal sera mauvais.

#279. — Ensuite (1105a13), il résume ce qu'il a dit: la vertu porte sur les plaisirs et les tristesses; c'est la même chose qui engendre et augmente la vertu, et qui, faite d'une manière contraire, la corrompt; enfin, c'est la même chose qui engendre la vertu et que produit la vertu, une fois engendrée.

Leçon 4

#280. — Après avoir montré que ce sont les actes qui produisent les vertus, le Philosophe soulève ici une difficulté. À ce [sujet], il fait trois [considérations]. En premier (1105a17), il soulève une difficulté. En second (1105a21), il la résout. En troisième (1105b9), la question une fois déterminée, il amène la conclusion principalement recherchée. Il y a donc une difficulté, que d'abord il soulève. La voici: il en va dans les vertus comme dans les arts; or, dans les arts, il se trouve que personne ne produit l'œuvre de l'art s'il n'a l'art; ainsi, personne ne produit des œuvres grammaticales s'il n'est déjà grammairien, ni des œuvres musicales s'il n'est déjà musicien. Il en ira donc de même dans les vertus; ainsi, quiconque produit des œuvres de justice est déjà juste, et quiconque produit des œuvres de tempérance est déjà tempérant. Ce qui a été dit (#264) ne semble donc pas vrai, que l'on devient juste en posant des [actes] justes, et que l'on devient tempérant en posant des [actes] tempérants.

#281. — Ensuite (1105a21), il résout la difficulté qui précède. En premier, en détruisant ce qu'on avait assumé quant aux arts. En second (1105a26), en annulant la ressemblance apportée entre vertus et arts. Il dit donc, en premier, qu'il n'en va pas, dans les arts, comme on l'assumait, que quiconque ferait des [œuvres] grammaticales serait déjà grammairien. Car il arrivera parfois que, par hasard, un idiot prononce la parole correcte; cela arrivera aussi parfois, à la suite d'une autre [parole], au modèle de laquelle on se conforme: par exemple, si un imitateur reproduit la parole correcte, dite auparavant par un grammairien. Mais on ne doit être considéré comme grammairien que lorsqu'on produit l'œuvre grammaticale grammaticalement, c'est-à-dire d'après la science de la grammaire, que l'on possède.

#282. — Ensuite (1105a26), il donne une seconde solution. À son sujet, il fait deux [considérations]. En premier, il annule la ressemblance des arts avec la vertu. En second (1105b5), il conclut la solution. Il dit donc, en premier, que tout n'est pas semblable dans les arts et les vertus, car les œuvres produites par les arts ont en elles-mêmes ce qui appartient au bien-être de l'art. La raison en est que l'art est la définition correcte de l'œuvre à produire, comme il sera dit au sixième [livre] de ce [traité] (#1153, 1160, 1166). Or, produire, c'est une opération qui s'étend à une matière extérieure et cette action est une perfection de l'[œuvre] produite. Aussi, dans des actions de cette sorte, le bien consiste dans le produit lui-même. C'est pourquoi aussi il suffit au bien de l'art que ce qui est produit se trouve bien. Par contre, les vertus sont des principes d'actions qui ne s'étendent pas à une matière extérieure, mais demeurent dans leurs agents eux-mêmes. Aussi, pareilles actions sont des perfections de leurs agents. C'est pourquoi encore le bien de ces actions consiste dans leurs agents eux-mêmes.

#283. — Aussi dit-il que, pour que des [actions] soient faites de manière juste ou tempérante, il ne suffit pas que les actes faits se trouvent bien; il est requis, en outre, que l'agent agisse de la manière due. Et cette manière implique trois [conditions]. La première touche l'intelligence, ou la raison: il s'agit que celui qui produit l'œuvre de vertu n'agisse pas par ignorance ou au hasard, mais sache ce qu'il fait. La seconde se tire du côté de la vertu appétitive, où deux [conditions] sont impliquées. L'une est que l'on n'agisse pas par passion, comme lorsque c'est par peur que l'on pose un acte de vertu; mais que l'on agisse par choix, et de manière que le choix de l'acte vertueux ne vise pas autre chose, comme lorsque c'est par gain ou par vaine gloire que l'on pose un acte de vertu. Mais que ce soit pour cela, à savoir pour l'acte même de la vertu, qui plaît en lui-même à celui qui a l'habitus de vertu, en ceci qu'il lui convient. La troisième [condition] vient de la nature de l'habitus: il s'agit que que l'on [agisse] fermement, c'est-à-dire constamment, quant à soi, immobilement, c'est-à-dire que l'on ne soit détourné par rien d'extérieur de faire le choix vertueux et d'opérer d'après lui.

#284. — Les arts, eux, ne requièrent pas ces [conditions], si ce n'est la première, qui est de savoir. Car on peut être un bon artisan, même si on ne choisit jamais d'opérer en conformité avec son art, ou si on ne persévère pas dans son œuvre. Mais la science a peu ou pas d'influence pour ce qui est que l'on soit vertueux; tout consiste dans les autres [conditions], qui s'ensuivent, bien sûr, d'une action vertueuse répétée, et qui se tienne ainsi sans changement.

#285. — Ensuite (1105b5), il conclut la solution de la difficulté soulevée. Il dit que les choses produites sont dites justes et tempérantes dans la mesure où elles ressemblent à celles que font le juste et le tempérant. Cependant, il n'en découle pas que quiconque fait cela soit juste et tempérant; seul celui qui fait cela comme le font les justes et les tempérants, à savoir en conformité avec les trois [conditions] qui précèdent (#283), est dit juste et tempérant. Ainsi donc, en premier, on fait des [choses] justes et tempérantes, quoique non de la manière dont les justes et les tempérants procèdent, et c'est par de pareilles actions que l'habitus est produit.

#286. — Si, par ailleurs, on demande comment cela est possible, puisque rien ne se réduit soi-même de la puissance à l'acte, il faut dire que la perfection de la vertu morale, de laquelle nous parlons maintenant, consiste à ce que l'appétit soit réglé en conformité avec la raison. Or les premiers principes de la raison nous sont naturellement innés, tant en [matière] opérative qu'en [matière] spéculative. C'est pourquoi, de la même manière que, en faisant des découvertes à partir de principes déjà connus, on se rend soi-même savant en acte, de même, en agissant en conformité avec les principes de la raison pratique, on se rend vertueux en acte.

#287. — Ensuite (1105b9), il conclut la conclusion principalement recherchée. En premier, il conclut son propos. En second (1105b12), il argumente contre l'erreur de certains. Il conclut donc, en premier, qu'il a été bien dit, plus haut (#264, 280), que l'on devient juste en posant des [actes] justes, et tempérant en en posant des tempérants. Mais qui n'agit pas, ni ne s'efforce, ne deviendra jamais bon.

#288. — Ensuite (1105b12), il argumente contre l'erreur de certains, qui ne font pas les actes de la vertu, mais, se contentant de raisonner sur les vertus, estiment devenir bons eux-mêmes en philosophant. Il les dit semblables aux malades qui écoutent avec attention ce qui leur est dit par leurs médecins, mais ne font rien de ce qui leur est prescrit. Car la philosophie entretient, avec le soin de l'âme, le même rapport que la médecine avec le soin du corps. Aussi, de même que ceux qui écoutent les préceptes des médecins et ne les accomplissent pas ne seront jamais bien disposés en leur corps, de même aussi ceux qui écoutent les enseignements des philosophes moraux et ne les mettent pas en pratique n'auront jamais l'âme bien disposée.

Leçon 5

#289. — Après avoir traité de la cause de la vertu, le Philosophe commence ici à chercher ce qu'est la vertu. Et [cela] se divise en deux parties. Dans la première, il montre ce qu'est la vertu (1105b19). Dans la seconde, il traite de l'opposition de vertu à vice (1108b11). La première partie se divise à son tour en deux parties. Dans la première, il traite de ce qu'est la vertu en général. Dans la seconde, il manifeste à l'endroit de vertus singulières la définition formulée (1107a28). La première se divise à son tour en deux parties. Dans la première, il investigue la définition de la vertu. Dans la seconde, il conclut la définition (1106b36). Sur le premier [point], il fait deux [considérations]. En premier, il investigue le genre de la vertu. En second, sa différence (1106a14). Par ailleurs, il investigue le genre de la vertu par voie de division. Aussi fait-il trois [considérations] concernant le premier [point]. En premier, il propose une division (1105b19). En second, il expose ses membres (1105b21). En troisième, il argumente à partir de la division proposée (1105b28).

#290. — Il dit donc en premier que pour examiner ce qu'est la vertu, il faut assumer qu'il y a trois [choses] dans l'âme, à savoir des passions, des puissances et des habitus. Et il faut que la vertu soit l'une d'entre elles. Il a dit en effet plus haut que la vertu est le principe de certaines opérations de l'âme. Or il n'y a rien dans l'âme qui soit principe d'opération, si ce n'[est] l'une de ces trois [choses]. En effet, on agit parfois manifestement par passion, par exemple par colère. Parfois aussi, [c'est] par habitus, comme celui qui opère par art. Parfois aussi, c'est par sa puissance toute nue, comme quand on commence à agir, au départ. De là il devient manifeste que sous cette division on ne comprend pas absolument tout ce qui se trouve dans l'âme; car l'essence de l'âme n'est rien de cela, pas même une opération intelligible; mais on touche seulement ici ce qui est principe d'action.

#291. — Ensuite (1105b21), il manifeste les membres de la division susdite. Et en premier, il manifeste quelles sont les passions. En second, quelles sont les puissances (1105b23). En troisième, quels sont les habitus (1105b25). Sur le premier [point], on doit considérer qu'en rapport à l'âme végétative on ne parle pas de passions de l'âme, du fait que les puissances de cette partie de l'âme ne sont pas passives, mais actives. [Mais on en parle] tant dans la partie sensitive que dans la partie intellective. Par ailleurs, les puissances appréhensives et appétitives sont passives, sauf l'intellect agent. De plus, bien que sentir et intelliger soient d'une certaine manière passifs, on ne parle toutefois pas de passions de l'âme en rapport à l'appréhension du sens et de l'intelligence, mais seulement en rapport avec l'appétit. C'est que, lors de l'opération de la puissance appréhensive, la chose appréhendée est dans le patient qui l'appréhende à sa manière. Ainsi, la chose appréhendée est entraînée d'une certaine manière vers celui qui la comprend. Mais lors de l'opération de la puissance appétitive, c'est celui qui désire qui se trouve incliné vers l'[objet] désirable. Or comme il appartient à la définition de celui qui subit qu'il soit entraîné par son agent et non l'inverse, il s'ensuit que les opérations des puissances appréhensives ne sont pas dites proprement des passions, mais seulement les opérations des puissances appétitives.

#292. — Même parmi elles, l'opération de l'appétit intellectif ne se dit pas proprement une passion, tant parce qu'elle n'implique pas la transformation d'un organe corporel, laquelle est requise à la définition de la passion proprement dite, que parce que, de plus, dans l'opération de l'appétit intellectif, qui est la volonté, on n'est pas agi comme patient, mais plutôt on se meut soi-même comme maître de son acte. Il reste donc que se disent proprement des passions les opérations de l'appétit 58 sensible, qui impliquent la transformation d'un organe corporel et lors desquelles on est d'une certaine manière conduit.

#293. — Or l'appétit sensible se divise en deux puissances: à savoir en la concupiscible, qui regarde le bien sensible (à savoir ce qui plaît au sens) de manière absolue; et en l'irascible, qui regarde le bien sous la raison d'une certaine hauteur; comme la victoire se dit un bien, bien qu'elle n'implique pas plaisir du sens. Ainsi donc, toute passion qui regarde le bien ou le mal d'une manière absolue est dans l'[appétit] concupiscible. Parmi elles, certaines regardent le bien, et il y en a trois. L'amour, qui implique une connaturalité de l'appétit au bien aimé. Le désir, qui implique un mouvement de l'appétit vers le bien aimé. Et le plaisir, qui implique repos de l'appétit dans le bien aimé. À celles-là s'en opposent [d'autres] en rapport au mal, à savoir: la haine à l'amour, la répugnance ou la fuite au désir et la tristesse au plaisir. Tandis que les passions qui regardent le bien ou le mal sous la raison de quelque chose de difficile appartiennent à l'[appétit] irascible: comme la crainte et l'audace en rapport au mal; l'espoir et le désespoir en rapport au bien. Une cinquième est la colère, qui est une passion composée, d'où aussi elle n'a pas de contraire.

#294. — C'est pourquoi, en énumérant les passions, il dit que les passions sont la concupiscence, que nous nommons désir, et la colère, et la crainte, et l'audace, et l'envie, qui est contenue sous la tristesse, et la joie, qui est contenue sous le plaisir — c'est en effet un plaisir non corporel, mais qui tient à une appréhension intérieure —, et l'amitié, et la haine, et le désir. Et celui-ci diffère de la concupiscence, du fait que la concupiscence porte sur un plaisir corporel, et le désir sur n'importe quoi d'autre qui soit plaisant.

#295. — Il ajoute encore la jalousie et la miséricorde, qui sont des espèces de tristesse. En effet, la miséricorde est une tristesse face aux maux des autres; la jalousie quant à elle est une tristesse devant ce dont on manque que les autres ont.

#296. — Il ajoute aussi que, universellement, du plaisir et de la tristesse s'ensuit de tout ce qu'on a énuméré; car toutes les autres [passions] impliquent des mouvements vers le bien et le mal, par l'avènement de quoi se trouve causé du plaisir ou de la tristesse. Aussi toutes les autres passions se terminent-elles au plaisir et à la tristesse.

#297. — Ensuite (1105b23), il manifeste quelles sont les puissances; non pas bien sûr en général, mais en rapport à la matière morale, à la différence des passions. Il dit en effet qu'on appelle des puissances ce d'après quoi nous sommes passibles des passions mentionnées, c'est-à-dire les puissances de ressentir les passions mentionnées. Il y a par exemple la puissance irascible, grâce à laquelle nous pouvons nous irriter. Il y a ensuite la puissance concupiscible, grâce à laquelle nous pouvons nous attrister ou avoir miséricorde.

#298. — Ensuite (1105b25), il manifeste quels sont les habitus. Et il le fait aussi non pas en général, mais dans la matière morale, par comparaison aux passions. Aussi dit-il que l'on appelle habitus ce d'après quoi nous ressentons bien ou mal des passions. Un habitus est en effet une disposition qui détermine une puissance en comparaison à quelque chose. Et la détermination en question, certes, si elle se fait en respect de ce qui convient à la nature de la chose, on aura un habitus bon, qui dispose à ce que quelque chose se fasse bien. Autrement, on a un habitus mauvais, et grâce à lui quelque chose se fera mal. Puis, il exemplifie que par le biais de l'habitus que nous avons, nous nous irriterons soit mal, si c'est violemment ou mollement, c'est-à-dire avec surabondance ou défaut; soit bien, si c'est d'une manière médiane.

#299. — Ensuite (1105b28), il argumente à partir de la division présentée. Et en premier, il montre que les vertus ne sont pas des passions. En second, qu'elles ne sont pas des puissances (1106a5). En troisième, il conclut qu'elles sont des habitus (1106a11). Sur le premier [point], il amène quatre raisons. La première est comme suit. C'est en regard des vertus que nous sommes dits bons, et en regard des malices opposées que nous sommes dits mauvais. Or en regard des passions, considérées de manière absolue, nous ne sommes dits ni bons ni mauvais. Donc, les passions ne sont ni des vertus ni des malices.

#300. — Il amène la seconde raison (1105b31). Elle se prend de la louange et du blâme, qui sont des témoins de la bonté ou de la malice. Il dit donc qu'en regard des vertus nous sommes loués, et en regard des malices opposées nous sommes blâmés. Mais en regard des passions considérées de manière absolue, nous ne sommes ni loués ni blâmés. En effet, on n'est ni loué ni blâmé du simple fait qu'on craigne ou s'irrite, mais seulement de ce qu'on craigne ou s'irrite d'une certaine façon, c'est-à-dire en conformité à la raison ou en dehors de la raison. Et il faut comprendre la même [chose] quant aux autres passions de l'âme. Donc, les passions de l'âme ne sont ni des vertus ni des malices.

#301. — Il amène sa troisième raison (1106a2). Elle se prend de la manière d'agir en conformité à la vertu. Car les vertus ou bien sont des choix, ou du moins n'existent pas sans choix. On peut en effet appeler vertu l'acte même de la vertu. Ainsi, si nous prenons les principaux actes intérieurs des vertus, la vertu est un choix. Si par ailleurs [nous en prenons les actes] extérieurs, la vertu n'existe pas sans choix, car les actes extérieurs de la vertu procèdent d'un choix intérieur. Et si on prend la vertu pour l'habitus même de vertu, ainsi encore la vertu n'existe pas sans choix, comme la cause n'existe pas sans son effet propre. Or les passions nous adviennent sans choix, car parfois elles précèdent la délibération de la raison, qui est requise au choix. Et c'est ce qu'il dit, que nous nous irritons et que nous craignons sans le vouloir, c'est-à-dire par l'arbitre de la raison. Donc, les passions ne sont pas des vertus.

#302. — Il amène une quatrième raison (1106a4). Et elle se prend en rapport avec l'essence même de la vertu. En effet, les passions sont des mouvements d'après lesquels nous sommes dits être mus. Mais les vertus et les malices sont des qualités d'après lesquelles nous ne sommes pas dits être mus, mais être disposés de quelque façon, c'est-à-dire bien ou mal, à être mus. Donc les passions ne sont ni des vertus ni des malices.

#303. Ensuite (1106a5), il montre que les vertus ne sont pas non plus des puissances, et ce avec deux raisons. La première se prend en rapport à la raison de bien et de mal, comme aussi il l'a prouvé plus haut à propos des passions. Et cette raison est comme suit. Personne n'est dit bon ou mauvais, ni n'est loué ni blâmé du fait qu'il peut ressentir une passion, par exemple du fait qu'il peut s'irriter ou craindre. Mais d'après les vertus et les malices, nous sommes dits bons ou mauvais, et nous sommes loués ou blâmés. Donc, les vertus et les malices ne sont pas des puissances.

#304. — Il amène la seconde raison (1106a9). Elle se prend de la cause. Et elle est comme suit. Les puissances nous appartiennent par nature, car elles sont des propriétés naturelles de l'âme. Or les vertus et les malices d'après lesquelles nous sommes dits bons ou mauvais ne sont pas à nous par nature, comme on l'a prouvé plus haut. Donc, les vertus et les malices ne sont pas des puissances.

#305. — Ensuite (1106a11), il conclut son propos: à savoir, que si les vertus ne sont ni des passions ni des puissances, il reste qu'elles soient des habitus, d'après la division qui précède. Et ainsi, il conclut que ce qu'est la vertu, quant à son genre, est manifeste; à savoir qu'elle est dans le genre de l'habitus.

Leçon 6

#306. — Après avoir montré ce qu'est le genre de la vertu, le Philosophe cherche ici quelle en est la différence propre. Et en premier, il propose son intention (1106a14). Aussi dit-il que, pour qu'on sache ce qu'est la vertu, il faut non seulement dire qu'elle est un habitus, par quoi on indique son genre, mais aussi quel type d'habitus elle est, par quoi on manifeste sa différence.

#307. — En second (1106a15), il manifeste son propos. Et à ce [sujet], il fait deux [considérations]. En premier, il manifeste en général une certaine condition de la vertu. En second, à partir de cette condition de la vertu, il manifeste sa différence propre (1106a24). Il dit donc en premier que toute vertu rend bon le sujet auquel elle appartient et bonne son œuvre. Ainsi, la vertu de l'œil est à la fois celle par laquelle l'œil est bon et par laquelle nous voyons bien, ce qui est l'œuvre propre de l'œil. De manière semblable aussi, la vertu du cheval est celle qui rend le cheval bon et par laquelle le cheval opère bien son œuvre, qui est de courir vite, et de porter son cavalier avec douceur, et d'affronter avec audace les assaillants.

#308. — Et la raison en est que la vertu d'une chose est à attendre d'après le plus difficile qu'elle peut [réaliser]; par exemple, chez celui qui peut porter cent livres, sa vertu n'est pas déterminée du fait qu'il en porte cinquante, mais du fait qu'il en porte cent, comme on dit au premier [livre] Du Ciel (ch. 11). Or le plus difficile à quoi se rend la puissance de quelque chose, c'est son œuvre bonne. Et c'est pourquoi il appartient à la vertu de n'importe quelle chose de rendre bonne son œuvre. Puisque, aussi, l'opération parfaite ne procède que d'un agent parfait, il s'ensuit que, de par sa vertu, chaque chose à la fois est bonne et opère bien. Si maintenant cela est vrai en toutes les autres [choses], comme ce l'est déjà devenu évident à travers des exemples, il s'ensuit que la vertu de l'homme sera un habitus, comme on l'a dit plus haut, grâce auquel l'homme devient bon, à formellement parler, comme par la blancheur il devient blanc, et par lequel il agit bien.

#309. — Ensuite (1106a24), il cherche, en se conformant à la condition mentionnée, la différence propre de la vertu. Et cela de trois manières. En premier, bien sûr, d'après une propriété des opérations. En second, d'après la nature de la vertu (1106a24). En troisième, d'après la définition propre du bien ou du mal (1106b28). Il dit donc en premier qu'on a déjà dit plus haut de quelle manière l'homme devient bon et de quelle manière il agit bien. Car on a dit plus haut que nous sommes rendus bons, selon chaque vertu, par des opérations qui se tiennent dans un milieu. Et, une fois rendus bons, nous posons des opérations semblables. Reste donc, si la vertu est ce qui rend l'homme bon et agissant bien, qu'elle consiste en un milieu.

#310. — Ensuite (1106a24), il prouve la même [chose] par la nature de la vertu. Et à ce [sujet], il fait trois [considérations]. En premier, il présente d'abord certaines [notions] qui sont nécessaires pour montrer son propos. En second, il conclut son propos (1106b8). En troisième, il expose sa conclusion (1106b16). Sur le premier [point], il fait deux [considérations]. En premier, il propose les [éléments] qui sont nécessaires pour montrer son propos. En second, il manifeste ce qu'il avait dit (1106a29). Il dit donc en premier que ce sera encore plus manifeste, de quelle manière nous sommes rendus bons et nous agissons bien, si nous considérons quelle est la nature de la vertu. À l'évidence de quoi il faut s'entendre d'abord sur ce qu'il convient de reconnaître trois [choses], à savoir le plus et le moins et l'égal, autant dans les [sujets] continus contingents qu'aussi en n'importe quel [sujet] divisible, qu'on le divise par un nombre, comme tous les [sujets] discrets, ou par un accident, par exemple par tension et relâchement d'une qualité dans un sujet. Or ces trois [choses] ont entre elles ce rapport que l'égal est au milieu entre le plus, qui appartient à l'excès, et le moins, qui appartient au défaut. Et cela, certes, peut se prendre de deux manières. D'une manière d'après la quantité absolue de la chose. D'une autre manière d'après sa proportion à nous.

#311. — Ensuite (1106a29), il manifeste ce qu'il avait dit d'une différence entre [milieu] d'après la chose et [milieu] quant à nous. Et d'abord par une raison. En second, par des exemples (1106a33). Il dit donc en premier que le milieu d'après la chose, c'est ce qui a égale distance avec chacun des extrêmes. Et puisqu'on le considère d'après la quantité absolue de la chose, il est le même pour tous. Mais le milieu est quant à nous pour autant qu'il n'est ni au-delà ni en-deçà de la proportion qui nous est due. À cause de cela, aussi, ce milieu n'est pas le même pour tous. Par exemple, si on prend pour 61 un soulier le milieu quant à nous, qui ni ne dépasse ni ne fasse défaut à la mesure du pied. Comme tous n'ont pas la même mesure de pied, ce milieu n'est pas le même pour tous.

#312. — Ensuite (1106a33), il manifeste ce qu'il avait dit par des exemples. Et en premier à propos du milieu de la chose, qui a égale distance avec les extrêmes: par exemple, six se prend comme milieu entre dix, qui sont trop, et deux, qui sont trop peu; car six est dépassé par dix et dépasse deux également, à savoir par quatre. Par ailleurs, le milieu qui se prend ainsi dans les nombres d'après une distance égale de deux extrêmes se dit d'après une proportion arithmétique, laquelle considère la quantité même du nombre. Mais le milieu qui se prend d'après une égalité de proportion quant à nous se dit d'après une proportion géométrique, comme ce deviendra évident au cinquième [livre].

#313. — En second (1106a36), il exemplifie le milieu [quant à nous]. Et il dit que le milieu qui se prend dans une comparaison avec nous ne se prend pas de même, à savoir d'après une distance égale des extrêmes. Et cela apparaît suffisamment dans l'exemple précédent du soulier. En effet, si le soulier dont la longueur est de vingt doigts est trop grand et celui dont elle est de quatre trop petit, cela n'amène pas nécessairement que celui qui est de douze doigts occupe le milieu; peut-être au contraire sera-t-il trop grand en comparaison du pied d'un tel et trop petit en comparaison du pied d'un tel autre. Il exemplifie lui-même cela encore en rapport aux aliments. En effet, si manger dix mines, c'est-à-dire dix mesures, est trop et en manger deux est trop peu, le maître qui doit déterminer des aliments de quelqu'un ne doit pas pour cela lui enjoindre d'en manger six, car c'est trop en regard de l'un et trop peu en regard de l'autre.

#314. — Ce serait en effet trop peu pour quelqu'un qui s'appelait Milon, dont Solinus raconte qu'il mangeait un bœuf par jour. Mais ce serait trop pour un maître de gymnastes, lui qui doit l'emporter dans les jeux du gymnase, où on luttait nu et devait prendre peu de nourriture pour demeurer plus souple. Il en va semblablement pour ceux qui compétitionnent au stade et pour ceux qui compétitionnent dans la palestre, une compétition d'exercice chez les grecs. Et ainsi aussi en est-il pour toute science opérative: son expert aussi fuit l'excès et le défaut, et désire découvrir ce qui est le milieu non bien sûr d'après la chose, mais en comparaison à nous.

#315. — Ensuite (1106b8), il argumente de la manière suivante à partir de ce qu'il a dit. Toute science opérative accomplit bien son œuvre du fait qu'elle fixe son intention sur un milieu et exécute ses œuvres en les conduisant à un milieu. On peut en prendre comme signes le fait que les hommes, quand une œuvre est réussie, ont [toujours] eu coutume de dire que rien n'y est à ajouter ni à retrancher; on donne ainsi à entendre que l'excès et le défaut corrompent la bonté d'une œuvre, qui est sauvegardée dans un milieu. Aussi les bons artisans, comme il a été dit, opèrent-ils en fixant le milieu. Or la vertu est plus certaine que tout art, et même meilleure, comme la nature aussi [l'est]. Car la vertu morale agit en inclinant déterminément à une [option], comme la nature. En effet, l'accoutumance se convertit en nature. Or l'opération de l'art est conforme à la raison, qui reste ouverte à diverses [options]. Aussi la vertu, comme aussi la nature, est-elle plus certaine que l'art.

#316. — De façon semblable aussi, la vertu est meilleure que l'art; car par l'art l'homme est rendu capable de produire une œuvre bonne; mais il ne lui appartient toutefois pas par l'art qu'il exécute de fait une œuvre bonne: il peut en effet produire une œuvre mauvaise, car l'art n'incline pas au bon usage de l'art; ainsi, le grammairien peut parler incorrectement. Or par la vertu, non seulement on peut bien agir, mais aussi on agit bien: car la vertu incline à la bonne opération, comme la nature. L'art seul, quant à lui, garantit seule la connaissance de la bonne opération. Aussi reste-t-il, a minori, que la vertu, qui est meilleure que l'art, regarde au milieu.

#317. — Ensuite (1106b16), il expose la conclusion induite. Et il dit que ce qu'on a dit doit se comprendre de la vertu morale, qui porte sur les passions et les opérations, en quoi il faut reconnaître un excès et un défaut et un milieu. Et il exemplifie d'abord dans les passions. Il dit en effet qu'il arrive de craindre, d'oser et de désirer et de répugner, c'est-à-dire de fuire quelque chose, et de s'irriter et d'avoir pitié, et universellement de se plaire et de s'attrister plus et moins qu'il ne faut. Ni l'un ni l'autre n'est bien fait. Mais si on craint et ose et [fait] ainsi des autres [passions] pour ce qu'il faut et dans les [matières] où il faut et en regard des [personnes] qu'il faut et pour l'intention qu'il faut et de la manière qu'il faut, voilà le milieu en matière de passions. C'est en cela que consiste le meilleur de la vertu. Et de manière semblable, il y a pour les opérations de l'excès et du défaut et un milieu. Or la vertu morale porte sur les passions et les opérations comme sur sa matière propre; de sorte qu'en elles l'excès est vicieux et le défaut blâmable, mais le milieu est loué et correct. Et voilà deux [choses] qui appartiennent à la vertu: à savoir la rectitude, qui s'oppose à la perversité vicieuse, et la louange, qui s'oppose au blâme, lesquels s'ensuivent des deux premières.

#318. — Et ainsi, il conclut que la vertu morale, considérée en elle-même, est une médiété, et regarde à un milieu, en tant qu'elle regarde un milieu et réalise un milieu.

Leçon 7

#319. — Après les deux raisons précédentes, le Philosophe en amène ici une troisième, qui est prise de la définition du bien et du mal. Et il dit (1106b29) qu'il arrive de plusieurs manières que l'on soit fautif. C'est que le mal, qui est inclus dans la définition de la faute, appartient à l'infini, d'après les pythagoriciens, et que le bien, d'après eux, appartient au [domaine du] fini. Par opposition, on doit comprendre qu'il n'arrive que d'une seule manière d'agir correctement.

#320. — On peut tirer une raison de ce type de ce que dit Denys dans le libre Des noms divins, que le bien se réalise par une cause unique et intègre, et le mal, lui, par des défauts singuliers; comme c'est évident dans le bien et le mal corporel. En effet, la laideur, qui est le mal de la forme corporelle, se réalise quel que soit le membre qui se trouve d'une manière inconvenante. Mais la beauté ne se réalise que si tous les membres sont bien proportionnés et colorés. De manière semblable, la maladie, qui est le mal de la complexion corporelle, provient du désordre singulier de n'importe quelle humeur. Mais la santé ne peut se réaliser qu'à la condition d'une proportion due de toutes les humeurs. Et de manière semblable, la faute dans l'action humaine se produit quelle que soit la circonstance qui se trouve de quelque façon désordonnée, ou par excès ou par défaut. Mais sa rectitude ne se réalisera qu'à travers toutes les circonstances ordonnées de la bonne façon. C'est pourquoi aussi, comme la santé ou la beauté se réalise d'une seule façon, tandis que la maladie et la laideur de nombreuses [façons], de même la rectitude de l'opération se réalise d'une seule façon, tandis que la faute dans l'action se produit de façons infinies. D'où aussi être fautif est facile, parce que cela est possible de multiples façons. Mais agir correctement est difficile, parce que cela n'est possible que d'une seule manière.

#321. — Il amène un exemple; qu'il est facile de manquer le point, c'est-à-dire le point au centre du cercle, ou ce qu'on pointe déterminément dans n'importe quelle surface; cela se produit de façons infinies. Mais toucher le point est difficile parce que cela n'est possible que d'une façon. De là, il devient manifeste que l'excès et le défaut appartiennent à la malice, tandis que la médiété [appartient] à la vertu; car on est bon simplement, c'est-à-dire d'une seule façon; mais on est mauvais de façons variées, c'est-à-dire multiples, comme on a dit.

#322. — Ensuite (1106b36), il conclut la définition de la vertu, à partir de ce qui a été dit. Et en premier, il pose la définition elle-même. En second, il la manifeste (1107a2). En troisième, il exclut une erreur (1107a8). Par ailleurs, il pose quatre [éléments] dans la définition de la vertu. Le premier en est le genre, qu'il touche lorsqu'il dit que la vertu est un habitus, comme on l'a mentionné plus haut. Le second est l'acte de la vertu morale. Il faut en effet définir un habitus par son acte. Et c'est ce qu'il touche lorsqu'il dit électif, c'est-à-dire opérant d'après un choix. L'[élément] principal de la vertu, en effet, c'est le choix, comme on le dira plus loin (1111b4). Et comme il faut déterminer un acte par son objet, c'est pourquoi il pose en troisième l'objet ou le terme de l'action, du fait qu'il dit: résidant dans une médiété en rapport à nous. On a montré en effet plus haut que la vertu recherche et opère le milieu non de la chose, mais en rapport à nous. On a dit par ailleurs de façon semblable que la vertu morale réside dans l'appétit, qui participe à la raison. C'est pourquoi aussi il a fallu apposer une quatrième particule, qui touche la cause de la bonté dans la vertu, lorsqu'il dit: [en conformité] avec une raison déterminée. Rechercher le milieu n'est bon que pour autant que cela est en conformité à une raison déterminée: toutefois, comme il se peut que la raison soit et droite et erronée, il faut que la vertu opère en conformité à la raison droite, comme on l'a posé d'avance plus haut.

#323. — Et pour expliquer cela, il ajoute: comme le sage en déterminera…, à savoir du milieu. Or on ne dit pas ici sage celui qui est sage tout court, en tant qu'il connaît la cause la plus élevée de tout l'univers; mais le prudent, qui est sage à propos des choses humaines, comme on le dira plus loin, au sixième [livre]. Car même dans l'art de la construction on détermine ce qui est bon à faire d'après le jugement du sage en cet art. Et c'est la même [chose] dans tous les autres arts.

#324. — Ensuite (1107a2), il manifeste la définition précédente quant à ce qu'il a dit que la vertu consiste en une médiété. Et en cela, il fait trois [considérations]. En premier, il montre entre quoi et quoi elle est médiété. En second, en regard à quoi on attend cette médiété (1107a3). En troisième, il conclut un corollaire (1107a6). Il dit donc en premier que la vertu elle-même est une médiété entre deux malices et entre deux habitus vicieux: entre celui, à savoir, qui est en rapport à l'excès et celui qui est en rapport au défaut. Comme la libéralité est une médiété entre la prodigalité, qui tend à l'excès, et l'illibéralité, qui tend à l'avarice.

#325. — Ensuite (1107a3), il montre en regard de quoi on attend excès et défaut et milieu. Et il dit qu'il faut encore considérer que certaines malices font défaut, en comparaison à quelque chose, tandis que d'autres excèdent, tant dans les passions que dans les opérations, en regard de cela qu'il faut: en regard de quoi certains font défaut et certains excèdent. Mais la vertu, dans la mesure où elle sert ce qu'il faut, est dite trouver le milieu par la raison et le choisir par la volonté. Ainsi devient-il évident que la vertu elle-même est médiété, et que de plus elle opère un milieu. Bien sûr, elle est médiété entre deux habitus, mais elle opère un milieu dans les actions et les passions.

#326. — Ensuite (1107a6), il infère un corollaire de ce qu'il a dit, à savoir que la vertu, d'après sa substance et d'après sa raison définitive, est une médiété. Mais en tant qu'elle a raison de meilleur dans un tel genre et d'opérant ou disposant bien, elle est une extrémité. À l'évidence de quoi il y a, comme on l'a dit, que toute bonté de la vertu morale dépend de la rectitude de la raison. Ainsi c'est le bien qui convient à la vertu morale pour autant qu'elle suit la raison droite; tandis que c'est le mal [qui convient] à l'un et l'autre vice, à savoir d'excès [et de défaut], en tant qu'on reste en-deçà de la raison droite. Et c'est pourquoi, en regard de la raison de bonté et de malice, les deux vices sont dans un extrême; à savoir dans le mal, qu'on attend d'après un éloignement de la raison. Tandis que la vertu est dans l'autre extrême, à savoir dans le bien, qu'on attend d'après le fait de suivre la raison.

#327. — Ce n'est toutefois pas à partir de cela que la vertu et ses vices opposés suivent l'espèce que leur définition leur assigne. Car la raison droite se tient face à l'appétit droit comme à son moteur et sa règle extrinsèque. Par ailleurs, l'appétit perverti par le vice ne vise pas à faire défaut à la raison droite; cela lui arrive en dehors de son intention, mais il vise par soi ce qui excède ou fait défaut. Or ce qui est en dehors de l'intention est par accident; et ce qui est extrinsèque et par accident ne constitue pas l'espèce, c'est plutôt d'après l'objet vers lequel il tend par soi qu'un habitus reçoit son espèce. Or en regard aux objets, c'est le milieu qui convient à la vertu, et les extrêmes aux vices. Et c'est pourquoi il a dit que d'après la raison de bien la vertu est dans un extrême, mais que d'après son espèce substantielle elle est dans le milieu.

#328. — Ensuite (1107a8), il exclut une erreur. On pourrait croire, de ce que dans les opérations et les passions la vertu tient le milieu, et les vices tiennent les extrêmes, que cela conviendrait dans toutes les opérations et passions. Mais il exclut cela en disant que ce n'est pas toute opération ou passion de l'âme qui est susceptible de la médiété qui concerne la vertu.

#329. — Et il manifeste cela (1107a8). D'abord par une raison: que certaines actions et passions impliquent malice dans leur nom même, comme la joie du mal et l'impudence et l'envie. Dans les opérations, par ailleurs, [il y a] l'adultère, le vol, l'homicide. Toutes ces [matières], en effet, et [autres] semblables sont mauvaises en elles-mêmes; et non seulement par leur excès ou défaut. Aussi, à leur sujet, il ne se peut pas qu'on soit correct, de quelque manière qu'on les fasse; mais en faisant cela, toujours on est fautif. Puis, pour exposer cela, il ajoute que dans de telles [matières] le bien ou le non 64 bien ne se produit pas de ce qu'on fasse l'une de ces [choses], par exemple l'adultère, comme il faut, ou quand il faut, ou pour faire bien, et mal, comme il ne faut pas. Mais simplement, de quelque façon qu'on fasse l'une de ces [choses], il y a faute. En soi, en effet, n'importe laquelle d'entre elles implique quelque chose qui répugne à ce qu'il faut.

#330. — En second (1107a18), il manifeste la même [chose] par des exemples dans les vices. Et il dit que du fait que ces [matières] impliquent en elles-mêmes une malice, chercher en elles un milieu et des extrêmes, c'est comme si on attribuait une médiété entre un excès et un défaut en ce qui concerne commettre des injustices et être timide ou incontinent: ce qui bien sûr serait inconvenant. Comme en effet ces [choses] impliquent excès et défaut, il s'ensuivrait que l'excès et le défaut seraient une médiété, ce qui est une contradiction interne. Et qu'à l'excès il y aurait un excès, et qu'au défaut il y aurait un défaut à chercher, ce qui irait à l'infini.

#331. — En troisième (1107a22), il manifeste la même [chose] par l'[aspect] semblable dans les vertus. Il est manifeste en effet que du fait que la tempérance et le courage impliquent de soi milieu, il n'y a pas lieu de recevoir en eux l'excès et le défaut, comme si on était excessivement ou insuffisamment tempérant ou courageux. Car le milieu ne peut être un extrême. Et de façon semblable, du fait qu'ils impliquent de soi des extrêmes, il ne peut y avoir pour eux de médiété ni d'excès et de défaut. Mais de quelque façon qu'on les fasse chacun d'entre eux est vicieux.

#332. — Finalement, il conclut qu'il ne peut y avoir de médiété pour aucun excès ou défaut, ni d'excès ou de défaut pour une médiété.

Leçon 8

#333. — Après avoir montré en général ce qu'est la vertu, le Philosophe manifeste ici en détail, pour chacune des vertus, la définition posée. À ce [sujet], il fait deux [considérations]. En premier (1107a28), il montre que cela est nécessaire. En second (1107a33), il poursuit son intention. Il dit donc, en premier, qu'il faut non seulement dire universellement ce qu'est la vertu, mais aussi entrer dans le détail des singuliers. Il en donne la raison: c'est que, en [matière] de réflexions sur les opérations, l'universel est plutôt vain, et le particulier est plus vrai. Il en donne comme raison, que les opérations portent sur les singuliers. Ainsi devient-il opportun que les réflexions sur les opérations à poser concordent avec leur [situation] particulière.

#334. — Si donc les réflexions sur les opérations se faisaient seulement dans l'universel, ce serait en vain; d'abord, parce qu'elles n'atteindraient pas leur fin, qui est la direction des opérations particulières; ensuite aussi, parce que des réflexions universelles ne peuvent pas se faire, sur pareil [propos], sans faire défaut, pour quelques [cas] particuliers, à cause de la diversité de la matière, comme il a été dit plus haut (#32-36). Les réflexions particulières sont plus efficaces, dans la mesure où elles sont aptes à diriger les opérations; et elles sont aussi plus vraies, parce qu'elles se prennent d'après ce en quoi les réflexions universelles se vérifient. C'est pourquoi ce qui a été dit (#289-332) universellement de la vertu doit, sous mode de description, être repris à propos de chaque vertu.

#335. — Ensuite (1107a33), il exécute son intention et montre, d'un singulier à l'autre, que le milieu est bon et louable, tandis que l'extrême est mauvais et blâmable. En premier, il le montre dans les vertus. En second (1108a30), dans les passions. Sur le premier [point], il est à noter qu'on a distingué les vertus de deux manières. Certains, en effet, attendent leur distinction d'après certains modes généraux des vertus, au nombre de quatre, bien sûr. D'abord, la racine de la vertu consiste dans la rectitude même de la raison; c'est d'après elle qu'il faut diriger toutes actions et passions. Cependant, les actions se dirigent autrement que les passions. Les actions, en effet, quant à ce qui les concerne, ne comportent pas de résistance à la raison, comme l'achat et la vente et les autres de même sorte. C'est pourquoi, à leur sujet, il n'est rien requis, sinon 65 que la raison établisse une égalité de rectitude. Tandis que les passions impliquent une inclination qui peut répugner à la raison de deux manières.

#336. — D'une première manière, du fait d'entraîner la raison ailleurs, comme on le voit en toutes les passions qui impliquent une poursuite de la part de l'appétit: le désir, l'espoir, la colère, et d'autres de la sorte. Concernant ces passions, la raison doit établir sa rectitude en les réprimant et en les refrénant. D'une autre manière, du fait que la passion retienne de ce qui est conforme à la raison, comme dans toutes les passions qui impliquent une fuite de l'appétit: la crainte, la haine et de semblables. Dans des passions de la sorte, la raison doit établir sa rectitude en affermissant l'âme dans ce qui est conforme à la raison. D'après cela, nous nommons quatre vertus, dites principales par d'aucuns. En effet, à la prudence appartient la rectitude même de la raison. À la justice, par ailleurs, l'égalité établie dans les opérations. Au courage, ensuite, la fermeté de l'âme. À la tempérance, la répression des passions, comme les noms mêmes sonnent.

#337. — Certains donc ont pris de façon générale ces vertus en pensant que toute connaissance de la vérité revient à la prudence, l'égalité de toutes les actions à la justice, toute fermeté de l'âme au courage et toute modération ou répression à la tempérance. Ainsi ont parlé de ces vertus Tullius, Sénèque et quelques autres. En conséquence, ils ont posé ces vertus comme générales et ont prétendu que toutes les [autres] vertus sont leurs espèces.

#338. — Mais cette distinction des vertus ne convient manifestement pas. En premier, bien sûr, parce que les quatre [modes] énumérés sont tels qu'aucune vertu ne peut exister sans eux, de sorte que les espèces de la vertu ne peuvent pas se distinguer par là. En second, les espèces des vertus et des vices ne se prennent pas en partant de la raison, mais de l'objet, comme il a été dit plus haut (#322).

#339. — Aussi est-ce avec plus de convenance qu'Aristote a distingué les vertus, d'après leurs objets ou d'après leurs matières. Ainsi, les quatre vertus mentionnées ne se disent pas principales parce qu'elles sont générales, mais parce que leur spécification se prend d'[objets] principaux. Ainsi, la prudence ne porte pas sur toute connaissance du vrai, mais spécialement sur cet acte de la raison qui consiste à commander. La justice, elle, ne porte pas sur toute égalité des actions, mais seulement sur celles qui ont rapport à autrui, où, le mieux, il y a une égalité à constituer. Le courage ne porte pas sur toute fermeté, mais seulement sur les craintes des dangers de mort. La tempérance ne porte pas sur toute modération, mais seulement en [matière] de désirs et de plaisirs du toucher. Puis, d'autres vertus interviennent, mais en second. C'est pourquoi elles peuvent se réduire aux précédentes, non comme des espèces à leurs genres, mais comme de secondes à des principales.

#340. — Ceci présupposé, donc, il est à savoir que le Philosophe ne traite pas de la justice et de la prudence ici, mais plus loin, aux cinquième (#885-1108) et sixième (1161-1173) [livres]. Il traite cependant de la tempérance et du courage, et d'autres vertus secondaires. Elles portent toutes sur des passions; mais toutes les passions de l'âme regardent un objet, lequel, certes, touche la vie corporelle même de l'homme, ou des biens extérieurs, ou des actes humains. En premier (1107a33), donc, il fait mention des vertus qui portent sur les passions, dont les objets appartiennent à la vie corporelle. En second (1107b8), sur celles dont [les objets] appartiennent à des biens extérieurs. En troisième (1108a9), sur celles dont [les objets] regardent des actes extérieurs (01). Sur le premier [point], il fait deux [considérations]. En premier, il parle du courage, qui regarde les dangers qui détruisent la vie. En second (1107b4), de la tempérance, qui regarde ce qui sert à conserver la vie, à savoir les nourritures, par lesquelles se conserve la vie de l'individu, et les [relations] sexuelles, par lesquelles se conserve celle de l'espèce.

#341. — Il dit donc, en premier, que le courage constitue le milieu en [matière] de craintes et d'audaces, tant qu'elles regardent les dangers de mort. Pour ce qui est des excès, celui qui excède en ce qui est d'être sans crainte, qui même omet de craindre, n'a pas de nom, parce que cela arrive rarement. Beaucoup de [cas] semblables n'ont pas de nom, du fait qu'on ne les observe pas communément, ce qu'il faudrait, pour leur imposer des noms. Par ailleurs, celui qui ose avec excès s'appelle un audacieux. Et il diffère de celui qui est sans crainte. En effet, celui-là se dit d'après le manque de crainte, tandis que l'audacieux se dit d'après l'excès d'audace. Celui cependant qui craint avec excès, et omet d'oser, s'appelle un lâche.

#342. — Ensuite (1107b4), il introduit la tempérance. Il dit que la tempérance constitue le milieu, non pour tous les plaisirs et tristesses, mais pour ceux qui relèvent du toucher, en ce qui concerne les nourritures et les [relations] sexuelles. Elle porte toutefois moins sur les tristesses que sur les plaisirs. En effet, les tristesses de cette sorte sont produites par la seule absence des plaisirs. Par contre, l'excès, en de telles [matières], s'appelle de l'intempérance. Le défaut, quant à lui, ne se produit pas beaucoup, du fait que tous désirent naturellement le plaisir. Aussi ce défaut reste-t-il sans nom. Mais Aristote lui impose un nom; il appelle de pareilles [gens] des insensibles, comme les plaisirs de cette sorte se perçoivent par le sens. C'est pourquoi on appelle convenablement un insensible celui qui fuit ces plaisirs au delà de la raison droite.

#343. — Ensuite (1108b9), il introduit les vertus qui regardent les [biens] extérieurs. En premier, celles qui portent sur les désirs des biens extérieurs. En second (1108a4), la vertu qui regarde des maux extérieurs. Les biens extérieurs, ce sont les richesses et les honneurs. En premier, donc, il introduit les vertus qui regardent les richesses. En second (1107b21), celles qui regadent les honneurs. Sur le premier [point], il fait deux [considérations]. En premier, il introduit la libéralité, qui porte sur les richesses ordinaires. En second (1107b16), la magnificence, qui porte sur les grandes. Il dit donc, en premier, que la libéralité constitue le milieu en ce qui concerne donner et prendre de l'argent, tandis que la prodigalité et l'avarice suivent l'excès et le défaut, en mode contraire: le prodigue donne avec excès et manque à prendre. L'avare, lui, au contraire, prend avec excès et manque à donner. Tout cela, néanmoins, est présenté ici en gros, c'est-à-dire sous mode d'exemples, et en résumé, c'est-à-dire sommairement; mais plus loin (#528-594; 595-648; 658-706), on déterminera plus en détail de cela et d'autre chose.

#344. — Ensuite (1107b16), il introduit la magnificence. Il dit qu'en plus des dispositions qui précèdent et de la libéralité et des vices opposés, il en existe encore d'autres à propos de l'argent, pour quoi la magnificence constitue aussi un milieu. Mais le magnifique diffère du libéral en cela que le magnifique s'intéresse à de grandes [sommes d'argent], tandis que le libéral s'intéresse à de petites. L'excès, en respect de la magnificence, s'appelle apyrocalia, de a, qui signifie sans, et de pyros, qui signifie expérience, et de calos, bon, au sens de sans expérience du bien, étant donné que, tout en dépensant beaucoup, on ne se préoccupe pas de la manière de bien dépenser; cet excès s'appelle aussi banausia, de banos, qui signifie fornax, parce qu'on consume toutes choses à la manière d'une fournaise. Le défaut, quant à lui, s'appelle de la mesquinerie (02). Ces extrêmes diffèrent aussi de ce qui contrarie la libéralité. Mais de quelle manière ils diffèrent, ce sera dit plus tard, au quatrième [livre] (#707-734).

Leçon 9

#345. — Une fois présentées les vertus qui regardent les richesses, il présente ici les vertus qui regardent les honneurs. En premier (1107b21), il présente la vertu qui regarde de grands honneurs. En second (1107b24), la vertu qui regarde des ordinaires. Il dit donc, en premier, que la magnanimité constitue le milieu en [matière] d'honneur et d'hommage. L'excès, par ailleurs, dans la poursuite de ce qui a trait à un grand honneur, est une disposition que l'on appelle chaumotes, de cela qu'elle consume en tout qu'inspire le désir d'honneur (03). En effet, cauma (04) signifie brûlure, mais capnos (05), en grec, a le même [sens] que fumée. On pourrait même, si l'on écrivait chapnotes (06), traduire fumosité, car nous avons l'habitude d'appeler enflés ou gonflés les [gens] qui aspirent trop à monter vers de hauts ou de grands [honneurs]. À l'opposé, le manque opposé à la magnanimité s'appelle de la pusillanimité.

#346. — Ensuite (1107b24), il présente une autre vertu, portant sur les honneurs ordinaires. On a dit (#344) que la libéralité diffère de la magnificence en ce que la libéralité porte sur les petites [dépenses], alors que la magnificence porte sur les grandes; il y a, concernant les petits honneurs, une vertu qui entretient un rapport semblable avec la magnanimité, qui a trait aux grands honneurs. Il doit exister une vertu pour constituer le milieu à ce propos; il le manifeste en signalant qu'il arrive aussi de désirer l'honneur ordinaire comme il faut, ce qui relève du milieu de la vertu, plus qu'il ne faut, ce qui tient à l'excès, et moins qu'il ne faut, ce qui tient au défaut. Celui qui désire l'honneur avec excès s'appelle un ambitieux (07), tandis que celui qui manque d'intérêt pour l'honneur, s'appelle un indifférent (08). Mais celui qui occupe le milieu reste sans nom.

#347. — De même, les dispositions, c'est-à-dire les habitus des vices ou de la vertu médiane, restent sans nom. Nous pouvons cependant forger des noms, et appeler ambition la disposition qui rend ambitieux, et indifférence la disposition qui rend indifférent. Comme le milieu n'est pas nommé, ceux qui se tiennent aux extrêmes se disputent la région médiane: l'un et l'autre se prétend dans le milieu. Il manifeste cela par l'assimilation à deux cités, entre lesquelles, d'habitude, il y a dispute sur les frontières médianes; tant qu'il n'y a pas une limite certaine de fixée, l'une et l'autre prétend que le territoire du milieu lui appartient. Mais cela est très commun avec tous les vices, que l'un et l'autre des extrêmes réputent qu'il est dans le milieu alors que le vertueux [serait] dans l'autre extrême. C'est ainsi que le lâche pense que le courageux est un audacieux, et que l'audacieux le prend pour un lâche. Par conséquent, il souligne ce qui est propre à la matière présente: non seulement les vicieux s'attribuent le nom de la vertu, mais aussi les vertueux, du fait que le milieu de la vertu soit sans nom, se servent du nom du vice comme si c'était le nom de la vertu.

#348. — C'est le sens de ce qu'il ajoute que, même pour nous, c'est parler raisonnablement que d'appeler celui qui se tient au milieu tantôt ambitieux, tantôt indifférent. Parfois, en effet, nous louons une personne d'être ambitieuse, car nous avons coutume de dire, en louant quelqu'un, qu'il se soucie de son honneur; ainsi, nous traitons le vertueux même d'ambitieux. Parfois aussi, nous louons l'indifférent, comme lorsque, en louant quelqu'un, nous disons qu'il ne se soucie pas des honneurs des hommes, mais de la vérité. Alors, nous appelons indifférent le vertueux. Pourquoi cela arrive, on le dira dans la suite, au quatrième [livre] (#794-795). Pour le moment, il faut poursuivre avec le reste des milieux, selon le mode annoncé, à savoir sous mode d'exemples.

#349. — Ensuite (1108a5), il présente une vertu qui regarde les maux extérieurs, par lesquels on est mis en colère. Il dit qu'en matière de colère, il existe un excès, un défaut et un milieu. Quoique tout cela soit en grande partie sans nom, nous avons toutefois coutume de nommer le milieu doux et la disposition médiane douceur. Par ailleurs, celui qui se fâche avec excès, nous l'appelons irascible, et sa disposition irascibilité. Enfin, celui qui manque, nous l'appelons bonasse et son défaut, la bonasserie.

#350. — Ensuite (1108a9), il présente des vertus qui regardent les actes humains. En premier, il montre leur distinction. En second (1108a19), il exemplifie à leur sujet. Il dit donc, en premier, qu'il y a trois dispositions médianes qui diffèrent sur un point et conviennent sur un autre. Elles conviennent quant à ce que toutes portent sur des mots et des œuvres par lesquelles les gens communiquent entre eux. Mais elles diffèrent en ce que l'une d'entre elles porte sur la vérité de ces mots et faits, tandis qu'une autre concerne le plaisir qui leur est attaché: cependant, l'une, encore, regarde le plaisir attaché à ce qui se dit ou se fait par jeu, tandis que l'autre [regarde le plaisir lié] à [des mots ou gestes] appartenant à la vie commune, à ce qui est sérieux.

#351. — Il faut en parler aussi, pour que devienne encore davantage manifeste que partout, c'est la disposition médiane qui est louable, et que les extrêmes ne sont pas louables, mais blâmables. Plusieurs encore, d'entre ces [dispositions], sont sans nom. Mais comme nous l'avons fait pour d'autres, nous essayerons de leur en imposer, pour rendre nos propos manifestes et pour le bien que cela donnera. Parce que la fin de cette science n'est pas la manifestation de la vérité, mais le bien d'une œuvre.

#352. — Ensuite (1108a19), il exemplifie pour les vertus qui précèdent. En premier, pour celle qui porte sur le vrai. Il dit que, concernant le vrai, la personne de disposition médiane, c'est celle que l'on dit vraie, et que la dispositon médiane s'appelle de la vérité. Mais la production du faux en direction du plus, où on met plus qu'il n'y a à son propre sujet, s'appelle de la vantardise, et celui qui la produit s'appelle un vantard. Et cette fiction en direction du moins, où on forge sur soi des vilenies, s'appelle de l'ironie, c'est-à-dire de la moquerie; et son producteur s'appelle un ironique, c'est-à-dire un moqueur.

#353. — En second (1108a23), il exemplifie pour la vertu qui porte sur les jeux. Il dit qu'en rapport au plaisir lié aux jeux, celui qui tient le milieu s'appelle un enjoué (09), à sa place en toutes [circonstances]; et sa disposition s'appelle de l'enjouement. Celui qui va vers l'excès, lui, s'appelle un bomolochus (10), de bomos, qui signifie élever, et lochos, qui signifie ravi. On le nomme à la ressemblance du milan, qui volait toujours autour des autels des idoles, pour ravir quelque chose. De manière semblable, celui qui joue avec excès cherche toujours à prendre la parole ou le geste de quelqu'un pour le tourner en jeu. Quant à sa disposition, elle s'appelle de la bomolochia. Enfin, celui qui ne joue pas assez s'appelle un rustre, c'est-à-dire un paysan, et sa disposition s'appelle de la rusticité.

#354. — En troisième (1108a26), il exemplifie pour la troisième des vertus annoncées. Il dit: pour ce qui reste de plaisant dans la vie, en rapport à ce qui se fait avec sérieux, celui qui tient le milieu s'appelle un ami, non du fait d'aimer, mais d'être de contact correct: nous pouvons aussi l'appeler affable. La disposition médiane elle-même s'appelle de l'amitié ou de l'affabilité. Celui qui exagère, lui, s'il ne le fait qu'en vue du plaisir, s'appelle un obséquieux; mais s'il le [fait] pour son utilité propre, par exemple, pour un gain, il s'appelle un courtisan ou un flatteur. Enfin, celui qui se trouve là en manque, et qui ne se fait pas de scrupule de contrister ceux avec qui il vit, s'appelle un hargneux et un difficile.

#355. — Ensuite (1108a30), il exemplifie des passions louables. En premier, la pudeur. Il dit que même parmi les passions et ce qui leur est adjoint il existe des médiétés. La pudeur, en effet, n'est pas une vertu, comme il est montré au quatrième [livre] (#867-882). Cependant, on loue le pudique, en ce que, dans sa [matière], il consiste à tenir le milieu. Mais celui qui exagère, comme tout le fait sursauter de pudeur, s'appelle un pudibond, c'est-à-dire un stupide. Enfin, celui qui en manque, ou qui ne ressent de pudeur pour rien, s'appelle un impudent, et celui qui tient le milieu, un pudique.

#356. — En second (1108a35), il traite d'une autre passion, que l'on appelle de l'indignation (11), c’est-à-dire de la correction; elle constitue la position médiane entre l'envie et l'épicacotharchie (12). Tharcus (13), en effet signifie qu'on se réjouit, cacos, mauvais, et epi, dessus; en somme: de la joie à propos du mal. Toutes ces dispositions portent sur le plaisir et la tristesse ressentis devant ce qui arrive au prochain. L'indigné, en effet, c'est-à-dire le correcteur, s'attriste quand des mauvais réussissent dans leur malice; l'envieux, lui, exagère, jusqu'à s'attrister en rapport à tous ceux qui réussissent, tant bons que mauvais; enfin, celui qui que l'on dit épicacotharque, manque tellement à s'attrister, qu'il se réjouit même à propos de mauvais qui réussissent dans leur malice. Mais on en parle ailleurs, à savoir au second [livre] de la Rhétorique (ch. X).

#357. — Enfin, par ailleurs, comme la justice présente des espèces différentes, où le milieu ne se prend pas de manière semblable, on parlera par après, au cinquième [livre] (#885-1108), de la justice et la manière dont ses parties constituent le milieu; de manière semblable, ensuite, on parlera, au sixième [livre] (#1109-1291), des vertus rationnelles, c'est-à-dire intellectuelles.

Leçon 10

#358. — Après avoir montré de manière commune ce qu'est la vertu, puis avoir appliqué sa définition à des vertus spéciales, le Philosophe traite ici de l'opposition entre les vertus et les vices. À ce [sujet], il fait trois [considérations]. En premier (1108b11), il montre qu'il existe là une double contrariété: l'une, certes, entre les vices, mais l'autre, entre les vices et la vertu. En second (1108b26), il montre que la contrariété des vices entre eux est plus grande. En troisième (1108b30), il montre comment l'un des vices est davantage que l'autre opposé à la vertu. Sur le premier [point], il fait trois [considérations]. En premier, il propose son intention. En second (1108b15), il prouve son propos. En troisième (1108b23), il infère un corollaire de ce qu'il a dit. Il dit donc, en premier, qu'il existe trois dispositions: deux sont vicieuses, l'une par excès, l'autre par défaut; et la dernière se conforme à la vertu, qui se situe au milieu. Or chacune d'entre elles s'oppose d'une certaine façon à chaque autre, car, en même temps, les dispositions extrêmes sont contraires entre elles et la disposition médiane les contrarie aussi.

#359. — Ensuite (1108b5), il prouve ce qu'il a dit. Il n'était pas nécessaire, cependant, de prouver que deux vices qui entretiennent entre eux un rapport d'excès à défaut sont contraires, étant donné qu'ils sont ce qu'il y a de plus distant. Mais ce qu'on a dit, que la vertu contrarie les vices, paraîtra douteux: comme, en effet, la vertu occupe le milieu entre les vices, elle ne se distancie pas au maximum de l'un et l'autre, alors que, justement, la contrariété constitue la plus grande distance, comme il est dit au dixième [livre] de la Métaphysique (IX, ch. 4;#2023-2035). Aussi est-ce cela que le Philosophe montre, ici spécialement, que la vertu contrarie l'un et l'autre vice.

#360. — À ce propos, il est à noter que, d'une certaine façon, le milieu participe à l'un et l'autre extrême; aussi, dans la mesure où il participe à l'un d'entre eux, il contrarie à l'autre, comme l'égal, milieu entre le grand et le petit, constitue, bien sûr, le petit, en comparaison du grand, mais le grand, en comparaison du petit. C'est pourquoi l'égal s'opose à la fois au grand, sous raison de petit, et au petit, sous raison de grand. C'est à cause de cela que le mouvement va du contraire au milieu, comme aussi au contraire, comme il est dit au cinquième [livre] de la Physique (I, ch. 1).

#361. — Ainsi donc, les habitus médians, constitués tant dans les passions que dans les opérations, entretiennent une relation d'excès avec celui qui se trouve en défaut, et de défaut avec celui est en excès. Ainsi, le courageux est audacieux, en comparaison du lâche, mais en comparaison de l'audacieux, il est lâche. De manière semblable, le tempérant est intempérant, en comparaison de l'insensible, mais en comparaison de l'intempérant, il est insensible. Ainsi encore le libéral est  prodigue, en comparaison de l'avare, mais avare, en comparaison du prodigue. Ainsi appert-il que la vertu contrarie l'un et l'autre des extrêmes.

#362. — Ensuite (1108b23), il infère un corollaire de ce qu'il a dit. Comme l'habitus médian, en comparaison de l'un des extrêmes, revêt l'aspect de l'autre, il s'ensuit que les extrêmes se projettent le milieu de l'un à l'autre: chaque [disposition] extrême voit dans le milieu l'autre extrême qui s'oppose à lui. Ainsi, le lâche appelle le courageux un audacieux et l'audacieux l'appelle un lâche. Cela aussi est signe de ce qui a été dit, que la vertu contrarie à la fois l'un et l'autre extrême.

#363. — Ensuite (1108b26), il montre que l'opposition des vices entre eux est plus grande que leur opposition à la vertu. Cela, avec deux raisons. La première vient de ce que plus les choses sont distantes l'une de l'autre, plus elles sont contraires, comme la contrariété tient à la distance. Or les extrêmes sont plus distants entre eux qu'avec le milieu; par exemple, le grand et le petit sont plus distants entre eux qu'avec l'égal, qui occupe le milieu entre eux. Donc, les vices sont plus opposés entre eux qu'avec la vertu. Mais il est à noter qu'il ne parle pas ici de l'opposition de la vertu avec les vices d'après la raison de bien et de mal, car en cela les deux vices sont contenus sous un même extrême; mais il en parle pour autant que la vertu, selon sa propre espèce, occupe le milieu entre deux vices.

#364. — Il présente ensuite sa seconde raison (1108b30). Elle va comme suit: il existe une ressemblance entre la vertu et l'un des extrêmes; comme entre le courage et l'audace, et entre la prodigalité et la libéralité. Mais entre deux vices extrêmes, il y a une complète dissemblance. Et la plus grande contrariété importe la plus grande distance, comme on l'a dit.

#365. — Ensuite (1108b35), il montre que l'un des extrêmes est plus contraire à la vertu que l'autre. À ce [sujet], il fait deux [considérations]. En premier, il propose ce qu'il entend. En second (1109a5), il donne une raison. Il dit donc, en premier, qu'en certaines [matières], c'est le vice qui est en défaut qui contrarie davantage le milieu de la vertu, tandis qu'en d'autres, c'est plutôt le vice qui est en excès. Ainsi, ce n'est pas l'audace qui contrarie le plus le courage, mais la lâcheté, qui appartient au défaut. Tandis qu'au contraire, ce qui contrarie le plus la tempérance n'est pas l'insensibilité, où on trouve l'indigence et le défaut, mais l'intempérance, où on trouve l'excès.

#366. — Ensuite (1109a5), il donne deux raisons de ce qu'il avait dit. L'une vient de la chose même, c'est-à-dire de la nature même des vertus et des vices. On a dit plus haut, en effet, qu'il y a une certaine ressemblance entre l'un des extrêmes et le milieu qu'est la vertu. De ce fait même, que l'un des extrêmes est plus proche et ressemble plus que l'autre au milieu qu'est la vertu, il s'ensuit que ce n'est pas celui-là, plus semblable, qui est le plus contraire à la vertu, mais celui qui lui est opposé. Par exemple, si l'audace est plus semblable au courage et plus prochain, il s'ensuit que la lâcheté lui est plus dissemblable et, par conséquent, plus contraire. Car ce qui est plus distant du milieu lui est manifestement plus contraire. La raison doit s'en prendre de la nature même des passions.

#367. — Ce dont il parle ici se produit, en effet, dans les vertus morales, qui portent sur des passions, et à qui il appartient de sauver le bien de la raison contre le mouvement des passions. La passion, par ailleurs, peut corrompre de deux manières le bien de la raison: d'abord par sa véhémence, en poussant à faire plus que la raison ne dicte, principalement dans les désirs des plaisirs et dans les autres passions qui appartiennent à la poursuite de l'appétit. Aussi, la vertu qui porte sur des passions de cette sorte s'efforce surtout de réprimer de telles passions. C'est à cause de cela que le vice qui se situe dans le défaut lui est davantage assimilé, tandis que ce qui se situe dans l'excès la contrarie davantage, comme il appert pour la tempérance. Mais certaines passions corrompent le bien en ramenant à moins que ne le commande la raison, comme, certes, la crainte et les autres passions qui concernent la fuite. Aussi, la vertu qui porte sur des passions de la sorte s'efforce surtout de raffermir dans le bien de la raison, contre le défaut. C'est à cause de cela que le vice qui est en défaut lui sera plus contraire.

#368. — Ensuite (1109a12), il donne une autre raison, de notre part: comme il appartient à la vertu de repousser les vices, l'effort de la vertu se porte plus puissamment à repousser ces vices auxquels nous avons une plus grande inclination. C'est pourquoi les vices qui nous sont de quelque manière plus connaturels sont eux-mêmes plus contraires à la vertu. Ainsi, il nous est plus connaturel de poursuivre des plaisirs que de les fuir; aussi sommes-nous mûs très facilement à l'intempérance, qui implique un excès de plaisirs. Ainsi donc, nous disons plus contraires à la vertu les vices auxquels il est plus connaturel de croître en nous, du fait que nous y soyons naturellement inclinés. Aussi, l'intempérance, à laquelle appartient l'excès du plaisir, est plus contraire à la tempérance que l'insensibilité, comme il a été dit (#365).

Leçon 11

#369. — Après avoir traité de la vertu ce qu'elle est, le Philosophe montre ici comment on peut acquérir la vertu; c'est que, comme il a été dit plus haut (#351), la fin de cet enseignement n'est pas la connaissance de la vérité, mais que nous devenions bons. Sur le premier [point], il fait deux [considérations]. En premier (1109a20), il montre qu'il est difficile de devenir vertueux. En second (1109a30), il montre de quelle manière on peut y parvenir. Sur le premier [point], il fait deux [considérations]. En premier, il rappelle ce qui a été dit. Il dit que, plus haut (#310-316), il a été dit suffisamment que la vertu morale est une [disposition] médiane et de quelle manière elle est une [disposition] médiane, à avoir non quant la chose, mais quant à nous; et entre quoi et quoi elle est une [disposition] médiane, à savoir entre deux malices, dont l'une réside dans l'excès, l'autre dans le défaut. Il a été dit (#317-318) aussi pourquoi la vertu est une [disposition] médiane: c'est qu'elle vise le milieu, en recherchant le milieu et en le choisissant, tant en [matière] de passions que d'actions.

#370. — En second (1108a24), il conclut, de ce qui a été montré, qu'il est difficile d'être honnête (14), c'est-à-dire vertueux. D'ailleurs, c'est partout que nous constatons qu'atteindre le milieu est difficile, tandis que s'écarter du milieu est facile. Par exemple, atteindre le milieu d'un cercle n'est pas le fait de n'importe qui, mais du savant, c'est-à-dire du géomètre. Mais s'écarter du centre, n'importe qui le peut, et facilement. Il en va de même pour ce qui est de donner de l'argent et d'en dépenser. Mais que l'on donne quelque chose à qui il faut donner, le montant qu'il faut, quand il faut, en vue de quoi il faut et de la manière qu'il faut — par quoi on comprend bien donner — cela n'appartient pas à n'importe qui et n'est pas facile; c'est au contraire, à cause de sa difficulté, rare, difficile, louable et vertueux, dans la mesure que cela se fait en conformité avec la raison.

#371. — Ensuite (1109a30), il montre les manières dont on peut parvenir à devenir vertueux. À ce [sujet], il fait deux [considérations]. En premier, il montre de quelle manière on peut parvenir au milieu, une fois qu'on l'a découvert. En second (1109b14), il traite de la découverte même du milieu. Sur le premier [point], il présente trois leçons. La première s'en tire de la nature même de la chose. Il dit que devenir vertueux et atteindre le milieu est difficile. En raison de cela, celui qui vise le milieu, qui cherche à parvenir au milieu, doit s'efforcer principalement de s'écarter de l'extrême qui contrarie le plus la vertu. Si, par exemple, on veut parvenir au milieu du courage, on doit mettre son principal effort à s'écarter de la lâcheté, qui s'oppose plus que l'audace au courage, comme il a été dit (#365).

#372. — Il présente en exemple un certain Circes, qui avertissait les navigateurs d'éviter surtout les plus grands dangers de la mer, à savoir les remous, qui font verser le navire, et les vapeurs des brouillards, qui empêchent les matelots de voir. C'est [le sens de] ce qu'il dit, «de garder le navire en dehors de la vapeur et du remou», comme s'il disait: ainsi garderas-tu le navire, de manière à fuir les vapeurs et les remous.

#373. — Il donne la raison de la leçon précédente en disant que l'un des extrêmes vicieux, à savoir le plus contraire à la vertu, constitue une faute plus grande, tandis que l'extrême moins contraire à la vertu est moins une faute. Aussi, comme il est très difficile d'arriver au milieu de la vertu, on doit au moins s'efforcer d'éviter les plus grands dangers, à savoir ce qui est davantage contraire à la vertu. Dans cet ordre, les navigateurs disent que, à côté d'une première [façon de] naviguer où on n'accepte aucun danger, il y en a une seconde, où l'on va vers les plus petits des dangers. Les choses se passent de même pour la vie humaine, de la manière dont on l'a dit: on évite surtout les vices qui contrarient le plus la vertu.

#374. — Il présente ensuite sa seconde leçon (1109b1). Celle-ci se tire de nous-mêmes, c'est-à-dire de ce qui est propre à chacun. Il dit que celui qui veut devenir vertueux doit chercher à quoi son appétit est le plus incliné à se mouvoir: c'est à des [choses] différentes, en effet, que des [personnes] différentes sont inclinées naturellement davantage. Ce à quoi chacun est naturellement incliné, par ailleurs, il peut le connaître par le plaisir et la tristesse qu'il ressent à son propos; parce qu'à chacun plaît ce qui lui convient selon sa nature.

#375. — Aussi si on se plaît beaucoup à une action ou à une passion, c'est un signe qu'on y est naturellement incliné. Or on tend avec violence à ce à quoi on est naturellement incliné. C'est pourquoi on dépasse facilement le milieu à ce propos. En raison de cela, nous devons tendre en sens contraire tant que nous le pouvons. Si, en effet, nous mettons notre effort à nous écarter beaucoup de la faute à laquelle nous sommes enclins, nous parviendrons finalement à peine au milieu. Et il assimile la situation aux gens qui redressent des bois tordus: pour les redresser, ils les tordent dans l'autre sens et c'est ainsi qu'ils les ramènent au milieu.

#376. — Il est à noter, ici, que cette voie d'acquisition des vertus est très efficace: celle où on s'efforce d'aller vers le contraire de ce à quoi on est incliné, tant par nature que par habitude. La voie que les Stoïciens ont imaginée est toutefois plus facile, de s'écarter graduellement de ce à quoi on est incliné, comme Cicéron l'explique, dans son livre Des questions tusculanes. La voie aussi qu'Aristote présente ici intéresse ceux qui désirent avec violence s'écarter des vices et parvenir à la vertu, tandis que la voie des Stoïciens intéresse davantage ceux qui ont une volonté faible et tiède.

#377. — Il présente ensuite une troisième manière (1109b7). Cette leçon se tire aussi de nous-mêmes, non, toutefois, d'après ce qui est propre à chacun, comme il a été dit de la seconde leçon, mais d'après ce qui est commun à tous. Tous, en effet, sont naturellement inclinés aux plaisirs. C'est pourquoi il dit qu'universellement, c'est des plaisirs que ceux qui tendent à la vertu doivent le plus s'écarter. Car, du fait que c'est au plaisir qu'on est le plus incliné, les plaisirs aperçus meuvent facilement l'appétit. Aussi dit-il que nous ne pouvons exercer facilement notre discernement sur le plaisir, si nous nous attardons à le considérer, sans que notre appétit ne le reçoive, en se précipitant à le désirer. Pour cela, ce que les anciens du peuple troyen admettaient à propos d'Hélène, estimant qu'on devait la renvoyer, nous devons l'admettre à propos du plaisir; nous devons toujours, à propos du plaisir, parler comme ces gens et rejeter de nous les plaisirs corporels. C'est ainsi, en rejetant le plaisir, que nous nous rendrons le moins fautifs, parce que le désir des plaisirs mène à bien des fautes.

#378. — Il conclut donc que c'est en se comportant ainsi qu'on vient de le dire en résumé, à savoir sommairement, qu'on pourra le mieux atteindre le milieu de la vertu.

#379. — Ensuite (1109b14), il montre de quelle manière on doit fixer le milieu de la vertu. À ce [sujet], il fait trois [considérations]. En premier, il en montre la difficulté. En second (1109b18), il montre ce qui suffit pour ce qui est de fixer le milieu. En troisième (1109b20), il répond à une question tacite. Il dit donc, en premier, que cela est difficile de découvrir le milieu, en tenant au mieux compte de chacune des circonstances en chacune des actions à poser. Car il n'est pas facile de fixer de quelle manière il faut agir, à l'égard de quelles [personnes], par exemple, en quelles choses et en quel temps 73 il faut se fâcher. Il rappelle, comme signe de cette difficulté, que tantôt nous louons et disons doux ceux qui ne se s'irritent pas assez, et tantôt nous louons ceux qui punissent avec excès ou se montrent intraitables, et nous les disons virils.

#380. — Ensuite (1109b18), il montre ce qui suffit au milieu de la vertu. Il dit qu'on ne blâme pas celui qui s'écarte peu de ce qui est bien fait en conformité avec la vertu, qu'il s'en éloigne vers le plus ou vers le moins; parce qu'un écart léger du milieu de la vertu ne paraît pas, à cause de la difficulté du milieu. Mais on blâme celui qui s'écarte beaucoup, parce qu'il paraît.

#381. — Ensuite (1109b20), il répond à une question tacite. On pourrait, en effet, chercher avec combien d'écart du milieu on est blâmé et avec combien non. Mais en réponse, il dit qu'on ne peut facilement définir à partir d'où et en s'écartant combien du milieu on est blâmé. Il en va de même de tout autre sensible, mieux discerné par le sens que fixable par la raison. C'est que ce type d'éléments des actes de vertu tiennent au singulier. En raison de cela, leur jugement réside dans le sens, quoique non dans le [sens] externe, mais dans le [sens] interne, par lequel on apprécie le bien des singuliers, et auquel revient le jugement de la prudence, comme il sera dit plus loin, au sixième [livre] (#1215, 1249). Mais il suffit tout à fait ici de montrer qu'en tout l'habitus médian est plus louable, même s'il faut parfois s'écarter vers l'excès, et parfois vers le défaut, soit à cause de la nature même de la vertu, soit à cause de notre inclination, comme il appert de ce qui précède (#369-378). De cette manière, on saisira facilement le milieu selon lequel chaque chose se fait bien. Là se termine le second livre.  

(01) Humains, plutôt qu'extérieurs ? On dirait ici une distraction de copiste, la ligne précédente parlant de biens extérieurs.

(02Parvificentia.

(03) De fait, le terme aristotélicien, (de , abîme et cainv, s'entrouvrir), réfère plutôt au manque de consistance de l'objet dont l'extérieur gonflé cache un intérieur plein de trous et d'espaces vides. Il n'y a aucun rapport étymologique avec les termes donnés ensuite par saint Thomas.

(04) kaèma, brûlure.

(05) kapnñw, fumée.

(06) , fumeux.

(07)Philotimus, de filñtimow, amoureux de l'honneur.

(08) Aphilotimus, de Žfilñtimow, indifférent à l'honneur.

(09) Eutrapelus, de eétr‹pelow, au sens de bien tourné, en toutes circonstances.

(10) Un farceur.

11 .

(12) Le terme est difficile à traduire, même en latin. La translittération de Moerbeke est assez maladroite: elle inverse les deux derniers éléments, et , et elle prend le pour un . En somme, il s'agit d'une disposition qui porte à se réjouir du mal qui arrive à autrui. Bien que ce soit assez courant, on n'a pas en français de terme adéquat. Malveillance, comme traduit Tricot, nomme plutôt un antécédent de cette disposition que la disposition elle-même.

(13) yarXow

(14) Studiosus, en traduction de .