Aristote : Catégories

ARISTOTE

LOGIQUE. TOME UN

PREFACE AUX CATÉGORIES

Traduction française : BARTHÉLEMY SAINT-HILAIRE.

Introduction aux catégories par Porphyre

 

 

 

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CATEGORIES.

 

PRÉFACE

De la nature de la Logique. - Logique pure faite par Aristote, dans les Catégories, l'Herméneia et les Analytiques, Premiers et Derniers : Logique appliquée, dans les Topiques et les Réfutations des Sophistes. - Comparaison des Catégories d'Aristote et de celles de Kant. - Erreur d'Aristote sur la théorie de l'universel. - Tentatives pour réformer la logique péripatéticienne: Ramus, Bacon. - Méthode de Descartes. - Port-Royal, Leibnitz, la philosophie Écossaise, le Sensualisme. - Tentative de Kant : Hégel. -Travaux que doit faire l'école contemporaine pour fonder la logique sur la psychologie.

Les hommes ont raisonné, en toute perfection, bien longtemps avant que la logique n'eût étudié les lois du raisonnement. Le chef-d'œuvre poétique de l'esprit humain est de cinq ou six siècles antérieur à l'Organon. Les législateurs ont promulgué leurs codes, les hommes d'état ont traité les affaires politiques, sans connaître les règles de la pensée dont ils faisaient un si utile et si puissant usage. Les orateurs ont persuadé la multitude, et parfois l'ont admirablement servie, sans avoir le secret de leur éloquence. Les sciences même ont obéi, comme la poésie, comme la politique, à une sorte d'inspiration qui n'a rien ôté à la certitude de leurs découvertes. Longtemps avant Aristote, la médecine avait trouvé les méthodes qui lui sont propres : elle avait déterminé ses principes, fixé le domaine qui lui appartient. Elle avait su, par des discussions étendues et régulières, fonder une doctrine qui est encore aujourd'hui la plus illustre et la plus vaste de toutes. Les mathématiques n'avaient pas fait moins de progrès que la médecine, l'éloquence et la poésie. Elles avaient déjà cette forme sévère qu'Euclide n'a point inventée : les théorèmes qu'elles possédaient étaient démontrés aussi rigoureusement qu'ils peuvent l'être aujourd'hui, sans qu'on sût rien alors de la théorie de la démonstration. Bien plus, au-dessus de tous ces développements inférieurs de l'intelligence, la philosophie, qui les domine tous en les résumant, avait fait ses plus sérieuses conquêtes. Sans parler de quelques philosophes de l'école d'Ionie, sans parler de l'école d'Élée ni de Pythagore, elle avait trouvé la vraie méthode avec Socrate, l'avait appliquée avec Platon; et elle en avait tiré ces vérités immortelles et fécondes que rappellent ces deux grands noms.

Ainsi donc. avant que la science logique ne fût née, l'esprit humain avait produit, par sa seule puissance, sans erreur quoique sans guide, quelques-uns des plus solides monuments dont son juste orgueil puisse se vanter.

Les formules de la logique une fois connues, en quoi ont-elles servi le développement de l'intelligence? Aristote a tracé les lois de la pensée, comme il a tracé les principes de la politique, ceux de la morale, ceux de la rhétorique et de la poétique, ceux de l'histoire naturelle, ceux de la physique et de la météorologie, ceux enfin de la métaphysique. Mais nous ne voyons pas que cette science des lois de la raison, ait influé de longtemps sur les progrès de la raison même. Doté de la logique, le génie grec a fourni sa carrière à peu près comme si la logique n'existait pas. Il a poursuivi la route commencée, approfondi les principes découverts : il en a trouvé de nouveaux. Il a continué de prodiguer au monde tous les trésors qu'il recélait. Et la logique, qui ne lui avait point donné naissance, ne l'empêcha pas de mourir, quand le germe qui lui était propre eut porté tous ses fruits, et que, mille ans après Socrate, un germe plus beau fut venu définitivement l'étouffer en le remplaçant. La logique, assise sur d'inébranlables bases, cultivée, accrue par les écoles les plus diverses, enseignée à tous les hommes éclairés, avait bien pu donner dès lors aux formes de la science plus de rigueur et plus de rectitude. Mais le mouvement commencé sans elle se poursuivait sans elle : et elle fut impuissante à le ranimer quand il s'éteignit. Elle n'avait été qu'une science de plus, ajoutée à toutes les autres, plus générale qu'aucune d'elles, à certains égards les comprenant toutes, mais enfin ne donnant à aucune, ni la vie qu'elle-même perdait, ni des directions dont ces sciences s'étaient toujours passées, et dont elles se passaient bien mieux encore dans leur agonie.
Dans l'Inde et chez les Arabes, la logique, indigène et parfaitement originale, ou de simple importation étrangère, a joué le même rôle absolument que chez les Grecs.

Il est vrai que si, dans le monde ancien, elle n'exerça point d'influence décisive sur la marche et la fécondité des esprits, ce fut elle qui, dans le monde héritier et vainqueur de l'antiquité, entretint une apparence de vie. Sauvée, seule à peu près du grand naufrage, ce fut elle qui conserva les traditions de l'intelligence, et qui, plusieurs siècles durant, suffit à satisfaire presque tous ses besoins. Elle soumit l'esprit nouveau à une longue et rude discipline, par les discussions les plus délicates et les plus subtiles. Elle lui donna des qualités puissantes qu'il ne perdra plus, qui font, en partie, sa grandeur, et dont il a peut-être oublié, dans son ingratitude, l'origine reculée. Mais si la logique a fait la Scholastique, berceau de l'intelligence moderne, si longtemps elle fut exclusivement cultivée par le moyen âge, mahométan ou chrétien, il n'en faut pas conclure que la logique toute seule ait donné aux esprits cette impulsion que les quatre derniers siècles ont vue grandir, et qui s'accroît tous les jours sous nos yeux. A côté de la logique, au-dessus d'elle, il y avait, d'abord, cette énergie naturelle de l'esprit humain qui ne s'arrête jamais; puis, une grande religion qui n'était pas faite pour ralentir sa marche; et enfin, cette antiquité tout entière, dont la logique n'était qu'une faible portion, et qui, par ses chefs-d'œuvre mieux connus, vint après quatorze cents ans rendre à la pensée son véritable essor, comme elle lui apportait aussi le véritable goût. Qu'on ne se méprenne point sur les services que la logique, par les mains de la Scholastique, toute française et toute parisienne, a rendus à l'Europe. Qu'on ne dénature point ces services en les exagérant. Elle imprima certainement à la science moderne, et à toutes les langues dont elle se sert, une sévérité d'exposition, une précision, une justesse qu'elles n'auraient point eues sans elle au même degré. Elle avait habitué les esprits aux plus durs labeurs, et les avait fortifiés par les pénibles exercices de l'école. Mais ce ne fut pas elle qui les inspira; ce ne fut pas même elle qui donna le signal de leur véritable réveil. Après les avoir jadis soutenus, quand ils étaient languissants et faibles, elle devint bientôt un embarras et un obstacle, quand ils furent plus robustes; et elle fut répudiée par le peuple même qui jadis en avait fait la première et la plus grande des études. Chose remarquable! les progrès de l'intelligence parurent en proportion de l'abandon où la logique était tombée : et le discrédit que des génies comme Descartes et Pascal avaient jeté sur elle, et que le siècle suivant avait sanctionné par le ridicule, n'est pas même aujourd'hui passé. L'esprit contemporain n'a point encore hautement appelé de cet injuste arrêt, qu'il ne regarde pas cependant comme définitif.
La logique qui n'a point provoqué les progrès de l'esprit grec, et qui ne l'a point sauvé de sa ruine, qui entravait l'esprit moderne après l'avoir aidé, est maintenant une science presque morte ; et les tentatives faites pour la relever ne sont encore ni générales ni très puissantes. L'esprit de notre temps, tout aussi bien que celui des deux siècles antérieurs, ne s'en est pas ému : il a continué ses heureux travaux, sans demander à la logique des secours dont il ne sentait pas le besoin; et nous ne voyons pas que les sciences en aient moins rapidement avancé. Le désordre, plein de vie d'ailleurs, que leur vaste domaine présente à l'observation attentive du philosophe, tient à bien des causes, parmi lesquelles l'abandon des études logiques peut compter, mais n'occupe pas certainement une place très considérable.

L'histoire, interrogée jusque dans ses témoignages les plus récents, nous prouve donc que la logique n'a point, sur les destinées de l'intelligence, cette influence souveraine qu'on s'est plu quelquefois à lui attribuer, et qu'une philosophie circonspecte ne peut pas, en effet, lui reconnaître Pour nous, et par l'oubli même où notre temps a laissé les études logiques, il nous serait difficile de dire, d'après un examen direct, ce qu'elles pourraient avoir d'utile pour l'éducation et le gouvernement des esprits. De logiciens, il n'y en a plus, bien que ce titre ait pu être usurpé par quelques écrivains éloquents, raisonnant fort bien sans doute, mais profondément ignorants de toutes les règles qu'ils employaient avec tant de succès. A défaut d'exemples contemporains, nous pouvons le demander à Montaigne, nous pouvons le demander à Descartes, à Port-Royal, à Malebranche, au dix-septième siècle tout entier, à Leibnitz, témoin le plus impartial et le plus éclairé de tous. N'en appelons point à Bacon, dont l'imagination passionnée s'emporte à l'invective. Mais tous ces grands esprits sans exception, que nous disent–ils des résultats de la logique, encore assidûment cultivée de leur temps? Ils nous répondent tous par des accusations unanimes contre le syllogisme, appliqué comme on le faisait alors. Ils nous répondent bien mieux encore par ces tentatives plus ou moins heureuses qu'ils ont tous faites, pour substituer aux anciennes méthodes une méthode nouvelle, et s'ouvrir des routes tout à fait ignorées à la recherche et à la découverte de la vérité.

A côté du témoignage de l'histoire, ne pouvons-nous pas en placer un autre beaucoup plus clair et bien moins récusable? N'est-il pas évident que la justesse de l'esprit ne tient pas à la culture qu'il a reçue? que la nature et Dieu font en cela beaucoup plus que les enseignements et les habitudes, et que la logique ne peut pas plus, avec ses formules, toutes vraies qu'elles sont, redresser un esprit naturellement faux, que l'art du médecin ne peut refaire les tempéraments débiles? La logique n'a même presque jamais élevé ses prétentions aussi haut; et ce ne sont pas des règles abstraites, même rigoureusement appliquées, qui peuvent extirper des esprits les vices ou les faiblesses qui les enchaînent à l'erreur. C'est là le difficile objet d'une pratique plus délicate et plus rare, que la logique n'enseigne pas, et dont les règles longtemps cherchées sont encore et resteront toujours à faire. On n'apprend point à raisonner : tout ce qu'on peut apprendre, c'est comment l'on raisonne. On n'apprend point à être poète, mais l'on peut sur les chefs-d'œuvre poétiques noter les traces du génie, c'est-à-dire, observer la nature dans ses manifestations les plus éclatantes et les plus vraies. « Ceux qui ont le raisonnement le plus fort, dit Descartes, et qui digèrent le mieux leurs pensées, afin de les rendre claires et intelligibles, peuvent toujours le mieux persuader ce qu'ils proposent, encore qu'ils ne parlassent que bas-breton et qu'ils n'eussent à jamais appris de rhétorique. » La logique non plus n'instruisit jamais personne à raisonner; et tous les hommes, des plus ignorants jusqu'aux plus éclairés, suivent la spontanéité de leurs facultés, les uns sans songer à des règles qu'ils ne connaissent pas, les autres sans se souvenir de règles que la réalité ne peut mettre en usage.

Quelle est donc la nature de la logique?

Répondons sans hésiter que la logique est une science, et que le propre de toute science, ainsi que l'enseigne Aristote, est de nous faire connaître les choses qui sont, comme le propre de l'art est de montrer à produire les choses. La science n'est qu'une histoire : elle observe les faits, elle les classe, les systématise, en étudie les conséquences et les lois générales. Mais elle ne nous apprend pas à rien créer par les facultés que nous a données la nature. Elle ne s'adresse en nous qu'à cette partie de notre intelligence, qui nous met en relation avec le vrai. Elle ne s'adresse qu'à l'entendement, et ne prétend nous mener qu'à la connaissance, à la contemplation, et pour parler grec, à la théorie. Sa fonction n'est que celle-là, bien haute, bien précieuse, mais sans autre utilité que celle de savoir, et par cela même si souvent reléguée dans le domaine des chimères et des impossibilités. L'art, au contraire, poursuit un but moins élevé, beaucoup plus accessible au vulgaire, mieux compris de lui, et qu'il prend volontiers pour le seul que l'intelligence doive se proposer, le seul même qu'elle puisse atteindre. L'art nous apprend à mettre en œuvre cette activité causatrice qui est en nous, et dont l'exercice est pour l'homme le penchant le plus naturel et la jouissance la plus vive. Il nous montre à faire, à créer quelque chose de notre propre fond. L'habitude vient fortifier les leçons qu'il nous donne; et pour peu que la nature soit souple et vigoureuse, l'art a bientôt formé des habiles. La mission de l'art est toute pratique : il s'inquiète peu d'où il tire ses éléments; il les emploie sans les approfondir, souvent même sans les connaître. Ce qui le préoccupe, c'est de faire et de bien faire. Savoir ne lui importe que dans la mesure, très restreinte souvent, où toute action de l'intelligence exige que l'on sache. Le vrai lui est à peu près indifférent : il ne songe qu'au réel. A ce titre, l'art paraît bien éloigné de la science; et pourtant il ne l'est pas. Par la constitution même de la nature humaine, la théorie et la pratique se tiennent aussi intimement que l'âme et le corps, unis quoique parfaitement distincts, séparés jusqu'à certain point, puisqu'il a été donné à l'âme de se réfugier en elle seule, et de se réduire, en éliminant le corps, dont elle ne peut se détacher, à la pensée qui la fait ce qu'elle est. Il n'y a point d'art qui ne relève d'une science, source de ses principes, antérieure à toutes ses applications, et qui les dirige à son insu, comme l'âme dirige le corps qui ne la connaît pas. Mais de même que l'âme peut s'abstraire du corps auquel elle est jointe, la science peut aussi se préserver de tout contact avec l'art qui découle d'elle. La peine est grande de part et d'autre; et ce n'est pas sans péril qu'on tente un isolement que la nature permet, sans doute, mais qu'elle ne fait point. La science n'est que selon l'homme tout seul; l'art est bien plus selon la nature : et c'est là ce qui donne à la science une supériorité que l'art ne peut revendiquer pour lui.

Des logiciens de nos jours, même des plus instruits et des plus graves, ont traité cette question avec une légèreté qu'elle ne mérite pas. « La logique est-elle une science? est-elle un art? vain débat selon eux, simple affaire de définition, dispute de mots. Il n'y a point d'art qui ne soit une science, point de science qui ne soit un art : et fixer ici des limites est un soin aussi peu utile qu'il est embarrassant. » De quelque autorité que cette opinion s'appuie, on ne peut l'admettre. La question est l'une des plus importantes qu'on puisse agiter en ces matières. Si la logique est une science, on ne lui demandera que ce qu'une science peut donner, et si elle le donne, son devoir sera rempli : la logique sera justifiée aux yeux du sens commun, comme aux yeux de la philosophie; elle tiendra dans le domaine de l'intelligence sa juste place, et lui rendra tous les services qu'on est en droit d'attendre d'elle. Si la logique est un art, au contraire, et qu'on lui demande plus qu'elle ne peut donner, la logique alors sort de ses voies, se méconnaît elle-même, et poursuit des résultats tout à fait inaccessibles à ses efforts. Mêler les juridictions est un tort dans la pratique légale : ce n'en est pas un moindre dans le domaine de la pensée. Fixer les limites des sciences est tout aussi difficile que de fixer les frontières des états : et les esprits, malgré ce qu'en ont pu dire les penseurs de Port-Royal (Art de penser, 1er discours, pag. 29), ne souffrent pas moins que les peuples de la confusion et des conflits. Au point de vue de la philosophie, il y a de très fâcheux inconvénients à mêler l'art et la science, parce que les règles de l'un ne sont pas du tout les règles de l'autre. Au point de vue du sens commun, il y en a bien plus encore : et c'est parce que la logique ne rendait pas au vulgaire ce qu'on exigeait d'elle injustement, qu'elle est tombée, non pas seulement dans l'abandon, mais dans le mépris. C'est donc tout autre chose qu'un « intérêt verbal» qui s'agite ici. Il y va d'une partie considérable de la philosophie d'abord, de la science humaine, de l'intelligence même. Il est vrai qu'en équivoquant sur les mots d'art et de science, on peut résoudre la question par une fin de non-recevoir très facile : mais la question, tranchée en apparence, n'en demeure pas moins au fond la même; et il reste toujours à savoir précisément ce que la logique peut faire pour la direction des esprits, et jusqu'où doit s'étendre l'espérance légitime que nous pouvons fonder sur elle. Le sens commun s'étonnera toujours que la logique ne mène pas infailliblement à la vérité : la logique s'ignorant elle-même le lui promettra quelquefois, et ne tiendra pas des promesses qu'elle n'aurait point dû faire. Ces exigences d'une part, cette vaine condescendance de l'autre, sont-elles sans dangers? Non sans doute, et la question vaut parfaitement la peine qu'on s'y arrête et qu'on l'approfondisse.

Les logiciens anciens ne s'y sont pas trompés. Il n'y a pas un commentateur grec ou arabe, il n'y a pas un scholastique, qui n'y ait donné la plus sérieuse attention. Ceci devait suffire pour avertir les critiques modernes. Un litige tant de fois renouvelé, et qui se renouvelle toutes les fois qu'on touche à la logique, a nécessairement de l'importance. Il est du devoir d'un logicien qui tient à ne pas compromettre la science, de le vider dès ses premiers pas. Aussi presque tous l'ont fait, et tous ont eu raison de le faire, bien qu'ils soient loin d'y avoir tous réussi. On peut signaler comme une chose singulière, et Ramus ainsi qu'Omer Talon, son éditeur, l'ont déjà remarqué, que le père de la logique, l'auteur de l'Organon, soit le seul à peu près qui n'ait pas touché ce point de discussion. Il n'a nulle part défini la logique, dans les ouvrages qui nous sont parvenus, négligeant cette question spéciale, du moins sous la forme où elle a été plus tard si souvent débattue. « Preuve nouvelle, dira-t-on : si cette question était si grave, Aristote ne l'eût pas omise. » Mais cette objection n'est que spécieuse. Aristote a beaucoup mieux fait que de définir la logique, que de vouloir déterminer son étendue, par les limites toujours contestables d'une définition. Il a marqué ces limites d'une manière éternelle par les ouvrages qu'il nous a laissés. Une définition, quelles qu'en eussent été la justesse et la compréhension, n'aurait pas si bien fait. Aristote a tracé en caractères ineffaçables la nature et la circonscription de la logique : et ces caractères sont clairement écrits dans les Catégories, l'Herméneia et les Analytiques. II a fait la part admirablement exacte de la science et de l'art, de la théorie et de la pratique. Il n'a pas, si l'on veut, épuisé complètement l'une et l'autre ; mais il les a si nettement distinguées qu'il n'est presque plus possible de les confondre. La dialectique et la sophistique appartiennent à l'art, loyal ou frauduleux, de même que les quatre traités qui précèdent appartiennent exclusivement à la science. Si donc Aristote n'a pas défini la logique, comme les progrès de l'analyse ont exigé plus tard que le fissent ses disciples, l'Organon, dans son vaste ensemble, avec les deux domaines que l'auteur lui-même y sépare, n'est qu'une longue définition, irréfutable quand on sait la comprendre, et que les plus profondes investigations qui ont suivi n'ont pu que confirmer.

Il ne faut donc pas dire avec M. Hamilton, juge d'ailleurs si compétent dans ces matières, « que les notions inexactes qui ont régné et qui règnent encore sur la nature et le domaine de la logique doivent être principalement attribuées à l'exemple d'Aristote et à son autorité. » (Frag. de Philosophie, tr. par M. Peisse, p. 218.) Aristote n'a point inspiré ces erreurs : une définition, s'il l'eût faite, ne les aurait pas prévenues. Ses ouvrages eux-mêmes, bien autrement décisifs qu'une simple définition, n'ont pu les empêcher : voilà ce qu'il fallait dire. Mais qu'Aristote se soit mépris sur la nature de la logique, au point de n'avoir fait que de la logique appliquée au lieu de logique pure, c'est là très certainement une assertion exorbitante. Elle sera réfutée plus loin.

Ici, d'ailleurs, il faut laisser de côté les discussions si longues, parfois si subtiles, quelquefois si profondes et si vraies, des commentateurs grecs, latins, arabes, sur la nature de la logique. Qu'il suffise de conclure et de maintenir qu'elle est une science, qu'elle observe des faits, sans avoir plus à faire que de les bien observer; et que si elle descend à enseigner un art, c'est une sorte de hors-d'œuvre auquel elle n'est pas tenue, et qui n'est pas sans dangers pour elle.

La nature de la logique étant ainsi fixée, il reste à savoir quel est l'objet de cette science. L'objet d'une science est véritablement ce qui la constitue; c'est ce qui la distingue de toutes les autres. Si cet objet est vague, indéterminé, les limites de la science sont indécises, obscures, et la science court risque de s'étendre démesurément, ou de se restreindre sans plus de raison. Les sciences qui discernent le mieux leur objet, deviennent en général les plus claires et les mieux faites de toutes. Réciproquement, une science, quand elle est bien faite, peut discerner parfaitement son objet. C'est la condition préalable de sa perfection et de ses succès. S'il est au monde une science bien faite, c'est la logique sans contredit. Ecoutez Reid et Kant, témoins également recevables, bien qu'à des titres différents : « Voilà deux mille ans et plus, nous dit Reid revenu à des sentiments plus équitables, voilà deux mille ans et plus, que les règles de la logique ont été fixées par Aristote, et qu'elles ont été invariablement reproduites par tous les philosophes qui l'ont suivi. » Et Kant, qui n'a jamais varié dans son admiration, ajoute : « On voit que la logique possède le caractère d'une science exacte depuis fort longtemps, puisqu'elle ne s'est pas trouvée dans la nécessité de reculer d'un pas depuis Aristote. Ce qu'il y a encore de remarquable, c'est qu'elle n'a pu faire jusqu'ici un seul pas de plus, et qu'elle semble, suivant toute apparence, avoir été complètement achevée et perfectionnée dès sa naissance. » (Trad. de M. Tissot, tom. 1, p. 2). Ce grand témoignage n'est pas une erreur de l'enthousiasme. Ce sont des émules et des adversaires qui déposent. Bien plus, les siècles avaient devancé ce témoignage, et l'histoire de la philosophie le confirme. Auprès du vulgaire des savants, la logique jouit de la réputation d'avoir une exactitude égale à celle des mathématiques; auprès des philosophes, qui savent où les mathématiques puisent la leur, la logique pourrait presque passer pour la seule science exacte. Ce n'est donc pas trop dire pour personne, que d'affirmer que la logique est une science bien faite, et qu'elle a dès longtemps distingué son objet de façon à ne plus s'y méprendre.

Cet objet, quel est-il donc? Devons–nous répondre avec Kant, que la logique est la science des lois nécessaires de l'entendement et de la raison en général, ou avec Kant encore et M. Hamilton, la science des lois formelles de la pensée? La logique est bien cela, si l'on veut. Mais les lois nécessaires, les lois formelles de l'entendement, de la pensée, c'est une expression bien étendue, bien vague. Il y a des lois nécessaires de l'entendement ailleurs que dans la logique : la métaphysique en étudie quelques-unes, la psychologie en étudie d'autres; et Kant s'efforce avec le plus grand soin de distinguer la logique de toutes deux, en quoi l'on ne peut que l'approuver. Parler des lois nécessaires, ce n'est pas assez dire, ou plutôt c'est dire trop. Oui, les lois que la logique étudie sont nécessaires : mais elles ne sont pas les seules à l'être dans l'entendement. Oui, l'entendement et la raison ont des lois nécessaires, mais la logique ne les étudie pas toutes sans exception. Quant aux lois formelles de la raison, il n'est guère plus facile de bien comprendre et de justifier cette définition. Sans doute la logique ne s'occupe que de la forme; elle ne s'occupe pas de la matière de la pensée. Mais ces lois formelles peuvent s'étendre elles-mêmes à plus ou moins d'objets. Aristote, pas plus que M. Hamilton, n'entendait faire entrer la matière de la pensée dans la logique; il entendait tout aussi bien que lui ne rechercher que des lois formelles. Et pourtant, Aristote a compris dans la logique des parties que M. Hamilton en exclut impitoyablement; car il n'est pas un des six traités de ce grand système qui trouve grâce devant sa critique; et l'on pourrait conclure, comme le philosophe écossais n'hésite point à le faire, qu'Aristote a connu l'objet de la logique beaucoup moins bien que la plupart de ses successeurs. Parler des lois formelles de la pensée, ce n'est donc pas désigner très nettement l'objet de la logique. Pour l'auteur du Criticisme, les lois formelles de la pensée seraient tout aussi différentes de celles de M. Hamilton, que pourraient l'être celles de l'auteur de l'Organon.

En ceci, c'est encore Aristote qu'il faut consulter ; c'est lui encore qui, sur ce point, a tout avantage. Écoutez comment il s'exprime en commençant les Analytiques : « D'abord nous dirons le sujet et le but de cette étude : le sujet, c'est la démonstration ; le but, c'est la science démontrée. » La démonstration, tel est donc le résultat final que poursuit la théorie; la science inébranlablement assise sur la démonstration, voilà ce qu'elle obtient. Il n'en faut pas davantage à l'esprit humain; il ne peut pas en demander plus à la logique : et c'est la grande promesse que l'Organon lui a religieusement tenue. La science démontrée est une science éternelle, Aristote l'a dit, et les mathématiques le prouvent avec pleine évidence. Que faudrait-il de plus aux désirs de l'homme? L'éternité peut entrer dans ses conceptions; et s'il n'a point la vérité tout entière, la portion du moins qu'il en a, démontrée parce qu'elle est éternelle, rattache indissolublement son esprit à tout ce que son esprit peut concevoir et rêver de plus grand. A cette question : quel est l'objet de la logique? Aristote répond : c'est la démonstration. Approfondissez cette réponse, et vous verrez sans peine qu'il n'y en a ni de plus simple, ni de plus vraie. Ramus, malgré son argumentation ardente et prolongée, n'a pu le moins du monde l'ébranler, loin de la détruire. (Ramus, Scholae dialecticae, liv.1, ch. 5.)

Il ne peut pas d'abord subsister ici la moindre équivoque. On sait, aussi clairement qu'il est possible de savoir, ce que c'est que la démonstration. Si la composition même du mot n'en donnait le sens le plus manifeste et le plus intelligible, on pourrait recourir aux définitions aussi nettes que nombreuses que l'Organon en peut fournir. La démonstration, c'est le procédé de l'esprit qui, en partant de principes évidents par eux-mêmes, arrive, par un chemin direct, à des conséquences tout aussi certaines, parce qu'elles sont tout aussi nécessaires. La démonstration, c'est le syllogisme scientifique, le syllogisme qui porte la science avec lui, et nous met en rapport avec la vérité, d'abord, par le principe dont il part, et ensuite, par la conséquence à laquelle il aboutit. Les principes sont vrais et nécessaires : la conclusion est vraie et nécessaire comme eux. Que veut-on de plus? que peut-on même imaginer au-delà? c'est la limite du savoir de l'homme. La logique fait ici les deux seules choses qu'elle puisse faire. Elle nous indique, d'abord la forme que le raisonnement doit revêtir pour être régulier, concluant : elle nous montre de plus, les conditions que les principes doivent remplir pour que le syllogisme soit démonstratif. Les principes remplissent-ils ces conditions? sont-ils vrais ou faux? c'est là une question à laquelle la logique proprement dite n'a point à répondre, que l'esprit humain, il est vrai, se pose toujours et a toujours le droit de se poser. Mais c'est la méthode qui, au-dessus de la logique et de ses règles abstraites, venant les compléter et les mettre en rapport avec la réalité et la vie, doit répondre à cette question, que la spontanéité d'un esprit naturellement juste résout bien mieux encore que la méthode. On sait donc sans la moindre obscurité ce que c'est que la démonstration, et dire que l'objet de la logique c'est la démonstration, c'est l'indiquer aussi clairement qu'il est possible de le faire. Les lois nécessaires de l'entendement, les lois formelles de la pensée, ce n'est pas une définition inexacte; c'est seulement une définition moins précise.

La démonstration étant la fin de la logique, la logique se trouve ainsi définie, non pas tout à fait par l'objet qui en est la matière, mais par l'objet qu'elle poursuit. La définition en vaut-elle moins pour cela? non certainement. Les sciences se définissent tout aussi bien par le but auquel elles aspirent, que par l'objet même qui est la matière de leurs spéculations. La médecine est tout aussi bien définie, quand on dit qu'elle est l'art de guérir, que la géométrie peut l'être, quand on la définit, la science de l'étendue, ou que l'arithmétique, quand on la définit, la science des nombres. Ici, c'est par l'objet même de la science qu'on la définit : là, c'est par le but qu'elle se propose. De part et d'autre, la définition remplit la condition qu'elle doit toujours remplir. Elle fait parfaitement connaître l'objet qu'elle doit désigner, en l'isolant de tous les autres. On peut donc définir la logique par le but qu'elle recherche, tout aussi bien que par la matière dont elle est en quelque sorte composée.

Il y a de plus à ceci cet immense avantage que, le but une fois fixé, toutes les parties de la science viennent se classer, se subordonner les unes aux autres dans le rapport même qu'elles soutiennent avec ce but. La démonstration n'est point une chose simple. L'analyse y découvre des éléments aussi nombreux que divers; et ces éléments, observés un à un, mis dans l'ordre de leur importance, rangés d'après leur simplicité ou leur complication, relativement au grand tout qu'ils composent, peuvent être systématisés d'une façon qui n'a plus rien d'arbitraire. Les traités qui forment l'Organon se suivent dans un ordre qui ne peut être changé, sous peine de confusion. Et même quand c'est une autorité antique comme celle d'Adraste d'Aphrodise, qui nous propose de les déplacer, cette autorité mérite à peine d'être discutée, loin qu'elle mérite d'être suivie. Tout, dans un système de choses qui ont une fin, doit s'ordonner selon cette fin même; et la méthode est ici la méthode si connue que suit en tout l'esprit humain; il faut s'élever du plus simple au plus composé. La logique part des catégories pour atteindre la démonstration : elle part des choses pour monter jusqu'à la forme la plus achevée de la pensée scientifique. L'ordre, la régularité, la discipline inflexible, voilà ce qu'on gagne dans la logique en la définissant par le but qu'elle cherche et qu'elle atteint, plutôt que par l'objet qui la forme. Dans toute science cette discipline est désirable. En logique elle l'est beaucoup plus qu'ailleurs; et si la logique ne sait pas se l'assurer à elle-même, à quels titres prétendra-t-elle l'imposer aux autres sciences, qui la lui demandent cependant, et qui ne peuvent la recevoir que d'elle seule? C'est là, qu'on n'en doute pas, l'un des plus grands mérites de l'Organon. La science, toujours préoccupée du but qu'elle veut toucher, ne s'écarte point un seul instant de sa route; elle est admirablement ordonnée, et deux mille ans d'études n'ont pu rien modifier à cet ordre indestructible. On peut bien dire avec Kant (trad. de M. Tissot, p. 2), que l'Organon contient quelques subtilités superflues, quelques obscurités, nuisibles seulement à l'élégance, et non point à la certitude de la science. On ne peut pas dire avec M. Hamilton « qu'Aristote ait laissé à ses successeurs beaucoup à ajouter, beaucoup à retrancher, le tout à simplifier et à mettre en ordre. » (Fragments de philosophie, trad. par M. Peisse, p. 220.) Il faut bien qu'on le sache, l'ordre qu'Aristote a donné est le seul ordre véritable. L'altérer, c'est bouleverser la science tout entière, c'est la faire tomber dans l'anarchie. Il est possible que certains détails dans ce prodigieux édifice présentent quelque désordre, quelque confusion. Mais ce sont des détails sans importance, comparés à l'ensemble ; ces taches sont peu nombreuses et peu graves, et il n'est point de main assez délicate et assez habile pour les enlever, même celle de Thémistius ou de Zabarella. C'est la partie humaine de l'œuvre; et de tels défauts, à côté de telles qualités, sont, même pour les plus sévères, tout à fait imperceptibles. On peut ajouter à la logique en la faisant précéder d'une partie nouvelle qui en montrerait la base et l'origine psychologique, en la faisant suivre d'une autre partie qui en indiquerait les applications possibles. Mais dans l'espace déjà si vaste où s'est mû Aristote, il a tout vu, tout classé, tout fixé à jamais. L'Organon est comme un de ces monuments d'architecture auxquels on peut adjoindre des constructions nouvelles, qu'on peut développer par des accroissements devenus indispensables, mais auxquels on ne touche pas, parce qu'ils ne sont jamais à refaire, et que le mieux, c'est de les prendre pour modèles et régulateurs éternels. L'ordre de la logique résulte donc rigoureusement de la définition même qu'Aristote en a donnée : et par un de ces coups de hasard, qui ne sont que des coups de génie, il a doté la science de la seule définition qui puisse à la fois, et la faire clairement connaître, et la systématiser.

La définition de Kant n'en peut pas faire autant : l'ordre que présente la Critique de la raison pure n'est qu'un ordre apparent. La main d'un novateur peut le changer parce qu'il est arbitraire : l'ordre de l'Organon ne changera point tant que la science sera comprise. Il faut bien, du reste, le remarquer : quand Aristote dit que le but de la science qu'il fonde, c'est la démonstration, il dit infiniment plus qu'on n'a fait ensuite, quand on a prétendu que l'objet de la logique, c'était le procédé du raisonnement. M. Hamilton a parfaitement réfuté cette dernière opinion, qui n'a été soutenue que rarement, et par des logiciens d'ailleurs peu illustres.

Il ne suffit pas, du reste, pour se bien rendre compte de ce qu'est la logique, de savoir qu'elle est une science et non un art, et qu'elle a pour objet la démonstration ; il faut, de plus, savoir de quelle espèce est cette science, et quels sont les rapports qu'elle soutient avec toutes les autres. Les faits dont s'occupe la logique, en tant que science, sont des faits d'un ordre particulier, accessibles surtout à l'observation intérieure, où les sens n'ont, pour ainsi dire, rien à voir. La logique, il n'est pas besoin d'insister sur ce point, est une science rationnelle, que l'esprit fait et construit à la façon des mathématiques. La science des mathématiques n'est pas pure de tout empirisme : la logique ne l'est pas davantage. Sans les formes que l'étendue a présentées d'abord à la sensibilité, on peut douter que les mathématiques eussent jamais trouvé les leurs. Les formes, les figures que les objets nous offrent sont irrégulières: les figures idéales des mathématiques sont d'une régularité parfaite. Avec quelque soin qu'on trace un cercle, sur le modèle même du cercle que l'on conçoit, ce cercle, du moment qu'il devient matériel, devient plus ou moins imparfait. Il n'y a pas dans la réalité de cercle qui ait ses rayons parfaitement égaux, pas de triangle matériel qui ait ses trois angles parfaitement équivalents à deux droits. Dira-t-on pour cela que les mathématiques sont une science imaginaire? Non, sans doute : mais on dit qu'elles sont une science rationnelle. Il est de même de la logique. Certainement elle n'eût jamais conçu ses formules parfaites, sans les formules irrégulières que le langage humain, et la pensée dans son jeu naturel, lui offrent sans cesse: L'homme ne raisonne pas comme la logique le forcerait à raisonner, si elle avait à régler la pratique de son raisonnement, ce qu'elle n'a pas du tout la prétention de faire. Mais la logique, sous cette confusion apparente des raisonnements ordinaires, découvre les lois qui les régissent. Ce n'est pas elle qui les leur impose, c'est elle qui les constate. Elle a de plus cette supériorité sur les mathématiques que, quand elle veut réaliser ses formules, elle le fait d'une manière parfaitement adéquate. Le syllogisme donne la figure logique dans toute sa pureté, dans toute sa force idéale. La matière sur laquelle les mathématiques essaient de réaliser leurs résultats, vient toujours les altérer par son imperfection nécessaire. Pour les formes logiques, la matière n'importe absolument en rien : le syllogisme démonstratif, dans quelque langue qu'il soit exprimé, de quelque façon qu'il soit tracé, n'en porte pas moins son évidence avec lui. C'est qu'il s'adresse à ce discours intérieur de l'esprit, que la parole du dehors représente d'une manière bien plus exacte que les figures matérielles de géométrie ne représentent les pures conceptions qui leur donnent naissance. La logique peut même imposer, dans une certaine mesure, ses formules inflexibles au raisonnement; l'exemple de la Scholastique, et tous les ouvrages de logique le prouvent. Mais ces formules ne sont pas du tout celles que suit le raisonnement naturel de l'homme, bien qu'au fond il les recèle. Ce ne sont pas même les formules que la logique adopte habituellement, quand elle veut se produire et faire connaître ses résultats. C'est ainsi que nous pouvons donner aux corps de la nature des formes mathématiques; mais d'eux-mêmes ils ne les ont presque jamais.

La logique n'est donc pas pure de tout empirisme. Le langage est la source où elle a puisé tous les éléments primitifs dont elle a bâti, plus tard, son solide édifice. L'étymologie même de son nom en fait foi; et l'esprit humain n'a jamais su mieux discerner, ni mieux exprimer le rapport de deux choses indissolubles, qu'il ne l'a fait dans la langue grecque, en rattachant grammaticalement la logique au langage, soit du dehors, soit du dedans. Le génie indien n'a pas aussi bien vu les deux côtés de la question, et la logique n'est pour lui, dans l'appellation que Gotama lui donne, que l'art de la discussion, et rien de plus.

Il ne faut donc pas entendre par science rationnelle une science qui aurait fait un divorce complet avec l'expérience. Toute science, quelles que soient à cet égard ses prétentions contraires, part de l'observation et ne peut pas s'appuyer sur une autre base. Kant a beau faire : sa raison pure n'est pas aussi pure qu'il le croit. Il emprunte d'abord à la sensibilité deux éléments indispensables de toute connaissance, de tout concept, le temps et l'espace; il emprunte aux jugements formulés dans le langage sa liste des Catégories; il emprunte encore à l'expérience, quoi qu'il en puisse dire, les trois Idées sur lesquelles il essaie de confondre la raison de l'homme, et de lui infliger une salutaire humiliation. D'où peuvent être tirés les mots et leurs rapports, si ce n'est de l'observation? D'où peuvent être tirées les propositions, si ce n'est de l'observation encore? Le syllogisme lui-même, est-ce la logique qui le crée? est-ce l'esprit qui l'imagine? Non sans doute. Le syllogisme est caché dans tout raisonnement humain. La logique le dégage de tous les éléments accessoires, étrangers, dont ce langage doit le couvrir et le fortifier, pour arriver au but qu'il se propose. Mais la logique ne fait ni le syllogisme, ni la proposition, ni les rapports des mots, dont la proposition est essentiellement composée. Elle peut être pure de toute application; mais lui demander de répudier tout empirisme, c'est lui demander un tour de force, dont elle n'est pas plus capable que toute autre science. L'abstraction peut bien quelquefois aller jusqu'à ce point d'illusion, qu'elle oublie les éléments réels dont elle part; mais c'est le philosophe qui commet cette erreur : la science n'y est pour rien. La logique peut donc se faire gloire, car c'en est une pour des juges prévenus, d'être une science d'observation. Le langage est un premier champ pour elle, et celui-là contient déjà tout. Mais elle en a de plus un autre, c'est-à-dire, cette parole intérieure de l'âme qui ne procède pas autrement que la parole du dehors, dont les opérations sont plus délicates sans doute, et surtout plus rapides, mais n'en sont pas moins toutes pareilles.

Pour observer ce discours du dedans, et mieux analyser celui du dehors, quel procédé la logique peut-elle suivre? Il n'y en a qu'un seul, et c'est la réflexion. Voilà donc la logique qui entre dans le domaine de la psychologie, ou pour mieux dire, qui ne peut se faire sans psychologie. Mais ne craignons pas qu'elle perde par là rien de son originalité, et qu'au contact d'une autre science, elle dépouille sa propre nature. C'est la démonstration qu'elle doit construire : elle n'emprunte donc à la psychologie que les matériaux utiles à la démonstration. Tous les autres, elle les rejette et ne les connaît pas; et ses emprunts sont nettement limités par l'usage même auquel elle les destine. C'est la psychologie seule qui pourra lui apprendre comment se forment, dans la pensée, ces notions générales, sans lesquelles le raisonnement et la science seraient impossibles. Seule elle pourra lui apprendre, d'où vient cette évidence qui éclaire les principes, et qui, des principes, réfléchit son éclat jusque sur les conséquences, quelque éloignées qu'elles soient. La psychologie enveloppe les lois de la logique, comme elle enveloppe les lois de la morale. Ce n'est pas la conscience qui nous fait agir suivant la règle du devoir : elle ne détermine pas chacune de nos actions particulières. Mais c'est elle, quand on sait l'interroger, qui nous révèle ce qu'est la règle que l'homme doit inviolablement garder. De même pour la logique : les lois qui la constituent, c'est la réflexion qui nous les donne dans toute leur clarté, dans toute leur étendue; ce n'est pas elle qui les fait. L'esprit en s'observant lui-même, trouve en lui et par une même voie les lois de la logique et celles de la morale.

C'est l'abstraction qui les dégage de ce fonds commun de la conscience où elles sont mêlées encore aux lois de la métaphysique. Mais une méthode sage et éclairée saura bien empêcher que la psychologie ne se confonde avec la logique, et ne la dénature, comme Kant l'a si bien dit. Elle ne sera pas moins circonspecte à l'égard de la métaphysique. Mais aussi parce qu'elle sera sage, elle devra faire la part de l'une et de l'autre, dans leurs rapports avec la logique, dont ni l'une ni l'autre ne peut être totalement séparée.

De cette union évidente de la logique, de la psychologie et de la métaphysique, il ressort cette très grave conséquence, que toutes trois passent nécessairement, à un certain degré, dans le domaine de toutes les sciences inférieures. Toute science, à quelque rang qu'on la place d'après l'objet même dont elle s'occupe, ne peut être qu'à ces trois conditions : elle est faite par l'esprit; elle revêt une certaine forme; elle étudie un certain être. Les sciences particulières ne s'inquiètent en rien de ces trois conditions de leur existence. Elles ne voient pas qu'en observant l'être même qui leur donne leur appellation propre, elles étudient en partie aussi les lois universelles de l'être, réfléchies sous l'angle de celui-là, quelque étroit que cet angle puisse sembler. Elles ne voient pas que l'esprit qui observe, apporte avec lui les lois qui lui sont essentielles, les formes qu'il lui faut toujours adopter. Sans la psychologie, sans la logique, sans la métaphysique, elles ne seraient pas; et elles ne connaissent cependant ni l'ontologie, ni la logique, ni la psychologie. Elles s'effraieraient presque de les connaître. Cette ignorance et cette répulsion n'ont rien qui nous doive étonner. Il faut que les sciences particulières suivent l'instinct qui mène l'intelligence; il faut qu'elles lui obéissent sans réflexion, sous peine de rester en route et de manquer à ce qu'on attend d'elles. La réflexion n'appartient qu'à la philosophie, qui d'ailleurs ne la garde point pour elle seule, et qui, dans une certaine mesure, la communique, en se communiquant elle-même, à tous les degrés, infimes ou supérieurs, de l'intelligence et de la pensée.

De ces trois éléments de toute science, logique, psychologie, métaphysique, les deux derniers disparaissent en général presque complètement des sciences particulières. La logique au contraire y conserve toujours des traces évidentes qui la révèlent. D'où vient cette différence? et pourquoi de trois éléments, qui sont indispensables à titre égal, deux restent-ils dans l'ombre, tandis que l'autre se produit, si ce n'est dans toute sa lumière, assez clairement du moins pour qu'on ne puisse le méconnaître? C'est que l'esprit, bien qu'il soit toujours présent à lui-même dans tout acte de connaissance, dans toute science par conséquent, s'abandonne à sa spontanéité, et ne revient qu'à grand-peine sur soi; le dehors l'attire, la nature le séduit et le captive; il n'aperçoit qu'elle, et se perd complètement de vue. Il faut qu'il disparaisse à ses propres yeux pour qu'il puisse voir autre chose. La psychologie détruirait la science particulière, de même que le regard, porté sur une seconde chose, nous enlève la vue de la première. D'autre part, la métaphysique ne peut pas subsister dans les sciences plus que la psychologie. La métaphysique s'occupe des lois universelles de l'être. La science ne s'occupe, elle, que d'un être particulier; ce sont les principes spéciaux, les affections spéciales de cet être qui lui importent. Voilà donc ce qui fait que dans les sciences, la psychologie et la métaphysique se montrent à peine, ou, pour mieux dire, ne se montrent pas.

En est-il de même de la logique? et peut-elle disparaître de la science aussi complètement que les deux autres? La science peut-elle se passer de la forme, comme elle se passe de la réflexion, qui est sa cause, comme elle se passe de la métaphysique, qui est sa matière? Non, sans doute. La science, sous peine de n'être plus science, doit avoir une forme régulière, systématique, rigoureuse. Plus la science est exacte, plus même sa forme est sévère : et cela est tellement vrai que les mathématiques, dont l'orgueil, pourrait-on dire, s'est adjugé par droit d'excellence le nom général de la science, les mathématiques ont presque la forme pure, la forme idéale de la logique. Elles procèdent par principes et par conséquences; elles font presque toujours des syllogismes en forme. C'est à peu de chose près de la logique dans toute sa sécheresse et sa pureté. Les mathématiques en tirent vanité, et c'est avec raison. Seulement, il ne faut pas, comme elles le font quelquefois, qu'elles se méprennent sur elles-mêmes, et qu'elles essayent de détrôner la logique en se substituant à elle. Pascal a commis cette énorme erreur, que Malebranche aurait partagée volontiers : « La logique, selon lui, a peut-être emprunté les règles de la géométrie, sans en comprendre la force. » Puis, par une confusion non moins erronée, il ajoute : « La méthode de ne point errer est recherchée de tout le monde : les logiciens font profession d'y conduire; les géomètres seuls y arrivent. » Pascal, comme on le voit, confond l'art avec la science; et parce que les logiciens ne conduisent pas infailliblement au vrai, il immole la logique à ses chères mathématiques. C'est Leibnitz qui a pleine raison, quand il dit contrairement à Pascal. « La logique des géomètres est une extension ou promotion particulière de la logique générale. » Les mathématiques empruntent donc la puissance de leur forme à la logique, loin de la lui donner. Mais les mathématiques, si elles doivent tant à la logique, ne sont pas les seules à lui devoir. Toutes les sciences se rattachent à elle; toutes lui empruntent, dans la mesure de leur objet et de leurs forces, des expositions, des démonstrations plus ou moins régulières, qu'elle seule inspire et soutient. Quand elles ont à se défendre contre des attaques que suscitent souvent leurs guerres intestines, elles trahissent bien plus clairement encore les secours qu'elles demandent à la logique. La polémique des sciences révèle plus nettement le procédé qu'elles suivent; mais ce procédé, que la polémique met au jour, l'avait devancée ; et pour être auparavant moins visible, il n'en était pas moins réel.

Au-dessous des sciences, les arts obéissent tout comme elles à la logique. On n'entend même point ici parler de la rhétorique où cela est de pleine évidence; mais la poésie, toute libre qu'elle paraît, quels que soient son enthousiasme et son essor, ne peut pas plus se soustraire à ce joug bienfaisant que la rhétorique, les sciences ou les mathématiques. La forme est de moins en moins austère : l'enveloppe qui recouvre la charpente logique devient de plus en plus vivante et gracieuse. Mais la logique n'en conserve pas moins ses droits; et c'est elle qui, par son influence toute puissante quoique secrète, immortalise les chefs-d'œuvre en en faisant les modèles du goût.
Il ne serait pas difficile de prouver que, bien loin de ces développements sévères ou charmants de la pensée, les développements des beaux-arts proprement dits, et toutes les applications de la pratique même, ignorante ou éclairée, relèvent, elles aussi, de cette Reine des sciences et des arts, comme le disait jadis l'École dans sa naïve et très profonde admiration. Leibnitz a très-bien remarqué « qu'on peut réduire à ce tissu de « raisonnements toute argumentation même d'un orateur, mais décharnée et privée de ses ornements, et réduite à la forme logique. » Aristote était allé plus loin, et il n'avait pas hésité à voir dans chacune des actions de l'homme, ou même des animaux, comme la conclusion d'un syllogisme, dont l'intelligence et la sensibilité fourniraient les prémisses.

La logique domine donc, non seulement les actes réfléchis de la raison, elle domine encore les élans spontanés de l'inspiration; bien plus elle domine les mouvements, même de l'obscur instinct.
Puisque la logique tient une si large place, il semble qu'il y aurait contradiction à soutenir qu'elle n'est point utile. Si c'est elle au fond qui fait la force de tous les raisonnements, qu'ils soient ou non exprimés par des signes sensibles; si sans elle les mathématiques, les sciences, les arts même, ne sont que confusion et désordre inintelligible, il devrait s'ensuivre que l'étude de la logique est la plus haute et la plus urgente de toutes. Base et principe de tout ce que comprend et fait l'intelligence, pourquoi, si elle était connue, d'abord et par elle-même, ne donnerait-elle pas à la raison « cet art d'infaillibilité » que Leibnitz prétendait trouver en elle? Pourquoi ne serait-elle pas cette mathématique universelle de Descartes et de Leibnitz, antérieure à toutes les autres sciences, supérieure à toutes, faite pour les gouverner, parce que seule elle serait digne de cette domination souveraine? Il n'en est rien pourtant. La royauté décernée par les uns, souhaitée par les autres, n'est qu'un rêve. L'histoire nous l'a prouvé; et l'expérience de chaque jour, qui n'est que la continuation et la préparation de l'histoire tout à la fois, ne nous le prouve pas moins. La logique ne domine pas les sciences, au sens où on l'a souvent prétendu. Ce n'est pas la logique qui a fait de Descartes et de Leibnitz, ses admirateurs, les deux grands génies que nous savons : ce n'est pas elle qui a fait Aristote, puisqu'il l'a fondée, pas plus qu'elle n'avait fait Socrate et Platon, Hippocrate et Pythagore.

Comment donc la logique est-elle utile? Elle est utile, comme l'est toute science. Elle nous apprend, Aristote pourrait ici le répéter, ce qui est. Elle n'est obligée à rien de plus. Seulement, ce que nous apprend la logique, l'objet dont elle s'occupe, l'être étudié par elle à l'exclusion de tous les autres, c'est le plus important sans contredit, humainement parlant, que l'homme puisse étudier. C'est l'esprit de l'homme; c'est le procédé nécessaire que suit sa raison dans tous ses actes réguliers et complets. La psychologie étudie bien aussi l'esprit de l'homme; c'est même là son objet unique et tout à fait spécial : mais elle l'étudie dans les éléments primitifs qui le composent. La logique l'étudie dans l'une de ses modifications, et non plus en lui-même. Elle l'étudie non pas seulement en tant qu'il est, mais en tant qu'il raisonne; non pas en soi, mais dans l'un de ses accidents, comme dirait le Péripatétisme, dans le plus grave et le plus ordinaire de tous.

Sans la logique, l'esprit de l'homme peut admirablement agir, admirablement raisonner; mais sans elle, il ne se connaît pas tout entier : il ignore l'une de ses parties les plus belles et les plus fécondes. La logique la lui fait connaître. Voilà son utilité : elle ne peut pas en avoir d'autre.
Est-ce donc à dire que cette étude, si elle ne peut régler la pratique comme on l'a souvent cru, soit parfaitement stérile pour la pratique même? Non certainement. Toute étude sérieuse, prolongée, pénible, a d'abord ce juste résultat qu'elle fortifie l'esprit qui s'y livre. C'est ce que le bon sens indique, et la rémunération de tout effort est aussi infaillible qu'elle est équitable. La logique serait-elle ici plus malheureuse que tout autre labeur de l'esprit? Au contraire, il faut dire que par son objet même, par sa généralité tout indéterminée, elle est plus particulièrement capable de communiquer à l'esprit, des forces que rien ne fausse, parce que rien ne les spécialise, avantage que n'a pas toujours l'étude des mathématiques, par exemple. Il n'est pas possible que ce retour de l'esprit sur lui-même, cette patiente analyse, ne lui donne une vigueur que la moindre des applications de l'âme porte toujours avec elle. Il est impossible que l'esprit en recherchant par une investigation si profonde, comment il raisonne, ne se fortifie point dans le raisonnement même. Mais ce n'est pas par l'application des règles qu'il constate scientifiquement, c'est par l'exercice seul. Tout exercice fortifie le corps : mais tel exercice lui est plus favorable que tel autre, parce qu'il est plus approprié à sa constitution et à sa nature générale. Il en est de même de l'exercice que l'étude de la logique impose à l'esprit : il n'en est pas qui lui convienne mieux; il n'en est pas qui porte des fruits plus certains et plus mûrs. Malebranche a bien pu croire (Rech. de la Vér. liv. 3, ch. 3, § 4; liv. 6, ch. 5) que l'arithmétique et l'algèbre étaient absolument nécessaires pour augmenter l'étendue et la capacité de l'esprit. Que dire alors de la logique, dont l'arithmétique et l'algèbre ne sont que des applications évidentes et directes? Que dire de la logique, sans laquelle l'arithmétique et l'algèbre ne seraient pas? Mais de même que pour les exercices corporels, il a fallu d'abord un tempérament énergique et sain, que les travaux développent et soutiennent, mais qu'ils ne font pas, de même aussi la logique ne peut être pratiquée avec succès que par des esprits justes et vigoureux. Les esprits faux, elle les fausse encore davantage, tout comme la fatigue peut hâter la ruine des constitutions débiles, loin de les endurcir. Qui a fondé la logique?

C'est le plus puissant génie de l'antiquité, si ce n'est le plus vrai et le plus beau; c'est Aristote. Descartes, Kant même, l'ont agrandie. Le genre humain peut-il citer à sa gloire des esprits plus forts que ces trois-là? La logique est donc utile directement, en ce que sans elle la connaissance de l'âme humaine est incomplète : elle est utile en ce qu'elle fortifie, autant et mieux que toute autre étude, les intelligences bien faites; elle est utile, croyons-en Descartes, comme exercice de l'esprit; et la Scholastique a pu la cultiver durant plusieurs siècles avec le plus immense profit, riche héritage parvenu, grâce à elle, jusqu'à nous, et dont nous lui gardons bien peu de gratitude.
Cette utilité de la logique, toute considérable qu'elle est aux yeux du philosophe, est-elle bien celle que le vulgaire lui attribue, et surtout qu'il lui demande? Nullement : il demande à la logique de le mener au vrai, comme si la logique savait où se cache le dépôt sacré de la vérité : il lui demande de faire des esprits justes, comme si Dieu ne s'était pas réservé cette faculté qui n'a rien d'humain : il lui demande de rendre l'homme infaillible, comme si l'homme pouvait l'être, pas plus dans ses raisonnements que dans ses actes. Vains désirs, stériles prières, témoignage d'une faiblesse qui s'ignore! La logique n'a rien à répondre à de pareils vœux : elle ne les écoute jamais sans courir le risque de s'égarer elle-même. Et c'est précisément parce que la psychologie se joignant à elle lui aide à mieux connaître « cet abîme sans fond, comme dirait Bossuet, et ce secret impénétrable du cœur de l'homme » qu'elle respecte ce mystère de notre nature, et qu'elle n'usurpe point ce pouvoir de vérité qui n'appartient qu'à Dieu. Tout ce qu'elle peut faire, et elle n'y a jamais manqué, c'est, à côté de la science, de tracer aussi les règles de l'art, tout insaisissable, tout spontané qu'il est. Aristote a fait suivre l'analytique de la dialectique, portion très inférieure de la science. Il a essayé de fixer l'art comme il avait constitué la science. A-t-il complètement réussi? La science telle qu'il l'a faite pour toujours, l'art tel qu'il l'ébaucha d'après les habitudes et les besoins de son temps, est-ce là de quoi pleinement satisfaire les légitimes désirs de l'esprit humain? Non, et par delà l'Organon et la Dialectique, l'esprit humain peut encore demander une méthode plus générale qui, si elle ne lui donne pas le vrai qu'il poursuit, assure du moins à jamais le point de départ dont il doit s'élancer pour l'atteindre. Mais la méthode, comme les modernes l'ont conçue, peut bien précéder l'ancienne logique : elle ne peut pas se substituer à elle, malgré ce qu'en ont dit de sages et audacieux génies. A côté de la méthode, la science n'en demeure pas moins, avec le caractère qui lui est propre, restreinte dans les limites infranchissables où Aristote l'a renfermée. Ainsi faite, ce n'est pas tout ce que réclame l'intelligence humaine, sans doute. Que la méthode comble donc ses vœux, autant du moins qu'ils peuvent être comblés. La méthode et la logique s'excluent si peu, qu'elles se complètent l'une par l'autre. Aristote et Descartes peuvent faire une solide alliance; Socrate et Platon en ont posé les premières bases. Mais cette alliance n'est pas encore cimentée, toute désirable, toute possible qu'elle est.

La logique est donc, pour résumer tout ce qui précède, une science, et non point un art; elle est une théorie, et non point une pratique. L'objet qu'elle étudie, c'est la démonstration, c'est-à-dire, la forme la plus achevée, la forme parfaite du raisonnement. Elle étudie cet objet rationnellement, tout en puisant ses éléments dans le langage, imitation et symbole, comme dit Aristote, de la parole intérieure de l'âme. Elle ne peut pas conduire l'homme à la vérité d'une manière infaillible, parce qu'elle observe à titre de science ce qui est, et que l'esprit de l'homme admet le faux quoiqu'il ne recherche que le vrai. L'étude de la logique est utile comme toute étude profonde et sérieuse : elle féconde d'autant plus l'esprit, qu'elle le rappelle à lui-même et concentre ses forces. A côté d'elle, mais infiniment au-dessous, il existe un art qu'elle doit essayer de discipliner, mais qu'elle ne fait pas, et que la nature apprend à l'homme bien mieux encore que ses leçons. A côté d'elle, et même au-dessus, il existe peut-être une méthode à laquelle elle-même obéit; et cette méthode, tirée du fond de la conscience psychologique, de la vie réelle de l'esprit, est la seule qui mène à la source cachée, mais certaine, de tous les actes de la pensée.

Si la logique est bien ce que nous venons de dire, rapportons à cette mesure l'œuvre d'Aristote, et jugeons-la sur l'idéal de la science. En quoi la doctrine de l'Organon est-elle vraie? en quoi est-elle fausse? Est-ce bien de la logique pure qu'a fait Aristote, ou n'est-ce que de la logique appliquée, ainsi qu'on le lui reproche? Aristote a-t-il fondé la science comme nous lui en faisons gloire, comme il s'en vante lui-même? Ou bien cette immense construction, révérée par les siècles, n'est-elle qu'un amas de ruines, précieuses seulement à une aveugle superstition? Poser des questions de ce genre, c'est, pour ainsi dire, les résoudre. Je me sens presque de la peine, je l'avoue, à les accepter, à les discuter sous cette forme. L'indépendance de l'esprit est une noble chose sans doute, mais elle doit avoir ses bornes. On peut bien citer devant soi les plus grands noms; on peut juger les plus grandes œuvres, et, si la vérité l'exige, les faire descendre du piédestal où une admiration fanatique les avait injustement placées. Mais quand on s'adresse à des génies tels qu'Aristote, on doit tout d'abord se rappeler cette maxime de l'un de ses adversaires les plus graves au début du XVIe siècle, de Louis Vivès, et dire avec lui : « Verecunde ab Aristotele dissentio. » Prenons bien garde à ce que doit être aujourd'hui une critique de l'Organon, pour des juges qu'ont pu instruire l'histoire de l'esprit humain et l'histoire de la philosophie. Aristote ne comparait pas tout seul ; et quand nous l'appelons à notre tribunal, n'oublions pas qu'il y arrive accompagné des plus illustres, des plus nombreux défenseurs. Vingt-deux siècles viennent déposer pour lui. L'antiquité et le moyen-âge, les religions les plus opposées, les nations les plus ennemies, les temps les plus différents, les esprits les plus divers, se portent unanimement ses cautions et ses appuis. Pour ne parler que des plus grands, Théophraste, Alexandre d'Aphrodise, Galien, chez les anciens; saint Augustin, Boèce, Alcuin, Abélard, Albert-le-Grand, saint Thomas, dans le sein de l'Église; Avicenne, Algazel, Averroès, chez les Arabes; Duns Scot, Occam, au XIVe siècle; Erasme, Melanchthon, Zabarella, à la Renaissance, avec les collèges des Jésuites de Coïmbre et de Louvain ; au XVIIe siècle, Port-Royal, Bossuet, Leibnitz; au XVIIIe, Euler et Kant; de nos jours enfin, Hegel, pour ne rappeler que ce seul nom. Juger Aristote, ce n'est pas moins que juger l'esprit humain, non pas seulement dans l'un de ses représentants les plus éminents, mais en lui-même ; car c'est tout le passé de l'esprit humain qu'avec Aristote nous faisons comparaitre devant nous. Il n'y a guère que l'outrecuidance de Bacon qui puisse soutenir « que ce consentement unanime, qui en impose à la première vue, n'est qu'un signe trompeur; que cette multitude d'hommes qui semblent être tous du même sentiment sur la logique et la philosophie d'Aristote, ne s'accordent ainsi que par l'effet d'un même préjugé, et d'une même déférence pour une autorité qui les subjugue tous; que c'est plutôt un assujettissement commun, une coalition d'esclaves, qu'un vrai consentement; que, d'ailleurs, quand ce prétendu consentement serait aussi réel et aussi universel qu'on le dit, tant s'en faut qu'une telle unanimité doive être tenue pour une véritable et solide autorité, qu'au contraire, elle fait naître une violente présomption en faveur du sentiment opposé; et que, dans les choses intellectuelles, c'est de tous les signes le plus suspect. » (Novum Organum, liv. I ax. 77). Ne partageons pas ce superbe mépris pour les opinions humaines. La gloire ne se trompe pas jusqu'à ce point, et laissons à Bacon le triste honneur, envié peut-être aussi, et bien à tort, par quelques-uns des sages philosophes de l'Écosse, d'être seul de son avis. Jugeons Aristote avec indépendance; mais avant tout, et pour l'humanité elle-même, jugeons-le avec respect.

Reconnaissons d'abord qu'il a creusé le plus profond intervalle entre la science proprement dite et l'art. La théorie du probable, la Dialectique a été reléguée par lui à un rang si bas, qu'on a pu le croire injuste envers elle, et qu'il l'a traitée peut-être avec le dédain qu'il devait réserver pour la Sophistique. Il s'en est occupé cependant avec la plus longue et la plus minutieuse attention; et si la Topique n'est plus à notre usage, il ne faut pas oublier les services qu'elle a rendus à toute l'antiquité, où la rhétorique joua toujours un si grand rôle. Cicéron, s'il en était besoin, serait là pour l'attester. Aristote a si bien connu la logique appliquée, qu'il l'a décrite dans quelques-uns de ses replis les plus subtils et les plus délicats. Il lui a consacré la moitié de l'Organon; il l'a prise au sérieux, même lorsqu'elle descend aux astuces du paralogisme, et qu'elle ne recherche les apparences de la sagesse qu'en vue d'un lucre honteux. Platon avait fait justice, par le ridicule, des prétentions et du charlatanisme des sophistes. Aristote a cru devoir diriger contre eux des attaques, qui, plus graves, sont pourtant moins efficaces que l'admirable bouffonnerie de l'Euthydème. Les huit livres des Topiques, les Réfutations des Sophistes, sont de la logique appliquée. Mais le reste de l'Organon n'est-il que cela? La logique pure, la vraie logique, est-elle encore à faire après Aristote, malgré ce qu'en ont pensé tous les grands esprits, ses disciples et ses commentateurs fidèles?

L'objet de la logique, telle que l'a conçue Aristote, étant la démonstration, il s'agit d'analyser les éléments dont la démonstration se compose. Mais la démonstration elle-même n'est qu'un syllogisme d'une certaine espèce, la seule qu'au fond l'esprit de l'homme poursuive, bien qu'elle ne soit pas toujours celle qu'il atteigne ou qu'il rencontre. La démonstration est l'espèce achevée, parfaite; les autres ne sont qu'inférieures et insuffisantes. Elle est la forme du vrai ; il faut que la science, sous peine de rester en route, pousse jusque-là. La logique ne fournit aucune vérité particulière, et c'est en cela que la matière de la pensée ne fait pas partie de son domaine. Mais les formes de la pensée vraie, irréfutable, éternelle, n'a-t-elle pas le devoir de les connaître et de les étudier? Ne sont-ce pas là des lois formelles de la pensée? La démonstration, toute pure, sans aucune application spéciale, même du genre de celles que font les mathématiques, à qui appartient-il d'en faire la théorie? A la logique apparemment, et à la logique pure, puisque dans la démonstration ainsi étudiée, il ne se glisse aucun être, aucune matière, et qu'elle n'est qu'un cadre vide dans lequel l'expérience viendra plus tard faire entrer ses données. Quoi! parce que la démonstration aurait pour unique but « le nécessaire, elle sortirait des limites d'une science formelle ! » Qu'on se prononce alors: l'esprit humain atteint-il, oui ou non, jusqu'au nécessaire? Se borne-t-il au contingent, ou pour mieux dire, à l'indéterminé tout seul?

N'hésitons pas à le dire contre tous les scepticismes, et contre ceux qui s'ignorent, et contre ceux qui se connaissent et s'avouent hautement : l'esprit de l'homme atteint le nécessaire; et sans le nécessaire, il n'y aurait point de démonstration. Il l'atteint dans les mathématiques d'abord, personne ne le nie. Qu'on demande au mathématicien, si ce sont des vérités contingentes que les théorèmes de la géométrie, ou les formules du calcul analytique. Dans les mathématiques, tout est démontré parce que tout est nécessaire. Dans un domaine qui paraît bien éloigné de celui-là, il en est encore tout à fait de même. La morale n'a-t-elle pas, elle aussi, comme les mathématiques, des vérités nécessaires que la conscience de l'homme lui révèle, bien que son faible cœur sache si rarement les suivre? Et la loi du devoir, quand elle lui parle, est-elle moins nécessaire que les théorèmes de géométrie les plus évidents? Mais enfin il suffirait que l'homme atteignît le nécessaire dans une seule science, pour que la mission de la logique fût de rechercher à quelles conditions il y parvient, et quelle est la forme sous laquelle le nécessaire lui apparaît, indépendamment de tout objet auquel il s'applique. Si l'on bannit de la logique pure la démonstration, parce qu'elle s'occupe du nécessaire d'une manière tout abstraite et toute générale, on ne voit guère comment il est possible de laisser à cette logique, même la théorie du syllogisme ordinaire. Le syllogisme pur, tel qu'on semble l'entendre, est une véritable chimère. Sans doute, il est absolument indifférent à la vérité comme à l'erreur; mais l'esprit humain l'est si peu à ce grand intérêt, que jusque dans le syllogisme, aussi dégagé de toute réalité que l'abstraction la plus haute peut le faire, il recherche encore précisément la même chose que dans la démonstration. Si les lois du syllogisme n'étaient pas nécessaires, si les prémisses posées, la conclusion n'en sortait pas avec un caractère de nécessité, l'esprit humain, soyons-en sûrs, s'en occuperait fort peu. Ce ne serait là qu'une sorte de curiosité tout à fait indigne de lui. Et c'est précisément parce que les lois du syllogisme sont nécessaires, que la philosophie sut y consacrer cette longue et pénible investigation, qui n'est pas près de cesser. Si c'est le nécessaire que poursuit l'intelligence dans les règles même du syllogisme, pourquoi lui serait-il interdit de pousser jusqu'au bout, et de rechercher dans une suprême théorie les conditions de ce nécessaire, qu'elle ne retrouve pas seulement dans le monde extérieur, mais qu'elle découvre en elle-même et dans ses profondeurs les plus retirées? Il faut donc bannir le syllogisme ordinaire de la logique pure, en d'autres termes, la détruire, si l'on prétend lui arracher aussi la démonstration. Ou, pour mieux faire, il faut lui laisser la démonstration, tout comme on lui laisse le syllogisme. Aristote n'a pas eu tort de comprendre la démonstration dans la logique : les Derniers Analytiques ne sont point une longue méprise. Ils sont venus donner aux mathématiques, à toutes les sciences rationnelles, l'explication de leur procédé général et infaillible; et la théorie a été si bien faite, qu'elle est encore aujourd'hui pour nous, non pas seulement une théorie exacte, mais la théorie unique. Personne depuis deux mille ans, et même en s'appuyant des admirables progrès qu'ont faits les sciences rationnelles depuis deux siècles, n'a tenté de la refaire. C'est que la doctrine du nécessaire avait revêtu elle-même, et du premier coup, ce caractère d'inflexible rigueur qui la fait participer à l'immutabilité même de son objet. Laissons donc cette gloire tout entière au seul Aristote, puisque personne n'a pu la lui disputer.

Le syllogisme ne lui appartient pas moins; et l'on ne peut que répéter avec Leibnitz : « L'invention de la forme des syllogismes est une des plus belles de l'esprit humain, et même des plus considérables. » En quoi consiste donc cette admirable invention? en ceci qu'Aristote le premier a constaté, que le raisonnement n'était possible qu'à cette seule condition de partir d'un principe pour arriver, avec l'aide d'un moyen terme, à une conclusion sortant nécessairement de ce principe. C'est là le germe fécond de toute cette vaste doctrine qu'avaient ébauchée Socrate et Platon par la théorie de l'universel et celle des Idées. C'est là la formule puissante qui se dissimule dans le langage habituel, et qui seule pourtant lui donne, toute cachée qu'elle est, force et persuasion. Mais ce langage s'explique par des propositions; ces propositions sont de nature et de formes diverses. En se réunissant au nombre de trois et pas plus, pour former le syllogisme, elles auront à soutenir entre elles des rapports, soumis à cette nécessité générale de conclure régulièrement, mais variables avec la forme et la nature des propositions même. Les unes affirment, les autres nient; les unes concernent l'objet tout entier qu'elles expriment, les autres ne concernent qu'une partie de cet objet. Quels changements pourra subir le syllogisme, sans que soit brisée la chaîne continue qu'il doit toujours présenter du principe à la conclusion? Toutes les propositions sous toutes les formes peuvent-elles conclure? Ou bien n'existe-t-il qu'un nombre limité de formes concluantes? Aristote, d'après l'observation la plus scrupuleuse, et par une analyse achevée, a trouvé que le nombre de ces formes s'élevait à quatorze; et ces quatorze modes de raisonnements syllogistiques, les seuls qu'emploie et que puisse employer la pensée quand elle est régulière, il les a divisés en trois figures, qu'il a classées suivant l'ordre de leur importance, c'est-à-dire, de leur clarté, par la position du terme moyen. Voilà le cercle infranchissable du raisonnement; voilà les limites que Dieu lui impose; voilà le code auquel il est soumis, et qu'il observe à son insu. Ce n'est pas Aristote qui l'a fait, c'est lui seulement qui a eu la sagacité de le découvrir. « Si le syllogisme est nécessaire, fait dire Leibniz, d'après Locke, à l'un des interlocuteurs de ses Nouveaux Essais, personne ne connaissait quoi que ce soit par raison avant son invention, et il faudrait croire que Dieu avant fait de l'homme une créature à deux jambes, a laissé à Aristote le soin d'en faire un animal raisonnable, je veux dire ce petit nombre d'hommes qu'il pourrait engager à examiner les fondements du syllogisme. » Non, sans doute, peut-on répondre à Locke, ce n'est pas Aristote qui a fait l'homme raisonnable ; c'est bien Dieu seul qui lui apprend à raisonner; mais c'est Aristote qui seul lui apprend comment il raisonne. C'en est assez pour la gloire humaine, et il a été bien rare d'en acquérir une qui valût celle-là.

Aristote n'a pas montré seulement que le syllogisme était la forme vraie, la forme nécessaire du raisonnement; il a parcouru toutes les espèces de raisonnements ordinaires, une à une, et il a prouvé qu'elles se réduisaient toutes sans exception au syllogisme. C'était un complément indispensable de sa théorie; il n'a pas manqué de le lui donner. L'induction elle-même a été ramenée à la forme syllogistique; car Aristote a connu l'induction, ce dont pourrait faire douter la gloire revendiquée si souvent pour Bacon d'être venu substituer l'induction au syllogisme. L'induction d'abord ne peut être opposée au syllogisme, parce qu'elle n'est elle-même qu'un syllogisme d'un certain genre. De plus, elle n'était point à découvrir au temps de Bacon. Le philosophe grec l'avait admirablement pratiquée; car tous les hommes la pratiquent spontanément; et ses œuvres d'histoire naturelle, de politique, de météorologie, de logique même, l'attestaient assez. Mais, en outre, seul parmi tous les philosophes, il l'avait définie, étudiée, dans ce qu'elle a d'essentiel, et n'avait sous ce rapport rien laissé à faire pour ses successeurs, dans le champ de la logique pure. Il faut donc chercher à Bacon un autre mérite, et nous essaierons d'indiquer plus loin celui qui lui revient en propre. Mais en attendant, qu'Aristote garde la théorie de l'induction tout aussi bien que celle du syllogisme. Toutes les deux ne sont qu'à lui, et lui appartiennent bien légitimement.

Il n'a pas même oublié cette quatrième figure attribuée à Galien sur le témoignage d'Averroès, (Premiers Analytiques, liv. 1, ch. 8, p. 55 verso, édit. de 1552), et qui semblerait accuser une lacune dans la théorie péripatéticienne du syllogisme. Aristote n'a pas distingué une quatrième figure, parce que de fait il n'y en a point. Le moyen terme ne peut avoir que trois positions et pas plus. Mais il a bien vu que si l'on admettait des conclusions indirectes, on pourrait ajouter aux quatorze modes des trois figures signalées par lui, cinq autres modes qui concluent indirectement. Il n'a fait que les indiquer (Premiers Analytiques, liv. 1, chap. 7, § 2), parce que ces modes sont très peu naturels et d'un usage nul. Mais il ne les a pas omis; ses disciples Théophraste et Eudème n'avaient pas à les inventer, comme on s'est plu si souvent à le dire. La quatrième figure n'était pas plus à faire au temps de Galien qu'elle ne l'est de nos jours. Bien plus, Aristote l'eût-il même complètement ignorée, sa magnifique invention n'en serait guère amoindrie. Le syllogisme une fois découvert, tout le reste était facile, et il suffisait d'une sagacité fort commune pour achever l'œuvre ainsi commencée.

Aristote n'a pas omis davantage les syllogismes hypothétiques, dont on a voulu faire honneur encore à ses élèves Théophraste et Eudème. Les syllogismes hypothétiques sont ce qu'Aristote appelle les syllogismes d'hypothèse, de convention. Il en avait traité tout au long dans un ouvrage que le temps nous a ravi, mais que lui-même mentionne dans les Premiers Analytiques (liv. 1, ch. 44 § 4). Seulement on a douté que le syllogisme d'hypothèse fût pour Aristote ce qu'est pour nous le syllogisme hypothétique. Mais il suffit de consulter avec soin les passages fort nombreux où le philosophe parle des syllogismes d'hypothèse, de convention, pour s'assurer que ce doute n'est pas soutenable. L'exemple même qu'il cite (Premiers Analytiques, liv. 1, ch. 44, § 1), suffit à lever toute hésitation. Il faut ajouter que le syllogisme hypothétique se confond pour les adversaires même d'Aristote, avec le syllogisme conditionnel. Ne voit-on pas que c'est là jusqu'à l'expression du logicien grec? La condition, l'hypothèse, la convention, peut être exprimée formellement dans le syllogisme, tout comme elle peut être admise à l'avance, sans que la forme ordinaire du syllogisme en soit affectée. La conclusion n'en est pas moins hypothétique. Ainsi l'on peut affirmer, d'après Aristote lui-même, qu'il connaissait nos syllogismes hypothétiques, et qu'en outre il leur donnait la forme que nous leur donnons. Ne la leur eût-il pas donnée, il n'y aurait à ceci presque aucune importance, du moment qu'il a remarqué la nature particulière de la conclusion, quand le principe n'est que d'hypothèse ou de consentement, exprimé ou sous-entendu.

Il ne suffit pas d'ailleurs d'avancer que le syllogisme d'hypothèse, de consentement dans Aristote, n'est pas notre syllogisme hypothétique; il faut dire précisément ce qu'il est ; et il serait fort singulier qu'Aristote, en défaut sur une espèce de syllogisme que tout le monde a connue après lui, en eût connu par compensation une autre, dont il aurait seul gardé le secret. II n'y a pas plus de probabilité d'un côté que de l'autre. On peut d'ailleurs suspecter à bon droit des découvertes faites par des disciples qui ont vécu de longues années dans l'intimité du maître. Il ne faudrait point sans doute ravir à Théophraste un mérite qui lui serait justement acquis, pour accroître celui d'Aristote qui n'en a pas besoin; mais dans l'obscurité qui couvre cette question, d'ailleurs peu grave, il semble plus naturel de croire que le maître ait inspiré l'élève, bien plutôt que l'élève n'a complété le maître.

Le syllogisme hypothétique a donc été connu d'Aristote, tout aussi bien que la quatrième figure, tout aussi bien que l'induction; et ce sont là, n'en déplaise à la critique, des fleurons qu'on ne peut pas même arracher à sa couronne.

Mais on adresse aussi à la théorie du syllogisme, telle qu'elle est développée dans les Premiers Analytiques, l'objection qu'on adressait tout à l'heure à la théorie de la démonstration exposée dans les Derniers. « Si l'on en excepte la doctrine des trois figures, Aristote n'a fait que de la logique appliquée. Pour la démonstration, il s'occupait du nécessaire, que la logique pure ne doit pas connaître; pour le syllogisme, il s'occupe de la modalité des propositions, que la logique pure ne doit pas connaître davantage. » Ce second reproche n'est pas plus juste que le premier; et l'exemple de Kant qui n'a pas exclu la modalité de sa logique, toute pure qu'elle est, devait être un avertissement suffisant. Il est vrai qu'on blâme Kant tout aussi bien qu'Aristote. Mais pourquoi veut-on proscrire la modalité de la théorie du syllogisme? parce qu'elle fait entrer, dit-on, la matière de la pensée dans une science qui ne devrait s'enquérir que des formes. Si ceci était exact, il faudrait en effet que la logique s'abstînt de toute recherche sur les modales, et qu'elle dît avec M. Hamilton, parodiant une sorte de proverbe scholastique : « De modali non gustabit logicus. » (Fragments de philosophie, trad. par M. L. Peisse, pag. 228). Mais il n'en est rien, c'est ce que l'on peut voir sans peine.

Deux cas seulement se présentent dans la théorie du syllogisme, en ce qui concerne l'attribut, le plus important des deux termes de la proposition : 1" Ou cet attribut est pris absolument, dans toute son extension, sans aucune limite; 2' ou bien il est pris d'une manière relative, il est modifié d'une façon quelconque. Ce sont là les deux seules formes possibles de l'attribut. Étudier l'une aux dépens de l'autre, c'est mutiler la théorie. Qu'est-ce que devient la conclusion quand l'attribut est absolu? qu'est-ce qu'elle devient quand il est relatif`? Telles sont les deux questions qu'il faut résoudre. Il n'y a pas plus de matière d'un côté que de l'autre. Le syllogisme des propositions absolues n'est pas plus de la logique pure que le syllogisme des propositions modales. Seulement, comme le nombre des modifications de l'attribut est presque infini, il a fallu se borner. Aristote s'arrête à deux, le nécessaire et le contingent, et il montre d'une manière toute formelle, comme pour le syllogisme simple, les changements qu'éprouve la conclusion, selon que les prémisses sont ou contingentes ou nécessaires, et selon qu'elles présentent le mélange de l'une de ces deux formes avec la forme absolue. Il pouvait aller au-delà, comme l'ont bien vu les commentateurs grecs et aussi ses critiques; il y est même parfois allé; et à côté de ces deux modes principaux, il a souvent énuméré le possible, l'impossible, le vrai, comme il pouvait en énumérer tant d'autres.

La théorie de la modalité ne s'occupe pas plus de « la fausseté ou de la vérité des propositions en elles-mêmes, n'en tient pas plus de compte » que l'autre portion de la théorie. Elle ne demande pas du tout si telle proposition est vraie ou fausse, nécessaire ou contingente; mais elle recherche quel est le caractère de la conclusion, quand les prémisses sont présentées sous la forme de propositions contingentes ou nécessaires. Il n'y a pas là de métaphysique, plus qu'il n'y en a dans le syllogisme catégorique; et l'on pourrait proscrire ce syllogisme lui-même, parce que l'existence y est impliquée, tout aussi bien qu'on proscrit la modalité, sous prétexte qu'elle s'occupe des modifications de l'existence. A ce compte, le syllogisme hypothétique aussi devrait rester étranger à la logique pure; car la loi fondamentale de ce syllogisme, c'est d'exprimer une condition, et, par cela même, une modification substantielle. Théophraste et Eudème, dont on invoque l'autorité, avaient combattu sur plusieurs points la théorie de la modalité; ils en avaient changé quelques règles; mais ils l'avaient admise comme partie intégrante de la théorie générale. Depuis eux, nul logicien n'a prétendu la supprimer. M. Hamilton est jusqu'à présent le seul, si l'on excepte Laurentius Valla, au XVe siècle, qui ait proposé ce retranchement.

Le syllogisme modal offre, on en doit convenir, de très nombreuses difficultés, non pas en lui même, mais à cause de la complication immense qu'il introduit dans la logique, et que le génie d'un Aristote n'a pu suffisamment éclaircir.

M. Hamilton a bien raison de dire : « La confusion et l'embarras occasionnés par ces quatre modes seuls (c'est deux et non pas quatre), furent tels que la doctrine modale constitua longtemps la branche de la logique, non seulement la plus inutile, mais encore la plus difficile et la plus rebutante; elle était à la fois le criterium et le crux ingeniorum. » Mais M. Hamilton a tort d'ajouter que « si ce sujet était embrouillé, c'est qu'on mêlait des sciences différentes et que les questions modales, retranchées du domaine de la logique, auraient dû être adjugées au grammairien et au métaphysicien. » (Id. ibid.) La grammaire et la métaphysique n'ont rien à voir ici. Le sujet est embrouillé par lui-même, et non par la faute de ceux qui l'ont traité. Il doit tenir sa place dans la logique. Aristote aurait pu la restreindre sans inconvénient; il ne pouvait la supprimer.

La modalité admise dans les Premiers Analytiques devait également figurer dans l'Herméneia. Si la démonstration se fonde sur la théorie du syllogisme, la théorie même du syllogisme se fonde sur celle de la proposition. Qu'est-ce donc que la proposition? Quelles en sont les espèces? quelles formes principales peut-elle revêtir? voilà ce que l'Herméneia recherche et devait rechercher. Les propositions sont par elles-mêmes absolues ou modales, comme elles le sont dans le syllogisme. Il fallait donc étudier les modales, tout comme les propositions absolues. Seulement ici, Aristote a très justement encouru la censure de son critique; et quand il s'est demandé comment se suivent mutuellement les idées de contingent, de nécessaire et d'impossible, c'est de la métaphysique qu'il a fait bien plutôt que de la logique. C'est un écueil dont il aurait dû se garantir; c'est une des très rares erreurs qu'il ait commises.

Après l'Herméneia, ou théorie de la proposition, il ne reste plus à la logique qu'une seule chose à faire, c'est la théorie des mots, éléments de la proposition, en tant qu'ils servent d'intermédiaires entre la pensée et les choses que la pensée connaît et exprime. C'est là le but des Catégories qui achèvent ce grand monument, ou, si l'on veut, qui en sont la base, comme la réalité est la base et l'occasion de toutes les connaissances de l'esprit humain. On a reproché aux Catégories, comme aux Derniers Analytiques, d'être plus métaphysiques que logiques, et l'on a cru qu'Aristote n'aurait point dû les comprendre dans l'Organon. C'est une erreur non moins grave que celle qui voudrait en exclure la démonstration. Les Catégories ne sont pas simplement « une classification objective des choses réelles. » (M. Hamilton, Frag. de phil., trad. de M. Peisse, p. 218.) Et si elles n'étaient que cela, il faudrait en effet les renvoyer à la métaphysique, à l'ontologie. Elles sont en outre une classification des mots, c'est-à-dire aussi, des notions simples que la réalité transmet à l'esprit; elles sont les éléments logiques du jugement, en même temps qu'elles représentent les éléments généraux des choses par leurs appellations; et c'est précisément ce double caractère que M. Hamilton a bien distingué ailleurs, et sur lequel on doit revenir un peu plus loin, qui fait l'admirable vérité de ce livre, et lui donne dans l'ensemble de l'Organon la première place par son objet, et la première peut-être par la justesse de la théorie, aussi parfaite qu'elle est indispensable.

Ainsi les Catégories, l'Herméneia, les Premiers Analytiques et les Derniers, sont bien de la logique pure, et non de la logique appliquée. Ce sont là les fermes assises sur lesquelles repose tout l'édifice de l'Organon. La théorie des mots, celle de la proposition, celle du syllogisme et celle de la démonstration, ce sont là les fermes assises sur lesquelles doit éternellement reposer la logique, hors de là, elle n'a ni ordre, ni méthode, ni vérité. Il n'est pas un esprit juste qui puisse le méconnaître : qu'on demande à d'Alembert (Discours préliminaire de l'Encyclopédie) si ce ne sont pas les quatre parties essentielles de toute logique complète. C'est Aristote le premier qui les a étudiées et mises en toute lumière. Aujourd'hui, et forts des travaux qui nous ont précédés, cette division de la logique nous semble aussi naturelle qu'elle est claire et profonde. Pour le premier inventeur, la difficulté était immense. Aristote, en terminant l'Organon, a revendiqué l'honneur d'avoir fondé une science qui n'avait point eu d'antécédents. Il a parlé « de ses pénibles recherches, du temps et des labeurs qu'elles lui avaient coûté. » Et avec une modestie tout antique, il a demandé à la postérité « de l'indulgence pour les lacunes de son ouvrage et de la reconnaissance pour toutes les découvertes qu'il a faites. » C'est la seule fois qu'Aristote ait parlé de lui et de ses travaux. Respectons cette grande voix qui nous vient encore après deux mille ans apporter son sincère témoignage. Oui, la fondation de la logique a été chose pénible et longue. La science, telle qu'elle est aujourd'hui, nous paraît facile autant qu'elle est importante. Mais les premières mains qui ont défriché ce champ si vaste et si inculte alors, ont été bien fortes, puisqu'elles n'ont point succombé à cette tâche prodigieuse. Elles ont été bien habiles, puisque leur œuvre n'a point été à refaire. L'humanité n'est point restée sourde à l'appel du philosophe. Elle n'a pas eu seulement de l'indulgence pour son œuvre, elle n'a pas eu seulement de la reconnaissance pour lui; elle a eu cette admiration que vingt siècles n'ont pas fatiguée et que les siècles ne fatigueront pas. Ce n'est pas faire trop pour le père de la logique.

On peut voir maintenant d'un coup d'œil quelle a été l'entreprise entière d'Aristote. Son but, c'est de faire la théorie de la démonstration ; et c'est pour atteindre cette fin dernière, qu'il analyse tous les éléments qui entrent dans la démonstration. Il ne s'arrête qu'aux éléments indécomposables, parce qu'il est impossible d'aller au-delà. Il est donc également clair qu'on peut de la démonstration descendre aux catégories, ou des catégories remonter à la démonstration. Cette dernière voie est celle qu'a prise Aristote ; et, pour l'exposition de la doctrine, c'est en effet la plus aisée, et par cela même la plus instructive. Rationnellement, on pourrait tout aussi bien partir de la fin, c'est-à-dire, de la démonstration, seul objet que dans sa spontanéité l'esprit humain réalise, et qu'il exprime sans cesse par le langage d'une manière plus ou moins parfaite. C'est l'abstraction seule qui donne les mots avant le raisonnement. Dans la réalité, c'est le raisonnement qui est la chose importante : les mots n'en sont que les matériaux, et la pensée le plus souvent ne s'y arrête point.

Quel est donc le vrai caractère des Catégories, et doit-on les renvoyer à la métaphysique? Il doit être hors de doute que retrancher les Catégories sous ce prétexte ou sous un autre, c'est mutiler non pas seulement l'Organon, mais encore la logique. On ne le peut sans péril pour la science et la vérité, malgré ce qu'en ont pensé d'excellents esprits comme Vivès et Tennemann, et de nos jours, MM. Ritter et Hamilton. Les Catégories d'Aristote ont à toutes les époques joué un rôle considérable. Elles ont eu un grand renom, et saint Augustin raconte, dans ses Confessions, la naïve admiration qu'il avait d'abord conçue pour ce livre, dont ses maîtres lui parlaient avec tant d'ostentation et de pompe. Port-Royal témoigne qu'au XVIIe siècle encore, cette doctrine était entourée d'une sorte de mystère; et aujourd'hui même, le mot de catégories a quelque chose d'obscur et de grave, que Kant n'a pas peu contribué à augmenter par les difficultés de sa propre théorie. Au fond, rien de plus simple et par cela même, rien de plus grand que les Catégories d'Aristote. Les mots pris isolément, sans combinaison, ne peuvent que représenter les choses : ils ne les affirment point; ils ne les nient point : car c'est l'objet de la proposition. Mais il est évident qu'en classant les mots, on classe aussi les choses, par la liaison indissoluble qui unit les uns aux autres. L'esprit de l'homme a beau faire, c'est de la réalité qu'il part, même pour s'élever au-dessus d'elle, et pour la comprendre, avec toutes les facultés dont il est doué. Les commentateurs grecs, dont les discussions sur ce point ont été aussi longues qu'exactes, se sont accordés à le reconnaître. Oui, ce sont les mots dont il s'agit dans ce traité; mais il s'occupe par là même des choses; et la classification des choses serait fausse si celle des mots l'était d'abord.

Mais comment classer les mots? Ils ne sont guère moins nombreux que les choses, et l'on court grand risque de se perdre dans ce dédale, si l'on n'a tout d'abord un fil pour s'y retrouver. C'est à la réalité seule qu'il faut le demander, à la réalité, qui est le modèle dont le langage n'est que le reflet, dont les mots ne sont que le symbole. Que nous présente la réalité? Des individus, rien que des individus, existant par eux-mêmes, et se groupant, par leurs ressemblances et leurs différences, sous des espèces et sous des genres. Ainsi donc, en étudiant l'individu, l'être individuel, et en analysant avec exactitude tout ce qu'il est possible d'en dire en tant qu'être, on aura les classes les plus générales des mots, les catégories, ou pour prendre le terme français, les attributions, qu'il est possible de lui appliquer. Voilà tout le fondement des catégories, et l'on peut ajouter que tout autre est ruineux, comme l'a bien fait voir la grande et infructueuse tentative de Kant. Il y a bien ici quelques traces de métaphysique ; mais c'est qu'il est impossible qu'il n'y en ait pas. Les mots ne sont pas tous d'espèce identique : les nuances essentielles que l'analyse y distingue ont bien une cause, et cette cause n'est autre que la différence même des choses que les mots représentent. Il faut donc, même pour construire la logique pure, aller jusqu'à cette partie de l'ontologie sans laquelle la logique elle-même ne serait pas; et c'est là ce qui fait qu'Aristote ne place pas seulement les catégories en tête de l'Organon, mais qu'il les retrouve et les discute encore dans la Métaphysique, dans la Philosophie première ou science de l'être. Ce n'est pas, du reste, une classification des choses à la manière de celles de l'histoire naturelle, qu'il s'agit de faire en logique : c'est une simple énumération de tous les points de vue, d'où l'esprit peut considérer les choses, non pas, il est vrai, par rapport à l'esprit lui-même, mais par rapport à leur réalité et à leurs appellations. « Au vrai, Aristote classe des idées », comme l'a très bien dit M. de Rémusat (Essais de Philosophie, tom. 1, p. 367). Or, il distingue ici dix points de vue, dix significations principales des mots. Et la première, quelle est-elle? C'est celle-là même qui exprime l'existence, la première chose sans contredit que l'esprit découvre et observe dans l'individu, dans l'être quelconque qui tombe sous son regard. La catégorie de la substance est à la tête de toutes les autres, précisément parce que la première, la plus essentielle marque d'un être, c'est d'être. La substance précédera donc, et de toute nécessité, toutes les catégories. Cela revient à dire qu'avant tout, l'être est, l'être existe. Par suite, les mots qui expriment la substance sont antérieurs à tous les autres, et sont les plus importants. Il faut ajouter que ces mots-là participeront en quelque sorte, à cet isolement que les individus nous offrent dans la nature. Ils seront en eux et pour eux, comme les êtres, les individus, sont en soi et pour soi. Mais, de même que dans la réalité les individus subsistant par eux seuls, forment des espèces et des genres, qui ont bien aussi une existence substantielle, la substance se divisera de même en substance première et substance seconde. Les espèces, les genres ne peuvent être sans les individus; les individus pourraient être sans former des espèces et des genres. Les mots qui représentent les individus ne pourront jamais que se servir à eux seuls; ils ne pourront servir à d'autres mots, c'est-à-dire, en être les attributs. Les mots, au contraire, qui représentent les espèces et les genres ne sont pas en soi et pour soi; ils servent à la substance première, aux individus, c'est-à-dire qu'ils peuvent leur être attribués. C'est que les espèces et les genres, s'ils expriment là substance, ne l'expriment pas dans toute sa pureté : c'est déjà de la « substance qualifiée », comme le dit Aristote.

Mais les mots n'ont-ils qu'à exprimer des substances individuelles, qu'à exprimer des espèces, ou des genres? Il n'y a bien dans la réalité que des individus et des espèces ou genres. Mais ces individus en soi et pour soi n'existent pas seulement : ils existent sous certaines conditions ; leur existence se produit sous certaines modifications, que les mots expriment aussi, tout comme ils expriment l'existence absolue. Ces nouvelles classes de mots formeront les autres catégories, qui seront à la première, à celle de la substance, dans le rapport même ou les modifications sont à l'individu modifié. Sans la catégorie de la substance, les autres ne sont pas, non plus que sans les individus il n'y a point de modifications; ou comme nous dirions aujourd'hui : point de phénomène sans sujet. La substance ne peut être considérée comme un accident de l'être : elle s'identifie avec lui. Les autres catégories, au contraire, ne sont que des accidents. Les accidents de l'être ne sauraient être sans lui ; mais ils ne se confondent pas avec lui. Ces modifications, ces accidents de l'individu sont au nombre de neuf : Aristote n'en reconnaît pas davantage. Après la substance, après la notion d'existence substantielle, ce que l'esprit observe dans l'être, c'est sa quantité; car il n'y a pas d'être sans quantité. La quantité sera donc la seconde des catégories, et les mots qui l'expriment formeront la seconde classe générale des attributions. La troisième sera celle des mots qui expriment la relation, c'est-à-dire, le point de vue où l'esprit considère l'être en tant qu'il n'est ce qu'il est que par rapport à un autre. La quatrième sera celle de la qualité. Et viendront à la suite et par ordre, le lieu, le temps, la situation, l'état, l'action et enfin la passion. voilà donc les dix catégories, les dix seules attributions possibles. Par la première, on nomme les individus, sans faire plus que les nommer; par les autres, on les qualifie. On dit d'abord ce qu'est l'individu, et ensuite quel il est.

Ce sont là, bien qu'à un autre point de vue, les deux grandes catégories de Descartes, l'absolu et le relatif. (Règles pour la direction de l'esprit, règle 6, p. 226, éd. de M. Cousin.)

On comprend maintenant pourquoi les catégories ne peuvent ni se confondre en une seule ni rentrer les unes dans les autres. Elles s'appliquent toutes, y compris celle de la substance, à un terme commun, qui est l'être, et dans la réalité, un individu quel qu'il soit d'ailleurs. Mais l'être n'est pas le genre des catégories. Aristote l'a bien souvent répété : les catégories ne sont pas des espèces de l'être ; ce sont ses modifications. C'est là ce qui fait aussi que les catégories ne se communiquent point entre elles. Ainsi, le lieu ne peut pas se confondre avec la substance; car le lieu dit que l'être est dans une certaine partie de l'espace; la substance dit simplement ce qu'il est, et non point où il est. Et ainsi de toutes les autres.

Je ne veux pas défendre la division des catégories telle qu'Aristote l'a faite. Doit-on en reconnaître seulement dix, ou doit-on en compter davantage? Celles qu'il énumère sont-elles bien distinctes réellement comme il le croit, ou quelques-unes ne sont-elles pas de simples répétitions, des doubles emplois? Cette discussion mènerait fort loin, et ce n'en est point d'ailleurs ici la place. Tout ce qu'il faut remarquer, c'est le principe général dont Aristote est parti. Ce principe est profondément vrai : c'est sur l'individu et l'individu seul qu'il faut construire les catégories ; c'est à une observation patiente et exacte de la réalité qu'il faut les emprunter. Ces catégories bien faites nous fourniront, sans aucune erreur possible, les classes générales des mots, que la proposition accouple, d'abord dans les relations même où la réalité les lui donne, et dont plus tard le syllogisme tire la science infaillible et éternelle de la démonstration.

Cette grande théorie d'Aristote est en admirable accord avec l'esprit humain lui-même. Toutes les langues, sans en excepter une seule, des plus barbares jusqu'aux plus parfaites, ont instinctivement distingué les sujets et les attributs, comme l'a fait le philosophe. Cette distinction qu'impose la nature elle-même constitue le jugement, la proposition; et les Catégories représentent fidèlement, du moins en ce point le plus grave de tous, d'abord la nature, et ensuite le langage, tel qu'il a été donné à l'homme de le faire.

Que dire maintenant de Bacon, qui prétend que « Aristote a voulu bâtir un monde avec ses Catégories, que de ses Catégories il a voulu faire sortir le monde»; et qui s'écrie, tout en se défendant de faire justice par la plaisanterie d'un homme investi, suivant lui, de la dictature en philosophie : « Quelle importance y a-t-il à ce qu'on ait posé comme principes des choses, la substance, la qualité et la relation? » (Nov. Organ., liv. 1, ax. 63, et Pensées et vues sur l'interprétation de la nature, XIII.) Que dire de Bacon, qui ajoute que « Aristote impose à la nature même ses opinions comme autant de lois, et qu'il est plus jaloux en toutes questions d'imaginer des moyens pour n'être jamais court, et alléguer toujours quelque chose de positif, du moins en paroles, que de pénétrer dans la nature intime des choses et de saisir la vérité? » Que dire enfin de Bacon quand il avance qu'Aristote n'a jamais consulté l'expérience pas plus pour sa dialectique que pour son Histoire des animaux, et que « au contraire, après avoir rendu arbitrairement ses décrets, il tord l'expérience, la gauchit sur ses opinions et l'en rend esclave?» Aristote a si peu voulu faire le monde avec ses Catégories, qu'il a fait au contraire ses Catégories avec le monde : et sa logique n'est pas moins une œuvre d'observation et d'expérience que son Histoire naturelle, sa Météorologie ou sa Politique. Bacon est aveuglé par la haine : il est évident qu'il n'a pas compris ce qu'il attaque si faussement, et qu'il se rappelle tout au plus ce que l'école nommait l'arbre de Porphyre, dont Aristote certainement n'est pas coupable.

Kant, grand admirateur d'Aristote, n'est pas trompé par sa haine, mais il l'est par son propre système. Il a conçu les catégories tout autrement qu'Aristote ; il ne les a point prises pour les classes les plus générales des mots, et des choses représentées par les mots; il en a fait les formes de l'entendement pur, les cadres dans lesquels les choses doivent venir se mouler pour être intelligibles. C'est un point de vue tout différent, et c'est en se plaçant ainsi au centre de l'intelligence toute seule, que Kant a prétendu juger une théorie qui n'a considéré que les mots, et les choses au travers des mots et des idées. Aussi son jugement sur les Catégories d'Aristote renferme-t-il presque autant d'erreurs que de pensées.

Kant commence par déclarer que « le but d'Aristote était le même que le sien, malgré toutes les différences que présente l'exécution. » Il n'en est absolument rien. Aristote n'a pas dit aussi longuement que le philosophe de Koenigsberg ce qu'il voulait faire. On a pu même douter quelquefois du véritable objet des Catégories, parce qu'il ne l'a point assez nettement indiqué; mais cependant il dit en propres termes, dans la phrase qui résume la pensée générale de tout ce traité : « Les mots, quand on les prend isolément et sans combinaison entre eux, ne peuvent exprimer qu'une des dix choses suivantes : la substance, la quantité, etc. » Rechercher les significations les plus générales des mots dans leur rapport avec les choses, est-ce le but de Kant? Les concepts purs de l'entendement, les formes nécessaires des jugements se confondent-elles avec les mots qui forment ces jugements, avec les choses que ces mots représentent? Kant ne l'accorderait pas certainement; son dessein est tout autre, en dépit de ses protestations. D'où vient donc qu'il a pu s'y tromper? c'est l'expression de catégories qui a fait ici toute son illusion. Il emprunte ce terme fameux à la langue péripatéticienne par une de ces « analogies de l'expérience », comme il dit lui-même, auxquelles les meilleurs esprits se laissent parfois aller. Les Catégories d'Aristote sont de la logique : celles de Kant se rapportent aussi à la logique : donc, elles sont toutes pareilles, du moins par le but qu'elles se proposent. Kant aurait pu tout aussi bien confondre ses Idées de la raison pure avec les Idées de Platon, parce qu'il emprunte à Platon le terme d'Idées, non moins célèbre que celui de Catégories.

Kant ajoute que « c'était un dessein digne d'un aussi grand homme qu'Aristote de rechercher tous les concepts fondamentaux. » Et bien qu'Aristote n'ait jamais parlé de ce que Kant a nommé des concepts, Kant va le juger comme si Aristote était un de ses disciples, infidèle ou trop peu intelligent. « Aristote, dit-il avec une sévérité par trop magistrale, n'était guidé par aucun principe. » Entendez, par aucun des principes qui ont guidé l'auteur de la Raison pure. « Il prit les concepts comme ils se présentaient à son esprit. » Il serait curieux que Kant nous dît comment il a pris les siens, lui qui prétend ne pas les emprunter à l'observation empirique, et qui en fait une déduction purement transcendantale. Aristote a si peu pris les concepts comme ils se présentaient à son esprit, c'est-à-dire, confusément et pêle-mêle, qu'il leur a donné un ordre; et que, sans le moindre doute, la catégorie qu'il a placée la première, est en effet la première pour tout système qui ne se laisse point emporter aux chimères de la plus vide abstraction. « Il en rassembla d'abord dix qu'il appela catégories ou prédicaments. » Il ne faut pas croire que Kant se borne ici à traduire le mot grec par un mot qui, en effet, en rend parfaitement le sens; il va plus loin; et la suite prouvera qu'il attribue formellement à l'auteur qu'il critique le mot de prédicaments, tout aussi bien que le mot original lui-même. Or, Aristote n'a jamais appelé les catégories prédicaments, attendu que prédicament est un mot latin, inventé même assez tard, et qui ne fut point connu dans les écoles latines des premiers siècles. « Dans la suite, il crut en avoir trouvé cinq autres. » Où Kant a-t-il trouvé, lui, qu'Aristote ait jamais ajouté cinq catégories aux dix qu'il énumère d'abord, et dont le nombre est toujours resté immuable dans son système? « Il les ajouta aux précédents sous le titre de post-prédicaments. » Post-prédicaments n'est pas plus une expression d'Aristote, que prédicaments lui-même. Et vraiment, en écoutant ces assertions tranchantes de Kant, que l'examen le plus superficiel du livre grec suffit pour renverser, on se demande si Kant a lu sérieusement Aristote, ou bien s'il ne le juge que sur des souvenirs effacés et complètement inexacts. Les post-prédicaments répondent à l'hypothéorie des commentateurs grecs; c'est une division toute matérielle, faite pour la commodité de l'explication et de l'étude; ce n'est pas un nom particulier que porte cette partie de l'ouvrage, un nom créé par Aristote, qui n'a pas même, sans doute, donné de titre général à son livre. Mais si l'on s'en fie à la parole de Kant, les catégories d'Aristote ne sont plus au nombre de dix; elles sont au nombre de quinze, ce que n'ont jamais su ni l'antiquité, ni le monde arabe, ni la scholastique, bien que tous trois aient donné à l'interprétation des Catégories des siècles de travail et des monceaux de commentaires. Mais Kant, dans ses théories spéciales, va jusqu'à quinze aussi, et il n'est pas fâché de retrouver cette ressemblance dans Aristote. « Sa liste, continue Kant, n'en resta pas moins imparfaite. » Ici, Kant a raison : mais le difficile n'était pas d'affirmer d'une manière toute générale, que le système d'Aristote présentait des imperfections; il eût mieux valu montrer l'origine et la nature de ces imperfections, et surtout le moyen de les éviter. « En outre, dit Kant, on y rencontre certains modes qui appartiennent à la sensibilité, Quando, Ubi et Situs, de même que Prius et Simul » D'abord Prius et Simul, n'ont jamais appartenu aux catégories d'Aristote; ce sont des post-prédicaments, pour parler comme le philosophe allemand; mais Aristote ne les a jamais rangés dans ses dix catégories. Que veut dire Kant, lorsqu'il affirme que ces modes appartiennent à la sensibilité? Est-ce à la sensibilité pure, telle que lui-même la comprend quand il affirme que l'espace et le temps sont les formes pures de l'intuition sensible? Mais c'est là de la doctrine kantienne, et jusqu'à ce qu'on ait prouvé qu'Aristote ne cherchait que les purs concepts de l'entendement, on ne peut pas lui reprocher de faire entrer dans sa liste des catégories, des données sensibles, des données d'observation, les seules, sans contredit, sur lesquelles il ait eu dessein de construire son système.

« On y trouve aussi, poursuit Kant, un mode empirique, Motus. » Le mouvement, mode empirique suivant Kant, ne fait pas exception; tous les autres modes sont également empiriques pour Aristote. De plus, le mouvement est un post-prédicament, comme Prius et Simul, et n'est pas plus qu'eux compris dans les catégories. Aristote fait si peu du mouvement une catégorie à part, qu'il prétend au contraire que le mouvement s'applique aux catégories. C'est ce que Kant aurait pu conclure d'abord, de la place donnée au mouvement dans l'ouvrage même d'Aristote; c'est ce qu'il aurait pu voir, formellement exprimé plus d'une fois, dans la Physique et dans la Métaphysique.

Kant ajoute : « Tous ces modes évidemment ne doivent pas trouver place dans la table des notions primitives de l'entendement. » Sans doute de l'entendement tel que Kant l'a fait : mais Aristote n'a jamais compris l'entendement de cette façon; et, selon toute apparence, les abstractions de la Raison pure et le scepticisme de la Critique ne l'eussent pas beaucoup séduit.

Enfin, Kant termine en disant : « Il compte même des concepts dérivés, Actio et Passio, au nombre des concepts primitifs, et quelques-uns de ceux-ci ont été complètement oubliés. » On peut le croire sans peine, si les concepts primitifs sont ceux de Kant, comme naturellement Kant doit le supposer.

Kant s'est donc trompé sur les Catégories d'Aristote. Celles qu'il a tenté de leur substituer, forment-elles un système plus exact et plus vrai? Nous n'hésitons pas à soutenir que ce système n'est point pour l'exactitude et la vérité au niveau de celui du philosophe grec. Il faut reconnaître d'abord, répétons-le, que le point de départ est absolument différent. Kant ne recherche que les formes de l'entendement, Aristote qu'une classification des mots, et des choses dans leurs rapports avec les mots, et par suite aussi des idées. A quelle source Kant ira-t-il puiser? A une source tout empirique, malgré ses prétentions contraires. C'est d'après les jugements, et par une induction dont il ne nous donne pas le secret, qu'il inférera les formes, nécessaires selon lui, dans l'entendement, pour que ces jugements soient possibles. Quant aux jugements, c'est l'observation d'abord, et la réflexion ensuite, qui nous diront quel en est le nombre, quelles en sont les espèces diverses. Cette observation, Kant l'a-t-il bien faite? A-t-il analysé avec vérité les données que lui offrait la réalité, c'est-à-dire, le langage? La table des jugements, telle qu'il l'a tracée, est là pour répondre. Les jugements, selon Kant, se partagent en quatre grandes classes, la quantité, la qualité, la relation et la modalité. Chacune de ces grandes classes se sous-divise elle-même en trois espèces de jugements, ni plus ni moins. En tout, douze espèces de jugements, et par conséquent douze formes de jugements, c'est-à-dire, douze catégories de l'entendement, sans lesquelles les jugements ne pourraient se former. Or, ces jugements d'espèce prétendue diverse, ces jugements à divisions si parfaitement symétriques, c'est Kant qui les invente. Il distingue des choses qui évidemment se confondent, qui sont évidemment identiques. Son jugement limitatif, tel qu'il l'imagine, est absolument le même que le jugement négatif, dont il prétend toutefois le séparer. Qui jamais a ouï parler de jugements problématiques, assertoriques, apodictiques? On ne voit pas pourquoi Kant n'en aurait pas énuméré bien d'autres encore. Sa fécondité n'était pas épuisée, et il est difficile de dire pourquoi elle s'est arrêtée dans de si étroites limites. Créer des distinctions verbales ne lui coûtait en rien ; il aurait pu les multiplier bien davantage encore, sauf à ne décrire qu'un pays chimérique, et à faire le roman de la raison pure, au lieu d'en faire la véritable histoire. Kant, se jetant, ou croyant se jeter en dehors de tout empirisme, ne pouvait que marcher à des abîmes; et sa table des catégories, la seule partie de son grand ouvrage dont nous ayons à nous occuper, ne semble qu'une longue erreur, témoignage d'une rare puissance d'esprit, d'un esprit bien sûr de lui-même, mais bien peu sûr des matériaux qu'il emploie, ne cherchant ni d'où ils viennent, ni ce qu'ils valent. La Critique de la raison pure est certainement une grande tentative, quoiqu’après soixante ans à peine, il en reste aujourd'hui bien peu de chose. On essaiera plus loin de l'apprécier dans sa pensée générale. Mais en ce qui concerne les catégories, il faut dire qu'elles sont aussi loin de celles d'Aristote que l'imagination l'est de la réalité. Les catégories de Kant ne provoqueront pas les études et les travaux que durant tant de siècles ont produits celles de son devancier.

Cependant il est dans le système d'Aristote un point de la dernière importance, où son génie pâlit, et où Platon son maître, et Kant même, pourraient lui en beaucoup apprendre; c'est la théorie de l'universel.

Il est facile de voir tout ce que cette question a de grave d'abord par elle-même, et surtout dans la doctrine aristotélique. L'entendement arrive, sans aucun doute, à des notions universelles d'une évidence entière, éclatante, et qui projettent leur lumière propre sur toutes les autres parties de la connaissance. Ces notions universelles sont les principes dans le syllogisme, et dans les catégories ce sont les termes généralissimes, les idées d'espèces et de genres, que les Scholastiques ont nommés les universaux, et dont la nature équivoque a donné naissance à ce long débat du réalisme et du nominalisme. Aristote ne s'est point demandé dans les Catégories d'ou venaient ces termes universels. Mais en terminant sa logique pure, à la fin de la Théorie de la démonstration ou Derniers Analytiques, il a esquissé en quelques traits la formation des principes dans l'entendement. Le problème, du reste, est le même pour les universaux proprement dits et pour les principes. Bien résolu pour les uns, il l'est également pour les autres. Dans une science qui n'a pas d'autre but que la démonstration, et qui n'étudie tout le reste qu'en vue de ce seul objet, l'origine des principes et leur rôle dans l'entendement, est une question capitale. Il ne suffit pas de dire exactement les règles qu'on doit suivre, pour arriver du principe évident dont on part, à la conséquence que l'on cherche. Il ne suffit même pas d'énumérer scrupuleusement tous les caractères que ce principe doit avoir par lui-même, pour que la conclusion qui en sort soit démontrée. Il faut en outre savoir comment ce principe s'est formé, et comment il s'est imposé à l'esprit. Bien plus, il serait encore possible, par des règles sages et circonspectes, d'apprendre à l'esprit à ne recevoir que des principes vrais, et à se défendre des principes faux. Aristote a essayé seulement de nous montrer comment les principes, vrais ou faux, se forment en nous. Quant à la seconde partie de la recherche, il l'a négligée, et c'est justement par cette lacune de son système que s'est plus tard introduite la réforme, tentée par Bacon après tant d'autres, tout partisan qu'est Bacon de la théorie aristotélique de l'universel, et réalisée seulement par Descartes. Voilà donc dans la doctrine de l'universel, telle qu'Aristote l'a comprise, une très grave omission, et l'on verra bientôt comment l'esprit humain a essayé de la combler, en reprenant les indications de l'école socratique et platonicienne. Mais Aristote pourrait jusqu'à un certain point, renvoyer cette portion de la théorie à l'art, qu'il n'a point traité dans toute son étendue, et relever peut-être par cette haute fonction la Dialectique qui, comme il le proclame lui-même, « investigatrice de sa nature, nous ouvre la route vers les principes des sciences. » (Topiques, liv. 1, ch. 2, § 6), et « est commune à toutes les a sciences sans exception. » (Derniers Analytiques, liv. 1, ch. 11, § 6). Il pourrait jusqu'à un certain point, dans le domaine de la logique pure, répudier une question qui en sort et qui l'excède. Mais dans cette partie de la théorie de l'universel qu'il a cru devoir traiter, est-il à l'abri de toute critique? a-t-il vu la vérité, comme dans le reste de l'Organon? Voilà ce qu'on peut justement lui demander.

Ici, la pensée d'Aristote revêt une forme indécise, comme il arrive à toute pensée obscure et trop peu arrêtée. Les principes viennent de la sensation, et c'est l'induction qui les transmet à l'entendement, lequel est seul en relation avec eux. La connaissance des principes est tout autre que la science donnée par la conclusion; car cette science dérive des principes, et les principes ne dérivent pas d'elle. Mais comment les principes viennent-ils de la sensation? Aristote répond à ceci par une comparaison, lui qui d'ordinaire s'en défend avec tant de soin, et qui proscrit rigoureusement la métaphore dont il trouvait peut-être que son maître avait abusé. « Ce qui se passe dans l'entendement, selon lui, ressemble beaucoup à ce qui se passe dans la déroute d'une armée. Si, au milieu du désordre, un fuyard s'arrête, un autre s'arrête aussi, puis un troisième, puis encore d'autres à la suite, et bientôt les rangs se reforment, et l'ordre entier de la bataille se rétablit. » De même dans l'entendement, une première sensation venue d'un individu quelconque y laisse une trace; c'est un premier temps d'arrêt; une seconde sensation, toute pareille à la première, y laisse une trace analogue, plus marquée sans doute; puis une troisième, puis une quatrième; et ces marques toujours identiques, puisqu'elles viennent toujours d'individus qui spécifiquement n'offrent pas la moindre différence, forment enfin dans l'entendement la notion universelle, c'est-à-dire, un principe. Le procédé de l'entendement est dans ce cas ce qu'on appelle l'induction (Derniers Analytiques, liv. II, ch. 19, § 7, à la fin). C'est l'induction qui nous donne les principes, en aidant l'entendement à élever les faits particuliers jusqu'à la hauteur d'une notion universelle. Mais comme c'est la sensibilité seule qui nous révèle les faits particuliers, Aristote n'hésite pas à dire que « c'est de la sensation uniquement que vient la connaissance des principes. » Les principes ne naissent pas spontanément en nous, et encore moins sont-ils innés dans l'âme, comme Platon l'avait toujours soutenu; et la preuve, c'est que nous ne les connaissons pas avant que la sensation ne les ait formés; et qu'il serait également absurde, et de penser que, tout en ayant ces principes en nous, nous les ignorons cependant, et de penser que nous les tirons d'autres principes plus notoires, sans qu'il y ait de limite à cette génération de principe par des principes.

Tels sont les traits les plus saillants de la théorie de l'universel dans Aristote. Est-elle suffisante? et quel en est le vrai caractère? On ne peut pas dire que cette théorie soit purement sensualiste; car, en voulant tirer tout de la sensation, Aristote n'en fait pas moins une part très spéciale à cette faculté de l'intelligence qu'il appelle l'entendement. Il n'en donne pas moins à cette faculté cette énergie particulière de retenir tout au moins les traces des faits particuliers, et de convertir leur multiplicité variable en une unité indivise qui ne peut plus changer. Ce n'est point là une sensation transformée, comme a pu l'entendre plus tard l'école condillacienne. A côté de la passivité évidente de l'intelligence, il y a certainement aussi une activité sur laquelle Aristote n'insiste pas assez, mais qu'il n'omet point. Si cette théorie n'est pas sensualiste, on peut bien moins encore soutenir qu'elle soit spiritualiste. Il faut réserver ce nom pour les systèmes qui, tout en admettant l'élément empirique de la connaissance, déclarent nettement que cet élément ne suffit pas, et qu'il faut que l'esprit le complète en lui en adjoignant un autre. La pensée d'Aristote n'est ni sensualiste tout à fait, ni assez spiritualiste. Elle est équivoque, et elle est déjà sur la pente où quelques-uns de ses successeurs ne sauront point se retenir, et ou se précipitera plus d'une école en invoquant, bien qu'à tort, le grand nom du péripatétisme. (Le fameux axiome « nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu, » n'est pas d'Aristote, malgré les autorités sans nombre, et dont quelques-unes sont assez graves, qui l'ont affirmé.

Certes, on peut blâmer Aristote d'être resté indécis sur un pareil problème. Il devait se prononcer positivement, et ne point laisser l'ombre même du doute. Platon est en ceci infiniment supérieur. Il serait difficile de défendre la théorie des Idées tout entière telle qu'il l'a faite, dans sa partie mythique aussi bien que dans sa partie purement logique et réelle. C'est un parti très violent à prendre, et que Socrate ne prend pas sans un peu de doute et d'ironie, que de supposer à l'âme une vie antérieure d'où elle a rapporté de son commerce avec la véritable essence des choses, ces notions universelles dont elle ne voit en ce monde, par l'entremise mensongère des sens, que des cas particuliers et périssables. Mais du moins si c'est une résolution extrême, en admettant que la vraie pensée du philosophe ait besoin de ce complément, c'est une résolution qui ne laisse point la plus légère incertitude; c'est du courage métaphysique si jamais il en fut. Platon, il est vrai, ne va jusque là que sous la protection d'un mythe, comme l'a montré M. Cousin (Nouv. fragm. philosophiques, Examen d'un passage du Ménon, p. 198, 1ère édit.), et cette condition de la réminiscence n'est pas indispensable à la théorie même des Idées, représentant dans leur admirable hiérarchie l'ordre divin des choses. Mais ceci même prouve que Platon n'hésite pas le moins du monde : Non, la sensation, le particulier, ne suffit pas à donner l'explication complète de la science; l'universel, sans qui la science n'est rien, vient de l'âme, il-est en elle; la sensation particulière ne fait que l'y réveiller; elle ne l'y met pas; il y était peut-être avant cette vie, il y était peut-être dès l'éternité.

En un sens, Kant a résolu la question à peu près comme Platon. Il ne remonte pas, avec les traditions pythagoriciennes et orphiques, jusqu'à la vie antérieure de l'âme, pour expliquer la science qu'elle a dans celle-ci. Il ne dirait même pas allégoriquement avec Ménon, que la science n'est que réminiscence, ne faisant par là que reculer la difficulté sans la résoudre. Mais il croit tout aussi fermement que Platon, que la sensation ne suffit pas à expliquer la connaissance, et que la partie la plus importante de cette connaissance ne vient pas de la sensibilité. Il distingue admirablement, dans tout acte de l'intelligence, la matière et la forme, la matière qui vient du dehors, la forme qui vient de l'intelligence elle-même. Sans la matière, la forme est vide et n'est qu'une puissance inféconde. Mais la matière sans la forme est une puissance indéterminée, obscure, une sorte de néant inintelligible. Tant a peut-être outrepassé les justes bornes que la raison pouvait ici se prescrire. Dans cette délicate et si nouvelle description de l'entendement pur, il a bien pu prendre de simples apparences pour des réalités, imaginer des êtres que lui seul a connus et que lui seul connaîtra, créer des fantômes que l'observation ne peut plus retrouver. Mais son point de départ n'en est pas moins admirablement juste. L'esprit apporte dans l'acte de la connaissance une part incontestable. Elle est un des deux termes sans lesquels la science ne serait pas. Quelle est cette part de l'entendement? jusqu'où s'étend-elle? et que pouvons-nous en savoir? Voilà ce que personne, depuis Platon, ne s'était demandé aussi nettement que Kant l'a fait : voilà le grand problème que Kant s'est posé. Il ne l'a pas résolu complètement ; surtout, il ne l'a pas résolu avec assez d'ordre et de méthode. Mais c'était beaucoup que de le discuter dans ces termes, et sa tentative, toute imparfaite qu'elle est sur bien des points, a suffi pour lui assurer une place éminente en philosophie.

Kant et Platon ont donc constaté que l'universel, tel que la science l'exige, ne peut pas venir exclusivement des sens. La sensibilité conserve pour l'un et pour l'autre une importance égale à celle de l'esprit; car elle n'est pas moins nécessaire que lui à la science, soit pour la réveiller en nous, comme le veut le philosophe grec, soit pour l'y mettre en action et la compléter, comme le veut le philosophe de Kœnigsberg. Mais la sensibilité, toute nécessaire qu'elle est, n'est pas seule à l'être, et réduite à ses propres forces, elle est absolument impuissante, tout comme le serait l'esprit avec les facultés qu'il possède, si rien ne venait du dehors le tirer de son oubli ou de son inactivité. Pour Aristote, au contraire, la sensibilité semble être à peu près tout; elle donne tous les éléments sans exception, et le rôle de l'esprit se borne à unifier ce qu'il y a d'identique et d'indifférent, dans toutes ces impressions que les objets particuliers viennent faire sur lui. L'entendement est presque entièrement passif pour Aristote; pour Platon, il est surtout actif; pour Kant, il est plus actif que passif.

Quant à nous, qui sortons à peine de ces grandes discussions de l'école sensualiste et de celle qui l'a renversée, nous devons savoir mieux que qui que ce soit ce qu'il faut penser de cette question. Les efforts qu'a faits l'école de la sensation, pour faire sortir de la sensation la science tout entière, ont été radicalement vains; et sans recourir aux lumières que l'antiquité nous avait laissées sur ce point, l'école Écossaise et Kant avaient démontré, presqu'à la fois et par des moyens très divers, comme on l'a fait bien mieux encore après eux, que la sensation ne pouvait rendre compte de la connaissance, et qu'en ceci du moins Platon avait eu pleine raison, et contre les sophistes de son temps, et contre les tendances de son disciple.

Il est vrai qu'Aristote ne s'est pas laissé emporter aux erreurs qui plus tard sont sorties de ses principes. Mais Platon non plus que Kant n'ont point exagéré leurs propres doctrines. Le mysticisme alexandrin, l'idéalisme de Fichte, n'appartiennent pas plus à Platon et à Kant que le sensualisme n'appartient à l'auteur de l'Organon. Platon, Aristote, Kant, avaient tenté, chose si délicate, de tenir une équitable balance entre l'esprit et la sensibilité. Aristote avait incliné vers celle-ci : Platon et Kant avaient incliné tous deux vers l'esprit. Des disciples sont venus, pour les uns et les autres, accumuler des conséquences que ces sages génies n'avaient pas prévues, et qu'ils auraient certainement désavouées, comme Kant n'a pas manqué de le faire. Mais l'histoire de la philosophie, juste comme elle peut l'être de nos jours, laisse à chacun ses fautes, et tout en montrant le germe de celles qui ont été commises, elle n'en distingue que plus soigneusement ce germe des fruits parfois blâmables qu'il a portés. Platon et Kant ont toute raison contre Aristote: l'universel, de quelque façon qu'on le considère, ne peut du tout sortir du particulier. Un nombre de faits particuliers, même infini, ne peut jamais donner légitimement une notion universelle, un principe ; et il faut reconnaître ici sans hésiter qu'à l'élément sensible s'ajoute un élément tout à fait distinct, supérieur, puisque la science cherche surtout l'universel, tout le monde en tombe d'accord, et que cet élément distinct et supérieur ne vient que de l'entendement.
On conçoit du reste comment même une erreur sur ce point fondamental, n'entraînait pour ainsi dire aucune conséquence fâcheuse dans le système d'Aristote. Il pouvait se tromper sur l'origine et la formation des principes, sans que la théorie de la déduction, qui apprend à tirer une conclusion d'un principe fût altérée en rien. Le principe étant donné, avec les caractères indispensables qui le font ce qu'il est, on peut faire voir avec pleine vérité, et Aristote l'a fait ainsi, comment le syllogisme l'emploie pour parvenir à la science démontrée. D'où vient ce principe? c'est une question tout autre, dont la solution n'importe pas à la première. et qui sans péril peut être tranchée faussement. La théorie de l'universel, telle qu'Aristote l'a comprise, est une imperfection grave dans l'ensemble de son système; ce n'en est pas une dans la doctrine de la démonstration, la seule dont s'occupe l'Organon.

Voici donc les grands caractères sous lesquels nous doit apparaître aujourd'hui la logique péripatéticienne :

1° Dénombrement vrai des parties essentielles qui composent la logique pure ;

2° Classification vraie de ces parties dans leurs rapports de succession nécessaire, depuis les Catégories jusqu'aux Derniers Analytiques, depuis les mots, éléments de la proposition, jusqu'au syllogisme démonstratif;

3° Vérité complète des détails, malgré des obscurités, et parfois un peu de désordre ;

4° Lacune dans la théorie de l'universel, qui n'importe que très peu à la science de la déduction. comme Aristote l'a faite, mais qui importe beaucoup dans la pratique pour la recherche de la vérité, seul objet que poursuive l'esprit humain ;

5° Enfin, division vraie de la logique en deux parties principales, la science et l'art, ce dernier peut-être n'ayant pas été vu dans toute sa portée, et pouvant recevoir par une théorie nouvelle sur l'acquisition réelle des principes, des développements qui dépasseraient de beaucoup la science aristotélique, et lui donneraient pour auxiliaire et complément, une sorte de dialectique analogue en plusieurs points à la Dialectique platonicienne qu'Aristote a trop dédaignée.

Tels sont, au point de vue où nous pouvons aujourd'hui nous placer, les mérites et les défauts que l'Organon doit avoir pour nous; tels sont les résultats incontestables qu'il a conquis et qu'il nous transmet; telles sont les lacunes qu'il nous laisse à combler.

De nos jours, au milieu du XIXe siècle, éclairés par les efforts des deux siècles qui le précèdent, nous pouvons savoir avec d'autant plus d'exactitude ce que réclame l'esprit nouveau, que la réforme a déjà traversé plusieurs phases. De Ramus jusqu'à nous, de l'ardeur un peu aveugle, toute noble qu'elle était, de la Renaissance, à cette calme impartialité de notre temps, de ces pressentiments fort louables, mais indécis, à cette assurance réfléchie de notre âge qui a ses desseins et qui y marche résolument, il y a loin sans doute. Mais enfin c'est le XVIe siècle avec ses erreurs, c'est le XVIIe avec sa méthode, c'est le XVIIIe avec les conséquences tirées de cette méthode, qui nous doivent instruire. Ramus et Bacon, Descartes surtout, nous doivent apprendre ce que la logique d'Aristote peut être pour nous, l'estime que nous lui devons accorder, l'usage que nous en pouvons faire, et les parties nouvelles que nous lui pouvons ajouter. Recueillons ces utiles enseignements d'un temps qui se rapproche du nôtre en ce qu'il l'a préparé. Demandons à l'histoire, avec tout le passé, ce que nous aussi nous pouvons attendre de ce vénérable monument qu'il a légué à notre pieuse admiration. Le passé non plus n'a pas cru qu'il dût s'en tenir à la logique d'Aristote; il a essayé de la refaire d'abord, puis de la remplacer; il n'a pu ni l'un ni l'autre; nous ne le pourrons pas plus que lui; mais il nous apprendra, sinon à la détruire, puisqu'on ne peut détruire la vérité, du moins à la compléter et à l'accroître.

Il faut bien voir ce qu'était au XVIe siècle la tentative de Ramus, si fatale pour lui, qui ne fut point absolument stérile pour la postérité, mais qui marqua bien plutôt un généreux projet qu'elle n'accomplit une vraie réforme. Le joug d'Aristote, tel que la Scholastique l'avait fait sur son déclin, était devenu intolérable pour tous les esprits indépendants. La fin du XVe siècle appelait une révolution en philosophie tout aussi bien que dans la foi. Les novateurs religieux ne prirent pas même les devants sur les novateurs philosophiques; mais, par la nature des questions, ils arrivèrent plus vite à un éclat, et le combat qu'ils devaient soutenir fut plus tôt et plus sérieusement engagé. Mais dans le domaine de la science, si les révolutions sont plus lentes, elles sont aussi beaucoup plus profondes et plus durables. Aristote y dominait sans partage; et même lorsque l'antiquité mieux connue vint apporter, à côté de cette grande autorité, des autorités nouvelles, celle-là n'en resta pas moins la plus puissante de toutes. Dans la science aussi bien que dans la foi, les principes étaient donnés; l'esprit humain devait les recevoir et s'y soumettre. Aristote était devenu comme un prophète, presque un évangéliste; son texte n'était guères moins sacré que la Bible même, et le maître de l'École était certainement beaucoup plus respectable pour ses partisans qu'un père de l'Église. On pouvait discuter saint Augustin, saint Thomas; on ne discutait pas Aristote, on le citait. Il faut ajouter que cet Aristote si vénéré ressemblait fort peu à celui que nous connaissons. Cinq ou six siècles d'études patientes, mais peu éclairées, l'avaient étrangement défiguré ; et sous le costume dont les commentaires et les interprétations de tout ordre l'avaient couvert, il était presque méconnaissable. Pour les esprits vraiment libres, et qui avaient l'instinct des besoins nouveaux. il y avait un double inconvénient dans cette superstition philosophique. D'abord, il leur répugnait comme atout philosophe de subir un joug autre que celui de la raison, quelle que fût la main qui l'imposât; puis ensuite, ce joug qu'on prétendait leur imposer était injustifiable. L'aristotélisme tel qu'on l'enseignait alors, n'était guères qu'un amas confus de formules sans vie, dont l'esprit s'était retiré. Il y avait donc ici deux choses à faire : repousser l'Aristote de la Scholastique, et briser une vaine idole; en second lieu, pousser jusqu'au véritable Aristote, l'étudier en lui-même, et le mesurer avec impartialité aux besoins et aux lumières du siècle. Ces deux parties de la tâche furent accomplies successivement par les novateurs, avec plus ou moins d'audace et de succès, avec plus ou moins d'impartialité et de raison. Mais que d'obstacles ils rencontrèrent et que le destin de quelques-uns fut déplorable ! Les persécutions acharnées, les tortures, la mort, voilà ce qu'on opposa, durant près d'un siècle, aux réformateurs en philosophie, tout comme on l'opposait, en France surtout, aux réformateurs en religion. Ramus a été l'une des victimes les plus regrettables et certainement les plus innocentes. Il attaqua le système entier d'Aristote ; il consacra sa vie presque entière à le discuter et à le contredire, et ce fut surtout à la logique qu'il s'attacha. Mais au fond, il n'en avait pas moins d'admiration pour celui dont il se faisait l'adversaire, et souvent même il alla jusqu'à prendre sa défense contre des critiques injustes et passionnées. Si donc il apportait dans la lutte beaucoup d'ardeur, et par suite un peu d'aveuglement, il y apportait aussi la plus parfaite loyauté, et sa discussion n'eut jamais cette violence que Nizzoli, Patrizzi et tant d'autres firent éclater dans les leurs. Mais Ramus avait le malheur d'être le premier qui montait à ce rude assaut, et il eut le sort de presque tous les gens de cœur : il fut tué aux premiers rangs.

Comment Ramus engagea-t-il le combat? Par une faute assez grave. Sans parler de ses épigrammes perpétuelles, et aussi inutiles que dangereuses, contre les aristotéliciens de son temps, il cherche d'abord à prouver qu'Aristote n'est pas l'inventeur de la logique; il remonte jusqu'à Prométhée, chez les Grecs, et Noé, chez les Hébreux. pour découvrir la source de la science; et avec la manie d'érudition bizarre dont son goût aurait dû le défendre, il en appelle à la fois, pour prouver ce paradoxe, à un passage du Philèbe de Platon, et à un passage de l'Exode de Moïse. Il fallait laisser l'invention de la logique à l'auteur de l'Organon, ou découvrir quelque grand monument logique antérieur à l'Organon même. Jusque-là, c'était une injustice criante de dépouiller Aristote d'une gloire incontestable. Mais quelle est d'ailleurs la pensée de Ramus? Il connaît admirablement Aristote; c'est directement sur les textes longtemps étudiés et professés, qu'il le juge et le combat. Il montre parfaitement à ses adversaires qu'ils ne le connaissent pas aussi bien que lui, sous le vêtement emprunté qu'ils lui donnent. Mais il a la prétention assez singulière de refaire Aristote avec Aristote lui-même. Il critique l'Organon pied à pied. Chaque partie, chaque livre, chaque section, chaque paragraphe, lui offrent l'occasion des remarques les plus sagaces, si ce n'est les plus sensées. Mais tout en renversant l'édifice pièce à pièce, il veut le reconstruire avec les mêmes matériaux. Il ne propose pas même d'en changer l'ordre. Seulement il veut comprendre Aristote, non pas autrement que ne le comprenaient ses commentateurs, ce qui était fort louable, mais autrement qu'Aristote lui-même ne s'est compris. II s'appuie d'abord sur l'Organon, puis sur les autres ouvrages du philosophe, et il en tire une doctrine qu'il prétend plus aristotélique que la doctrine notoire d'Aristote. Ainsi il cherche à prouver que, selon Aristote, l'objet de la logique n'est pas la démonstration, malgré ce qu'en disent aussi formellement que possible les Analytiques; et que la logique, en recourant aux vrais principes aristotéliques, que Ramus seul connaît apparemment, est l'art de bien disserter (ars bene disserendi), comme la grammaire est l'art de bien parler, et la rhétorique l'art de bien dire.

C'est que Ramus a un système de logique qui lui est personnel, et il le retrouve là où il n'est pas. Telle est la cause de son illusion. Et ce système, quel est-il? Une division nouvelle de la logique en deux parties, qu'Aristote lui-même indique, si toutefois l'on en croit Ramus, et que Cicéron a pratiquée. Ces deux parties sont l'invention des arguments et la disposition de ces arguments. C'est une sorte de topique fort écourtée que Ramus essaie de faire, et rien de plus; et la dernière portion de sa dialectique, consacrée au jugement, reproduit toute la théorie du syllogisme, et donne sur la méthode quelques conseils très vagues, qui ne sont pas faux certainement, mais qui sont à peu près stériles. Cet essai d'une dialectique nouvelle, est ce qu'on a plus tard appelé le Ramisme. Cette doctrine inféconde et insuffisante, n'a exercé aucune influence sur les écoles en France, à plus forte raison sur la direction générale des esprits. Elle se développa quelque temps dans les universités protestantes; mais elle y fut bientôt étouffée par le péripatétisme réformé de Melanchthon.

Ramus a donc, malgré sa science réelle, malgré le zèle le plus courageux, complètement échoué. Il n'a point ébranlé la logique d'Aristote, et ses attaques n'ont pas porté. A la science péripatéticienne, il ne pouvait substituer une science meilleure. Tout ce qu'il avait démontré, c'est que la logique, telle qu'on l'enseignait, n'était point du tout, comme on le croyait généralement, la maîtresse des sciences, et qu'elle était profondément inutile aux affaires et à la vie. La chose est pour nous parfaitement évidente; elle ne l'était pas du tout au temps de Ramus, et le pédantisme aveugle de l'École allait alors jusqu'à vouloir soumettre aux règles abstraites de la logique, tous les développements de l'intelligence, tous ses actes et toutes ses applications. Aussi Ramus avait-il mille fois raison, quand il disait de ses adversaires: « Ils n'ont jamais regardé leurs règles qu'à l'ombre des disputes de l'École; ils n'ont jamais amené la logique à la poussière, au grand soleil de l'usage de chaque jour; ils ne l'ont jamais appelée à la bataille des exemples humains. » Puis il ajoutait que les règles de la vraie logique devaient être tirées de l'expérience toute seule, que c'était dans les œuvres des poètes, des orateurs, des philosophes, de tous les hommes, en un mot, qui raisonnent bien, qu'il faut les aller puiser; et que les principes de la logique, comme ceux de toutes les autres sciences, ne pouvaient être étudiés que dans la pratique, c'est-à-dire, dans cet usage naturel de la dialectique qui est commune à tous les hommes. C'était là des idées assez peu justes, et qui ne méritaient pas d'être plus fécondes qu'elles ne l'ont été. Ramus n'avait eu que de l'audace; il lui aurait fallu du génie. Il avait bien senti la nécessité d'une révolution; il n'avait pas compris les moyens de la faire; et le but auquel elle devait tendre restait complètement obscur pour lui. Aussi l'École n'en continua pas moins ses travaux, sans leur donner plus d'utilité pratique; et Montaigne, excellent juge, si ce n'est de la science en elle-même, du moins des résultats qu'on prétendait si vainement en tirer, pouvait demander encore trente ans après Ramus : « Qui a pris de l'entendement en la logique? Où sont ses belles promesses? » Il pouvait se moquer de « ces escoles de parlerie, de ces ordonnances logiciennes et aristotéliques, de ce bastelage, » qui rappelle « les joueurs de passe-passe. » Il pouvait surtout en dédaignant, tout comme Ramus, le pédantisme des écoles s'en référer à « cette escole d'inquisition, » qui est le monde. Ramus n'avait donc rien changé. Il avait payé sa témérité de son sang; mais son martyre n'avait pu donner à ses doctrines une puissance qu'elles n'avaient pas. Il y avait bien à créer une méthode nouvelle, comme il l'avait pressenti. Mais cette méthode, quelle était-elle?

Bacon, cinquante ans après Ramus, crut l'avoir trouvée, et la philosophie crut aussi, durant quelque temps, que Bacon avait résolu le grand problème. Il n'en était rien pourtant, malgré les éloges un peu trop généraux, que, même encore aujourd'hui, la science adresse quelquefois à Bacon. Il est fort loin de connaître Aristote, comme le connaissait Ramus, qu'il traite cependant «de repaire d'ignorance, » qu'il traite même de « pernicieuse lèpre en littérature, » en compagnie, il est vrai, de saint Thomas, de Duns Scot et de leurs adhérents. Il ne définit que très imparfaitement la théorie du syllogisme; car il soutient « que l'art de juger par syllogisme, est l'art de ramener les propositions aux principes à l'aide des moyens termes, » tandis qu'au contraire le syllogisme descend des principes aux conclusions. Il se plaint peut-être avec plus de justesse, « que la logique de son temps veut tout gouverner par le syllogisme, et qu'on l'applique à toutes les sciences sans exception. » Le syllogisme est, selon lui, un instrument trop faible et trop grossier pour pénétrer dans les profondeurs de la nature; il peut tout sur les opinions, et rien sur les choses. En conséquence, Bacon déclare que la logique reçue est inutile à l'invention des sciences; ce qui était parfaitement vrai. Puis, oubliant qu'il a dit quelque part que « le syllogisme est une méthode qui sympathise admirablement avec l'esprit humain, » il dresse en quelque sorte un réquisitoire, comme il savait les faire, contre le syllogisme, et il conclut sans pitié au bannissement, ou mieux, à la mort. «Je rejette, dit-il dans la préface de l'lnstauratio magna, toute démonstration qui procède par voie de syllogisme, parce qu'elle ne produit que confusion, et fait que la nature nous échappe des mains. » Et la haute probité de Bacon, que l'histoire et la sentence du parlement anglais nous apprennent à bien connaître, toute révoltée de la fraude que cache toujours le syllogisme, en est émue et s'écrie : « Il y a ici de la supercherie : repoussons le syllogisme : » de la science seulement; car Bacon lui laisse « sa juridiction dans le domaine des arts populaires qui roulent sur l'opinion. » Et ces arts populaires que le philosophe livre sans regrets aux lumières sèches, lumen siccum, de la logique, veut-on savoir quels ils sont? C'est la morale, la politique, la législation et la théologie même. Bacon ne songe qu'à la physique, à la science de la nature, le seul objet qui l'ait vraiment préoccupé.

L'ostracisme porté contre le syllogisme ne va pas toutefois jusqu'à frapper la logique elle-même.

Balcon, du moins, annonce, à la place de la logique vulgaire, une logique qu'il appelle véritable, et « qui doit entrer dans les différentes provinces des sciences, avec des pouvoirs beaucoup plus étendus que ceux dont les principes sont revêtus. » Cette logique souveraine ne fera pas seulement des principes nouveaux, mais elle forcera les anciens principes, « les principes putatifs, » à comparaître devant elle et à lui rendre des comptes. Cette méthode, incomparable par les résultats qu'elle promet avec tant de fracas, c'est, on le sait, l'induction, le nouvel organe que Bacon prétend donner à l'intelligence. Il ne l'a jamais décrite d'une manière suffisante, dans aucune de ses œuvres; il y est vingt fois revenu dans des ébauches toujours imparfaites; mais sa pensée, bien qu'il faille la rétablir d'après tous ces fragments, quand on veut la bien comprendre, est assez claire pour qu'on ait pu et qu'on puisse encore parler d'une méthode de Bacon. L'induction de Bacon n'est pas chose aussi nouvelle qu'il l'a cru. L'induction est d'abord un procédé tout aussi essentiel à l'esprit humain, que le procédé contraire, c'est-à-dire, la déduction. L'esprit humain part des faits particuliers pour s'élever à des lois générales, à des principes, et il descend des principes à des conséquences particulières. Les deux mouvements sont aussi nécessaires l'un que l'autre; ils ont toujours existé, ils existeront toujours; ils sont la perpétuelle oscillation de l'intelligence. Il n'y a donc point ici de « nouvel organe, » quoi qu'en ait pu dire Bacon, quoi qu'en aient pensé tant d'autres après lui. C'est que Bacon dédaigne profondément ce qu'il appelle l'induction ordinaire; ce n'est, selon lui, qu’ « une méthode d'enfants, » et il lui adjuge libéralement tous les axiomes et les principes faux dont le champ de la science est encombré. Et sur quel motif Bacon appuie-t-il ce solennel arrêt contre l'induction des dialecticiens? « C'est que conclure, dit-il, de la simple énumération des faits particuliers, même lorsqu'on ne rencontre point de faits contradictoires, c'est faire une conclusion très vicieuse. » Quoi! c'est là une conclusion vicieuse! Que veut donc Bacon? Si lorsqu'aucun fait particulier ne vient sortir des limites du principe adopté, et par là en démontrer l'insuffisance, il n'est plus permis de croire à ce principe, n'est-ce pas, on le demande, un véritable renversement de l'intelligence tout entière? Bacon soutient que les dialecticiens ne paraissent pas avoir pensé sérieusement à cette induction, qu'il annonce, sans du reste la faire connaître, et l'on n'a pas de peine à l'en croire; car, au vrai, cette induction n'est qu’ « un fantôme de l'autre, » pour prendre son propre langage. L'induction d'Aristote, l'induction des dialecticiens, est la seule ; il n'y en a point d'autre. On peut bien en perfectionner la pratique, montrer à en tirer dans l'application de meilleurs résultats. On ne peut pas songer à lui en substituer une nouvelle. Bacon, avec son imagination toute fertile qu'elle est, n'a pu lui substituer que des mots, et rien de plus. « C'est un art d'indication, c'est une chasse de Pan, une expérience guidée; c'est la variation de l'expérience, la prolongation, la translation, le renversement, la compulsion, l'application, la copulation, et enfin le hasard de l'expérience;» chacun de ces genres de l'expérience présentant trois ou quatre espèces ou variétés, que Bacon énumère avec le plus imperturbable sang-froid. Et ce qu'il y a de plus singulier, c'est que Bacon lui-même reconnaît qu'on ne peut tracer de règles à l'invention dans les sciences et dans les arts, et il se plaît à dénombrer une à une toutes les grandes découvertes dont le hasard seul a eu l'honneur.

Qu'a donc fait Bacon? et d'où vient cette gloire un peu exagérée, mais tout au moins spécieuse, dont son nom est entouré? Il est venu rappeler à l'esprit humain les droits de l'expérience, de l'observation; il est venu lui rappeler que, dans les sciences naturelles, il faut, par un examen attentif, patient, répété autant de fois qu'il convient, s'assurer d'abord de l'exactitude des faits, et que c'est seulement après ces justes précautions qu'il est permis de poser des principes, résumé légitime des observations particulières. Bacon n'a pas fait plus; et il faut dire que cela seul est une très grande chose, quand des conseils de cet ordre sont donnés avec cette puissance d'imagination, avec cette éloquence qui agit vivement sur les esprits et les entraîne. La science, pour pratiquer cette méthode, n'avait pas attendu les avis de Bacon. Les grands inventeurs du XVIIe siècle s'en sont passés tout aussi bien que ceux du XVIe, et le système du monde n'en a pas moins été fondé ; les sciences particulières n'en ont pas moins fait chacune d'admirables progrès, sans que ce soit aux règles de Bacon qu'elles les aient dus. Mais Bacon est venu jouer le rôle que la réflexion joue toujours dans l'intelligence, le rôle que la philosophie joue toujours dans les développements de l'esprit. Il est venu montrer à la science ce qu'elle faisait, et lui a par cela même appris à le mieux faire, du moins quand la science a connu ses sages conseils. Il lui a parfois enseigné à revenir sur elle-même, et c'est en cela qu'il l'a fait participer à la philosophie, dans une certaine mesure. Mais avec cette préoccupation exclusive de la physique, avec cette répugnance profonde qu'il a montrée pour la science de l'esprit, et en général pour les sciences rationnelles, Bacon a détruit, autant qu'il était en lui, la vraie philosophie. Il a tâché plus que qui que ce soit de mettre à sa place ce que le vulgaire appelle la philosophie naturelle, et ce que de nos jours on a cru pouvoir appeler la philosophie positive.

Bacon a donc parfaitement vu quelle était la vraie méthode des sciences d'observation; il a senti plus vivement qu'aucun de ses contemporains les forces de l'esprit humain, qui n'a pas besoin de s'appuyer sur l'autorité pour comprendre les choses, et qui en apprend plus sur elles par le spectacle du monde bien observé, que les livres ne lui en peuvent enseigner. Il a exprimé plus haut que qui que ce soit ce noble sentiment d'indépendance, ce qui avait bien son prix à une époque où le joug de l'antiquité n'était pas encore tout à fait brisé. Mais c'était là si peu une méthode nouvelle, que Bacon lui-même a reconnu que l'esprit humain, en suivant cette route, ne faisait qu'imiter les anciens, qui ne nous eussent pas laissé tant de monuments scientifiques, s'ils s'étaient bornés aux observations et aux découvertes de leurs grossiers aïeux. Et pourtant, malgré cette judicieuse appréciation de l'antiquité, Bacon n'a en général, pour elle, que des insultes et des outrages forcenés. Il n'épargne pas Platon, « ce pointilleux harmonieux, ce poète gonflé, ce théosophe en délire. » Mais Platon du moins trouve grâce, parce qu'il a entrevu l'induction baconienne, « qu'il a eu le tort, il est vrai, de n'appliquer qu'à des définitions et à des idées. » Pour Aristote, au contraire, qui a fait pourtant la théorie de l'induction, Bacon n'a pas assez d'injures. « Ce n'est qu'un détestable sophiste, ébloui d'une subtilité vaine, vil jouet des mots, inventeur d'un art de folie, calculant à plaisir son obscurité, » critique absurde que Ramus lui même avait pris le soin de réfuter victorieusement, et que Reid, tout sage qu'il est, répète encore au milieu du XVIIIe siècle ! Bacon va plus loin, et il traite Aristote de « voleur de la science, d'assassin de ses frères, » les philosophes ses devanciers; il le compare à l'Antéchrist, parce que Aristote a eu le tort, c'est Bacon qui le lui rappelle, de venir en son propre nom. Il assure qu'Attila, Genséric et les Goths, ont fait moins de mal à l'intelligence par leurs ravages, qu'Aristote ne lui en a fait par les siens, « lui qui méprisa tellement l'antiquité, qu'à peine il daigna nommer un des anciens, à moins que ce ne fût pour le critiquer et l'insulter. » Et c'est Bacon qui parle ainsi d'Aristote, et ose lui reprocher sa basse jalousie et sa féroce inimitié contre ses prédécesseurs! Après de tels emportements, on comprend mieux les diatribes de M. de Maistre contre Bacon, et l'on s'étonne moins de ces violences, venues même après deux siècles, quand on se souvient par quelles injustes violences elles avaient été provoquées. Sait-on pour qui Bacon réserve ses respects et son admiration? C'est pour Empédocle, Héraclite, Démocrite, Anaxagore et Parménide, « qui ne se plaisaient pas, dit-il, comme Galathée, à se jouer dans les ondes, mais aimaient à se trouver dans les orages des discussions. » Démocrite, Anaxagore, Parménide, ce sont là, sans doute, de très grands personnages, bien qu'à d'autres titres que celui dont Bacon leur fait un honneur si ridicule. Mais que connaissons-nous de leur philosophie, dont la direction toute sensualiste, pour quelques-uns du moins, explique fort bien l'enthousiasme de Bacon, auprès de ce que nous savons de celle de Platon et d'Aristote? Bacon paraît en avoir su beaucoup plus que nous; car « il affirme que ces savants qui jamais n'ont ouvert d'écoles, ont mis en écrit leurs spéculations et leurs découvertes, et les ont livrées à la postérité. » Laissons, laissons dans l'ombre ces côtés du génie de Bacon, qui nous rappellent trop les actes de sa vie politique. Que ces calomnies, qu'il appelle avec le faste habituel et le charlatanisme de son langage, « le mâle enfantement de son siècle, » ne nous empêchent pas de rendre à ses efforts, une justice qu'il n'a pas su rendre à des efforts plus féconds que les siens.

Il avait attaqué le syllogisme; mais il ne lui substituait rien de positif dans le domaine de la logique pure. Plagiaire de Ramus, tout en l'injuriant, il proposait, comme lui, de partager la logique proprement dite, en invention et jugement; puis ajoutant deux arts à ces deux premiers, il voulait que la logique s'occupât de la mémoire qui retient la science, et de la méthode toute pratique qui la transmet. De plus, dissertant sur la preuve ostensive et la preuve per incommodum, par réduction à l'absurde, il distinguait l'Analytique et la doctrine des Réfutations; et cette dernière doctrine, il la partageait de plus en Réfutation des sophismes, Critique de l'Herménie, et Examen critique des fantômes, de tribu, d'antre, de théâtre, etc. Enfin, il inventait bien d'autres divisions encore, produits improvisés de son imagination impétueuse, classifications qu'il ne justifiait pas, qu'il abandonnait bientôt pour les remplacer par d'autres aussi peu approfondies, et qu'en toute équité la science ne peut pas même discuter. La postérité ne les a pas prises plus au sérieux qu'il ne l'a fait lui-même; et ces légères esquisses, où l'on reconnaît bien encore la trace du génie, ne méritent point un examen en règle. Bacon n'a donc pas plus réformé la logique que ne l'avait réformée Ramus, bien qu'au fond ce fût sa prétention. Pas plus que Ramus, il n'avait bien compris le but qu'il poursuivait en attaquant la doctrine péripatéticienne. Il avait eu en outre ce tort, que Ramus du moins avait évité plus que lui, de mêler à une question de théorie des questions de pratique. Il avait voulu trouver une méthode qui pût mener au vrai dans les sciences naturelles; et il avait banni de la science le syllogisme et la démonstration, comme si la science pouvait s'en passer. Il voulait apprendre à l'esprit à étudier la nature; mais il n'étudiait pas l'esprit lui-même. La révolution après Bacon était tout aussi bien à faire qu'avant lui. Il avait omis dans la logique le seul élément dont au vrai la logique s'occupe : l'esprit qui fait la logique elle-même.

De ces vaines tentatives de Ramus et de Bacon, deux résultats sortaient avec pleine certitude : 1° La logique d'Aristote était inébranlable, et sur ce point les péripatéticiens dévoués à la foi de la Scholastique avaient toute raison contre les novateurs. L'Organon devait être conservé, non pas parce qu'il était d'Aristote, mais parce qu'il était vrai, motif que sentait confusément l'École, et qu'elle ne faisait point assez valoir; 2° Cette doctrine, toute vraie qu'elle pouvait être, était insuffisante. C'était une admirable explication du procédé de l'esprit, lorsque d'un principe il arrive à une conséquence. Mais il restait toujours à donner la méthode même qui mène aux principes. Aristote avait bien décrit cette seconde partie du procédé logique de l'esprit; mais en ceci la théorie abstraite était beaucoup moins importante que les règles de la pratique ; et puisque dans la démonstration c'est la forme du vrai que l'on recherche, il fallait, pour compléter l'œuvre, enseigner à extraire de la réalité les principes vrais qui sont la source de toute démonstration réelle. C'est ce que Bacon avait essayé pour la science, en la ramenant par la réflexion à l'expérience qu'avaient spontanément pratiquée les anciens. Mais la science de la nature, toute vaste qu'elle est, n'épuise pas l'intelligence entière, et c'était toujours une méthode générale qu'il s'agissait de trouver. Ainsi donc, le succès du réformateur à venir était à ces deux conditions : réserve, si ce n'est respect, envers la logique telle qu'elle était faite, universalité de la méthode nouvelle.

Descartes les remplit admirablement l'une et l'autre. D'abord il aurait fort peu convenu à la noblesse et à la fierté de son âme, de s'abaisser comme l'avait fait Bacon, peut-être avec une sorte de joie (Voir la Redargutio philosophiarum), à l'injure et au dénigrement. Tout novateur qu'il était, bien que venant en son propre nom, si jamais personne y vint, Descartes n'a point eu un seul mot blessant pour l'antiquité. Il n'a qu'une seule fois cité Aristote, comme il le remarque lui-même dans une de ses lettres (Tom. 6, p. 50, éd. de M. Cousin ), et c'était pour abriter l'audace de ses théories cosmologiques sous l'autorité de ce grand nom. (Principes, 4e partie, § 204.) Ensuite une vie tout entière consacrée à la méditation, loin de tous les intérêts, de toutes les passions qui distraient ou dégradent l'âme, devait révéler à Descartes bien des secrets que Bacon n'avait pu connaître. La méthode issue de cette sincère analyse de soi, et qui n'était que le tableau du travail intérieur de cette intelligence aussi honnête qu'elle était puissante, devait être la vraie méthode; ou si le but, cette fois encore, était manqué, il aurait presque fallu désespérer de le jamais atteindre. Descartes n'a pas suivi, à deux mille ans de distance, une autre voie que celle de Socrate; il a pratiqué, comme le sage d'Athènes, la fameuse et inépuisable maxime : Connais-toi toi-même; et son enthousiasme pour la science admirable, dont il croit avoir trouvé les fondements, pendant qu'il campe en soldat sur les bords du Danube, rappelle assez bien les extases de Socrate durant le siège de Potidée. Mais Descartes a développé le germe socratique jusqu'à en faire une méthode, qui pût servir non seulement à chercher la vérité dans les sciences, mais encore à bien conduire sa raison. C'est la méthode générale que demandait l'esprit humain, et que la Scholastique avait cru trouver dans l'Organon, où cependant elle n'était pas.

Descartes juge avec une parfaite justesse, et le véritable usage du syllogisme, et les vaines prétentions de l'École. Les syllogismes et « la plupart des autres instructions de la logique servent plutôt, selon lui, à expliquer à autrui les choses qu'on sait qu'à les apprendre » soi-même. Mais sous prétexte que « la dialectique vulgaire, compétemment inutile à celui qui veut découvrir la vérité, peut servir seulement à exposer plus facilement aux autres les vérités déjà connues », Descartes va peut-être trop loin, en voulant « la renvoyer de la philosophie à la rhétorique ». Il ne prétend pas d'ailleurs condamner « l'usage des syllogismes probables, armes excellentes pour les combats de la dialectique, qui exercent l'esprit des jeunes gens et éveillent en eux l'activité et l'émulation »; et comme si c'était même à ces exercices qu'il dût une partie de son propre génie, il ne craint pas de dire dans sa reconnaissance : « Et nous aussi nous nous félicitons d'avoir reçu autrefois l'éducation de l'École. » Mais comme lui-même il ne s'y est pas tenu, il ne conseille à personne de s'y tenir, « bien qu'elle renferme beaucoup de préceptes très vrais et très bons. » Il omet donc de parler des règles des dialecticiens « qui croient diriger la raison humaine en lui prescrivant certaines formules de raisonnement. La vérité échappe souvent à ces liens, et ceux qui s'en servent y restent enveloppés. C'est ce qui n'arrive pas si souvent à ceux qui n'en font pas usage; et notre expérience, dit-il, nous a démontré que les sophismes les plus subtils ne trompent que les sophistes, et presque jamais ceux qui se servent de leur seule raison. » « Aussi, ajoute-t-il, dans la crainte que la vérité ne nous abandonne, nous rejetons toutes ces formules comme contraires à notre but. » C'est que, suivant Descartes, « pour trouver les vérités les plus difficiles, il n'est besoin, pourvu que nous soyons bien conduits, que du sens commun, comme on dit vulgairement. » La restriction que fait ici Descartes est considérable; car elle ne contient pas moins que toute sa méthode. Mais il niait si peu la possibilité de la science qu'il n'hésitait point à dire : « Il n'est aucune question plus importante que celle de savoir ce que c'est que la connaissance humaine, et jusqu'où elle s'étend. » Il ne détruisait donc pas le syllogisme, comme Bacon avait prétendu le faire : il en restreignait seulement l'application dans de justes limites; et plus tard ses disciples de Port-Royal eurent le soin d'en faire revivre toutes les règles, en les présentant sous une forme vulgaire, et dans un excellent ouvrage qui aurait préservé les études logiques de la décadence, si des causes beaucoup plus puissantes ne fussent venues les y précipiter, avec tant d'autres souvenirs du moyen-âge. Voilà donc quelle était l'œuvre que Descartes devait accomplir : laisser de côté le syllogisme, qui peut servir à exposer les vérités découvertes, qui est une portion très grave sans doute de la connaissance humaine, mais qui est impuissant à faire découvrir la vérité ; en second lieu, chercher la vraie méthode, sans s'épuiser dans une polémique tout au moins inutile, si ce n'est dangereuse, contre les théories antérieures.

Cette méthode, tout le monde la connaît. Pour arriver au vrai, pour se former des croyances, se faire des principes nouveaux ou juger des principes reçus, l'esprit ne doit en appeler qu'à lui seul ; il n'y a pas d'autre autorité que la sienne; elle domine et dirige toutes les autres; bien interrogée, elle suffit à tout. L'homme porte en lui-même un critérium universel de vérité. Ce critérium, c'est la pleine évidence avec laquelle apparaissent à sa pensée certains principes; et parmi ces principes, Descartes s'attache au plus évident de tous et au plus profond, à l'affirmation de la pensée par la pensée même. L'évidence dont est accompagnée cette affirmation première, est si vive, que Descartes n'hésite pas à en tirer, comme une sorte de conclusion, la notion de sa propre existence. Je pense, donc je suis, est la première application et l'inébranlable fondement de la méthode nouvelle : « C'est le premier principe de la philosophie qu'il cherchait. » Cela ne veut pas dire que de ce point fixe, pris comme principe, on puisse déduire tous les principes sans exception. Mais l'évidence de celui-là servira de mesure à l'évidence de tous les autres, qu'ils soient relatifs à la nature extérieure, ou bien empruntés à la seule raison. De ce principe, Descartes tire directement la démonstration de l'existence de Dieu; et cette idée suprême une fois acquise, on ne voit guère quelle autre idée secondaire ne pourrait se rattacher au centre commun qui aura fourni celle-là.

Toutefois Descartes « n'a pas poursuivi, et n'a pas fait voir ici toute la chaîne des autres vérités qu'il a déduites de ces premières »; mais ce qu'il a dit a suffi pour faire une révolution en philosophie d'abord, et ensuite, par la vertu toute puissante du principe qu'il avait proclamé, une révolution jusque dans la société. L'autorité de la raison, le critérium de l'évidence, il n'en fallait pas davantage ; et c'était là, pour toutes les opinions humaines, pour toutes les notions en nombre infini que les sens, l'intelligence et la tradition tout entière peuvent nous fournir, à la fois un tribunal compétent et une sorte de jurisprudence infaillible. Ramener toute idée sous le regard de l'esprit, l'admettre pour vraie, si après examen suffisant elle se présentait claire et distincte, la rejeter comme fausse, si elle restait confuse et obscure, tel était le procédé simple, universel, que Descartes proposait, qu'il avait appliqué lui-même, et dont il avait tiré les plus admirables résultats. La philosophie et la science pouvaient également s'en servir avec fruit. Il était accessible à toutes les intelligences. C'est qu'à le bien examiner, c'était la méthode secrète qu'à son insu l'esprit humain avait toujours suivie, même quand il paraissait renoncer à sa pleine indépendance. Descartes n'avait fait que mettre en lumière cette méthode que Dieu impose à l'intelligence humaine; mais en la mettant en lumière, il apprenait par là même à la mieux pratiquer, et l'on sait avec quel enthousiasme calme et résolu tout à la fois, la reçurent tous les grands esprits du XVIIe siècle. Cette méthode, quoique moins bien comprise, avait été celle de toute philosophie libre dans l'antiquité; elle est celle de la philosophie moderne tout entière depuis Descartes; et elle est si bien la méthode essentielle de la philosophie, la méthode vraie de l'intelligence, que la philosophie se confond avec elle, et que désormais toute philosophie qui en admettrait une autre, cesserait par cela seul d'être une philosophie.

Descartes n'a pas montré lui-même comment cette méthode nouvelle pouvait être appliquée à la logique proprement dite, et comment les lois de la démonstration, dont « ces longues chaînes de raisons toutes simples et faciles des géomètres » étaient un si bel exemple, se rattachaient à son premier principe. Il est même allé jusqu'à prétendre que « au lieu de ce grand nombre de préceptes, dont la logique est composée, on aurait assez » des quatre règles fameuses qui sont le résumé et le fond de sa méthode. Mais cependant le peu qu'il a dit sur ce sujet spécial, avec ce qu'en ont dit tout au long ses fidèles interprètes de Port-Royal, fait voir suffisamment quelle était sa pensée. Il a d'abord admirablement distingué dans l'esprit les deux opérations fondamentales : l'une, l'intuition, qui nous donne la connaissance immédiate des principes; l'autre, la déduction, qui, d'un principe connu avec évidence, descend aux conséquences « qui s'en déduisent nécessairement. » « L'intuition et la déduction, dit-il, sont les deux voies les plus sûres pour arriver à la science. » Il a dit en outre qu'elles sont les seules; et de fait, il n'en a jamais reconnu d'autres. Il a même affirmé quelque part que « il n'y a de science qu’avec l'intuition et la déduction. Ce sont les deux premiers moyens de l'esprit. » « C'est la méthode ajoute-t-il, qui montre, comment il faut se servir de l'intuition et de la déduction. » Et la logique, pouvons-nous ajouter après lui, ne fait que nous apprendre ce que c'est que l'intuition et la déduction ; elle ne nous apprend pas à les mettre en œuvre et à les bien employer. « Notre esprit les sait faire d'avance, » et voilà pourquoi la science n'a pas besoin de les lui enseigner. L'intuition que Descartes identifie avec l'expérience, est, selon lui, la conception évidente d'un esprit sain et attentif. Mais l'expérience est souvent trompeuse, comme il le remarque lui-même. C'est ce qui fait qu'il a essayé de lui tracer des lois, de lui donner une méthode, et que, dans ses Règles pour la direction de l'esprit, la première de toutes est celle-ci : « Le but des études doit être de diriger l'esprit, de manière qu'il porte des jugements solides et vrais sur tout ce qui se présente à lui. » C'est donc à l'application régulière de l'intuition qu'il consacre tous ses efforts. Quant à la déduction, il s'en inquiète peu, parce qu'il sait que « contrairement à l'expérience, à l'intuition, cette opération peut ne pas se faire, quand on ne l'aperçoit pas, mais qu'elle n'est jamais mal faite, même par l'esprit le moins accoutumé à raisonner. » « Cette opération, ajoute-t-il encore, n'emprunte pas un grand secours des liens dans lesquels la dialectique embarrasse la raison humaine, en pensant la conduire, encore bien que je sois loin de nier que ces formes ne puissent servir à d'autres usages. »

Cette observation si profonde et si vraie de Descartes, doit nous apprendre pourquoi Aristote s'est borné à la théorie de la déduction, et n'a point poussé jusqu'à celle de l'intuition, de l'expérience, de l'induction baconienne. De ces deux opérations de l'intelligence, aussi nécessaires l'une que l'autre, aussi évidentes, et qu'Aristote a parfaitement distinguées toutes deux, l'une se présente toujours avec un caractère de certitude, d'infaillibilité, dont les mathématiques donnaient, dès les plus anciens temps, ce magnifique tableau qui ravissait Descartes et Pascal; l'autre, au contraire, est perpétuellement changeante et variable. L'esprit humain raisonne aujourd'hui précisément comme il raisonnait il y a deux mille ans; il ne raisonne ni mieux ni plus mal. L'histoire le prouve : la déduction n'a pas fait un seul progrès; et, par sa nature, elle n'en peut pas faire. Mais l'on peut dire que l'intuition, au contraire, en a fait d'immenses. Le procédé est bien aussi toujours resté le même; mais c'est par ce procédé qu'on acquiert des principes nouveaux; c'est par l'intuition, par l'expérience, que l'intelligence se développe et s'étend; c'est par elle seule que le genre humain avance. De ces deux opérations de l'esprit, l'une immuable, certaine dans ses résultats, l'autre toujours flottante et indécise, laquelle devait tout d'abord et avant l'autre, tomber sous l'observation de la science? Celle qui se trouve naturellement le plus en harmonie avec la science elle-même. L'intuition, en quelque sorte, devient perpétuellement; la déduction est au contraire; et comme la science s'occupe surtout de ce qui est, c'était de la déduction que d'abord elle devait faire la théorie. Voilà ce qui justifie Aristote contre les reproches qui lui ont été si souvent adressés. Aristote est bien grand, mais enfin il est homme; et c'est lui demander une chose plus qu'humaine, que de vouloir qu'il ait fait d'un seul coup, à lui seul, les deux grandes parties de la science. C'est bien assez pour sa gloire d'en avoir achevé l'une, comme il l'a fait, et d'avoir entrevu l'autre, comme il n'a pas manqué de le faire. Descartes lui-même n'a pas porté la théorie de l'intuition, de l'induction si l'on veut, pour prendre un mot qui, dans ce sens, n'est pas à son usage, aussi loin, à beaucoup près, qu'Aristote l'a fait pour l'opération contraire. Ceci tient à la fois à la difficulté même de la théorie nouvelle, que l'esprit humain n'est pas près d'avoir terminée, et à cette loi nécessaire qui veut que toute chose à son début soit petite, quelque grande qu'elle puisse plus tard devenir.
L'œuvre de Descartes n'en est pas moins considérable : elle est venue s'ajouter à celle d'Aristote sans la détruire; elle la complète, elle ne la remplace pas. Descartes n'a pas voulu accroître précisément la science de l'esprit, la théorie proprement dite. Sa vie tout entière, son caractère personnel, son siècle à la veille d'une immense rénovation sociale, le poussaient à la pratique. Sa méthode y servait admirablement. Mais elle était si puissante qu'elle ne devait pas moins servir à la philosophie, dans le sein de laquelle elle n'a pas encore, sachons-le bien, produit tous les fruits qu'elle renferme.

Du dédain de Descartes pour la logique ordinaire, sont sorties des erreurs assez fâcheuses, dont même des esprits aussi justes que ceux de Port-Royal, n'ont pas su se préserver. L'ouvrage des solitaires ou d'Arnaud, l'Art de penser, est digne certainement de tenir une place dans l'histoire de la logique par sa parfaite clarté, au moins autant que par l'application, alors toute nouvelle, des principes cartésiens. Mais voyez quelle mince estime les auteurs, tout judicieux qu'ils peuvent être, font de la science : « La naissance de ce petit ouvrage, disent-ils, est due entièrement au hasard, et plutôt à une espèce de divertissement qu'à un dessein sérieux. » C'est la suite d'une sorte de gageure. Ils se sont fait fort d'apprendre la logique, ou du moins « tout ce qu'il y a d'utile dans la logique, » en quatre ou cinq jours au duc de Chevreuse. Ils se mettent au travail dans ce louable dessein, et ils croient pouvoir écrire en un seul jour, l'abrégé qu'ils comptent mettre entre les mains de ce jeune seigneur. Mais la besogne est plus longue qu'ils ne l'avaient imaginé d'abord; et c'est quatre ou cinq jours qu'il leur faut, « pour former le corps de cette logique, » que des soins postérieurs accrurent à peu près d'un tiers. Le pari fut gagné. Le duc de Chevreuse en quatre jours apprit cette logique; mais ses excellents amis avouent « qu'on ne doit pas espérer que d'autres que lui y entrent avec la même facilité, son esprit étant tout à fait extraordinaire. » On peut le présumer sans aucun doute : non seulement une autre personne que le duc de Chevreuse n'apprendra pas la logique en quatre jours; mais l'on peut affirmer sans hésitation, que le duc de Chevreuse lui-même ne la savait point en aussi peu de temps. Selon toute probabilité, le seigneur si bien instruit, se trouva bientôt dans le cas de ces jeunes gens, dont parlent ses maîtres qui, « en moins de six mois, oublient leur cours de logique. » Non, la science n'est pas aussi simple que messieurs de Port-Royal se l'imaginent; on peut la comprendre en quelques jours, mais en quelques jours on ne la possède pas. Ce besoin de simplifications, en général plus apparentes que solides, sent déjà le XVIIIe siècle; et il est tout au moins fort bizarre que ce soient les austères penseurs de Port-Royal qui aient les premiers donné l'exemple d'une telle légèreté.

Malgré les avis de Descartes et la portée de la nouvelle méthode, les auteurs de l'Art de penser demandent encore à la logique ce que la Scholastique et Ramus lui avaient demandé si vainement. Tout en raillant les pompeuses promesses des philosophes, tout en trouvant que les règles de la logique ne sont pas fort utiles, ils soutiennent cependant que la logique est « l'art de bien conduire la raison, qu'elle a pour but de donner des règles pour toutes les actions de l'esprit. » Si la logique était cela, il y avait contradiction entière à prétendre qu'elle n'est pas utile. Rien au monde ne l'était plus qu'elle. Mais au fond Port-Royal fait très peu de cas de la science. L'auteur cède aussi, comme il l'avoue naïvement, à la coutume, qui a introduit une certaine nécessité de connaître, au moins grossièrement, ce que c'est que la logique. » En dépit de la fausseté de ce point de vue, et du très faible intérêt que les solitaires mettent à cette étude, le livre n'en est pas moins solide. Toutes les parties de la logique y sont traitées, et le syllogisme en particulier, avec une exactitude que les Scholastiques eux-mêmes n'ont pas surpassée, et une netteté qu'ils n'ont jamais eue. Mais au vrai, bien que les écrivains de Port-Royal attaquent et dédaignent assez souvent Aristote, c'est Aristote tout seul qu'ils reproduisent. C'est que derrière eux, ils ont le ferme appui de cette inébranlable doctrine, et des travaux séculaires qui l'ont élucidée. Messieurs de Port-Royal ont bien pu rédiger leur livre en quelques jours ; mais les études qui permettaient un résumé si rapide et si substantiel, avaient été bien longues; et elles-mêmes n'étaient qu'un héritage d'études bien plus longues encore.

Tout en distinguant fort bien le but des Catégories d'Aristote, « qui se rapportent à la considération des idées selon leur objet, » les auteurs de l'Art de penser déclarent cette étude « en soi très peu utile, parce qu'elle ne sert guère à former le jugement. » Ils la déclarent en outre dangereuse, « parce qu'elle accoutume les hommes à se payer de mots. » Ils ajoutent que cette classification des catégories, loin d'être « une chose établie sur la raison et sur la vérité, est une chose tout arbitraire, et qui n'a de fondement que l'imagination d'un homme qui n'a eu aucune autorité de prescrire une loi aux autres, qui ont autant de droit que lui d'arranger d'une autre sorte les objets de leurs pensées, chacun selon sa manière de philosopher. » Et pour prouver qu'on peut être fort indépendant d'Aristote, et qu'ils le sont, ils citent deux vers mnémoniques, où les catégories sont réduites à sept, et « qui comprennent tout ce que l'on considère, selon une nouvelle philosophie, en toutes les choses du monde, » à commencer par l'esprit et à finir par la matière. Ce n'était pas bien se rendre compte de la place nécessaire que les catégories tiennent dans l'Organon; et les considérer ainsi, c'était de fait les supprimer. Messieurs de Port-Royal n'ont pas non plus donné assez d'étendue ni d'importance, à la théorie de la démonstration. Mais malgré ces taches, leur ouvrage contient tant de vues excellentes, et la forme qu'ils lui ont donnée est si parfaite, qu'il doit conserver une très grande valeur, même aux yeux des juges les plus sévères.

A tout prendre cependant, quoique cartésien, ce livre n'avait point assez profité des idées de Descartes. La logique telle qu'on la conservait, et telle qu'on la devait conserver, n'avait pas été rattachée à la nouvelle méthode. Le maître d'abord n'avait pas montré ce lien ; il avait même semblé, par son dédain, porté à croire que ce lien n'était pas possible; et bien que la logique péripatéticienne ne fût que la théorie de l'une des deux opérations nécessaires de l'esprit, signalées par Descartes, de la déduction, elle n'en restait pas moins à l'écart, et tout près d'un abandon que le siècle suivant ne lui devait point épargner.

Ce fut à le conjurer que Leibnitz employa tous ses efforts; mais il n'y parvint pas. Il démontra bien contre Locke que le syllogisme, si dédaigné par le compatriote de Bacon, « n'était pas un jeu d'écolier » ; et il crut, après Descartes, découvrir comme une mathématique universelle dans la logique telle qu'il la concevait. Il alla même jusqu'à essayer de réduire les catégories, de refaire les figures du syllogisme et de les compléter en y ajoutant de nouveaux modes. Mais Leibnitz, qui, en publiant le pamphlet de Nizzoli contre Aristote, avait voulu prouver qu'Aristote n'était pas irréconciliable avec la science moderne, demandait toujours à la logique cette utilité pratique que Locke lui refusait avec tant de raison. C'est que Leibnitz, bien qu'il admirât Descartes, ne fit presque pas usage de sa méthode, et qu'ici en particulier, il ne vit pas que c'était cette méthode seule qui pouvait donner, dans la mesure de la faiblesse humaine, cette infaillibilité que la logique ne recelait pas. Mais le préjugé venu de la Scholastique était si puissant qu'un esprit tel que celui de Leibnitz le subissait encore, même après que Descartes l'avait renversé de fond en comble. La logique était toujours, pour l'adversaire de Locke, non point une science, mais un art, comme pour les logiciens de Port-Royal, moins excusables puisqu'ils étaient des disciples encore plus directs du réformateur. C'était une erreur du beau génie de Leibnitz; mais cette erreur même eut une très heureuse influence; et dans ce siècle où l'étude de la logique devait à peu près périr, l'autorité de Leibnitz contribua du moins à en conserver le goût et l'estime, dans les philosophes érudits, comme Wolf, et surtout dans des mathématiciens tels que Bernouilli, Euler et Lambert.

L'école écossaise, toute sage qu'elle est, obéit au mouvement dont le XVIIIe siècle était emporté, et méconnut la logique dont elle s'occupa fort peu, et toujours avec une sorte de répugnance. Reid s'est borné à faire une analyse de l'Organon, ou pour mieux dire, de ce qu'il prend pour l'Orgueil; et les erreurs énormes dont ce travail est plein, ne se justifient même pas par les préventions qui subsistaient, encore à cette époque, contre l'ancien despotisme. De plus, Reid en est presque contre le philosophe grec aux invectives de Bacon. Il doute si dans Aristote le philosophe l'emporte sur le sophiste. (Analyse de la logique d'Aristote, p. 122, tr. de Jouffroy.) « Ses écrits, suivant Reid, portent des marques malheureusement trop évidentes de cet orgueil, de cette vanité et de cette envie philosophique, qui ont déshonoré le caractère de plus d'un savant. Plutôt que de confesser son ignorance, ajoute-t-il, il la déguise sous des mots barbares et des expressions équivoques, que ses lecteurs peuvent interpréter comme il leur plaît. » Reid n'a pas le droit de parler ainsi; car évidemment il ne travaillait pas sur le texte grec, comme son analyse le prouve au grand détriment de sa parfaite sincérité. Mais ne croirait-on pas entendre encore Bacon? La critique de Reid est-elle autre chose qu'une seconde édition de celle de Bacon, dont il invoque sans cesse l'autorité, qu'il imite dans son altière polémique, dans ses sarcasmes pleins d'amertume et d'injustice, et qu'il ne corrige qu'en rendant hommage à l'Histoire des animaux, et qu'en reconnaissant « un génie de premier ordre à un philosophe qui, pendant près de deux mille ans, gouverna les opinions de la partie la plus éclairée de notre espèce? » Reid d'ailleurs partagea certainement fort longtemps le dédain de Locke pour le syllogisme; et ce ne fut que vers la fin de sa carrière philosophique, qu'il revint à une appréciation plus juste et plus éclairée. Aujourd'hui, la philosophie écossaise n'est point encore guérie de tous ses préjugés; elle connaît assez bien l'Organon, mais elle ne l'estime que très médiocrement. On peut le demander à M. Hamilton, et aux appréciations plus que sévères qu'il a faites des travaux d'Aristote.

Il est inutile de dire que la philosophie sensualiste le méprisa profondément, et que son mépris égala son ignorance. C'était la loi de la philosophie du XVIIIe siècle de détester le passé, qu'elle ne connaissait que par ses abus. Mais cette philosophie, disons-le bien haut, a contribué pour une grande part dans l'histoire de l'esprit humain à l'accomplissement d'une œuvre immense, et l'oubli où elle laissa la logique n'a rien qui nous doive étonner, si c'est d'ailleurs un exemple que nous devions fuir.

Il ne reste plus dans le XVIIIe siècle que la grande tentative de Kant qui le termine, et renoue dignement la chaîne des traditions que l'Allemagne, écoutant les avis de Leibnitz, n'avait jamais voulu rompre entièrement. Kant s'est trompé sur plusieurs parties de la logique d'Aristote; il a de plus, durant quelque temps, accusé le syllogisme de fausse subtilité. Mais au fond, il a signalé plus vivement que personne ne l'avait fait depuis la Scholastique, la haute valeur de la logique péripatéticienne. Avec une admiration pleine de désintéressement, il a proclamé que la science était faite et qu'elle n'était plus à faire. Il ajoutait qu'en voulant la compléter et l'accroître, il fallait bien prendre garde de la dénaturer. Il voulait la laisser telle qu'Aristote l'avait fondée, ou pour mieux dire, il ne voulait point en élargir les limites. Il la modifiait bien dans les détails, d'après les vues de son propre système; mais il en admettait le caractère général et la circonscription. Il déclarait donc positivement ce que Descartes avait laissé entendre, que le monument aristotélique était à conserver. De plus, comme Descartes, et avec autant de résolution que lui, il cherchait, par une méthode nouvelle, à refaire la science humaine tout entière. Mais il attendait beaucoup plus de sa méthode que Descartes, dans sa modestie, n'avait attendu de la sienne. [Ceci ne s'applique qu'au Discours de la méthode. Descartes n'est pas toujours aussi réservé, notamment dans le Dialogue que M. Cousin a publié en français pour la première fois: Recherche de la vérité par les lumières naturelles, œuvres complètes de Descartes, tome XI, page 337. Eudoxe peut sembler tranchant, bien qu'il le soit beaucoup moins que l'auteur de la Critique de la Raison pure. Voir aussi les lettres de Descartes, passim.] Descartes disait : « Mon dessein n'est pas d'enseigner une méthode que chacun doit suivre pour bien conduire sa raison, mais seulement de faire voir en quelle sorte j'ai tâché de conduire la mienne. » Kant, au contraire, s'écriait avec une présomption que le succès n'a pas absoute : « La critique est le seul moyen de couper les racines même du matérialisme, du fatalisme, de l'athéisme, de l'incrédulité religieuse, du sensualisme et de la superstition; enfin aussi, celles de l'idéalisme et du scepticisme. » Pour accomplir une œuvre si honorable, Kant appelait avec candeur la sollicitude et la faveur des gouvernements sur la Critique, a qui seule, disait-il, pouvait établir sur une ferme base les travaux de la raison, et prévenir, une fois pour toutes, le scandale des controverses métaphysiques et théologiques, dont tôt ou tard le peuple devait être frappé. » Descartes, avec beaucoup moins de bruit, a fait bien davantage, non pas seulement pour la moralité publique qu'il n'a jamais prétendu régenter, mais aussi pour la discipline de la philosophie, que Kant avait tant à cœur et qu'il a si peu consolidée.

Kant s'est beaucoup plus occupé de logique proprement dite que Descartes. Sans même parler de l'ouvrage spécial qui, après sa mort, a été publié par l'un de ses élèves, mais qui, malgré les prétentions de Kant, est fort loin d'ajouter à l'exactitude, à la précision et à la clarté de l'Organon, et qui ne vaut pas le livre de Port-Royal à cet égard, on peut dire que son grand ouvrage, la Critique de la Raison pure, contient une part considérable de logique. C'est, il est vrai, la métaphysique que Kant prétend réformer; c'est elle seule qu'il veut relever du discrédit où elle est tombée, et tirer des incertitudes où elle s'égare depuis des siècles, bien que ce discrédit soit beaucoup moins profond qu'il ne le croit, et que les aberrations de l'esprit humain en métaphysique soient beaucoup moins grandes, que sa pitié un peu dédaigneuse ne le suppose. Mais cette tentative de révolution en métaphysique, dont on a comparé l'importance à celle de la Révolution française en politique, ne pouvait se faire que par la logique. « La critique de la raison pure ne peut reposer que sur une analyse approfondie du jugement », comme l'a dit M. Cousin, résumant la pensée de Kant; et la logique transcendantale avec ses deux grandes divisions empruntées d'Aristote, analytique et dialectique, tient les deux tiers au moins du livre entier. Elle en remplit toute la première partie, et constitue ce que Kant appelle la doctrine élémentaire, ou recherche des éléments purs de la connaissance humaine. La seconde partie, moins étendue que la première, la méthodologie, n'est guère encore que de la logique, au sens où la méthode même de Descartes en est aussi; non pas que Kant ne soit à tonte distance de la netteté, de la décision et surtout de la simplicité si pratique du philosophe français; mais au fond la tentative est la même. Descartes veut conduire la raison ; Kant ne se propose pas autre chose. Seulement, Kant se défie d'elle, tandis que Descartes s'y confie avec une sécurité magnanime. Kant prétend humilier la raison sous la honte de ses paralogismes, de ses antinomies, de son vain idéal, afin de lui imposer une réserve salutaire. Descartes la rassure, en lui montrant la base inébranlable sur laquelle elle sut toujours s'appuyer, et sur laquelle il n'est pas possible, malgré tous ses écarts, qu'elle ne s'appuie pas. Il n'y a point de dogmatisme plus arrêté ni plus invincible que celui de Descartes. Kant n'a produit qu'une variété nouvelle du scepticisme. La logique prise dans toute son abstraction, isolée, comme il tentait de la faire, de tout empirisme, devait le pousser à cet abîme inévitable. Son édifice n'est qu'une admirable mine, qui pourra fournir des matériaux à de plus solides doctrines, mais sous laquelle on ne peut s'abriter sans danger. Soutenir que la raison pure, comme on l'appelle, réduite aux formes rides que l'abstraction distingue en elle, ne peut légitimement affirmer que ces formes même. sans pouvoir rien affirmer de la réalité extérieure, la chose est fort possible. Mais c'est une simple hypothèse; car la raison pure, telle qu'on l'imagine, n'existe pas. En réalité ses cases, ses formes ne sont jamais vides; et c'est aux objets même qui les remplissent, que nous empruntons les limites et la notion abstraite de ces formes. Kant a cru faire une révolution; il n'a guère enfanté qu'une anarchie plus fatale. Au point de vue où il se plaçait, après le grand exemple de Descartes, avec l'estime qu'il professait pour la logique péripatéticienne, il lui eût été facile, ce semble, de compléter l'œuvre de ses devanciers. Cette étude si patiente de l'entendement pur, aurait dû le mener à nous découvrir la source même de la logique, à nous montrer dans toute son étendue le fondement sur lequel elle repose, et le lien indissoluble qui la rattache à cette aperception primitive de la pensée par la pensée. Mais « la théorie de la conscience, comme l'a si bien fait voir M. Cousin, voilà la question sur laquelle la philosophie de Kant s'est le plus égarée. » Telle est l'origine de toutes ses erreurs. Cartésien par sa méthode, ne procédant que par la psychologie, Kant s'est perdu dans ses abstractions. Une description exacte, complète, de la conscience, voilà ce que Descartes laissait à faire à ses successeurs. L'école Écossaise l'a tenté, comme Kant, d'un point de vue tout autre. La philosophie Écossaise laissera, sans aucun doute, des traces dans l'histoire; Kant en laissera certainement aussi, et de plus durables. Mais pas plus que les philosophes d'Édimbourg, il n'a résolu tout le problème logique. Son essai périlleux signalera des écueils à ceux qui entreront dans cette route, désormais nécessaire, que Descartes a eu la gloire d'ouvrir, mais qu'il ne pouvait parcourir tout entière. Kant voulait beaucoup plus : il prétendait à signaler lui-même les naufrages de la raison; et son propre naufrage, l'un des plus grands, servira peut-être à en prévenir d'autres.
Ce serait sans doute ici le lieu de parler de dégel et de son système prétendu logique. Mais Hegel n'a pas fait de logique proprement dite. Il lui a plu de confondre dans ce qu'il appelle la logique, la métaphysique, la philosophie tout entière, l'intelligence de l'homme avec tous ses développements, l'histoire même de l'humanité. Au milieu de cet immense chaos, apparaissent quelques théories logiques, une exposition du syllogisme où les figures sont nettement réduites à trois, d'après les formules aristotéliques, mais avec déplacement de leur ordre, en vertu de principes qu'Aristote n'aurait certainement pas avoués. Ce n'est là de la logique que de nom, et l'on pourrait tout aussi bien omettre Hegel sous ce rapport, que Fichte et M. Schelling, qui tous deux ont laissé la logique complètement de coté. Hegel n'a pas renouvelé la science, comme l'enthousiasme de ses disciples l'a parfois proclamé; il l'a dénaturée, malgré les avertissements de Kant, et en la faisant la première des sciences, ou pour mieux dire la seule science, il l'a tuée.

Voilà donc le grave enseignement que l'histoire nous donne. Ramus, Bacon, organes l'un et l'autre des besoins de réforme, ont mal compris, bien qu'à des degrés divers, la réforme qui était à faire. Descartes seul l'a bien comprise, et de plus il l'a faite dans son principe; mais il n'a pas suivi ce principe dans ses applications, trop étendues pour qu'un seul génie, même le sien, pût les embrasser toutes. La première tentative faite pour explorer ce champ nouveau, a échoué dans son résultat le plus général. Kant voulait décrire l'entendement, en montrer les éléments et la vraie puissance; il a inventé les faits plutôt qu'il ne les a observés, et il a nié en définitive la puissance de la raison qu'il a condamnée au scepticisme. Descartes et Kant ont laissé la logique d'Aristote entière; ils étaient trop sages pour la détruire ou même la mutiler. Et cette réserve nécessaire aurait dû prouver au sceptique allemand, que la raison humaine, qui avait produit cet inébranlable dogmatisme, n'était pas aussi impuissante qu'il voulait bien le dire.

On peut voir maintenant, avec la plus grande clarté, ce que doit faire l'École à laquelle nous appartenons. D'abord, et avant tout, elle est cartésienne par son principe. L'autorité de la raison est le fondement sur lequel elle s'appuie, parce que sans ce fondement, il n'y a point de liberté, c'est-à-dire, de philosophie. Elle est cartésienne, en déclarant que la psychologie est le point de départ de toute recherche vraiment philosophique. Son passé, les luttes qu'elle a soutenues depuis trente ans, la connaissance profonde qu'elle a de l'histoire, et de toutes les méthodes si vainement tentées, même de nos jours, en dehors de la méthode psychologique, tout la ramène et la rattache à Descartes. Elle s'en fait gloire. Par là elle est sûre de continuer, non pas seulement les traditions nationales, qui sont fort respectables sans doute, mais qui, par elles seules, sont sans valeur suffisante; mais de plus, les vraies traditions de l'humanité, dont le grand penseur du XVIIe siècle n'a été qu'un fidèle écho. Elle est sûre par là de renouer la philosophie moderne à la philosophie antique, et de développer des germes dont l'accroissement, depuis Socrate, n'a pas un seul instant cessé, au travers des évolutions les plus nombreuses, et en apparence les plus diverses. A ses yeux, c'est Descartes qui a donné définitivement à l'esprit la pleine possession de lui-même, si longtemps cherchée; et elle pourrait dire, si elle ne craignait de parodier un trop fameux axiome : Hors du principe cartésien, point de salut. D'ailleurs, en se proclamant cartésienne, elle ne vient point substituer un joug nouveau à un joug ancien. Le principe de Descartes est la liberté même, et il n'y a point d'esclavage à reconnaître les lois de la raison. Elle ne jurera donc pas en logique par Aristote ; mais si, à la clarté du principe cartésien, elle trouve que la logique d'Aristote est vraie, elle l'acceptera comme telle, et non point comme péripatéticienne. A cette large mesure, il n'est rien dans le passé de trop grand pour qu'on ne puisse l'y rapporter; et de là cet éclectisme, qui n'est qu'une sentence impartiale sur les résultats de tous les systèmes, loin d'être l'adoption d'aucun d'eux. Rapprochés tous de cette lumière des lumières, s'ils trahissent leurs défauts, ils montrent aussi la part de vérité qui leur est propre; et la méconnaître, serait une injustice aussi flagrante que gratuite. Aristote et son Organon n'ont rien à craindre de cet examen, quelque sévère qu'il soit. Fait en toute rigueur, il n'a pu que confirmer le jugement porté dès longtemps par l'humanité presque entière. L'Ecole contemporaine s'est rangée à cette approbation unanime ; elle laisse quelques esprits prévenus, à peu près seuls, dédaigner ce grand témoignage, qui est certainement l'un des plus beaux et des plus consolants spectacles que les choses humaines puissent donner.

Mais si elle adopte l'Organon, n'a-t-elle point à lui demander compte de la méthode qui l'a produit? A quelle source Aristote a-t-il puisé? A quelle autorité a-t-il emprunté ces principes puissants? Sur quelle base repose tout cet édifice? Le langage, tout admirable qu'il est, a-t-il fourni seul tous les matériaux? Les catégories, le syllogisme, comment les a-t-on découverts? Par quel procédé régulier, irréfutable, les a-t-on obtenus? Aristote, sur toutes ces questions, n'a rien à répondre. Il n'a point livré le secret de sa méthode ; et sans doute par la meilleure de toutes les raisons, c'est qu'il ne l'avait pas. La philosophie de nos jours doit pouvoir le lui donner, si le principe de Descartes, si la psychologie sont aussi fécondes qu'elle le prétend et qu'elle a droit de le prétendre. Singulière coïncidence! Kant, à la fin du XVIIIe siècle, n'a pas plus exposé sa méthode que ne l'a fait Aristote; et toutes les questions si graves qu'on vient d'adresser au philosophe grec, on peut, à titre égal, les adresser au philosophe allemand. Mais Kant est ici beaucoup moins excusable. Au temps du Criticisme, la philosophie avait deux mille ans de plus; elle avait surtout l'enseignement de Descartes; le Criticisme est presque impardonnable de ne l'avoir pas entendu. Procéder à la critique de la raison pure sans indiquer son point de départ, et sans l'affermir en l'indiquant, c'est une contradiction dont la philosophie allemande ne s'est pas fait faute d'imiter le funeste exemple. Aristote a du moins pour lui l'excuse de son inexpérience. La méthode de Socrate et de Platon n'était qu'un germe, qui ne devait point se développer de si tôt. Le ferme fondement de la philosophie n'était point encore complètement mis à découvert. La philosophie jusqu'à un certain point s'ignorait encore elle-même. Au temps de Kant, il y avait un siècle et demi qu'elle s'appartenait, avec toute connaissance de son principe et de ses devoirs.

Il faut donc que l'École contemporaine établisse la logique sur la seule base qui la puisse porter, c'est-à-dire, sur la psychologie. Elle a déjà tiré bien des conséquences importantes du principe cartésien; elle lui a donné des développements considérables, qu'avaient préparés pour notre âge les efforts si divers à première vue, et cependant si ressemblants au fond, de toutes les écoles du XVIIIe siècle, les Écossais aussi bien que les Allemands. De l'étude de la conscience, attentive, exacte, étendue, elle a tiré tout une psychologie, toute une morale, une métaphysique, une théodicée même, et surtout un système historique applicable à la philosophie spécialement, et en général, à l'esprit humain tout entier. Elle a su trouver dans la conscience, et les éléments de la nature de l'homme, et les principes nécessaires à la connaissance du monde extérieur. Aussi loin du scepticisme que de l'idéalisme, où se perdaient quelques-uns des penseurs de nos jours, elle a su fonder un dogmatisme qui a déjà exercé une décisive influence sur la direction des esprits; et sans juger définitivement des travaux qui sont encore en voie de s'accomplir, on peut affirmer que le spiritualisme du XIXe siècle aura dû surtout sa puissance à la philosophie. C'est un appui énergique et spontané qu'elle a donné à la religion, qui devrait peut-être s'en montrer plus reconnaissante. Mais si l'école contemporaine a porté son attention la plus vive sur ces hautes et pressantes questions de la science, elle a négligé quelque peu la logique sans d'ailleurs ressentir en rien pour elle le dédain dont l'avait poursuivi l'école sensualiste. D'heureux symptômes annoncent même déjà de meilleurs jours pour ces études; et le syllogisme, depuis longtemps oublié dans les écoles, y a reparu pour n'en plus sortir. En dehors des écoles, des tentatives assez nombreuses ont été faites, et l'Institut de France s'est honoré en provoquant et en encourageant cette rénovation de la science.

Sommes-nous destinés à la voir s'accomplir dans toute sa portée? Le XIXe siècle produira-t-il un système de logique qui puisse être, sinon définitif, qui vienne du moins marquer dans l'histoire de la philosophie, l'une de ces grandes phases qu'y a marquées l'Organon, et que le Criticisme crut quelque temps y devoir marquer aussi? Il serait périlleux de répondre à cette question par une prophétie, que le temps ne se chargerait peut-être pas de confirmer; mais l'on peut dire que, parmi toutes les nations européennes, c'est la France qui paraît avoir le plus de chances probables pour atteindre ce grand résultat.

L'esprit général de la nation, la langue qu'elle parle et dont le premier mérite est la clarté, le passé de la philosophie française, toute logique dans le moyen-âge, si profondément psychologique avec Descartes, et d'après sa méthode, dont elle seule a la gloire et la véritable pratique, tout nous doit donner de justes espérances. La logique est une science exacte s'il en fut; elle demande dans ceux qui la cultivent, et surtout dans ceux qui la peuvent faire avancer, une précision, une mesure, une simplicité que ne possède point suffisamment la philosophie allemande. L'Angleterre a presque complètement déserté le terrain de la philosophie; et dans ses plus grands efforts, elle arrive tout au plus à quelques systématisations baconiennes des sciences naturelles. La métaphysique l'a toujours épouvantée, et la logique n'a jamais été cultivée par elle d'une manière bien sérieuse. La philosophie française, toute préoccupée des grandes questions sociales qu'elle avait soulevées dans le XVIIIe siècle, dut négliger aussi durant quelque temps des études qui jadis lui avaient été si chères. Elle y est aujourd'hui ramenée par le mouvement même qui la conduit depuis les premières années de ce siècle. Mais, il faut le dire, les génies logiques sont fort rares. L'Inde n'en a eu qu'un seul, Gotama; la Grèce n'a compté qu'Aristote. Le XVIIIe siècle peut-il se vanter, en fait de science logique, d'avoir produit Kant?

Que du moins cette première traduction française de l'Organon, rappelle à la philosophie de nos jours ce que la logique fut chez les Grecs. Qu'elle lui indique aussi ce que la logique pourrait être aujourd'hui, si quelque Aristote nouveau venait mettre à profit et les matériaux préparés par Descartes, et ceux que lui fournirait sans aucun doute le spectacle si grand et si fécond des sciences contemporaines.

NOTE ADDITIONNELLE

Je n'ai pas cru devoir mentionner dans cette préface les accusations de plagiat portées quelquefois contre Aristote; elles l'ont été à deux reprises diverses, à des époques fort éloignées, par des motifs très différents, et dans des proportions fort inégales.

On a prétendu dans l'antiquité qu'Aristote avait emprunté ses Catégories au pythagoricien Archytas; et Simplicius, tout péripatéticien qu'il est, cite de longs passages du livre encore célèbre de son temps, où Aristote, disait-on, avait puisé. Jamblique et Dexippe, son élève, croyaient à l'authenticité de ce livre, et par conséquent au plagiat, tout aussi bien que Simplicius. Thémistius et Boèce, après lui, rejettent cette opinion qui n'est point admissible, et qui prouve une connaissance plus que légère de la logique péripatéticienne. L'autorité de Simplicius est grave, sans doute; mais elle n'est point recevable aux yeux de la critique moderne.

Presque de nos jours, William Jones, se fondant sur certaines traditions semi-grecques, semi-persanes, a soutenu sérieusement qu'Aristote avait reçu son système tout fait des Brachmanes, par l'intermédiaire de son neveu Callisthène. Comme l'Inde n'a jamais eu qu'un système de logique, ou mieux, de dialectique, le Nyâya, on en devait conclure que le Nyâya était l'original dont l'Organon n'était que la copie. J'ai traduit et commenté le Nyâya, et l'on peut se convaincre par une simple lecture que les deux monuments n'ont pas la moindre ressemblance. (Voir les Mémoires de l'Académie des sciences morales et politiques, tom. 3, p. 236 et suiv.)

Il faut donc renoncer à ces accusations, invraisemblables en elles-mêmes, et dont on reconnaît aisément la fausseté, quand on se donne la peine de les examiner de près. L'Organon est une des productions les plus grandes et les plus parfaitement originales du génie grec. Aristote doit conserver la gloire entière de l'avoir conçu et exécuté sans modèle, comme sans imitateurs.