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Cicéron

 

 LES TOPIQUES DE M. T. CICÉRON, ADRESSÉS A C. TRÉBATIUS.

 

L'ORATEUR    

  DIALOGUE SUR LES PARTITIONS ORATOIRES,

 

 

 

 LES TOPIQUES DE M. T. CICÉRON, ADRESSÉS A C. TRÉBATIUS.

 

INTRODUCTION.

Cicéron avait soixante-trois ans, quand il composa cet ouvrage. Marc-Antoine venait d'usurper l'héritage de César, et menaçait Rome de nouvelles violences. Cicéron s'embarqua pour la Grèce, et ce fut sur le vaisseau même, et pendant la traversée, qu'il rédigea ces principes élémentaires de l'art oratoire, principes auxquels il donna plus tard des développements plus étendus dans ses Partitions. Il envoya cet opuscule, de Rhégium, sept jours après s'être embarqué au port de Vélie (20 juillet, an de R. 709), à son ami Trébatius Testa, un des plus célèbres jurisconsultes de son temps. Ainsi, il mit sept jours à écrire les Topiques, et fit de plus, pendant cette même traversée, une nouvelle préface pour son Traité de la Gloire. (Ad Att. XVI., 6.)

Aristote et les anciens rhéteurs entendaient par la Topique Τοπικὴ, l'art de trouver des arguments ou des lieux sur toutes les questions. Ces lieux, Τοποὶ, occupaient beaucoup les écrivains didactiques. Aristote en a rempli huit livres, dont Cicéron donne ici en quelque sorte un abrégé, écrit à la hâte et sans autre secours que sa prodigieuse mémoire.

Cicéron, après une courte préface, établit d'abord la grande division des lieux intrinsèques ou pris dans le sujet même, et des lieux extrinsèques ou pris en dehors du sujet, ou accessoires. Il développe ensuite les premiers lieux, du chapitre V au chapitre XIX, et les seconds, dans les cieux chapitres suivants. A la suite de ces règles, il distingue les différentes espèces d'arguments, selon les questions à traiter; divise celles-ci en thèses générales et particulières, subdivisées elles-mêmes en questions de théorie et questions de pratique, et assigne enfin à ces dernières trois genres : le judiciaire, le délibératif, le démonstratif. Telle est la matière des six derniers chapitres; l'auteur y enseigne les lieux convenables à chaque sujet.

1. J'avais commencé, C. Trébatius, un ouvrage plus important et plus digne de ceux que j'ai publiés en assez grand nombre et en très peu de temps; je l'interromps, pour vous obéir. Je n'ai pas oublié que, pendant notre séjour à Tusculum, comme nous parcourions, chacun selon notre goût, les livres de ma bibliothèque, vous tombâtes sur les huit Livres des Topiques d'Aristote, et que frappé de ce titre, vous m'en demandâtes aussitôt la signification. C'est, vous répondis-je, l'exposé d'une méthode pour trouver des arguments; et l'on arrive sûrement à ce but, en suivant la route indiquée par Aristote. Vous, alors, réservé comme vous l'êtes en toutes choses, ne le fûtes pourtant pas assez pour que je ne comprisse votre ardent désir d'apprendre les règles de cette doctrine. Je vous engageai donc, moins pour m'épargner un peu de peine que pour votre propre intérêt, à lire vous-même ce traité, ou à vous le faire expliquer par quelque habile rhéteur. Vous m'apprenez que vous avez tenté d'un et l'autre; mais l'obscurité des livres d'Aristote vous a rebuté, et votre savant rhéteur vous a répondu, je crois, qu'il ignorait la méthode d'Aristote. Je n'en suis pas étonné; car ce philosophe, bien loin d'être connu de tous les rhéteurs, ne l'est même que d'un très petit nombre de philosophes. L'ignorance des premiers est d'autant plus impardonnable qu'ils auraient dû être non seulement attirés par toutes les observations et les découvertes d'Aristote, mais encore par l'abondance et la grâce merveilleuse de son langage. Je ne puis donc, après vos instances réitérées, et malgré vos craintes d'être importun (comme déjà il m'a été facile de le voir), différer d'acquitter ce que je vous dois, pour éviter jusqu'à l'apparence d'un tort envers un jurisconsulte de votre mérite. Vous m'avez d'ailleurs rendu, ainsi qu'à tous les miens, tant de services de ce genre, que j'aurais craint, en hésitant davantage, d'être accusé d'ingratitude ou d'orgueil. Mais tant que nous avons été ensemble, vous avez pu voir mieux que personne combien j'étais occupé ; et en vous quittant je suis parti pour la Grèce, à une époque où je ne pouvais plus être utile ni à la république ni à mes amis, et où l'honneur ne me permettait plus de rester au milieu des armes, alors même que j'y eusse été en sûreté. Arrivé à Vélie, les biens que vous y possédez, et la vue de votre famille, m'ont rappelé mon ancienne dette, et j'ai résolu de m'acquitter, sans attendre que vous me sollicitassiez de nouveau. J'ai donc, pendant la traversée, rédigé de mémoire ce petit traité; car je n'avais pas de livres; et je vous l'envoie avant même d'être arrivé, afin que mon empressement à vous obéir vous avertisse, quoique vous n'en ayez pas besoin, de vous souvenir aussi de ce qui m'intéresse. Mais il est temps d'en venir à mon sujet.

II. Toute discussion régulière se divise en deux parties, l'invention et le raisonnement : pour l'une comme pour l'autre, Aristote est, selon moi, un excellent maître. Les stoïciens ne se sont occupés que de la dernière : ils ont enseigné avec soin tous les procédés du raisonnement, au moyen de cette science qu'ils nomment la Dialectique; mais ils ont entièrement négligé l'invention ou la Topique, laquelle a, dans l'usage, bien plus d'importance, et doit, dans l'ordre naturel, passer avant la science du raisonnement. Pour moi, qui estime ces deux parties de la plus haute utilité, je me propose de les traiter l'une et l'autre, si j'en ai le temps. Je commence par la première. Comme il est facile de trouver une chose, quand on sait exactement où cette chose est cachée, il faut aussi, pour trouver un argument, connaître d'abord les lieux communs. C'est le nom qu'Aristote a donné à ces espèces de réservoirs ou l'on va puiser les preuves. On peut donc définir le lieu, le siège de l'argument, et l'argument, le moyen qui sert à prouver une chose douteuse. Or, de ces lieux, d'où l'on tire les arguments, les uns sont inhérents au sujet en question; les autres sont pris en dehors du sujet. Les lieux tirés du sujet même, ou intrinsèques, dérivent ou de l'ensemble, ou des parties, ou de l'étymologie du mot, enfin, de toutes les choses qui ont rapport au sujet. Les lieux pris en dehors, ou extrinsèques, reçoivent cette appellation de leur séparation complète et absolue du sujet.

Lorsqu'on tire un argument de l'ensemble du sujet, on emploie la définition, laquelle en contient l'essence et en est le développement. Voici la formule de cette espèce d'argument : « Le droit civil est l'équité réduite en lois pour diriger les membres d'une même cité dans l'exercice de leurs droits; or la connaissance de cette équité est utile; donc le droit civil est une science utile. v Vient ensuite l'énumération des parties, qui se traite ainsi : «  Cet homme n'a pas été déclaré libre par le cens, ou par le coup de baguette, ou par testament; or il n'a été affranchi d'aucune de ces manières; donc il n'est pas libre. » Puis enfin l'étymologie et la signification du mot; comme, par exemple : « Puisque la loi ordonne au contribuable de répondre pour le contribuable, elle ordonne au riche de répondre pour le riche; car le riche est contribuable, assiduus, ab asse dando, comme dit Elius. »

III. On tire aussi des arguments de toutes les choses qui ont quelque affinité avec le sujet. Ces arguments sont de plusieurs espèces; on les tire ou des mots de même famille, ou du genre, de l'espèce, de la similitude, de la différence, des contraires, des dépendances, des antécédents, des conséquents, des choses qui répugnent entre elles, des causes ou des effets, et enfin de la comparaison entre des objets plus grands, plus petits ou pareils.

Les mots de même famille ont une racine commune : ils se modifient suivant l'application qu'on en fait; comme dans sage, sagement, sagesse. Cette alliance des mots est appelée en grec συζυγία. Voici un argument tiré de ce lieu : « Si ce « champ est une propriété commune, on a le droit d'y faire paître les troupeaux en commun. »

Argument tiré du genre : « Puisque tout l'argent a été légué à la femme, on lui a légué nécessairement l'argent comptant laissé à la maison; car l'espèce est inséparable du genre, tant qu'elle garde le même nom. Or, l'argent comptant conserve le nom d'argent : il doit donc avoir été légué. »

Argument tiré de l'espèce, ou, comme on peut le dire quelquefois pour être plus clair, de la partie : « Une somme a été léguée à Fabia par son mari, si elle était mère de famille; si donc elle ne lui était pas unie par la coemption, il ne lui  est rien dû. » Ici le genre, c'est l'épouse : on en distingue deux espèces; l'une est celle des mères de famille unies par la coemption; l'autre, celle des simples épouses. Fabia appartient à cette dernière; elle n'a donc rien à réclamer.

De la similitude : « Si une maison dont l'usufruit a été légué s'écroule ou se détériore, l'héritier n'est pas plus obligé de la reconstruire ou de la réparer, qu'il ne serait obligé de remplacer l'esclave dont l'usufruit aurait été légué, et qui viendrait à mourir. »

De la différence : « De ce qu'un mari a légué à sa femme tout l'argent qu'il avait, il ne s'ensuit pas qu'il lui ait légué l'argent qu'on lui devait : car il y a une grande différence entre « l'argent en caisse et l'argent dû.
Des contraires • « Une femme à qui son mari a « légué l'usufruit de ses biens, et laissé des cet-« tiers et des magasins remplis de vin et d'huile, ne doit pas se croire libre d'en disposer à son gré; car on lui a légué l'usage et non l'abus; et l'un est le contraire de l'autre.
»

IV. Argument tiré des dépendances : « Si une femme qui n'a jamais éprouvé de changement d'état a fait un testament, le préteur ne peut pas, en vertu de ce testament, prononcer la mise en possession; autrement, il devrait aussi, par analogie, approuver les donations faites par des esclaves, des exilés, des enfants. »

Des antécédents : « Si le divorce a eu lieu par la faute du mari, quoique la femme ait demandé le divorce, elle n'est pas obligée de laisser une partie de sa dot pour l'entretien des enfants. »

Des conséquents : « Si une femme mariée à un homme qu'elle n'avait pas le droit d'épouser a demandé le divorce, le mari ne doit rien retenir « de la dot pour l'entretien des enfants, puisqu'ils ne suivent pas sa condition. »

Des choses qui répugnent entre elles : « Si un père de famille a légué à sa femme l'usufruit des femmes esclaves, après son fils, et non après le second héritier, la femme, après la mort du fils, ne peut perdre cet usufruit; car on ne peut enlever de force à un légataire ce qui lui a été donné par testament, et il répugne à la raison de forcer à restituer quiconque a eu le droit de recevoir. »

Des causes efficientes : « Il est permis d'appuyer à un mur commun, dans sa longueur, un mur plein ou voûté; mais si quelqu'un, en démolissant le mur commun, a promis de payer les dommages qui arriveraient par sa faute, il ne doit pas répondre des accidents causés par l'écroulement de la voûte : car la faute n'en est pas à celui qui démolit, mais à l'architecte qui, en suspendant la voûte, ne l'a pas assez bien soutenue. »

Des effets : « Lorsqu'une femme a contracté un mariage de coemption, tout ce qui lui appartenait devient la propriété de son mari, sous le nom de dot. »

Des rapprochements ou objets de comparaison : « Qui prouve le plus, prouve le moins; » exemple : « Si les limites n'ont pas été déterminées dans la ville, on ne peut m'y forcer de détourner l'eau. » Et dans le sens contraire, en prouvant le moins on prouve le plus : il suffit de retourner l'exemple précédent. Enfin : « Ce qui est prouvé pour une chose, l'est aussi pour toute chose pareille: » exemple : « Puisque l'usucapion des biens-fonds est de deux ans, l'usucapion des maisons doit être aussi de deux ans. » Les maisons ne sont pas nommément désignées dans la loi, mais elles semblent confondues avec les biens-fonds dont l'usage est annuel. Ici est applicable le principe d'équité qui veut des droits égaux sur des choses égales.

Les lieux communs pris en dehors du sujet se tirent principalement de l'autorité. Aussi les Grecs appellent-ils ces sortes d'arguments )ἀτέχνους, c'est-à-dire, sans art. Par exemple: « P. Scévola ayant déclaré qu'on doit appeler le pourtour d'une maison, la partie jusqu'où s'étend le toit que l'on prolonge en dehors, pour mettre à couvert un mur commun, de manière que l'eau tombe sur le terrain de celui qui prolonge le toit, je regarde cet avis comme un principe de droit. »

V. Les lieux communs que je viens d'exposer fournissent les éléments de toutes les preuves possibles, et semblent les indiquer à l'esprit. Dois-je m'arrêter maintenant? C'en est assez, je crois, pour un homme aussi intelligent que vous et aussi occupé. Mais puisque j'ai invité à ce repas de science un homme qui en est si avide, je veux le bien traiter, et j'aime mieux lui donner même du superflu, que de le voir partir mécontent. Comme chacun des lieux que je viens d'exposer a ses subdivisions, parcourons-les avec la plus scrupuleuse exactitude, en commençant par la définition.

La définition est un discours qui explique ce que c'est que l'objet défini. On en distingue deux espèces principales : l'une regarde les choses qui sont réellement; l'autre, celles qui sont dans la pensée. Les choses sont réellement, lorsqu'elles peuvent être vues ou touchées, comme un champ, une maison, un mur, une gouttière, un esclave, du bétail, des meubles, des provisions, et autres objets qu'il nous faut quelquefois définir. Les choses qui ne sont pas réellement sont celles qu'on ne peut ni toucher, ni montrer et qu'on ne voit que par l'esprit, par l'intelligence; par exemple : L'usucapion, la tutelle, la race, la parenté; toutes choses qui n'ont point de corps, mais dont nous avons dans l'intelligence une sorte d'image dessinée et empreinte, que j'appelle notion. Il est souvent nécessaire, dans l'argumentation, de les définir.

La définition s'opère encore par l'énumération des parties ou par la division. Il y a énumération des parties lorsque la chose en question est décomposée en ses éléments. Par exemple: On peut dire que le droit civil est celui qui repose sur les lois, les sénatus-consultes, les sentences des tribunaux, les décisions des jurisconsultes, les édits des magistrats, la coutume et l'équité. La définition par la division embrasse toutes les espèces comprises dans le genre; ainsi : « L'aliénation est la tradition avec garantie, ou la cession légale d'une chose qui nous appartient en propre, à une personne à qui, d'après le droit civil, nous pouvons la transmettre ou la céder. »

VI. Il y a d'autres sortes de définitions : mais elles n'ont point de rapport à l'objet de cet ouvrage : je ne dirai ici que la manière de définir. Voici donc ce que prescrivent les anciens : d'énoncer d'abord, dans la chose qu'on veut définir, les caractères qui lui sont communs avec d'autres, et de poursuivre jusqu'à ce qu'on arrive à ceux qui lui sont propres, et qui ne sauraient s'appliquel. à aucune autre. Par exemple : L'héritage est un bien : voilà un caractère commun : car il y a plusieurs espèces de biens. Ajoutez ensuite : qui nous arrive à la mort de quelqu'un. La définition n'est pas encore complète : car le bien de quelqu'un peut nous arriver à sa mort, sans qu'il y ait héritage. Ajoutez encore : en vertu de la loi. Alors la chose sort des généralités, et vous avez cette définition: L'héritage est un bien qui, à la mort de quelqu'un, nous arrive en vertu de la loi. Mais ce n'est pas encore assez; ajoutez enfin : sans nous être légué par un testament, ou sans nous revenir comme une propriété dont un autre avait l'usufruit : et la définition est complète. Voici un second exemple : On appelle GENTILES ceux qui portent le même nom; ce n'est pas assez : qui sont issus de parents libres; ce n'est pas tout encore : dont aucun des ancêtres n'a jamais vécu dans l'esclavage; dites enfin : qui n'ont jamais subi de changement d'état. Cela suffit; car je ne vois pas que Scévola le pontife ait rien ajouté à cette définition. Cette méthode s'applique aux deux espèces de définitions, à celle des choses qui sont réellement, et à celle des choses qui n'ont d'existence que dans la pensée.

VII. Nous avons fait voir en quoi consistent l'énumération des parties et la division; disons maintenant avec plus de clarté en quoi elles diffèrent. L'énumération des parties est comme le partage des membres d'un tout : ainsi, dans le corps humain, sont la tête, les épaules, les mains, les côtes, les jambes, les pieds, etc. Dans la division se trouvent les espèces, que les Grecs appellent ἰδέαι. Nos écrivains, s'il en est qui traitent de ces matières, se servent du mot species, locution juste, mais inutile, faute de cas pour la décliner. Pour moi, du moins, quand même le latin le permettrait, je ne voudrais pas dire specierum, speciebus, cas dont nous avons souvent besoin; j'aimerais mieux employer les mots formis, formarum. Les deux expressions ayant le même sens, on doit, à mon avis, préférer celle qui, dans l'usage, est le plus commode.

On définit ainsi le genre et l'espèce : Le genre est une notion commune à plusieurs objets qui diffèrent les uns des autres; l'espèce est une notion dont le caractère distinctif peut être rapporté au genre comme à son principe. J'appelle notion ce que les Grecs nomment tantôt ἔννοια, tantôt πρόληψις. C'est la connaissance de chacune des espèces gravée en nous et perçue d'avance, mais ayant besoin d'être développée. Les espèces sont donc les parties dans lesquelles le genre se divise, sans en omettre aucune; comme si l'on divisait le droit en loi, coutume et équité. Croire que les espèces sont la même chose que les parties, c'est jeter de la confusion dans l'art; c'est, comme on le fait quelquefois par inadvertance, ne pas distinguer assez nettement les choses qui doivent être distinguées. Souvent aussi les orateurs et les poètes, afin de donner plus de grâce à leur langage, définissent par un trope tiré d'une similitude. Mais je ne veux pas, sans nécessité, m'écarter des exemples que me fournissent vos jurisconsultes. Aquilius, mon collègue et mon ami, avait coutume, lorsqu'il était question des rivages, que vous regardez comme une propriété publique, de répondre à ceux qui lui demandaient ce qu'il entendait par rivage, « que c'est l'endroit où les flots viennent se jouer. » C'est comme si l'on définissait l'adolescence, la fleur de l'âge, et la vieillesse, le couchant de la vie. En employant cette métaphore Aquilius parlait ici comme un poète, et oubliait la langue de son art. Mais c'en est assez sur les définitions; voyons les autres lieux.

VIII. Remarquons seulement que,dans l'énumération des parties, on ne doit en négliger aucune. Ainsi, dans l'énumération des tutelles, l'omission d'une seule serait une faute. Mais, si vous voulez définir les stipulations et les jugements, comme le nombre en est immense, il n'est pas mal d'en omettre quelques-uns; ce qui serait un défaut dans la division : car le nombre des espèces qui dépendent de chaque genre est déterminé, tandis que souvent le nombre des parties est comme le nombre des ruisseaux qui dérivent d'une même source incalculable. Aussi, dans l'art oratoire, dès qu'on a établi le genre de la question, on peut dire en combien d'espèces le genre se divise : mais il n'en est pas de même dès qu'il est question des figures de mots et de pensées, que l'on nomme σχήματα, et dont le nombre est infini : nouvel exemple de la différence que nous établissons entre l'énumération des parties et la division. Quoique ces deux mots paraissent avoir à peu près la même signification, comme les idées qu'ils expriment sont différentes, on a voulu qu'ils ne fussent point synonymes.

On tire aussi un grand nombre d'arguments de la signification des mots, que les Grecs nomment ἐτυμολογία, et que nous rendrions littéralement en latin par veriloquium. Pour nous, évitant les termes nouveaux qui manquent peut-être de propriété, nous employons celui de signes, parce que les mots sont les signes des idées. Aristote emploie dans le même sens le mot σύμβολον, en latin nota. Mais la pensée une fois comprise, il ne faut pas trop s'inquiéter de l'expression. On peut donc, dans la discussion, tirer beaucoup d'arguments des étymologies. Ainsi, quand on demande en quoi consiste le postliminium, et je ne parle pas ici de toutes les idées que renferme ce mot; car ce serait retomber dans la division, qui dirait : « Le droit de postliminium (droit de retour) s'applique à l'homme, aux navires, aux mulets de bât, aux chevaux, aux juments, qui portent le frein; » quand, dis-je, on demande ce qu'on entend par postliminium, c'est la valeur même du mot que l'on cherche. Or, Servius, notre ami, veut, si je ne me trompe, que post (après) détermine seul la signification de ce mot, et que liminium soit une terminaison prolongée; comme dans finitimus, legitimus, aeditimus, la terminaison timus ne signifie pas plus que tullium dans meditullium. Au contraire, Scévola, fils de Publius, prétend que c'est un mot composé dans lequel se trouvent post (après), et limen (seuil) : de sorte que si des propriétés que nous avons perdues, et qui ont passé aux mains de l'étranger, reviennent à notre seuil, après l'avoir en quelque sorte abandonné, elles paraissent revenir par le droit de postliminium. C'est ainsi qu'on peut défendre la cause de Mancinus, en disant qu'il est revenu par droit de postliminium; qu'il n'a point été livré, puisqu'il n'a point été reçu : car on ne peut concevoir une chose livrée ou donnée sans acceptation.

IX. Vient ensuite le lieu qui traite de toutes les choses ayant de l'affinité avec l'objet en discussion, et qui se subdivise lui-même, comme nous l'avons dit, en plusieurs parties. Le premier lieu de cette espèce est celui des mots de même famille, en grec συζυγία, lequel ressemble beaucoup à l'étymologie, dont je parlais tout à l'heure. Si, par exemple, on ne considérait comme eau de pluie que celle qui tombe du ciel, viendrait Mucius qui, prétendant que pluie et pleuvoir sont des mots de même famille, dirait « qu'on a le droit de faire détourner toute espèce d'eau  qui s'accroît quand il pleut. » Pour tirer un argument du genre de la chose, il n'est pas nécessaire de remonter jusqu'à la source ; il suffit souvent de s'arrêter en deçà; il suffit que l'idée qui sert de preuve soit plus générale que ce qu'on veut prouver. Ainsi : « L'eau de pluie, dans le sens le plus général, est celle qui vient du ciel et s'accroît par les orages; mais dans le sens plus restreint qui implique, pour ainsi dire, le droit de détourner, nous trouvons un autre genre, l'eau de pluie qui cause des dégâts : « les espèces de ce genre sont les dégâts qui résultent du vice des lieux, et des travaux même de l'homme. Dans ce dernier cas, les arbitres peuvent ordonner le détournement des eaux; dans l'autre, ils ne le peuvent pas. » On peut aussi tirer avec utilité des arguments du genre, par l'énumération des espèces qui le composent. Par exemple : « Le dol a lieu quand on fait une chose et qu'on paraît en faire une autre; » on peut alors énumérer les différentes manières dont on se rend coupable de dol, et ranger dans une de ces manières l'action que l'on argue de ce délit. Cette sorte d'argument ne manque pas de force.

X. La similitude offre aussi de grandes ressources, mais plutôt aux orateurs et aux philosophes qu'aux jurisconsultes. En effet, bien que tous les lieux soient destinés à fournir des arguments à toutes les discussions, cependant il est des questions où ils se présentent en foule, d'autres en très petit nombre. [L importe donc d'en bien connaître les différentes espèces; le sujet vous apprendra ensuite comment il faut les employer. Il y a des similitudes qui par plusieurs comparaisons conduisent au but : « Si un tuteur, un associé, un dépositaire, un fidéicommissaire, doivent être fidèles, un fondé de pouvoirs doit l'être également. » Cette manière d'argumenter, qui partant successivement de plusieurs points, aboutit où elle veut aller, se nomme induction, en grec ἐπαγωγὴ. C'était l'argument favori de Socrate. Une autre sorte de similitude résulte d'un seul rapprochement, lorsqu'on compare une chose unique à une chose unique, un objet égal à un objet égal; par exemple : « Si, dans une ville, il s'élève une contestation sur des limites, vous ne pouvez appeler devant un arbitre pour les régler, parce que les limites concernent plutôt les champs que la ville; de même, si l'eau de pluie cause du dégât dans une ville, comme cet objet est du ressort de la police rurale, vous ne pouvez traduire devant un arbitre pour faire détourner l'eau de pluie. » La similitude devient elle-même exemple quelquefois; ainsi : « Crassus, dans la cause de Curius, fit un fréquent usage de ce moyen, en parlant d'un homme qui avait institué un autre son héritier, si, dans l'espace de dix mois, il naissait un fils au testateur, et que ce fils mourût avant d'être majeur. Les exemples cités par Crassus eurent du succès. » C'est un argument que, vous autres jurisconsultes, employez souvent dans vos réponses. Les exemples supposés produisent le même effet que les similitudes; mais ils sont du domaine des orateurs plutôt que du vôtre. Cependant vous vous en servez aussi plus d'une fois, et voici comment : « Supposez qu'un homme aliène des biens inaliénables; appartiendront-ils pour cela à celui qui les aura reçus? ou celui qui les a aliénés s'est-il par là engagé en quelque chose? » Dans ce genre, les orateurs et les philosophes peuvent faire parler les choses inanimées, évoquer les morts, avancer un fait impossible, pour fortifier ou affaiblir une idée; ce qu'on appelle hyperbole ; étaler enfin beaucoup d'autres merveilles. Mais les jurisconsultes ont un champ moins vaste à parcourir. Ces lieux, comme je l'ai dit, peuvent toutefois fournir des arguments pour tous les sujets, les plus grands comme les plus petits.

XI. Après la similitude, vient la différence, qui en est tout l'opposé, quoique par la même opération d'esprit on saisisse la différence et le rapport. Exemple : « De ce qu'on peut acquitter entre les mains d'une femme, et sans recourir au tuteur, une dette contractée envers elle, il ne s'ensuit pas qu'on puisse acquitter de même légalement une dette contractée envers un pupille ou une pupille. »

Vient ensuite l'argument tiré des contraires. Il y a des contraires de plusieurs sortes. Les uns offrent des idées les plus opposées dans le même genre, comme la sagesse et la folie. On dit que les idées sont du même genre, lorsque, l'une étant posée, surgit soudain en regard, une idée contraire; comme la vitesse et la lenteur, et non la faiblesse. Voici des exemples d'arguments tirés des contraires : « Si l'on doit éviter la folie, on doit suivre la sagesse ; si l'on doit fuir le mal, on doit chercher le bien. » On appelle opposés, les contraires d'un même genre. Il y a d'autres contraires que nous appelons en latin privantia (privatifs), et. que les Grecs appellent στερητικά. Ainsi la préposition in prive un mot de la force qu'il aurait s'il n'en était pas précédé : comme dignité, indignité; humanité, inhumanité. Les arguments dérivés de ces contraires se traitent de la même manière que les précédents. On distingue encore les contraires suivants résultant de la différence de leur étendue, de leur dimension. Par exemple : Double, simple; plusieurs, seul; long, court; grand, petit. Enfin les contraires négatifs présentent une opposition encore plus tranchée; les Grecs les appellent ἀποφατικά. Par exemple : «  Si telle chose est, telle autre n'est pas, » Mais pourquoi. tant d'exemples? Il suffit de savoir, quand on cherche des arguments, quels sont les contraires qu'on peut convenablement opposer l'un à l'autre.

XII. J'ai cité plus haut haut, à l'occasion de l'argument tiré des rapports, un exemple où l'on voit qu'il y aurait bien des cas à admettre, si l'on admettait une fois que l'édit du préteur peut adjuger la possession d'après un testament fait par une personne n'ayant pas le droit de tester. Mais ce lieu convient surtout aux causes conjecturales qui se traitent au barreau, lorsqu'on examine ce qui est, ce qui a été, ce qui sera; ou enfin tout ce qui peut advenir. Telle est, en effet, la forme de ce lieu. Il nous avertit de rechercher les circonstances qui ont précédé le fait, celles qui l'ont accompagné, celles qui l'ont suivi. Cela ne regarde point les jurisconsultes; adressez-vous a Cicéron, disait notre ami Gallus, quand on le consultait sur ce qui avait rapport au fait. Vous, cependant, Trébatius, souffrez que je ne néglige aucun détail propre à ce traité, de peur que, si vous veniez à ne croire digne d'être écrit que ce qui vous intéresse, vous ne soyez accusé d'un excès d'amour-propre. Ce lieu est donc presque tout oratoire; il n'appartient pas aux jurisconsultes, ni même aux philosophes. Relativement aux circonstances qui ont précédé le fait, on examine les préparatifs, les entretiens, le lieu, le rendez-vous, le repas. Quant à celles qui l'ont accompagné, il faut s'assurer si l'on entend quelque bruit, des pas, des cris; si l'on a vu l'ombre d'un corps; et autres choses semblables. Pour celles qui l'ont suivi, vous remarquerez la rougeur, la pâleur, une démarche chancelante, et tous les autres indices d'une conscience troublée; sans oublier les lumières éteintes, un glaive ensanglanté, ni rien de ce qui peut faire naître un soupçon.

XIII. Nous avons ensuite le lieu des antécédents, des conséquents, et des choses qui répugnent entre elles; il est propre aux dialecticiens, et diffère beaucoup de celui des rapports. Car les rapports, dont il a été parlé un peu plus haut, n'existent pas toujours, tandis que les conséquents sont inévitables. On appelle en effet conséquents, les suites nécessaires d'une action. Il en est de même des antécédents et des choses qui répugnent entre elles : car tout antécédent est essentiellement lié avec le fait qu'il précède; et ce qui répugne au fait, repousse toute association avec lui. Quoique ce lieu se divise en trois parties, l'antécédent, le conséquent, et les choses qui répugnent entre elles, il ne fournit cependant qu'une seule espèce d'argument, mais il y a trois manières de le traiter. Qu'importe, par exemple, si vous admettez qu'une femme adroit à l'argent monnayé, quand le mari lui a légué son argent, que vous adoptiez cette forme de raisonnement : « Si l'argent monnayé est de l'argent, il a été légué à la femme; or l'argent monnayé est bien de l'argent; donc il a été légué à la femme. » Ou celle-ci : « Si l'argent comptant n'est pas compris dans le legs, l'argent comptant n'est pas de l'argent; or l'argent comptant est de l'argent ; donc il a été compris dans le legs. » Ou celle-ci enfin : « Il est impossible que tout l'argent ait été légué, et que l'argent comptant ne l'ait pas été;  or tout l'argenta été légué; donc l'argent comptant l'a été aussi. »

Les dialecticiens appellent premier mode de conclusion celui dans lequel, après avoir admis une première proposition conjonctive, on admet comme conséquence la seconde proposition qui s'y rattache. Ils appellent second mode de conclusion, celui qui consiste à nier la seconde proposition, afin d'en déduire aussi la négation de la première. Et enfin, troisième mode, celui par lequel on nie une seconde proposition conjonctive, et on ajoute, après avoir admis la première, une nouvelle négation pour détruire tout le reste. De là ces arguments fondés sur les contraires, que les rhéteurs nomment enthymèmes : non pas que tout raisonnement ne puisse fort bien s'appeler enthymème; mais ainsi qu'Homère est appelé par excellence le poète, de même la preuve qui se tire des contraires, plus vive et plus irrésistible, u fait du nom commun son nom particulier. En voici des exemples : « Pourquoi craindre l'un, si vous ne craignez pas l'autre? Vous condamnez celle à qui vous ne reprochez rien, vous pensez qu'elle a bien mérité, et vous dites qu'il faut la punir. -- Ce que vous savez ne peut être d'aucun avantage; ce que vous ne savez pas ne peut être ignoré sans danger. »

XIV. Cette manière d'argumenter vous sert très bien, à vous autres, jurisconsultes, dans vos réponses; mais elle est plus usitée chez les philosophes, qui emploient, aussi bien que les orateurs, la conclusion tirée de deux propositions contraires, celle dont les dialecticiens ont fait leur troisième mode, et que les rhéteurs appellent enthymème. Les dialecticiens ont encore plusieurs modes d'argumentation; les uns reposent sur la disjonction. « C'est l'un ou l'autre; or c'est l'un ; donc ce n'est pas l'autre. » Et de même: « C'est l'un ou l'autre; or ce n'est pas l'un; donc c'est l'autre.» Conclusions péremptoires; car de deux propositions disjonctives, une seule peut être vraie. Ces deux sortes de raisonnements que je viens de citer, sont nommés pas les dialecticiens, l'un, quatrième mode, et l'autre, cinquième. Ils ont de plus la conclusion, qui nie le rapport des propositions; exemple : «  Ce ne peut être à la fois ceci et cela; or c'est ceci ; donc ce n'est pas cela. » Ce mode est le sixième. Voici le septième : « Ce ne peut être et ceci et cela ; or ce n'est pas ceci ; donc c'est cela. » De ces différents modes naît une multitude de conclusions ; et c'est là presque toute la dialectique; mais celles que j'ai données n'étaient pas même nécessaires à mon objet.

XV. Après ce lieu vient immédiatement celui des forces efficientes nommées causes; et ensuite celui des choses produites par les causes, ou des effets. J'ai donné des exemples de l'un et de l'autre, que j'ai même tirés du droit civil; mais ce sujet exige de plus amples développements. Il y a deux sortes de causes, l'une qui, par sa propre force, produit inévitablement un certain effet, comme le feu produit la flamme; l'autre, qui n'a point la force efficiente, mais sans laquelle un certain effet ne saurait être produit : c'est en ce sens qu'on pourrait dire: « L'airain est la cause de la statue, parce que sans airain il n'y eût pas eu de statue. » Parmi ces causes, sans lesquelles il n'y a point d'effet, les unes sont dépourvues de mouvement, d'activité, d'intelligence, comme le lieu, le temps, le bois, le fer, et toutes les choses semblables; les autres préparent l'effet, et lui prêtent une sorte de concours, qui pourtant n'est pas d'une absolue nécessité : c'est ainsi que les entrevues sont la cause de l'amour, et que l'amour est la cause du crime. De ces causes, qui préexistent de toute éternité, les stoïciens font naître l'idée du destin. Et de même que j'ai divisé en deux genres les causes sans lesquelles il ne peut y avoir d'effet, je puis également diviser les causes efficientes. Car de ces causes les unes produisent leur effet par elles-mêmes et sans aucun secours étranger, les autres ont besoin d'un aide. Ainsi la sagesse produit des sages par elle-même; mais peut-elle aussi par elle-même faire des heureux? Ceci est une question. C'est pourquoi, lorsqu'il se présente dans la discussion une cause qui produit nécessairement son effet, on peut en conclure sans hésiter que cet effet existe.

XVI. Mais si la cause est telle qu'elle ne contienne pas nécessairement la force efficiente, ou ne peut en tirer une conséquence nécessaire. Le genre de causes qui produit un effet nécessaire ne donne presque jamais lieu à l'erreur; mais les causes accidentelles nous égarent souvent. De ce que les enfants ne peuvent naître s'ils n'ont reçu la vie de leurs parents, il ne s'ensuit pas qu'il y ait dans les parents une cause nécessaire d'engendrer. Il faut donc séparer soigneusement la cause sans laquelle une chose ne peut être, de celle qui la produit infailliblement. Par exemple :

Plût aux dieux que jamais, dans la forêt du Pélion, les pins n'eussent été abattus par la hache!

En effet, si les pins n'eussent été abattus, le vaisseau d'Argos n'eût pas été construit : cependant il n'y avait pas dans ces arbres une cause efficiente nécessaire. Mais lorsque la foudre tomba en serpentant sur le vaisseau d'Ajax, ce vaisseau dût nécessairement s'embraser. Autre différence entre les causes. Les unes, sans désir, sans volonté, sans intention de notre part, accomplissent fatalement leur effet; ainsi, tout ce qui est né doit périr. Les autres, au contraire, naissent, ou de la volonté, ou du trouble de l'esprit, ou de l'habitude, ou du naturel, ou de l'art, ou du hasard : de la volonté, comme quand vous lisez ce livre; du trouble de l'esprit, si l'on craint les révolutions dont les circonstances actuelles nous menacent; de l'habitude, si l'on est facile et prompt à la colère; du naturel, quand un vice augmente de jour en jour; de l'art, quand on peint habilement; du hasard, quand la navigation est heureuse. Aucun de ces effets n'arrive sans cause; et rien au monde n'est sans cause : mais les causes de cette espèce ne sont point nécessaires.

XVII. Enfin, parmi les causes, les unes sont permanentes, les autres, variables. Dans la nature et dans l'art, il y a permanence; il n'y en a pas dans les autres. On remarquera cependant que parmi les causes permanentes les unes sont manifestes, les autres, cachées. Les causes manifestes tiennent aux besoins de rame et au jugement; les causes cachées dépendent de la fortune. Rien n'arrivant sans cause, on explique par la fortune toutes les causes obscures pour nous, et qui agissent à notre insu. Les effets sont involontaires ou volontaires: involontaires, quand ils sont produits par la nécessité; volontaires, quand ils sont le résultat d'un dessein. Les effets même qu'on attribue à la fortune sont tantôt involontaires, tantôt volontaires : car lancer un trait dépend de la volonté; frapper celui qu'on ne visait pas est l'acte de la fortune. De là cette arme puissante qui vous est familière dans vos défenses : « Le trait n'a pas été lancé; il s'est échappé de la « main. » Il y a aussi de l'involontaire et de l'imprévu dans l'ignorance et dans les désordres de l'esprit, lesquels cependant dépendent de la volonté, puis qu'un reproche ou un avis peuvent les apaiser; mais ils excitent en nous de si grands mouvements, qu'ils donnent aux actes de la volonté une apparence de nécessité ou du moins d'entraînement aveugle. Dès qu'on possède à fond tout ce lieu des causes, on peut, dans leurs différentes espèces, puiser une foule d'arguments dans les grandes discussions oratoires ou philosophiques. Vous en tirez peut-être moins de ressources, mais vous en usez plus adroitement. En effet, les affaires particulières du plus haut, intérêt me paraissent dépendre de l'habileté des jurisconsultes. Leurs avis, leurs conseils sont du plus grand poids; et lorsqu'un avocat zélé fait appel à leur expérience, ils lui fournissent des armes irrésistibles.

Dans toutes les causes où le préteur ajoute cette formule : ON JUGERA D'APRÈS LA BONNE FOI; puis : COMME ENTRE GENS DE BIEN; et surtout dans les arbitrages sur les droits de la femme : EN TOUT RIEN, TOUTE JUSTICE les jurisconsultes doivent être toujours prêts. Ce sont eux en effet qui ont défini le dol, la bonne foi, l'équité, le bien; eux qui ont précisé les obligations mutuelles des associés; eux qui nous ont appris quels sont les devoirs de l'intendant et de celui qui l'a chargé de ses affaires, les devoirs réciproques du mandataire et du mandant, du mari et de la femme. Ainsi, dès qu'il connaîtra parfaitement les lieux, le jurisconsulte pourra, aussi bien que l'orateur et le philosophe, traiter avec facilité toutes les matières qui lui seront soumises.

XVIII. Ace lieu des causes se joint celui des effets ; car l'effet indique la cause, comme la cause annonce l'effet. Ce lieu fournit d'ordinaire aux orateurs, aux poètes, et souvent même aux philosophes, mais seulement à ceux qui savent orner et enrichir un sujet, une abondante moisson d'arguments, surtout lorsqu'ils exposent quelles doivent être les conséquences de telle ou telle chose. La connaissance des causes entraîne celle des effets.

Le dernier lieu commun est celui des comparaisons. J'en ai donné, ainsi que des autres, une définition et un exemple; il me reste à en expliquer l'usage. On compare entre elles des choses qui sont plus grandes, moindres ou égales : on les considère relativement à leur nombre, à leur espèce, à leur force, ou dans leur rapport avec d'autres objets.

Dans les comparaisons relatives au nombre, on préfère plus de biens à moins de biens ; moins de maux à plus de maux ; des biens durables à des biens passagers; des avantages étendus à des avantages bornés; enfin ceux d'où découlent plus de profits, et qu'un plus grand nombre d'hommes envient et exploitent.

Dans les comparaisons relatives à l'espèce, on préfère les choses désirables par elles-mêmes à celles qui le sont par des motifs étrangers ; l'essentiel, à l'accessoire; le pur, à l'impur; l'agréable, au déplaisant; l'honnête, à l'utile; le facile, au difficile; le nécessaire au superflu; notre bien, à celui d'autrui; le rare, au commun; les choses dont on a besoin, à celles dont on peut se passer; le parfait, à l'imparfait; le tout, à ses parties; les actions raisonnables, aux déraisonnables; la volonté, au hasard; les objets animés, aux objets inanimés; le naturel, à ce qui ne l'est pas; les effets de l'art, à ce qui en est dépourvu.

Dans les comparaisons relatives à la puissance, la cause efficiente l'emporte sur celle qui ne l'est pas; les choses qui se suffisent à elles-mêmes, sur celles qui ont besoin du secours des autres ; celles qui sont en notre pouvoir, sur celles qui n'y sont pas; le stable, sur l'incertain; ce qu'on ne peut nous ravir, sur ce qui peut nous être ravi.

Dans la comparaison des rapports, on démontre que les intérêts des premiers citoyens d'un État prévalent sur ceux de tous les autres, et qu'on doit toujours préférer ce qui plaît le plus à ce qui est approuvé par le plus de gens ou loué par les plus vertueux. Au moyen de la comparaison, ou met en regard du meilleur le pire, qui est son contraire.

La comparaison des choses égales n'admet ni supériorité ni infériorité. Or, il en est beaucoup qui peuvent être comparées sous le rapport même de l'égalité ; et telle est la forme de cet argument: « S'il est également digne d'éloge de prêter à ses concitoyens le secours de ses conseils et celui de son bras, nous devons une récompense égale à ceux qui nous conseillent et à ceux qui nous défendent; or le principe étant incontestable, la conséquence l'est aussi. »

Ici se terminent les préceptes qui regardent l'invention des arguments; car, dès que vous avez passé en revue la définition, l'énumération des parties, l'étymologie, les mots de même famille, le genre, l'espèce, la similitude, la différence, les contraires, les rapports, les conséquents, les antécédents, les choses qui répugnent entre elles, les causes, les effets, et la comparaison avec supériorité, infériorité ou égalité, il n'y a plus à chercher d'autre source d'arguments.

XIX. Mais comme, dans notre première division, nous avons distingué deux espèces de lieux communs, les uns, dont nous avons assez parlé, tirés du fond même de la question, et les autres, tirés de l'extérieur, disons quelques mots de ces derniers. Ils sont, il est vrai, sans rapport avec nos discussions ; mais il faut bien achever ce Traité, puisque nous l'avons commencé. Dailleurs vous n'êtes pas de ceux qui ne trouvent de charmes que dans le droit civil; et comme cet ouvrage, composé pour vous, peut aussi tomber en d'autres mains, je ne veux rien négliger, pour le rendre le plus utile possible à ceux qui aiment les bonnes études.

La seconde espèce d'arguments, qu'on appelle sans art, est fondée sur le témoignage. Le témoignage est toute preuve puisée hors du sujet pour établi: une vérité. Or, toute personne n'a pas l'autorité nécessaire pour servir de témoin; et il faut une certaine autorité pour être digne de foi. L'autorité c'est la nature ou le temps qui la donne. Celle que donne la nature repose principalement sur la vertu; celle qui vient du temps, dépend de plusieurs circonstances, de l'instruction, de la richesse, de l'âge, de la fortune, de l'art, de l'expérience, de la nécessité, quelquefois même d'un concours d'accidents fortuits. Et d'abord, on accorde plus de créance aux gens éclairés, riches, et qui ont pour eux la garantie d'une longue probité. On a tort peut-être; mais on aurait beaucoup de peine en cela à changer l'opinion du vulgaire; et c'est à cette opinion commune que se conforment toujours et le juge qui prononce une sentence, et le particulier qui donne son avis. Cela tient à ce que ceux qui sont le mieux partagés sous ces différents rapports, semblent être aussi les plus vertueux. Les autres circonstances que je viens d'énumérer, et qui constituent l'autorité, n'ont, il est vrai, rien par elles-mêmes qui soit une garantie de vertu, mais cependant elles peuvent quelquefois obtenir un grand crédit, surtout si elles se fortifient par l'art et par l'expérience : l'instruction est un grand moyen de persuasion, et l'on croit volontiers ceux qui ont de l'expérience.

XX. Les témoignages se tirent encore de la nécessité qui agit sur le corps ou sur l'âme : ainsi les témoignages arrachés par les verges, par les tortures ou par le feu, semblent l'expression de la vérité même; et les aveux échappés à une âme troublée par les passions, telle que la douleur, le désir, la colère, la crainte, ont autorité et crédit, comme étant le produit d'une force irrésistible. Ils sont aussi de la même nature, ces autres moyens qui ont servi plus d'une fois à découvrir la vérité : les paroles d'un enfant, le sommeil, une imprudence, l'ivresse, la folie. Souvent, en effet, les enfants, sans le savoir, ont livré le secret de bien des choses; et le vin, le sommeil, la folie, en ont aussi fait découvrir bien d'autres. Plusieurs même, par leur imprudence, ont fourni des armes contre eux; témoin Stalénus condamné dernièrement à une peine capitale, pour avoir été dénoncé par des gens dignes de foi, lesquels l'avaient entendu, à travers une muraille, parler du crime qu'il avait commis. L'histoire raconte un fait presque semblable sur Pausanias de Lacédémone.

On tire aussi des preuves d'un concours de circonstances fortuites; comme de la découverte inopinée de quelque action, de quelque parole suspecte. Telle est cette multitude de circonstances rassemblées contré Palamède pour le convaincre de trahison. Souvent la vérité peut à peine réfuter de telles apparences. Le bruit public est aussi un témoignage du même genre.

Quant aux témoignages fondés sur la vertu, ils sont de deux sortes; les uns tirent leur force, des qualités naturelles, les autres, des qualités acquises. La vertu des dieux excelle par sa propre nature; les qualités acquises font la vertu de l'homme.

Voici à peu près les témoignages divins : les oracles, ainsi appelés du mot oratio, parce qu'ils sont le langage des dieux; les choses où se laisse apercevoir l'action de la divinité, telles que le monde, l'ordre de ses parties, ses merveilles; le vol et le chaut des oiseaux; les météores; les bruits qui se font entendre dans les airs; les nombreux phénomènes terrestres; les présages qu'on découvre aux entrailles des victimes; les révélations qui nous arrivent pendant le sommeil. C'est à ces lieux divers qu'on emprunte quelquefois le témoignages des dieux pour opérer la persuasion.

Dans l'homme, la réputation de vertu est d'un grands poids. Or cette réputation ne s'attache pas seulement aux hommes réellement vertueux, mais encore à ceux qui le paraissent. Ainsi, lorsqu'on voit un citoyen s'élever au-dessus des autres par ses talents, son zèle, ses lumières; et, digne édite de Caton, de Lélius, de Scipion et de tant d'autres, traverser, sans se démentir, toutes les épreuves de la vie, on voudrait lui ressembler. Mais cette faveur de l'opinion n'est pas la récompense exclusive de ceux qui courent la carrière des honneurs et de l'administration publique; elle s'étend aux orateurs, aux philosophes, aux poètes aux historiens; et l'on s'appuie souvent sur leurs paroles et sur leurs écrits pour donner plus de poids à ses preuves.

XXI. Après avoir exposé tous les lieux communs, il faut d'abord reconnaître qu'il n'est aucune discussion qui n'en comporte quelques-uns ; que tous ne peuvent être mis en usage dans toutes les questions, et qu'il y en n de plus ou moins convenables suivant la nature du sujet. On distingue deux sortes de questions : l'une, indéfinie, l'autre déterminée. Les Grecs appellent hypothèse et nous cause, la question déterminée, et donnent à la question indéfinie le nom de thèse, que nous pouvons appeler proposition.

La cause est déterminée par les personnes, les lieux, les temps, les faits, les affaires; par toutes ces circonstances réunies, ou par la plupart d'entre elles. Or la proposition renferme quelque circonstance ou même plusieurs, mais non pas les plus importantes. Elle n'est donc qu'une partie de la cause. Mais toute question embrasse une ou plusieurs des circonstances qui constituent les causes, et quelquefois elles s'y rencontrent toutes. Les questions, quel qu'en soit l'objet, sont de deux sortes : les unes, de théorie ; les autres, de pratique. Les questions de théorie sont celles qui ont pour but la science; par exemple, quand on demande, « Si le droit dérive de la nature ou d'une convention, d'un pacte établi entre les hommes. » il y a question de pratique quand on demande : «  Si un sage doit prendre part à l'administration des affaires. » Toute question de théorie est triple : on examine si la chose est, quelle est sa nature, quelles sont ses qualités. Le premier point se traite par la conjecture; le second, par la définition; le troisième, par la distinction du juste et de l'injuste.

La conjecture se divise en quatre parties. Dans la première, on recherche si une chose existe, dans la deuxième, quelle en est l'origine; dans la troisième, quelle en est la cause; dans la quatrième, quels changements elle peut subir. Exemple : « Une chose existe-t-elle? Y a-t il quelque chose d'honnête, quelque chose de juste en soi? ou cette chose n'est-elle que dans l'opinion? Quelle en est l'origine? Est-ce la nature ou l'instruction qui donne la vertu? Quelle en est la cause efficiente? Par quels moyens acquiert-on l'éloquence? Enfin, quels changements elle peut subir? Est-il possible que l'éloquence, par suite de quelque changement, dégénère en une complète inaptitude pour la parole? »

XXII. Lorsqu'on cherche quelle est la nature d'une chose, il faut d'abord en donner une notion, puis en développer la propriété, ensuite la diviser et en énumérer les parties : tout cela se rattache à. la définition. On y joint la description, que les Grecs appellent caractère. On donne ainsi une notion de la chose : « Le juste est-il ce qui est utile au plus puissant? » Pour la propriété, on dit : « La tristesse agit-elle sur l'homme seul, ou bien aussi sur les animaux? » La division et l'énumération des parties se font de même : « Doit-on distinguer trois sortes de biens? » Dans la description, on demande : « Qu'est-ce qu'un avare? un flatteur? » et tous les sujets de même genre tirés du caractère et des moeurs des hommes.

Lorsqu'on recherche les qualités d'une chose, on la considère en elle-même on par comparaison. En elle-même : « La gloire est-elle désirable? » Par comparaison : « Faut-il préférer la gloire à la fortune? » Il y a trois manières d'envisager une chose en elle-même : on considère s'il faut la désirer ou la fuir; si elle est juste ou injuste, honorable on honteuse. Il y a deux sortes de comparaisons : l'une par ressemblance et différence: l'autre par supériorité et infériorité. S'agit il de ce qu'on doit désirer ou fuir, on dit: « Doit-on désirer les richesses? Doit-on fuir la pauvreté? » De ce qui est juste ou injuste? « Est-il juste de se venger de celui dont on a reçu une injure? » De ce qui est honorable ou honteux : « Est-il honorable de mourir pour sa patrie? » Pour les comparaisons, elles se font, avons-nous dit, les unes par ressemblance ou par différence; ainsi : « Quelle différence y a-t-il entre un ami et un flatteur, entre un roi et un tyran? » Les autres, par supériorité ou infériorité; ainsi : « Doit-on faire plus de cas de l'éloquence que de la science du droit civil? » voilà ce qui regarde les questions de théorie.

Les autres questions, celles de pratique, sont de deux espèces : les unes sont relatives aux devoirs de la vie, les autres aux passions quelles tendent ou à exciter, ou à calmer, ou à extirper de nos coeurs. A l'égard des devoirs, on demande, par exemple : « Faut-il avoir des enfants ? » Et pour exciter les passions, on exhorte à la défense de la république, à la gloire, à la vertu.  Dans cette classe, rentrent les plaintes, les prières, les mouvements pathétiques, les larmes et la compassion, et enfin les discours propres éteindre la colère, à dissiper la crainte, à calmer les chagrins, à réprimer les transports de joie. Ces divers développements peuvent se transporter des questions générales aux questions particulières.

XXIII. Voyons maintenant quels sont les lieux propres à chaque genre de question; car tous ceux que nous venons d'énumérer conviennent bien à la plupart des questions; mais, comme je l'ai dit aussi, il en est de plus ou moins convenables, suivant le caractère de chacune. Les arguments tirés des causes, des effets, des rapports, sont très propres aux questions conjecturales; et, dans les questions où il s'agit de la nature d'un fait, il faut employer la méthode et l'art des définitions. Le lieu qui s'en rapproche le plus est celui par lequel on démontre en quoi une chose diffère d'une autre; ce qui est encore une espèce de définition. Demande-t-on, par exemple : « Si l'opiniâtreté et la persévérance sont une même chose? » Ce n'est que par les définitions qu'on en jugera. Les lieux qui conviennent ici sont les conséquents, les antécédents, les choses qui répugnent entre elles, les causes et les effets ; car, si tel effet résulte de telle cause, et non de telle autre ; si telle chose précède celle-ci, et non pas celle-là : ou bien, si tel effet répugne à telle cause, et non pas à telle autre ; si une action a telle cause, une autre action telle autre cause; si une cause a produit un effet, et une autre cause un effet différent : par quelqu'un de ces moyens on peut trouver si les objets comparés sont ou non de la même espèce. A l'égard du troisième genre de question, où l'on examine quelle est la qualité d'une chose, on y emploie les arguments dont nous avons parlé tout à l'heure en traitant le lieu de la comparaison. S'il s'agit de déterminer ce qu'on doit rechercher ou fuir, on prend les arguments dans les avantages ou dans les incommodités propres à l'âme, au corps, aux objets extérieurs. S'il s'agit de ce qui est honorable ou honteux, on tire tousses arguments du bien et du mal moral. Si l'on discute sur le juste et l'injuste, on emploie les lieux communs de l'équité, qui se divisent en deux parties; savoir, le droit naturel, et les conventions humaines. De la nature dérive un double droit, celui de se conserver et celui de se venger. Les conventions humaines sont de trois espèces: l'une repose sur les lois; l'autre, sur les convenances; la troisième, sur d'anciens usages. On distingue aussi trois autres espèces de justice : l'une, relative aux dieux; l'autre, aux mânes; la troisième, aux hommes. La première se nomme piété; la seconde, sainteté; la troisième, justice ou équité.

XXIV. Mais c'est assez parler de la thèse; nous traiterons de la cause en peu de mots; car presque toutes les règles de l'une sont applicables à l'autre.

Il y a trois genres de causes : le genre judiciaire, le délibératif, le démonstratif. L'objet de chaque genre indique assez les lieux qui leur conviennent. L'objet du genre judiciaire est le droit, jus, d'où il tire son nom. Or, nous avons expliqué les parties du droit avec celle de l'équité. L'objet du genre délibératif est l'utilité : nous en, avons donné les parties en parlant des choses qu'il faut désirer. L'objet du genre démonstratif est l'honnêteté, dont nous avons assez parlé.

Mais les questions déterminées ont chacune des lieux propres, soit pour l'attaque, soit pour la défense. Dans ces deux cas, on argumente ainsi: L'accusateur reproche à l'accusé un fait; le défenseur oppose un de ces trois moyens : ou que le fait n'a pas eu lieu; ou que, s'il a eu lieu, il ne mérite pas le nom qu'on lui donne; on enfin, qu'il était permis. Ainsi la première questions appellera négative ou conjecturale; la seconde, question de définition; la troisième, qu'on me permette ce mot fâcheux, judiciaire.

XXV. Tous les traités de rhétorique enseignent les arguments applicables à chacune de ces questions, et les lieux d'où il les faut tirer. La réfutation de l'accusation, par laquelle l'inculpation est repoussée, se nomme en grec στάσις, et les Latins pouvaient l'appeler status (état) : c'est en quelque sorte le terrain sur lequel se pose la défense, quand elle s'apprête à repousser l'attaque. Dans le genre délibératif et dans le genre démonstratif, on se sert aussi des réfutations. Souvent, en effet, lorsqu'un orateur a avancé qu'une chose arrivera, on soutient qu'elle n'arrivera pas, soit parce qu'elle est absolument impossible, soit parce que les plus grands obstacles s'y opposent. Dans ce mode d'argumentation est renfermé l'état ou la question conjecturale. Mais lorsqu'on discute l'utilité, l'honnêteté, l'équité, ou les points contraires, on trouve alors les questions de droit ou de définition. La même chose arrive dans le genre démonstratif : car on peut nier le fait même qui est l'objet de l'éloge, ou soutenir qu'il ne mérite pas la qualification que lui donne le panégyriste; ou enfin qu'il n'est digne d'aucun éloge, parce qu'il est contraire au droit, à la justice. César a employé tous ces genres d'arguments avec un peu trop d'impudence, dans sa réfutation de mon éloge de Caton. Le débat qui s'engage après la position de la question est appelé par les Grecs κρινόμενον, le point à juger; mais comme c'est pour vous que j'écris, j'aime mieux l'appeler qua de re agitur, ce dont il s'agit. Or la partie du discours qui le contient est en effet le fondement de la question; elle en est le point d'appui; et si vous la retirez, la défense n'est plus possible. Mais comme, dans les débats judiciaires, rien ne doit être plus puissant que la loi, il faut tâcher que la loi nous prête son secours, et témoigne en notre faveur. Alors se présentent comme de nouveaux états, appelés questions légales. Tantôt le défenseur soutient que la loi ne dit pas ce que l'adversaire lui fait dire., mais qu'elle dit autre chose; et cela arrive lorsque les termes eu sont équivoques ou offrent un double sens. Tantôt il oppose l'intention du législateur aux termes de la loi, et cherche s'il faut en suivre le sens littéral plutôt que l'esprit. Tantôt enfin il oppose à la loi une loi contraire. Il y a donc trois choses qui dans toute espèce d'écrit, peuvent donner lieu à la controverse : l'ambiguïté des termes, l'opposition de l'écrit avec l'intention, et les écrits contraires. Il est évident, en effet, que ces sujets de controverse employés quand il s'agit d'une loi s'appliquent également aux testaments, aux stipulations, à toutes les questions fondées sur un écrit. Les règles de ces discussions ont été exposées dans d'autres ouvrages.

XXVI. Ce ne sont pas seulement les discours entiers, mais aussi leurs différentes parties, qui empruntent le secours de ces lieux, dont quelques-uns sont propres à chacune d'elles, et d'autres leur sont communs à toutes. Ainsi l'exorde a des lieux qui lui sont propres, et qui servent à rendre les auditeurs bienveillants, dociles et attentifs. Il en est de même des narrations, quand elles répondent à leur but, c'est-à-dire, qu'elles sont claires, rapides. frappantes, vraisemblables, et qu'elles réunissent le naturel à la noblesse : qualités nécessaires dans tout le discours, mais particulièrement dans la narration. Quant à la confirmation, qui vient après la narration, comme elle se propose de persuader, on y emploiera les lieux propres à la persuasion, ceux déjà indiqués par nous dans les ouvrages où nous avons traité de l'art oratoire eu général. La péroraison, entre autres lieux, emploie surtout l'amplification, dont l'effet doit être d'exciter ou de calmer les esprits, et, s'ils sont déjà émus, d'augmenter cette émotion ou de l'affaiblir.

D'autres ouvrages, que nous pourrons lire ensemble quand vous le voudrez, nous fourniront toutes les règles bonnes à connaître pour exciter la pitié, la colère, la haine, l'envie, et les autres passions. Mais si j'ai bien compris ce que vous attendiez de moi, je crois avoir abondamment satisfait à vos désirs. Dans la crainte de rien omettre de ce qui regarde l'invention des arguments en tous genres, j'ai embrassé même plus de détails que vous ne m'en demandiez. J'ai fait comme ces vendeurs généreux qui, après s'être réservé le mobilier de la maison ou de la ferme qu'ils mettent aux enchères, abandonnent cependant à l'acheteur quelques meubles qui paraissent nécessaires à l'ornement de la propriété; j'ai voulu, à cet ouvrage, que vous pouviez réclamer comme votre bien, ajouter quelques ornements que je n'étais pas tenu de fournir.

NOTES SUR LES TOPIQUES.

1. Majores res. Ou ne sait pas au juste quel est l'ouvrage important dont Cicéron veut parler. On croit cependant généralement que c'est d'une histoire de son temps, a laquelle il travaillait depuis plusieurs années, mais qui ne nous est point parvenue. Il parle de cette histoire (Epist.) ad Att., II, 6; XIV, 17; XV, 3, etc. etc.)

Trebatl. C. Trébatius Testa était un jurisconsulte d'une grande habileté. Cicéron joue ici sur les mots juris et injuria, dont le rapport est assez difiicile à rendre en français.

II. Non est liber. il y avait, dans la législation romaine, trois manières d'affranchir les esclaves : 1° par le cens, quand un esclave, par l'ordre de son maître, était inscrit sur le vêle du censeur; 2° par la baguette, vindicta, lorsque le maître conduisait l'esclave devant le consul ou le préteur, et que celui-ci touchait avec une petite baguette la tête de l'esclave, en disant : « Je déclare que cet homme est libre, jure quiritium; » 3° enfin, par testament. L'affranchi se rasait la tète, et prenait un bonnet. On trouve dans les Institutes, t, 5, I, trois autres manières d'affranchir les esclaves. La première, lorsqu'en présence de cinq de ses amis, le maître rendait la liberté à son esclave; la seconde, lorsqu'il l'admettait à sa table pour t'affranchir; la troisième se faisait par lettre, lorsque le maître écrivait à son esclave absent, qu'il lui permettait de vivre en liberté. Dans ce passage, Cicéron ne fait mention que de l'affranchissement solennel, qui donnait à l'esclave les droits de citoyen.

Aelia Sentia. D'après l'opinion motivée d'Ernesti, et à l'exemple des plus récents traducteurs, nous supprimons les mots Aelia Sentia, quoiqu'ils se trouvent dans plusieurs manuscrits. L'exemple cité par Cicéron est emprunté à la loi des Douze Tables, et la la loi Aelia Sentia ne fut portée que vers l'an 755, longtemps après. la mort de Cicéron.

II. Assiduus. Aulu-Gelle nous apprend que le mot Assiduus a deux acceptions différentes : il signifie tantôt un homme riche de qui l'on tire aisément de l'argent, quand les besoins de l'État l'exigent; tantôt un homme assidu à porter toutes les charges publiques. Vindex est celui qui se rend caution pour l'ajourné saisi et arrêté, et qui, par ce bon office, empêche qu'il ne soit retenu plus longtemps.

III. Συζυγία. On doit lire συστοιχία, mot pour lequel Aristote, dans ses Topiques, exprime la même idée que celle de Conjugatio. Cicéron, qui citait de mémoire, a employé une expression équivalente.

Matrumfamilias. Il ne faut lias attacher à l'expression latine materfamilas le sens que nous donnons en français aux mots qui en sont la traduction littérale. Cette expression, materfamilias, était un titre de distinction. Il était donné à l'épouse après le mariage par coemption, postquam in manum convenerat, parce qu'elle était appelée à partager avec son mari les soins domestiques et la conduite des esclaves. Pour celle qui n'était que simple épouse, matrone, on disait in matrimonium connenire.

Le mariage se contractait de trois manières : savoir, par la confarréation. par l'usage, par la coemption. La confarréation était du ressort des pontifes, qui présentaient aux deux époux un gâteau de pur froment, dont ils mangeaient en signe d'union, et dont on saupoudrait aussi les victimes. (Denys d'Halicarnasse, 25; Pline, XVIII, 2.) Le mariage se contractait, par l'usage, lorsque le mari et l'épouse avaient habité constamment ensemble pendant un an, au bout duquel la femme était acquise par droit de prescription, uxor usucapta, à celui avec lequel elle avait habité. Elle ne dépendait de l'époux que pendant la durée du mariage (Aulu-Gelle, III, 2), et n'avait pas droit à la succession. Le mariage par coemption exigeait certaines solennités. C'était une espèce de marché réciproque, et l'homme et la femme se donnaient l'un à l'autre une petite pièce de monnaie. On y employait aussi des formules consacrées par les lois romaines. Le mari demandait à celle qu'il épousait : « Voulez-vous être ma femme et mère de famille? » elle répondait : « J'y consens. » Elle demandait à son tour: « Voulez-vous être mon époux et père de famille? », le mari répondait : « Je le veux. » On mettait ensuite la main de la femme dans la main de celui qui l'épousait. De là, peut-être, l'expression, conuenire in manum. (Boèce, Commentaire sur les Topiques; Nonius, XII, 50.) Là femme, en vertu de cette alliance, passait sons la puissance du mari, faisait partie de sa maison, et se trouvait, à sa mort, comprise dans sa succession.

IV. Quae se capite nunquam deminuit. Ce passage s'explique par la coemption fiduciaire, qu'une femme contractait avec un étranger pour se soustraire à la tutelle et avoir le droit de tester.

Pro liberis manere nihil oportet. Il s'agit ici des enfants nés d'un mariage illégitime, ou non reconnu par la loi; d'un mariage, par exemple, entre un citoyen et une étrangère ou une esclave. Ces enfants, par suite du divorce, restaient avec leur mère, et rie suivaient pas la condition du père. - A repugnantibus. Par exemple : « Aimer et haïr sont deux choses contraires; aimer et injurier ou offenser, sont deux choses qui répugnent entre elles. »

VIII. Postliminium. Ce mot signifiait, chez les Romains, le droit qu'on recouvrait sur une chose perdue, qui redevenait la propriété de son ancien maître, après avoir passé au pouvoir d'un étranger; ou, suivant la définition du jurisconsulte Paul (Digest., XLIX, 15, 19) : « Jus amissae rei recipiendae ab extraneo, et in statum pristinum restituendae, inter nos ac liberos populos regesque, moribus, legibus constitutum. » Les observations que Cicéron, emprunte ici à Servius et à Scévola se retrouvent à peu près dans les Institutes, liv. I, tit. 12, § 5. «  Dictum est post liminium a limine et post Unde eum qui ab hostibus raptus in fines nostros postea pervenit, postliminio reversum recte dicimus. Nam limina sicut in domibus finem quemdam faciunt, sic imperii finem limen esse veteres voluerunt. Hinc et limes dictus est quasi finis quidam et terminus. Ab eo postliminium dictum, quia eodem limine revertebatur quo amissum fuerat. »

IX. Altera nonj ubetur. « Haec actio locum habet, quoties manu facto opere agro aqua nocitura est, id est, quum quis manu fecerit, quo aliter flueret, quam natura soleret; si forte immittendo eam aut majorem fecerit, aut citatiorem, aut vehementiorem, aut si comprimendo redundare effecit. Quod si natura aqua noceret, ea actione non continetur. » Ulpien, Digest., XXXIX, lit. 3, leg. 1, § 2.

XIII. Enthymemata. Nous appelons maintenant Enthymème le syllogisme dans lequel on supprime quelqu'une des propositions, comme trop claire et trop facile à suppléer. Par exemple : « Il faut aimer toutes les vertus; donc il faut aimer la tempérance. » Mais Cicéron donne le nom d'enthyméme à des arguments fondés sur des propositions conjonctives ou disjonctives.

XX. In Palamedem conjecta suspicionum multitudo. C'est Ulysse qui,, jaloux de ce que Palamède avait envoyé une grande quantité de blé en Thrace, fabriqua, au nom de Priam, une lettre dans laquelle il remerciait Palamède de sa trahison, et lui promettait une grosse somme d'or. Il tua ensuite l'esclave porteur de la lettre, en corrompit d'autres qui déposèrent l'argent dans la tente de Palamède, le dénonça lui-même comme traître, lut la lettre au roi, montra l'argent trouvé dans la tente, et Palamède fut lapidé.

XXV. Caesar contra Catonem meum. Cicéron avait fait un éloge de Caton, qu'il célébrait comme un grand citoyen et un modèle de vertu. César crut devoir réfuter cet ouvrage qui compromettait sa gloire, et composa l'Anti-Caton. Cicéron l'avait écrit à la prière de Brutus.