Lysias

LYSIAS

 

DISCOURS PRELIMINAIRE

 

 


 

 

LYSIAS

 

 

 

DISCOURS PRELIMINAIRE

J'entreprends de publier en français un orateur dont le nom est aussi connu que ses ouvrages le sont peu. Nous n'avons pas un seul de ses discours traduit dans notre langue (01), et il n'y a qu'un très petit nombre de personnes qui aient lu l'original. Cependant Cicéron, dont l'autorité dans cette partie est si respectable, en parle comme d'un orateur qu'on peut déjà regarder presque comme parfait, quoiqu'il ait précédé Démosthène, qui, selon lui, est la règle et le modèle d'une éloquence parfaite qu'on ne trouve nulle part. Denys d'Halicarnasse, ce critique judicieux, qui a composé de si beaux traités sur l'art de la parole, et qui surtout a si bien apprécié les grands orateurs d'Athènes, paraît avoir conçu pour celui-ci une estime toute particulière ; et après Démosthène, qu'il place fort au-dessus des écrivains les plus célèbres, sans en excepter Platon, il n'en est aucun sur le mérite duquel il s'étende avec tant de complaisance.

Nous devons en croire Cicéron et Denys d'Halicarnasse : et quoique Lysias n'ait ni la force et la véhémence de Démosthène , ni l'élévation et l'abondance d'Eschine et d'Isocrate , qu'on se garde bien de penser qu'il ne sait qu'un orateur du second ordre ; il se place à côté de ces trois hommes par d'autres qualités qui leur manquent, ou qu'ils ne possèdent que dans un degré inférieur.

Pourquoi donc les discours qu'il a laissés sont-ils si peu connus, sont-ils lus si peu ? pourquoi a-t-on pris à les recueillir assez peu de soin pour que nous en ayons perdu malheureusement le plus grand nombre, et que les autres ne nous soient parvenus qu'avec des altérations qui les défigurent? C'est une question que j'examinerai après avoir donné un abrégé de sa vie, après avoir tâché de faire connaître le caractère de son éloquence , et l'avoir comparé lui-même à Isocrate et Démosthène, pour montrer en quoi il diffère de ces deux orateurs, en quoi il leur ressemble. Quelques idées sur mon travail dans la traduction de Lysias termineront ce discours.

Un de mes principaux motifs en traduisant les orateurs anciens, est d'opposer des modèles d'une éloquence simple et noble, à cette éloquence un peu forcée et un peu maniérée qui en général semble avoir prévalu parmi nous. Lysias me paraît surtout propre à produire cet effet, et je crois qu'il peut servir de modèle à ceux de nos jeunes gens qui se destinent au barreau. Quoique toujours piquante et ingénieuse, sa diction est toujours simple et naturelle : c'est la partie dans laquelle il se distingue, dans laquelle il se montre incontestablement supérieur à tous ceux qui l'ont précédé ou qui sont venus après lui.

Nous n'avons que très peu de détails sur la vie de Lysias, j'ai rassemblé le peu de traits que nous fournissent Plutarque , Photius, Denys d'Halicarnasse et l'orateur lui-même.

Lysias naquit à Athènes , sous l'archonte Philoclès, la seconde année de la LXXXe olympiade, 459 ans avant l'ère chrétienne. Il eut pour père Céphale de Syracuse, qui était venu s'établir à Athènes par le conseil de Périclès ; quelques uns prétendent que Céphale fut obligé de quitter sa patrie opprimée par Gélon, qui y avait usurpé le souverain pouvoir. C'était un homme fort riche ; amateur éclairé des sciences  et des lettres, il prêtait sa maison aux entretiens de Socrate sur la vertu, sur le bonheur des peuples et des particuliers, et sur toutes sortes de matières importantes ; entretiens immortels que Platon, son disciple, a consignés dans des dialogues que nous admirons encore.

Avec de telles dispositions et de telles facilités, Céphale ne dut pas négliger l'éducation de son sils. Lysias, en effet, fut instruit par les meilleurs maîtres de son temps, et élevé avec les jeunes gens les plus qualifiés de la ville. C'était alors le siècle de Périclès, improprement appelé siècle d'Alexandre (02). Athènes au plus haut point de sa prospérité, après avoir triomphé des Perses par son courage et par ses généreux sacrifices, comblée de gloire et de richesses, commençait à se livrer aux sciences, aux lettres et aux arts, cultivait avec ardeur l'éloquence, l'histoire, la poésie, produisait à la sois ou honorait les Phidias et les Zeuxis , les Hippocrate et les Anaxagore, les Hérodote, les Thucydide, les Périclès, les Eschyle, les Sophocle, les Euripide, les Aristophane et beaucoup d'autres. Lysias fut profiter de cette impulsion des esprits et de l'excellente éducation qu'il reçut. Il était dans sa quinzième année, lorsque les Athéniens envoyèrent une colonie à Thuries, l'ancienne Sybaris (03), ville aussi connue par la fertilité de son territoire que par la mollesse de ses habitants. Lysias partit accompagné de ses deux frères Polémarque et Euthydème pour aller s'établir dans la nouvelle colonie, et y recueillir un héritage qui, joint à la succession de son père, le fit vivre dans une grande opulence et jouir d'un état distingué.

En abandonnant la patrie des arts, des sciences et des lettres, il ne renonça pas au goût pour l'éloquence qu'il y avait puisé. Il trouva à Thuries Tisias et Nicias, rhéteurs de Syracuse (04), dont il s'empressa d'écouter les leçons, jaloux de perfectionner en lui le talent de la persuasion qu'il avait reçu de la nature. Tant qu'Athènes fut heureuse et puissante , le parti de cette république domina toujours y les anciens habitants et les colons des autres pays se faisaient gloire de suivre ses usages et son système de gouvernement. Mais lorsqu'elle eut effrayé en Sicile une entière défaite, les esprits changèrent avec la fortune. Lysias, qui resta fidèle à sa ville natale, fut obligé de quitter Thuries avec un grand nombre d'Athéniens , et revint à Athènes, sous l'archonte Callias, la première année de la XClle olympiade.

Il la trouva bien différente de ce qu'il l'avait laissée. Sa défaite en Sicile lui avait porté un coup terrible dont elle aurait pu néanmoins se relever par une politique vigoureuse et sage ; mais à la diminution de ses forces se joignit la division des citoyens. Elle était alors dominée par les Quatre-cents qu'on avait établis pour ramener le calme dans la république, et qui ne firent qu'augmenter les troubles par la dureté de leur administration» La malheureuse Athènes se précipitait vers sa ruine; et elle fut enfin obligée de subir le joug de Lacédémone sa rivale. Lysandre vainqueur l'assiégea par terre et par mer, et l'ayant forcée de se rendre, il y entra triomphant , détruisit ses murs, s'empara de tous ses vaisseaux à l'exception de douze, et y établit trente de ses citoyens pour la gouverner sous l'autorité de Sparte. Ces trente magistrats, ou plutôt ces trente tyrans, y exercèrent mille violences et mille cruautés. Thrasybule, à la tête des exilés, remporta sur eux plusieurs victoires, et leur domination fut enfin abolie. Lysias avait secouru les exilés des débris de sa fortune , et avait recruté leur troupe de 500 soldats levés à ses dépens. Ce sont Justin et Orose qui nous ont transmis ce fait. Parmi les tyrans, les uns s'exilèrent eux-mêmes, les autres furent mis à mort ; on permit à quelques uns, qui étaient moins coupables, de rester dans la ville. Ératosthène, contre lequel nous avons un discours de Lysias, était de ces derniers. Pendant que les Trente dominaient, ils avaient décidé entre eux de faire arrêter un certain nombre d'étrangers établis à Athènes, qui paraissaient contraires au gouvernement actuel, de les faire mourir, et de confisquer leurs biens. Lysias et Polémarque son frère furent du nombre des proscrits. Lysias se sauva, et se retira à Mégare; Polémarque, arrêté par Ératosthène , fut mis à mort. Lysias, de retour à Athènes après le rétablissement de la démocratie, attaqua avec force Ératosthène comme coupable de la mort de son frère et de beaucoup d'autres violences. Ce fut la seule cause qu'il plaida lui-même : car ordinairement cet orateur ne plaidait pas, mais se contentait d'écrire des plaidoyers (05).

Thrasybule, sans doute pour reconnaître le service que Lysias avait rendu aux exilés, proposa dans un décret de le faire citoyen d'Athènes. Le décret passa dans l'assemblée du peuple. Mais Thrasybule ayant oublié une formalité essentielle, et ne l'ayant pas fait accepter par le sénat avant de le présenter au peuple, Archine (06), homme sévère, à qui les Athéniens avaient de grandes obligations, attaqua le décret comme illégal, et le fit annuler. Lysias resta donc dans la classe des étrangers qui, sans pouvoir jamais devenir magistrats , jouissaient de tous les droits de citoyens, et il est étonnant que son rare mérite et l'affection qu'il avait témoignée pour la ville d'Athènes, n'aient pas engagé les Athéniens à le faire sortir de cette classe, pour le placer parmi ceux qui pouvaient s'élever aux premières dignités de la république, qu'il aurait honorées par ses talents et par ses vertus.

Quoi qu'il, en soit, ce fut depuis l'extinction de la tyrannie des Trente jusqu'à sa mort arrivée la seconde année de la Ce olympiade , c'est-à-dire depuis sa cinquante-septième année jusqu'«à sa quatre-vingtième , que Lysias composa plus de 160 discours sur différents sujets, et principalement des plaidoyers pour ceux qui avaient à défendre en justice des causes publiques ou particulières. Diodore de Sicile au XIVe livre de son histoire raconte que, lorsqu'on eut reconnu la faiblesse des vers que Denys tyran de Syracuse avait envoyé réciter aux jeux olympiques, l'indignation fut telle qu'on renversa, qu'on déchira les riches tentes qu'avaient dressées ses députés. Il ajoute que l'orateur Lysias qui était venu cette année à Olympie , entreprit de persuader à tous les assistants qu'on ne devait pas admettre à des jeux sacrés des gens qui vendent de la part d'un homme que souillait l'impiété de la tyrannie. Il dit que ce fut là le sujet de la harangue qu'il prononça pour lors, et à laquelle il donna le titre d'olympique. C'est la même harangue dont Denys d'Halicarnasse nous a conservé un fragment, et dont le but principal, dit ce rhéteur, était d'engager les Grecs à dépouiller de sa puissance Denys tyran de Syracuse, et à mettre la Sicile en liberté. Comme Diodore de Sicile place ce fait dans la première année de la XCVIIIe olympiade, Lysias devoir être alors âgé de 71 ans. Si nous en croyons Cicéron et Plutarque, il ouvrit une école d'éloquence, et il ne se contenta pas d'enseigner la rhétorique, il écrivit même sur cet art, et composa des traités qui surent estimés. On prétend qu'il était d'une très belle figure. Son buste en marbre , conservé chez Sulvius Ursinus, annonce un vieillard d'une figure majestueuse et d'une beauté mâle.

Voilà tout ce que j'ai pu recueillir sur la vie de cet orateur distingué. Maintenant je vais tâcher de faire connaître le caractère de son éloquence ; je suivrai la marche et je m'approprierai en grande partie les idées de Denys d'Halicarnasse, qui, comme je l'ai déjà dit, s'étend sur le mérite de Lysias avec une sorte de complaisance.

La première qualité qu'il lui donne est une grande pureté de langage. Il parle toujours, dit-il, le plus pur atticisme, ne se sert que des mots usités de son temps, et ne mêle jamais dans sa diction des termes anciens comme faisaient Platon et Thucydide. Personne n'a parlé plus purement sa langue que Lysias : aucun de ceux qui l'ont suivi n'a pu le surpasser à cet égard, ni même l'atteindre. Isocrate est le plus pur des écrivains, mais après Lysias. Nous devons en croire Denys d'Halicarnasse, puisque dans une langue morte nous ne pouvons juger jusqu'à quel point un auteur l'écrit purement, mais que nous sommes condamnés à ignorer quels étaient dans cette langue les termes et les tours vieillis ou nouveaux , du bon ou du mauvais usage.

Une seconde qualité de Lysias, et qui tient beaucoup à la première, c'est qu'il emploie toujours le mot propre et connu, sans se permettre jamais ces expressions recherchées, audacieuses, poétiques, que Gorgias (7) et ses sectateurs introduisirent dans l'éloquence, et par lesquelles ils éblouirent quelque temps les Athéniens, frappèrent leur imagination, et séduisirent leur oreille. Isocrate, jeune, disciple de Gorgias dont il admirait les connaissances et les talents, et dont la haute réputation devait lui en imposer, Isocrate eut le courage de s'éloigner de ce mauvais goût; il rappela la manière de Lysias, et posséda, comme lui, l'art d'employer toujours et de placer convenablement le terme propre et ordinaire.

Un orateur qui se pique de parler purement sa langue, qui, loin de se faire un mérite d'abandonner le langage simple et vulgaire, se montre jaloux de le copier fidèlement , et d'en offrir une image parfaite, un tel orateur doit être nécessairement fort clair. Aussi la clarté est-elle une des principales vertus de Lysias. Thucydide et Démosthène ont souvent besoin d'interprétation pour être entendus ; pleins d'énergie et de force, il est beaucoup de phrases chez eux dont il n'est pas facile de saisir le vrai sens. Au lieu que l'on aperçoit toujours au premier coup d'œil et que l'on conçoit sans aucun effort ce qu'a voulu dire Lysias. Et cette clarté dans {on style n'est pas une preuve de faiblesse et d'indigence, elle résulte d'une fécondité inépuisable de termes propres qu'il a continuellement à ses ordres, et qu'il emploie toujours avec goût. Chez lui les choses ne sont pas assujetties aux mots, mais les mots suivent naturellement les choses, dont ils sont l'expression naïve et fidèle.

Je veux être précis, je deviens obscur ; celui qui cherche à être clair manque de précision et de force, dit Horace dans sa Poétique. Lysias, toujours clair et limpide, est toujours précis et serré. Il dit tout ce qu'il saut, mais ne dit que ce qu'il faut ; chez, lui rien d'oiseux et d'inutile. La clarté n'empêche pas la précision, et la précision ne fait que contribuer à la clarté, en n'offrant à l'esprit du lecteur que ce qui est nécessaire pour lui faire entendre la pensée ou le raisonnement, sans distraire son attention par des idées et des mots superflus.

Si Lysias n'a pas imaginé le premier la période oratoire, l'art d'arrondir le style, de renfermer les idées dans un cercle qui les réunit et qui les termine , de donner, en un mot, a la prose sa mesure comme la poésie a la sienne ; si, selon Théophraste, Thrasymaque est l'auteur de cette invention admirable , on peut soutenir avec confiance que Lysias s'est plus distingué dans cette partie qu'aucun de ses prédécesseurs. Peu d'écrivains venus après lui ont pu le suivre ; Démosthène seul l'a surpassé, de manière cependant que sa période est plus étudiée et plus recherchée que celle de Lysias.

Le talent de présenter les choses à l'auditeur et de les lui exposer comme si elles se passaient actuellement sous ses yeux ; la science des mœurs et des convenances, qui diversifie selon sa nature chaque partie du plaidoyer, donne à l'exorde un ton de vertu et de modestie, à la narration un air de vérité et de naturel, aux preuves une diction serrée et pressante, à l'amplification des mouvements graves et vrais, à la récapitulation un style précis et coupé ; qui fait penser, parler, agir chacun selon son caractère, son âge, sa profession et son état, selon le temps, le lieu, les personnes devant lesquelles il parle, selon la passion qui l'anime et le but qu'il se propose : ces qualités que Lysias possède encore dans un degré rare, forment chez lui le discours le plus persuasif, le plus propre à être écouté sans défiance et à être cru sans peine. Cet orateur est si simple et montre si peu d'affectation, que des ignorants, ou même des personnes instruites, mais peu versées dans l'art de la parole , pourraient croire qu'il dit au hasard, sans aucun soin et sans aucune étude, tout ce qui lui vient dans le moment à l'et prit. Mais il y a d'autant plus d'art dans sa composition qu'elle n'annonce aucun artifice ; elle est d'autant plus travaillée qu'on n'y remarque aucun travail ; sa diction est liée et périodique avec toute l'apparence de manquer de liaison et de nombre ; son discours n'est pas destitué de force et de vigueur quoiqu'il coule naturellement et sans effort.

Une dernière qualité de Lysias, la plus belle de toutes sans contredit, celle qui lui est la plus propre, et qui peut mieux le caractériser, qualité où il ne trouva jamais d'égal, et qui seule a pu tirer de la soule ceux qui l'ont possédée quoique dans un degré moins parfait.. ..et quelle est cette qualité précieuse? la grâce répandue dans toute son élocution; la grâce, charme puissant et doux, attrait invincible , que l'esprit le moins éclairé sent et aperçoit, et que le plus éloquent ne saurait définir. Si l'on entreprenait d'expliquer ce qu'est la grâce dans le discours, il faudrait expliquer aussi ce qu'elle est dans une belle personne. En parlant de grâce, il est plus facile de faire voir tout ce que n'est pas cet avantage inestimable, que de montrer ce qu'il est précisément ; et après s'être épuisé en vains efforts, après avoir prodigué les paroles et les explications, les plus habiles reviennent toujours à dire que c'est un certain je ne sais quoi que l'on sent, et dont on ne peut rendre compte. Les musiciens, dit Denys d'Halicarnasse, nous avertissent de nous appliquer à écouter les chants les plus agréables , afin que notre oreille, accoutumée à la belle mélodie, en sente toutes les finesses et tous les agréments. Il nous conseille de même de lire souvent Lysias pour apprendre à mieux sentir cette grâce répandue dans tous ses discours, qu'il regarde comme la marque la plus sûre à laquelle on puisse reconnaître ceux qui sont vraiment de cet orateur et ceux qui n'en sont pas. Par exemple, quand les critiques n'en auraient rien dit, on pourrait d'après ce principe assurer que le discours (8) sur l'impiété d'Andocide, qui se trouve dans les œuvres de Lysias, n'est pas de lui. Il y a dans ce discours de la force, de la véhémence, de grandes idées et de très beaux tableaux ; mais on n'y voit pas ce tour d'esprit fin et agréable, ce choix et cet arrangement de mots élégants et gracieux, qui constituent le principal caractère de Lysias.

Après avoir considéré surtout les qualités de Lysias pour le style , nous allons examiner, toujours d'après Denys d'Halicarnasse, en resserrant ses idées et en les sondant avec les nôtres, nous allons examiner quel est le mérite de ce même orateur dans les trois genres d'éloquence , le démonstratif, le délibératif et le judiciaire. Nous dirons peu de chose des deux premiers genres ; nous commencerons par le dernier, auquel nous nous arrêterons davantage, parce que c'est celui dans lequel Lysias s'est le plus exercé et le plus distingué. Un plaidoyer présente pour l'ordinaire un exorde, une narration, des preuves , des passions et des mouvements pour achever de déterminer l'auditeur : nous allons voir jusqu'à quel point Lysias excelle dans ces diverses parties du discours.

Tout commencement d'un discours n'est pas un exorde ; il faut que le début lui convienne tellement qu'il ne puisse convenir à un autre. Tels sont tous les exordes de Lysias. Chacun d'eux, fait uniquement pour le discours à la tête duquel il est placé , ne pourrait être adapté à aucun autre discours. Tantôt celui qui plaide commence par se louer lui-même, tantôt il déprime son adversaire, on le voit, suivant la circonstance, ou détruire les impressions fâcheuses qu'on aurait pu donner de sa personne, ou louer et flatter les juges et les rendre favorables à sa cause, ou exagérer sa propre faiblesse et la puissance de son antagoniste, et montrer que le combat n'est pas égal ; souvent il présente les objets dont il parle comme importants et essentiels, et faits pour intéresser tous ceux qui écoutent : en un mot, il rassemble tous les motifs les plus capables de le faire triompher, et de faire succomber sa partie adverse. Après un début court, qui n'offre que des idées et des pensées Amples , naturelles et propres au sujet, il se hâte d'arriver a l'exposition de la cause ; et, après avoir instruit l'auditeur de ce qu'il doit lui dire, il passe à la narration. Quelquefois, sans employer d'exorde, il commence par la narration même ; et ce début ne manque ni de mouvement ni de force. La variété des exordes de Lysias m'avait trappé, et j'étais surpris que dans plus de trente discours chaque exorde fût toujours propre et toujours différent. Denys d'Halicarnasse avait plus de 200 discours sous les yeux, et il remarque que dans tous ces discours aucun exorde ne ressemble à un autre; et que, tandis que la plupart des orateurs ne se font aucun scrupule d'emprunter des débuts à d'autres écrivains , ou de se répéter eux-mêmes, Lysias dans tous ses exordes est toujours nouveau, et que chaque exorde, habilement adapté au sujet unique dont il est tiré, peut servir de modèle.

On dit communément au barreau qu'il est peu d'avocats qui narrent bien , c'est qu'au barreau il est beaucoup de jurisconsultes et peu d'orateurs. Car il n'est pas permis à un orateur d'être médiocre dans la narration. Une narration bien faite, de quelque nature que soient les faits qu'elle expose, dans quelque endroit du discours qu'elle soit placée , attache l'auditeur, l'engage à écouter les preuves avec attention ; l'apaise ou l'anime pour ou contre ceux qui en sont les objets. Personne n'ignore quel avantage le talent de raconter donne dans les conversations particulières. On ne peut être grand orateur, je le répète, sans y exceller. Démosthène, Eschine, Cicéron , y ont excellé tous trois à-peu-près également. Si l'avantage était de quelque côté, ce serait, selon moi, du côté d'Eschine, qui, dans les faits qu'il raconte , choisit toujours avec un art qui se cache sous une apparente simplicité, les circonstances les plus propres à produire l'effet qu'il désire. Lysias ne lui est pas inférieur dans cette partie , s'il ne lui est pas encore supérieur. Toutes ses narrations, selon Denys d'Halicarnasse, doivent servir de modèle et de règle. Courtes, claires, pleines d'agrément et de naturel, vives et rapides sans précipitation , toutes les circonstances en sont si bien choisies et si bien enchaînées, tous les personnages y agissent et y parlent si convenablement, qu'il ne semble pas que les choses aient pu se passer autrement qu'il ne les raconte. C'est donc chez lui, dit le rhéteur d'Halicarnasse, qu'il faut prendre des exemples pour l'art d'exposer les faits de la manière la plus probable et la plus persuasive. Quant à l'invention et à la disposition des preuves, Lysias trouve dans la subtilité et dans la fécondité de son génie des ressources pour en tirer de toutes parts. La nature des faits, les mœurs et le caractère des personnes, les circonstances des temps, les usages de la vie civile, tout en un mot lui fournit des preuves qu'il fait valoir avec le secours d'une logique simple, mais vive et prenante. Il emploie peu d'art, peut-être même trop peu pour les disposer et pour les déduire ; on dirait qu'il les place au hasard, et qu'il les présente Amplement les unes après les autres selon qu'elles se sont offertes d'abord à son esprit. Denys d'Halicarnasse , d'accord en cela avec Platon dans son dialogue intitulé Phèdre (9), dit expressément que c'est dans d'autres orateurs que Lysias qu'il faut étudier l'art de disposer les preuves , d'établir des principes généraux, d'en tirer des conséquences qui servent de principes d'où l'on tire de nouvelles conséquences, enfin de placer routes les preuves dans l'ordre le plus favorable pour qu'elles s'éclairent et se fortifient mutuellement.µ

Quoiqu'il y ait de la chaleur et du pathétique dans quelques unes des péroraisons de Lysias , ce n'est: pas là néanmoins la partie où il se distingue : l'abondance, la force, la véhémence , l'élévation, lui manquent en général (10). Seulement il récapitule parfaitement bien, parce que pour récapituler il faut surtout de la clarté et de la précision, et qu'à cet égard il ne le cède à nul autre.

Nous venons de voir quelles sont les qualités que possédait Lysias et celles qui lui manquaient ; nous le verrons encore mieux en le comparant à Isocrate et à Démosthène : ce parallèle nous mettra à portée d'appuyer sur les réflexions que nous avons déjà faites, et d'en faire de nouvelles.

Le critique judicieux que nous ne nous lassons point de citer, dans le tableau qu'il trace de l'éloquence d'Isocrate comparée avec celle de Lysias, s'exprime ainsi : Isocrate ne le cède point à Lysias pour la pureté du langage, pour l'attention à ne se servir que des mots usités de son temps sans se permettre jamais des expressions vieillies. En général il emploie le mot propre et ordinaire, et il est bien éloigné de l'affectation de Gorgias et de ses sectateurs. Il n'est pas moins clair et moins limpide que Lysias ; ainsi que lui il présente les choses au lecteur comme si elles se passaient sous ses yeux : mais il n'est pas à beaucoup près aussi simple et aussi naturel, aussi précis et aussi serré. Sa diction est grave et pompeuse, mais elle se traîne et marche avec trop de lenteur. Isocrate , ajoute Denys d'Halicarnasse , choisit bien ses mots , mais par l'affectation qu'il met à les arranger, il devient froid et maniéré, et l'on doit convenir qu'en général il se montre trop esclave du nombre et du tour périodique, et que l'élégance qu'il affecte dégénère trop souvent en redondance. Voilà en quoi il est inférieur à Lysias. Sa diction non plus n'est pas aussi gracieuse. Il est fleuri autant qu'on peut l'être, et il cherche à flatter l'oreille de ses auditeurs ; mais il n'a pas les grâces de son rival, et il lui cède en cette partie autant que le fard cède aux couleurs naturelles. Isocrate veut plaire ; Lysias plaît naturellement. Mais si le style d'Isocrate manque quelquefois de naturel et de simplicité, il faut avouer aussi qu'il respire la magnificence et la grandeur ; la construction en est sublime et d'un caractère plus qu'humain. On pourrait comparer sa manière à celle de Polyclète et de Phidias (11) , de qui le ciseau rendit avec tant de dignité les formes héroïques et divines. Au lieu que la manière de Lysias ( c'est toujours Denys d'Halicarnasse qui parle ) ressemble à celle de Calamis et de Callimaque, qui ne réussissaient qu'à représenter des hommes et des objets ordinaires. Quant à l'invention et à la disposition, Isocrate est supérieur à Lysias dans l'une et dans l'autre. Il varie son discours avec un art admirable, et fait prévenir l'ennui par une infinité d'épisodes amenés sans violence. Mais ce qui le rend à jamais digne d'éloge, c'est le choix de ses sujets toujours nobles, toujours dirigés vers l'utilité publique. Il ne se proposa pas seulement d'embellir l'art de la parole, il voulut perfectionner les âmes, et apprendre a ses disciples à gouverner leur famille, leur patrie, le corps entier de la Grèce. Tous ses discours respirent et font naître l'amour des vertus publiques et privées. Sous ce rapport, Isocrate, comme dit Platon, l'emportait sur Lysias et sur tous les orateurs qui l'avaient précédé , autant qu'un homme l'emporte sur un enfant. J'ai pris dans Denys d'Halicarnasse presque toutes les observations qui précédent ; mais je suis étonné. que ce critique n'ait pas observé que si dans ses plaidoyers Lysias est bien plus simple et bien plus naturel qu'Isocrate, il est plus affecté et plus recherché que lui dans les discours d'appareil. Est-ce que ce rhéteur n'avait pas sous les yeux son oraison funèbre des guerriers d'Athènes morts en secourant les Corinthiens ? Quoique ce discours de Lysias étincelle de beautés, quoiqu'il sait peut-être plus riche en pensées que le Panégyrique d Isocrate, je trouve que, sans avoir les grandes parties où ce dernier excelle , il a outré ses défauts , qu'il a répandu les ornements avec trop de profusion, et que surtout il a multiplié les antithèses outre mesure. Je trouve enfin qu'il y a une grande différence entre le Panégyrique de l'un et l'oraison funèbre de l'autre , pour la noblesse et la dignité du sujet, et pour la sobriété des ornements, et que la maniere d'Isocrate dans son Panégyrique, quoiqu'on y remarque en quelques endroits trop d'étude et de recherche» est beaucoup plus simple, plus large et plus moelleuse. C'est, sans doute, que Lysias n'écrivait pas alors dans son genre, et que voulant orner davantage son style, il est tombé dans l'affectation, et n'a pas su se tenir dans de justes bornes.

Il me reste à le comparer avec Démosthène, et c'est par où je terminerai ce que j'ai à dire du caractère de son éloquence, Démosthène a composé la sienne de la force et de l'énergie de Thucydide, de la majesté et de l'harmonie d'Isocrate, de la richesse et de l'abondance de Platon , de la subtilité et de la précision de Lysias, et il a pris chez lui seul cette impétuosité et cette véhémence qui lui sont propres. Mais quoiqu'il y ait beaucoup plus de naturel dans sa diction que dans celle d'Isocrate, il y a beaucoup plus de soin et d'étude que dans celle de Lysias ; quoique dans son style austère il ne manque pas de grâces, il n'a pas les grâces de son prédécesseur ; quoiqu'il connaisse la route de la persuasion, il n'y arrive pas par un chemin aussi court et aussi simple que lui. Remarquons à ce sujet que des deux moyens qu'emploie l'éloquence pour persuader, l'insinuation et la véhémence, l'insinuation qui gagne et surprend les suffrages, la véhémence qui les ravit et qui les arrache, l'un est plus frappant et plus imposant, mais que l'autre est plus sûr. La véhémence toute seule sans l'insinuation ne serait que choquer et révolter, et n'arriverait pas à son but ; au lieu que l'insinuation seule peut obtenir ce qu'elle souhaite, et l'obtient d'autant plus sûrement, qu'on n'a d'elle aucune défiance, tandis qu'on est en garde contre la véhémence et la force (12). Aussi le véhément et impétueux Démosthène est-il adroit et insinuant quand il le faut. Qu'on lise pour s'en convaincre l'exorde de sa harangue sur la couronne , on verra avec quelle adresse il s'insinue dans l'esprit de ses auditeurs ; on verra partout, si on y fait attention, avec quel art il fait ménager l'amour-propre et les opinions du peuple d'Athènes et de ses juges, lors même qu'il semble leur parler avec plus d'empire et moins de ménagement.

Mais achevons notre parallèle. Si l'on considère chaque discours à part d'Isocrate et de Démosthène, on y remarquera plus de variété que dans ceux de Lysias, ils emploient l'un et l'autre plus de moyens divers, et ils les étendent davantage, surtout Isocrate; souvent même ils en produisent d'étrangers au sujet et à la cause. Mais si l'on examine tous les discours ensemble , on verra que les deux autres orateurs se répètent quelquefois, que leurs exordes sont quelquefois vagues et généraux, qu'il règne dans tous leurs écrits un ton et une manière qui sont à-peu-près les mêmes : au lieu que Lysias change de manière et de ton autant de fois qu'il change de cause et de sujet. C'est son sujet qui l'inspire ; c'est son sujet qui lui dicte et qui lui suggère des idées plus ou moins relevées, un style plus ou moins simple , tel exorde, telle narration, telles preuves ou tels mouvements. C'est dans son sujet qu'il trouve toutes les ressources ; son imagination lui est d'un moindre secours lorsqu'un sujet sérieux lui manque. Et c'est la raison pour laquelle il réussit moins dans le genre démonstratif, sans compter que la nature lui avoir refusé une certaine élévation et une certaine abondance. Quant au genre judiciaire qui lui fournissait des sujets déterminés , une fécondité inépuisable lui faisait trouver sans cesse quelque chose de nouveau. On le voit dans les causes diverses sur lesquelles il écrit, s'élever sans effort au ton le plus noble, ou descendre sans bassesse au langage le plus familier. Il nous reste de lui plus de trente discours dont aucun ne ressemble à un autre ; et Denys d'Halicarnasse , comme je l'ai dit déjà, fait la même observation sur plus de deux cents qui restaient alors de cet orateur. Je ne crois pas qu'il eût été aussi loin que Démosthène dans le genre délibératif ; mais pour la raison que je viens de dire, et d'après quelques uns de ses plaidoyers qui ont quelque rapport avec ce genre ; je ne pense pas qu'il y eût été médiocre s'il eût eu occasion de se mêler de l'administration des affaires.

De tout ce que nous venons de dire d'après Denys d'Halicarnasse, qui avait lu tous les discours de Lysias , et qui en avait fait une étude approfondie, on peut conclure que si Lysias n'était pas hors d'état de traiter les grands sujets, il était inférieur dans cette partie à Démosthène, et même à Isocrate ; mais que pour les sujets ordinaires et moins importants, il avait sur eux encore plus d'avantage qu'il n'avait d'infériorité dans les autres, et que ses défauts mêmes, vu la nature des sujets, devenaient un mérite, parce qu'ils le faisaient écouter avec moins de défiance.

Pourquoi donc , puisque Lysias possédait dans un si haut degré des parties essentielles d'éloquence qui le placent à côté des plus grands orateurs d'Athènes, pourquoi a-t-on pris si peu de soin pour nous conserver ses discours, ou pourquoi ceux qui ont échappé à l'injure des temps ne sont-ils parvenus jusqu'à nous qu'avec des altérations qui les défigurent et qui les rendent inaccessibles à là plupart des lecteurs ; tandis que nous pouvons nous flatter d'avoir à peu près toutes les œuvres d'Isocrate et de Démosthène, et dans un état au moins supportable? La raison m'en paraît claire, et je vais tâcher de la rendre sensible par des exemples. Qu'on suppose trois hommes, l'un d'une figure majestueuse, d'une grande et magnifique stature, la démarche noble, mais lente et tranquille , la chevelure naturellement belle, mais dont l'art ait formé et arrangé les boucles flottantes, dont les traits du visage parfaitement réguliers , et toutes les parties du corps exactement proportionnées , soient relevés par un riche habillement ; l'autre un Hercule d'une grandeur plus qu'humaine, armé de sa massue, décoré de sa seule beauté mâle, dont tous les muscles bien prononcés soient souples et agiles , qui annonce , lorsqu'il est paisible, la dignité et la majesté d'un héros issu des dieux, mais dont l'œil s'enflammerait, et qui, sans cesser d'être maître de ses mouvements, se jetterait avec impétuosité sur celui qui oserait l'attaquer ; le troisième, d'une taille ordinaire, paré d'un vêtement simple, mais propre, le regard animé, l'œil vis, dont les grâces répandues sur toute sa personne se communiquent à toutes ses actions et à tous ses gestes, capable de prendre un air grave ou de sourire finement, et de changer à chaque instant sa manière d'être selon les circonstances : il pourrait arriver qu'on regarderait à peine celui-ci, et que les deux autres fixeraient seuls l'attention ; mais que si par hasard on approchait du dernier et qu'on l'examinât de près, on se contentât d'admirer les deux premiers, et qu'on ne pût se résoudre à quitter le troisième.

Le peu d'attention qu'on aura donné à Lysias, parce qu'il cache ses grandes qualités sous l'apparence du langage le plus simple et le plus populaire, pourrait donc être la vraie raison pour laquelle ses ouvrages ont été peu lus, et pour laquelle on n'en a pas multiplié les copies. J'avouerai cependant que le peu d'importance de la plupart des plaidoyers qu'il a composés et des sujets qu'il a traités, a pu encore y contribuer beaucoup. Enfin, il faut en convenir, mille circonstances et mille autres causes diverses (13) ont pu nous soustraire le plus grand nombre de ses discours, et faire négliger les autres. Car , nous ne le savons que trop, le temps qui nous a conservé une foule d'écrits qui ont peu de valeur pour le fond des choses et pour la beauté du style, nous a dérobé d'excellents ouvrages en tout genre que nous regretterons toujours.

Quoi qu'il en soit de cette question, et quelle que soit la cause qui nous ait privés du plus grand nombre des écrits de Lysias que nous avons malheureusement perdus, travaillons du moins à rétablir dans leur pureté première le peu qui nous reste. C'est ce dont je me suis occupé avec zèle dans l'édition de cet orateur que je sais imprimer actuellement. Comme j'ai trouvé fort peu de secours dans les manuscrits , j'ai tâché par mes propres conjectures, et en profitant des recherches de ceux qui m'ont précédé dans ce travail, de réparer les traits d'une belle statue mutilée, et de rendre agréable à lire à tous les amateurs de la langue grecque, un écrivain qui, vu les altérations du texte, n'était accessible qu'à un petit nombre de savants. C'est à cette occasion que j'ai composé un mémoire critique sur les devoirs et sur les qualités d'un éditeur des anciens, mémoires que j'ai cru pouvoir placer après ce ce discours sur Lysias, puisque c'est Lysias qui m'en a fourni l'idée.

Je voudrais pour l'avantage de ceux qui ne peuvent lire cet orateur dans l'original, l'avoir traduit de façon qu'ils fusent dédommagés au moins en partie. Je me suis étudié à représenter le plus fidèlement qu'il m'a été possible les qualités qui le distinguent , la pureté du langage , la propriété des termes, la diversité du style ; je n'ai rien négligé pour réunir comme lui la clarté et la précision , la simplicité et la noblesse, le naturel de la phrase et le nombre de la période. Mais comment transporter dans une langue étrangère la principale de ses qualités, celle qui le caractérise, la grâce répandue sur toute son élocution, le charme secret qui embellit toutes ses paroles ? Cette grâce et ce charme peuvent être sentis facilement dans les discours où le texte est moins corrompu, mais il faudrait être Lysias lui-même pour les rendre tels qu'on peut les sentir. Je ne dirai pas ce qu'il m'en a coûté pour tirer partout des sens clairs et raisonnables, même dans les endroits où le texte est le plus altéré : je ne pourrais faire connaître quel a été mon travail ; et d'ailleurs je désire que ceux qui me liront en jouissent sans s'en apercevoir, que toute la peine ait été pour moi, et que le plaisir soit pour eux. Je serai amplement dédommagé de mes veilles, si je puis faire goûter à mes compatriotes un écrivain aimable et ingénieux, dont les ouvrages leur étaient inconnus, et dont aucun discours n'avait encore été traduit dans notre langue. Puissent surtout les jeunes gens qui le destinent au barreau, trouver dans Lysias un modèle qui leur apprenne à donner à chaque cause le ton qui lui convient, à ménager les paroles, à ne dire que ce qu'il faut pour exposer clairement les faits et pour établir solidement les preuves.

Avant de finir, je dois rendre hommage et témoigner publiquement ma reconnaissance aux personnes de goût qui m'ont aidé dans mon travail. M. Sélis dont j'ai déjà parlé en publiant mon Isocrate, m'a donné de nouvelles preuves de l'intérêt qu'il prend à ma personne et à mes écrits, en voulant bien examiner avec cette justesse et cette sévérité de goût qu'on lui connaît, quelques uns des principaux discours de Lysias que j'ai mis sous ses yeux. M. l'abbé Arnaud, nommé commissaire pour l'examen de mon ouvrage par l'académie dont j'ai l'honneur d'être membre, a parcouru tous les discours que j'ai traduits, en a lu quelques uns avec une attention particulière , m'a communique ses réflexions , et m'a donné ses conseils avec cette franchise et cette rigueur utile que Boileau désire dans un ami que l'on consulte. J'ai trouvé en lui un juge et un critique d'autant plus sûr, qu'il a ce goût rare dû à une étude réfléchie des anciens et à un sentiment exquis des beautés qui leur sont propres. Je ne dois pas laisser ignorer au public qu'il m'a même rendu le service de travailler de nouveau et de retraduire sur l'original un des discours de Lysias qui offrait le plus de difficultés pour saisir certains sens et pour exprimer certains détails. C'est le troisième du volume, le plaidoyer contre Simon. Je me suis approprié son travail, qu'il m'a abandonné. J'ai adopté des sens délicats qui m'avaient échappé, et j'ai pris tous les tours heureux qui donnaient au discours plus de noblesse, plus de naturel et de mouvement. J'ai admiré comment le génie ardent et élevé de M. l'abbé Arnaud savait descendre avec grâce dans les détails les plus bas en apparence. C'est, à mon avis, la marque la plus sûre du vrai talent ; et il n'y a de grands écrivains que ceux qui savent parcourir, depuis le sublime jusqu'au plus {impie, toute l'échelle des différents tons du style dont un sujet est susceptible. C'est une qualité précieuse que je remarque surtout dans les anciens Grecs, et dont ils nous fournirent d'excellents modèles que nous devons étudier jour et nuit, suivant le conseil d'Horace.

 

MÉMOIRE CRITIQUE

 

Sur les devoirs et sur les qualités d'un Editeur des Anciens. (14)

Un éditeur des anciens peut-il se permettre de corriger un texte lorsqu'il est évidemment corrompu , quelles sont les règles qu'il doit suivre dans cette correction, et quelles qualités demande une pareille entreprise ! Tel est l'objet de ce mémoire. Je voudrais , s'il est possible , fixer les idées sur une question non moins importante que délicate, qui a longtemps partagé, et qui partage encore aujourd'hui les savants ; sur une question de pratique où il ne s'agit pas seulement d'éclairer l'esprit, mais de déterminer selon quelles règles on doit publier les écrits des anciens , pour que la lecture en soit plus utile en même temps et plus agréable.

Avant que d'entrer dans mon sujet, il est à propos de répondre à quelques difficultés, d'expliquer quelques termes , et d'établir quelques distinctions qui m'ont paru essentielles, afin de dissiper, s'il se peut, tous les nuages, et de lever tous les doutes que pourraient se former des esprits prévenus.

De sages critiques prétendent qu'il cst dangereux de permettre expressément aux éditeurs des anciens de resituer les textes et d'y faire des changements sans être autorisés par des manuscrits. On doit craindre, disent-ils, de leur accorder une liberté dont ils abuseront toujours. A la bonne heure , ajoutent.ils, qu'on cherche et qu'on propose des restitutions heureuses , que même on se permette quelquefois de les introduire dans le texte ; mais on doit éviter de mettre en principe qu'il sera permis de le faire.

Ils auraient raison , sans doute, si l'on accordait la liberté sans la restreindre par toutes les règles qui la retiendront dans de justes bornes, et l'empêcheront de dégénérer en licence. Toute conduite d'un être raisonnable est soumise à des principes qui lui prescrivent, lui défendent ou lui permettent telle ou telle action. Pourquoi ne pourrait-on pas examiner et discuter ces principes ? pourquoi ne pourrait-on pas les lui mettre sous les yeux ? S'il est permis d'insérer quelquefois ses restitutions dans le texte , il me semble qu'il doit l'être aussi de publier les principes d'après lesquels il est permis de le faire. Mais les plus habiles avant nous ne l'ont pas fait. Eh ! pourquoi ne serions nous pas ce qui n'a pas été fait encore! Les arts dans leur naissance n'ont que des procédés incertains ; et c'est contribuer à leurs progrès que de poser des principes d'après lesquels on puisse agir sûrement et garder un juste milieu entre les extrêmes. Un homme qui .aime sincèrement les lettres, et qui cst jaloux d'en étendre l'empire, ne doit donc pas craindre d'envisager d'un œil  ferme et d'établir avec précision les règles qui doivent diriger la conduite d'un éditeur des anciens.

Je vais donner maintenant l'explication de quelques termes employés dans le cours de ce mémoire; après quoi j'établirai une distinction qui m'a paru propre. à jeter quelque jour sur la matière que je traite : distinction qui pourrait contribuer à réunir les principaux chefs d'une dispute savante, et ceux qui Ce sont rangés sous leurs enseignes.

J'appelle leçon primitive ou originale la leçon telle qu'elle est sortie des mains de l'auteur avant que d'avoir été altérée par les copistes. Je nomme ancienne leçon celle qui a été réellement, ou qui est censée avoir été altérée, et à laquelle on a substitué une leçon nouvelle.

On peut distinguer deux sortes d'éditeurs ; l'éditeur d'un manuscrit, et l'éditeur d'un écrivain. L'éditeur d'un manuscrit est celui qui, d'après une ou plusieurs copies manuscrites, nous transmet fidèlement et à la lettre ce que le temps nous a conservé d'un écrivain : l'éditeur de l'écrivain même est celui qui, d'après une étude profonde de ses ouvrages, les met au jour dégagés, autant qu'il est possible, de toutes les fautes et erreurs des copistes.

L'éditeur d'un manuscrit ne peut être, sans doute, trop exact à nous ,1e représenter tel qu'il existe. Son devoir et son but est de le multiplier par la voie de l'impression, de sorte que tous les exemplaires sortis de la presse en soient autant de copies qui puissent se transporter aisément pat tout et se lire sans peine. Je n'examinerai pas ici les moyens qui lui feront connaître les manuscrits les plus dignes de soi : c'est une question à part qu'ont déjà traitée plusieurs savants ; je me contente de dire qu'après avoir fait choix du meilleur manuscrit qu'il pourra se procurer, après s'être appliqué à le débrouiller, en s'assurant par son travail de tous les caractères , il faut qu'il le transcrive avec une fidélité scrupuleuse , et qu'il veille à ce que l'impression n'en fasse perdre ni un mot ni une syllabe. C'est là ce qui rend si précieuses les éditions des Alde ; c'est: l'attention à copier fidèlement jusqu'aux fautes qu'ils avaient sous les yeux , qui nous fait rechercher ces éditions comme représentant les copies manuscrites , et nous persuade qu'en les lisant nous lisons les manuscrits mêmes. Les éditeurs qui sont venus immédiatement après les Alde, se sont peut-être trop pressés de travailler sur le texte ; ils devaient se contenter peut-être de recueillir les leçons de divers manuscrits, de choisir celles qui leur semblaient préférables, et de rejeter les autres parmi les variantes, en marquant avec soin le manuscrit auquel elles appartenaient. Quelque heureuses que fussent les restitutions qu'ils pensaient avoir trouvées , ils auraient peut-être mieux fait de les proposer simplement à la marge ou au bas de la page ; ou du moins s'ils se permettaient d'en introduire quelques-unes dans le texte , ils ne devaient jamais négliger de renvoyer à la marge, ou au bas de la page, l'ancienne leçon, quelque vicieuse qu'elle leur parût, ou qu'elle sût réellement. On aurait donc quelque reproche à faire aux Etienne, aux Vossius, et à quelques autres éditeurs estimables; on pourrait les blâmer de s'être permis quelquefois d'insérer des restitutions dans le corps d'un ouvrage sans en avertir (15). Ceux qui ont travaillé dans cette partie savent qu'un texte, regardé d'abord comme altéré, examiné ensuite de plus près avec des connaissances plus étendues et plus précises de la langue et du génie de l'auteur, de l'histoire, des lois , des mœurs et des usages d'un peuple, a souvent présenté le plus beau sens , un sens qu'on n'aurait pas imaginé si on n'avait pas eu l'ancienne leçon sous les yeux : ils savent que les altérations mêmes, considérées d'un œil plus attentif, font souvent trouver , par le moyen d'un léger changement, la leçon que l'on cherchait et qu'on aurait cherchée en vain dans les restitutions les plus ingénieuses. Ainsi la fonction des premiers éditeurs est de nous donner ce qui est échappé à l'injure des temps , et de nous le donner tel qu'il est parvenu jusqu'à nous. Mais la tâche de celui qui travaille sur les premières éditions est de nous rendre, autant qu'il est possible, ce que l'injure des temps a pu ôter au génie S à l'esprit d'un ancien écrivain; surtout lorsque, vu la multiplicité des fautes , on ne peut pas le lire.

Pour peu qu'on ait étudié l'histoire des manuscrits, on fait combien l'ignorance ou le faux savoir, l'inattention ou la témérité , la mauvaise soi ou la crédulité des copistes, ont dû altérer les écrits des anciens auteurs. Plusieurs d'entre car, ignorant absolument, ou sachant mal la langue de l'écrivain qu'ils copiaient, prenaient un mot pour un autre; séparaient ce qui devait être uni ; unissaient ce qui devait être séparé ; transportaient dans le texte , comme en étant une portion , ce qu'ils trouvaient à la marge ou au-dessus des lignes. D'autres, un peu plus instruits, croyant trouver des fautes dans ce qu'ils n'entendaient pas, altéraient souvent ce qui était sain ; supprimaient, comme superflu , ce qui était nécessaire, ce qui contribuait à la force ou à la grâce du discours ; corrigeaient des fautes réelles par des fautes plus considérables. D'autres, qui vivaient de leur travail, et qui voulaient écrire beaucoup , en se hâtant de copier, passaient ou transposaient des lettres, des syllabes, des mots , des lignes entières. D'autres, qui avaient véritablement de grandes connaissances et une vaste érudition, se permettaient de corriger les ouvrages d'autrui comme si c'eût été leurs propres ouvrages, prenaient toutes leurs conjectures pour des certitudes; et pleins de mépris pour l'ignorance , ne parvenaient, après un grand travail et de longues recherches, qu'à donner des copies plus défectueuses que celles des ignorants mêmes. Quelques-uns enfin, voulant faire croire qu'ils étaient possesseur de manuscrits plus complets , faisaient des copies auxquelles ils ajouraient de leur fonds, et trouvaient des hommes crédules qui copiaient religieusement leurs additions frauduleuses. Je ne parle pas des copies faites par plusieurs personnes sous une même dictée : on imagine sans peine les altérations de toutes les espèces provenant de celui qui dictait ou de ceux qui écrivaient.

Le texte de quelques auteurs anciens ayant été altéré, tronqué, mutilé, lacéré , par tant de causes diverses, doit-il être permis de chercher à lui rendre sa pureté première, de retrancher ce qui a été ajouté, d'ajouter ce qui a été retranché, de remettre en sa place ce qui a été transposé? II me semble que proposer la question c'est la résoudre , et que demander s'il faut publier les ouvrages latins et grecs avec les altérations du texte , ou en y faisant les corrections nécessaires, c'est demander s'il faut publier un ouvrage français avec les fautes d'impression, c'est demander si les erreurs d'un copiste, qui trace des caractères avec la plume, doivent être plus respectées que celles d'un ouvrier qui arrange des lettres mobiles pour en former des lignes et des pages (16). Des savants judicieux ont donné d'excellentes règles pour découvrir la trace des altérations d'un texte et trouver des corrections sûres. De quelle utilité seront ces règles s'il n'était jamais permis de s'en servir ? On dira peut-être qu'il faut laisser le texte tel qu'il est , et mettre ses corrections à la marge : c'est-à-dire qu'il faut laisser subsister le mal et mettre le remède à côté. D'ailleurs, si le texte en général est pur, s'il n'est altéré que de loin à loin, on peut, sans doute, on doit même ordinairement se contenter de mettre ses corrections à la marge, ou de les renvoyer au bas de la page , parce que l'attention qu'on y donne n'empêche pas de lire l'ouvrage de suite. Mais si , comme dans certains discours de Lysias et dans d'autres pièces, il se trouve altéré presque à chaque ligne, alors il y aura plus de corrections que de texte; la multiplicité des fautes et les renvois continuels distrairont sans cesse, dégoûteront de l'ouvrage et empêcheront d'en sentir les beautés. Une tragédie, une comédie , un discours oratoire , et d'autres ouvrages de cette nature , veulent être lus sans interruption pour être sentis ; et c'est la raison pour laquelle on ne lit pas ou qu'on lit fort peu, ou ces éditions savantes dans lesquelles il y a plus d'érudition que de goût, ou ces éditions toutes nues, pleines des fautes qu'on a trouvées dans les copies manuscrites. Sans être lisibles par elles mêmes, elles ne peuvent que servir à un éditeur intelligent qui veut donner des éditions Lisibles, C'est le fonds sur lequel il travaille.

Et qu'on ne dise pas qu'il y a de la témérité à introduire ses corrections dans le texte sans être autorisé par des manuscrits. D'abord, cette liberté que l'on qualifie de témérité et de licence , les meilleurs éditeurs Ce la sont souvent permise ; et tout ce que je leur reproche , comme je l'ai déjà dît plus haut, c'est d'avoir quelquefois admis des restitutions sans en. avertit. Ensuite , si tous les manuscrits sont évidemment fautifs , pourquoi laisserait-on subsister dans le texte des fautes évidentes - Qu'on me permette de revenir à une comparaison qui, toute simple qu'elle paraît, est cependant décisive. Laisserait-on subsister dans une édition française des fautes d'impression, parce que toutes les éditions antérieures porteraient ces mêmes fautes !

Je dirai ce qui m'est arrivé à moi-même au sujet d'une lettre que je crois d'Isocrate, quoiqu'elle ne se trouve dans aucune édition de ses œuvres. Cette lettre est adressée à Archidame, roi de Lacédémone : Hœschelius l'a insérée dans son Photius comme ayant été apportée d'Italie par André Schot. J'avais corrigé plusieurs endroits du texte , et je me disposais, suivant mes principes, à y introduite mes corrections, lorsque je les trouvai presque toutes confirmées , mais non justifiées (car elles l'étaient déjà par l'évidence même de la chose), dans deux manuscrits de la Bibliothèque du Roi. Si ces deux manuscrits n'eussent pas existé , aurais-je donc dû laisser subsister les fautes dans le texte contre ma conscience ? aurais-je dû permettre que le lecteur se vît arrêté presque à chaque pas par ces pierres d'achoppement, lorsque je pouvais lui ménager une lecture facile et agréable ? J'ai corrigé le texte grec en beaucoup d'endroits, dit le savant Grotius dans son édition de Stobée, je l'ai corrigé pour le sens et pour la mesure des vers, tant d'après mes conjectures et celles de mes amis, que d'après les manuscrits de la Bibliothèque du Roi. J'ai inséré mes corrections dans le texte, ajoute-t-il, pour que lecteur éprouvât moins de peine en lisant ( quo minore cum offensa legeretur ) , et j'ai fait mention dans mes notes de l'ancienne leçon (17).

Il faut respecter le texte, répètent sans cesse ces esprits timides , ou ennemis d'un grand travail, qui craignent de toucher à un texte corrompu, comme si c'était une chose sacrée , ou qui trouvent plus commode de copier des fautes que de chercher à les corriger. Il faut respecter le texte. Oui, s'il est pur ; car s'il est visiblement altéré, respecter le texte ce serait respecter les injures faites au texte par des mains ignorantes ou téméraires ; ce serait respecter la mauvaise foi ou l'inattention d'un copiste. Non , il ne faut pas alors respecter le texte ; il faut plaindre l'auteur ainsi maltraité et défiguré ; et , par respect pour sa mémoire , tâcher de lui rendre ses traits originaux effacés par le temps. Il est néanmoins, nous devons en convenir, il est un point de vue sous lequel on doit respecter les altérations mêmes qui défigurent un ancien écrivain ; sans doute si on les considère comme offrant des traces de la leçon primitive et pouvant la faire retrouver. Tout autre respect qu'on exigerait pour elles ne serait qu'une superstition aussi contraire aux principes d'une raison saine que nuisible aux progrès des sciences et des lettres.

N'abandonnons pas cette partie de notre mémoire sans démontrer d'une manière invincible , si nous le pouvons , qu'on peut quelquefois insérer ses restitutions dans le corps d'un ouvrage, même sans être autorisé par des manuscrits. Pour qu'un éditeur puisse se permettre de changer un texte d'après ses propres conjectures, il faut que ce texte soit visiblement altéré , évidemment corrompu. Or qu'est-ce qu'un texte visiblement altéré , évidemment corrompu ? C'est celui qui, n'offrant qu'une locution barbare , ou ne présentant aucun sens, annonce évidemment que la leçon originale, telle qu'elle est sortie des mains de l'auteur , est perdue. La restitution trouvée est ou évidente ou simplement probable. Si elle est évidente, il est hors de doute qu'on doit préférer , pour l'introduire dans le texte , une leçon que l'on voit clairement être la vraie leçon de l'auteur, à celle qui, de l'aveu de tout le monde , lui est absolument étrangère. Si la restitution n'est que probable, je le demande, doit-on préférer une leçon qui certainement n'est pas la leçon primitive, à celle qui probablement est la vraie leçon originale! Premier motif qui peut autoriser à insérer dans le corps d'un ouvrage. Une restitution quoique amplement probable. Ajoutons pour second motif que par là on ménage à ceux qui lisent, une lecture plus facile et plus agréable , une lecture où les règles de la grammaire ne sont pas manifestement violées, où le sens est toujours net et suivi. En général, tout auteur, tout traducteur, tout éditeur d'un ouvrage, doit se donner toute la peine pour l'épargner à ses lecteurs : il n'est qu'un petit nombre d'hommes patients et laborieux qui aient le courage dans leurs lectures de dévorer les difficultés et d'arracher les épines ; les autres, ceux mêmes qui ont le plus d'esprit et d'imagination, ne tardent pas à abandonner, à rejeter avec dépit et avec dédain, un ouvrage, quoiqu'il soit, dont la lecture est trop pénible. Ainsi plus les anciens méritent d'être lus et pout le fonds des choses et pour la beauté du style, plus il est important de les rendre faciles et agréables à lire. En exigeant de l'éditeur qu'il mette toujours l'ancienne leçon, la leçon altérée, à la marge ou au bas de la page, rien ne sera perdu, tout sera sauvé ; et c'est un nouveau motif pour user sans scrupule d'une restitution heureuse. En veut-on un quatrième ,, Je le trouve dans l'autorité de quelques éditeurs judicieux qui nous ont précédés, lesquels se sont permis quelquefois, d'après leur propres conjectures, des corrections que la raison avoue, qu'elle reconnaît comme indispensables. Leur reprocherons-nous d'avoir fait une partie du travail, au lieu de l'achever courageusement.} Ne travaillerons-nous pas plutôt à montrer dans toute leur beauté et dans tout leur éclat les champs qu'ils ont heureusement défrichés? Ils nous ont ouvert la carrière , ils y ont marché les premiers : retournerons-nous au point d'où ils sont partis, ou nous arrêterons-nous où ils sont reliés, au lieu d'avancer de plus en plus dans la route qu'ils nous ont ouverte et tracée avec tant de zèle !

Enfin je le demande au partisan le plus zélé de l'opinion contraire à celle que je soutiens : voici quelques altérations et restitutions que j'ai recueillies dans Scioppius, qui a traité cette même matière. J'ai mieux aimé prendre mes exemples dans la langue latine, qui est plus connue, que dans la langue grecque, qui l'est beaucoup moins. On lit dans un manuscrit de Pétrone, Trimalcionis copanta est , au lieu de Trimalcionis sycophanta est; dans un manuscrit de Cornelius Nepos, deinde celiam, au lieu de deinde Deceliam; on lit encore dans des manuscrits de Plaute, nec reddant alteri, pour ne credant alteri ; cum auris aurib , pour cum armis aureis ; dans des manuscrits de Symmaque, ammortuo , pour animo tuo ; tum speratis, pour sumpseratis; sponsorem nititur, pour sponsore me nititur; sa temporis, pour sat te temporis ; expecttatio ne vicissim , pour expectatione vicissim ; Theodoromedi , pour Theodoro medico. Je le demande donc au savant scrupuleux et timide qui ne permet de corriger les textes corrompus que d'après l'autorité des manuscrits : conservera-t-il religieusement les locutions barbares que je viens de citer, au lieu d'y substituer les corrections heureuses que le bon sens suggère? S'il s'obstine à rejeter celles-y, on le trouvera bien peu raisonnable, et on le laissera seul se complaire dans les solécismes et les barbarismes : s'il ne croit pouvoir le dispenser de les introduire dans le texte ; il est donc des cas où l'on peut corriger les textes sans être autorisé par les manuscrits ; il ne s'agit donc que d'examiner dans quels cas et suivant quelles règles on doit le faire.

Je crois qu'il est assez prouvé maintenant qu'un éditeur des anciens peut se permettre dans certains cas de corriger les textes corrompus , et d'y insérer ses corrections, même sans être autorisé par des manuscrits. Mais nous ne pouvons trop l'avertir d'être en garde contre lui-même, dans la crainte qu'il n'altère un texte put, ou que, s'il est altéré, il ne le corrompe encore davantage. Nous allons donc indiquer les règles qu'il doit suivre pour se garantir de cet écueil, et pour ne point s'exposer à tourner le dos au but qu'il se propose.

Il serait trop long d'examiner ici en quel état étaient originairement les auteurs latins , et comment on est enfin parvenu à les faire lire sans beaucoup de peine à un lecteur un peu attentif. On verrait que les commentateurs et les critiques ont commencé par défricher l'ouvrage ; mais que comme pour l'ordinaire ils sont un peu diffus, et qu'ils laissent dans l'ouvrage même les traces et les instruments de leur travail, il a paru après eux des hommes de goût qui, faisant disparaître l'appareil de la critique , et, pour ainsi dire, les échafauds de l'édifice, ont rejeté tout ce qui était inutile , et ont choisi ce qu'il y avoir de mieux : on verrait que ces esprits sages introduisant dans le texte les restitutions certaines et incontestables , et expliquant les endroits difficiles par des notes courtes et substantielles qui mènent droit à la solution de la difficulté sans faire parcourir tous les chemins qui y conduisent, nous ont ouvert à tous ces trésors antiques qui auparavant n'étaient accessibles qu'à un petit nombre de personnes. Les auteurs grecs n'ont pas été aussi heureux. La plupart sont restés entre les mains des critiques et des commentateurs. Je suis bien éloigné de mépriser le travail de ces savants estimables, sans lesquels nous ne pourrions lire aujourd'hui ni Virgile , ni Horace , ni Cicéron , ni tant d'autres écrivains dont la lecture nous instruit ou nous amuse ; mais je dis que leur travail ne suffit pas. C'cst sans doute beaucoup, c'est même le plus fort et l'essentiel qu'un champ jusqu'alors inculte ait été défriché ; mais quelle différence entre un champ simplement défriché, et une campagne couverte d'une riche moisson; chargée d'une superbe forêt, ou embellie par tout l'art du jardinage! Pour ne parler que des orateurs grecs qui me sont le plus connus, le texte de la plupart des discours d'Isocrate et de quelques-uns de Démosthène, est assez pur en général : mais combien d'autres dont le texte corrompu en beaucoup d'endroits n'est éclairci par aucune note, ou se trouve embarrassé de longs commentaires plus difficiles à lire que le texte même !

Quoi qu'il en soit de ce que nous venons de dite , l'éditeur des ouvrages où il reste peu de vices et d'altérations pour le sens ou pour la langue, doit être fort réservé, et ne se permettre d'introduire ses corrections dans le texte, que quand les fautes sont visibles, et les restitutions évidemment nécessaires, ou autorisées par de bons manuscrits et des éditions dignes de foi. Le texte d'un ouvrage qu'on lit sans beaucoup de peine, qui est entre les mains de tout le monde, qui a été lu et relu par une infinité de personnes , ne doit être changé que lorsqu'on est sûr que tous les lecteurs accoutumés à lire d'une certaine manière, applaudiront eux-mêmes au changement d'après toutes les raisons sur lesquelles on le fonde. Excepté dans ces cas, qui doivent être fort rares, il faut se contenter de proposer ses doutes et ses conjectures hors du texte, en se faisant scrupule d'y toucher en rien. Personne n'admire plus que moi la grande connaissance que M. Reiske avoir des langues anciennes, et surtout de la grecque , l'art et la sagacité avec lesquels il corrige un texte vicieux, et supplée ce qui manque. Son travail fut ce qu'on appelle les petits orateurs Grecs, me paraît admirable ; et lui seul a fait beaucoup plus de découvertes, et des découvertes plus heureuses, que tous les éditeurs réunis qui l'ont précédé. Mais malgré le respect que j'ai conservé pour sa mémoire, malgré ma reconnaissance pour les marques d'estime dont il m'a honoré lorsqu'il vivait, et pour les avantages que j'ai tirés de les savantes recherches , je dois convenir qu'il s'est souvent permis, dans son édition de Démosthène, de changer le texte, lorsqu'il présentait quelque sens, et lorsqu'il aurait mieux valu le laisser tel que nous l'avons reçu (18).

Nous croyons donc que, lorsque le texte d'un auteur ancien est pur en général, et qu'il se lit assez facilement, on ne doit guère se permettre d'y toucher. Mais lorsqu'un ancien ouvrage est parvenu jusqu'à nous plein d'altérations qui ne sont lire qu'avec dégoût et avec peine ce qui devait être lu avec plaisir et avec fruit, quel doit être alors le travail d'un éditeur ? C'est de rétablir le texte, de reconstruire les phrases mal construites, de retrancher ce qu'il y a de trop, d'ajouter ce qui manque , de remettre en sa place ce qui est transposé, en un mot de rendre lisible ce qui ne l'est point. Mais alors même la liberté qu'il peut prendre ne doit pas dégénérer en licence, et il est des règles qu'il est tenu de suivre.

La première de toutes, c'est de n'abandonner l'ancienne leçon qu'à la dernière extrémité, et lorsqu'on n'en peut tirer aucun sens raisonnable. Plus jaloux de faire admirer Ion jugement que son esprit , il faut qu'il se défie de tout ce qu'on appelle restitutions ingénieuses ; et s'il ne peut se résoudre à en faire généreusement le sacrifice, il faut du moins qu'il se contente de les placer hors du texte , sans vouloir le forcer de les admettre. Mais l'auteur aurait mieux dit de cette manière. Je le veux , et je vous accorde que vous avez un sentiment assez juste d'une langue morte pour apercevoir et pour décider ce qui est plus ou moins bien ; mais l'auteur n'a pas voulu mieux dire. Que le texte dans vos plus grands excès Vous sait toujours sacré, dirons-nous dans un certain sens à tout éditeur, en parodiant un vers d'un de nos poètes. Revenez sur le texte à plusieurs reprises, voyez, examinez s'il n'est pas quelque rapport fut lequel il puisse être conservé : ne l'abandonnez enfin que quand il n'en résulte aucun sens, ou un sens contraire à la suite du discours; que quand le génie de l'auteur est visiblement dénaturé, la langue manifestement violée, l'histoire évidemment contredite dans certains faits, ou dans certains points de chronologie, et que d'ailleurs il est évident que les fautes ne peuvent être imputées qu'au copiste. Ne faites pas votre correction au hasard , composez-la des éléments mêmes de l'altération, et servez-vous , pour ainsi dire , des ruines et des débris du texte pour réparer le texte mutilé (19). Regardez souvent comme la plus précieuse la leçon la plus barbare; c'est ordinairement celle qui est la plus voisine de la leçon primitive, et qui pourra le plus facilement vous y ramener. Cherchez dans la copie la plus difforme, le trait unique dont l'omission ou l'altération a fait disparaître le trait original. Ne rejetiez pas même les variantes les plus vicieuses ; étudiez-les , comparez-les, et tâchez de les corriger l'une par l'autre. Ne négligez rien ; le passage corrompu cité ou traduit par quelque auteur sacré ou profane, vous fournira quelquefois la restitution désirée, ou des moyens pour la découvrir. Si vous donnez une leçon nouvelle, remettez l'ancienne sous les yeux du lecteur le plutôt qu'il sera possible, non à la fin de l'ouvrage ou du volume, mais à la marge ou au bas de la page. Je préfèrerais le bas de la page , pourvu que , sans charger le texte de lignes de renvoi, on indiquât seulement la ligne sur laquelle tombe la note, ligne qui sera aisée à trouver si les lignes de chaque page sont distinguées par des chiffres de cinq en cinq. En général, je voudrais que dans toute édition grecque ou latine, toutes les notes fussent courtes, substantielles, et placées au bas des pages, avec l'attention de ne pas embarrasser le texte de signes de renvoi (20). Je désirerais que l'ancienne leçon fût mise le plutôt qu'il serait possible sous les yeux du lecteur, parce que, sans doute, comme il pourrait trouver un très beau sens dans une leçon si vous n'en avez trouvé aucun , ou que l'altération même pourrait lui fournir une restitution plus heureuse et plus certaine, vous devez lui ménager sur-le-champ cet avantage sans l'obliger de l'aller chercher trop loin.

Je reprends une difficulté dont j'ai déjà dit un mot, et à laquelle j'ai répondu en partie. Dès qu'une sois les éditeurs se croiront permis de substituer leurs propres idées à une leçon qu'ils jugeront défectueuse, les limites une fois ôtées, il n'y aura plus de borne à la licence; chacun regardera ses doutes .et ses conjectures comme des certitudes : ou défigurera et on altérera de plus en plus les textes en croyant les rétablir et les corriger, et au lieu des ouvrages anciens , on n'aura que des ouvrages modernes.

A cela je réponds que la liberté accordée aux éditeurs, restreinte par toutes les règles que nous venons d'établir , ne peut guère devenir nuisible , et que quand des esprits faux en abuseraient, on ne doit pas empêcher de bons esprits d'en user pour le bien et l'utilité des lettres. De plus , si un éditeur téméraire se donne trop de licence , s'il dispose des ouvrages d'autrui comme des siens propres, les éditions précédentes ne seront pas détruites par la sienne qui sera bientôt abandonnée et condamnée à l'oubli. Enfin , des éditeurs judicieux, Etienne et d'autres , se sont souvent permis de corriger le texte d'après leurs propres conjectures , sans qu'il en sait résulté autre chose que l'éclaircissement d'un endroit difficile, et la satisfaction de lire dans le texte même la leçon originale.

Je ne crois pas qu'il faille répondre à cette objection, que tout éditeur qui corrige un texte, le croit évidemment corrompu, et que c'est la raison pour laquelle il le corrige. J'avoue qu'on peut se laisser abuser par une fausse lueur d'évidence ; aussi insisterai-je toujours à demander qu'on n'abandonne pas légèrement le texte. Mais ce qui est évident aux yeux de tous les hommes raisonnables doit être regardé comme tel ; et si l'on méprise l'insensé qui s'applaudit seul d'avoir l'évidence de son côté, on loue et on approuve à l'envi le travail de l'homme sage qui, après un mûr examen, ne craint pas. d'adopter ce qu'une raison droite lui présente comme certain et incontestable.

Avant de parler des qualités d'un éditeur des anciens tel que je l'imagine , distinguant deux sortes d'éditions comme j'ai distingué deux sortes d'éditeurs, voici ce que je pense. J'estimerai surtout celles ou se tenant dans de justes bornes et toujours guidé par une sage critique , on aura travaillé à mettre dans le plus beau jour les ouvrages des anciens auteurs. Mais loin de les mépriser, je regarderai comme absolument nécessaires, celles ou après avoir lu avec patience et jugé avec intelligence les meilleurs manuscrits , on nous transmettra avec fidélité ce qui nous reste de ces mêmes auteurs. Les seules éditions qui devront être rejetées, seront celles où se permettant de corriger les leçons obscures ou vicieuses sans aucune règle et sans aucun frein, sans avoir les connaissances et les qualités convenables , on n'offrira que des restitutions hasardées, dont le public lui-même sera justice.

Ce n'est pas parce que je m'occupe d'éditions d'anciens ouvrages , que j'entreprends de relever le mérite d'un éditeur des anciens ; mais je puis dire avec vérité que tout le monde n'est pas en état d'en remplir l'office. Je ne parlerai que des ouvrages grecs pour fixer l'attention sur un objet particulier, et parce qu'en général ce sont ceux qui ont le plus souffert en passant jusqu'à nous. Il faut, sans doute, qu'un éditeur des écrivains grecs, ait fait une étude approfondie de leur langue, qu'il en connaisse parfaitement l'esprit et le génie, les idiotismes, les règles et leurs exceptions, la valeur radicale des mots et leurs significations diverses, etc. Il faut qu'il connaisse l'histoire , les lois, les mœurs et les usages de la nation grecque, et principalement du peuple d'Athènes si l'ouvrage est d'un Athénien ; oui, il faut qu'il ait acquis ces connaissances ; mais ce n'est; pas allez. Il ne saurait réussir à moins qu'il ne s'arme d'un courage qui, loin de se rebuter, s'anime de plus en plus par les difficultés sans celle renaissantes ; à moins qu'il n'ait une patience à toute épreuve qui l'engage à revenir plusieurs fois sur le même objet pour achever de dissiper les ténèbres de d'arracher les épines, ou pour réformer ses premiers jugements et redresser ses premières idées , il a besoin aussi d'un esprit pénétrant et vis qui lui fasse trouver des ressources pour découvrir le vrai sens d'un passage, pour lever les contradictions , remplir les vides, saisir la suite des pensées et des raisonnements, renouer le fil du discours lorsqu'il est rompu, répandre partout le sens et la lumière ; il faut de plus qu'il  soit doué d'une citrique juste et sûre qui lui apprenne quand on doit conserver un texte , et quand on peut l'abandonner , qui lui fasse sentir ce qui est véritablement d'un auteur ou ce qui n'en est pas, qui lui fasse distinguer les fautes réelles de l'écrivain d'avec celles qui n'appartiennent qu'au copiste , qui, dans la restitution d'un passage corrompu , le tienne également éloigné d'une témérité audacieuse et d'une timidité pusillanime. Ce n'est pas tout encore , ainsi que le traducteur , il faut qu'il sait inspiré du génie de l'écrivain dont il veut publier les ouvrages. Un éditeur d'Aristote devrait être versé dans cette dialectique profonde et subtile qui soumettait à ses analyses toutes les parties des sciences et des lettres. Un éditeur de Platon devrait connaître la nature et le but de la philosophie, toutes les variétés des tous de ses dialogues; il devrait avoir cette souplesse d'esprit et cette élévation d'âme qui lui faisaient parcourir tous les degrés du style depuis le sublime jusqu'au plus simple : faute de ces qualités dans ceux qui ont publié les œuvres de ce philosophe, une bonne édition de Platon manque encore aux lettres.

Je ne parlerai pas des historiens et des poètes , des connaissances et des talents que demande une édition de Thucydide, d'Hérodote, d'Eschyle, de Sophocle,.d'Euripide, d'Aristophane , et des autres dont les ouvrages sont parvenus jusqu'à nous plus ou moins altérés. Je me bornerai à dire un mot des orateurs d'Athènes dont je m'occupe principalement. Quiconque connaîtra bien ces mouvements vrais et pris dans la nature , cette logique également ferme et subtile, cette simplicité piquante ; cette vivacité dramatique , cette harmonie musicale, qualités qui leur sont communes à tous , sera plus en état qu'un autre de réformer dans le texte ce qui est vicieux, de rejeter ou d'ajouter ce qui est contraire ou conforme à leur esprit.

En général, et c'est ma dernière observerons , le traducteur d'un ouvrage aura plus d'avance et de facilité pour réussir dans l'édition de ce même ouvrage. Un des meilleurs moyens, sans doute , pour corriger solidement les textes corrompus, c'est de bien s'assurer d'abord de ce qu'a voulu dire l'auteur afin de trouver plus sûrement ce qu'il a dit en effet. Or un traducteur exact et fidèle, plein de l'esprit de son original, a dû s'appliquer à découvrir tous les sens véritables , à trouver l'enchaînement et la suite de toutes les idées, à saisir les nuances les plus fines de toutes les pensées et de tous les sentiments.

Je termine ce mémoire par l'exposition de quelques règles de pratique qui en seront comme le résultat.. Si on publie un ouvrage pour la première fois, on ne saurait être trop fidèle et trop scrupuleux à représenter le manuscrit tel qu'il est parvenu jusqu'à nous; et tout le travail de l'éditeur est de bien lire la copie manuscrite ; et de veiller à ce que l'impression n'en sasse rien perdre. S'il peut consulter plusieurs manuscrits, il faut alors qu'il choisisse entre les différentes leçons, et qu'il ait soin de rejeter parmi les variantes toutes celles qu'il abandonne. Je suis si convaincu de ces principes, que., si j'avais à publier un ouvrage qui n'eût jamais été imprimé , je me serais une loi, quand même j'aurais trouvé les restitutions les plus évidentes, de le donner d'abord avec toutes les fautes de langue et de sens que m'offrirait le manuscrit (21). Mais dès que j'aurais travaillé à conserver le manuscrit et à le multiplier par la voie de l'impression, je croirais alors avoir acquis le droit incontestable de publier le même ouvrage purge' de toutes les fautes et de toutes les erreurs des copistes, surtout lorsque ces fautes et ces erreurs sont si fréquentes qu'il n'est plus lisible. Il serait à désirer que dans les premiers temps il se fût rencontré dans les divers pays un grand nombre d'éditeurs aussi fidèles et aussi scrupuleux que les Alde, nous aurions un plus grand nombre de ces éditions précieuses, qui représentent fidèlement les manuscrits. Quoi qu'il en soit, je serai le premier à applaudir au travail d'un savant qui, jaloux de multiplier les éditions exactes, ou d'en donner de plus exactes que celles que nous avons entre les mains, consultera de nouveau les manuscrits, et sera condamner par son exactitude les infidélités des premiers éditeurs. Mais lui, à son tout, il doit encourager, loin de le ralentir , le zèle d'un amateur des anciens , qui, affligé d'en voir quelques uns défigurés et presque dénaturés par une multitude de fautes de toute espèce, travaille à leur rendre, autant qu'il est possible, leur premier éclat, et à réparer , partout où il le peut, les défectuosités du texte, avec l'attention, je ne puis trop le répéter, de se tenir dans de justes bornes, et de remettre toujours les anciennes leçons sous les yeux du lecteur.

 

Des royaumes , provinces, villes , places et ports dont il est parlé dans les discours de Lysias.

 

ANagyruse, bourg de l'Attique.

Arginuses., trois îles entre Mytilène et Méthymne, ville de l'île de Lesbos. Elles sont connues par la victoire navale que les Athéniens y remportèrent sur les Lacédémoniens commandés par Callicratidas.

Argos , puissante ville du Péloponnèse, capitale de l'Argie ou Argolide. Ce pays s'appelle aujourd'hui la Sacanie.

Artemise, promontoire de l'île d'Eubée, célèbre par la victoire remportée par les Grecs sur les Perses.

Asie, la plus grande partie du monde des trois que les anciens ont connues , était séparée de l'Europe par le Tanaïs, et de l'Afrique par la mer rouge et l'isthme de Suez. Les anciens distinguaient dans l'Asie plusieurs grandes parties qui avaient chacune leurs divisions particulières, et un nom particulier.

Athènes, capitale de l'Attique, une des plus puissantes villes de la Grèce , s'appela d'abord Cécropie, de Cécrops son premier roi, et prit ensuite le nom d'Athènes, lorsqu'Amphyction , son troisième roi, l'eut consacrée à Minerve , nommée en grec Athéna. C'est aujourd'hui Atines , ville de la Livadie.

Attique, pays d'Athènes, à l'est de la Grèce, entre la mer Egée, la Béotie et le pays de Mégare. L'Attique contenait beaucoup de villes et de bourgs ; c'est aujourd'hui un canton de la Turquie Européenne, dans la Livadie.

B

BéOtie , contrée de Grèce, qui confinait à l'Attique et au pays de Mégare du côté du sud; à la Phocide et aux Locriens-Epienémides du côté du nord : c'est aujourd'hui une partie de la Livadie, connue sous le nom de Stramalipe.

C

Calydon, ville de la Grèce dans l'Etolie , qui donna son nom à la forêt où les poètes ont feint que Méléagre tua un sanglier prodigieux que Diane avait envoyé pour ravager la Calydonie.

Catane , ou CAtAnée. , ville de Sicile, sur un golfe et dans une vallée de même nom, sondée par les habitants de Naxe 718 ans avant J. C. Elle subsiste encore sous son nom ancien.

Chalcis , ou Chalcide , capitale de l'Eubée.

Cicynnes , bourg de l'Attique.

Cittie , CiTTiuM, ou Citium , ville de Chypre. Suidas est le seul qui parle de cette ville.

Colytte , bourg de l'Attique.

Cnide , ville de Carie , qui avait deux ponts considérables. Nous là nommons Cnide en français.

Corinthe, l'une des plus célèbres villes de la Grèce, dans le Péloponnèse : c'est aujourd'hui Coranto, dans la Sacanie . en Morée. Elle est sur l'isthme qui porte son nom , entre le golfe de Lépante et celui d'Engia. Le premier se nommait autrefois le golfe de Corinthe, et. le second golfe Saronique.

CoronÉe, ville de Béotie, sondée par Corone, fils de Thersandre.

Cypre , ou Chypre , grande île d'Asie, à l'extrémité orientale de la Méditerranée. Elle renfermait trois royaumes , et était fort célèbre dans l'antiquité.

Cyzique , ou Cysique , ville célèbre de la Propontide ou mer de Marmara, encore aujourd'hui connue sous le nom de Cyzico.

D

Décélée, était un fort de l'Attique, au nord d'Athènes ; les Lacédémoniens s'en emparèrent pendant la guerre du Péloponnèse, et il devint si fameux qu'il donna son nom à la dernière partie de cette guerre, qui fut nommée Guerre Décélique.

E

Egine, île de la mer Egée, entre l'Argolide et l'Attique, aujourd'hui Engia.

Egos-potamos , c'est-à-dire la rivière de la chèvre, dans la Chersonèse de Thrace, au nord de Sestos : les Athéniens y furent entièrement défaits par les Lacédémoniens.

Eleusis , ville de l'Attique, où il y avait un fameux temple de Cérès.

Ephèse , ville de l'Ionie, contrée de l'Asie mineure. Les Turcs appellent aujourd'hui cette ville Ajasalouc, et les Italiens Eseso. Elle est dans la Natolie propre , sur l'Archipel, à l'embouchure de la rivière de Chiais ( appelée autrefois le Caystre ), et vis-à-vis de l'île de Samos. Ephese était célèbre dans l'antiquité païenne par son temple de Diane, qui passait pour une des merveilles du monde.

Erétrie , l'une des principales villes de l'Eubée.

Euripe , petit détroit qui séparait l'Eubée de la terre ferme, aujourd'hui détroit de Négrepont.

H

Haliarte, ville de Béotie, ainsi nommée d'Haliarte son fondateur : elle était sur le lac Copaïs.

Halicarnasse , ville d'Asie dans la Carie, dont elle était la capitale. Ses ruines s'appellent Tabia. suivant les uns , et. Boudron suivant d'autres ; elles sont au nord de l'île de Cos, appelée aujourd'hui Stanchio ou Lango.

Hellespont, mer., ou long détroit qui sépare l'Europe d'avec l'Asie du côté de la mer Egée , s'appelle aujourd'hui Bras de Saint George, ou détroit de Gallipoli. Les anciens entendaient quelquefois par l'Hellespont, non-seulement le détroit, mais encore le pays et les villes d'Asie que cette partie de mer baignait.

I

Italie, grand pays d'Europe entre les Alpes et la mer. Elle s'était appelée d'abord Ausonie ; elle s'appela Italie, d'Italus, un des rois qui y avaient régné.

L

Lacédemone , ou Sparte , fameuse ville de Grèce dans le Péloponnèse , sur le bord de l'Eurotas : elle fut appelée originairement Lélégie, de Lélex son fondateur et son premier roi : on la nomma depuis indifféremment Lacédémone ou Sparte , du nom de Lacédémon successeur de Lélex et de Sparte, sille de Lacédémon. C'cst aujourd'hui une ville archiépiscopale, qui porte le nom de Misitra d'Ebada, dans la Sacanie en Morée.

Leuques. Il y avait plusieurs Leuques suivant Harpocration. Le Leucè Actè dont il est parlé dans Lysias, est, selon le même, Leuques de la Propontide.

M

Mantinée , ville d'Arcadie, fameuse par la victoire que les Thébains remportèrent sur les Lacédémoniens , mais qui les priva de leur général Epaminondas.

Marathon , bourg de l'Attique, célèbre par la bataille que les Athéniens y gagnèrent contre les Perses , sous la conduite de Miltiade. Ce n'est plus aujourd'hui qu'un petit amas de quinze ou vingt zeugaria ou métairies, où il y a environ cent cinquante habitants albanais.

Mégares, ville de Grèce, à une distance presque égale de Corinthe et d'Athènes : elle a conservé son ancien nom, et on y voit encore de beaux restes d'antiquité.

Mélos, petite ville de l'Archipel, nommée aujourd'hui Milo.

Mytilène , ville de l'île de Lesbos, très puissante et fort peuplée : Castro, aujourd'hui capitale de l'île , a été bâtie sur ses ruines.

Munychïe, port d'Athènes, entre ceux de Pirée et de Phalère. Diane y avait un temple célèbre, où se réfugiaient ceux que l'on poursuivait pour dettes.

O

Olympie , autrement Pise , et aujourd'hui Longanico , ville d'Elide dans le Péloponnèse, fameuse par, les jeux qui s'y célébraient tous les quatre ans, appelée de son nom Olympiques.

Orée , ou,, selon d'autres, Ornée , était probablement un fort de la Chersonèse.

 OROPE, ville de Béotie, à l'est et sur les confins de l'Attique, peu éloignée de la mer.

P

Péloponnèse, grande presqu'île faisant la partie méridionale de la Grâce, et jointe à la septentrionale par l'isthme de Corinthe : elle s'appelait Apie, avant que Pélops lui eût donné son nom. On la partageait en six contrées, l'Argolide, la Laconie , la Messénie, l'Elide, l'Achaïe et l'Arcadie. Le Péloponnèse se nomme aujourd'hui la Morée.

Perse , royaume d'Asie très considérable ; il s'étendait depuis l'Asie mineure jusqu'à l'Inde.

Phylé, forteresse de l'Attique, au nord d'Athènes. Thrasybule s'y retira avec plusieurs de ses amis , pour y former un parti contre les trente tyrans établis dans Athènes par les Lacédémoniens.

Pirée , port et faubourg d'Athènes , situé à l'embouchure du Céphise. On donnait aussi ce nom à un des ports de Corinthe, sur le golfe de Crissa ou de Corinthe , que l'on appelle aujourd'hui le golfe de Lépante.

Platée , ville de Béotie, au sud de Thèbes, sur les confins de l'Attique et de la Mégaride, proche le fleuve Asope ; fameuse par la bataille que les Grecs y gagnèrent contre les Perses.

Q

Quersonèse, ou Chersonèse : ce mot grec signifie presqu'île. Il y en avait plusieurs dans la Grèce, et le Péloponnèse en est une, mais il s'agit, dans les discours des orateurs Grecs, de la Chersonèse de Thrace.

R

Rhamnuse, bourg de l'Attique.

S

Salamine, île de ma mer Egée, dans le golfe Saronique, près d'Athènes : elle est célèbre par la victoire que les Grecs y remportèrent sur les Perses. Il y avait une ville de l'île de Chypre qui portait le nom de Salamine , où régnèrent Evagoras, et, après lui, son fils Nicoclès.

Sicile , grande île de la mer Méditerranée, à l'extrémité de l'Italie , dont elle n'est séparée que par un détroit, auquel elle donnait son nom , et qu'on appelle aujourd'hui le Far de Messine.

Sphette , bourg de l'Attique.

Syracuse , ville principale de l'île de Sicile, en Italie. Cette ville, fondée par les Athéniens, était riche et puissante. La Syracuse d'aujourd'hui n'est qu'une partie de l'ancienne ; tout le reste est en ruines.

T

Tégée, ville d'Arcadie, fondée par Tégéate. Il y avait une ville de ce nom en Crète.

Thèbes, l'une des principales villes de Grèce, capitale de la Béotie ; Alexandre le grand la ruina , mais elle fut ensuite rétablie, et devint le siège d'un Archevêché ; on la nomme Thiva, ou Stives.

Thermodon, fleuve de la Cappadoce, ou sleuve des Amazones , sur les bords duquel habitaient ces femmes guerrières.

Thermopyle, ou Pyles ( Pyles signifie porte ou passage, et Thermes marque qu'il y avait dans ce lieu des eaux chaudes) : c'était un passage important et sameux , entre la Phocide et la Thessalie; on l'appelle aujourd'hui Boccadi-Lupo.

Thrace, région considérable de l'Europe, dont les limites ont varié selon les temps. Ses bornes les plus communes sont le Mont - Haemus, la mer Egée , la Propontide et le Pont Euxin; elle comprenait un grand nombre de peuples.
 

(01) Quelques recherches que j'aie faites, je n'ai pu trouver qu'un seul discours de Lysias traduit en français : c'est le premier de tous. La traduction porte ce titre : Apologie de Lysias sur le meurtre d'Ératosthène, traduite par Jacques de Vintemille, commentée par Philibert Bugnyon. A Lyon , chez Benoît Rigaut, 1576. Je n'ai pu tirer aucun secours de cette traduction, qui est restée avec raison dans l'oubli, et que j'ai trouvée pat hasard dans la Bibliothèque de S. Germain.

(02) Alexandre a jeté un si grand éclat, qu'on a appelé de son nom le siècle qui est proprement le siècle de Périclès, de ce grand homme qui, jusqu'à sa mort, pendant une longue suite d'années , régna sur un peuple libre sans attenter à sa liberté , qui, par les honneurs qu'il accorda aux sciences , aux lettres et aux arts, fut en étendre l'empire et en perfectionner le goût dans sa patrie et dans toute la Grèce. Les orateurs les plus célèbres, Isocrate , Eschine, Démosthène , fleurirent un peu plus tard, sous Philippe, père d'Alexandre ; mais Périclès lui-même, Lysias, Andocide , Antiphon, et d'autres encore, n'étaient pas des orateurs communs, et ne le cédaient guère aux plus renommés qui vinrent après eux.

(03) Sybaris, ville située d'ans la partie de l'Italie appelée la grande Grèce, vers le golfe de Tarente. Dans le temps où la Grèce était au plus haut point de sa prospérité, le peuple de Sybaris, vaincu par les Crotoniates avec lesquels il avoir été longtemps en guerre, et chassé de sa patrie, envoya des députés dans toute la Grèce pour implorer son secours. Les Sybarites furent rebutés par les Lacédémoniens ; mais les Athéniens , à la persuasion de Périclès, leur accordèrent une flotte de dix vaisseaux , commandée par Lampo et Xénocrite. Thucydide et Hérodote étaient de cette expédition. Avec ce secours les Sybarires recouvrèrent leur patrie. Plusieurs peuples de la Grèce, les Athéniens surtout, leur envoyèrent des colons qui peuplèrent la ville, la fortifièrent, et la mirent en état de résister à ses ennemis. Elle changea son nom de Sybaris en celui de Thuries.

(04) Quoique la Sicile n'ait pas produit d'aussi grands orateurs qu'Athènes , l'éloquence y fut cultivée de bonne heure ; ce fut dans ce pays qu'elle fut d'abord réduite en art, et qu'on en donna les premiers préceptes. Empédocle, Corax et Tisias son disciple, tous trois Siciliens, furent les premiers rhéteurs qui parurent. Il n'est parlé de Nicias que dans les vies de Lysias , écrites par Plutarque et par les auteurs qui l'ont copié.

(05) On sait qu'à Athènes non seulement les parties pouvaient plaider elles-mêmes leur cause , mais qu'il leur fallait une permission pour faire parler d'autres à leur place.

(06) Il est beaucoup parlé de cet Archine dans la harangue d'Eschine contre Ctésiphon. C'était celui qui, après Thrasybule, avait le plus contribué au retour du peuple et au rétablissement de la démocratie.

(7) J'ai parlé suffisamment de Gorgias , et j'ai tâché de le faire connaître dans le sommaire mis à la tête de son éloge d'Hélène. Voyez le second tome de ma traduction d'Isocrate. Je me contente de dire ici qu'il était de Léonte en Sicile , qu'il vint s'établir à Athènes où il jouit longtemps de la plus haute réputation, dont Platon le fit enfin déchoir en décriant le mauvais goût de son éloquence.

(8) Harpocration cite plusieurs fois ce même discours dans son lexique, et il annonce qu'il le croit supposé.

(9) Platon dans ce dialogue suppose qu'un jeune Athénien, nommé Phèdre, grand amateur d'éloquence et surtout de celle de Lysias , vient d'entendre un discours de cet orateur qui lui en a remis une copie. Socrate engage le jeune homme à lui lire le discours qu'il a entendu avec tant de plaisir , et de là il prend occasion de faire des réflexions sur l'éloquence en général, et en particulier sur le discours de Lysias , de montrer de quelle manière le sujet aurait pu être traité. Il reproche à l'orateur de n'avoir pas assez approfondi la nature des choses, de n'avoir pas établi d'abord des principes dont il aurait tiré des conséquences qui l'auraient conduit finement à la vérité qu'il voulait prouver ; savoir , qu'il vaut mieux, à l'égard d'un jeune homme , s'en tenir à la simple amitié que d'aller jusqu'à l'amour. Si le sujet avait été moins étrange, j'aurais traduit le discours de Lysias avec la critique de Platon, et j'aurais fait quelques réflexions sur l'un et sur l'autre. Je remarquerai donc seulement qu'on a reproché à Platon d'avoir été jaloux du mérite de quelques-uns de ses contemporains , de ne leur avoir pas rendu assez de justice, et qu'il m'a paru être un peu dans ce cas vis-à-vis de Lysias. J'observerai encore que si la manière dont Lysias a traité et divisé ses sujets n'est pas la plus frappante et la plus imposante , c'est au moins celle qui convenait le plus à son génie et aux genres dont il s'est occupé.

(10) Je dis en général, car on verra que Lysias s'élève quelquefois , et l'on trouvera dans quelques-uns de ses discours des traits de force et de beaux mouvements d'éloquence.

(11) Polyclète et Phidias , sculpteurs célèbres , assez connus. Cicéron et Quintilien parlent de Calamis et de Callimaque qui le sont beaucoup moins.

(12) La véritable éloquence ( plusieurs personnes s'y trompent ) n'est pas celle qui offre les plus belles pensées, les plus grandes images, les traits de force les plus frappants ; mais celle qui emploie les moyens les plus sûrs pour arriver à Ion but. Dans Ovide, Ajax et Ulysse se disputent les armes d'Achille. Le discours d'Ajax , plus imposant et plus fier , ne persuade pas et n'obtient rien ; celui d'Ulysse, plus adroit et plus insinuant, détermine les juges et lui fait obtenir les armes qu'il demande. L'orateur le plus admirable est celui qui fait réunir l'insinuation et la force, qui souvent use de l'insinuation toute seule, et qui, quand il veut être véhément, mêle toujours l'insinuation à la véhémence pour en tempérer l'effet et la rendre utile à son dessein. En généra!, quand la force se présente toute seule, on la redoute et on l'évite si on est le plus faible , on la combat et on la réprime si on est le plus fort.

(13) Parmi ces causes on doit compter la critique sévère , ou plutôt meurtrière, d'un certain Paul de Mysie , qui, suivant Photius, nous a privés d'un grand nombre de très beaux discours de Lysias, parce qu'il ne croyait pas qu'ils fussent de cet orateur.

(14) C'est Lysias, comme je l'ai observé dans le diteours préliminaire , c'est Lysias, dont le texte est fort altéré, qui m'a fourni l'occasion de ce mémoire. Plusieurs Savants, dans l'Académie dont j'ai l'honneur d'être membre, sont contraires à l'opinion que je soutiens» J'estime leurs connaissances, et je conçois le motif qui leur fait attaquer ceux qui se permettent de corriger les textes d'après leurs propres conjectures : mais je me flatte que quand ils verront toutes les restrictions que je mets à la liberté qu'on peut accorder à un éditeur des anciens , et la réserve avec laquelle j'en use moi-même, ils ne trouveront point peut-être ma façon de penser si contraire à la leur; d'ailleurs, quand nous relierions opposés de sentiment, cela n'altérera en rien, sans doute, l'union qui doit régner entre des confrères.

(15) En examinant pourquoi Etienne, Vossius, et d'autres éditeurs , savants judicieux, travailleurs infatigables, qui ont si bien mérité des lettres grecques, en examinant pourquoi ces hommes, ordinairement s\ exacts, se sont permis quelquefois de corriger les textes d'après leurs propres conjectures sans en avertir , je crois avoir trouvé la raison de ce silence infidèle. D'un côté, sans doute , n'ayant pas encore fixé leurs idées sur les procédés que peut suivre un éditeur des anciens, timides , craignant de toucher au texte , redoutant le reproche de savants trop scrupuleux , de l'autre ne pouvant se résoudre à imprimer avec des absurdités et des barbarismes dont ils pouvaient les purger sans peine, des écrivains pleins de sens 8c d'élégance, ils ont hasardé, et , pour ainsi dire, jeté furtivement leurs corrections dans le texte afin que lorsqu'on serait accoutumé à les y voir, on les y laissât et qu'on leur sût gré d'avoir facilité des lectures toujours assez pénibles par elles-mêmes. Non , à moins qu'il ne s'agisse de nous conserver et de nous transmettre un manuscrit précieux, on ne persuadera jamais à un homme raisonnable et qui connaît un peu la langue grecque, de publier des auteurs qu'il estime et qu'il admire , avec des fautes visiblement contraires aux règles de la langue et aux principes de la raison. Il faut donc lui permettre dans certains cas de corriger les textes d'après ses propres conjectures, mais en lui apprenant à se tenir dans les justes bornes, et en lui imposant la loi de remettre toujours l'ancienne leçon sous les yeux du lecteur pour qu'il soit à portée de juger les restitutions.

(16) L'ouvrier compositeur dont je me sers pour mes éditions des orateurs grecs, quoique très bon ouvrier à tous les autres égards , ignore absolument les langues grecque et latine. Les fautes que cette ignorance lui fait commettre quelquefois, quoiqu'il soit fort attentif et qu'il compose sur un manuscrit exact, m'offrent tous les jours des exemples de la manière dont les anciens écrits ont pu être altérés pat les copistes, et m'ont souvent fourni des moyens de restitutions : l'ouvrier n'exige pas que je respecte ses erreurs, et il veut bien ma permettre de les corriger.

(17) Dicta poetarum quae apud Stoboeum exstant. Parisiis, 1623, in-4° , in Prolegomenis E.

Graeca dedi innumeris locis emendatiora tum quod sensum, tum quod carminum leges attinet partim ex conjectura mea et amicorum qui in notis nominabumur , partim ex libris quos ex regia bibliotheca comitate viri cl. et eruditissimi Nicol. Rigaltii nactus sum. Nam in ipsum contextum emendationes recepi quo minore cum offensa legeretur; ejus autem quae ante apparebat lectionis, in notis feci mentionem.

(18) J'observerai sur les éditions de Reiske qu'en général ses remarques sont plus précises, vont plus droit et plus vue à la difficulté que celles de la plupart des autres commentateurs; mais comme , excepté dans son Démosthène, dont le texte n'est accompagné d'aucune note , ce qui est un autre inconvénient, il a recueilli et mis avec le texte les longs commentaires de Taylor, de Markland, et de quelques autres : ses éditions , qui seront toujours précieuses pour un homme qui travaille , seraient moins utiles pout quelqu'un qui ne voudrait que lire et goûterr les anciens orateurs dans leur propre langue.

(19) Ainsi avec les restes d'une belle statue , un arrise habile, en suivant les règles et les proportions de l'art, pourrait former une statue entière parfaitement semblable à celle qui était sortie de dessous le ciseau du premier arrise. Mais je remarque un double avantage dans la réparation des textes mutilés; premièrement une partie du visage, ou quelqu'autre, qui, dans une statue aura été restaurée, quelque artistement travaillée, quelque habillement adaptée qu'on la suppose, est toujours une partie étrangère, n'est pas telle qui existait d'abord : au lieu que le vrai mot qui était omis, ou changé, et que l'on a retrouvé , n'est pas moins le mot de l'auteur que celui qu'il avait tracé lui-même. Un second avantage, et qui est le principal, c'est que si un ouvrier ignorant et téméraire entreprenait de restaurer un antique, tout son travail n'aboutirait nécessairement qu'à gâter et défigurer des restes précieux sans qu'un autre pût réparer les nouveaux dommages causés par son ignorance présomptueuse. Il n'en cst pas de même des textes altérés. Quelque mal que les resitue un éditeur qui n'a point les qualités requises, les anciennes leçons relient toujours ; un autre peut travailler après lui, 8c parvenir à trouver des restitutions plus heureuses, des restitutions qui soient adoptées par tous les esprits raisonnables.

(20) Je ne dédaigne pas, j'estime beaucoup au contraire les discutions historiques et critiques sur le texte des auteurs anciens, mais je dis qu'on doit les mettre à part, sans en embarrasser l'édition même du texte. L'office d'un éditeur, selon moi, est de bien épurer son texte, et de le rendre facile à lire par des notes courtes qui donnent sur le champ la solution de la difficulté sans se permettre aucune discussion étrangère à cet objet.

(21) On peut m'objecter ici qu'une pareille édition pourra être utile à quelques savants qui travaillent sur les textes, mais que ne pouvant servir qu'à un petit nombre de personnes elle ne dédommagera point celui qui en sera l'auteur, des frais qu'elle lui coûtera. Je conviens de la solidité de cette objection, et je dis qu'on ne peut trop applaudir au zèle de quelques particuliers qui, pour le bien des lettres, ne craignent pas de sacrifier même leur fortune ; mais que les états et les princes devraient les dispenser de ce sacrifice, et se charger de faire à leurs frais certaines éditions aussi utiles que dispendieuses. Les savants ont vu avec plaisir M. de Villoison , de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, se retirer dans un pays étranger pour s'y occuper à publier des ouvrages grecs qui n'ont jamais vu le jour; et l'on ne fait ce qu'on doit admirer davantage , ou l'ardeur du jeune académicien qui s'est arraché à sa famille et à la tendresse d'une nouvelle épouse, pour aller loin de sa patrie recueillir et communiquer à l'Europe savante des richesses inconnues, ou le zèle du gouvernement français qui soutient et protège cette courageuse entreprise. Au reste, l'objection que je me suis fait faire et qui m'a été faite réellement par quelques personnes, prouve la nécessité de corriger les fautes des manuscrits, pour qu'une édition puisse se répandre. et trouver un certain nombre de lecteurs.