Cicéron : Correspondance

CICÉRON

 

CORRESPONDANCE (lettres 700 à 749)

650-699  750-799

 

ŒUVRES COMPLÈTES DE CICÉRON AVEC LA TRADUCTION EN FRANÇAIS PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION DE M. NISARD DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE; INSPECTEUR GÉNÉRAL DE L'ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR - TOME CINQUIÈME - PARIS - CHEZ FIRMIN DIDOT FRÈRES, FILS ET Cie. LIBRAIRES - IMPRIMERIE DE L'INSTITUT DE FRANCE - RUE JACOB, 56 - M DCCC LXIX

 

 

AVERTISSEMENT.

LETTRES DE M. T. CICÉRON.

NOTA. Parmi les suscriptions ou adresses de ces lettres, ainsi que les formules ordinaires de politesse qui les commencent ou les terminent, nous n'avons conservé et traduit que celles qui nous ont paru se lier au contenu des lettres, et qui marquent une intention particulière de l'auteur. Ces exceptions même serviront à appeler l'attention, plus que l'on ne l'a fait jusqu'ici, sur les passâmes qui en seront l'objet.

Il n'y avait pas de motif, ni scientifique, ni de commodité, en publiant ces lettres par ordre chronologique, d'en partager le recueil en un certain nombre de livres, comme l'a fait Wieland, dans la traduction allemande qu'il en a donnée.  Il suffit, pour la clarté, qu'on trouve, en tête de chaque page le chiffre de l'année. C'est la division la plus naturelle, et la seule qui ne soit pas arbitraire.

Chaque texte porte, outre un numéro d'ordre, un numéro de renvoi à l'ancienne division des lettres en quatre recueils distincts, subdivisés eux-mêmes en livres. Ces renvois indiquent le titre du recueil, le numéro du livre, celui de la λettre. Ainsi, A. 1,2. signifie Lettres à Atticus, livre I, lettre 2; Q. signifie Lettres à Quintus; F., Lettres dites familières, et qui seraient plus proprement appelées Lettres à divers; B., Correspondance de Brutus et de Cicéron.

Les alinéa sont indiqués par des — sauf dans la très longue lettre en forme de traité, de Cicéron à Quintus, sur l'administration de l'Asie. Les signes A. DE. R.... AV. J. C... DEC...., qui sont répétés en tête de chaque année, veulent dire An de Rome.... Avant Jésus-Christ.... Age de Cicéron.

 




 

700. — A ATTICUS. Pouzol, avril.

A. XIV, 10. Est-il bien vrai? ce Brutus qui nous est si cher n'aurait frappé ce grand coup que pour être a Lanuvium ! Trébonius ne pourrait se rendre à son gouvernement que par des chemins détournés : et tout ce que César a fait, écrit, dit, promis ou même pensé, aurait autorité plus grande que de son vivant! Vous rappelez-vous le jour de la retraite au Capitole, comme je demandais à grands cris qu'on y fît convoquer le sénat par les préteurs? Dieux immortels! que ne pouvait-on pas faire dans ce premier moment de ferveur pour les honnêtes gens et même pour les tièdes, et de consternation pour les méchants? La faute en est, dites-vous, aux fêtes de Bacchus : que pouvait-on alors? déjà tout était perdu. Vous rappelez-vous ce que vous disiez tout haut; que c'en était fait, si on lui élevait un bûcher? Eh bien! en plein forum on a brûlé son corps, on a prononcé son éloge, on s'est apitoyé sur son sort, et l'on a mis la torche à la main à des esclaves, à des mendiants, pour venir incendier nos demeures. Vous savez la suite. On ose dire aujourd'hui : Est-ce que vous voulez aller contre la volonté de César? C'est vraiment trop fort, et je n'y puis plus tenir. Aussi je veux aller vivre ailleurs. Le lieu même où vous êtes n'est pas sûr. Vos maux de cœur sont-ils tout à fait passés? Votre lettre me le donne à entendre. Je reviens aux Tébassus, aux Scéva, aux Frangon. Croyez-vous possible que ces gens-là soient tranquilles dans leur usurpation, tant qu'ils nous verront en face, nous d'ailleurs à qui ils croyaient plus de cœur que nous n'en avons? Beaux amis de l'ordre vraiment, les auteurs de tous les vols! Ce que je vous ai dit de Curtilius au sujet des biens de Sextilius, prenez que je le pense des Censorinus, des Messalla, des Plancus, des Postumius et de toute la clique. Lui mort, il valait mille fois mieux périr (ce qui ne serait pas arrivé), que de voir ce que nous voyons. — Octave est arrivé à Naples le 14 des kalendes. Balbus l'y a vu le lendemain matin, et il est venu le jour même a Cumes m'annoncer qu'Octave se proposait d'accepter la succession de César; mais, comme vous le dites, il aura terriblement maille a partir avec Antoine. Je donne et donnerai toute l'attention que je dois à voire affaire de Buthrote. Vous me demandez si le bien de Cluvius rendra cent mille sesterces; il en approchera, je pense. Mais j'en ai déjà mangé quatre-vingt mille celte année. Quintus a beaucoup à se plaindre de la conduite de son fils, qui est au mieux aujourd'hui avec sa mère, avec qui il était en guerre ouverte tant qu'elle a été bien avec son père. La lettre de mon frère contre son fils est des plus vives. Que fait ce jeune homme en ce moment? Si vous le savez et si vous êtes encore à Rome, veuillez me le mander. Bien entendu, dites-moi aussi les nouvelles, s'il y en a. C'est un grand bonheur pour moi que vos lettres.

701. — A ATTICUS.  Pouzzol, avril.

A. XIV, 11. Je vous ai écrit avant-hier une assez longue lettre. Je réponds aujourd'hui à vos dernières questions. Oui, je voudrais voir Brutus a Asture. Vous me parlez de l'insolence de ces misérables : avez-vous donc espéré mieux? nous en verrons bien d'autres. Lorsque je lis dans leurs discours : « un si grand homme, un citoyen si illustre,  »  la patience m'échappe. Il vaudrait mieux en rire. Pourtant, souvenez-vous de ce que je vous dis : on habitue l'oreille du peuple à ces déclamations perfides; si bien que nos amis, ces héros, ces demi-dieux, avec leur gloire immortelle non contestée, vont se trouver en butte à la haine, exposés à mille dangers. La conscience de ce qu'ils ont fait les console. Mais où sera notre consolation à nous, qui sommes délivrés du tyran et qui ne sommes pas libres? Un caprice de la fortune sera notre sort; la raison ne tient plus le gouvernail. — Ce que vous m'écrivez de Cicéron me fait plaisir. Puisse-t-il justifier mes espérances! Je vous sais un gré infini de vos soins pour fournir assez largement à ses besoins et à ses dépenses : continuez, je vous en prie. — Vous jugez très-bien l'affaire de Buthrote, et moi je ne la perds pas de vue. Je me chargerai même de tout. La tâche devient chaque jour plus facile. Puisque vous vous intéressez à mes affaires plus que moi-même, je vous dirai que le bien de Clinius pourra produire cent mille sesterces. L'éboulement qui a eu lieu ne réduira pas ce chiffre; je suis, au contraire, fondé à espérer une augmentation. J'ai ici avec moi Balbus, Hirtius et Pansa. Octave vient d'arriver, et même à ma porte, chez Philippe; il est tout à fait à ma dévotion. Lentulus Spinther passe la journée chez moi, et part demain matin.

702. — A ATTICUS. Pouzzol, avril.

Α. XIV, 12. Ô mon cher Atticus, nous n'avons, je le crains bien, gagné aux ides de mars qu'un moment de joie et le plaisir de la vengeance. Que me mande-t-on? que vois-je? Ô action admirable et vaine tout ensemble! Vous savez combien je porte d'intérêt aux Siciliens, et tiens à honneur leur clientèle. César faisait beaucoup pour eux, et j'étais loin de m'en plaindre, quoiqu'on eût bien pu ne pas leur accorder les droits des peuples du Latium.... et encore! Mais voici qu'Antoine, moyennant une grosse somme d'argent qu'il a reçue, fait publier une loi qu'aurait portée, dit-on, aux comices, le dictateur, et par laquelle les habitants de la Sicile sont tous déclarés citoyens romains. De son vivant, on n'en a jamais dit un mot. Mais quoi! est-ce que l'affaire de Déjatorus n'est pas exactement la même? Certes il n'y a pas un royaume qu'il ne mérite d'obtenir! mais le tenir de Fulvie! .le vous en raconterais de la sorte par centaines. Je reviens à mon l'ait. Comment, dans une affaire aussi éclatante, aussi bien établie, aussi juste, comment dans l'affaire de Ruthrote n'obtiendrions-nous pas au moins une partie de nos demandes, quand on se montre si facile pour d'autres? Octave me traite ici avec autant de distinction que d'amitié : les siens l'appellent César; Philippe non, ni moi non plus, par conséquent. Octave ne peut pas, je le déclare, être un bon citoyen; il n'entend bourdonner autour de lui que des menaces de mort contre nos amis. Impossible, disent-ils, de leur passer ce qu'ils ont fait. Que sera-ce, je vous le demande, lorsque cet enfant arrivera à Rome, où déjà nos libérateurs ne peuvent pas se trouver en sûreté? Sans doute ils seront à jamais célèbres, heureux même par le témoignage de leur conscience : mais pour nous, ou je me trompe fort, ou nous n'en serons pas mieux. Dans cette persuasion, je veux fuir, et j'irai jusqu'aux lieux où, comme dit le poète, le nom des Pélopides n'est pas venu. Je hais ces consuls désignés qui me forcent de tenir ici cours de déclamation, et me rendent tout repos impossible, même, aux eaux. Cela tient, il est vrai, à ma trop grande facilité. Jadis ma complaisance était en quelque sorte, nécessaire; de quelque manière que les choses tournent, elle ne l'est plus aujourd'hui. Depuis longtemps je n'ai rien à vous écrire, et je ne vous en écris pas moins. Ce n'est pas pour vous faire plaisir, mais pour vous arracher une réponse. Parlez-moi de ce qui se passe, de Brutus surtout. Je vous écris aujourd'hui, 10 des kalendes, à table chez Vestorius, assez pauvre dialecticien, mais calculateur fort habile.

703. — A ATTICUS. Pouzzol, avril.

A. XIV, 13. On me remet enfin, à sept jours de date, la lettre que vous m'avez écrite de 13 des kalendes. Vous me demandez ce que j'aime le mieux ici, de mes coteaux et de leurs beaux points de vue, ou de la promenade unie de la vallée. Vous croyez m'embarrasser. Et, en effet, le charme de ces lieux est si grand que je ne saurais vraiment dire ce que je préfère. « Mais comment avoir le cœur aux festins, en face du désastre immense envoyé par Jupiter, quand nous sommes saisis de crainte, et quand nous ne savons pas s'il nous sera donné de vivre, ou s'il nous faudra mourir?  »  Ce n'est pas que vous ne m'annonciez une grande et bien bonne nouvelle, l'arrivée de Décimus Brutus au milieu de ses légions. J'en tire un bon augure. Mais en supposant que la guerre civile éclate (elle éclatera si Sextus reste sous les armes, et il y restera; ) que ferons-nous? Voilà ce que j'ignore. Il ne nous sera pas permis, comme dans la guerre de César, de n'être, ni pour ni contre. Quiconque se sera réjoui de la mort de César (et nous ne nous en sommes pas cachés) sera traité en ennemi ; alors ce sera un carnage. Irons-nous chercher un asile sous la tente de Sextus, on bien encore sous celle de  Brutus? C'est un effort qui répugne à nos âges. Puis l'issue de la guerre est trop incertaine, et nous pouvons nous dire l'un à l'autre : « Ο mon fds, il ne t'est pas  donné d'atteindre à la gloire des guerriers. L'éloquence que le ciel t'a départie te destine à des lauriers plus doux.  »  Le mieux sera de nous abandonner au hasard, qui pourra plus ici que la prudence. Appliquons-nous seulement (ceci dépend de nous ) à supporter les événements avec courage et sagesse, en nous rappelant ce que nous sommes; et demandons aux lettres ou aux ides de mars de nous consoler du reste. Décidez maintenant, et faites cesser les incertitudes qui m'agitent : il y a tant de raisons pour et contre ! En partant, comme j'en avais dessein, avec une mission pour la Grèce, j'écarte en partie les périls qui menacent ma tête; mais je m'expose au reproche de manquer à la république dans de si graves circonstances. Si je demeure au contraire, je suis, il est vrai, personnellement en danger; mais il peut arriver que je sois utile à la chose publique. Enfin il y a aussi quelques motifs particuliers pour que j'aille en Grèce. J'y serais, j'en suis convaincu, d'un grand secours à Cicéron pour achever son éducation. Je n'avais même pas d'autre but, lorsque je songeai dans le temps à demander une mission à César. Pesez toutes ces réflexions, je vous prie, avec l'attention que vous mettez toujours à ce qui me touche. — Je reviens a voire lettre : le bruit court, dites-vous, que je veux vendre ce que j'ai près du lac; on ajoute que mon frère veut à tout prix avoir cette toute petite maison, pour y établir, comme son fils vous l'a dit, Aquillia, qui va devenir son épouse. En ce qui me concerne, je ne songe pas le moins du monde, à vendre; à moins qu'il ne se rencontre quelque chose qui me convienne davantage. De son côté, Quintus ne se soucie pas de rien acheter. Il a bien assez à faire de rembourser la dot, et à cet égard il se loue infiniment d'Egnatius. Quant à prendre femme, il en est à cent lieues. Rien de si bon, dit-il, que de coucher seul. — Assez sur ce sujet; je reviens à notre pauvre république, si république il y a. Antoine m'a écrit pour le rappel de Sex. Clodius. Vous verrez par sa lettre dont je vous envoie copie combien il me montre de déférence; mais au fond que de corruption et de turpitude! Quel homme dangereux! c'est à en regretter quelquefois César. Ce que César n'eût jamais fait ni souffert, on l'ose aujourd'hui en son nom, à l'aide de falsifications odieuses. Je me suis montré facile avec Antoine. Il est évident que ce qu'il s'était mis en tête, il l'aurait fait bon gré, mal gré. Vous trouverez ci-jointes sa lettre et ma réponse.

D'ANTOINE A CICERON.

Je vous adresse une prière que mes occupations et votre départ soudain m'ont empêché de vous faire de vive voix, et je crains bien qu'elle n'y perde. Mais vous me rendrez vraiment heureux, si vous confirmez l'opinion que j'ai toujours eue de la bonté de votre cœur. J'avais sollicité et obtenu de J. César le rappel de Sextus Clodius, bien décidé toutefois à ne m'en prévaloir qu'autant que vous y donneriez les mains. Aujourd'hui plus que jamais je tiens à votre assentiment. Si devant un malheur comme le sien vous demeurez inexorable, je me résignerai, quoiqu'un autre devoir me soit tracé par les instructions de César. Mais si vous prenez conseil de l'humanité, de la sagesse, et de vos bons sentiments peur moi, vous vous laisserez toucher. P. Clodius (fils de l'ennemi de Cicéron) est un jeune homme plein d'avenir. Vous voudrez qu'il sache que, pouvant persécuter les amis de son père, vous ne l'avez pas fait. Souffrez, je vous eu conjure, qu'il ne voie dans vos débats que l'opposition de l'homme publie. Cette famille n'est pas à dédaigner, et l'on transige avec plus d'honneur et moins de difficultés sur les querelles politiques que sur les inimitiés personnelles. Ne m'empêchez pas d'élever cet enfant dans cette maxime dont je veux pénétrer sa jeune âme : Point de haines héréditaires! Je suis loin de croire assurément que, dans une position comme la votre, on ait jamais rien a craindre. Mais sans doute vous préférez une vieillesse honorée et paisible à une vieillesse sans cesse agitée. Enfin j'ai bien quelques droits à ce que je vous demande comme une grâce; car il n'y a rien que je n'aie fait de mon côté pour vous. Si je ne réussis pas, je renonce à rappeler Clodius de mon chef. Vous voyez quelle est ma déférence ; laissez-moi espérer qu'elle vous touchera.

REPONSE DE CICERON A ANTOINE.

Je regrette pour un seul motif que vous ne m'ayez point parlé au lieu de m'avoir écrit : c'est que vous auriez pu voir non-seulement à mon langage, mais encore sur ma physionomie, dans mes yeux, et, comme on dit, dans toute ma personne, les sentiments que j'ai pour vous. Je vous ai toujours aimé, par retour d'affection d'abord, puis par reconnaissance. Et aujourd'hui la république me parle trop haut en votre faveur, pour que personne au monde puisse m'être aussi cher que vous. Vous m'écrivez en termes si affectueux, vous me montrez une si honorable déférence, que j'en suis tout pénétré; et c'est, selon moi, m'accorder une faveur, loin de m'en demander une, que de ne vouloir point, sans mon consentement, lorsque rien ne vous le rend indispensable, rappeler un homme a vous, qui se trouve être un de mes ennemis. Eh bien! cet homme, je le remets entièrement entre vos mains, mon cher Antoine, et je tiens la lettre que je viens de recevoir de vous comme le plus généreux el le plus flatteur de tous les procédés. Ce que vous souhaitez, je le ferais, en tout cas, uniquement pour vous complaire; mais je cède aussi, croyez-le bien, à ma nature et au penchant de mon cœur. Il n'y a pas de fiel en moi. Et même on ne m'a guère vu me faire rigide et sévère plus que ne le voulait la raison d'état. J'ajoute que contre Sextus en particulier jamais je n'ai donné signe de haine; car je me suis fait une loi de ménager les amis de mes ennemis, surtout quand ils sont à terre. Cette pratique a des avantages dont il ne faut pas se priver. Quant au jeune Clodius, il vous appartient, comme vous le dites, de prévenir son âme contre les haines héréditaires. Lors de mes démêlés avec Publius, il défendait sa cause, et moi celle de l'Etat. La république s'est prononcée pour moi. S'il vivait, je ne conserverais aucun ressentiment; mais puisque vous voulez mon consentement pour une chose qui est absolument en votre pouvoir, puisque vous êtes dans l'intention de ne point passer outre sans l'avoir obtenue, faites valoir ce consentement au jeune Clodius, si telle est votre envie. Ce n'est pas que, quand je songe à mon âge et au sien, je puisse rien appréhender de sa part, ou que mon caractère recule devant des luttes; mais je désire que nous vivions en meilleure intelligence: car il faut dire que si toutes ces querelles ne m'ont pas fermé votre cœur, elles m'ont du moins interdit votre maison. Je finis : mais encore un mot. Partout où mon entremise vous sera désirable et utile, elle est à vous sans hésitation et de tout cœur; veuillez en être convaincu.

704. — A ATTICUS. Pouzzol, avril.

A. XIV, 14. Comment? répétez, je vous prie. Notre Quintus aux jeux Pariliens de César, la couronne en tête? aux jeux Pariliens? Et seul? Ah! et Lamia aussi! Voilà de quoi me surprendre. Citez-moi un peu les autres noms, s'il vous plaît; quoique je sois sûr d'avance qu'il n'y en aura pas un d'honorable. Donnez-moi des détails. Il s'est trouvé que je vous avais écrit le 6 des kalendes assez longuement, quand trois heures après j'ai reçu de vous une lettre très-remplie. Ai-je besoin de vous dire combien j'ai ri de vos spirituelles plaisanteries sur la secte Vestorienne et sur la coutume des banquiers de Pouzzol? Alais parlons politique. Vous défendez les deux Brutus et Cassius comme si je les attaquais, moi qui pense qu'on ne peut les louer assez. Je m'en prends aux événements et non aux hommes; car enfin le tyran n'est plus, et la tyrannie est debout! ce que le tyran n'aurait jamais osé faire, on le fait! témoin le rappel de Clodius. J'ai la certitude aujourd'hui que non-seulement il n'y avait pas pensé, mais qu'il ne l'aurait pas souffert. Bientôt viendra le tour de Rufio le Vestorien, puis de Victor, dont le nom n'est écrit nulle part; puis des autres. Car à qui s'arrêtera-t-on? Nous n'avons pas voulu être esclaves de l'homme, et nous obéissons à des chiffons de papier. Pouvait-on se dispenser d'aller au sénat le jour des l'êtes de Bacchus? Dites que oui tant que vous voudrez. Cela fera-t-il qu'une fois à la curie on ait pu opiner librement? N'a-t-il pas fallu de vive force maintenir les droits des vétérans qui nous environnaient en armes, nous sans défense? Vous savez mieux que personne combien j'ai désapprouvé cette assemblée du Capitole. Qu'en conclure? que c'est la faute des Brutus? non sans doute; c'est la faute de gens à qui le nom de brutes convient à merveille, et qui se croient pourtant bien sages et bien habiles : de ces gens comme on en trouve pour applaudir, même pour serrer la main, mais qui ne sont plus là quand il faut vous défendre. Au surplus, laissons le passé Serrons-nous seulement autour de nos libérateurs, et, comme vous le dites si bien, consolons-nous avec ces ides de mars, qui ont ouvert à nos amis, à des demi-dieux, les portes du ciel, mais qui n'ont pas ouvert au peuple romain les portes de la liberté. Rappelez-vous vos prédictions. Ne proclamiez-vous pas à grands cris que tout était perdu, si on lui élevait un bûcher? Vous aviez bien raison, et l'on voit aujourd'hui ce qui est sorti de ce bûcher. Vous me dites qu'Antoine doit faire son rapport sur les gouvernements aux kaiendes de juin; qu'il demandera pour lui les deux Gaules, avec une extension de la durée légale pour ses pouvoirs. Pourra-t-on voter comme on voudra? Si on le peut, je me réjouirai du retour de la liberté. Si on ne le peut pas, qu'aurai-je gagné, je vous prie, à un changement de maître, si ce n'est la joie de renaître mes yeux de la mort d'un tyran ? Le temple d'Ops, dites-vous, est au pillage : je m'y attendais. Faut-il, grands Dieux! qu'une poignée de héros nous aient délivrés, et que nous ne puissions être libres ! A eux la gloire! à nous les sottises! Et vous m'engagez à écrire ; l'histoire! et vous voulez que je trace le tableau des attentats sous lesquels nous gémissons encore !  Et ceux qui vous ont fait signer leur testament, pourrai-je. n'en pas parler avec éloge? Ce n'est pas à coup sûr quelque peu d'argent qui me touche. Mais quand un homme vous fait du bien, quel qu'il soit, il est dur d'en dire du mal. Je crois d'ailleurs, comme vous, que nous pourrons plus en connaissance de cause décider toutes ces questions aux kaiendes de juin. J'y serai sans faute; et, soutenu de votre nom, de votre crédit, de l'incontestable justice de vos droits, il n'y aura pas d'efforts que je ne fasse, de soins que je n'emploie, pour obtenir sur l'affaire de Buthrote un décret tel que vous le souhaitez. Vous voulez que je réfléchisse encore avant de prendre un parti. Je réfléchirai. Et cependant c'était à vos réflexions que j'avais fait appel. A propos, croyez-vous donc la république tout à fait ressuscitée, que vous rendez déjà à vos voisins de Marseille ce qui leur appartient? On pourrait tout par la force matérielle, et je ne sais jusqu'à quel point nous pouvons y compter. On ne peut plus rien par la force morale.

705. —A BITHYNICUS Pouzzol.

F. V1, 17. J'ai bien des raisons pour souhaiter que la république se rassoie; mais, en lisant votre lettre, j'y trouve un motif de plus encore, puisque vous me dites qu'alors nous pourrions vivre ensemble. C'est une perspective qui me charme. Je reconnais là votre amitié, et aussi la bonne opinion que l'un de nos premiers citoyens, que votre illustre père avait conçue de moi. Parmi les hommes qui, grâce à vos bienfaits, ont eu de l'influence, il en est qui par calcul peuvent être pour vous des amis plus utiles; de plus attachés, jamais. Je vous sais donc à la fois bien bon gré, et du souvenir que vous gardez de notre amitié, et du dessein que vous avez d'eu resserrer les liens.

706. — A TIRON. Pouzzol.

F. XVI, 23. Eh bien! faites la déclaration pour cet argent, si vous le pouvez. Ce n'est pas que dans l'espèce une déclaration soit nécessaire. Toutefois Balbus m'écrit qu'il a si mal aux yeux qu'il ne peut desserrer les lèvres. Que fait Antoine avec sa loi? Qu'on me laisse tranquille à mes champs, voilà tout ce que je demande. J'ai écrit à Bithynicus. C'est vous que touche l'exemple de Servilius, puisque vous vous souciez de vieillir. Atticus, qui m'a vu autrefois sujet à des paniques, me croit toujours prêt comme lui à prendre l'alarme. Il ne sait pas quel rempart je me suis fait de la philosophie, et il fait du bruit parce qu'il a peur. Pour en revenir à Antoine, je veux conserver son amitié, cette amitié qui a vieilli sans nuage. Je lui écrirai donc, mais pas avant de vous avoir vu. Cependant je ne vous empêche pas de payer le billet : avant la jambe est le genou. J'attends demain Lepta, et j'aurai besoin de votre miel pour faire passer son absinthe. Adieu.

707.— A ATTICUS. Pouzzol, mai.

A. XIV, 15. Votre petite dernière lettre me charme. J'augure de celles de Brutus à Antoine et à vous, que les affaires vont prendre un meilleur tour. Il est temps que j'avise à ma position, et que je voie dans quel lieu me retirer. Ô que. je suis fier de mon Dolabella! Il est bien mien en effet aujourd'hui. Auparavant, croyez-moi, j'en doutais quelque peu au fond de lame. On doit ouvrir de grands yeux, au moins! La roche Tarpéienne, des croix, la colonne à bas, le sol pavé, que voulez-vous de plus? Tout cela est héroïque. Il a ainsi coupé court a ces semblants de regrets qui grossissaient à chaque instant, et qui, si on les eut laissés aller, auraient fini par devenir funestes à nos illustres tyrannicides. Oui, je suis d'accord avec vous maintenant, il y a du mieux à espérer. Ce n'est pas que je me fasse à ces faux partisans de la paix, défenseurs obstinés des actes les plus abominables. Mais tout ne peut passe faire en un jour. Les choses commencent à marcher mieux que je ne le pensais, et je ne partirai que quand vous me direz que. je le puis avec honneur. Que Brutus compte sur moi en tout et pour tout. Quand même nous n'aurions eu aucun rapport antérieur, je serais encore a lui, par respect pour sa rare et incroyable vertu. Je laisse notre chère Pilia entièrement maîtresse de ma villa et de tout ce qu'elle renferme. Je partirai le jour des kalendes de mai pour Pompéi. Que ne pouvez-vous persuader à Brutus de se trouver à Asture!

708. — A ATTICUS. Pouzzol, mai.

A. XIV, 16. Je vous écris celte lettre le 6 des nones, au moment de quitter ma villa de Cluvius, un pied à bord de mon léger bateau. Je laisse à Pilia ma villa du lac Lucrin, maison et gens. Je compte aujourd'hui faire brèche au tyrotarique de notre frugal ami Pétus. Je passerai  à Pompéi ; pu je me rembarquerai pour revenir ici dans mes royaumes de Pouzzol et de Cumes, lieux adorables par dessus tout, mais qu'on est presque réduit à fuir, à cause du tourbillon d'importuns qui vous y assiège. — Parlons de nos affaires. Que la conduite de Dolabella est belle! comme elle doit faire ouvrir les yeux ! Je ne cesse de le soutenir par mes éloges et mes conseils. Je vois avec plaisir dans vos lettres quelle est votre pensée sur l'événement et sur l'homme. Il me semble qu'à présent notre Brutus pourrait se montrer en plein forum, une couronne d'or sur le front. Qui oserait l'outrager avec la croix ou la roche Tarpéienne en perspective, surtout après tant d'applaudissements, tant de témoignages d'adhésion de la part du bas peuple? Maintenant donc, mon cher Atticus, il faut me laisser partir ; mon vœu, aussitôt après mes comptes bien réglés avec notre Brutus, est d'aller parcourir la Grèce. Il importe beaucoup à Cicéron, ou plutôt à moi-même, ou plutôt encore à Cicéron et à moi tout ensemble, que je me mêle de ses études. Qu'y a-t-il, en effet, je vous prie, dans cette lettre de Léonidas, que vous m'avez communiquée, qui puisse me causer de la joie? Jamais je ne me contenterai d'un éloge de mon fils avec cette restriction : Quant à présent. C'est là le langage de la crainte et non de la confiance. J'avais dit à Hérode de me donner des détails. Je n'ai pas eu un mot de lui jusqu'à ce jour, et je crains qu'il se soit abstenu pour ne pas me faire de la peine. Je vous sais beaucoup de gré de ce que vous avez écrit à Xénon ; car il est de mon devoir comme de mon honneur de ne laisser Cicéron manquer de rien. J'entends dire que Flaminius Flamma est à Rome. Je viens de lui écrire ce que vous m'aviez mandé vous-même, que vous comptez lui parler de l'affaire Montanus. Veillez, je vous prie, à ce que ma lettre lui soit remise, et ayez un entretien avec lui, quand vous en trouverez le moment sans vous gêner. Je crois que si cet homme a un peu de pudeur, il s'exécutera, afin de ne pas exposer ceux qui ont répondu pour lui. Je vous sais un gré extrême de m'avoir appris le rétablissement d'Attica, avant de m'avoir parlé de son indisposition.

709. — A ATTICUS. Pompéi, mai.

Α. XIV, 17. Je suis arrivé à Pompéi le 5 des nones de mai, après avoir la veille, comme je vous l'ai dit, installé Pilia à Cumes. J'étais à table quand j'ai reçu la lettre dont vous aviez chargé pour moi l'affranchi Démétrius, la veille des kalendes. Vos réflexions sont eu général fort sages. Cependant on voit bien que, pour vous mettre en quelque sorte à couvert, vous voulez abandonner à la fortune le choix du parti à suivre : eh bien ! nous prendrons ensemble conseil des circonstances. Fasse le ciel que je puisse joindre Antoine pour lui parler de l'affaire de Buthrote! J'en tirerai bon parti: maison ne croit pas qu'il se détourne de Capoue, ou il va. Je crains ce voyage pour la république. Et César, que j'ai laissé hier bien souffrant à Naples, en a la même opinion. Il résulte de tout cela qu'il nous faudra attendre les kalendes de juin pour traiter et terminer cette affaire. Assez sur ce sujet. — Quintus a reçu de sou fils les lettres les plus aigres, qui lui ont été remises à Pompéi au moment de notre arrivée. Le jeune homme commence par dire qu'il ne veut pas d'Aquillia pour belle-mère. Passe pour cela encore ; mais ailleurs il dit qu'il a toujours tout obtenu de César, jamais rien de son père, et qu'il met désormais sa confiance dans Antoine. Le malheureux! c'est au surplus son affaire. — J'ai écrit à Brutus, à Cassius et à Dolabella. Je vous envoie des copies de mes lettres, non que je vous consulte pour les envoyer, je n'hésite, pas un moment à cet égard, mais parce que je n'ai pas non plus le moindre doute sur votre approbation. — Ne cessez pas, je vous prie, mon cher Atticus, de fournir à Cicéron tout ce que vous jugerez nécessaire, et souffrez que je me repose sur vous de ce soin. Je vous exprime toute ma gratitude de la peine que déjà vous avez bien voulu prendre à ce sujet. — Je n'ai pas encore travaillé autant que je l'ai voulu à mes Anecdotes. Les choses que vous voulez que j'y ajoute feront partie d'un volume séparé, dont je m'occuperai plus tard. Croyez-moi pourtant, il y avait moins de danger pendant la vie du tyran à parler de toutes les infamies qui se faisaient, qu'à en parler aujourd'hui qu'il est mort. C'est un fait que je ne m'explique pas; mais il souffrait tout de moi avec une merveilleuse patience. A présent, au contraire, de quelque côte que nous fassions un pas, on nous arrête au nom de César, en prenant prétexte non-seulement de ce qu'il a pu faire, mais même de ce qu'il a pu penser. — Puisque Flamma est arrivé, vous allez sans doute vous occuper de l'affaire de Montanus. .le crois qu'on est maintenant eu meilleure position.

710. — A DOLABELLA. Pompéi, mai.

F. IX, 14. Sans doute, c'est tout pour moi que votre gloire, mon cher Dolabella, et seule elle suffit à ma joie et à mon bonheur; cependant je ne puis cacher tout ce que j'éprouve de vive satisfaction lorsque je vois l'opinion publique, m'associer en quelque sorte à vos succès. Chaque jour, je me trouve ici en grande compagnie de toute espèce; nombre de nos meilleurs citoyens y sont attirés par des raisons de santé; des habitants des villes municipales, mes amis, y vont et viennent sans cesse : eh bien ! je ne rencontre personne qui ne vous élève jusqu'aux nues, et qui ne m'adresse en même temps des félicitations. On se persuade en effet que votre, déférence pour mes recommandations et mes conseils entre pour beaucoup dans ce que vous avez fait de si grand comme citoyen, de si remarquable comme consul. Je pourrais répondre avec toute vérité que votre raison et votre caractère expliquent naturellement ce que vous faites, et qu'il n'en faut pas chercher l'inspiration ailleurs. Mais sans tomber tout à fait d'accord avec eux, de peur de diminuer votre mérite, en le laissant reporter sur moi tout entier, je ne leur oppose pas non plus, je l'avoue, une complète dénégation. Je suis pour cela trop sensible à la louange. D'ailleurs votre caractère ne peut recevoir aucune atteinte de ce dont Agamemnon lui-même, le roi des rois, se faisait honneur, c'est-à-dire des conseils de Nestor ; et c'est ma gloire à moi d'entendre les éloges qu'on décerne au jeune consul, s'adresser en quelque sorte à l'élève formé par mes principes. Voici les premiers mots de L. César, lorsque je l'allai voir à Naples pendant sa maladie : quoiqu'accablé par la souffrance, il m'avait à peine salué qu'il s'écria : « Ah! mon cher Cicéron,  que je vous félicite du crédit que vous avez sur Dolabella ! si j'en avais autant sur le fils de ma sœur, nos maux ne seraient pas sans remède. Combien j'aime votre cher Dolabella ! combien je lui rends grâce! Depuis vous, nous pouvons le dire, c'est le seul consul, le seul vrai consul que nous ayons eu. » Il me parla beaucoup ensuite de la situation et de la mesure prise. C'est, selon lui, tout ce qu'il y a de plus grand, de plus beau, de plus décisif pour la chose publique; au fait, il n'y a là-dessus qu'une voix. Ne me contestez donc pas, de grâce, la part qu'on veut à faux titre me donner dans une gloire qui n'est pas la mienne, et laissez arriver jusqu'à moi un peu de l'admiration dont vous êtes l'objet. Badinage à part, mon cher Dolabella, j'aimerais mieux vous transporter tout ce que j'ai de gloire, si gloire il y a, que de vous faire tort de la plus faible part de la votre. Je vous ai toujours vivement aimé, vous l'avez pu voir; mais aujourd'hui je suis tellement enthousiaste de ce que vous venez de faire, que je ne trouve pas de terme pour exprimer la vivacité de mes sentiments. C'est que la vertu, croyez-moi, est ce qu'il y a au monde de plus beau, de plus touchant, de plus aimable. J'ai toujours chéri Brutus, vous le savez, et son esprit si distingué, et l'exquise douceur de ses mœurs, et sa probité sévère, et la noble constance de ses principes. Pourtant, les ides de mars ont ajouté à mon affection pour lui, au point que j'en suis à comprendre comment un sentiment si plein et si parlait a pu grandir encore. De même, qui eut dit qu'une affection comme celle que j'ai pour vous fut susceptible de s'accroître? Eh bien ! elle s'est accrue au point qu'il me semble que c'est d'aujourd'hui seulement que je vous aime, et qu'auparavant je n'avais qu'une bonne disposition pour vous. Maintenant irais-je vous conseiller de suivre toujours les inspirations du devoir et de l'honneur? Vous proposerais-je d'illustres exemples, ainsi que le. font tous les donneurs de conseils? Je ne connais personne de plus illustre que vous. C'est en vous-même qu'il faut prendre modèle, c'est vous-même qu'il faut chercher à surpasser. Après être monté si haut, il ne vous est plus possible de descendre. Arrière donc les conseils: il n'y a que des félicitations à vous faire. Il vous arrive en effet ce qui n'est, je crois, arrivé à personne encore, d'employer des moyens d'une rigueur extrême, el de voir non-seulement que cette rigueur ne se rend pas odieuse, mais qu'elle devient populaire, chère à tous, au bas peuple comme aux honnêtes gens. Si c'était là seulement du bonheur, je vous ferais mon compliment d'être heureux; mais on est forcé d'y reconnaître du courage, de. l'habileté et du calcul. J'ai lu votre discours: c'est le comble de l'adresse. Vous entrez pris à pas dans la question, vous ménageant toujours une retraite : si bien qu'il n'y a qu'une voix pour convenir que la rigueur était de saison. Enfin vous avez délivré Home du danger et ses citoyens de la crainte. Et ce n'est pas la un de ces actes qui passent; c'est un exemple qui fera loi pour l'avenir. Vous comprendrez que le sort de la république est dans vos mains, et que non-seulement protection mais récompense est due à ces héros qui ont pris l'initiative de notre affranchissement. J'espère vous voir au premier jour, et je vous en dirai davantage. Vous qui venez de sauver la république et nous tous, veillez soigneusement à votre tour sur vous-même, mon cher Dolabella.

711. — A ATTICUS. Pompéi, mai.

Α. XIV, 19. C'est à Pompéi, le jour des nones de mai, que j'ai reçu vos deux lettres, l'une à six jours de sa date, l'autre a quatre. Je réponds d'abord à la première. Combien je suis charmé d'apprendre que ma lettre vous soit arrivée à propos par Barnéus ! Vous avez parlé à Cassius comme toujours. N'est-il pas heureux que je lui aie moi-même écrit, quatre jours à l'avance, précisément ce que vous me recommandiez de lui dire? Vous avez une copie de ma lettre. Mais au moment ou je suis tout bouleversé de la banqueroute de Dolabella (c'est votre expression), voici que je reçois votre lettre et la copie de celle de Brutus. Brutus songe à se réfugier dans l'exil. A l'époque de la vie ou je suis parvenu, il est un parti dont on se rapproche chaque jour davantage: j'aimerais mieux sans doute n'y entrer qu'après avoir vu Brutus heureux et la république puissante; mais je n'ai pas, comme vous le dites fort bien, le choix des partis, et vous pensez comme moi que la guerre, la guerre civile surtout, ne va point à mon âge. Antoine s'est borné à me répondre, au sujet de Clodius, que ma bonté, ma modération l'avaient bien touché, et que ce serait un jour pour moi un grand sujet de satisfaction. Pansa, dit-on, au contraire, se déchaîne contre Clodius et contre Déjotarus. C'est la sévérité même, à l'en croire. Cependant ce qui n'est pas si bien de sa part, c'est de se prononcer violemment comme il le fait contre Dolabella. Le fils de votre sœur a été fortement réprimandé par son père, à l'occasion des couronnes; sa réponse est qu'il a pris une couronne pour faire hommage à César, qu'il l'a déposée en signe de deuil, et qu'en définitif il accepte volontiers le reproche d'aimer César mort. J'ai écrit à Dolabella dans le sens que vous vouliez; j'ai écrit aussi à Sicca. Je ne vous charge pas de cette affaire, de crainte que Dolabella ne vous en sache mauvais gré. Je connaissais le discours de Servius; j'y trouve plus de peur que de sagesse; mais comme la peur est partout, je suis de son avis. C'est une chienne que vous l'ait Publilius. On m'avait député Cérellia, et je n'ai pas eu de peine à lui persuader que ce qu'elle demandait n'était pas possible, quand bien même il m'eût convenu de le faire. Si je vois Antoine, je n'oublierai pas l'affaire de Buthrole. — J'arrive à votre seconde lettre. Je vous l'ai déjà dit en vous parlant de Senius, je tiens l'action de Dolabella pour une très-grande affaire ; je ne vois pas ce que, pour le temps et la circonstance, on pouvait faire de mieux. Mais ce que je dis de lui, je ne le dis que d'après vous. Je pense bien aussi comme vous que s'il me paye ce qu'il me doit, son action me paraîtra plus belle encore. Que je voudrais voir Brutus à Asture! Vous approuvez mon projet de ne partir qu'après avoir vu comment les choses tourneront; mais j'ai changé d'avis. Au surplus, je ne ferai rien sans vous voir. Je suis fort sensible aux remercîments d'Attiea, à l'occasion de ce que j'ai fait pour sa mère, en la laissant à Cumes maîtresse absolue de ma maison et de mes celliers; je compte la revoir le 5 des ides. Mille compliments à Attica, je vous prie, et dites-lui que j'aurai tout le soin possible de Pilia.

712. — A ATTICUS. Pompéi, mai.

A. XIV, 18. Vous me poussez toujours sur ce que j'élève trop haut Dolabella : sans doute j'approuve ce qu'il a fait; cependant si je l'ai porté aux nues, je n'y ai été déterminé que par votre première et votre seconde lettre. Mais depuis, Dolabella s'est perdu auprès de vous par des procédés qui m'ont brouillé moi-même avec lui. Quel front ! le terme écheait aux kalendes de janvier, et il en est encore a me payer. Cependant il a Fabérius qui, d'une ligne de sa main, l'a libéré de tant de dettes, et qui peut encore lui procurer le secours divin. Vous voyez que je trouve, encore le mot pour rire. Je lui ai écrit le 8 des ides, de grand matin; le soir, j'ai reçu à Pompéi votre lettre, venue en trois jours. C'est aller vite. Mais, comme je vous l'ai déjà mandé ce jour-là même, j'ai écrit à Dolabella quelques mots assez piquants, je vous assure. S'il ne répond pas, j'irai le trouver; il ne me résistera point. Vous avez sans doute fini avec Albius. Je vous remercie beaucoup de ce que vous m'avez prêté pour la dette de Patulcianus ; ce sont là de vos traits. Je m'en reposais sur Éros; je l'avais laissé à Rome pour ces affaires qui, par son fait, ont failli si mal tourner. Je m'en expliquerai avec lui. Quant à l'affaire de Montanus, je vous en laisse derechef toute la responsabilité. — Je ne m'étonne point que Servius en partant vous ait tenu un langage désespéré : il ne peut pas être plus découragé que je le suis moi-même. Si notre cher Brutus, l'homme unique, ne vient pas au sénat le jour des kalendes de juin, je ne vois pas ce qu'il ferait au forum. Il sait, au reste, mieux que personne ce qu'il a à faire. Quant à moi, j'augure de tout ce que je vois que nous n'aurons pas gagné grand-chose aux ides de mars, et je pense plus que jamais à la Grèce. En quoi puis-je être utile à Brutus, puisqu'il songe à s'exiler lui-même? — La lettre de Léonidas ne me plaît pas merveilleusement. Je suis de votre avis sur Hérode. Je voudrais bien lire la lettre de Sauféius. Mon intention est de quitter Pompéi le 6 des ides de mai.

713. — A TIRO. Mai.

F. XVI, 24. Je vous ai envoyé Harpalus ce matin; il n'y a rien de nouveau; mais comme voici une occasion directe, je vous écris encore, pour vous parler toujours des mêmes choses. Ce n'est pas que je me défie de votre exactitude; mais l'affaire est assez considérable pour me préoccuper. J'ai, comme dit le proverbe grec, pourvu à tout, de la poupe à la proue, en vous détachant de moi pour aller régler mes comptes. Il faut satisfaire d'abord Ofillius et Aurélius. Si vous ne pouvez avoir de Flamma toute la somme, tachez d'en arracher au moins une partie. Sur toutes choses, faites qu'il ait soldé aux kalendes de janvier. Terminez pour le transport, et voyez ce qu'il y a à faire quant au payement anticipé. Mais laissons là les affaires privées, et passons aux affaires publiques. Je veux des détails sur tout. Que fait Octave? que fait Antoine? De quel côté se tourne l'opinion? Que pensez-vous vous-même? Je ne me tiens pas, tant je brûle de partir; mais st! attendons une lettre de vous. Sachez que Balbus était à Aquinum le jour où on vous l'avait dit, et qu'Hirtius y arriva le lendemain. Ils allaient l'un et l'autre aux eaux, je le suppose. Qu'auront-ils fait? Veillez à ce qu'on avertisse les gens d'affaires de Dolabella. Il faudra aussi que Papia soit citée. Adieu.

714. — A ATTICUS. Environs de Naples, mai.

Α. XIV, 20. Le 6 des ides, je me suis embarqué à Pompéi, et je suis arrivé à la maison de Lucullus vers la troisième heure. J'ai reçu en débarquant la lettre que votre secrétaire avait, m'a-t-on dit, apportée à Cumes, et qui est datée des nones de mai. Le lendemain, presque à la même heure encore, Lucullus m'a remis une autre lettre datée de Lanuvium, le 7 des ides. Je répondrai à tout à la fois. Je commence par vous remercier de vos bons soins, et pour le payement et pour l'affaire d'Albius. Quant à votre réclamation de Buthrote, Antoine est venu à Misène pendant que j'étais à Pompéi; mais je ne l'ai su qu'après son départ, et il est allé dans le Samnium. Espérez-vous toujours? Nous verrons à Rome. Le discours de L. Antoine est horrible, la réponse de Dolabella admirable. Eh bien! qu'il garde aujourd'hui son argent, s'il le veut; je ne lui demande que de ne pas oublier les ides. Combien je suis fâché de la fausse-couche de Tertulla! Il nous faut de In graine de Cassius aussi bien que de Brutus. Qu'y a-t-il de vrai, je vous prie, dans l'histoire de la reine et de son petit César? — J'en ai fini avec la première lettre : venons à la seconde. Ce que vous désirez pour les Quintus et pour Buthrote sera fait à mon arrivée. Je vous remercie de l'argent que, vous faites donner à Cicéron. Vous dites que c'est une erreur de croire que de Brutus seul dépend le sort de la république. Rien n'est plus vrai, au contraire. Ou la république sera anéantie, ou c'est à lui et à ses amis qu'elle devra son salut. Quant au discours tout fait que vous m'engagez à envoyer, permettez-mo, mon cher Attieus, do vous expliquer quels sont mes principes généraux sur des choses dont j'ai bien quelque expérience. Jamais poète ni orateur n'a cru trouver son maître; et je le dis même des plus méchants. Que serait-ce de Brutus, dont l'esprit est à la fois si heureusement doué et si bien cultivé? L'épreuve vient d'être faite à l'occasion de son édit; j'en avais préparé une rédaction, à votre prière; ma rédaction me paraissait bonne, à moi; la sienne lui a paru meilleure. Il y a plus, c'est à sa sollicitation presque uniquement que je me suis mis à faire ce traité sur l'éloquence. Eh bien! il m'a écrit, il vous a écrit à vous-même que mes préférences n'étaient pas de son goût. Laissons donc, je vous prie, chacun composer ses discours pour son compte. « A chacun sa fiancée, à moi la mienne. A chacun ses amours, à moi les miens. » Voilà qui n'est pas merveilleux, car Attilius, à qui j'emprunte ces vers, est le poète le plus dur que je connaisse. Prions seulement les Dieux qu'un homme comme Brutus ait à faire des harangues ; car le jour où Rome sera sure pour lui, nous pourrons chanter victoire. Les meneurs alors ne trouveront personne pour les suivre dans une nouvelle guerre civile, ou n'entraîneront que des gens dont on aura bon marché. — J'arrive à la troisième partie de mon discours. Je suis charmé que Brutus et Cassius aient clé contents de ma lettre. Je viens de leur répondre. Ils me prient de ne pas négliger Hirtius, dont ils doutent un peu. Je m'en occupe. Il parle à merveille; mais il vit et demeure avec Balbus qui parle bien aussi, et vous savez ce qu'il en faut croire. Je vois que vous êtes content de Dolabella; pour moi, je le mets au-dessus de tout. Je viens d'avoir Pansa chez moi a Pompéi ; il m'a montré les meilleurs sentiments, tout à la paix. Je vois clairement qu'on cherche la guerre. J'approuve l'édit de Cassius et de Brutus. Vous voulez que je réfléchisse sur ce qu'ils ont a faire ; mais on ne peut prendre conseil que du moment, et à chaque minute la scène change. Il me semble que ce premier acte de Dolabella, puis son discours contre Antoine, ont fait grand bien. Les choses marchent, et je crois que nous allons avoir un chef. C'est tout ce que demandent les villes municipales, ainsi que les gens de bien. Osez-vous bien citer Epicure et vous écrier : Point de politique! Eh ! ne voyez-vous pas la mine que ferait Brutus à de tels propos? Le fils de Quintus est. dites-vous, le bras droit d'Antoine. Eh bien! nous obtiendrons tout sans peine par son crédit. Si Antoine a présenté Octave au peuple comme vous le pensiez, je voudrais bien savoir en quels termes il aura parlé. Je vous écris en courant. Le messager de Cassius repart à la minute. Je vais aller voir Pilia, puis je me ferai conduire en barque chez Vestorius, ou je soupe. Mille compliments à Attica.

715. — A ATTICUS. Pouzzol, mai.

A. XIV, 21. Je venais de remettre mes dépêches au messager de Cassius, le 5 des ides, lorsque le mien arriva, et, chose prodigieuse! arriva sans lettres de vous; mais j'ai jugé aussitôt que vous étiez à Lanuvium. Éros l'a dépêché en toute hâte, ; à cause d'une lettre de Dolabella dont il était porteur pour moi. Il ne s'agit pas dans cette lettre de mon argent. Dolabella n'a pas encore reçu celle où je lui en parle. Il répond a la missive dont je vous ai envoyé copie, et y répond d'une manière très-satisfaisante. A peine avais-je congédié le messager de Cassius, que Balbus est entré chez moi. Bons Dieux! que la paix lui fait peur! vous connaissez l'homme, à quel point il est caché. Pourtant il m'a parlé des projets d'Antoine. Antoine cherche, dit-il, à circonvenir les vétérans, pour qu'ils sanctionnent les actes de César. Il veut qu'ils s'y engagent par serment, afin que tout le monde s'y soumette ; et il serait fait une inspection chaque mois par les décemvirs. Balbus se plaint des préventions dont il est l'objet. Enfin il n'y a rien dans son langage qui ne dénote un partisan d'Antoine. Que voulez-vous? jamais rien de vrai dans sa bouche, Pas le moindre doute, selon moi, que tout ne tende à la guerre. C'est tout simple. Ils ont été, dans cette grande affaire, hommes par le cœur, enfants par la tête. Le successeur du tyran n'est-il pas visible à tous les yeux? or, qu'y a-t-il de plus absurde que d'avoir tu peur de l'un, et que de ne pas se mettre en peine de l'autre? Et aujourd'hui encore que d'inconséquences ! Le domaine de Pontius à Naples n'est-il pas toujours, par exemple, en la possession d'une femme mère de l'un des meurtriers du tyran? J'ai bien souvent besoin, je vous assure, de relire le Caton l'ancien, dont vous avez un exemplaire. La vieillesse me rend chagrin; tout me blesse; mais moi j'ai vécu. C'est l'affaire de ceux qui sont jeunes. — Continuez, je vous prie, de veiller, comme vous le faites, à mes intérêts. Je vous écris, ou plutôt je dicte, pendant le second service chez Vestorius. Je me propose d'aller voir demain Hirtius, le seul restant des cinq; et c'est pour essayer de le gagner au parti des gens de bien. Mais temps perdu ! il n'y a pas un de ces hommes-la qui ne craigne le repos. Allons donc, chaussons les talonnières. Toul, tout, plutôt que d'être encore au milieu des camps! Dites, je vous prie, mille et mille choses de ma part à Attica. J'attends avec impatience le discours d'Octave, et des nouvelles, s'il y en a. Dites-moi surtout si Dolabella fait sonner les pièces, ou si, en ma considération, il veut encore abolir les dettes.

716. — A ATT1CUS. Pouzzol, mai.

A. XIV, 22. Pilia me dit à l'instant que vos messagers partent le jour des ides, et je prends mes tablettes, sans trop sa voir encore ce que je vous écrirai. Apprenez pourtant d'abord que je partirai le 16 des kaiendes pour Arpinum, où je vous prie de me mander les nouvelles, bien que je ne doive pas tardera vous rejoindre. Je veux, avant d'arriver à Rome, flairer un peu ce qui va s'y passer. Mes conjectures ne seront que trop exactes, je le crains, et ce qu'on machine me paraît plus clair que le jour. J'ai aujourd'hui mon disciple (Hirtius) à souper. Il aime passionnément celui qu'a frappé Brutus. Voulez-vous que je vous le dise? Il n'y en a pas un, c'est évident, à qui la paix ne fasse peur. Ils ont adopté une thèse qu'ils soutiennent très-hautement : C'est qu'on a tué un grand homme ; que sa mort est une perturbation pour la république; qu'il ne restera rien de ce qu'il a fait, le jour où nous cesserons de craindre; qu'il n'a péché que par sa clémence; que sans elle la catastrophe n'eut pas eu lieu. Je considère aussi que rompue arrivant, comme cela est vraisemblable, avec des forces de quelque importance, la guerre est inévitable. Cette idée me tourmente et me trouble; car la liberté que vous avez eue jadis, on ne me la laissera point. Je n'ai pas caché ma joie, et ils ont sans cesse à la bouche le mot d'ingrat. Non, je le répète, je ne puis avoir la liberté que vous eûtes jadis, vous et tant d'autres. Quoi ! se déclarer, et aller se jeter au milieu des camps! ah! plutôt mourir mille fois! à mon fige, surtout. Les ides de mars ne suffisent plus, hélas! pour me consoler. On lit ce jour-là une. si grande faute! Mais nos jeunes héros « nous ont ôté par leur courage le droit de nous plaindre. » Si vous avez meilleure idée des choses, vous qui entendez tout, qui assistez à tout, écrivez-moi. Dites-moi aussi ce que vous pensez pour moi de ce projet de légation votive. On me conseille fortement ici de ne pas me rendre au sénat le jour des kalendes. Des soldats y seront, dit-on, secrètement apostés, et c'est à nos amis qu'on en veut. Je ne crois pas qu'il y ait pour eux en effet, dans le monde entier, un seul endroit moins sur que le sénat.

717.— A ATTICUS. Sinuesse, mai.

A. XV, 1, 1ere part. Quelle triste chose que la mort d'Alexion ! J'en ai un chagrin inexprimable. Ce n'est pas, je vous assure, de la manière que supposent les gens qui me disent : Quel médecin allez-vous prendre? Qu'ai-je affaire de médecin aujourd'hui? Et si j'en veux, en manque-t-il ? Ce que je regrette en lui, c'est son affection, son amabilité, sa douceur; et puisque! retour a faire sur soi-même, quand on voit un homme de cette tempérance et un si grand médecin ainsi emporté en un clin d'œil ! Il n'y a qu'une chose à se dire, c'est qu'on est homme, et qu'on doit se résigner aux conditions de l'humanité. — Je vous ai déjà mandé qu'il ne m'avait pas encore été possible de rejoindre Antoine. Il est venu a Misène, pendant que j'étais à Pompéi; mais il était déjà parti quand je l'ai su. Cependant le hasard a voulu qu'Hirtius se trouvât justement chez moi à Pouzzol au moment où j'ai reçu votre lettre. Je la lui ai montrée, et j'ai insisté sur son contenu. Son premier mot a été qu'il ne s'y intéressait pas moins que moi-même, et son dernier, que pour cette affaire comme pour toute autre il met le consul à ma discrétion. Quand je verrai Antoine, je m'y prendrai de manière à lui faire entendre que si, dans cette occasion, il fait ce que nous désirons, je suis à lui sans réserve. — Je pense bien que Dolabella n'aura pas mis la clef sous la porte. Revenons à nos amis. Vous augurez favorablement de la modération des édits. Pour moi, je sais parfaitement ce qu'il y a au fond de la pensée d'Hirtius; j'en ai pu juger le 17 des kalendes, lorsqu'il partit de Pouzzol pour se trouver avec Pansa à Naples. Je le pris à part, et l'exhortai au maintien de la paix. Il ne pouvait pas répondre : Je ne veux pas de la paix. Mais il dit que cette altitude armée ne l'inquiète pas moins de notre, part que de celle d'Antoine; que sans doute ou fait bien des deux côtés d'être sur ses gardes, mais qu'enfin d'un côté ou de l'autre la collision est imminente. Que vous dirai-je? Je n'en attends rien de bon. - Je suis de votre avis pour le fils de Quintus. Votre charmante lettre au père lui a fait le plus grand plaisir. J'ai fait sans peine entendre raison à Cérellia. Elle n'a pas, je crois, l'affaire grandement à cœur, et en tout cas je ne m'en soucie guère. Quant à cette autre personne qui se rend, dites-vous, si importante, je ne m'étonne que d'une chose: c'est que vous ayez voulu l'écouter. Si j'en ai dit du bien chez ses amis, en présence de ses trois fils et de sa fille, j'ai bien changé de note. Pourquoi cela? parce que, le rôle fini. je n'ai que faire du masque. Celui de la vieillesse est déjà bien assez laid. — Brutus désire, dites-vous, me voir avant les kalendes; il me l'a écrit. Je me rendrai probablement a son désir; mais je ne devine point ce qu'il veut. Moi qui ne sais pas me conseiller moi-même, quels conseils aurais-je à donner à un homme qui a si bien travaillé pour sa gloire, si peu pour notre repos? Les bruits qu'on a répandus sur la reine tomberont tout seuls. Si vous pouvez quelque chose auprès de Flamma, ne manquez pas d'agir, je vous prie.

718. — A ATTICUS Sinuesse, mai.

Α. XV, 1, 2me partie. Je vous écrivis hier en quittant Pouzzol. J'allais à Cumes. J'y ai trouvé Pilia bien portante. Je l'ai vue ensuite un moment à Baules, où elle s'est rendue de Cumes pour une cérémonie funèbre à laquelle j'ai moi-même pris part. Notre ami Cn. Lentulus plaçait le corps de sa mère sur le bûcher. J'ai couché ce jour-là à Sinuesse, et j'en suis paru ce matin pour Arpinum, d'où je vous écris. Je n'ai rien de nouveau a vous apprendre ou à vous demander. Peut-être pourtant ne serez-vous pas fâché de savoir que notre cher Brutus m'a envoyé le discours qu'il a prononcé dans l'assemblée du Capitole, et il me prie de le corriger sans ménagement, avant qu'il le rende public. Ce discours est semé de pensées admirables; et quant au style, il n'est rien au-dessus. Mais si j'avais à traiter un tel sujet, je le ferais plus chaudement. Vous connaissez les principes et le caractère de l'orateur, et vous comprenez qu'aucune correction ne m'était possible. Ce que Brutus veut être en fait d'éloquence, il l'a été; et l'on ne saurait, mieux qu'il ne le fait, réaliser l'idée qu'il s'est formée de la perfection dans l'art de la parole. Mais soit à tort, soit à raison . et quand même je serais seul de mon avis, mon système est autre. Si vous ne connaissez pas encore ce morceau, faites-moi le plaisir de le lire et dites-moi ce que vous en pensez. Ce n'est pas que je ne redoute beaucoup chez vous l'influence du nom et des dispositions ultra-attiques. Cependant rappelez-vous les foudres de Démosthène, et vous verrez que le style peut se passionner sans cesser d'être ce qu'il y a de plus attique. Nous en parlerons à notre première recentre. Aujourd'hui je voulais seulement que Métrodore partît avec une lettre de moi, et une lettre qui ne fût pas vide.

719. — A ATTICUS. Sinuesse, mai.

Α. XV, 2. Je partais de Sinuesse le 15 des kalendes, après avoir quitté Cumes, lorsque, sur le territoire de Vescia, votre messager me remit une lettre de vous. C'est trop insister sur Buthrote. Cette affaire ne vous est et ne vous sera jamais plus a cœur qu'a moi. Ainsi devons-nous être l'un pour l'antre. Je m'y suis mis dés l'origine, comme à la chose qui me préoccupe le plus au monde, .le vois, par votre lettre et par d'autres, que Lucius Antoine a fait un discours dégoûtant. Mais quel effet a-t-il produit? Vous ne m'en parlez point. J'approuve fort ce que vous me dites de Ménédémus. Ces propos de Quintus ne sont que trop vrais, il les tient à tout venant. Je suis ravi que vous me permettiez de laisser là le discours que vous m'aviez engage à faire ; vous vous en applaudirez en lisant celui dont je vous parle dans ma lettre d'aujourd'hui. Ce que vous dites des légions est vrai: mais vous ne vous persuadez pas assez que l'autorilé du sénat est insuffisante pour emporter l'affaire de Bulhrote. C'est du moins mon avis. Je vois tant de haine ! notre vie même est menacée, à en juger par les apparences. Puissé-je me tromper ! Vous ne vous seriez alors pas trompé pour Buthrote. — Je partage votre opinion sur le discours d'Octave; ses préparatifs pour les jeux publics, et ses commissaires, tels que Matius et Postumius, ne sont pas de mon goût. Saserna aussi est un digne collègue. Oui, vous le dites avec raison, il n'y a pas un seul de ces gens-là qui ne redoute la paix autant crue nous redoutons la guerre. Je voudrais bien réhabiliter Balbus parmi nos amis. Malheureusement il ne croit pas la chose possible lui-même, et il porte ses vues ailleurs. Je suis charmé du courage que vous donne la lecture de ma première Tusculane. Le remède qu'elle indique est toujours à notre disposition. Merci des bonnes paroles données par Flamma. Quelle est l'affaire des Tyndaritains dont il s'inquiète? On peut en tous cas compter sur moi. Ce qui se passe, et particulièrement les distributions d'argent, paraissent ébranler le dernier des cinq (Hirtius). La mort d'AIcxion m'afllige; mais, après une attaque si grave, son existence devenait telle que je ne puis le plaindre. Quels sont ses seconds héritiers, je vous prie? et quelle est la date de son testament? je voudrais le savoir.

720. — A ATTICUS. Atina, mai.

A. XV, 3. J'ai reçu le 11 des kaiendes, à Atina, vos deux réponses à mes lettres. L'une est du 15, l'autre du 12. Commençons par la plus ancienne. Vous accourez à Tusculum. Eh bien ! c'est le 6, je le suppose, que j'y serai. Quant à courber la tête sous le vainqueur, ce n'est pas là mon avis; il y a bien mieux à faire. Vous rappelez ce qui arriva dans le temple d'Apollon, sous le consulat de Lentulus et de Marcellus. Mais la question n'est pas la même, et les circonstances sont tout autres. Ne dites-vous pas surtout que Marcellus et les autres se retirent? Nous aurons ensemble à chercher et à voir s'il y a sûreté pour nous dans Rome. D'un autre côté, cette masse de propriétaires nouveaux me donne à réfléchir. Nous sommes pris dans un défilé. Mais qu'importe? J'en ai vu froidement bien d'autres. Je connais le testament de Calva; c'est l'œuvre d'un homme avare et sordide. Merci de l'attention que vous donnez à la mise en vente des biens de Dominicus. Il y a longtemps que j'ai écrit à Dolabella en termes très-pressants au sujet de Marius. Est-ce que ma lettre ne serait pas parvenue? Je n'ai fait pour lui que ce que je désirais et devais faire. — J'arrive à votre seconde lettre. J'ai appris sur Alexion tout ce que je voulais savoir. Hirtius est pour vous. Je souhaite pis encore à Antoine. Vous jugez bien du fils de Quintus ; nous parlerons ensemble de son père. Je ne demande pas mieux que de faire pour Brutus tout ce qui dépend de moi. Je vois bien que vous partagez mon opinion sur son petit discours. Mais je ne comprends point que je puisse en faire un autre en son nom, aujourd'hui qu'il l'a publié. De quelle manière l'entendez-vous? S'agit-il seulement d'établir qu'on avait le droit de tuer le tyran? Il y eu a long à dire, long à écrire sur ce sujet. Mais je m'y prendrai autrement et dans d'autres temps. Bravos aux tribuns pour le siège de César ! bravos aussi aux quatorze rangs! Je suis charmé que Brutus ait logé chez moi, pourvu qu'il s'y soit bien trouvé, et qu'il y ait fait quelque séjour.

721. — A ATTICUS. Atina mai.

Α. XV, 4. Le 12 des calendes, à la 8e heure à peu près, un messager m'arrive porteur de je ne sais quel diminutif de billet, par lequel Fufius me. redemande mon amitié. On n'est pas plus gauche, en vérité. Mais peut-être tout semble-t-il gauche de la part des gens qu'on n'aime pas? Ma réponse serait de votre goût. Le même messager m'a remis deux lettres de vous, l'une du 11, l'autre du 10. Voyons d'abord la plus récente, qui est en même temps la plus aimable. A merveille. Quoi ! Et Carfulénus aussi? En vérité, les fleuves remontent vers leurs sources. Que de tempêtes prêtes à sortir de tous ces projets d'Antoine ! Puisse-t-il agir par le peuple plutôt que par le sénat! Il le fera, je crois. Mais si on veut enlever à Hrutus son gouvernement, c'est la guerre; si peu de nerf que je lui suppose, il ne se laissera pas dépouiller sans en venir aux coups. Je ne désire pas la guerre, puisqu'on s'occupe des Buthrotiens. Vous riez! mais moi, j'aurais bien mieux aimé réussir par ma persévérance, mon crédit et mes soins a arranger leur affaire. Je gémis. Vous ne savez que dire de nos amis, et de ce qu'ils doivent faire en de telles circonstances. J'en suis là pour moi-même, et ce n'est pas d'aujourd'hui que les ides de mars me semblent une consolation dérisoire. Nous avons montré un courage de héros et pris des résolutions d'enfants. Il fallait arracher l'arbre. On s'est borné à le rogner; aussi voyez comme il repousse. — Revenons-en à mes Tusculanes, que vous citez sans cesse. Ne parlons point à Sauféius, si vous le voulez. Je vous garderai le secret. Brutus demande quel jour je serai à Tusculum : le 6 des kaiendes, comme je vous l'ai déjà dit. Je voudrais bien vous y voir à mon arrivée. Je crois que je serai obligé d'aller à Lanuvium, et cela fera jaser. Nous y réfléchirons. — Je reviens maintenant à votre première lettre. Vous parlez d'abord de Buthrote : je passe outre. Je suis tout plein de cette affaire : et je dis comme vous, vienne seulement l'instant d'agir! Vous revenez si longuement sur ce discours de Brutus, que je vois bien que vous ne vous rendez point encore. Voulez-vous donc que je refasse son discours, et cela sans qu'il m'en ait prie? Mais rien ne blesse comme cette espèce de défi. Faites, me dites-vous, quelque chose dans le goût d'Héraclide. A cela, je ne réponds pas non : seulement, il faut choisir la thèse et attendre des temps favorables. Λ vous permis de penser de moi tout ce qu'il vous plaira! du bien pourtant, j'espère ; mais si la situation reste la même, comme il y a apparence, permettez-moi de vous dire que je ne trouve dans les ides de mars rien qui me contente. Il fallait empêcher le tyran de renaître; ne pas craindre d'annuler tous ses actes. Ou bien je rentre dans les principes de Sauféius, et je laisse de côté ceux de mes Tusculanes, que vous voulez pourtant faire lire même à Vestorius. Oui, puisque le meurt re ne nous a pas rendu la liberté, j'étais dans les bonnes grâces de ce mort (que les Dieux le confondent !), et je devais, à mon âge, m'accommoder d'un tel maître.  Je rougis de mes paroles; mais n'importe! Ce qui est écrit est écrit et restera. — Que n'avez-vous dit vrai sur Ménédème! Que ne dit-on vrai sur la reine! Le reste à la première rencontre et de vive voix. Nous aurons surtout à voir ce que nous devons faire, et à prévoir le cas où Antoine environnerait le sénat de ses soldats. Je n'ai pas voulu donner cette lettre à son messager, de crainte qu'il ne l'ouvrît. Je vous envoie donc un exprès. J'avais d'ailleurs à vous répondre. — Que j'aurais été heureux si vous aviez pu rendre ce service à Brutus! mais je lui ai écrit. Je viens d'envoyer Tiron à Dolabella avec des instructions et une lettre. Faites-le venir, et s'il y a quelque chose de bon à me faire savoir, écrivez-moi. Voilà L. César qui vient à la traverse, et me prie fort malencontreusement de l'aller joindre au Bois, ou d'indiquer moi-même un rendez-vous, et c'est Brutus qui le désire. Quelle complication de contrariétés! Je pense aller à ce rendez-vous; puis de là à Rome; peut-être non. Je me borne à ce peu de mots ; car je n'ai pas encore vu Balbus. J'attends de vos nouvelles; parlez-moi de tout ce qui se fait ou doit se faire.

722. — A CASSIUS. Rome, mai.

F. XII, 1. Pas un seul instant, mon cher Cassius, que je ne pense à vous, à Brutus, à la république tout entière, qui n'a d'espérance qu'en vous, en lui, en Décimus. J'augure mieux des affaires, depuis les admirables mesures prises par Dolabella. La fermentation de Rome gagnait de proche en proche, et bientôt il n'y aurait plus eu de sécurité ni de repos dans son enceinte. D'ignobles et dégoûtantes tentatives ont été comprimées vigoureusement, et nous voilà, selon toute apparence, pour jamais à l'abri de pareilles scènes. Sans doute il reste beaucoup à faire, et le plus difficile. Mais tout roule sur vous. Tachons de dénouer les difficultés successivement et vite. Nous sommes délivrés du tyran, nous ne le sommes pas de la tyrannie. On l'a tué, mais on maintient les actes de son bon plaisir. Il ya plus : une foule de choses qu'à coup sûr il n'eût jamais faites s'il eût vécu, on lui en prête la pensée, et cela suffit. Impossible de dire où l'on s'arrêtera dans cette voie. On suspend des tables d'airain ; on accorde des immunités; on lève d'énormes impôts; on rappelle des exilés ; on produit de faux décrets, si bien que la haine d'un pervers et la honte de l'esclavage s'effacent, et la république reste comme anéantie dans le bouleversement où César l'avait précipitée. La réparation de tant de maux sera votre ouvrage. Ne vous dites pas à vous-même que vous avez assez fait pour la république. Vous avez fait plus qu'on n'eût jamais osé espérer; mais la patrie n'est point satisfaite, et elle ne mesure qu'à la grandeur de votre courage et de vos bienfaits ce qu'elle attend encore de vous ! Vous avez lavé ses affronts dans un sang impur : rien de plus. A-t-elle retrouvé l'honneur? Le retrouvera-t-elle en obéissant au tyran mort, quand elle n'a pu le supporter virant? Le retrouvera-t-elle en respectant des chiffons de papier, quand il y a des tables d'airain qu'elle devrait mettre au néant? Nous l'avons, il est vrai, ainsi voulu et décrété. Oui, sous l'impérieuse contrainte de cette loi du moment, qui a tant de puissance dans le gouvernement des empires. Hélas! avec quelle impudeur, avec quelle ingratitude n'abuse-t-on pas de notre facilité? Mais nous traiterons bientôt ces questions et d'autres encore. En attendant, vous savez combien j'ai toujours chéri la république et combien je vous aime. Ne doutez pas de ma vive sollicitude pour tout ce qui vous touche. Adieu.

723. — A TRÉBONIUS. Mai.

F. XV, 20. J'ai recommandé mon Orateur, c'est le titre que j'ai choisi, à votre ami Sabinus. Son pays natal m'a prévenu en sa faveur. Peut-être Sabinus ne se trouve-t-il la pourtant qu'en vertu d'une de ces licences que prennent les candidats, et peut-être ce surnom n'est-il qu'un surnom de circonstance. Quoi qu'il en soit, son air est modeste, ses paroles réfléchies, et j'ai cru retrouver en lui quelque chose du vieux peuple de Cures. Assez sur Sabinus. Je reviens à vous, mon cher Trébonius, à vous dont les récents adieux ont si fort redoublé mon affection. Songez aux regrets que vous laissez derrière vous, et veuillez les adoucir du moins par la consolation de vos lettres. Ecrivez-moi souvent; de mon côté, je ne resterai point en retard. Il y a deux raisons pour que vous écriviez plus que moi. Autrefois c'était de Rome qu'on mandait à ses amis des provinces les nouvelles de la république. Maintenant, c'est à vous à nous instruire. La république n'est-elle pas aux lieux où vous êtes? De plus, nous pouvons, en votre absence, vous rendre ici une foule de petits services; et vous, je ne vois point ce que vous pourriez faire là-bas pour nous, si ce n'est de nous écrire. Vous nous tiendrez donc au courant de tout; mais ne songez d'abord qu'à une chose, c'est à me dire comment votre voyage se passe, en quel lieu vous avez rencontré Brutus, combien de temps vous êtes resté avec lui. Plus tard, lorsque vous serez plus avancé, vous nous entretiendrez de la marche des événements militaires et de l'ensemble de votre situation, pour que nous puissions juger ou nous en sommes. Je n'aurai confiance entière qu'en vos lettres. Ayez soin de votre santé, et gardez-moi toujours la bonne place que j'occupe dans votre affection.

724. — BRUTUS ET CASSIUS A ANTOINE. Lanuvium. mai.

F.XI, 2. Si votre loyauté et vos bonnes dispositions ne nous étaient pas connues, nous n'aurions pas à vous écrire. Mais, avec les sentiments qui vous animent, vous ne pouvez manquer de prendre notre lettre en bonne part. On nous mande qu'un grand nombre de vétérans se trouvent réunis à Rome, et qu'un plus grand nombre y est attendu pour les kalendes de juin. Nous n'avons ni soupçons ni crainte : notre caractère les repousse. Cependant, après nous être livrés à vous; après avoir, par vos conseils, éloigné nos amis des villes municipales ; après avoir travaillé à cet éloignement non-seulement par des édits, mais encore par des injonctions directes, nous méritons bien que vous nous fassiez part de vos desseins, surtout en une matière qui nous touche de si près. Nous venons donc vous demander quelles sont vos intentions. Pensez-vous qu'il y ait sûreté pour nous au milieu de cette multitude de vétérans qui parlent déjà, dit-on, d'autels à rétablir, projet qu'on ne peut former ou approuver pour peu qu'on s'intéresse a nous et à notre honneur? Nous n'avons jamais eu qu'un but, la paix et la liberté; les faits le prouvent. Personne ne peut nous tromper, personne, excepté vous. Et rien assurément n'est plus loin de votre caractère fort et loyal. Mais enfin nul autre, que vous n'aurait le pouvoir de nous tromper. Nous n'avons eu foi et nous n'aurons jamais foi qu'en vous. Eh bien ! nos amis sont en proie aux plus vives alarmes. Votre droiture leur est connue, mais il est clair qu'il serait pins facile au premier venu de pousser les vétérans à des violences, qu'à vous de les retenir. Nous vous en conjurons, expliquez-vous ! ce ne serait pas sérieusement qu'on pourrait dire que les vétérans ont eu avis d'une motion que vous devez faire au mois de juin en leur faveur. Le prétexte serait aussi vain que dérisoire. Quelle opposition ont-ils à craindre, quand on sait que nous resterons neutres? Nul ne dira que c'est pour nous que nous craignons, car il est évident que la moindre atteinte à nos personnes entraînerait un bouleversement complet et une confusion générale.

725. — DE TRÉBONIUS A CICÉRON. Athènzes, 25 mai.

F. XII, 16. Je suis arrivé à Athènes le 11 des calendes de juin, et, suivant le plus cher de mes désirs, j'y ai trouvé votre fils tout entier à l'étude et jouissant de la meilleure réputation. Vous devinez, sans que je vous le dise, combien j'en suis heureux. Vous savez ce que vous êtes pour moi, et ce que notre vieille et franche amitié peut m'inspirer non-seulement dans un bonheur comme celui-là, mais encore pour la moindre bagatelle, du moment qu'elle vous touche. N'allez pas croire au moins, mon cher Cicéron, qu'en vous parlant ainsi de votre fils, je veuille seulement chatouiller agréablement vos oreilles. Parmi la jeunesse qui est à Athènes, il n'y a personne d'aussi aimable  que notre enfant, oui notre enfant, car, entre vous et moi, tout doit être commun ; personne qui ait en même temps plus de goût pour ces études, que vous aimez, et qui sont ce qu'il y a de meilleur au monde. C'est donc avec une satisfaction sincère que je vous félicite et me félicite aussi des justes raisons que nous avons d'aimer celui que nous aimerions encore, quand il en serait moins digne. Au milieu de la conversation, il m'a parlé de l'intention de visiter l'Asie. J'ai applaudi; je l'ai même prié de réaliser son projet pendant que je gouvernerai la province. Il trouverait en moi la tendresse et les soins d'un père. Je veillerai à ce que Cratippe l'accompagne, car je ne veux point que vous regardiez ce voyage comme une interruption des études où vous le poussez. Il s'y livre avec zèle, ou, pour mieux dire, de tout cœur; mais je ne l'en excite pas moins à demander chaque jour de nouveaux progrès à l'étude et à l'exercice. — Je ne sais comment vous gouvernez les affaires au moment où j'écris. On parle de troubles. Puisse-t-il n'en être rien, et puissions-nous obtenir enfin un peu de loisir et de liberté! C'est un bonheur dont j'ai bien rarement joui jusqu'à ce jour. Toutefois, j'ai profité d'un moment pendant que j'étais en mer, et je vous envoie un petit présent de ma façon ; vous verrez à la fin un mot de vous, qui me fit tant d'honneur. La dédicace est à la suite; c'est à vous que je le dédie. Si quelques expressions vous paraissent un peu libres, l'infamie du personnage auquel je m'attaque sera mon excuse. Vous pardonnerez à ma colère. La passion n'est que trop légitime envers des hommes et des citoyens de cette espèce. D'ailleurs, on a bien passé ces licences à Lucilius. Il n'a pas montré moins de fiel. Et certes ceux qu'il attaque ne méritaient pas autant la liberté que se donne sa plume. Quant à vous, n'oubliez pas votre promesse, et faites-moi figurer le plus tut possible dans l'un de vos dialogues. Si vous composez quelque chose sur la mort de César, j'ai la confiance que vous ne me mettrez pas au dernier rang, ni parmi les acteurs du drame, ni parmi les amis de l'auteur. Prenez soin de votre santé. Je vous recommande ma mère et tous les miens.

726. — A MATIUS. Tusculum, mai.

F. XI, 27. Je ne sais pas au juste si je dois m'affliger ou me réjouir de la visite que je viens de recevoir de Trébatins, le plus obligeant des hommes et l'homme, du monde qui nous aime le plus l'un et l'autre. J'étais allé le soir à Tusculum. Je le vois arriver le lendemain matin de très-bonne heure, malgré sa santé encore chancelante; je le grondai d'avoir si peu soin de lui; il ne pouvait, dit-il, se tenir d'impatience de me voir. Qu'y a-t-il donc, lui demandai-je? Alors il me parla de vos plaintes. Avant de m'expliquer, permettez-moi quelques observations : autant que ma mémoire peut remonter vers le passé, je ne trouve personne avec qui je sois plus anciennement lie qu'avec vous; j'ai plusieurs amis qui datent d'aussi loin, mais pas un qui me soit aussi cher. Le premier jour que je vous vis, je vous aimai, et je sentis que vous m'aimiez de même; votre départ, votre longue absence, la diversité de nos vues et nos carrières différentes ont empêché entre nous cette fusion intime de sentiments que l'habitude de se voir constamment peut seule opérer entre des esprits sympathiques. Je n'en ai pas moins en occasion, des longtemps avant la guerre civile et lorsque César était dans les Gaules, de voir vos dispositions pour moi. Vous avez fait une chose que vous jugiez devoir à la fois m'être fort utile, et n'être pas inutile a César. Vous l'avez disposé à m'aimer, à me rechercher, à me compter parmi les siens. Je passe sur ce qu'on peut voir d'intimité dans nos entretiens, notre correspondance, nos rapports de toute espèce à cette époque. Ce qui suit est plus sérieux. Au commencement de la guerre civile, comme vous alliez rejoindre César a Brindes, vous vîntes me voir à Formies. Cette visite seule, d'abord de quel prix n'était-elle pas dans de semblables circonstances? Croyez-vous ensuite que j'aie oublié vos conseils, vos instances, et tant d'autres preuves du plus tendre intérêt? Trébatius, je m'en souviens, était présent à cette entrevue. Je n'ai pas oublié non plus la lettre que vous m'avez écrite en allant au-devant de César, dans le canton de Trébula, si je ne me trompe. Plus tard, vint le moment où je ne sais quel sentiment d'honneur ou de devoir, ou peut-être un caprice du sort, me poussèrent à joindre Pompée? Quel service ne m'avez-vous pas rendu, quel gage d'affection ne m'avez-vous pas donné, à moi et aux miens, pendant mon absence? Aussi  n'est-il pas un seul des miens qui ne vous regarde comme notre meilleur ami. J'arrive à Brindes. Puis-je oublier l'empressement avec lequel vous accourûtes de Tarente? Je vous vois vous asseoir auprès de moi, consoler, ranimer mon esprit abattu, et qui ne rêvait plus que misères et calamités. Enfin je me revis à Rome. Qu'a-t-il manqué alors à notre intimité? Vos conseils en de graves circonstances ont décidé de ma conduite a l'égard de César. Dans le commerce ordinaire, quelle maison, après celle de César, fréquentiez-vous de préférence? Où veniez-vous passer tant d'heures qui s'écoulaient pour nous dans les plus doux entretiens? Ce fut même alors, si vous vous le rappelez,  que vous m'engageâtes a composer mes ouvrages philosophiques. Après le retour de César, qu'avez-vous eu de plus à cœur que de me rapprocher de lui plus étroitement? Et vous y aviez réussi. — Mais où tend cette digression, qui devient plus longue que je ne le pensais? à exprimer ma surprise de ce que, connaissant toutes ces circonstances, vous ayez cru que j'aie pu manquer aux droits d'une amitié comme la nôtre. Outre ces titres éclatants et publics, il en est d'autres plus particuliers dont les paroles ne donnent qu'une idée imparfaite : c'est qu'en vous tout me plaît. Que j'aime votre inébranlable fidélité à vos amis, votre sagesse, votre gravité, la constance de vos sentiments ! que je n'aime pas moins l'enjouement de votre esprit, la douceur de votre caractère, votre goût pour les lettres! J'arrive maintenant à vos plaintes : premièrement je n'ai jamais cru que vous eussiez voté pour cette fameuse loi; ensuite, quand même je l'aurais cru, je vous aurais supposé de justes raisons pour le faire. Votre haute position attire naturellement les yeux sur vos moindres actions, et fait que la malignité publique ne leur donne pas toujours une interprétation favorable. Si vous ignorez cela, je ne saurai que vous dire. Apprenez cependant que lorsque cette malignité s'exerce en ma présence, je ne manque jamais de prendre votre parti, comme je sais que vous prenez le mien contre mes ennemis. Je fais mon thème en deux façons : dans certains cas, je donne des démentis formels, comme pour le vote en question ; dans d'autres, j'explique votre conduite par les motifs les plus honorables pour vos sentiments et votre caractère, comme dans l'affaire des jeux. Mais vous êtes trop éclairé pour ne pas reconnaître que si César fut roi, et il le fut sans doute, on peut disputer sur la ligne de conduite que vous avez suivie, c'est-à-dire, ou soutenir, par exemple, ainsi que je le fais, que vous vous honorez comme ami et comme homme en restant fidèle à vos affections, même après la mort de celui qui en était l'objet; ou prétendre, ainsi que d'autres le font, qu'on doit préférer la liberté de sa patrie a la vie de son ami. Que ne vous a-t-on dit mes combats sur cette double thèse? Mais il y a deux points qui sont l'un et l'autre tout a votre gloire, et que personne ne relève avec plus de plaisir et plus souvent  que moi : c'est que vous avez toujours été et fort opposé à la guerre civile, et très-prononcé pour la modération dans la victoire. Sur cela je n'ai encore trouvé personne pour me contredire. — En résumé, je dois des grâces à Trébatius pour m'avoir donné l'occasion de vous écrire cette lettre. Vous ne pourriez mettre eu doute la sincérité des sentiments qu'elle exprime, sans me croire dépourvu de cœur et de principes,  supposition qui serait la plus blessante pour moi et au moins bien étrange chez vous.

727. — DE MATIUS A CICÉRON. Rome.

F. XI, 28. J'ai éprouvé un grand bonheur en lisant votre lettre, qui répond si bien à mon attente et à mon vœu, et où je vois comment vous me jugez toujours. Non, je n'avais pas le moindre doute ; mais le haut prix que j'attache à votre estime me rend jaloux de la conserver intacte. J'ai la conscience de n'avoir dans aucune occasion mérité un reproche d'un homme de bien ; et je me refusais à croire qu'avec une nature aussi excellente et un esprit aussi clairvoyant que le vôtre, vous eussiez pu céder légèrement a des préventions contre un homme, qui a été et qui est toujours porté d'inclination pour vous. Satisfait sur ce point, je vais répondre aux accusations où votre bonté de cœur et votre affection ont si souvent pour moi pris fait et cause. Je sais tout ce qu'on a dit contre moi depuis la mort de César. On m'a fait un crime d'avoir gémi de cette fin tragique. Mon ami est tué; et l'on ne veut pas que je m'indigne ! La patrie, dit-on, doit passer avant l'amitié; comme s'il était prouvé que le trépas de César est profitable à la république. Je parlerai sans détour : j'avoue que je n'en suis pas encore à ce haut degré de sagesse. Dans nos guerres civiles, je ne me suis pas attaché au parti de César. J'ai servi l'ami, bien qu'à contrecœur, et je ne déserte point sa cause. Jamais on ne m'a vu approuver la guerre, ni le principe de nos dissensions. Il n'est point d'efforts que je n'aie tentés pour en étouffer le germe. La victoire s'est rangée du côté de mes affections ; mais je n'ai pas succombé à la tentation des honneurs et des richesses. Ceux qui s'en sont gorgés avec le plus d'impudeur avaient bien moins de crédit que moi sur l'esprit de César. Il y a plus, ma fortune a souffert de la loi dont profitent beaucoup de gens qui triomphent de ce qu'il est mort, et qui, sans elle, ne seraient pas à Rome aujourd'hui. J'ai demandé qu'on épargnât les vaincus, et j'y ai travaillé avec autant de zèle que s'il se fût agi de moi-même. Et moi, qui voulais qu'il ne tombât pas un cheveu de la tête de personne, je ne pourrais pas m'indigner du meurtre de celui par qui ce vœu s'accomplissait ; je ne le pourrais pas, quand je le vois périr de la main de ces mêmes hommes pour lesquels il avait encouru la désaffection des siens! Eh bien ! me dit-on, puisque vous blâmez notre action, vous porterez la peine de votre audace. C'est vraiment inouï! Quoi! ici on pourrait impunément se glorifier d'un forfait, et là on ne pourrait pas en gémir sans danger! Mais les esclaves eux-mêmes ont leur libre arbitre pour pleurer, pour espérer ou craindre, sans attendre le signal du maître; et cette liberté-là, ceux qui se proclament les restaurateurs de la liberté voudraient nous la ravir par la terreur! Vaines menaces! Jamais danger ni crainte ne me feront reculer devant mes devoirs d'homme et d'ami. J'ai pour principe qu'il ne faut jamais fuir une mort honorable, et que souvent il faut l'aller chercher. Mais pourquoi tant m'en vouloir de leur souhaiter qu'ils se repentent? Oui, je souhaite que la mort de César devienne pour chaque Romain un sujet de deuil. Mais comme citoyen, dit-on, je dois désirer le salut de la république. Si ma vie tout entière et les espérances que je garde dans ma douleur ne sont pas à cet égard de suffisantes, quoique de muettes garanties, je renonce à lu prouver par des discours. Aussi vous demanderai-je avec plus d'instance que jamais du me juger par mes actions plutôt que par mes paroles ; et si vous considérez que mon intérêt est d'accord avec mon devoir, vous ne craindrez point de voir jamais le moindre rapprochement entre les méchants et moi. Tels étaient mes principes dès mon jeune âge, alors qu'une erreur a toujours pour elle l'excuse de l'inexpérience. Aujourd'hui, sur le déclin des ans, irais-je abjurer ce que je suis et me refaire moi-même? non, certes! Je ne donnerai aucune prise contre moi, si ce n'est par la douleur que j'ai du déplorable sort d'un grand homme et d'un ami. Si mes sentiments étaient autres, je ne les désavouerais pas davantage, afin de ne pas ajouter du moins à la perversité des actions le tort d'une lâche et vaine hypocrisie. J'ai présidé aux jeux que le jeune César a fait célébrer pour les victoires de César. Ce fait est du domaine de la vie privée et des devoirs qui s'y rattachent ; il n'a rien de commun avec la politique. Je devais cet hommage à la mémoire et à la renommée d'un ami dans la tombe, et je n'ai pu me refuser au désir d'un jeune homme de tant d'espérances, du digne héritier de César. Je vais souvent chez le consul Antoine, dans l'unique but de lui offrir mes salutations : mais qui rencontre-t-on sans cesse chez lui? Ceux-là qui me croient sans dévouement à mon pays, et qui n'y vont que pour en solliciter et en arracher des faveurs. Comment! César ne m'a jamais empêché de voir qui bon me semblait, ni demandé compte de mes relations avec des hommes qu'il n'aimait pas; et ceux qui m'ont arraché mon ami croiraient, en me harcelant, parvenir a étouffer mes affections! C'est par trop fort; mais je suis sans alarme : ma conduite aura force et pouvoir dans l'avenir contre la calomnie, et je sais bien que ceux même qui m'en veulent le plus de ma fidélité à César préféreraient des amis comme moi à des amis qui leur ressemblent. Si mes vœux s'accomplissent, je me retirerai à Rhodes pour y passer dans la retraite le peu qu'il m'est donné de vivre encore. Que si quelque empêchement me retenait à Rome, ma conduite y prouverait à tous que je n'ai d'autre ambition que celle du bien public. — J'ai beaucoup d'obligations à notre ami Trébatius. Je lui dois d'avoir pu lire vos sentiments dans votre cœur aimant et candide, et de savoir que l'homme que j'ai toujours tendrement aimé a plus que jamais des droits à ma déférence et à mon respect. Portez-vous bien, et ne cessez pas de m'aimer.

728. — A ATTICUS. Atina, mai.

Α. XV, 5. Le messager que j'avais envoyé à Brutus est de retour. Il m'a apporté des lettres de lui et de Cassius : tous deux demandent instamment mes conseils; Brutus surtout veut que je tranche l'alternative. Ο embarras ! Je ne sais que leur dire. Aussi garderai-je le silence, à moins que vous n'en jugiez autrement. Ecrivez-moi dans ce cas quelles sont vos vues. Cassius me conjure d'agir sur Hirtius de manière à le rendre le meilleur possible. A-t-il bien sa raison ? « Le foulon a-t-il jamais blanchi le charbonnier? » Vous avez dû recevoir une lettre de moi. Balbus et Hirtius m'écrivent, comme vous, qu'il y aura un sénatus-consulte pour les gouvernements de Brutus et de Cassius. Hirtius est parti; il doit déjà être à Tusculum. Il me prie instamment de rester éloigné. Il y a du danger à courir, dit-il; i! en a couru lui-même. Mais quand il n'y aurait aucun danger, je suis si loin de craindre qu'Antoine sache mon déplaisir de ses succès, que je n'ai qu'un seul motif pour ne pas aller à Rome : je ne veux pas le voir. Varron vient de me communiquer une lettre qui lui a été écrite j'ignore par qui; il a effacé. la suscription. Cette lettre annonce que les vétérans, non compris dans la distribution des terres, (ils n'y ont pas tous eu part,) tiennent les plus mauvais propos, et que les gens qui ne sont pas pour eux peuvent avoir de grands risques à courir à Rome. Ainsi, pour nous, je vous prie, quel moyen d'y aller, d'en sortir? quelle y serait notre figure, notre contenance ? De plus, est-il vrai, comme vous l'annoncez, que L. Antoine marche contre D. Brutus, et les autres contre nos deux amis? Que dois-je faire? quel parti prendre? Pour le moment je suis décidé à rester ici, c'est-à-dire hors cette ville ou j'ai jeté tant d'éclat, et ou, sous la servitude même, mon caractère n'a pas été sans dignité. Quant à quitter tout à fait l'Italie, nous en parlerons ensemble. J'y suis moins résolu qu'à m'absenter de Rome.

729. — A ATTICUS. Tusculum.

A. XV, 8. Deux lettres de Balbus depuis votre départ, mais rien de nouveau. Hirtius m'écrit aussi: il est très-offensé de la conduite des vétérans. J'hésite toujours sur ce que je dois faire aux kalendes de mars. J'ai dépêché Tiron, et avec lui plusieurs de mes gens, afin qu'au fur et à mesure des événements, je puisse avoir des lettres de vous. J'écris aussi à Antoine, au sujet de la mission que je désire. J'aurais craint de blesser cet esprit irritable en ne m'adressant qu'à Dolabella. Mais comme on pénètre, dit-on, très-difficilement jusqu'à Antoine, j'ai écrit à Eutrapélus pour le charger de remettre ma lettre, et d'appuyer sur le besoin que j'ai de cette légation. Il faut bien dès lors qu'il remette ma lettre. Une mission votive est plus honorable; enfin celle-là ou une autre. — Réfléchissez mûrement, je vous prie, sur votre position personnelle : le mieux serait de venir en conférer avec moi; mais il nous est toujours possible de nous écrire. Grécéius me mande qu'il tient de Cassius qu'on soudoie des hommes armés destinés pour Tusculum. Je n'y crois pas : cependant il est bon de prendre ses précautions, et d'avoir plusieurs villas toutes prêtes. D'ici à demain nous verrons ce qu'on en doit penser.

730. — A ATTICUS. Tusculum.

A. XV, 6. Brutus m'écrit, ainsi que Cassius, pour me parler d'Hirtius. Ils savent qu'il a été excellent jusqu'à ce jour; mais comme ils doutent maintenant de lui, ils désirent que j'use de mon influence pour l'affermir dans ses bons sentiments. Sans doute il est mal avec Antoine, mais il est en même temps fort attaché à leur cause. Je lui ai écrit, et lui ai recommandé les intérêts de Brutus et de Cassius. Je veux que vous voyiez sa réponse. Peut-être jugerez-vous comme moi que la faction se figure nos amis plus fermes qu'ils ne sont réellement.

HIRTIUS A CICERON.

 « Vous me demandez si je suis de retour des champs. Est-ce quand tout fermente autour de moi que je puis rester à ne rien faire? C'est de Rome que je suis de retour. J'ai cru qu'il serait mieux de n'y pas rester. Je vous écris partant pour Tusculum, et n'allez pas me croire assez brave pour revenir à la ville à l'époque des nones. En quoi d'ailleurs ma présence y pourrait-elle être utile, lorsqu'on a fait la besogne pour tant d'années à l'avance? Quant à Brutus et Cassius, qui me trouvent si maniable lorsque vous intercédez pour eux, puissent-ils aussi facilement se laisser persuader par vous de s'abstenir de résolutions extrêmes! C'est en partant, dites-vous, qu'ils vous ont écrit. Où vont-ils? que veulent-ils faire? Retenez-les, mon cher Cicéron, je vous en conjure, et ne souffrez pas que notre ruine, préparée par tant de violences, d'incendies et de meurtres d'un bout de la république à l'autre, s'accomplisse à la fin tout entière. S'ils ont quelque chose à craindre, qu'ils prennent leurs précautions, mais qu'ils s'arrêtent là. Ils ont à coup sûr bien moins à gagner par les mesures précipitées qu'en abandonnant les choses à leur cours naturel, tout en restant sur leurs gardes. Laissez passer le torrent, il ne durera pas toujours. Résistez-lui, sa violence va tout détruire. Mandez-moi à Tusculum ce que vous espérez de leurs dispositions. » — Telle est la lettre d'Hirtius : je lui ai répondu qu'ils ne songeaient à rien moins qu'à faire un coup de tête, et je le lui ai démontré. J'ai voulu que vous sussiez ce détail tel quel. Ma lettre fermée, il m'en arrive une de Balbus. Servilie est de retour. Ils ne partiront point. A vous maintenant de m'écrire.

731. — A ATTICUS. Tusculum.

A. XV, 7. Mille grâces pour toutes ces lettres; elles m'ont charmé, surtout celle de notre cher Sextus. Parce qu'il vous loue, allez-vous dire. En vérité, je crois qu'il en est quelque chose. Cependant, avant d'arriver à l'endroit de ses éloges, j'étais déjà ravi et de son sentiment sur les affaires publiques, et de son attention à m'écrire. Quant au pacificateur Servius, le voila embarqué dans sa médiation, escorté de son petit secrétaire, et uniquement préoccupé de faire tête à des arguties légales; il devrait bien penser « que ce n'est pas au droit qu'on aura recours en cette  affaire, mais bien à ce qui est mentionné après » (Le glaive.  Sed mage ferro.  vers d'Euripide). » Écrivez-moi donc aussi vous-même, je vous prie.

732. — A ATTICUS. Tusculum, juin.

Α. XV, 9, 1ère partie. Le 3 des nones, au soir, on m'a remis une lettre de Balbus. Il m'annonce que le sénat se réunit le jour des nones, afin d'aviser à l'envoi de Brutus et de Cassius, le premier en Asie, le second en Sicile, avec mission d'acheter des blés et de les expédier à Rome. Quelle honte! Recevoir une mission de ces gens-là! Et à ce titre encore! Après tout, je ne sais trop si cela ne vaut pas mieux que de rester les bras croisés aux bords de l'Eurotas. Le sort en décidera. Balbus ajoute qu'on fera aussi un décret pour leur donner des gouvernements, ainsi qu'aux autres prétoriens. Voila qui vaudrait mieux que le portique des Perses; ne vous y trompez pas au moins. C'est de Lanuvium que j'entends parler, et non de la Sparte de Laconie. Quoi ! direz-vous, plaisanter dans pareil moment! Que voulez-vous? je suis las de pleurer.

733 — A ATTICUS. Tusculum, Juin.

Α. XV, 9, 2eme part. Dieux immortels! que j'ai tremblé en lisant la première page de votre lettre ! Qu'est-ce donc, je vous prie, que cette descente armée dans votre maison ? Heureusement, l'orage a passé vite. Je suis impatient de savoir comment vous vous serez lire de cet affligeant et épineux rendez-vous où l'on doit tenir conseil. C'est un embarras inextricable; tant il est vrai que nous sommes serrés et pris par tous les côtés ! La lettre de Brutus, que je comprends que vous ayez lue, m'a jeté dans un trouble inexprimable. Déjà incapable d'une seule idée, je crois que, depuis cette lettre, la douleur m'a encore plus appesanti. Je vous en dirai davantage, lorsque je saurai à quoi m'en tenir sur toutes ces tristes questions. En ce moment je n'aurais rien à vous mander, et je reste d'autant plus dans la réserve que je doute que vous receviez cette lettre; car il n'est pas sur que mon messager vous trouve. J'attends de vos nouvelles avec impatience.

734. — A ATTICUS. Tusculum, juin.

Α. XV, 10. Quelle affectueuse lettre que celle de Brutus! et qu'il est fâcheux le contretemps qui ne vous permet pas de l'aller voir! En attendant, que dols-je lui conseiller? D'accepter l'offre qu'on leur fait? n'est-ce pas le comble de l'opprobre? De tenter quelque grand coup? la volonté leur manque, et même le pouvoir. Faut-il enfin les encourager dans leur inaction? mais quelle garantie leur donner pour leur sûreté ? Et si la chance tourne mal pour Décimus, quelle sera leur existence, en supposant qu'on les épargne?  Ne pas présider aux jeux qu'il donne, quelle honte! Aller ramasser des vivres, quelle mission à la Dion ((Denys, qui craignait Dion, l'envoyait souvent en ambassade.  C'était un exil continu, coloré d'un prétexte honorable), et dans toute la république quel emploi plus ignoble! Bien de plus dangereux que d'avoir, en pareil cas, un avis à donner. Encore si les conseils étaient utiles! mais pourquoi s'ingérer d'en donner en pure perte; et comment m'interposer entre lui et sa mère, dont il écoute la voix et dont les prières l'entraînent toujours? Je réfléchirai pourtant sur ce que je dois écrire, car le silence ne m'est pas permis. Je ferai immédiatement partir un exprès pour Antium ou Circéi.

735. — A ATTICUS. Antium, juin.

A. XV, 11. Je suis arrivé à Antium avant le 6 des ides. Brutus a paru charmé de me voir. Puis, en présence d'une foule de personnes, de Servilia, de Tertulla, de Porcia  (la mère, la sœur et la femme de Brutus), il m'a demandé hautement mes conseils. Favonius aussi était présent. J'ai médité ma réponse en route. Mon avis, lui dis-je, est qu'il faut accepter la mission d'Asie, pour les blés; qu'il ne nous reste rien à faire que de songera votre conservation ; qu'en cela seul nous pouvons encore être utiles à la république. Au moment où je parlais, Cassius est entré. J'ai recommencé : en m'écoutant, ses yeux s'animaient, Mars semblait l'inspirer. Pour moi, s'écria-t-il, je n'irai point en Sicile. Qui, moi, recevoir un affront comme un bienfait ! Que ferez-vous donc, répliquai-je? J'irai en Achaïe. - Et vous, Brutus? — A Rome, si vous n'y voyez pas d'objection. — J'en vois beaucoup au contraire ; vous n'y pouvez être en sûreté. — Mais enfin, si je le pouvais, que diriez-vous? — Je dirais tout à fait oui. Je ne voudrais même d'une mission pour vous ni maintenant, ni à la sortie de votre préture. Mais  je ne prends pas sur moi la responsabilité de votre séjour à Rome. — Je lui ai énuméré alors tous les dangers qui l'y attendaient. Ai-je besoin de les dire? Vous les devinez. On vint ensuite a parler des occasions perdues ; on les déplorait, et Cassius plus fortement que les autres. Il s'en prit surtout et avec amertume à Décimus. Je demandai qu'on ne revînt pas sur le passé. Mais je tombai d'accord des faits. Puis je dis quelques mots. Rien de nouveau assurément sur ce qu'il aurait fallu faire; je répétai ce que chacun dit tous les jours; mais je m'abstins même du point délicat, qu'il y avait un homme qu'il eût fallu frapper. Aussi je déclarai seulement qu'on aurait dû assembler sur-le-champ le sénat, profiter de l'exaltation du peuple pour l'entraîner, et se rendre maître de la direction des affaires. Là-dessus votre amie (Servilia) se récriant : Mais c'est la première fois que j'entends pareille chose! je la réduisis au silence. Bref, je crois que Cassius partira. Servilia se fait fort d'obtenir qu'on retranche du sénatus-consulte ce qui est relatif à l'expédition des blés. Notre cher Brutus est lui-même revenu sur les paroles vaines qu'il avait prononcées. Car il avait dit positivement : « Je veux aller à Rome. » Il a été convenu que les jeux auraient lieu sans lui, sous son nom. Il m'a paru que son intention était de partir d'Antium pour l'Asie. Je n'ai plus qu'un mot à ajouter, c'est que je n'emporte d'autre satisfaction de mon voyage que l'acquit de ma conscience. Il ne m'était pas possible de laisser Brutus quitter l'Italie sans le voir. Mais après avoir cédé au besoin de mon cœur et  payé ma dette à l'amitié, je peux bien me dire à moi-même, avec le poète grec :

« A quoi donc t'a servi d'aller trouver l'oracle? »

J'ai trouvé un vaisseau brisé, ou plutôt je n'en ai vu que les débris : plus de combinaison, de calcul, de plan. C'était mon dessein avant de les voir, et c'est mon dessein plus que jamais de battre de l'aile au plus vite, et de chercher des lieux ou « les forfaits des Pélopides et jusqu'à leur nom ne. soient jamais parvenus. » — A propos, afin que vous ne l'ignoriez point, sachez ! que Dolabella m'a nommé son lieutenant le 4 des nones d'avril. J'en ai eu la nouvelle hier. La légation votive ne vous plaisait pas non plus. C'eût été absurde en effet. Moi, qui aurais fait un vœu pour le maintien de la république, j'aurais été l'accomplir après son renversement! D'ailleurs, je crois que la loi Julia a limité la durée des légations libres, et qu'il est difficile à ceux qui en ont d'obtenir la liberté de venir à Rome, et d'en sortir quand ils veulent. Je le pourrai maintenant, et il est fort agréable d'avoir cette faculté pour, cinq ans. Cinq ans? c'est porter mes vues bien loin. Mais pas de mauvais présage!

736 A ATTICUS. Antium, juin.

A. XV, 12. Je suis charmé vraiment du tour que prend l'affaire de Buthrote. Mais moi qui, sur votre ordre, avais envoyé Tiron avec une lettre à Dolabella! Au surplus, quel mal? Je croyais vous avoir écrit assez clairement pour ne vous laisser aucun doute sur la disposition des gens d'Antium (Brutus et Cassius) à demeurer tranquilles, et à accepter l'ignominieux bienfait d'Antoine. Cassius ne veut point de cette commission des blés. Servilia avait promis que l'article serait retranché; notre Brutus, toujours stoïque, s'est décidé à aller eu Asie, après avoir reconnu avec moi qu'il n'y avait aucune sûreté pour lui dans Rome. Il aime mieux que les jeux se fassent sans lui, et son intention est de partir dès qu'il en aura remis le programme à des commissaires. Il réunit des vaisseaux et ne songe qu'à son voyage. En attendant, il se propose de rester dans les environs. Brutus a dit qu'il irait à Asture. — L. Antonius m'a généreusement écrit que je n'eusse rien à craindre : c'est une. première obligation que je lui ai. Puissé-je lui en avoir une seconde, en ne le voyant pas venir à Tusculum ! Que de choses intolérables et qu'on supporte cependant ! A qui des deux Brutus s'en prendre? Je crois de l'esprit et du cœur à Octavianus (Octave, qui fut depuis Auguste), et ses dispositions pour nos héros m'ont paru telles que nous pouvons les désirer. Mais jusqu'à quel point se lier à son âge, à son nom, à l'héritage qu'il recueille, aux impressions qu'on lui a données? La question est capitale. Son beau-père (Philippe), que nous avons vu à Asture, ne sait qu'en dire. Il faut en tout cas le ménager, ne fut-ce que pour l'empêcher de se lier avec Antoine. Marceline fera une bien belle chose, s'il réussit à le gagner à nous et à nos amis. Octavianus m'a semblé lui être tout à fait dévoué; mais il n'a guère de confiance dans Pansa, ni dans Hirtius. Son naturel est bon : puisse-t-il rester toujours le même !

737. — A ATTICUS. Pompéi, juin.

Α. XV, 16, 1ere partie. Voilà enfin un messager de Cicéron, et, sur ma parole, une lettre fort bien tournée; c'est un indice de progrès. Tout le monde m'en écrit des merveilles. Le seul Léonidas met toujours sa restriction : jusqu'à présent; mais il n'y a sorte d'éloge qu'Hérode n'en fasse. Que voulez-vous? Il est possible qu'ici l'on me paie de paroles, et j'avoue que je les prends volontiers pour comptant. Si vous avez des nouvelles de Statius sur ce qui me concerne, veuillez m'en faire part.

738. — A ATTICUS. Pompéi, juin.

A. XV, 16, 2e partie. Écoutez bien : ces lieux sont charmants, tout à fait solitaires. Si on veut s'y livrer à l'étude, point de visite importune à craindre. Pourtant, je ne sais comment j'aime mieux mon chez moi. Aussi mes pieds me ramènent à Tusculum. D'ailleurs, on doit se rassasier facilement de ce joli rivage. De plus, j'ai à craindre les pluies, si mes pronostics sont exacts, car les grenouilles font assaut d'éloquence. Soyez assez bon pour me mander où et quand je pourrai voir Brutus.

739. — A ATTICUS. Pompéi, juin.

A. XV, 15. Que tous les maux pleuvent sur L. Antonius, s'il est vrai qu'il veuille mal aux Buthrotiens! J'ai rédigé mon témoignage; vous y mettrez votre cachet quand vous voudrez. Il faut rendre à la ville d'Arpinum son argent, tout son argent, si l'édile L. Fadius le demande. Je vous ai prié dans une lettre précédente de veiller aux cent mille sesterces que me doit Statius. Si donc Fadius demande cet argent, il faut le lui donner, mais à lui et point à d'autre. Je crois aussi qu'il y a un dépôt chez moi ; j'ai écrit à Éros de le rendre. Oui, cette reine d'Egypte m'est odieuse, et ce n'est pas sans raison, elle le sait bien. Ammonius s'était porté garant de ses promesses ; et de quoi s'agissait-il? Uniquement de choses propres a un homme de lettres (Probablement des objets d'art, des curiosités égyptiennes). et compatibles avec ma dignité: je les publierais au besoin en plein forum. Quant a Sara, outre qu'il m'est connu pour un misérable, il a été fort impertinent à mon égard. Il vint une seule fois chez moi, et quand je lui demandai poliment ce qui l'amenait : C'est Atticus que je cherche, me dit-il. Encore aujourd'hui je ne pense pas sans colère à l'arrogance de la reine, dans les jardins d'au delà du Tibre. Qu'on ne me parle donc pas de ces gens-là. Ils me regardent indubitablement comme un homme sans cœur, comme un être dénué de toute sensibilité. — Mon départ, je le vois, sera retardé par le peu d'ordre d'Eros. D'après la situation qu'il m'a remise aux nones d'avril, je devrais avoir de l'avance, et me voilà réduit aux emprunts, .le croyais au moins que le produit de ces loyers avait été mis à part pour le temple. Mais Tiron est chargé de ces détails; c'est pour cela que je l'ai envoyé à Rome, .le n'ai pas voulu ajouter cet embarras aux vôtres. — Plus Cicéron est réservé, et plus je suis porté pour lui. Il ne m'a pas écrit à moi, à qui il devrait s'adresser de préférence; mais il mande à Tiron que, depuis les kaiendes d'avril que son année est finie, il n'a rien reçu. D'après vos propres façons d'agir, et d'après l'idée que vous avez de ce que je me dois à moi-même, je veux me montrer généreux avec mon fils; le traiter même avec une sorte de magnificence et le combler. Je vous prie donc (si je pouvais m'adresser à un autre, je vous épargnerais ce soin, ), je vous prie de lui faire payer à Athènes une année entière de ses dépenses. Éros vous en remettra le montant ; c'est encore pour cela que j'ai envoyé Tiron. Je compte sur vos bons soins, et je vous prie de me mander là-dessus ce que vous jugerez à propos.

740. — A ATTICUS. Pompéi, juin.

A. XV, 17. J'ai reçu deux lettres de vous le lendemain des ides, datées, l'une de la veille, l'autre du jour même des ides. Je réponds d'abord à la plus ancienne. Vous attendez des nouvelles de Brutus pour me parler de lui. Je savais la prétendue peur des consuls (Ils affectaient de craindre quelque coup de main des conjurés.), car Sica, du meilleur cœur du monde, mais un peu à l'étourdie, était venu me donner l'alarme. Mais que me dites-vous? qu'il faut toujours prendre ce qu'on vous donne? Pas un mot de Sirégius : cela ne me plait guère. Il m'est pénible qu'un autre ait su avant moi ce qui concerne votre voisin Plétorius. Très-sagement pour Syrus. Je crois que vous pourrez facilement agir sur L. Antonius par Marcus, son frère. J'avais donné contre-ordre pour Antron ; mais ma lettre ne vous était pas arrivée. Ne payez, je vous prie, qu'à l'édile L. Fadius; il n'y a que lui qui présente sûreté et qui ait qualité. Vous attendez encore, me dites-vous, les cent mille sesterces que vous avez fait payer à Cicéron. Sachez donc d'Eros, je vous prie, ce que deviennent les loyers de mes maisons. Je n'en veux point à Arabion, au sujet de Sitius. Je ne partirai point avant d'avoir mis mes affaires à jour. C'est votre avis aussi, je le suppose. — Voilà pour la première lettre. J'arrive à la seconde. Je vous reconnais dans tout ce que vous faites pour Servilie, c'est-à-dire pour Brutus. Quant à la reine d'Egypte, je vois avec plaisir que vous ne vous en souciez guère et que vous m'approuvez. Tiron m'a mis au fait des comptes d'Eros, que j'ai mandé ici. Que vous me charmez  en m'assurant que rien ne manquera à Cicéron ! J'en ai appris des merveilles par Messalla, qui a passé chez moi en revenant de Lanuvium, où sont nos amis. Sa lettre, je vous le jure, est si bien et de sentiment et d'expression, que je ne craindrais pas de la produire même dans une réunion de connaisseurs. Aussi me crois-je obligé d'en agir très-largement avec lui. Sextius, j'espère, ne se formalisera pas à cause de Rucilianus. Si Tiron revient, je partirai pour Tusculum. Quels que soient les événements, donnez-moi toutes les nouvelles qui pourront m'intéresser.

741. — A ATTICUS. Du lac l.ucrin, juin.

A. XV, 18. Ma lettre du 17 des kalendes était suffisamment explicite sur ce qui m'est nécessaire et sur ce que j'attends de vous, sans trop vous déranger pourtant. Cependant à peine parti et embarqué sur le lac, j'ai résolu de vous envoyer Tiron pour intervenir dans tous ces détails d'affaires. De plus, j'ai écrit à Dolabella que je désirais me mettre en route, s'il n'y voyait pas d'obstacle, et je lui ai demandé des mules de transport, pour mon voyage. Je comprends à quel point les intérêts des Buthroliens d'un côté, ceux de Brutus de l'autre, doivent vous absorber. Je soupçonne même que c'est sur vous que tombent en grande partie, le soin des préparatifs et même la direction des jeux de Brutus. Aussi je ne vous demande qu'un moment. Il ne m'en faut pas davantage. Tout indique un massacre, et même prochainement. Voyez quels chefs et quels satellites! il est clair que je ne suis pas en sûreté. Si vous en jugez différemment, soyez assez bon pour me l'écrire. Pour peu que la prudence le permette, j'aime bien mieux rester chez moi.

742. — A ATTICUS. Tusculum, juin.

Α. XV, 19. Que tenter désormais pour les habitants de Buthrole, puisque tous vos efforts, dites-vous, ont été vains? Mais à quoi se détermine Brutus? Je m'afflige de vous savoir si occupé : tout cela vient des dix (Commissaires institués par Antoine pour partager les terres aux vétérans.). La chose est difficile, mais elle ne vous fait pas peur. Recevez en tout mes remerciements. On se battra : rien n'est plus clair. Fuyons donc ! mais, comme vous le dites, c'est un parti à prendre après avoir raisonné tête à tête. Je ne sais ce que veut Théophane; il m'avait écrit; je lui ai répondu tant bien que mal, et voilà qu'il m'annonce sa visite pour me parler de ses affaires et de quelques autres qui me regardent. J'attends une lettre de vous. Veillez à ce qu'on ne fasse pas d'incartade. Statius me mande que Q. Cicéron lui a déclaré de la manière la plus formelle ne plus vouloir entendre parler de ses amis, et être irrévocablement dans l'intention de prendre parti pour Brutus et Cassius. Je désire beaucoup apprendre quelque chose de positif là-dessus : je ne sais qu'en penser. C'est peut-être un mouvement d'humeur contre Antoine, peut-être le désir d'un nouveau genre de gloire, peut-être enfin un pur caprice : oui, plutôt cela. Toutefois, je ne suis pas sans crainte, et mon frère est aux champs : il sait en effet ce qu'Antoine lui a dit de son fils. Il m'en a confié des choses qui ne peuvent se répéter. C'est à s'y perdre J'ai des ordres de Dolabella pour tout ce que je voudrai, c'est-à-dire pour rien. Dites-moi, je vous prie, s'il est vrai que C. Antoine ait voulu être septemvir. Il en est bien digne. Je partage votre avis sur Ménédéme. Tenez-moi au courant de tout.

743. -- A ATTICUS. Tusculum, juin.

A. XV, 20. J'ai fait mes remerciement à Vécténus : on n'est vraiment pas plus aimable. Que Dolabella me donne telles instructions qu'il lui plaira, peu importe; ne fut-ce qu'un ordre à porter à Nicias. S'y tromperait-on? Pour peu qu'on ait de réflexion, ne verra-t-on pas bien que je désespère de tout, et que c'est pour cela, non pour une mission, que je pars? Vous dites que nombre de personnes, et de personnes graves, regardent la république comme touchant à ses derniers moments. Mais, moi , le jour où j'ai entendu à la tribune qualifier le tyran de grand homme, je nie suis défié de tout: et quand ensuite j'ai vu à Lanuvium nos amis n'espérer pour leur propre tête que dans les paroles d'Antoine , il ne m'est pas resté le moindre espoir. Mon cher Atticus, prenez ceci, comme je vous l'écris, avec courage. C'est une mort honteuse qui nous attend au dénouement, vous le savez , et Antoine nous l'a bien l'ait entendre. Eh bien ! je veux sortir de cette nasse, non pour fuir la mort, mais pour en chercher une meilleure. Voilà ce que nous devons à Brutus. — Cartéia , dites-vous , a ouvert ses portes à Pompée. Une armée va donc marcher contre lui , et alors quel camp choisir? Pas de neutralité possible avec Antoine. Ici, faiblesse; là, infamie: hâtons-nous de fuir. Mais donnez-moi un conseil: Faut-il que je m'embarque à Brindes ou à Pouzzol? Brutus a pris son parti, et il a fait sagement.  Je ne suis pas maître de mon émotion. Hélas! quand le reverrai-je? Mais ce sont là les maux de la vie : il faut se résigner. Vous ne le verrez pas non plus : que tous les Dieux confondent celui qui n'est plus (César), et qui vous a laissé sur les bras les affaires de Buthrote! Mais laissons le passe; avisons au présent. Je sais a peu près a quoi m'en tenir sur les comptes d'Eros, quoique je ne l'aie pas encore vu ; mais il m'en a écrit, et Tiron les a examinés. Vous pensez que j'ai besoin d'un emprunt ; qu'il doit être de deux cent mille sesterces; qu'il me les faut pour cinq mois, jusque l'échéance de pareille somme qui m'est due pur mon l'ivre. Puisque Tiron m'assure que vous n'êtes pas d'avis que j'aille exprès à Rome, soyez assez bon, si cela ne vous gêne en rien, pour me chercher cet argent et le prendre en mon nom ; c'est ce qui presse en ce moment, .le me ferai rendre compte du reste en détail par Éros lui-même, notamment en ce qui concerne le revenu de mes biens dotaux. Si on le fait tenir exactement à mon fils, quelque largement que je veuille le traiter, il doit à peu près suffire. Il est vrai qu'il me faut aussi de l'argent pour mon voyage. Mon fils peut recevoir au fur et à mesure des rentrées. Moi, il faut que je prenne à l'avance tout ce qui me sera nécessaire. Quelque persuadé que je sois que ce malheureux, qui a peur de son ombre, prépare un massacre, je ne veux pourtant pas m'en aller sans laisser mes affaires en ordre. Aurez-vous réussi à conclure, oui ou non? C'est ce que je saurai en vous voyant. J'ai cru utile d'écrire ceci de ma main, et vous vous en apercevrez bien. C'est entendu pour Fadius, mais à personne autre que lui. Je voudrais bien avoir réponse de vous dans la journée.

744. -- A ATTICUS.  Tusculum, juin.

A. XV, 21. Écoutez les nouvelles; le père de Quintus bondit de joie : son fils lui écrit qu'il va se joindre à Brutus : Antoine voulait qu'il le fît nommer dictateur, et qu'il s'emparât d'un poste. Quintus aurait refusé, et cela pour ne pas chagriner son père. De là grande inimitié de la part d'Antoine. « Mais je me suis observé, ajoute-t-il à son père, pour qu'il n'allât pas dans sa fureur s'en prendre à vous. Nous avons fait la paix. J'ai quatre cent mille sesterces, et le reste en espérance. " Statius écrit que l'intention de Quintus est de se réunir à son père: n'est-ce pas bien extraordinaire en vérité? Il s'en réjouit. Vit-on jamais pareil mauvais sujet? J'approuve votre hésitation sur l'affaire de Canus. J'étais loin de me douter de cette dette; de bonne foi, je croyais la dot restituée. Je vous attends pour ce que vous vous réservez de traiter de vive voix. Retenez mes messagers tant qu'il vous plaira. Je sais vos occupations. Vous avez bien fait d'écrire à Xénon. Dès que l'ouvrage dont je m'occupe sera fini, je vous l'enverrai. Vous avez écrit à Quintus qu'il avait dû recevoir une lettre de vous ; personne ne lui en a remis. Tiron m'assure que vous n'êtes pas d'avis que j'aille à Brindes, à cause des soldats dont on parle dans ces parages. Je m'étais déjà presque décidé pour Hydrunte (Otrante). Ce sont vos cinq heures de trajet qui me touchent. Mais de ce côté-ci quelle longue navigation! Nous verrons. Point de lettres de vous depuis le 11 des kaiendes : c'est tout simple. Y a-t-il du nouveau? Dès que vous le pourrez, venez ; moi, je me hâte, de peur que Sextus ne me prévienne. On annonce son retour.

745. — A ATTICUS. Tusculum, juin.

Α. XV, 23. J'ai la fièvre; je ne suis pas malade pourtant, mais il y a un violent combat en moi. Partirai-je, ne partirai-je pas? Jusqu'à quand ces irrésolutions, direz-vous? Jusqu'à ce que le sort en soit jeté, c'est-à-dire jusqu'à ce que je sois à bord. Si Pansa me répond, je vous enverrai ma lettre et la sienne. J'attends Silius, pour qui j'ai fait un mémoire. Mandez-moi ce qu'il y aura de nouveau. J'ai écrit à Brutus: si vous savez quelque chose de son voyage, veuillez aussi me le dire.

746. — A ATTICUS. Tusculum, juin.

A. XV, 24. Le messager que j'avais envoyé à Brutus est revenu le 7 des kaiendes. Servilie lui a dit que Brutus était parti le jour même, à la quatrième heure : je regrette beaucoup qu'il n'ait pas ma lettre. Silius n'est pas venu. J'ai terminé le mémoire, et je vous l'envoie. Dites-moi, je vous prie, quel jour je dois vous attendre.

747. — A ATTICUS. Tusculum, juin.

Α. XV, 22. Félicitons-nous de voir le fils de Quintus parti. C'est une gêne de moins. Je crois aux bons discours de Pansa. Il n'a jamais fait qu'un avec Hirtius : je le sais. Je crois même qu'il sera fort ami de Brutus et de Cassius, s'il y trouve son compte. Hélas! quand les verra-t-il? Mais lui, ennemi d'Antoine? depuis quand? Et pourquoi, je vous prie? Faudra-t-il donc que nous nous laissions toujours ainsi abuser? En vous annonçant que Sextus arrivait, je n'ai pas prétendu dire qu'il fût déjà arrivé. Il se prépare, et ne renonce point à la chance des combats. S'il persiste, la guerre est certaine. Quant à notre amant de Cythéris (Antoine), il répète, lui, que pour vivre il faut vaincre. A cela que. dit Pansa? Avec qui se mettra-t-il, si la guerre a lieu? ici il n'y a que trop d'apparence. Mais nous parlerons de tout cela, et de bien d'autres choses encore, quand je vous verrai. Ce sera, m'avez-vous dit, aujourd'hui ou demain.

748. — A  ATTICUS.  Tusculum, juin.

A. XV, 14. Le 6 des kalendes, j'ai reçu une lettre de Dolabella, dont je vous envoie copie. Vous y verrez qu'il avait rempli vos souhaits. Je lui ai sur-le-champ répondu, en insistant beaucoup sur ma reconnaissance. Mais comme je l'avais déjà remercié, j'ai dû, pour expliquer ma seconde lettre, me fonder sur ce que vous ne m'aviez précédemment donné de vive voix aucun détail. Un plus long préambule serait inutile. Voici ma lettre :

CICERON A SON CHER DOLABELLA, CONSUL.

« Quand j'eus appris par notre Atticus vos excellents procédés et l'important service que vous lui aviez rendu, et lorsque vous m'eûtes mandé vous-même que vous aviez déféré à notre vœu, je me suis empressé de vous écrire, et j'ai taché de vous exprimer que rien de votre part ne pouvait m'être plus agréable. Mais Atticus vient de venir à Tusculum, exprès pour me parler de sa gratitude, pour me dire combien il est pénétré du zèle que vous avez mis dans l'affaire de Buthrote, et des précieux témoignages de votre affection. Je ne puis, à mon tour, résister au plaisir de vous témoigner une seconde fois plus explicitement encore mes sentiments et les siens. De toutes les preuves d'intérêt et d'attachement dont vous m'avez si souvent comblé, aucune, sachez-le bien, mon cher Dolabella, ne pouvait me plaire et me toucher plus que celle qui montre à Atticus combien vous m'aimez et combien je vous aime. Grâce à vous, la cause et la ville des Biithrotiens seront sauvées : or, on se plaît toujours à continuer son ouvrage. Ils sont sous votre sauvegarde. Vous savez combien de fois je vous les ai recommandés; il ne me reste donc qu'à vous demander de leur conserver votre protection, el d'employer votre autorité à les défendre. Si vous y consentez pour l'amour de moi, et si désormais les Buthrotiens peuvent compter sur vous, c'en est fait, vous devenez, à vous seul, le gage assuré de leur repos, et pour jamais vous nous délivrez, Atticus et moi, d'un souci, d'un tourment de tous les jours. Souffrez que je vous adresse encore une fois ici à cet égard mes plus vives, mes plus pressantes instances. »

Cette lettre écrite, je me suis remis à mon travail. Mais je crains que vous n'y trouviez bien des endroits à noter au crayon rouge. Je n'ai pas l'esprit assez calme pour écrire. De trop graves pensées m'agitent.

749. — A ATTICUS. Tusculum, juin.

Α. XVI, 16. J'ai lu tout ce que vous me dites d'aimable. Je viens d'écrire à Plancus; voici la copie de ma lettre. Je saurai de Tiron ce qu'il lui aura dit. Vous pourriez vous occuper davantage de votre sœur si vous étiez délivré de cette vilaine, affaire.

M. CICERON A CN. PLANCUS, PRETEUR DESIGNE.

« Vous êtes, je le sais, très-désireux de plaire à Atticus, et si passionné pour ce qui me touche moi-même, que je crois avoir rarement trouvé ailleurs une bienveillance et une affection comparables aux vôtres. Comment en serait-il autrement, quand à la longue et fidèle amitié dont nos pères nous ont transmis l'héritage, viennent se joindre entre nous des sentiments personnels d'une vivacité si grande et d'une réciprocité si parfaite? Vous connaissez l'affaire de Buthrote. Nous en avons souvent parlé. Je vous en ai expliqué les détails. Voici comment les choses se sont passées. Aussitôt que nous sûmes que les terres des Buthrotiens étaient comprises dans le partage, Atticus alarmé rédigea une note, et me la donna pour la présenter à César, chez qui je soupais le jour même. Je remis la note ; César trouva la réclamation fondée ; il répondit à Atticus que ce qu'il demandait était juste. Il l'avertit toutefois qu'il fallait qu'à l'époque marquée, les Buthrotiens payassent la solde de leurs contributions. Atticus, qui voulait sauver la ville, avança la somme de ses deniers. Cela fait, nous allâmes trouver César; nous lui parlâmes avec chaleur des Buthrotiens, et nous enlevâmes un décret tout en leur faveur; des personnages considérables y apposèrent leur sceau. Les choses étant ainsi, j'eus lieu d'être surpris que César eût laissé s'assembler ceux qui avaient convoité les terres des Buthrotiens, et surtout qu'il vous eût chargé de l'opération. Je lui en parlai, et je revins même assez souvent à la charge, jusque-là qu'il se plaignit de ce que je ne me fiais pas à sa parole. Il recommanda à M. Messalla et à Atticus lui-même d'être sans aucune inquiétude. Il leur confia sans déguisement qu'il était gêné par la présence de ses soldats, qu'il ne voulait pas mécontenter (vous savez combien il tenait à sa popularité); mais qu'aussitôt après leur embarquement, il leur ferait assigner d'autres terres. Nous en étions là quand César vivait. Lors de sa mort, les consuls furent autorisés par sénatus-consulte à connaître de toutes les affaires pendantes. II leur en fut référé. Pas la moindre hésitation. La réclamation fut à l'instant admise, et ils promirent qu'une lettre allait vous être expédiée. Je ne doute pas, mon cher Plancus, que le sénatus-consulte, la loi, le décret des consuls et la lettre qui vous a été écrite ne vous paraissent décisifs; et dès qu'il s'agit d'Atticus, je suis sûr de vos bonnes intentions. Eh bien! je m'autorise de notre liaison et de votre bonté ordinaire pour vous demander une chose que la rare bienveillance et l'heureux penchant de votre caractère vous inspireraient naturellement : c'est de faire avec grâce, vite et bien, à ma considération, ce que vous feriez. de vous-même, j'en suis convaincu. Je n'ai pas d'ami qui me soit plus cher qu'Atticus, et dont l'amitié me soit plus douce et plus précieuse. Ce n'était dans le principe qu'une affaire d'argent, de beaucoup d'argent, il est vrai. C'est maintenant une question personnelle. Il s'agit pour lui de savoir s'il réussira, vous aidant, à obtenir définitivement aujourd'hui ce qu'il a obtenu déjà, après tant de démarches et de prières, du vivant et après la mort de César. Ce service, s'il vous le doit, sera interprété par moi comme l'une des plus grandes marques de bouta que j'aie pu recevoir de vous. Veuillez en être persuadé. De mon côté, vous me trouverez soigneux et empressé d'aller au-devant de tout ce qui pourrait vous intéresser ou vous plaire. Ne négligez pas votre santé. »