RETOUR À L’ENTRÉE DU SITE

 

ALLER A LA TABLE DES MATIÈRES DE CICÉRON

 

Cicéron

 

RHÉTORIQUE, A C. HERENNIUS.

 

LIVRE PREMIER

 

CONSULS        HERENNIUS 2

 

INTRODUCTION.

 

On a longtemps et longuement discuté la question de savoir si la Rhétorique à Hérennius devait être comptée parmi les ouvrages de Cicéron. De respectables témoignages parmi les anciens la lui ont attribuée de la manière la moins douteuse, entre autres Rufinus, Priscien et surtout saint Jérôme, qui dit en propres termes lege ad Herennium Tullii libros. Après eux, et sur la foi des plus anciens manuscrits presque tous les éditeurs du quinzième et du seizième siècle se sont rangés à cette opinion. Quelques-uns même ont désigné ce traité sous le nom de Rhetorica vetus, pour le distinguer de celui de l'Invention, sur l'authenticité duquel on n'a jamais élevé de doute.

Mais plus tard, quelques savants remarquèrent que Quintilien, dans plusieurs passages, cite comme empruntées à Cornificius des expressions qui se rencontrent dans les livres à Hérennius. On ne manqua pas d'en conclure que la Rhétorique avait été attribuée à tort à Cicéron, et sur un si faible indice, on en disposa en faveur de Cornificius. Dans le plaisir que leur causait cette découverte, ces savants ne firent pas attention qu'on trouve dans le même Quintilien beaucoup d'expressions de Cornifîcius qui ne se voient pas dans la Rhétorique, et que rien n'est plus simple et ne doit prêter moins à des conjectures de ce genre que quelques définitions semblables de certaines figures dans un sujet spécial, où doivent se reproduire inévitablement des classifications pareilles et des nomenclatures identiques. Mais les érudits ne renoncent pas facilement à leurs inventions aussi persista-t-on à mettre Cornificius en possession de la Rhétorique. Mais quel était ce Cornificius? Quintilien ne l'ayant pas fait suffisamment connaître, il fallut bien accumuler les hypothèses. On finit par trouver trois Cornificius au lieu d'un. Un critique plus sévère, Schütz ayant démontré qu'aucun d'eux ne pouvait être celui qu'on cherchait, les conjectures prirent une nouvelle direction sans autre règle alors que le caprice particulier on se passa de Quintilien, et on étendit d'autant plus les bornes de la discussion, qu'il devenait plus difficile de la soutenir.

Nous ne discuterons pas tontes ces hypothèses. M. Leclerc a trop bien résumé ce long débat, et établi trop solidement les faits, pour qu'il ne nous suffise pas de donner un aperçu de son grave et ingénieux travail. Encore, parmi toutes les raisons qu'il développe pour conserver à Cicéron le titre qu'on lui dispute, ne nous arrêterons-nous qu'à celles qui ressortent de l'ouvrage lui-même et qui sont les plus concluantes parce qu'elles sont les plus sures. Partout où nous pourrons retrouver des traces des sentiments et des habitudes de celui qui plus tard ne laissa rien ignorer sur lui-même nous pourrons nous y fier plus sûrement qu'aux hypothèses des érudits, et après avoir une fois reconnu l'homme, nous serons bien près d'avoir aussi retrouvé l'écrivain.

D'abord, la première phrase de l'ouvrage ne permet pas de l'attribuer à un rhéteur de profession; car comment un homme qui aurait tenu école de rhétorique se plaindrait-il de n'avoir pas assez de loisir pour écrire sur son art, parce que son temps serait pris tout entier par le soin de ses affaires domestiques et l'étude de la philosophie? Et ne savons-nous pas au contraire que, dès ses plus jeunes années, Cicéron montra pour la philosophie le goût le plus prononcé, et qu'il ne cessa jamais pendant toute sa carrière de lui demander ses plus pures jouissances et ses délassements les plus doux? Ajoutons que le caractère de cette philosophie, tel qu'il se montre dans l'invective lancée contre les stoïciens, liv. II chap. 1 est le même que dans la plupart des autres ouvrages philosophiques de notre auteur. C'est cet éloignement c'est ce dédain pour la doctrine du Portique, que manifeste en toute occasion l'admirable et abondant interprète des doctrines de l'Académie.

Les opinions, ou plutôt les impressions politiques qui se remarquent dans cet ouvrage ne trahissent pas moins la main du jeune Cicéron, du Cicéron des premiers discours et même de l'adversaire de Verres. A cette époque de sa vie il n'a de sympathie que pour les Gracques et pour les autres chefs du parti vaincu par Sylla dont il déteste et flétrit le triomphe; il justifie Saturninus et parle avec amertume des cinq tribuns égorgés dans l'espace de quarante-cinq ans. Ce sont enfin les sentiments et le langage de celui qui écrivait à la même époque le poème de Marius, le défenseur des idées démocratiques.

Aucun des faits contemporains cités dans l'ouvrage ne contredit cette remarque, que fortifient au contraire toutes les concordances historiques. Depuis le traité honteux de Popilius Lénas l'an de Rome 646, un an avant la naissance de Cicéron, jusqu'au meurtre du tribun Sulpicius, vingt ans après tous les événements dont il est ici question étaient pour lui on présents, ou si récents, qu'ils devaient s'offrir naturellement à son esprit, toutes les fois qu'il cherchait des sujets ou des exemples. Le choix de citations empruntées de préférence à Ennius, à Pacuvius, et aux autres poètes dramatiques, n'est pas un signe moins certain. On sait de Cicéron lui-même qu'il eut dès sa jeunesse un goût particulier pour le théâtre. Il avait été l'admirateur passionné de Roscius avant d'en être l'ami et le défenseur.

Si de ces observations, qui regardent l'homme, nous passons maintenant à celles qui concernent plus particulièrement l'écrivain, nous trouvons tout aussi peu de motifs de doutes.

Ce n'est pas un maître qui a fait ce livre, ce n'est qu'un disciple. On sait que les premiers ouvrages d'un jeune écrivain sont presque toujours empreints de l'esprit de ses modèles. Or ce qui frappe tout d'abord dans les livres à Hérennius ce sont des divisions trop multipliées et trop confuses, un certain désordre dans l'énumération des parties et dans celle des figures, un abus de conclusions après chaque matière qui, sous le prétexte de transitions, ne sont le plus souvent que des redites, enfin les défauts qui accusent avant tout une soumission trop docile à la méthode des rhéteurs grecs. Cicéron n'avait entendu dans sa jeunesse que des maîtres de cette nation; il était donc tout naturel qu'il leur empruntai dans ses premiers essais la forme de leurs compositions et qu'il en reproduisit tous les vices. De plus, c'est dans leur langue qu'il s'exerçait le plus souvent (Brutus, chap. 90) de là un penchant presque irrésistible à transporter dans sa langue maternelle les formes propres de sa langue adoptive. C'est ainsi que s'expliquent les fréquents hellénismes qui se rencontrent dans la Rhétorique. Au reste nous n'accordons à personne que cet essai soit indigne de C icéron. Les défauts, qui tiennent à une imitation un peu trop servile de ses maîtres, sont rachetés par une élocution généralement simple, facile, harmonieuse; par des mouvements et une vivacité de tour qui sont déjà d'un grand écrivain. On sent dans cette facilité à tout exprimer, l'homme auquel il sera donné plus tard de déployer toutes les richesses de la langue latine arrivée à son point de perfection; de même que, selon la remarque de M. Leclerc, on reconnaît avec intérêt dans les amplifications du quatrième livre, si riches de sentiments, de pensées et d'images, les premières traces de ce grand art qui devait un jour le faire régner sur un peuple libre.

Mais l'autorité la plus incontestable peut-être, et celle à laquelle on a le moins songé, c'est Cicéron lui-même «'est fauteur non contesté de l'Invention qui ne parait être qu'une nouvelle édition de la Rhétorique à Hérennius. Ou ces deux ouvrages appartiennent au même auteur, ou le dernier venu n'a fait que copier l'autre; or, comme il est hors de doute que les livres à Hérennius ont précédé ceux de l'Invention, il faut admettre que le plus fécond des écrivains romains a commencé par n'être qu'un plagiaire, ou que, de son droit d'auteur, en même temps qu'il s'est corrigé il s'est quelquefois copié lui-même. Entre autres preuves frappantes, que l'Invention n'est qu'une seconde édition, ou un développement de la Rhétorique, nous ne citerons que le passage de ce dernier ouvrage où l'auteur se félicite (liv.I, chap. 9) d'avoir distingué le premier les trois circonstances où l'on doit employer l'exorde par insinuation. Ouvrez le premier livre de l'Invention cette distinction s'y trouve reproduite dans les mêmes termes. Il faut donc bien reconnaître qu'il n'y a qu'un seul auteur, mais à deux époques distinctes de sa vie, et qu'un seul ouvrage, mais sous deux formes différentes. Ce que Cicéron avait fait pour la rhétorique, il le fit également  pour les Académiques, et on a été longtemps sans distinguer en quoi diffèrent les deux éditions qui se succédèrent.

Concluons donc de ces courtes observations, qu'il faut laisser à Cicéron, quelque indifférent que cela puisse être pour sa gloire, un ouvrage qu'une saine critique ne saurait lui disputer sans injustice.

Au reste, s'il est très vrai que ce traité pourrait être retranché du corps de ses oeuvres sans que la grandeur en fût diminuée la Rhétorique à Hérennius est loin d'être un ouvrage sans importance historique. C'est un monument curieux de l'abus que peut faire l'esprit humain de ce qu'il a imaginé lui-même pour se retenir et se renfermer dans le simple et véritable usage des choses, nous voulons dire les règles et la méthode. Sous ce rapport non moins que par le détail, souvent exagéré mais plus souvent exact, des ressources infinies de l'esprit se manifestant par la parole, la Rhétorique à Hérennius mérite d'être lue avec attention, et ne saurait être étudiée sans fruit.

 

ARGUMENTS.

 

LIVRE PREMIER.

Après une courte préface, l'auteur expose les trois genres sur lesquels s'exerce l'éloquence, et il distingue les qualités nécessaires à l'orateur il exige de lui l'invention, l'art de la disposition, l'élocution, la mémoire, la prononciation, il consacre ce premier Livre à I'INVENTION en général; et d'abord, il parle de l'exorde, depuis le chapitre III jusqu'au chapitre VII; il traite de la narration dans les chapitres VIII et IX, et de la division au chapitre X; il s'occupe ensuite de la confirmation et de la réfutation et comme elles dépendent de l'état de la cause, il établit, jusqu'au chapitre XVII, les principes des trois états de causes ou questions, savoir la question conjecturale, ou question de fait; la question de droit, et la question juridiciaire.

LIVRE SECOND.

Après avoir rappelé succinctement ce qu'il a dit, et annoncé ce qu'il va dire, l'auteur considère particulièrement l'invention dans le genre judiciaire. Comme ce genre embrasse les trois différents étals de questions la question de fait, la question de droit, et la question judiciaire; qu'il en avait expliqué la nature et les divisions dans le Livre 1er, et qu'il avait montré le moyen de reconnaître le point à juger (τὸ κρινόμενον) quand l'orateur connaissait l'état de la cause et les preuves qui viennent à l'appui; il enseigne maintenant la manière de traiter chacune de ces questions selon les règles de l'art. Il développe avec beaucoup d'étendue, depuis le chapitre Il jusqu'au chapitre IX, ce qu'on entend par question de fait. Il donne des préceptes sur la narration judiciaire, sur la probabilité, les rapports, les indices, les suites, les preuves simples, les preuves confirmatives. Ensuite, depuis le chapitre IX jusqu'au chapitre XIII, il trace la conduite que doit tenir l'orateur en traitant la question de droit, lorsque le sens d'une loi ou d'un écrit donne lieu à la controverse. Enfin, depuis le chapitre XIII jusqu'au chapitre XVIII, il expose les moyens dont il faut faire usage dans les deux espèces de question judiciaire, et surtout ceux de la question judiciaire accessoire, l'alternative, la récrimination, l'aveu, la déprécation, le recours. Après ces développements il indique la manière de fortifier les preuves, et distingue dans l'argumentation l'exposition, les raisons, les raisons confirmatives, les ornements des preuves la conclusion dont il nous apprend à connaître les qualités et les défauts. Ces règles sont la matière de tous les chapitres, depuis le dix-huitième jusqu'au dernier. L'auteur termine ainsi les préceptes particuliers qu'il avait promis sur l'invention dans le genre judiciaire, et il remet les deux autres genres au Livre suivant.

LIVRE TROISIÈME.

L'auteur parle, comme il l'avait promis, de l'invention, dans le genre délibératif et dans le genre démonstratif. Il enseigne, depuis le chapitre II jusqu'au chapitre VI, quelles s sont les preuves dont il faut se servir pour persuader une chose, ou pour en dissuader. Il découvre ensuite, chapitres VI VII et VIII, quelles sont les sources de la louange et du blâme. Après avoir termine ainsi la première partie de l'art l'invention, il passe aux autres devoirs de l'orateur. Par les règles de la Disposition il lui apprend à distribuer le sujet, il établit l'ordre des preuves; c'est la matière des chapitres IX et X. Il remet l'élocution au quatrième Livre, et les chapitres XI, XII, XIII, XIV et XV, ont pour objet la PRONONCIATION, c'est-à-dire la voix, la physionomie et le geste de l'orateur. Les derniers chapitres, qui sont surtout dignes de remarque, renferment des préceptes sur la Mnémonique, ou l'art de la Mémoire, propre à fortifier et à augmenter la mémoire naturelle. L'auteur enseigne la manière de trouver ce qu'il appelle des emplacements et des images c'est en cela qu'il fait consister principalement la mémoire artificielle, et il traite cette partie avec beaucoup de soin, d'étendue et de subtilité.

LIVRE QUATRIÈME

Comme l'auteur a dessein, en parlant de l'ÉLOCUTION d'accompagner ses définitions d'exemples écrits par lui-même, et qu'il prévoit les reproches que lui attirera cette innovation il indique, dans une espèce de préface, les raisons qui l'ont déterminé à s'écarter de la coutume des autres rhéteurs. Il s'attache à prouver la sagesse de son opinion, comparée à l'opinion de ceux qui choisissent leurs exemples dans les meilleurs ouvrages des poètes et des orateurs. C'est la matière des sept premiers chapitres. Depuis le chapitre VII jusqu'au chapitre XII, il s'occupe de l'élocution elle-même, et des trois genres de styles. Il parle ensuite des qualités de l'élocution, de la correction, de l'élégance, et enfin de la noblesse, qu'il fait consister dans le bon usage des figures de mots et de pensées. Il s'étend beaucoup sur chaque figure, dont il donne des exemples : c'est ce qui fait l'objet des derniers chapitres de ce Livre et de ce Traité depuis le chapitre XII jusqu'à l'épilogue ou la conclusion.

 

LIVRE PREMIER.

1. Bien que mes affaires domestiques ne me permettent guère de me livrer à l'étude, et que je consacre plus volontiers à la philosophie le peu de moments qu'elles me laissent, toutefois, C. Hérennius, ainsi que vous m'en avez prié, je me détermine à traiter de l'art oratoire : vous ne penserez pas du moins que j'aie reculé devant les difficultés d'un pareil travail, ou que je m'y sois refusé, quand c'est vous qui me le demandiez. Et même, je m'y suis mis avec d'autant plus d'ardeur que ce n'est pas sans motif, je l'ai bien vu , que vous voulez connaître les préceptes de la rhétorique. L'abondance de la parole, la facilité de l'élocution, ne sont pas de médiocres avantages en effet, lorsque c'est un jugement droit, un esprit sage et mesuré qui les gouvernent. Voilà pourquoi j'ai laissé de côté tous ces ornements dont la vanité des rhéteurs grecs a fait un étalage aussi pompeux que frivole. Car, dans la crainte de ne pas paraître en savoir assez, et pour faire croire la science beaucoup plus difficile qu'elle ne l'est réellement, ils sont allés chercher des choses qui n'ont aucun rapport avec leur sujet. Pour moi, je me suis renfermé dans ce qui me semblait du domaine de la rhétorique. Ce n'est en effet ni l'espérance du gain, ni l'ambition de la gloire qui m'engagent, comme beaucoup d'autres, à écrire ; mon seul but est de répondre à vos voeux, autant qu'il est en mon pouvoir. Mais pour ne pas trop prolonger ce préambule, je vais entrer en matière, après vous avoir donné cet avis, toutefois : que l'art, sans l'exercice assidu de la parole, n'est pas d'un grand secours, d'où vous devez conclure qu'il faut joindre la pratique aux préceptes que je vais tracer.

II. Le devoir de l'orateur est d'être en état de parler sur toutes les questions de l'ordre civil, qui sont réglées par les coutumes ou par les lois, en se conciliant, autant que cela peut dépendre de lui, l'assentiment des auditeurs. Il y a trois genres de causes qu'il est obligé de connaître : le démonstratif, le délibératif et le judiciaire. Le démonstratif, qui a pour objet la louange ou le blâme d'une personne en particulier; le délibératif, qui, reposant sur l'examen d'une question douteuse, se propose de conseiller ou de dissuader; et le judiciaire, qui consiste dans une controverse, et renferme l'accusation ou l'attaque en même temps que la défense. J'enseignerai d'abord quelles sont les qualités nécessaires à l'orateur; je ferai voir ensuite comment il convient de traiter ces différents genres. Il faut dans l'orateur l'invention, la disposition, l'élocution, la mémoire et la prononciation. L'invention lui fait trouver les moyens sûrs ou vraisemblables d'assurer le succès de sa cause. La disposition est l'ordre dans la distribution des parties; elle lui indique la place où chacune doit être mise. L'élocution approprie aux idées fournies par l'invention les mots et les tours qui leur conviennent le mieux. La mémoire fixe solidement dans l'esprit les pensées, les mots et la disposition du discours. La prononciation fait nuancer avec grâce la voix, la physionomie et le geste. Nous avons trois moyens d'acquérir tous ces avantages : l'art, l'imitation, l'exercice. L'art, c'est l'ensemble des préceptes qui tracent la route de l'éloquence et enseignent à suivre cette route. L'imitation nous fait travailler avec un zèle intelligent pour ressembler à certains modèles. L'exercice est le continuel usage de la parole, et l'habitude qu'on s'en fait.

J'ai fait connaître les genres de causes que doit traiter l'orateur et les qualités qui lui sont nécessaires; je vais parler maintenant de l'application qu'il en peut faire dans la pratique de l'éloquence.

III. L'invention s'étend aux six parties oratoires : l'exorde, la narration, la division, la confirmation, la réfutation, la péroraison. L'exorde est le début du discours; il dispose l'esprit de l'auditeur à l'attention. La narration est l'exposé réel ou vraisemblable des faits. Dans la division nous établissons les points qui sont hors de doute, ceux qui sont contestés, et nous exposons l'objet du discours. La confirmation développe nos arguments avec leurs preuves. La réfutation détruit ceux qu'on nous oppose. La péroraison termine avec art le discours. Maintenant que, des devoirs de l'orateur, je suis passé, pour les mieux faire connaître, aux parties oratoires, en les rapportant à l'invention, je crois devoir traiter d'abord de l'exorde. La cause une fois déterminée, il faut, pour y approprier plus convenablement l'exorde, considérer à quel genre elle appartient. Ces genres sont au nombre de quatre : l'honnête, le honteux, le douteux et le bas. La cause appartient au genre honnête, quand nous défendons ce qui serait probablement défendu par tout le monde, ou que nous combattons ce que chacun repousserait comme nous : par exemple, quand nous parlons en faveur d'un homme de bien, contre un parricide. On entend par honteuse, la cause qui a pour objet d'attaquer-ce qui est honnête, ou de protéger ce qui ne l'est pas. Elle est douteuse quand elle participe à la fois des deux précédentes; elle est basse, quand son objet inspire le mépris.

 IV. Il conviendra, par conséquent, que l'exorde soit approprié au genre de la cause. Il y a deux sortes d'exordes : le simple début, que les Grecs appellent προοίμιον, et celui qui se fait par insinuation, qu'ils nomment ἔφοδος. L'exorde n'est qu'un simple début quand, dès l'abord, nous disposons l'esprit de l'auditeur à nous écouter; il a pour objet de nous le rendre attentif, docile, bienveillant. Si notre cause est douteuse, afin d'empêcher que ce qu'elle a de honteux ne puisse nous nuire, nous commencerons par attirer la bienveillance. Si elle est du genre bas, nous exciterons l'attention; si elle est honteuse, il faudra recourir à l'insinuation, dont il sera parlé tout à l'heure, à moins que nous n'ayons trouvé le moyen de capter la bienveillance en incriminant notre adversaire. Si elle est honnête, nous pourrons indifféremment faire usage du simple début, ou nous en passer. Si nous voulons l'employer, il faudra montrer en quoi la cause est honnête, ou bien exposer en peu de mots notre sujet. Si nous y renonçons, il sera nécessaire de faire valoir, en commençant, une loi, un écrit, ou quelque autre circonstance capable d'offrir à notre cause l'appui d'un argument irrésistible. Puisque nous voulons captiver l'intérêt, la bienveillance et l'attention de l'auditeur, nous allons indiquer les moyens d'y parvenir. Nous pourrons captiver son intérêt, si nous savons exposer rapidement le fond de la cause, et fixer son attention; car c'est nous témoigner de l'intérêt que de consentir à nous écouter. Nous commanderons l'attention en promettant de parler de choses importantes, nouvelles, extraordinaires, ou de faits qui regardent l'Etat ou l'auditoire lui-même, ou bien le culte des dieux immortels, en priant que l'on nous écoute avec soin, et en faisant l'énumération des points que nous allons traiter. Quant à la bienveillance, il y a quatre moyens de se la concilier, c'est de parler, ou de soi, ou de ses adversaires, ou de ses auditeurs, ou de la cause elle-même.

V. Pour attirer la bienveillance en parlant de nous-même, nous ferons un éloge modeste de nos services; nous rappellerons notre conduite envers la république, envers nos parents, nos amis ou ceux même qui nous écoutent, pourvu que tous ces souvenirs se lient à notre cause. Nous pourrons tracer aussi le tableau de nos disgrâces, de nos besoins, de notre abandon, de nos malheurs; supplier les auditeurs de nous prêter secours, en leur témoignant que nous n'avons pas voulu placer en d'autres nos espérances. Nous obtiendrons la bienveillance en parlant de nos adversaires, lorsque nous en ferons des objets de haine, d'envie ou de mépris : de haine, en signalant dans leur conduite quelque trait d'infamie, d'orgueil, de perfidie, de cruauté, de présomption, de malice, de perversité, d'envie; en produisant au grand jour leur violence, leur tyrannie, leurs intrigues, leur opulence, leurs dérèglements, l'abus qu'ils font de leur noblesse, le nombre de leurs clients, de leurs hôtes, leurs liaisons, leurs alliances, et en prouvant qu'ils mettent plus de confiance dans ces avantages que dans la justice de leur cause; enfin, de mépris, en dévoilant leur ignorance, leur lâcheté, leur mollesse, leurs excès. On pourra se concilier la bienveillance en parlant des auditeurs, par l'éloge du courage, de la sagesse, de la douceur, de l'éclat de leurs jugements; parla considération de l'estime qu'ils vont mériter, de l'attente qu'ils doivent remplir. Le sujet lui-même appellera la bienveillance, quand nous exalterons la bonté de notre propre cause en méprisant celle de nos adversaires.

VI. Nous allons traiter à présent de l'exorde par insinuation. Il y a trois circonstances où l'on ne peut user du début simple ; il faut les examiner avec soin : c'est lorsque nous plaidons une cause honteuse, c'est-à-dire propre à indisposer contre nous ceux qui nous écoutent, ou bien lorsque les raisons présentées par nos adversaires semblent assez fortes pour porter la conviction dans les esprits; ou bien encore lorsque l'auditoire est fatigué par l'attention qu'il a déjà prêtée à ceux qui ont parlé avant nous. Si la cause a quelque chose de honteux, voici comment nous pourrons commencer : C'est la chose et non pas la personne, ou bien la personne et non pas la chose qu'il faut considérer : nous sommes bien loin d'approuver les faits allégués par nos adversaires; ils sont indignes, ils sont odieux. Puis, lorsque nous aurons développé cette idée pendant longtemps, nous prouverons qu'il n'y a rien eu de pareil dans notre conduite; ou nous nous appuierons d'un jugement prononcé par un autre tribunal dans une cause analogue ou tout à fait semblable, dans une moins importante ou plus grave encore. Nous arriverons ensuite insensiblement à la nôtre, et nous ferons voir en quoi elle ressemble à celle que nous venons de citer. Nous déclarerons aussi que notre intention n'est pas d'attaquer la personne de nos adversaires tout en restant dans la cause. Cependant, et malgré cela, nous en traiterons d'une façon détournée par quelques mots jetés comme au hasard. Si notre adversaire avait persuadé les auditeurs, c'est-à-dire que son discours eût produit la conviction, ce qu'il nous sera facile de reconnaître, puisque nous savons les moyens qui la déterminent ordinairement, nous nous insinuerons dans la cause de la manière suivante : Nous promettrons de parler d'abord de ce que nos adversaires ont regardé comme l'invincible argument de leur cause; ou bien nous commencerons par attaquer quelques-unes de leurs assertions, et surtout la dernière; ou nous paraîtrons ne pas savoir par laquelle nous devons débuter, nous demandant avec embarras quelle est celle que nous réfuterons la première. Enfin, si l'attention de l'auditeur est fatiguée, nous essayerons d'abord de la réveiller par quelque chose qui puisse exciter le rire, un apologue, un conte, une citation forcée, une inversion, ou une équivoque, une conjecture, un sarcasme, une naïveté, une hyperbole, un rapprochement, un changement de lettres : ou bien encore nous piquerons la curiosité au moyen d'une comparaison, d'une bizarrerie; en citant une anecdote, un vers; en profitant d'une interpellation, d'un sourire approbateur. Nous pourrons promettre aussi de répondre autrement que nous n'y étions préparés; de ne pas nous exprimer comme les autres ont l'habitude de le faire; et nous montrerons en quelques mots en quoi consiste leur manière et la nôtre.

VII. Voici quelle est la différence entre l'exorde par insinuation et le simple début. Dans ce dernier, nous devons employer, dès l'abord, les moyens que nous avons prescrits pour nous concilier la bienveillance, l'attention et l'intérêt de l'auditeur; tandis que, dans le premier, nous cachons et dissimulons notre marche pour arriver au même but, et nous faire obtenir les mêmes avantages. Sans doute l'orateur doit se proposer, dans toute la suite de son discours, d'atteindre un triple but, c'est-à-dire de captiver continuellement les auditeurs, de se les rendre favorables, bienveillants; mais c'est surtout dans l'exorde qu'il doit s'assurer cette bienveillance. Maintenant, je vais t'enseigner à éviter les défauts, qui pourraient déparer ton exorde. Lorsqu'on commence un discours, il faut avoir soin de donner de la douceur à son débit et de la simplicité à son langage, afin que rien ne sente l'apprêt. L'exorde n'est pas bon lorsqu'il peut convenir également à plusieurs causes; c'est celui qu'on appelle banal ; ii en est de même, lorsque votre adversaire peut l'employer aussi bien que vous; c'est l'exorde vulgaire; ou bien encore, s'il suffit de légers changements pour qu'on puisse vous l'opposer. Il n'est pas moins imparfait lorsque les termes en sont trop recherchés, qu'il est trop long, ou ne paraît pas naître du sujet lui-même (on l'appelle alors étranger, ce qui comprend aussi l'exorde d'emprunt); quand il ne se lie pas étroitement à la narration; lorsque enfin il ne produit sur l'auditeur aucun des trois effets qu'on se propose. Mais c'est assez sur l'exorde; passons maintenant à la narration.

VIII. Il y a trois genres de narrations. L'une qui expose les faits et sait les présenter sous un jour avantageux à la cause, pour assurer le succès : c'est celle qui convient dans les affaires soumises à un jugement. L'autre est celle qu'on fait entrer quelquefois dans le discours, comme moyen de preuve, d'accusation, de transition, de préparation ou d'éloge. La troisième ne s'emploie pas dans les causes civiles, et cependant il est utile de s'y exercer, afin de réussir plus aisément dans les deux autres. Elle se divise en deux genres, l'un qui regarde les choses, et l'autre, les personnes. Celle qui regarde les choses a trois parties, la fable, l'histoire et l'hypothèse. La fable présente des choses qui ne sont ni vraies ni vraisemblables, comme celles que nous ont transmises les tragiques. L'histoire reproduit un fait vrai, mais dont le souvenir remonte à un autre âge. L'hypothèse suppose une action qui aurait pu se passer, comme dans les comédies. La narration qui regarde les personnes doit unir, aux grâces du style, la variété des caractères; tantôt grave et tantôt légère, elle doit peindre l'espérance, la crainte, le soupçon, le désir, la dissimulation, la pitié, l'inconstance des événements, les vicissitudes de la fortune, les revers inattendus, les joies subites, les dénouements favorables. Mais c'est par l'exercice que l'on acquiert ces qualités. Je vais indiquer à présent comment il convient de traiter la narration d'un fait véritable.

IX. Trois qualités sont nécessaires à la narration, la brièveté, la clarté, la vraisemblance. Puisque nous savons que ces conditions sont essentielles, apprenons à les remplir. Nous pourrons faire une narration rapide si nous commençons où il faut commencer, sans vouloir remonter trop haut ; si nous présentons les faits sommairement et non dans leurs détails; si, au lieu de les épuiser, nous n'employons que ceux dont nous avons besoin ; si nous n'usons pas de transitions ; si nous suivons sans nous en écarter la route que nous avons prise; et si nous exposons la conséquence des faits de manière à ce qu'on puisse savoir ceux qui se sont passés avant, quoique nous n'en ayons pas parlé. Quand je dis, par exemple «Je suis  revenu de la province, » on comprend que j'y étais allé. Il vaut mieux passer tout à fait, non seulement ce qui peut nuire à la cause, mais encore ce qui y est indifférent. Gardons-nous aussi de répéter deux ou plusieurs fois la même chose, ou de reprendre le membre de phrase qui précède comme par exemple :

« Simon arriva le soir d'Athènes à Mégare; dès qu'il fut arrivé à Mégare, il tendit des piéges à une jeune fille; après lui avoir tendu des piéges, il lui fit violence dans le même lieu. »

Notre narration sera claire, si elle présente d'abord les faits qui se sont passés les premiers, en conservant l'ordre réel ou du moins probable des choses et des temps. C'est ici qu'il faudra soigneusement éviter d'être confus, embrouillés, équivoques ; qu'il faudra s'interdire les néologismes, les digressions; ne pas reprendre de trop loin, ne pas traîner en longueur; ne rien laisser échapper de ce qui tient au sujet, tout en observant les préceptes de la brièveté; car plus le récit est court, plus il est clair et facile à saisir. La narration sera vraisemblable, si nous parlons d'une manière conforme à l'usage, à l'opinion, à la nature; si nous mettons bien d'accord le laps du temps, la dignité des personnes, les motifs des résolutions, les convenances des lieux; de peur que l'on ne puisse nous répondre : Le temps a été trop court; il n'y avait aucun motif; le lieu n'était pas favorable ; enfin les personnages n'ont pu ni agir ni laisser agir ainsi. Si le fait est vrai, il ne faut pas moins prendre toutes ces précautions ' en le racontant ; sans quoi la vérité peut souvent ne pas paraître vraisemblable. Si le fait est supposé, c'est un motif de plus d'observer ces précautions. On ne doit contester qu'avec réserve tout ce qui paraît s'appuyer sur des titres écrits ou sur une autorité respectable. Dans ce que j'ai dit jusqu'ici, je pense être d'accord avec les autres maîtres de l'art, à l'exception toutefois des choses neuves que j'ai trouvées sur l'exorde par insinuation. Le premier, j'ai distingué les trois cas qui lui sont particuliers, afin de présenter une méthode certaine, une théorie claire sur les exordes.

 X. Maintenant qu'il me reste à traiter encore de la partie de l'invention, qui est proprement la tâche de l'orateur, je m'efforcerai d'y apporter tout le soin que réclame l'utilité de la matière; et je dirai d'abord quelques mots de la division.

La division renferme deux parties. En effet, la narration achevée, nous devons montrer d'abord en quoi nous sommes d'accord avec nos adversaires; puis, quand nous avons fait les concessions qu'il nous est utile de faire, arriver à ce qui reste en discussion, par exemple : « Oreste a tué sa mère, j'en conviens avec ses accusateurs; en avait-il le droit? lui a-t-il été permis de le faire? voilà la question à débattre.»  De même, dans la réplique : «  On reconnaît qu'Agamemnon a été tué par Clytemnestre; et malgré cet aveu, l'on prétend que je n'ai pas dû venger mon père. »  La division établie,il faut passer à la distribution, qui renferme l'énumération et l'exposition. L'énumération nous servira pour annoncer le nombre de points que nous allons traiter. Elle ne doit pas avoir plus de trois parties; car il y a du danger à dire trop ou trop peu; on fait par là soupçonner à l'auditeur de la préméditation et de l'artifice, ce qui détruit la confiance dans nos paroles. L'exposition consiste à donner un aperçu rapide et complet de ce qui fera l'objet du discours.

Passons maintenant à la confirmation et à la réfutation, sur lesquelles reposent toute l'espérance du triomphe et tous les moyens de persuasion : car lorsque nous aurons développé nos arguments, et détruit ceux de nos adversaires, nous aurons entièrement accompli l'oeuvre oratoire.

XI. Nous obtiendrons ce double résultat, si nous connaissons bien l'état de la question. Quelques auteurs ont établi quatre espèces de questions; Hermès, dont j'ai reçu les leçons, n'en reconnaît que trois, moins pour rien ôter à l'invention de ce que les autres y faisaient entrer, que pour montrer qu'ils ont divisé en deux espèces distinctes ce qui devait n'en former qu'une seule et unique. Ce qui constitue la question, c'est la première base de la défense, rapprochée des imputations de l'accusateur. Les questions, comme nous venons de le dire, sont au nombre de trois : la question conjecturale, la question légale, et la question judiciaire. La question est conjecturale; lorsque c'est sur le fait que porte la discussion; par exemple : « Ajax, instruit de ce qu'il a fait dans son délire, se jette sur son épée au milieu d'un bois. Ulysse survient, le voit sans vie et arrache de son corps le fer sanglant. Teucer arrive ensuite; il trouve, à côté de son frère mort, l'ennemi de son frère un glaive sanglant à la main : il accuse Ulysse d'être le meurtrier.»  Ici, comme on ne peut chercher la vérité que par conjecture y aura discussion sur le fait ; et voilà pourquoi la question s'appelle conjecturale. On la nomme légale, lorsque la contestation s'élève au sujet d'un écrit. Ici on distingue six cas différents; c'est lorsqu'il s'agit : de la lettre et de l'esprit d'une loi, de la contradiction de deux lois entre elles, de l'ambiguïté des termes, de la définition, d'une question d'attribution, d'un raisonnement par analogie. La controverse roule sur la lettre et l'esprit, lorsque la volonté du législateur paraît en opposition avec les termes mêmes de la loi; par exemple : « Une loi porte, que ceux qui auront abandonné leur vaisseau durant la tempête en perdront la propriété; et que le bâtiment, s'il échappe, appartiendra, ainsi que sa cargaison, à ceux qui ne l'auront pas quitté. Effrayés par la violence de la tempête, tous les passagers d'un vaisseau l'ont abandonné pour se jeter dans la barque, à l'exception d'un malade, à qui son état n'a pas permis de s'échapper et de fuir avec les autres : le hasard et la fortune ramènent sans accident le vaisseau dans le port : le malade en est donc possesseur : l'ancien propriétaire le réclame. »  Voilà une question légale qui repose sur la distinction entre la lettre et l'esprit de la loi. La controverse résulte de la contradiction des lois, lorsqu'une loi ordonne ou permet une chose, et qu'une autre la défend; ainsi : « Une loi défend à celui qui a été condamné pour concussion de parler devant l'assemblée du peuple. Une autre loi veut que l'augure désigne dans l'assemblée du peuple le candidat qui se présente à la place de l'augure décédé. Un augure condamné pour concussion a proposé le successeur de son collègue. On demande qu'il soit puni. »  Voilà une question légale fondée sur la contradiction des lois entre elles.

XII. L'ambiguïté des termes donne naissance à la contestation, quand l'expression d'une pensée présente deux ou plusieurs sens différents. Par exemple : « Un père de famille, en instituant son fils héritier, a légué par testament de la vaisselle d'argent à sa femme, en disant : Tullius, mon héritier, donnera à Térentia, ma femme, trente livres de vaisselle d'argent, à son choix. Après la mort du testateur, sa femme demande des pièces de vaisselle précieuses et d'un magnifique travail. Tullius prétend qu'il peut donner celles qu'il voudra, pourvu qu'il y en ait trente livres pesant. »  La question légale résulte ici de l'ambiguïté des termes. Elle dépend d'une définition, quand le débat repose sur le nom que l'on doit donner à un fait; en voici une de cette espèce : « Lorsque L. Saturninus se disposait à faire porter la loi sur les distributions de blé au prix d'un demi-as et d'un tiers d'as, Q. Cépion, qui se trouvait à cette époque questeur de la ville, avertit le sénat que le trésor public ne pouvait suffire à une aussi grande largesse. Le sénat décréta que celui qui présenterait cette loi devant le peuple serait regardé comme ayant agi contre la république. Saturninus veut la proposer. Ses collègues s'y opposent. Il n'en apporte pas moins à la tribune la cassette qui renfermait la loi. Cépion voyant dans cet acte une révolte du tribun contre le sénat, contre ses collègues, contre la république, s'élance accompagné de quelques bons citoyens, brise les ponts, renverse les urnes, et empêche que la loi ne soit portée. Cépion est accusé du crime de lèse-majesté. »  La question légale dépend ici d'une définition; c'est en effet le nom même de l'accusation qu'il faut définir, quand on demande ce qu'on entend par crime de lèse-majesté. La controverse repose sur une question d'attribution, lorsque l'accusé prétend qu'il faut lui accorder un délai, ou bien lui donner un autre accusateur, d'autres juges. On en trouve de fréquents exemples chez les Grecs dans les causes criminelles, et chez nous dans les affaires civiles. C'est dans ce cas que la science du droit civil nous sera d'un grand secours. Il y a cependant quelques causes criminelles dans lesquelles nous employons ce moyen; par exemple : « Un homme est accusé de péculat pour avoir enlevé d'un lieu particulier des vases d'argent appartenant à l'État. Il peut dire, après avoir défini le vol et le péculat, que c'est une action de vol, et non de péculat, qu'on doit lui intenter. »  Cette sorte de question légale d'attribution se présente rarement; car lorsqu'il s'agit d'une action particulière, il y a les exceptions établies par le préteur; et celui-là perd sa cause, qui ne l'a pas présentée dans les formes prescrites, tandis que dans les actions publiques les lois, favorables à l'accusé, lui permettent de faire prononcer avant tout si l'accusateur a le droit d'intenter une action.

XIII. C'est l'analogie qui fait la base de la discussion, lorsqu'à défaut d'une loi qui s'applique au cas particulier dont il s'agit, on a recours à d'autres lois qui s'en rapprochent. Ainsi, par exemple : « Une loi met le furieux et ses biens sous la tutelle de ses agnats et des membres de sa famille. Une autre loi ordonne que celui qui aura été condamné comme parricide soit enveloppé et lié dans un sac de cuir, et jeté à la rivière. D'après une troisième loi, le père de famille a le droit de disposer comme il lui convient de ses esclaves et de sa fortune. Une quatrième, enfin, porte : que si le père de famille meurt intestat, ses esclaves et ses biens passent à ses agnats et aux parents de son nom. Malléolus est déclaré coupable du meurtre de sa mère. Aussitôt après sa condamnation, on lui enveloppe la tête dans une peau de loup, on lui met des entraves aux pieds, et on le conduit en prison. Là ses défenseurs apportent des tablettes, et écrivent son testament en sa présence, devant les témoins requis. Peu de temps après; il est livré au supplice. Ceux qu'il avait institués ses héritiers dans son testament réclament la succession. Son plus jeune frère, qui s'était porté son accusateur, revendique l'héritage en sa qualité d'agnat. Aucune loi formelle ne peut s'appliquer à ce cas; et cependant on en cite un grand nombre d'après lesquelles on élève la question de savoir si Malléolus avait ou non le droit de tester. »  C'est là une question légale qui dérive de l'analogie. Nous avons montré quelles sont les différentes espèces de questions légales; parlons maintenant de la question judiciaire.

XIV. Celle-là se présente lorsque, tout en convenant du fait, on recherche si son auteur était ou non dans son droit. Elle se divise en deux espèces, l'une absolue, l'autre accessoire. Elle est absolue, quand nous soutenons que l'action peut se défendre en elle-même, et sans recourir à aucune considération étrangère. Ainsi : « Un comédien interpella le poète Accius par son nom, en plein théâtre : Accius le poursuivit pour injures; celui-ci se contenta de répondre pour sa défense qu'il était permis de nommer celui qui se proclamait l'auteur de la pièce représentée. »  La question est accessoire, lorsque la défense, faible par elle-même, emprunte le secours d'une circonstance étrangère. Ces circonstances sont au nombre de quatre : l'aveu du crime, le recours, la récrimination, l'alternative. Par l'aveu, l'accusé demande qu'on lui pardonne; il a pour cela deux moyens, la justification et la déprécation. La justification, quand il proteste qu'il a agi sans desseins. Il se rejette alors sur la fortune, sur l'ignorance, la nécessité. Sur la fortune, comme fit Cépion devant les tribuns, pour se justifier de la perte de son armée : l'ignorance, comme cet homme qui fit mettre à mort l'esclave de son frère, qui avait assassiné son maître, avant d'avoir ouvert le testament qui affranchissait cet esclave : la nécessité, comme celui qui n'a pas rejoint au jour marqué par son congé, parce que le débordement des eaux lui a fermé le passage. Dans la déprécation, l'accusé convient du crime et de la préméditation; mais il n'en implore pas moins la pitié. On ne peut guère en faire usage devant un tribunal, à moins que l'on ne parle pour un homme que recommandent plusieurs belles actions reconnues. Dans ce cas, l'orateur employant le lieu commun de l'amplification, dira : «  Quand bien même l'accusé serait coupable, il serait juste néanmoins de lui pardonner en faveur de ses services passés; mais il ne demande pas de pardon. »  Ce n'est donc pas en justice que ce moyen est convenable; mais on peut s'en servir devant le sénat ou devant un général et son conseil.

 XV. La question repose sur la récrimination, lorsque, sans nier le fait, nous prétendons y avoir été contraints par la faute d'autrui; par exemple : « Oreste, pour se défendre, rejette son crime sur sa mère. »  La question se fonde sur le recours, quand on repousse, non pas le fait, mais la culpabilité, en la rejetant sur quelqu'un ou sur quelque chose; sur quelqu'un, ainsi : «  Un homme est accusé d'avoir tué Sulpicius; il en convient, mais il allègue pour sa défense un ordre des consuls, et prétend que non seulement ils lui ont prescrit ce meurtre, mais qu'ils lui ont expliqué les motifs qui le rendaient légitime. »  Sur quelque chose, comme « Si un plébiscite défend ce qu'un testament prescrit de faire. »  La question roule sur l'alternative, quand on dit qu'il fallait faire nécessairement de deux choses l'une, et que le parti qu'on a pris était le meilleur. En voici un exemple : «  C. Popillius, enveloppé par les Gaulois, et ne pouvant leur échapper d'aucune façon, entra en pourparler avec les généraux ennemis, et obtint de dégager son armée à la condition d'abandonner ses bagages. Il jugea qu'il valait mieux perdre ses bagages que ses troupes ; il emmena son armée et laissa ses convois; on l'accuse de lèse-majesté. » 

XVI. Je crois avoir montré quelles sont les questions et comment elles se divisent; il faut faire voir à présent de quelle manière et avec quelle méthode il convient de les traiter, après avoir indiqué d'abord quel est, pour chacune des parties, le point dans lequel se résume toute la plaidoirie. L'état de la question étant donc reconnu, il faut en chercher aussitôt la raison. La raison, c'est ce qui constitue la cause, et contient toute la défense. Ainsi (pour faire servir le même exemple à nos démonstrations) : « Oreste avouant qu'il a tué sa mère, s'ôterait tout moyen de défense, s'il n'alléguait la raison qui l'a fait agir; il en donne donc une, sans laquelle il n'y aurait pas même de cause; elle avait, dit-il, tué mon père. »  La raison est donc, comme je l'ai fait voir, la base de la défense; sans elle, il n'existerait pas même le plus léger doute pour retarder la condamnation. La raison une fois trouvée, il faut chercher quelle sera la réplique de l'adversaire, c'est-à-dire le point essentiel de l'accusation, ce que l'on oppose à la raison de la défense dont nous venons de parler. Voici comment on établira ce point : «  Lorsque Oreste aura fait valoir cette raison : « J'ai eu le droit de tuer ma mère, car elle avait donné la mort à mon père, »  l'accusateur répliquera : «  Mais ce n'était pas à vous à lui arracher la vie, et à la punir sans qu'elle eût été condamnée. »  C'est de la raison de la défense, et de la réplique de l'accusation, que résulte nécessairement le point à juger, que nous nommons iudicatio, et que les Grecs appellent κρινόμενον. Ce qui le constitue, c'est le concours de la réplique de l'accusation avec la raison de la défense; ainsi : « Lorsque Oreste prétend que c'est pour venger son père qu'il a tué sa mère, il s'agit de savoir s'il était juste que Clytemnestre fût immolée par son fils, et sans avoir été jugée. »  Tel est le moyen de découvrir le point à juger. Une fois qu'il est trouvé, c'est là qu'il faut diriger tout l'ensemble du discours.

XVII. Voilà comment dans toutes les questions et dans leurs différentes parties on trouvera les points à juger, excepté dans la question conjecturale. Car alors on ne cherche pas quel a été le motif de l'action, puisqu'on nie l'action elle-même; on ne s'occupe pas non plus de la réplique, puisqu'on n'a pas eu de raison à fournir. Aussi le point à juger résulte-t-il de l'imputation d'une part et de la dénégation de l'autre; par exemple : imputation : « Vous avez tué Ajax; »  dénégation : « Je ne l'ai pas tué; »  point à juger : « L'a-t-il tué? »  C'est vers ce point, comme je l'ai déjà dit, que doit tendre tout le système des deux orateurs. S'il y a plusieurs questions, ou parties de question, il en résultera plusieurs points à juger, mais on les trouvera tous de la même manière. J'ai mis un soin attentif à présenter d'une façon rapide et claire les matières que j'ai traitées jusqu'ici. Maintenant que je me suis assez étendu dans ce livre, il vaut mieux exposer dans un autre ce qui me reste à dire, de peur que votre esprit ne se fatigue et s'arrête devant la longueur des développements. Mais si je remplis ma tâche trop lentement au gré de votre ardeur, vous devez l'attribuer à l'importance du sujet et à la multitude de mes occupations. Je me hâterai néanmoins, et je saurai réparer à force de zèle le temps que m'auront ôté les affaires, dans l'espoir de vous offrir, en me rendant à vos voeux, l'hommage le plus digne à la fois de votre affection et de mon dévouement.