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table des matières de l'œuvre DE DÉMOSTHÈNE

 

 

DÉMOSTHÈNE

 

SIXIÈME PHILIPPIQUE

 

(2ème Philippique)

 

texte grec

(attention le texte grec renvoie à la traduction de l'Abbé Auger)

autre traduction française (Abbé Auger)

autre traduction de Poyard sur le site d'Ugo Bratelli

 

pour avoir le texte grec d'un chapitre, cliquer sur le chapitre

88 X.

SIXIÈME PHILIPPIQUE.

 

 

INTRODUCTION.

Quoiqu'il n'existe point de témoignage formel, on ne peut douter que les Athéniens suivirent le conseil de Démosthène, et n'élevèrent point de réclamations contre le titre d'Amphictyon décerné à Philippe.

La guerre de Phocide terminée, les Lacédémoniens avaient tâché de faire revivre d'anciens droits pour obtenir la garde du temple de Delphes; mais, échouant dans toutes leurs entreprises contre le roi de Macédoine, ils continrent leur ambition dans les limites du Péloponnèse. Ils avaient autrefois cruellement opprimé Messène, Argos et l'Arcadie; ils voulurent leur faire encore éprouver les restes de leur puissance. Les plaintes des habitants parvinrent aux Thébains, et, par eux, jusqu'à Philippe. Il se fit ordonner, par les Amphictyons, de réprimer l'insolence de Sparte. Il avait pour ennemis les Corinthiens, à qui il avait enlevé deux de leurs colonies, Ambracie et Leucade. Maîtres de l'isthme, ils se croyaient en état de s'opposer à son passage dans le Péloponnèse, et tirent, pour l'arrêter, de grands préparatifs, faibles efforts d'un peuple amolli. Tout le monde s'agitait; Diogène se mit à rouler son tonneau, pour n'être pas, disait-il, le seul qui ne fit rien à Corinthe. Cependant Philippe approchait : Lacédémone alors se hâta de réclamer le secours d'Athènes (ol. 109, 1; 344).

L'histoire de cette époque est pleine de lacunes et d'obscurités. Tourreil, Leland, Auger, Barthélemy, en ont presque fait un roman. C'est dans le sommaire de Libanius que Jacobs, Voemel et Reuter ont puisé les données les plus positives; et, après avoir, sans fruit, consulté les sources après eux, nous croyons devoir mettre cette pièce en entier sous les yeux du lecteur.

Dans ce discours, dit le célèbre sophiste, l'orateur avertit les Athéniens de voir en Philippe un ennemi caché, et de ne pas s'abandonner à leur sécurité, malgré la paix. Il les invite à sortir de leur assoupissement, à s'appliquer aux affaires, à tout disposer pour combattre. Il accuse Philippe de tramer sourdement la perte d'Athènes et de toute la Grèce, et il appelle en témoignage les actions de ce prince. Les Athéniens ne savent quelle réponse faire à des ambassadeurs qui viennent d'arriver : Démosthène se charge de répondre lui-même. D'où viennent ces ambassadeurs ? quelles affaires les amènent ? Ces questions ne sont pas éclaircies par cette harangue, mais on peut en trouver la solution dans les histoires de Philippe. On y lit qu'à cette époque Philippe envoya une députation à Athènes pour se plaindre d'être accusé faussement devant les Grecs de s'être engagé envers eux par des promesses nombreuses et importantes, et d'avoir ensuite violé sa parole. Il niait et ces promesses et ce manque de foi, et voulait qu'on en présentât les preuves. Argos et Messène avaient, en même temps que Philippe, envoyé une ambassade aux Athéniens. Ces deux villes avaient aussi leurs griefs : pourquoi Athènes favorisait-elle les Macédoniens, tyrans du Péloponnèse ? pourquoi s'opposait-elle aux Messéniens, aux Argiens, qui combattaient pour la liberté? Les Athéniens sont donc embarrassés pour répondre et à Philippe, et à ces deux républiques : partisans de Lacédémone, ils ont de l'aversion et de la méfiance pour la ligue des Argiens et des Messéniens avec le roi de Macédoine ; et cependant ils ne peuvent avouer comme juste la conduite des Lacédémoniens. Du côté de Philippe, leur espoir est trompé, mais ce prince a, du moins, sauvé les apparences. En effet, il ne s'était engagé à rien ni dans sa correspondance, ni par la voix de ses ambassadeurs : seulement, quelques Athéniens avaient bercé le peuple de l'espérance qu'il sauverait la Phocide, et réprimerait la violence des Thébains. Dans ces conjonctures, Démosthène présente les réponses qu'il faut faire, et s'engage à les faire au nom d'Athènes. Il ajoute qu'il est juste d'exiger aussi des explications de ceux qui ont suscité ces embarras, de ces hommes, dit-il, qui ont trompé le peuple, et ouvert à Philippe les Thermopyles. Ceci fait allusion à Eschine, contre lequel Démosthène prépare ainsi l'accusation d'avoir trahi son mandat dans une ambassade : c'était anticiper un moment devant les Athéniens sur ce procès, qui fut réellement intenté plus tard.

Une circonstance importante semble relever beaucoup le mérite de cette harangue, qui peut se passer d'analyse. Les ambassadeurs dont parle Libanius étaient à Athènes; peut-être même assistaient-ils à l'assemblée du peuple, comme avaient fait, avant eux, Antipater, Parménion et Euryloque, députés par Philippe pour conclure le traité de paix et d'alliance. Qu'ils fussent, ou non, sur la place publique, l'orateur dut songer à eux aussi bien qu'aux Athéniens, lorsqu'il arrêta le plan de son discours, et calcula l'effet de chacune de ses parties. Aussi voyez comme les parts sont bien faites ! Les premiers alinéa sont la réfutation des plaintes de l'ambassade macédonienne; et les griefs présentés par les députés de Messène et d'Argos trouvent leur réponse dans le fragment du discours que Démosthène avait prononcé devant ces peuples. Avec quel art, enfin, l'orateur évite ici de s'expliquer sur la politique de Lacédémone !

89 [1] Lorsqu'on vous parle, ô Athéniens ! des intrigues de Philippe et de ses continuels attentats contre la paix (01), ces discours, où vous êtes loués, vous semblent, je le vois, évidemment dictés par la justice, par l'humanité; et l'invective contre Philippe a toujours à vos yeux le mérite de l'à-propos : mais qu'exécutez-vous? rien, je puis le dire, rien qui réponde à votre empressement pour entendre vos orateurs. [2] Aussi, toutes les affaires de la république se trouvent déjà si bien avancées (02) que, plus ou vous montre clairement ce prince tantôt violant la paix conclue avec vous, tantôt préparant des fers à toute la Grèce, plus il devient difficile de vous conseiller les mesures nécessaires. [3] Quelle en est la cause? c'est que, pour arrêter dans sa course un, usurpateur, Athéniens, il faut des actions, non des paroles. Toutefois, à cette tribune, nous écartons l'objet essentiel, nous tremblons de rédiger un décret, d'appuyer son adoption, tant votre disgrâce nous fait peur ! nous passons en revue tous les crimes de Philippe, nous en mesurons toute l'atrocité, et que ne disons-nous pas? Pour vous, tranquillement assis, s'il s'agit ou d'exposer de solides raisons, ou de saisir celles qu'on vous présente, vous êtes d'avance mieux munis que Philippe : mais faut-il faire échouer ses entreprises actuelles? vous restez plongés dans l'inertie. [4] De là, par une conséquence aussi naturelle qu'inévitable, vous et ce prince vous remportez la palme pour l'objet spécial de votre étude et de votre émulation, lui pour l'action, vous pour la parole. Si donc, aujourd'hui encore, il vous suffit de mieux faire parler le bon droit, cette facile tâche ne demandera pas un effort : [5] mais, s'il faut méditer sur les moyens de tracer à nos affaires un autre cours, d'arrêter les progrès insensibles d'un mal toujours croissant, les menaces d'une puissance colossale, contre laquelle la lutte deviendrait impossible, changeons de méthode dans nos délibérations; tous ensemble, orateurs et auditeurs, préférons les mesures efficaces qui nous sauveront aux déclamations faciles qui nous charment.

[6] Et d'abord, si l'un de vous, ô Athéniens! envisage avec assurance les immenses progrès de la domination de Philippe, s'il ne voit là aucun péril pour la patrie, aucun orage qui s'amoncelle sur nos têtes, je l'admire : mais, je vous en conjure tous, écoutez en peu de mots les raisons qui me portent à attendre le contraire, à voir toujours un ennemi dans Philippe. Si je vous parais plus clairvoyant que les autres, vous déférerez à mes conseils; si l'avenir vous semble mieux pressenti par ceux qui se reposent intrépidement sur la foi de ce prince, vous vous rangerez de leur côté.

[7] Je considère donc, Athéniens, les envahissements faits par Philippe aussitôt après la paix. Maître des Thermopyles, il s'impatronisa dans la Phocide. Que fit-il ensuite? comment usa-t-il de ces avantages? Il aima mieux agir pour les intérêts des Thébains que pour ceux d'Athènes. Et pourquoi? parce que, rapportant toutes ses vues, non à la paix, non à la tranquillité, non à la justice, mais à la fureur de s'agrandir et de tout subjuguer, [8] il a parfaitement compris, d'après la politique d'Athènes et son noble caractère, que jamais ni promesses pompeuses ni bienfaits ne vous entraîneraient à lui sacrifier par un misérable égoïsme aucun des peuples de la Grèce; mais que, s'il osait tenter rien de pareil, et le zèle de la justice, et la crainte d'un opprobre ineffaçable, et la prévoyance de tous les résultats, vous lanceraient contre lui avec autant d'ardeur que si la guerre était rallumée. [9] Quant aux Thébains, il comptait que, liés par leur reconnaissance, ils abandonneraient à sa merci tout le reste, et que, loin de lui résister et d'entraver sa marche, ils iraient, .au premier ordre, grossir son armée. Aujourd'hui encore, parce qu'il a conçu la même idée des Messéniens et des Argiens, il les traite en ami; et c'est là votre plus bel éloge, ô Athéniens ! [10] Vous êtes jugés par de tels faits : ils vous proclament, seuls entre tous les peuples, incapables de vendre les droits généraux de la Grèce, et d'échanger contre aucune faveur, contre aucun service, la gloire d'en être l'appui.

Or, cette opinion si haute d'Athènes, si méprisante d'Argos et de Thèbes, Philippe l'a basée sur la raison, sur le spectacle du présent, sur les réflexions qui naissent du passé. [11] Sans doute l'histoire et la renommée lui ont appris que, pouvant se saisir de l'empire de la Grèce (03) sous la condition de relever du Grand-Roi, vos ancêtres, loin d'accueillir l'offre apportée par un des aïeux de cet homme, par Alexandre, instrument d'une telle négociation, abandonnèrent leur ville, bravèrent tous les malheurs, et ensuite exécutèrent ces hauts faits que tout homme aime à raconter, que nul n'a pu raconter dignement. Aussi je me tairai devant tant de grandeur, que la parole humaine ne saurait atteindre. Quant 90 aux ancêtres des Thébains et des Argiens, Philippe sait qu'ils aidèrent le Barbare, les uns de leur épée, les autres de leur neutralité. [12] Il a donc compris que, satisfaits de pourvoir à leur utilité propre, ces deux peuples fermeraient les yeux sur les intérêts communs de la Grèce. De là il concluait que, s'engager par choix dans votre amitié, ce serait s'engager avec la justice, mais que l'union avec l'Argien et le Thébain attacherait des travailleurs à l'oeuvre de son usurpation. Tel est le motif de la préférence qu'il leur a donnée, et qu'il leur donne encore sur vous : car à coup sûr, il ne voit pas chez eux des forces navales supérieures aux vôtres ; cet empire que le continent lui a présenté ne détourne pas sa pensée de l'empire des mers et des places maritimes; enfin, il n'oublie ni les protestations, ni les promesses par lesquelles il obtint de vous la paix.

[13] Philippe sait tout cela, dira-t-on, mais certainement ni l'ambition ni aucun des motifs que tu lui imputes ne dirigèrent alors sa conduite : seulement, il a cru les prétentions des Thébains plus justes que les nôtres. — Entre tous les prétextes, voilà précisément le seul qu'il ne peut alléguer aujourd'hui. Quoi ! lui, qui ordonne aux Lacédémoniens de ne pas inquiéter Messène, prétendrait n'avoir agi que par un principe d'équité, lorsqu'il livra aux Thébains Orchomène et Coronée ?

[14] Mais il y fut forcé ! (ces mots sont la dernière ressource de ses apologistes) mais il ne lâcha ces deux places que surpris, enveloppé par la cavalerie thessalienne et la grosse infanterie de Thèbes (04). — Fort bien. On dit, en conséquence, que les Thébains vont lui devenir suspects; on invente, on publie à la ronde qu'il doit bientôt fortifier Élatée. [15] Tout cela repose dans l'avenir, et y reposera longtemps, croyez-moi. Mais la réunion de ses forces à celles de Messène et d'Argos pour tomber sur les Lacédémoniens, voilà ce qui n'est plus l'avenir. Déjà il fait partir ses troupes étrangères, il envoie des fonds, et on l'attend lui-même à la tête d'une puissante armée. Ainsi donc, il veut détruire Sparte, parce qu'elle est ennemie des Thébains; et cette Phocide qu'il a naguère abattue, maintenant il la relève! Qui le croira jamais? [16] Pour moi, je pense que, si Philippe n'eût d'abord cédé qu'à la force en favorisant les Thébains, ou s'il désavouait aujourd'hui leur amitié, il ne s'acharnerait pas avec tant de constance contre leurs ennemis. Mais sa conduite actuelle témoigne hautement qu'alors ses actions furent libres et calculées. [17] D'ailleurs, un coup d'oeil juste sur toute sa politique décèle de laborieuses intrigues pour dresser toutes ses batteries contre Athènes ; et j'affirme que maintenant, Il y a là, pour lui, une sorte de nécessité. Raisonnez, en effet : Il veut dominer; or, dans cette carrière, il ne voit d'autres adversaires que vous. depuis longtemps il insulte à vos droits, et, au fond de son coeur, il le sent, puisque nos anciennes places, dont il dispose, couvrent toutes ses antres possessions. S'il perdait Amphipolis et Potidée, se croirait-il en sûreté chez lui? [18] Deux choses lui sont donc connues : l'une, qu'il vous tend des piéges; l'autre, que vous les voyez; or, admettant votre prudence, il présume que vous lui portez une haine méritée, et la sienne s'irrite dans l'attente d'un coup funeste qui peut partir à propos de votre main, s'il ne se hâte de frapper le premier. [19] Plein de cette idée, il veille au poste d'où il menace Athènes (05), il courtise les Thébains et leurs complices du Péloponnèse, les jugeant trop mercenaires pour ne pas se borner à l'intérêt du moment, trop stupides pour prévoir les maux à venir. Toutefois, avec un peu de bon sens, on peut saisir les exemples frappants que j'ai eu l'occasion de citer aux Messéniens et aux Argiens, et qu'il est peut-être encore plus utile de présenter devant vous :

[20] « Peuple de Messène, avec quelle indignation, disais-je, Olynthe n'aurait-elle pas écouté quiconque eût parlé dans ses murs contre Philippe, alors qu'il lui abandonnait Anthémonte, place dont tous les rois ses prédécesseurs avaient été si jaloux ; alors qu'il lui donnait Potidée, après en avoir chassé la colonie d'Athènes ; et qu'épousant sa haine contre nous, il lui cédait la jouissance de cette contrée? Se serait-elle attendue à souffrir tant de malheurs? aurait-elle ajouté foi à leur prédiction? Non, vous ne le croyez pas. [21] Cependant, après avoir peu joui du bien d'autrui, voilà les Olynthiens pour longtemps dépouillés, par Philippe, de leur propre bien, déchus, déshonorés, vaincus, que dis-je? trahis et vendus les uns par les autres : tant il est dangereux pour les républiques de se familiariser avec les despotes ! [22] Et les Thessaliens, quand Philippe chassait leurs tyrans, quand, de plus, il leur donnait Nicée et Magnésie, s'attendaient-ils à être, comme nous les voyons, asservis à des tétrarques (06), ou que celui qui les rétablissait dans leurs droits d'Amphictyons, enlèverait leurs propres revenus? non, sans doute. voilà pourtant ce qui s'est fait, et aux yeux de toute la Grèce ! [23] Vous voyez ce qu'est Philippe dans son rôle de protestations et de largesses : mais faites des voeux, si vous êtes sages, pour ne jamais le connaître quand, à ce jeu perfide, il a trompé un peuple (07). Pour la garde et pour le salut des villes, l'art, disais-je encore, 91  a multiplié les moyens de défense, palissades, murailles, fossés, et mille autres fortifications, [24] qui toutes exigent beaucoup de bras et des frais immenses. Dans le coeur des hommes prudents la nature élève aussi un rempart : là, le salut de tous est assuré, là les républiques surtout peuvent braver les tyrans. Quel est ce rempart? la défiance. Qu'elle soit votre compagne, qu'elle soit votre égide : tant que vous la conserverez, le malheur sera loin de vous. D'ailleurs, que cherchez-vous? [25] la liberté? Eh ! ne voyez-vous pas que les titres même de Philippe la combattent? Oui,-tout roi, tout despote est ennemi né de la liberté, ennemi des lois. Quoi ! en cherchant à vous délivrer de la guerre, vous ne craindrez point de tomber entre les mains d'un maître (08) !

[26] Après avoir reconnu, par de bruyantes acclamations, la vérité de ces paroles ; après avoir entendu plusieurs fois le même langage de la bouche des autres députés, et en ma présence, et probablement depuis mon départ, ces peuples n'en resteront pas moins liés à l'amitié et aux promesses de Philippe (09) . [27] Sans étonner personne, des Messéniens, des gens du Péloponnèse agiront contre le parti qui leur est démontré le plus sage : mais vous, Athéniens, qui découvrez, et par vos propres lumières et par nos paroles, les mille piéges dont on vous enveloppe, vous tomberiez, trahis par votre inertie, dans l'abîme que je vois aussi sous vos pas ! Faut-il qu'à ce point l'indolence et le plaisir du moment l'emportent sur l'utilité à venir?

[28] A l'égard des mesures à prendre, vous feriez sagement d'en délibérer plus tard entre vous. Mais aujourd'hui ?quelles réponses convient-il de décréter? le voici (10) :

Lecture du projet de Décret.

Il serait juste, Athéniens, de citer ici ces porteurs de promesses qui vous attirèrent à conclure la paix. [29] Moi-même, en effet, je n'aurais pu me résoudre à accepter l'ambassade, et vous, j'en suis certain, vous n'auriez jamais posé les armes, si vous eussiez pensé que, la paix obtenue, telle serait la conduite de Philippe. Entre cette conduite et ces promesses, quelle différence! Il est d'autres hommes encore qu'il faut citer. Qui sont-ils? Ceux qui, après la conclusion de la paix, à mon retour de la seconde ambassade pour l'échange des serments, lorsque, voyant ma patrie fascinée, je prédisais ses malheurs, je protestais antre la trahison, je m'opposais à l'abandon des Thermopyles et de la Phocide, [30] disaient que, buveur d'eau, Démosthène, devait être un homme d'espèce revêche et morose, que Philippe, après avoir franchi le Passage, n'aurait plus d'autre volonté que la votre, fortifierait Thespies et Platée, réprimerait l'insolence thébaine, percerait à ses dépens la Chersonèse, et vous livrerait Oropos et l'Eubée en dédommagement d'Amphipolis. Oui, tout cela vous fut dit ici, à cette tribune ; et, sans doute, vous vous le rappelez, quoique vous ayez mauvaise mémoire pour les traîtres ; [31] et, pour comble d'ignominie, frustrant les espérances de vos descendants, votre décret les lie eux-mêmes à cette paix : tant la déception fut complète !

Mais pourquoi rappeler maintenant ces discours? pourquoi demander la mise en jugement de ces hommes? Je vais, le ciel m'en soit témoin, répondre sans déguisement, à coeur ouvert. [32] Je ne veux pas, en m'abaissant jusqu'à l'injure, la provoquer, par un juste retour, contre moi; je ne veux pas fournir à ceux qui, dès le principe, m'ont persécuté, un nouveau motif pour recevoir de Philippe un supplément de salaire; je ne veux pas m'égarer dans de vaines déclamations : [33] mais je vois dans l'avenir les attentats de Philippe vous causer de plus vives alarmes qu'aujourd'hui. Oui, les progrès du mal frappent ma vue. Puissent mes conjectures être fausses ! mais je tremble que déjà nous ne touchions au terme fatal. Quand il ne vous sera plus possible de négliger les événements, quand vous saurez, non plus par les paroles de Démosthène ou de tout autre citoyen, mais par vos yeux, par l'évidence des faits, qu'on trame votre perte, alors la colère, sans doute, vous fera courir à la vengeance. [34] Or, je crains que, vos ambassadeurs ayant enseveli dans le silence tout ce que leur conscience reconnaît pour l'oeuvre de leur corruption, votre courroux ne tombe sur les citoyens qui s'efforcent de réparer une partie des maux qu'elle a causés. Car j'en vois plus d'un parmi vous prêt à décharger sa fureur, non sur le coupable, mais sur la première victime que rencontre sa main.

[35] Ainsi, tandis que l'orage se forme et n'éclate point encore, tandis que nous prenons conseil les uns des autres, je veux, malgré la notoriété publique, rappeler à chaque citoyen l'homme (11) dont les suggestions vous firent abandonner la Phocide et les Thermopyles : progrès funeste qui, ouvrant au Macédonien les routes d'Athènes et du Péloponnèse, vous a réduits à délibérer, non plus sur les droits de la Grèce, ni sur les affaires du dehors, mais sur votre propre pays, mais sur la guerre contre l'Attique, guerre dont les alarmes n'éclateront qu'avec elle, mais qui date du jour de la trahison. [36] Car, si vous n'aviez alors été perfidement poussés, Athènes serait aujourd'hui sans 92 crainte. Trop faible sur mer pour tenter jamais une descente dans l'Attique, sur terre pour forcer les Thermopyles et la Phocide, ou Philippe immobile aurait respecté la justice et renoncé à la guerre, ou il serait resté, les armes à la main, dans les mêmes positions qui l'avaient contraint auparavant à désirer la paix (12).

[37] J'en ai dit assez pour réveiller vos souvenirs. Épargnez-nous, grand Dieux, la preuve la plus frappante de tant de perfidies ! Non, contre aucun coupable, méritât-il la mort, je ne saurais provoquer un châtiment acheté ait prix du péril de tous, au prix de la ruine d'Athènes !

 

 

 

NOTES SUR LA SIXIÈME PHILIPPIQUE

(01) J'ai eu sous les yeux le texte de Voemel, 1832. Le commentaire de ce savant, celui de Reuter, et l'Apparatus ont été mes principaux guides pour l'interprétation.

(02) L'ironie délicate de ce passage ne peut être reproduite que par une traduction littérale : elle porte principalement sur les quatre mots ἤδη προηγομένα τυγχάνει πάντα, et répond très bien au ton général de cet exorde, vrai modèle d'atticisme.

(03) Après la bataille de Salamine, Xerxès croyant devoir se retirer dans ses États, laissa Mardonios dans la Grèce avec trois cent mille hommes de ses meilleures troupes. Ce général entreprit de soumettre les Athéniens. Il employa d'abord la voie des négociations. Il chargea Alexandre, alors roi de Macédoine, et un des ancêtres de Philippe, ami et allié des Athéniens, de les engager à se soumettre au roi de Perse, à condition qu'ils jouiraient d'une entière liberté, qu'ils rentreraient dans la possession de leur pays, qu'ils l'augmenteraient de telle province qu'ils jugeraient à propos, qu'enfin ils seraient libres chez eux et maîtres dans la Grèce. Les Athéniens rejetèrent avec un noble orgueil les offres que vint leur faire Alexandre de la part de l'ennemi, prirent la résolution d'abandonner leur ville pour la seconde fois; résolution généreuse, qui fut couronnée par deux victoires signalées, qu'ils remportèrent en un seul jour, l'une sur terre, à Platée, où Mardonius fut tué et toutes ses troupes taillées en pièces; l'autre sur mer, à Mycale, dans laquelle Cimon, amiral de la flotte athénienne, prit aux Perses deux cents vaisseaux.

(04Philippe avait dans son armée de la cavalerie thessalienne et de l'infanterie thébaine; et quelques-uns prétendaient que ce prince, investi, pour ainsi dire, par ces troupes étrangères qui servaient sous lui, avait fait bien des choses contre son gré.

(05) L'expression grecque, ἐφέστηκεν ἐπὶτῇ πόλει, est tirée de l'art militaire : il s'est posté pour tenir la ville en échec. Barthélemy l'a imitée avec une hardiesse qui n'est pas très heureuse : « Du haut de son trône, comme d'une guérite, il épiait le moment où l'on viendrait mendier son assistance. » Ch. LXI, 2e Lettre d'Apollodore.

 (06) Presque tous les éditeurs lisent ici δεκαδαρχίαν, l'établissement de dix gouvernements : leçon évidemment fautive pour quelques-uns, et suspecte à tous. ils proposent d'y substituer τετραρχίαν, que j'ai adopté. En effet, la Thessalie était divisée en quatre gouvernements ou cantons.

(07) Littéralement : après qu'il a trompé et donné un croc-en-jambe.

(08) Allusion à la fable du Cheval et du Cerf, dans Stésichore (Rhét. d'Arist. liv. n, c. 20; et Recueil de Conon le Mythographe, XLII.). Ce rapprochement est d'autant plus ingénieux que Stésichore lui-même avait fait de cet apologue un moyen oratoire, pour détourner les Himériens, ses compatriotes, de donner des gardes à Phalaris.

(09) Littéralement : ils ne se détacheront pas davantage. Ce futur, qui est loin d'offrir un sens clair au premier aspect, est la leçon constante.

(10) A qui s'agit-il de répondre? aux ambassadeurs de Philippe, aux députés de Messène et d'Argos. Voyez l'introduction. .

(11) Eschine, qui s'était laissé corrompre dans son ambassade de Macédoine, où il alla, dit Tourreil, plénipotentiaire d'Athènes, et d'où il revint pensionnaire de Philippe.

(12) Voilà un de ces passages qui, il faut bien le dire, ont été défigurés par nos traducteurs. Quand Philippe conclut avec les Athéniens une paix captieuse, il était encore à Phéres, en Thessalie. Il axait donc devant lui les Thermopyles, et, au delà de ce passage, la Phocide, qui le séparaient des Béotiens auxquels il brillait de donner la main pour fondre ensuite sur l'Attique et sur le Péloponnèse.

Cela posé, voici la paraphrase la plus claire et la plus simple de ce passage : « Si vous n'aviez point, il y a deux ans, conclu cette paix, trompés par Eschine, Athènes ne serait pas aujourd'hui dans les alarmes. En effet, la marine de Philippe n'était pas assez forte pour nous tourner et opérer une descente sur les côtes orientales de l'Attique; et, du côté de la terre, ce prince n'aurait jamais pu forcer le Pas des Thermopyles, qu'il n'a franchi que par surprise, à la faveur de la paix, et sous prétexte d'aller punir les Phocidiens sacrilèges. Mais, loin de commettre ces injustices, cessant de combattre, il se serait tenu en repos (τὴν εἰρήνην ἄγων ἂν ἡσυχίαν εἶχεν) ; ou bien, sans interruption (παραχρῆμα) continuant la guerre, il serait resté dans les mêmes positions (ἐν ὁμοίῳ πολέμῳ) peu avantageuses qui le portèrent à demander la paix, c'est-à-dire, devant cette même barrière des Thermopyles, que la ruse, à défaut de la force, la paix, au lieu de la guerre, pouvaient meules lever devant lui. » II est évident que les mots `τὴν εἰρήνην ἄγων, et ceux-ci τῆς εἰρήνης ἐπιθύμησε, ne désignent pas la même paix.