retour à l'entrée du site

table des matières de l'œuvre DE DÉMOSTHÈNE

 

DÉMOSTHÈNE

 

 

DEUXIÈME PHILIPPIQUE

 

texte grec

 

pour avoir la traduction d'un chapitre, cliquer sur le chapitre

 

 

Philippe, vainqueur de la Phocide, maître des Thermopyles, et honoré du titre d'Amphictyon, avait tourné ses armes du côté de l'Illyrie et de la Thrace. Il y avait déjà fait plusieurs conquêtes, lorsque le Péloponnèse attira son attention. Argos et Messène, villes célèbres de cette contrée, étaient sur le point d'être opprimées par Lacédémone. Elles eurent recours à Philippe. Ce prince avait conclu la paix arec les Athéniens, qui, sur la foi de leurs orateurs gagnés par ses présents, avaient cru qu'il allait abandonner les Thébains. Mais, loin de se détacher de ceux-ci, il partagea avec eux les fruits de la victoire, quand il eut subjugué la Phocide. Les Thébains saisirent avec jolie cette occasion favorable de lui ouvrir une parte pour entrer dans le Péloponnèse, où leur haine invétérée contre Sparte ne cessait de fomenter des divisions, et d'entretenir la guerre. Ils sollicitaient donc Philippe de s'unir avec eux, et avec les Messéniens et les Argiens, pour humilier ensemble Lacédémone.

Le monarque écouta volontiers la proposition d'une alliance qui s'accordait avec ses vues. Il fit ordonner par les Amphictyons que Lacédémone laisserait jouir Argos et Messène dite indépendance entière ; et pour appuyer le décret des états-généraux de la Grèce, il envoya un corps de troupes dans le Péloponnèse. Lacédémone alarmée réclama le secours des Athéniens et pressa fortement, par ses députés, la conclusion d'une ligue nécessaire à la sûreté commune. Tontes les puissances intéressées à traverser cette ligue, firent leurs diligences pour en venir à bout. Philippe représenta aux Athéniens, par ses ambassadeurs, qu'ils auraient tort de se déclarer contre lui ; que s'il n'avait pas rompu avec Thèbes, il n'avait rien fait en cela contre les traités, qui faisaient foi qu'il n'avait rien promis à cet égard. Les députés de Thèbes, d'Argos et de Messène, pressaient aussi les Athéniens très vivement, et leur reprochaient de n'avoir déjà que trop favorisé les Lacédémoniens, ennemis de Thèbes et tyrans du Péloponnèse.

Démosthène, insensible à tout le reste et uniquement attentif aux vrais intérêts de sa patrie, monte à la tribune, et parle en faveur de Lacédémone, prouvant avec force que c'est à la république d'Athènes que Philippe en veut, et qu'il en doit vouloir. C'était là en effet le but principal de son discours. Après avoir reproché aux Athéniens leur mollesse, il les excitée à réprimer l'ambition de Philippe, dont ils ont tout à craindre. Il expose quelles étaient les véritables vues de ce prince en favorisant Argos et Messène, en préférant l'amitié des Thébains à celle des Athéniens. Il détruit, par des preuves sans réplique, les raisons de ceux qui s'obstinaient à soutenir que le roi de Macédoine n'était pas bien disposé pour la république de Thèbes, en même temps qu'il établit d'une manière invincible, par le caractère des Athéniens et par celui du monarque, qu'il est et doit être mal intentionné pour eux. Afin de développer la politique ambitieuse du roi de Macédoine, et de montrer combien les monarques doivent être suspects aux républiques, il rapporte un morceau frappant d'un discours qu'il avait tenu aux Messéniens, et par lequel il avait voulu leur inspirer de la défiance contre Philippe. Il finit par exhorter le peuple à punir les traîtres qui, au retour de l'ambassade pour les serments, l'avaient amusé de belles promesses, et contre lesquels il croit nécessaire, pour plusieurs raisons, d'informer juridiquement.

Cette Philippique est une des plus belles. Philippe disait, après l'avoir lue : j'aurais donné ma voix à Démosthène pour me faire déclarer la guerre, et je l'aurais nommé général.

Elle fut prononcée la première année, de la CIXe Olympiade, sous l'archonte Lyciscus.

SIXIÈME PHILIPPIQUE. (01)

[1] JE vois Athéniens, que lorsqu'un orateur vous parle de tous les attentats que Philippe ne cesse de commettre contre la foi des traités, il ne manque pas d'être applaudi, que ses discours vous paraissent justes et raisonnables ; mais qu'au fond ils n'opèrent rien d'utile, et ne produisent aucun des fruits qu'on devait en attendre. [2] Et même, par un abus aussi étrange que nuisible, plus on prouve fortement que le roi de Macédoine viole la paix faite avec vous et qu'il a de mauvais desseins contre tous les Grecs, plus il est difficile de vous donner de bons conseils. [3] Voici, selon moi, la cause de ce désordre. Ce serait sans doute, par des actions, et non par des paroles, qu'il faudrait attaquer les projets d'un ambitieux ; cependant vos orateurs, dans la crainte de vous déplaire, se contentent de vous représenter tout ce qu'il y a d'injurieux et de violent dans la conduite du roi de Macédoine, sans oser vous dire quels seraient les moyens de le réprimer : vous, tranquillement assis pour nous entendre, vous avez, il est vrai, plus d'ardeur et de vivacité que Philippe, ou pour trouver vous-mêmes de bonnes raisons, ou pour saisir les nôtres ; mais aussi quelle indolence s'il s'agit de repousser vivement ses attaques ! [4] De là, par une conséquence nécessaire et fort naturelle, appliqués chacun et livrés à votre objet, vous réussissez vous et ce prince, vous; quand il faut parler, lui, quand il faut agir. Si donc aujourd'hui encore il suffit de discuter vos droits, la chose est fort aisée et ne demande aucune peine : [5] mais s'il faut chercher des remèdes au mal présent, empêcher qu'insensiblement il n'empire et que le prince n'acquière de telles forces qu'il ne soit plus possible de le combattre ; changeant alors le système de nos délibérations, nous devons tous également, orateurs et auditeurs, préférer des conseils utiles et salutaires à des déclamations agréables et faciles.

[6] Et d'abord, Athéniens si en considérant les progrès de Philippe, et combien sa domination s'est accrue, quelqu'un de vous se figure que nous ne devons pas nous en alarmer, et qu'il n'y a rien dans tout cela qui nous menacé; pour moi, cette indifférence m'étonne, et bien convaincu que Philippe est notre ennemi, je vous conjure tous d'écouter sur quoi je fonde mes craintes, afin que vous jugiez, si, prudemment, vous devez vous en rapporter à mes défiances, ou à la sécurité de ces hommes qui se tranquillisent sur la foi du monarque.

[7] Après la conclusion de la paix, devenu maître du passage des Thermopyles et de toutes les villes de la Phocide, qu'a fait ce prince ? En faveur de qui a-t-il usé de son pouvoir ? Sans doute, en faveur de Thèbes, et non d'Athènes. Pourquoi ? c'est qu'agissant non par amour de la paix et du repos, ni par des motifs d'équité, mais au gré d'une ambition injuste et sans bornes, [8] il savait parfaitement que, du caractère dont nous étions, il ne pourrait nous déterminer, quoi qu'il fît pour nous, ou qu'il nous promît, à lui sacrifier en vue de notre utilité propre aucune des villes de la Grèce ; mais que s'il attentait à leur liberté, alors le zèle de la justice, la crainte de l'ignominie, et un soin généreux du salut public, nous porteraient à attaquer l'oppresseur comme s'il n'existait point de paix entre nous et lui. [9] Il pensait des Thébains, et il n'a pas été trompé dans son attente, qu'ils ne s'opposeraient pas à ses entreprises, en considération de ce qu'il faisait pour eux et que, loin de le traverser, ils le seconderaient de tout leur pouvoir, s'il l'exigeait. C'est par le même principe qu'il protège encore à présent les peuples de Messène et d'Argos. Et en cela, Athéniens, il fait votre éloge, [10] puisqu'il juge par-là que, seuls de tous les peuples, vous ne pourriez trahir la cause commune des Grecs, ni abandonner la gloire de les défendre pour quelque faveur et quelque avantage que ce pût être.

Les événements de nos jours, comme ceux qu'il trouve dans nos histoires, ont dû lui donner de tous cette idée, et une toute contraire des Argiens et des Thébains. [11] Il a lu, je n'en doute pas, et il a entendu dire que vos ancêtres (02), qui pouvaient commander au reste des Grecs, en obéissant au roi de Perse, furent indignés de la proposition qu'Alexandre, roi de Macédoine, vint leur en faire au nom des Barbares; qu'incapables de se rendre, ils désertèrent. leur ville, s'exposèrent aux derniers malheurs, et se signalèrent ensuite par ces prodiges de courage que tout le monde aime à décrire, mais dont personne encore n'a pu parler dignement : aussi je les passerai sous silence, comme étant au-dessus de toute expression. Quant aux ancêtres des Argiens et des Thébains (03), il sait que les uns ne se sont pas opposés aux Barbares, que les autres ont même joint leurs armes aux leurs.

[12] Il a donc senti que ces deux peuples, uniquement occupés de leur utilité particulière ne songeraient pas aux intérêts communs des Grecs ; il a pensé qu'en vous choisissant pour amis il ne pourrait vous déterminer à rien faire d'injuste, au lieu qu'en s'attachant les autres, il les engagerait à le seconder dans ses injustices. Tel est donc le motif de la préférence qu'il leur a donnée, et qu'il leur donné encore sur vous ; car ce n'est pas qu'il leur voie une marine supérieure à la vôtre (04) ; ou que l'empire qu'il s'est acquis dans le confinent lui fasse dédaigner celui de la mer et des villes maritimes ; ou qu'enfin il ait oublié les protestations et les promesses qui lui ont obtenu de vous la paix.

[13] Mais on me dira : Persuadé de tout ce que vous dites, le monarque a voulu s'attacher les Thébains, non par des vues ambitieuses, ni pour aucun des motifs que vous lui prêtez, mais parce qu'il les jugeait mieux fondés que nous (05).

De toutes les raisons, c'est la seule qu'il ne peut léguer présentement. Un prince, en effet, qui ordonne aux Lacédémoniens de laisser libre Messène, prétendrait-il n'avoir agi que par des vues de justice en livrant aux Thébains Orchomène et Coronée ?

[14] Mais il a été forcé (c'est là ce qui reste à dire en sa faveur), et il a cédé malgré lui ces deux villes, investi et pressé par la cavalerie thessalienne et l'infanterie thébaine (06). Fort bien. On dit, en conséquence, que les Thébains lui deviennent suspects, et nos nouvellistes vont, débitant partout, qu'il projette de fortifier Élatée. [15] Oui, et, à ce qu'il me semble, il le projettera longtemps. Mais il ne forme pas simplement le projet de tomber sur Lacédémone avec les peuples de Messène et d'Argos, il envoie déjà des troupes, il fournit de l'argent, et on l'attend lui-même à la tête d'une puissants armée. Il veut donc perdre les Lacédémoniens, ennemis des Thébains, en même temps qu'il songe à, rétablir la Phocide qu'il a détruite en faveur de ces mêmes Thébains ! Qui pourrait le croire ? [16] Pour moi je pense que, s'il eût d'abord favorisé les Thébains malgré lui, ou que s'il se défiait à présent d'eux, il n'attaquerait pas leurs ennemis avec tant d'ardeur et de constance. Il est donc clair, par la conduite qu'il tient à présent, qu'il n'agissait pas d'abord sans un plan formé.

[17] De tout ce que je viens de dire, on peut aisément conclure que c'est contre Athènes que le monarque dresse toutes ses batteries, et que c'est maintenant pour lui une sorte de nécessité d'agir contre vous. Car raisonnons ; il voudrait dominer: or, comme il vous croit seuls capables de lui disputer l'empire, c'est vous seuls qu'il attaque depuis longtemps. Et il ne peut se dissimuler ses torts à votre égard, puisque les places qu'il vous a prises? Amphipolis et Potidée, lui servent à couvrir ses frontières, et que, sans elles, il ne se croirait pas en sûreté dans son royaume. [18] Il sait donc également et qu'il cherche à vous perdre, et que vous pénétrez son dessein. Ne vous jugeant pas dépourvus d'intelligence, convaincu que vous n'avez que trop sujet de le haïr, il est animé contre vous il s'attend à quelque entreprise de votre part, si vous en trouvez l'occasion, et s'il ne se hâte de vous prévenir. [19] En conséquence, il ne s'endort pas, il épie le moment de vous surprendre ; une partie des Thébains, et ceux des Péloponnésiens qui pensent comme eux, il les flatte et les ménage, persuadé qu'ils sont trop avides pour ne point saisir les avantages présents, et trop stupides pour porter leurs yeux dans l'avenir. Il ne faudrait néanmoins qu'un peu de réflexion pour se convaincre de la politique ambitieuse du roi de Macédoine. J'en donnai un jour aux peuples de Messène et d'Argos, des preuves sensibles qu'il n'est peut-être pas inutile de vous rappeler aujourd'hui.

[20] Messéniens (07), leur disais-je, pensez-vous que les Olynthiens eussent souffert patiemment qu'on leur parlât mal de Philippe, lorsqu'il leur abandonnait Anthémonte, ville sur laquelle les premiers rois de Macédoine prétendirent toujours avoir des droits ; lorsque épousant leur haine contre les Athéniens, il leur donnait Potidée avec toutes les terres qui en dépendent ? après en avoir chassé notre colonie? Devaient-ils s'attendre alors à ce qu'ils éprouvent, ou auraient-ils cru quiconque leur eût prédit leur désastre ? Vous ne le pensez pas. [21] Cependant, leur disais-je, après avoir joui peu de temps du terrain d'autrui, ils ont perdu pour jamais leur propre territoire ; ils s'en sont vus honteusement chassés, ils ont été, je ne dis pas seulement vaincus par Philippe, mais trahis et vendus les uns par les autres. Car, Messéniens, une liaison trop intime avec les monarques n'est jamais sûre pour les républiques. [22] Et les Thessaliens, ajoutais-je, lorsque Philippe chassait leurs tyrans, et que de plus il leur donnait Nicée et Magnésie, pensez-vous qu'ils dussent s'attendre à voir établir chez eux une odieuse tétrarchie (08), ou qu'un prince, qui leur rendait le droit amphictyonique, dût s'emparer de leurs revenus? Qui l'eût pensé ? La chose est arrivée cependant, et elle n'est que trop visible. [23] Pour vous, leur disais-je, vous voyez Philippe vous donner et vous promettre ; priez les dieux, si vous êtes sages, de ne pas voir bientôt qu'il vous a joués et indignement trompés. On a inventé beaucoup d'ouvrages pour défendre les villes, et les mettre à l'abri d'insulte ; des remparts, des murs, des fossés, des fortifications de mille espèces, [24] qui toutes exigent la main des hommes et des frais immenses. Le bon politique trouve en lui-même une arme défensive, commune à tous utile et salutaire principalement aux villes libres contre l'ambition des rois. Et quelle est cette arme ? la défiance. Portez-la toujours avec vous ayez soin de vous en couvrir : tant que vous ne la quitterez pas, vous n'avez rien à craindre. Car enfin, leur disais-je, que désirez-vous le plus ? [25] n'est-ce pas la liberté ? Mais ne voyez-vous pas que les titres même dont Philippe s'honore sont contraires à cette liberté, l'objet de vos voeux ? Oui, tout prince et tout monarque est naturellement ennemi de l'indépendance et des lois. Prenez garde, Messéniens, qu'en cherchant à éviter la guerre, vous ne rencontriez la servitude.

[26] Quoique les Messéniens aient reconnu la vérité de mes discours, et qu'ils y aient donné de grands applaudissements ; quoique les autres députés (09) leur aient tenu le même langage, et en ma présence, et probablement encore depuis mon départ, ils n'en compteront pas moins sur l'amitié de Philippe, et continueront de se fier à ses vaines promesses. [27] Au reste, que des Messéniens, que des hommes du Péloponnèse, agissent contre leurs lumières, je n'en suis pas étonné : ce qui m'étonne, c'est que vous Athéniens, qui voyez par vous-mêmes qu'on vous tend des pièges, qu'on vous investit de toutes parts, et à qui nous le répétons tous les jours, vous vous exposiez, par votre inaction, à tomber, sans y prendre garde, dans les mêmes malheurs que les autres : tant l'indolence et le plaisir du moment vous font oublier vos vrais avantages pour l'avenir.

[28] Vous délibérerez par la suite si vous êtes sages, sur le parti que vous avez à prendre ; je vais vous dire l'information juridique qu'il serait à propos d'ordonner sur-le-champ (10).

Il faudrait citer devant vous, Athéniens, ceux qui, sur les promesses qu'ils vous apportaient de Macédoine, vous ont engagés à conclure la paix.

[29] Pour moi, je n'aurais jamais consenti à aller en ambassade, et vous, je le sais, vous n'auriez jamais mis bas les armes, si vous eussiez prévu la conduite de Philippe après la paix, conduite bien différente de ce qu'on promettait alors de sa part. Il faudrait encore citer d'autres citoyens, et quels citoyens? ceux qui disaient, lorsque après le conclusion de la paix, au retour de la seconde ambassade, m'étant aperçu qu'on cherchait à vous en imposer, je vous en avertissais, je protestais contre la surprise je ne voulais pas qu'on abandonnât les Thermopyles et la Phocide : [30] ceux qui disaient qu'étant un buveur d'eau (11), je devais être un homme difficile et chagrin, que Philippe se conduirait en tout à notre gré, dès qu'il aurait passé les Thermopyles, qu'il fortifierait Thespies et Platée (12), réprimerait l'insolence des Thébains, percerait l'isthme de la Chersonèse à ses dépens,i qu'enfin il vous donnerait Orope et l'Eubée en dédommagement d'Amphipolis. On vous débitait ces discours, ici, dans cette tribune ; vous vous les rappelez, sans doute, malgré votre facilité à oublier les torts qu'on vous cause. [31] Vous ayez donc conclu la paix, et pour comble de déshonneur, vous avez sur de frivoles promesses, lié par le traité vos descendants même (13) : tant vous fûtes alors indignement abusés.

Mais pourquoi de ma part ces réflexions ? pourquoi demandé-je qu'on cite devant vous des ministres perfides ? je vais vous dire la vérité avec franchise et sans déguisement. [32] Ce n'est pas, certes, pour m'attirer les invectives de mes anciens adversaires en les invectivant moi-même, et leur fournir un nouveau moyen de mériter les largesses de Philippe ; ce n'est pas non plus pour me répandre en déclamations inutiles. Mais, à mon avis, les progrès du prince pourront vous inquiéter davantage par la suite, [33] d'autant plus que je vois les affaires empirer tous les jours, et sans désirer que mes conjectures soient justes, j'appréhende qu'elles ne soient trop tôt vérifiées. Lors donc qu'il ne vous sera plus libre de négliger les événements, que vous ne nous entendrez plus dire qu'on médite votre ruine, mais que vous le saurez par expérience, que vous le verrez de vos propres yeux, je crois qu'alors vous vous livrerez à la mauvaise humeur et à l'emportement. [34] Or je crains que vos députés vous ayant caché les projets d'un monarque auquel ils se sont vendus, je crains, dis-je, que les bons citoyens qui s'efforcent de réparer les maux qu'a faits leur perfidie, ne viennent à encourir votre disgrâce; car, pour l'ordinaire, ce n'est point sur les coupables, mais sur les premiers qui se rencontrent que vous faites tomber votre courroux.

[35] Puis donc que l'orage encore éloigné nous permet de conférer sur nos intérêts communs je suis bien aise de vous faire ressouvenir, quoique vous ne l'ignoriez pas, quel est l'homme (14) qui vous persuada d'abandonner à Philippe la Phocide et les Thermopyles ; ces deux postes importants, qui, ouvrant à ce prince un passage dans l'Attique et le Péloponnèse, vous réduisent à délibérer, non plus sur les droits et les intérêts des autres Grecs ; mais sur votre propre pays, et sur la guerre contre l'Attique ; guerre qui répandra l'alarme parmi nous, lorsqu'elle éclatera, et qui existe proprement du jour où vous fûtes trompés. [36] En effet, qu'on ne vous en eût pas imposé, Athènes serait aujourd'hui sans crainte. Par mer, Philippe n'avait point de forces assez considérables pour descendre dans notre pays (15) ; par terre il n'eût pu franchir les Thermopyles, ni traverser la Phocide. Il eût donc été contraint de s'en tenir au traité sans faire aucun mouvement, et de se renfermer dans les bornes de la justice; sinon, il se fût engagé dans une guerre pareille à celle qui le força, il y a quelque temps, de rechercher la paix. [37] J'en ai dit assez pour vous rappeler les manoeuvres d'un citoyen coupable. Puissent les dieux ne pas vous en donner des preuves trop sensibles ! Non, je ne voudrais pas qu'il en coûtât des périls et des malheurs à la patrie, pour qu'un citoyen subisse la mort qu'il a méritée.
 

(01) C'est la seconde des quatre harangues nommées vulgairement Philippiques.

(02) Après la bataille de Salamine, Xerxès, croyant devoir se retirer dans ses états, laissa Mardonius dans la Grèce avec trois cent mille hommes de ses meilleures troupes. Ce général entreprit de soumettre les Athéniens. Il employa d'abord la voie de la négociation. Il chargea Alexandre, alors roi de Macédoine, un des ancêtres de Philippe, ami et allié des Athéniens, de les engager à se soumettre au roi de Perse, à condition qu'ils jouiraient d'une entière liberté, qu'ils rentreraient dans la possession de leur pays, qu'ils l'augmenteraient de telle province qu'ils jugeraient à propos ; qu'enfin ils seraient libres chez eux et maîtres dans la Grèce. Les Athéniens rejetèrent, avec un noble orgueil les offres que vint leur faire Alexandre de la part de l'ennemi, prirent la résolution d'abandonner leur ville pour la seconde fois résolution généreuse, qui fut couronnée par deux victoires signalées qu'ils remportèrent en un seul jour; l'une sur terre à Platée, où Mardonius fut tué, et toutes ses troupes taillées en pièces ; l'autre sur mer, à Mycale, dans laquelle Cimon, amiral de la flotte athénienne, prit aux Perses deux cents vaisseaux. Il n'est pas besoin de faire sentir combien il y a d'adresse à citer un exempte dans lequel parait un ancien roi de Macédoine qui joue un rôle si bas vis-à-vis des Athéniens d'alors qui en jouaient de si beaux.

(03) L'histoire nous apprend que lorsque Xerxès envoya sommer les peuples de la Grèce de reconnaître sa domination, les Thébains ne tardèrent pas à subir le joug, et que, dès que la fortune parut incliner pour le roi de Perse, ils se jetèrent avec ardeur dans son parti, et servirent sous ses étendards. Elle rapporte que les Argiens s'obstinèrent à garder la neutralité, et à ne point concourir à la défense commune, sous prétexte qu'on refusait de partager le commandement entre eux et les Lacédémoniens.

(04) La marine des Athéniens était du double plus forte que celle de tons les autres Grecs ensemble, et chaque vaisseau pouvait se battre contre deux vaisseaux ennemis. Des trois cents vaisseaux qui composaient la flotte grecque à Salamine, il y en avait deux cents athéniens. Il sortit trois cents voiles du port d'Athènes pour l'expédition de Sicile.

(05) L'union de Philippe avec les Thébains avait un beau côté, la vengeance d'Apollon et le châtiment des profanateurs de son temple. - Un prince, en effet, qui ordonne... Thèbes prétendait commander dans la Béotie, comme Sparte dans le Péloponnèse. Après la défaite des Phocéens, Philippe avait livré aux Thébains Orchomène et Coronée, villes de Béotie, sur lesquelles les Thébains n'avaient pas plus de droit que les Lacédémonien sur Messène.

(06) La Thessalie était abondante en bons chevaux, et les Thessaliens étaient d'excellents cavaliers. Les Thébains excellaient en infanterie ; la cohorte sacrée en faisait l'élite. Philippe avait dans son armée de la cavalerie thessalienne et de l'infanterie thébaine; et quelques-uns prétendaient que ce prince, investi, pour ainsi dire, par ces troupes étrangères qui servaient sous lui, avait fait bien des choses contre son gré. - Qu'il projette de fortifier Élatée. Élatée, la plus grande ville de toute la Phocide, sur le fleuve Céphise, et la mieux située pour tenir en respect les Thébains. Aussi, dès que Philippe s'aperçut que les Thébains se refroidissaient pour lui, il commença par s'emparer d'Élatée. On avait démantelé cette place, comme toutes les autres de la Phocide.

(07) On ne sait pas dans quelle circonstance Démosthène fit aux Messéniens la harangue dont il rapporte ici un morceau frappant.
Anthémonte, ville de Macédoine, possédée depuis longtemps par les ancêtres de Philippe. - Nicée, ville des Locriens. Phalécus, général des Phocéens, à la fin de la guerre sacrée, livra cette place à Philippe, qui la réunit aux Thessaliens.

(08) Tétrarchie, il y a dans le grec décadarchie. C'est visiblement une faute de copiste ; il faut tétrarchie. La Thessalie était divisée en quatre cantons, dans chacun desquels Philippe établit un commandant, ou tétrarque.

(09) Quels étaient ces autres députés dont parle Démosthène ? il ne l'explique pas lui-même, et il n'est guère possible de le savoir d'ailleurs.

(10) Le texte est ici un peu embarrassé. Au moyen d'un léger changement, j'ai tâché d'en tirer un sens raisonnable et bien suivi. Dans tout le reste du discours, Démosthène en veut surtout à Eschine et à quelques autres citoyens avec lesquels il avait été deux fois en ambassade vers Philippe pour conclure la paix.

(11) Démosthène, soit par dégoût pour le vin, soit par régime, ne buvait que de l'eau. Ses ennemis en prirent occasion de le plaisanter. Philocrate, un d'entre eux osa même, dans un discours public, employer ce début risible: il n'est pas surprenant, Athéniens, que Démosthène et moi nous ne pensions pas de même ; il boit de l'eau, et moi je bois du vin.

(12) Thespies et Platée, deux villes de Béotie, aussi ennemies des Thébains que dévouées aux Athéniens.  - Percerait l'isthme de la Chersonèse. Les Athéniens étaient maîtres de la Chersonèse de Thrace, par la cession que leur en avait faite Cersoblepte ; mais cette presqu'île était continuellement exposée aux incursions des Thraces. L'unique moyen de Ies arrêter était de percer l'isthme. Le Moindre petit trajet eût été par eux une barrière insurmontable, parce qu'ils n'avaient point de vaisseaux. Philippe, par ses députés, avait promis aux Athéniens de percer l'isthme à ses dépens. Il n'exécuta point sa promesse.

(13) Selon la formule usitée, les Athéniens avaient inséré dans leur traité de paix les mots de paix perpétuelle, de paix conclue avec eux et leurs descendant. Ce n'était qu'une formule ; car cette perpétuité, pour l'ordinaire, se bernait à en petit nombre d'années. Mais Démosthène relève toutes les circonstances qui peuvent aggraver le crime des traîtres qu'il dénoncé sans les citer nommément.

(14) C'est Eschine dont Démosthène veut ici parler. - D'abandonner à Philippe la Phocide et les Thermopyles.. Il suffit d'avoir une légère teinture de géographie, pour comprendre quels avantages Philippe pouvait tirer de la conquête des Thermopyles et de la Phocide, et comment elle lui ouvrait une entrée dans l'Attique et le Péloponnèse.

(15) Quoique Philippe eût formé lui-même une marine, comme nous l'avons remarqué plus haut, elle n'était rien en comparaison de celle d'Athènes.