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table des matières de l'œuvre DE DÉMOSTHÈNE

 

 

DÉMOSTHÈNE

 

DISCOURS SUR LES RÉFORMES PUBLIQUES

 

 

texte grec

 

93 XI.

SEPTIÈME PHILIPPIQUE

 

HARANGUE SUR L'HALONÈSE.

 

INTRODUCTION.

On vint apporter à Philippe une copie de la harangue précédente. « J'aurais donné ma voix à Démosthène pour me faire déclarer la guerre, dit-il après l'avoir lue, et je l'aurais nommé général. »

Éclairés et animés par cette éloquence, les Athéniens allaient s'unir avec Lacédémone. Philippe, ne voulant point avoir sur les bras deux ennemis si redoutables, renonça à son entreprise sur le Péloponnèse, et tourna ses armes du côté de la haute Thrace, où il fit plusieurs conquêtes. Il se trouvait partout, soit par lui-même, soit par ses généraux. Sans parler de ses autres exploits, il prit, sur le chef de corsaires Sostrate, l'Halonèse (auj. Sélidromi), petite île située à la hauteur du golfe pélasgique (g. de Volo), et offrant une station utile à celui qui épiait l'Eubée et le reste de la Grèce.

L'Halonèse avait appartenu anciennement aux Athéniens, qui la réclamèrent par les ambassadeurs envoyés en Macédoine quelques années après la conclusion de la paix (347). Leurs prétentions furent repoussées i et le mécontentement mutuel ne tarda pas à s'aigrir encore : Philippe fortifiait sa puissance en Thessalie, attaquait les Acarnaniens, disposait en maître de la Chersonèse, menaçait Mégare, et se préparait à intervenir dans les querelles du midi de la Grèce, tandis qu'Athènes, sortie de son assoupissement, faisait partir des députations vers le Péloponnèse, des troupes vers l'Acarnanie, et communiquait, partout ses craintes sur les projets du roi de Macédoine (a). Celui-ci, instruit de ces mouvements, envoya l'éloquent Python à Athènes avec une lettre où il repoussait les griefs élevés contre lui, proposait une décision judiciaire sur les objets litigieux, et cherchait à dissiper tant de méfiances par de nouvelles promesses. La lettre, suivant l'usage, fut lue à la tribune (ol. 109, 2; 343) ; Python, chef de l'ambassade, fut entendu. C'est alors que fut prononcé le discours qui va nous occuper.

L'orateur, après avoir défendu par quelques mots la liberté de la tribune, passe de suite à la réfutation des divers articles contenus dans ce message.

« Le premier est (b), que le roy Philippe dict luy appartenir l'isle Halonèse, et qu'il la veut bien donner de sa grâce aux Athéniens, mais il ne veut leur rendre, comme à eux appartenante.

« Le second poinct est des accords et pactions que les Athéniens dient n'estre nécessaires.

« Le 3e de ce que le dict roy veut commander sur mer, souz couleur de favoriser les isolans, et de chasser les pilleurs et voleurs qui se mettent dedans les isles.

« Le 4e est de la réformation et correction de la paix faicte et conclue.

« Le 5e de la ville d'Amphipolis, laquelle le roy Philippe tenait et occupait, quoyqu'il ayt confessé qu'elle fust appartenante aux Athéniens.

« Le 6e est de la liberté des Grecs, que le roy Philippe aurait assubiectis contre les accords de la paix.

« Le 7e est des promesses dudict roy abusiues et incertaines.

« Le 8e est des villes prinses en temps de paix.

« Le 9e des prisonniers pris en guerre et non renduz.

« Le 10e est de la péninsule Cherrhonèse, et de ses bornes et limites. »

L'orateur termine par un blâme énergique contre les Athéniens qui font l'éloge de la lettre de Philippe.

Dans l'origine, ce discours était intitulé περὶ τοὺς Φιλίππους πρέσβεις, ou περὶ τὴν ἐπιστολὴν καὶ τοὺς πρέσβεις τοὺς παρὰ Φιλίππου. Ce fut le critique Callimaque qui, dans sa Table des Orateurs, lui donna le titre restreint et inexact sous lequel il nous est parvenu. Il est plus que probable qu'il n'est pas de Démosthène. Ainsi s'exprimait Jacobs lorsqu'il publia pour la première fois sa traduction. Plus tard, 1833, le problème lui sembla résolu, grâce aux recherches de plusieurs philologues allemands, et surtout grâce aux démonstrations péremptoires de M. Voemel. A qui donc appartient cette harangue? Leland et GöIler répondent : A quelque habile faiseur de pastiches, à quelque rhéteur postérieur à l'époque de Démosthène. Cette opinion n'a pas trouvé de crédit; et l'on est généralement revenu à celle de Libanius, soutenue par notre savant Larcher( Mém. de l'Ac. des inscr. t. lI, p. 243). Le sophiste d'Antioche attribue ce discours à l'orateur Hégésippe, dont, j'ai parlé ailleurs. A l'exemple de l'illustre traducteur allemand, j'ai cru ne pas de- 94 voir le supprimer, parce que sa marche rapide rappelle quelquefois celle de notre Orateur. D'ailleurs, comme document historique, il a quelque importance; et il peut tenir lieu, quant aux faits, de la lettre de Philippe, que nous n'avons pas, et de la harangue que Démosthène avait prononcée dans le même sens, à la même occasion, et qui est également perdue.

DISCOURS.

[1] Hommes d'Athènes, les reproches dont Philippe charge ceux qui vous parlent pour la défense du bon droit, n'auront pas la vertu de nous fermer la bouche sur vos intérêts : il serait révoltant de voir les lettres qu'il vous envoie bannir la liberté de cette tribune (01). Pour mol, je veux, ô Athéniens ! parcourir d'abord tousses articles de son message, puis les discours de ses députés et la réponse que nous devons faire (02).

[2] Philippe débute par l'Halonèse, disant qu'il vous la donne comme sa propriété, que vous la revendiquez injustement; qu'en effet, elle n'a été à vous ni quand il l'a prise, ni depuis qu'il la possède. Ce langage, il nous le tenait déjà lors de notre ambassade auprès de lui (03) : C'est aux pirates que j'ai enlevé cette île, disait-il, et, à ce titre elle m'appartient. [3] Prétention injuste, et facile à repousser. Tous les pirates surprennent les possessions d'autrui, s'y retranchent, et, de là, inquiètent les navigateurs. Certes, quiconque les aurait châtiés et vaincus raisonnerait fort mal s'il soutenait que ces places usurpées par un vol sont devenues sa propriété. [4] Admettez ce principe : dès lors, toute partie de l'Attique, de Lemnos, d'Imbros ou de Scyros (04) dont les corsaires s'empareraient, appartient de droit, quoique votre domaine, au vainqueur qui en arrache ces brigands. [5] Philippe n'ignore point l'injustice de son propre langage; il la connaît (05) aussi bien que personne : mais il espère vous fasciner par l'organe de ceux qui devaient diriger ici vos affaires à son gré, qui le lui ont promis, et qui l'exécutent maintenant. Il ne lui échappe pas non plus qu'en vertu de deux titres, quel que soit celui que vous fassiez valoir, vous posséderez l'île, ou comme don, ou comme restitution (06). Rendue ou donnée, [6] que lui importe? et pourquoi ne pas employer le premier de ces termes, le seul conforme au droit? Ce n'est pas pour être compté parmi vos bienfaiteurs (il serait plaisant, le bienfait! ) ; c'est pour montrer à tous les Hellènes qu'Athènes se trouve trop heureuse de tenir d'un Macédonien ses places maritimes. Or, voir ce qu'il ne faut pas permettre, ô Athéniens !

[7] Il dit qu'il veut soumettre ce point à des arbitres : pure dérision ! Quoi ! il juge convenable que des Athéniens plaident pour la possession de certaines îles, contre un homme de Pella ! Mais, dès que votre puissance, qui affranchit jadis la Grèce, ne peut plus garantir vos possessions sur mer; dès que des arbitres souverains, au scrutin desquels vous vous serez commis, vous les maintiendront, si toutefois ils ne se vendent pas â Philippe, [8] votre conduite ne sera-t-elle point l'aveu d'une renonciation à toute propriété continentale? ne déclarera-t-elle pas à tous les peuples que vous ne lui en disputeriez aucune, puisque sur mer, où vous vous dites si puissants, vous recourez, non à vos armes, mais à des débats juridiques?

[9] Quant à nos stipulations réglementaires (07), il vous a envoyé, dit-il, des hommes chargés de les conclure ; et elles seront ratifiées, non par la sanction de vos tribunaux, comme le veut la loi, mais après avoir été déférées à Philippe, appelant à lui-même de votre décision. Car il cherche à vous devancer, à vous surprendre, dans ces stipulations, l'aveu formel que, loin de vous plaindre des injustices souffertes par vous au sujet de Potidée (08), vous reconnaissez hautement la légitimité de la prise et de la possession. [10] Cependant les Athéniens qui demeuraient à Potidée, et qui étaient pour Philippe, non des ennemis, mais des alliés compris dans le traité juré par lui aux habitants de cette ville, se sont vu dépouiller de leurs biens. Ce qu'il veut à toute force, c'est une garantie de votre silence sur de tels attentats, c'est l'assurance que vous ne vous croyez pas lésés. [11] En effet, il n'est pas besoin de transactions entre Athènes et la Macédoine; le passé vous l'atteste. Ni Amyntas, père de Philippe, ni ses prédécesseurs n'en ont jamais fait avec notre république, bien qu'il y eût alors des échanges plus nombreux entre les deux peuples. [12] La Macédoine était notre sujette et notre tributaire; l'Athénien fréquentait plus souvent ses ports, et le Macédonien les nôtres; les procès de commerce n'étaient pas jugés aussi régulièrement; vidés maintenant tous les mois (09), ils rendent inutiles des conventions entre peuples si éloignés. [13] Malgré l'absence de ces sortes de règlements, on ne voyait nul avantage à faire des traités, à traverser les mers, pour obtenir justice, ou d'A-  95 thénes en Macédoine, ou de Macédoine à Athènes. Les Macédoniens étaient jugés chez nous par nos lois, et nous chez eux par les leurs. Sachez-le donc : ces stipulations ne sont qu'une fin de non-recevoir contre des réclamations au sujet de Potidée.

[14] Quant aux écumeurs de mer, il dit qu'il serait juste de vous réunir à lui pour leur donner la chasse. Qu'est-ce autre chose qu'aspirer à recevoir de vous l'empire des mers, à vous faire avouer que, sans Philippe, vous ne pouvez les défendre, [15] à obtenir enfin, dans ses visites des côtes, dans ses descentes sur toutes les îles, sous prétexte de surveiller les pirates, la pleine liberté de vous débaucher vos insulaires, et non seulement de ramener à Thasos, par le moyen de vos généraux, les Thasiens réfugiés en Macédoine (10), mais encore de s'impatroniser dans l'Archipel, en faisant accompagner vos chefs militaires de ses troupes, comme pour protéger en commun les navigateurs? [16] On dit, après cela, qu'il ne désire pas s'agrandir par la marine, il ne le désire pas ! et il équipe des navires, il construit des arsenaux, il veut lancer des flottes, et préparer, à frais énormes, des batailles navales. Non, son ambition n'a pas d'objet plus cher. [17] Croyez-vous,  ô Athéniens! que Philippe vous demanderait une pareille concession, s'il n'avait du mépris pour vous, et une entière confiance dans les citoyens dont sa politique a acheté l'amitié? malheureux qui ne rougissent pas de sacrifier leur pays à un Macédonien, et qui, en recevant ses dons, pensent enrichir leurs familles, alors qu'ils vendent et familles et patrie !

[18] Passons aux modifications du traité de paix. Avec le consentement de ses ambassadeurs, nous y ajoutâmes cette clause, reconnue juste chez tous les peuples, Que chacun garde ce qui lui appartient. Il nie qu'il nous ait accordé ce pouvoir, que ses députés nous en aient parlé : par effet de la persuasion produite par ses officieux amis, qui lui ont dit, Les Athéniens oublient les paroles prononcées dans leurs assemblées. [19] Toutefois c'est la seule chose dont vous n'ayez pu perdre le souvenir. Dans la même séance, ses ambassadeurs parlèrent, et le décret fut rédigé; la lecture de celui-ci suivit de très près les discours de ceux-là : impossible donc que vous ayez dans votre décision menti à ses députés. Aussi, n'est-ce pas moi, c'est vous qu'il attaque, quand il écrit que vous lui avez envoyé un décret en réponse à des objets dont on ne vous avait point parlé. [20] Les ambassadeurs eux-mêmes, à qui ce décret prêterait un faux langage, n'osèrent pas se lever et dire, lorsque vous le leur lisiez pour réponse, et que vous les invitiez à jouir de l'hospitaillé : « Athéniens, vous nous abusez en nous attribuant ce que nous n'avons pas dit.  » Loin de là, ils se retirèrent en silence.

Je vals reproduire, ô Athéniens ! les paroles qu'adressait alors au peuple Python, chef de l'ambassade, paroles que vous avez applaudies. Vous vous en souvenez, j'en suis sûr; [21] elles ressemblaient beaucoup à la lettre actuelle de Philippe. il accusait les orateurs de calomnier ce prince; il blâmait votre conduite : « Philippe, disait-il, désire ardemment vous faire du bien, et gagner votre amitié, plus précieuse à ses yeux que celle des autres Hellènes : mais vous-mêmes comprimez cet élan par l'accueil que vous faites aux harangues de ces sycophantes qui le dénigrent en mendiant ses largesses. Lorsqu'on lui rapporte ces ignobles discours et toutes les injures que vous écoutez avidement, il change de dispositions, se voyant suspect à ceux-là même qu'il voulait généreusement servir.  » [22] Python invitait donc les orateurs à ne point blâmer la paix, puisqu'il n'y avait pas de motif suffisant pour la rompre; mais à amender les articles qui pourraient déplaire, assurant que Philippe en pas; serait par tout ce que vous auriez décidé. « S'ils continuent de crier, ajoutait-il, sans rien proposer pour maintenir la paix, et dissiper les soupçons qui planent sur le roi, n'écoutez pas de pareils hommes.  »

[23] Vous approuviez ce langage; vous le trouviez juste, et Il l'était en effet. Mais, si Python parlait ainsi, ce n'était point pour qu'on réformât dans le traité des clauses avantageuses à Philippe et pour lesquelles ce prince avait prodigué son or; c'est qu'il était endoctriné par nos donneurs d'avis, qui ne pensaient pas que personne proposât rien de contraire au décret par lequel Philocrate nous avait fait perdre Amphipolis (11). [24] Pour moi, Athéniens, sans avoir l'audace de présenter une motion illégale, j'ai attaqué par un décret celui de Phiiocrate, qui violait la loi, et c'est ce que je vals démontrer. Le décret de Philocrate, qui vous a enlevé Amphipolis, était contraire à des décisions antérieures qui vous ont donné cette contrée. [25] Il attaquait donc la législation existante (12); et l'auteur d'une motion conforme aux lois ne pouvait s'accorder avec un décret qui violait les lois. En me conformant à ces anciens décrets, qui, rédigés d'après nos institutions, vous garantissaient la possession de cette contrée, j'ai fait une proposition légale, et j'ai convaincu Philippe de vous tromper, de vouloir, non pour réformer les traités, mais rendre suspecte vos orateurs fidèles. [26] Il nie maintenant, vous le savez tous, ce droit d'amendement qu'il vous avait accordé. Il prétend qu'Amphipolis lui appartient, et que vous 96 l'avez décidé vous-mêmes en statuant qu'il garderait ce qu'il avait. Oui, vous avez stipulé cette clause, mais sans lui attribuer la propriété d'Amphipolis. Car, on peut détenir le bien d'autrui ; la possession n'est pas toujours la propriété, et que de gens possèdent ce qui ne leur appartient pas ! Ce n'est donc là qu'un sophisme frivole. [27] Il se rappelle le décret de Philocrate; et la lettre qu'il vous a écrite lorsqu'il assiégeait Amphipolis, il l'a oubliée ! Là il reconnaissait vos droits sur cette ville : car il promettait de vous la restituer dès qu'il l'aurait conquise, parce qu'elle était à vous, et non à ceux qui l'occupaient (13). [28] Vous comprenez; avant la prise, ses habitants l'avaient usurpée sur les Athéniens; mais, depuis la prise, Athènes n'en est plus propriétaire, c'est Philippe. Olynthe, Apollonie, Pallène (14) ne sont pas à d'autres; elles appartiennent à Philippe. [29] Que vous en semble? Cet homme vous écrit-il avec assez de circonspection pour paraître ne rien dire, ne rien faire qui ne soit reconnu juste chez tous les peuples? ah ! plutôt, n'est-ce pas fouler aux pieds tous les droits, que de se déclarer souverain d'une ville qui est à vous d'après les décisions et la reconnaissance des Hellènes et du roi de Perse (15) ?

[30] Par un autre amendement au traité vous avez statué que tous les Hellènes qui n'y participaient point resteraient libres et autonomes, et que, si on marchait contre eux, ils seraient secourus par les confédérés. Vous ne trouviez ni justice ni humanité à jouir seuls de la paix, [31] Philippe et vous, vos alliés et les siens, tandis que des peupies neutres seraient abandonnés à la merci du plus fort. Vous vouliez étendre sur eux les garanties de votre traité ; après avoir déposé les armes, vous vouliez une paix réelle. [32] Hé bien ! tout en avouant dans sa lettre, comme vous venez de l'entendre, que cet amendement est juste, qu'il l'adopte, Philippe a pris la ville de Phères et mis garnison dans la citadelle, afin, sans doute, qu'elle fût indépendante ; il marche sur Ambracie; il a emporté de force, après avoir brûlé le pays, Pandosie, Buchéta, Élatée (16), trois villes de la Cassopie, trois colonies des Éléens, et il les a livrées au joug de son beau-frère Alexandre. Oh ! qu'il désire ardemment l'indépendance, la liberté de la Grèce ! et que ses œuvres en font foi !

[33] Quant aux grandes protestations de services, dont il vous berce sans cesse, il dit que je mens, que je le calomnie près des Hellènes, puisqu'il ne vous promit jamais rien. Il pousse jusque-là l'impudence, lui qui, dans une lettre déposée aux archives du Conseil (17), nous a assuré qu'en cas de paix, il bâillonnerait ses contradicteurs à force de bienfaits versés sur vous, bienfaits qu'il spécifierait déjà s'il .était sûr que la guerre dût cesser. Ainsi, ses faveurs étaient dans sa main, et il n'attendait que la paix pour l'ouvrir. [34] La paix s'est faite, les avantages que nous devions éprouver se sont évanouis, et qu'est-il resté? la désolation de la Grèce, telle que vous la voyez. Dans la lettre actuelle, mêmes promesses de services signalés, à condition que vous vous confierez à ses fauteurs, à ses amis, et que vous punirez ses calomniateurs. [35] Or, ces services, les voici : il ne vous rendra pas vos biens, dont il se prétend propriétaire : ce n'est pas même dans les contrées helléniques (18) qu'il placera ses dons; il s'attirerait' la haine des Grecs : il fera éclore, je l'espère, quelque autre région, quelque nouveau pays, qui sera le théâtre de ses largesses.

[36] Parlons des places qu'il vous a enlevées pendant la paix, contre la foi des serments et des traités. Convaincu d'injustice, et n'ayant rien à répliquer, il propose d'en référer à un tribunal neutre et impartial, sur des objets pour lesquels cet arbitrage est le moins nécessaire. Ici, le véritable juge, c'est le calendrier. [37] Nous savons tous quel mois, quel jour la paix a été conclue ; nous connaissons, avec la même précision, la date de la prise de Serrhium, d'Ergiské, de Mont-Sacré (19). Ces faits n'ont pas été assez cachés pour demander une enquête; tout le monde peut savoir si les places ont été prises avant ou après la paix.

[38] Il dit encore nous avoir rendu les prisonniers de guerre. Mais ce Carystien, l'hôte public d'Athènes, que vous avez réclamé par trois ambassades, Philippe, dans son ardeur à vous complaire, l'a fait mourir (20), et n'a pas même rendu son cadavre pour la sépulture !

[39] Au sujet de la Chersonèse, qu'écrit-il? que fait-il? la chose vaut la peine d'être examinée. Disposant de tout le pays situé au delà d'Agora (21), comme étant à lui et nullement à vous, il en a donné la jouissance au Cardien Apollonide. Cependant la limite de la Chersonèse n'est pas Agora ; c'est l'autel de Jupiter-Terme, élevé entre Ptéléum et Leucé-Aeté, [40] sur le point où l'on devait tirer un fossé de séparation. C'est ce que prouve une inscription gravée sur cet autel du dieu des Limites :

Pour fixer leur limite, au monarque du ciel
Ptéléum et Leucé consacrent cet autel;
Le dieu, fils de Kronos, de sa main souveraine,
Indique aux deux cités leur mutuel domaine (22).

[41] Ce pays, dont la plupart de vous connaissent l'étendue, il en dispose comme de son bien, jouit lui-même d'une partie, fait présent du reste, 97  s'empare de toutes vos possessions. Peu content de ses usurpations au delà d'Agora, il vous écrit, dans la lettre qui nous occupe, de terminer devant des arbitres vos différends, si vous en avez, avec les Cardiens qui habitent en deçà de cette ville, les Cardiens établis sur un sol athénien ! [42] Et voyez si leurs démêlés avec vous sont peu importants. Ils prétendent être sur leur territoire, et non sur le vôtre, disant que vous n'y possédez que des esclaves, mais que leurs propriétés sont assises sur leur domaine (23), et que votre concitoyen Callippe de Paenia l'a déclaré dans un décret (24). [43] Sur ce dernier point, leur allégation est vraie : le décret a été porté, j'ai attaqué Calllppe comme infracteur des lois, vous l'avez absous : et de là, les chicanes qu'on vous fait au sujet de cette contrée. Mais, si vous avez la faiblesse de plaider avec des Gardiens pour une possession territoriale, pourquoi n'agiriez-vous pas de même à l'égard des autres peuples de la Chersonèse? [44] Philippe pousse l'insolence jusqu'à ajouter : « Si Cardie décline l'arbitrage, je l'y soumettrai, » comme si vous ne pouviez exercer sur cette ville aucune contrainte ! Supposant votre impuissance, il s'engage à la mettre lui-même à la raison. N'est-il pas visible qu'il vous comble de bienfaits?

[45] Il en est qui font l'éloge de cette lettre : retombe sur eux votre haine, plus encore que sur Philippe ! Lui, du moins, c'est pour la gloire, c'est pour de grands avantages qu'il traverse vos intérêts : mais, quand des Athéniens déploient pour Philippe un zèle qu'ils doivent à la patrie, il faut, si vous n'avez pas le cerveau dérangé (25), exterminer ces misérables. [46] II me reste à opposer à cette lettre si adroitement tournée, et aux discours des députés, la rédaction d'une réponse solide et utile à vos intérêts (26).

 

 

NOTES SUR LA SEPTIÈME PHILIPPIQUE.

 

(a) Jacobs, Introd. à ce disc.

(b) Cette analyse, écrite par le vieux translateur Gervais de Tournay, est aussi fidèle et plus précise que celles de ses successeurs. J'ai cru devoir la conserver.

(01)  Texte : « Hegesippi Orat de Halonneso sec. codd. max. recognita, etc. ab J. Th. Vœmelio, 1833. »

Pour l'interprétation, j'ai eu rarement besoin de recourir ailleurs qu'à l'excellent travail du savant et consciencieux professeur de Francfort.

(02) L'orateur annonce seulement à la fin de sa harangue qu'il rédigera une réponse aux discours dont Python et ses collègues d'ambassade appuyèrent la lettre de Philippe.

(03) C'est la députation que les Athéniens avaient envoyée à Pella l'année précédente, 344, pour débattre différents points laissés en litige dans le traité de paix. Démosthène n'en faisait pas partie.

(04) Ces trois îles, propriété des Athéniens, leur avaient été assurées par le traité d'Antalcidas. Voyez Xén. Hist. Gr. v,1.

(05) M. Voemel fait dépendre ἐπιστάμενος de οὐκ ἀγνοεῖ, aussi bien que λέγων. La conjonction ἀλλὰ me semble s'opposer à ce rapprochement, et commencer une proposition nouvelle.

(06) Eschine reproche cette distinction à son rival, comme une mauvaise chicane. V. aussi la Vie de Démosth. par Plutarq. c. 9 ; les passages de comédies cités par Athénée, et, 3 ; Quintilien, III, 8, etc..Hégésippe a pu l'emprunter à Démosthène. J'avoue que je n'y vois que la susceptibilité d'un bon citoyen, qu'un profond respect pour l'honneur national. Même sentiment dans une distinction pareille, appliquée à la revendication des restes de Napoléon : « Maintenant réclamer des cendres! On pourra peut-être vous les donner ; mais comment ? mais pourquoi ? Ce sera une concession, et non une réparation. Eh bien ! c'est la réparation cependant que demanderait la France. » M. Manguin, Ch. des Députés, 9 avril 1838.

(07)Τὰ σύμβολα, « pacte entre deux nations pour soumettre mutuellement aux lois et à la juridiction de chacune d'elles les contestations survenues sur son territoire entre les individus des deux nations. » Dict. de M. Alexandre. Cette définition, la plus nette que j'aie pu trouver est conforme à celle d'Harpocration. Tournay entend par σύμβολα un traité de paix; Auger, Gin et M. Jager, un traité de commerce, des conventions commerciales. Le premier sens est faux ;  le second, trop restreint. Auger se trompe encore quand il voit, dans la suite de cette phrase, des procès en matière de commerce. Il est question de traités, comme l'a bien vu M. Jager. — Non par la sanction de vos tribunaux; c'est-à-dire, du tribunal des Héliastes, présidé par les Thesmothètes. V . Pollux,1. vin, 88; et Schömann, dans son livre sur la Procéd. athénienne, p. 778.. Comme le veut la loi : loi du plus fort, loi injuste. - Athènes voulait traiter Philippe comme les insulaires de sa dépendance.

(08) Après avoir parcouru les explications que le scoliaste, J. Wolf, Weiske et Schömann donnent pour établir un rapport entre la prise de Potidée et le traité que Philippe voulait conclure, M. Voemel ajoute : « Illi autem omnes vario modo errasse videntur. » Mais l'interprétation qu'il offre à son tour n'est guère plus satisfaisante ; et le docte Jacobs regarde cette difficulté comme insoluble.

(09) Xénophon, dans son traité sur les Revenus d'Athènes, c. III, § 3, propose de décerner des prix aux juges qui termineront de la manière la plus prompte et la plus juste à la fois, les contestations commerciales, afin que les négociants n'éprouvent plus les retards que déplore cet écrivain. Il paraît, d'après ce passage, que son voeu fut rempli.

(10)  « Quelques habitants de Thasos, convaincus d'avoir voulu livrer l'île à Philippe, furent bannis. Ce roi, aidé des troupes de Charès, qu'il avait gagnées, les rétablit dans leur patrie. » v Scol. Cette ligne de l'orateur rappelle 98 une grave insulte faite au peuple athénien : car les traîtres avaient sans doute été expulsés, comme le pense M. Voemel, par les partisans d'Athènes.

(11) Sur Philocrate, voy. la situation des partis à Athènes, dans notre Préambule. Cet orateur avait mis beaucoup d'empressement à faire conclure le traité de pais qui cédait Amphipolis au roi de Macédoine.

(12)  C'est-à-dire que Philocrate n'avait pas commencé par demander l'annulation pure et simple des anciens décrets, avant de proposer le sien. V. Fr. Aug. Wolf, Proleqg. ad Leptin.

(13) C'est-à-dire, les Olynthiens.

(14) Apollonie, ville de la confédération chalcidienne (auj. Bazar-Djedid), et la péninsule de Patène (auj. Kassandra) étaient tombées au pouvoir de:Philippe pendant la guerre olynthienne, l'an 348.

(15) Cette décision n'était pas comprise dans le traité d'Antalcidas, comme l'a cru J. Wolf; elle datait du congrès pour la paix tenu à Sparte, avec la médiation d'Artaxerxès-Mnémon, 372 (ol. 102,1).

(16) Élatée ou Élatria. — La Cassopie, où se trouvaient ces trois villes, est un district de l'Épire, appelé maintenant Spiantza. Alexandre, frère d'Olympias, auquel Philippe abandonna ainsi ses conquêtes dans l'Épire méridionale, reçut encore de lui, l'année suivante (el. 109, 3; 342), le royaume des Molosses, après la mort d'Arymbas. V. Diod. xvi, 72.

(17) C'est-à-dire, dans le temple de Cybèle, voisin du bâtment où s'assemblait le conseil des Cinq-Cents.

(18) Reiske, Schaefer et M. Voemel s'accordent ici à entendre par τῇ οἰκουμένῃ, tota Graecia, quam late paruit. La pensée moderne s'accommode mieux de ce sens, le monde connu; mais repoussons une exagération qui blesse ici la logique. En effet, sur quoi se fonderait alors le mécontentement des Grecs contre Philippe ?

(19) La paix avait été conclue, avec échange de serments, le 24 du mois élaphébolion, ol. 108, 3 (25 mars 346) ; les villes de Thrace désignées ici, et auxquelles il faut joindre les places maritimes de Doriskos, Myrtium, Myrgiské, Ganos et Ganis, furent prises par Philippe dans le mois thargélion (mai), même année. De ce calcul de M. Vaomel, basé sur les détails les plus précis, il résulte qu'Auger se trompe quand il avance, ce qu'on a affirmé d'après lui, qu'à l'époque de la prise, lac paix n'était qu'arrêtée, et non conclue.

(20) Ce Grec de Carystos (ville d'Eubée, auj. Castel-. Rosso), dont Auger fait assez gratuitement un criminel périt probablement lorsque Philippe cherchait à surpendre Géraestos, ville voisine.

(21) Agora, nom de ville. V. Hérod. VII, 58; Scylax, p. 28, ed. Huds. Étienne en fait mention au mot Ἀγορὰ, quoi qu'en dise Auger. Philippe, dit le scoliaste, voulait forcer les Athéniens à reconnaître ce point comme limite de la Chersonèse, — Cet Apollonide avait servi le roi de Macédoine en plusieurs occasions, surtout en gagnant à sa cause le fameux traître Charidème d'Oréos. — Sur la position de Leucé-Acté (Blanche-Rive) v. Larcher, Tab. Géogr. — Il y avait plusieurs villes du nom de Ptéléum (Les Ormeaux) : celle-ci n'est connue que par ce passage.

(22) On a expliqué diversement le mot ἀμμορίης; on a voulu le changer. M. Voemel prouve qu'il doit être conservé ; J. Wolf traduit très bien :

Juppiter  ipse
Rex Superum medius limite signal agros.

A quoi pensait Gin quand Il a vu Ici le Jupiter Ammon? Tournay travestit étrangement les nous propres de ce morceau :

Entre l'orme et le blanc rivage mis
Ce bel autel falot séparation;
Bornant par droict contentieux pays;
Dont Jupiter est la distinction.

(23) Κτῆμα, c'est. la propriété que l'on possède sur le territoire de son propre pays ;Ἔγκτημα, c'est un immeuble situé sur un territoire étranger. (Scoliaste.)

(24) Auger suppose que ce Callippe est le même contre lequel il existe une plainte judiciaire de Démosthène : mais Jacobs fait observer que celui-ci était d'un dème différent. C'est Callippe le Péanien, comme l'a fort bien prouvé M. Voemel, qui fut réellement accusé par Ηégésippe : circonstance importante, que ce savant entoure d'arguments secondaires, et d'où il conclut qu'Ηégésippe est l'auteur de cette harangue.

(25) Littéralement : Si modo vos cerebrum in temporibus, non in calcibus, conculcatum geritis, Wolf; « Si avez et portez vostre ceruelle dedans voz temples, et non pas petelée aux talons » Tournay. J'ai cru devoir conserver quelque chose de la trivialité de cette expression, l'un des arguments que fait valoir M. Voemel, d'après Libanius et le bon goût, contre l'authenticité de ce discours.

(26) Cette réponse, dont le greffier donna sans doute lecture quand l'orateur eut cessé de parler, ne s'est pas conservée.