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table des matières de l'œuvre DE DÉMOSTHÈNE

 

DÉMOSTHÈNE

ou

 

Hégésippe

 

HARANGUE SUR L’HALONESE

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

autre traduction plus conforme  au texte grec (Poyard)

traduction Stiévenart

 

 

 

 

texte grec

 

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HEGESIPPE.

 

HARANGUE SUR L’HALONESE

 

Cet orateur, que les critiques d’Alexandrie n’ont pas inscrit sur leur fameux Canon, n’en mérite pas moins une place honorable dans l’estime de la postérité. Il serait difficile de fixer l’époque de sa naissance et celle de sa mort. Dans la carrière politique, il marcha sar la même ligne qua Démosthène, le seconda dans toutes ses vues, et partagea sa haine contre la faction macédonienne. Il fut chargé par ses concitoyens de plusieurs missions importantes. La vivacité de son esprit perce dans plusieurs réparties heureuses que Plutarque nous a conservées. En voici une, qui part de l’âme, et qui est un beau trait d’éloquence. Hégésippe parlait avec force contre Philippe; un Athénien se faisant l’organe de l’inertie populaire, l’interrompit et s’écrie: « Mais c’est la guerre que tu proposes !—. Oui, par Jupiter ! reprend l’orateur; et je veux, de plus, des deuils, des enterrements publics, des éloges funèbres en un mot, tout ce qui doit nous rendre libres et repousser de nos têtes le joug macédonien.[1] »

 


 

HARANGUE SUR L’HALONESE.

 

INTRODUCTION.

Eclairés et animés par l’éloquence de Démosthène, les Athéniens allaient s’unir, contre Philippe, avec Lacédémone. L’adroit conquérant feignit alors de renoncer à l’entreprise qu’il avait formée sur le Péloponnèse ct tourna ses armes du côté de la Haute-Thrace (olymp. cviii, 2; 346 avant l’ère chrétienne). Il se trouvait partout, soit par lui-même, soit par ses généraux. Sans parler de ses autres succès, il prit, sur le chef de corsaires Sostrate, l’Halonèse (auj. Sélidromi), petite île située à la hauteur de golfe pélasgique (g. de Volo), et offrant une station utile à celui qui épiait la conquête de l’Eubée et du reste de la Grèce.

L’Halonèse avait appartenu anciennement aux Athéniens, qui la réclamèrent par des ambassadeurs envoyés en Macédoine quelques années après avoir conclu la paix (347). Leurs prétentions furent repoussées et le mécontentement mutuel ne tarda pas à s’aigrir encore; Philippe fortifiait sa puissance en Thessalie, attaquait les Acarnaniens, disposait en maître de la Chersonèse, menaçait Mégare, et se préparait à intervenir dans les querelles du midi de la Grèce, tandis qu’Athènes, sortie de son assoupissement, faisait partir des députations vers le Péloponnèse, des troupes vers l’Acarnanie, et communiquait partout ses craintes sur les projets du roi de Macédoine. Celui-ci, instruit de ces mouvements, envoya l’éloquent Python à Athènes, avec une lettre où il repoussait les griefs élevés contre lui, proposait une décision internationale sur les objets litigieux, et cherchait à dissiper tant de méfiance par de nouvelles promesses. La lettre, suivant l’usage, fut lue à la tribune (o1. cix , 2; 843); Python, chef de l’ambassade, fut entendu. C’est alors qu’Hégésippe combattit cette politique astucieuse par un discours qu’on va lire.

DISCOURS.

[1] HOMMES d’Athènes, les reproches dont Philippe charge ceux qui vous parlent pour la défense du bon droit, n’auront pas la vertu de nous fermer la bouche sur vos intérêts: Il serait révoltant de voir les lettres qu’il nous envoie bannir la liberté de cette tribune. Pour moi, je veux, ô Athéniens? parcourir d’abord tous les articles de son message, puis les discours de ses députés, et la réponse que nous devons faire.

[2] Philippe débute par l’Halonèse, disant qu’il vous la donne comme sa propriété, que vous la revendiquez injustement; qu’en effet, elle n’a été à vous ni quand il l’a prise ni depuis qu’il la possède. Ce langage, il nous le tenait déjà lors de notre ambassade auprès de lui. C’est aux pirates que j’ai enlevé cette île, disait-il, et, à ce titre, elle m’appartient. [3] Prétention injuste et facile à repousser. Tous les pirates surprennent les possessions d’autrui, s’y retranchent, et, de là, inquiètent les navigateurs. Certes quiconque les aurait châtiés et vaincus raisonnerait fort mal s’il soutenait que ces places, usurpées par un vol, sont devenues sa propriété. [4] Admettez ce principe; dès lors, toute partie de l’Attique, de Lemnos, d’Imbros ou de Scyros,[2] dont les corsaires s’empareraient appartient de droit, quoique votre domaine, au vengeur qui en arrache ces brigands. [5] Philippe n’ignore point l’injustice de son propre langage; il la connaît aussi bien que personne: mais il espère vous fasciner par l’organe de ceux qui devaient diriger ici vos affaires à son gré qui le lui ont promis, et qui l’exécutent maintenant. Il ne lui échappe pas non plus qu’en vertu de deux titres, quel que soit celui que vous fassiez valoir, vous posséderez l’île, ou comme don ou comme restitution.[3] [6] Rendue ou donnée, que lui importe? Et pourquoi ne pas employer le premier de ces termes, le seul conforme au droit? Ce n’est pas pour être compté parmi vos bienfaiteurs (il serait plaisant, le bienfait !), c’est pour montrer à tous les Hellènes qu’Athènes se trouve trop heureuse de tenir d’un Macédonien ses places maritimes. Or, voilà ce qu’il ne faut pas permettre, ô Athéniens !

[7] Il dit qu’il veut soumettre ce point à des arbitres: pure dérision! Quoi! il juge convenable que des Athéniens plaident pour la possession de certaines îles, contre un homme de Pella ! Mais, dès que votre puissance, qui affranchit jadis la Grèce, ne peut plus garantir vos possessions sur mer, dès que des arbitres souverains, au scrutin desquels vous vous serez soumis, vous les maintiendront, si toutefois ils ne se vendent pas à Philippe, [8] votre conduite ne sera-t-elle point l’aveu d’une renonciation à toute propriété continentale? ne déclarera-t-elle pas à tous les peuples que vous ne lui en disputeriez aucune, puisque sur mer, où vous vous dites si puissants, vous recourez non à vos armes, mais à des débats juridiques ?

[9] Quant à nos stipulations réglementaires, il vous a envoyé dit-il, des hommes chargés de les conclure; et elles seront ratifiées, non par la sanction de vos tribunaux, comme le veut la loi, mais après avoir été déférées à Philippe, appelant à lui-même de votre décision. Car il cherche à vous devancer, à vous surprendre, dans ces stipulations, l’aveu formel que, loin de vous plaindre des injustices souffertes par vous au sujet de Potidée, vous reconnaissez hautement la légitimité de la prise et de la possession. [10] Cependant les Athéniens qui demeuraient à Potidée, et qui étaient pour Philippe non des ennemis, mais des alliés compris dans le traité juré par lui aux habitants de cette ville, se sont vus dépouillés de leurs biens. Ce qu’il veut à toute force, c’est une garantie de votre silence sur de tels attentats, c’est l’assurance que vous ne vous croyez pas lésés. [11] En effet, il n’est pas besoin de transactions entre Athènes et la Macédoine; le passé vous l’atteste. Ni Amyntas, père de Philippe, ni ses prédécesseurs n’en ont jamais fait avec notre république, [12] bien qu’il y eût alors des échanges plus nombreux entre les deux peuples. La Macédoine était notre sujette et notre tributaire; l’Athénien fréquentait plus souvent ses ports, et le Macédonien les nôtres; les procès de commerce n’étaient pas jugés aussi régulièrement; vidés maintenant tous les mois, ils rendent inutiles des conventions entre peuples si éloignés. [13] Malgré l’absence de ces sortes de règlements, on ne voyait nul avantage à faire des traités, à traverser les mers pour obtenir justice, ou d’Athènes en Macédoine, ou de Macédoine à Athènes. Les Macédoniens étaient jugés chez nous par nos lois, et nous chez eux par les leurs. Sachez-le donc: ces stipulations ne sont qu’une fin de non-recevoir contre des réclamations de votre part, au sujet de Potidée.

[14] Quant aux écumeurs de mer, il dit qu’il serait juste de vous réunir à lui pour leur donner la chasse. Qu’est-ce autre chose qu’aspirer à recevoir de vous l’empire des mers, à vous faire avouer que, sans Philippe, vous ne pouvez les défendre, [15] à obtenir enfin, dans ses visites des côtes dans ses descentes sur toutes les îles, sous prétexte de surveiller les pirates, la pleine liberté de vous débaucher vos insulaires, et non seulement de ramener à Thasos, par le moyen de vos généraux, les Thasiens réfugiés en Macédoine, mais encore de s’impatroniser dans l’archipel, en faisant accompagner vos chefs militaires de ses troupes, comme pour protéger en commun les navigateurs? [16] On dit cependant qu’il ne désire pas s’agrandir par la marine. Il ne le désire pas ! et il équipe des navires, il construit des arsenaux, il vent lancer des flottes, et préparer, à frais énormes, des batailles navales. Son ambition n’a pas d’objet plus cher.

[17] Croyez-vous, ô Athéniens! que Philippe vous demanderait une pareille concession, s’il n’avait du mépris pour vous, et une entière confiance dans les citoyens dont sa politique a acheté l’amitié, malheureux qui ne rougissent pas de sacrifier leur pays à un Macédonien, et qui, en recevant ses dons, pensent enrichir leurs familles, alors qu’ils vendent et familles et patrie!

[18] Passons aux modifications du traité de paix. Avec le consentement de ses ambassadeurs, nous y ajoutâmes cette clause, reconnue juste chez tons les peuples, Que chacun garde ce qui lui appartient. Il nie qu’il nous ait accordé ce pouvoir; que ses députés nous en aient parlé: pur effet de la persuasion produite par ses officieux amis, qui lui ont dit: Les Athéniens oublient les paroles prononcées dans leurs assemblées. [19] Toutefois, c’est la seule chose dont vous n’ayez pu perdre le souvenir. Dans la même séance, ses ambassadeurs parlèrent et le décret fut rédigé; la lecture de celui-ci suivit de très près les discours de ceux-là. Impossible donc que vous ayez, dans votre décision, menti à ses députés. Aussi n’est-ce pas moi, c’est vous qu’il attaque, quand il écrit que vous lui avez envoyé un décret en réponse à des objets dont on ne vous avait point parlé. [20] Les ambassadeurs eux-mêmes, à qui ce décret prêterait un faux langage, n’osèrent pas se lever et dire, lorsque vous le leur lisiez pour réponse, et que vous les invitiez à jouir de l’hospitalité: « Athéniens, vous nous abuser en nous attribuant ce que nous n’avons pas dit: » Loin de là, ils se retirèrent en silence.

Je vais reproduire, ô Athéniens, les paroles qu’adressait alors au peuple Python, chef de l’ambassade, paroles que vous avez applaudies. Vous vous en souvenez, j’en suis sûr; [21] elles ressemblaient beaucoup à la lettre actuelle de Philippe. Il accusait les orateurs de calomnier ce prince; il blâmait votre conduite: « Philippe, disait-il, désire ardemment vous faire du bien, et gagner votre amitié, plus précieuse à ses yeux que celle des autres Hellènes: mais vous-mêmes comprimez cet élan par l’accueil que vous faites aux harangues de ces sycophantes, qui le dénigrent en mendiant ses largesses. Lorsqu’on lui rapporte ces ignobles discours et toutes les injures que vous écoutez avidement, il change de dispositions, se voyant suspect à ceux-là mêmes qu’il voulait généreusement servir. » [22] Python invitait donc les orateurs à ne point blâmer la paix, puisqu’il n’y avait pas de motif suffisant pour: la rompre; mais à amender les articles qui pourraient déplaire, assurant que Philippe en passerait par tout ce que vous auriez décidé. « S’ils continuent de crier, ajoutait-il, sans rien proposer pour maintenir la paix et dissiper les soupçons qui planent sur le roi, n’écoutez pas de pareils hommes. »

[23] Vous approuviez ce langage, vous le trouviez juste, et il l’était en effet. Mais, si Python parlait ainsi, ce n’était point pour qu’on reformât dans le traité les clauses avantageuses à Philippe, et pour lesquelles ce prince avait prodigué son or; c’est qu’il était endoctriné par nos donneurs d’avis, qui ne pensaient pas que personne proposât rien de contraire au décret par lequel Philocrate nous avait fait perdre Amphipolis. [24] Pour moi, Athéniens, sans avoir l’audace de présenter une motion illégale, j’ai attaqué par un décret celui de Philocrate qui violait la loi, et c’est ce que je vais démontrer. Le décret de Philocrate, qui vous a enlevé Amphipolis, était contraire à des décisions antérieures qui vous ont donné cette contrée.[4] [25] Il attaquait donc la législation existante, et l’auteur d’une motion conforme aux lois ne pouvait s’accorder avec un décret qui violait les lois. En me conformant à ces anciens décrets, qui, rédigés d’après nos institutions, vous garantissaient cette contrée, j’ai fait une proposition légale, et j’ai convaincu Philippe de vous tromper, de vouloir, non pas amender le traité, mais rendre suspects vos orateurs fidèles. [26] Il nie maintenant, vous le savez tous, ce droit d’amendement qu’il nous avait accordé. Il prétend qu’Amphipolis lui appartient, et que vous l’avez décidé vous-mêmes en statuant qu’il garderait ce qu’il avait. Oui, vous avez stipulé cette clause, mais sans lui attribuer la propriété d’Amphipolis. Car on peut détenir le bien d’autrui; la possession n’est pas toujours la propriété, et que de gens possèdent ce qui ne leur appartient pas ! Ce n’est donc là qu’un sophisme frivole. [27] Il se rappelle le décret de Philocrate, et la lettre qu’il vous a écrite lorsqu’il assiégeait Amphipolis, il l’a oubliée ! Là, il reconnaissait vos droits sur cette ville: car il promettait de vous la restituer des qu’il l’aurait conquise, parce qu’elle était à vous, et non à ceux qui l’occupaient. [28] Vous comprenez; avant la prise, ses habitants l’avaient usurpée sur les Athéniens; mais, depuis la prise Athènes n’en est plus propriétaire, c’est Philippe. Olynthe, Apollonie, Pallène ne sont pas à d’autres; elles lui appartiennent. [29] Vous semble-t-il donc qu’il vous écrive avec assez de circonspection pour paraître ne rien dire, ne rien faire qui ne soit reconnu juste chez tous les peuples? N’est-ce pas plutôt fouler aux pieds tous les droits, que de se déclarer souverain d’une ville qui est à vous d’après les décisions et la reconnaissance des Hellènes et du roi de Perse?

[30] Par un autre amendement au traité, vous avez statué que tous les Hellènes qui n’y participeraient point resteraient libres et autonomes, et que, si on marchait coutre eux, ils seraient secourus par les confédérés. [31] Vous ne trouviez ni justice ni humanité à jouir seuls de la paix, Philippe et vous, vos alliés et les siens, tandis que des peuples neutres seraient abandonnés à la merci du plus fort. Vous vouliez étendre sur eux les garanties de votre traité; après avoir déposé les armes, vous vouliez une paix réelle. [32] Eh bien! tout en avouant dans sa lettre, comme vous venez de l’entendre, que cet amendement est juste, qu’il l’adopte, Philippe a pris la ville de Phères et mis garnison dans la citadelle, afin, sans doute, qu’elle soit indépendante; il marche sur Ambracie; il a emporté de force, après avoir brûlé le pays, Pandosie, Buchéta, Elatée, trois villes de la Cassopie, trois colonies des Eléens, et les a livrées au joug de son beau-frère Alexandre. Oh! qu’il désire ardemment l’indépendance, la liberté de la Grèce! et que ses œuvres en font foi !

[33] Quant aux protestations de grands services, dont il vous berce sans cesse, il dit que je mens, que je le calomnie près des Hellènes, puisqu’il ne vous promit jamais rien. Il pousse jusque-là l’impudence, lui qui, dans une lettre déposée aux archives du conseil, nous a assuré qu’en cas de paix, il bâillonnerait ses contradicteurs à force de bienfaits versés sur vous, bienfaits qu’il spécifierait déjà, s’il était sûr que la guerre dût cesser. Ainsi, ses faveurs étaient dans sa main, et il n’attendait que la paix pour l’ouvrir. [34] La paix s’est faite; les avantages que nous devions éprouver se sont évanouis, et qu’est-il resté? la désolation de la Grèce, telle que vous la voyez. Dans la lettre actuelle, mêmes promesses de services signalés, condition que vous vous confierez a ses fauteurs, à ses amis, et que vous punirez ses calomniateurs. [35] Or, ces services, les voici: il ne vous rendra pas vos biens, dont il se prétend propriétaire: ce n’est pas même dans les contrées helléniques qu’il placera ses dons; il s’attirerait la haine des Grecs: il fera surgir, je l’espère, quelque autre région, quelque nouveau pays, qui sera le théâtre de ses largesses.

[36] Parlons des places qu’il vous a enlevées pendant la paix, contre la foi des serments et des traités. Convaincu d’injustice, et n’ayant rien à répliquer, il propose d’en référer à un tribunal neutre et impartial, sur des objets pour lesquels cet arbitrage est le moins nécessaire. Ici, le véritable juge, c’est le calendrier. [37] Nous savons tous quel mois, quel jour la paix a été conclue; nous connaissons, avec la même précision, la date de la prise de Serrhium, d’Ergiské, de Mont-Sacré.[5] Ces faits n’ont pas été assez cachés pour demander une enquête; tout le monde peut savoir si les places ont été prises avant ou après la paix.

[38] Il dit encore nous avoir rendu les prisonniers de guerre. Mais ce Carystien, l’hôte public d’Athènes, que vous avez réclamé par trois ambassades, Philippe, dans son ardeur à vous complaire, l’a fait mourir, et n’a pas même rendu son cadavre pour la sépulture!

[39] Au sujet de la Chersonèse, qu’écrit-il? que fait-il? la chose vaut la peine d’être examinée. Disposant de tout le pays situé au-delà d’Agora, comme étant à lui et nullement à vous, il en a donné la jouissance au Cardien Apollonide. Cependant la limite de la Chersonèse n’est pas Agora; c’est l’autel de Jupiter-Terme, élevé entre Ptéléum et Leucé-Acté, [40] sur le point où l’on devait tirer un fossé de séparation. C’est ce que prouve une inscription gravée sur cet autel du dieu des limites:

Pour fixer leur limite au monarque du ciel

Ptéléum et Leucé consacrent cet autel;

Le dieu, fils de Kronos, de sa main souveraine,

Indique aux deux cités leur mutuel domaine.

[41] Ce pays, dont la plupart de vous connaissent l’étendue, il en dispose comme de son bien, joint lui-même d’une partie, fait présent du reste, s’empare de toutes vos possessions. Peu content de ses usurpations au-delà d’Agora, il vous écrit, dans la lettre qui nous occupe, de terminer devant des arbitres vos différends, si vous en avez, avec les Cardiens qui habitent en deçà de cette ville, les Cardiens fixés sur un sol athénien! [42] Et voyez si leurs démêlés avec vous sont peu importants. Ils prétendent dire sur leur territoire, et non sur le notre, disant que vous n’y possédez que des esclaves, mais que leurs propriétés sont assises sur leur domaine, et que votre concitoyen Callippe de Paeania l’a déclaré dans un décret. [43] Sur ce dernier point, leur allégation est vraie: le décret a été porté; j’ai attaqué Callippe comme infracteur des lois, vous l’avez absous: et de là, les contestations qu’on vous suscite au sujet de cette contrée. Mais, si vous avez la faiblesse de plaider avec des Cardiens pour une possession territoriale, pourquoi n’agiriez-vous pas de même à l’égard des autres peuples de la Chersonèse? [44] Philippe pousse l’insolence jusqu’à ajouter: « Si Cardie décline l’arbitrage, je l’y soumettrai. » Comme si vous ne pouviez exercer sur cette ville aucune contrainte ! Supposant votre impuissance, il s’engage à la mettre lui-même à la raison. N’est-il pas visible qu’il vous comble de bienfaits?

[45] Il en est qui font l’éloge de cette lettre: retombe sur eux votre haine, plus encore que sur Philippe! Lui, du moins, c’est pour la gloire, c’est pour de grands avantages qu’il traverse vos intérêts: mais, quand des Athéniens déploient pour Philippe un zèle qu’ils doivent à la patrie, il faut, vous n’avez pas le cerveau dérangé,[6] exterminer ces misérables.

[46] Il me reste à opposer à cette lettre si bien tournée et aux discours des députés, la rédaction d’une réponse solide et utile à vos intérêts.[7]

 


 

[1] Plutarque, Apophtegmes

[2] Ces trois îles, propriété des Athéniens, leur avaient été assurées par le traité d’Antalcidas. (Xénophon, Hist. gr., l. v, c. 1.)

[3] Eschine reproche cette distinction à son rival, comme une mauvaise chicane. (V. aussi la vie de Démosth. par Plutarque, c. 9 les passages de comédies cités par Athénée, vi, 3; Quintilien, iii, 8, etc.) Hégésippe a pu l’emprunter à Démosthène. J’ajoute que je n’y voie que la susceptibilité d’un bon citoyen, qu’un profond respect pour l’honneur national. Même sentiment dans une distinction pareille, appliquée à la revendication des restes de Napoléon: « Maintenant réclamer des cendres On pourra peut-être vous les donner; mais comment? mais pourquoi? Ce sera une concession, et non une réparation. Eh bien c’est la réparation cependant que demanderait la France. (M. Mauguin, Ch. des Députés, avril 1836.)

[4] C’est-à-dire que Philocrate n’avait pas commencé par demander l’annulation pure et simple des anciens décrets, avant de proposer le sien. (V. Fr. Aug. Wolf, Prolegg. ad Leptin.)

[5] La paix avait été conclue, avec échange de serments, le 24 du mois Elaphébolion, ol. 108, 3 (25 mars 346 av. J.-C.); les villes de Thrace désignées ici, et auxquelles il faut joindre les places maritimes de Dariskos, Myrtium, Myrgiské, Ganos et Ganis, furent prises par Philippe dans le mois Thurgélion (mai) même année. De ce calcul de M. Voemel, basé sur les détails les plus précis, il résulte qu’Auger se trompe quand il avance, ce qu’on a affirmé d’après lui, qu’à l’époque de la prise de ces places, la paix n’était qu’arrêtée , el non conclue.

[6] Littéralement: Si modo vos cerebrum in temporibus, non in calcibus, conculcatum geritis, Wolf. « Si auez et portez vostre cervelle dedans vos temples, et non pas petelée aux talons. » Tournay. J’ai cru devoir conserver quelque chose de la trivialité de cette expression, l’un des arguments que fait valoir M. Voemel, d’après Libanius et le bon goût, contre l’authenticité de ce discours, attribué à tort à Démosthène.

[7] Cette réponse, dont le greffier donna sans doute lecture quand l’orateur eut cessé de parler, ne s’est pas conservée.

 

DÉMOSTHÈNE

Discours politiques

Traduction C. Poyard

Discours sur l'Halonnèse

ARGUMENT DU DISCOURS SUR L'HALONNÈSE (342 av. J.-C.)

Philippe, qui ne croyait pas encore le temps venu d'engager contre Athènes la lutte suprême, affectait le désir de rester en bons termes avec elle. A cet effet, Python de Byzance, envolé en 343 à la tête, d'une ambassade, avait offert, au nom du roi, de modifier celles des clauses du traité de paix de 346 qui déplaisaient aux Athéniens. Cette offre n'était pas sincère ; Philippe ne voulait sans doute que prolonger des pourparlers qui le mettaient en relations avec les principaux personnages d'Athènes, et lui donnaient l'occasion de nouer des intelligences au coeur de la place. Les Athéniens, cependant, affectèrent de prendre au sérieux les ouvertures du roi ; ils demandèrent que la clause attribuant à chacune des deux parties les pays qu'elles occupaient, fût ainsi modifiée : " A chacune les pays qui lui appartiennent de droit. " - C'était réclamer pour Athènes toutes ses anciennes possessions, y compris Amphipolis. Philippe ne pouvait acquiescer à une telle clause, qui lui enlevait tout le bénéfice de ses succès militaires. Mais il consentit à examiner séparément les points en litige, et envoya, en 342, une nouvelle ambassade, chargée de faire part de ses propositions. Elles touchaient des questions très variées. L'une se rapportait à la petite île d'Halonnèse, située au nord de l'Eubée, et à proximité de la côte macédonienne. Elle appartenait à Athènes ; mais, comme elle n'avait nulle importance, la métropole s'en était peu souciée, et elle était devenue un repaire de brigands. Philippe les en délogea et l'occupa. Athènes en réclama la possession, le roi déclara qu'elle était sienne. Cependant il offrait d'en faire don à Athènes, ce qu'Athènes acceptait, mais à condition qu'elle lui fût non donnée, mais rendue.

C'est cette question qui est discutée dans les premiers paragraphes du Discours sur l'Halonnèse ; puis l'orateur y répond à plusieurs autres propositions de Philippe, qu'il rejette également.

L'authenticité de cette harangue est contestée ; déjà Denys d'Halicarnasse, sans affirmer qu'elle ne soit pas de Démosthène, y relève un décousu dans la composition, et une sécheresse de style, qui la rendent peu digne du grand orateur. Libanios, le célèbre sophiste, contemporain de Julien, et qui eut pour disciples saint Basile et saint Jean Chrysostome, fait les mêmes remarques ; plus hardi que Denys, il affirme que le Discours sur l'Halonnèse n'est pas de Démosthène, mais d'Hégésippe, orateur de la même époque et du même parti ; et il se fonde, pour soutenir cette affirmation, sur des arguments historiques et littéraires qui paraissent décisifs.

DISCOURS SUR L'HALONNÈSE

Athéniens, les accusations dirigées par Philippe contre les orateurs qui défendent vos droits ne sauraient nous empêcher de vous donner des conseils conformes à vos intérêts : il serait des plus regrettable que ses lettres détruisent la liberté de la tribune. Pour moi, Athéniens, je veux discuter d'abord les arguments qu'il y présente ; nous parlerons ensuite des discours de ses ambassadeurs.

Philippe s'occupe d'abord de l'Halonnèse(1), il prétend vous l'offrir en don gracieux, comme étant sa propriété ; il déclare que vous n'avez aucun titre pour la réclamer, et que ce n'est pas votre bien qu'il a pris et occupe maintenant. C'est aussi le langage qu'il nous a tenu, lors de notre ambassade en Macédoine(2) : " J'ai conquis, disait-il, cette île sur les pirates, il en résulte qu'elle est à moi. " Ce langage, il est aisé de le réfuter et de montrer l'injustice de cette prétention. Que font d'ordinaire les pirates ? Ils s'établissent sur une terre qui n'est pas la leur, fortifient la position conquise, et, de là, répandent de tous côté la dévastation. Or, celui qui les châtie et en triomphe serait mal fondé à s'attribuer la propriété d'un sol que ceux-ci avaient injustement usurpé. Si vous admettiez une telle règle, que des pirates vinssent à occuper un point de l'Attique, ou de Lemnos, d'Imbros ou de Scyros(3), et qu'on les en délogeât, il arriverait que ce pays, qui est notre bien, mais qui aurait été aux mains des pirates, deviendrait de suite la propriété de celui qui les aurait châtiés ? Philippe n'ignore pas que son assertion est mal fondée, il le sait mieux que personne ; mais il espère que vous vous laisserez duper par ceux qui lui ont promis de régler nos affaires au gré de ses désirs, et qui s'y efforcent. Il ne lui échappe pas non plus que, sous un nom ou sous un autre, vous aurez l'île, qu'elle vous soit donnée, ou qu'elle vous soit rendue. Or, quel intérêt y a-t-il donc pour lui à ne pas vous la rendre, ce qui serait le terme juste, mais à vous en faire don, ce qui est le terme impropre ? Ce n'est pas qu'il prétende s'inscrire comme notre bienfaiteur ; - le bienfait serait de mince valeur -, mais il veut montrer à tous les Grecs que les Athéniens sont heureux de recevoir en don du Macédonien des places maritimes : n'y consentez pas, citoyens.

Et quand il dit qu'il accepte de remettre la question à un arbitre, c'est pure plaisanterie de supposer que vous, le peuple d'Athènes, en face d'un prince sorti des retraites de Pella, vous admettriez un arbitrage, pour savoir si telle ou telle île est à vous ou à lui. Ainsi cette puissante cité, qui a affranchi la Grèce, est incapable de défendre ses possessions maritimes, et le tribunal que vous aurez accepté ne vous les conservera que s'il n'a pas été acheté par Philippe(4). De telles négociations ne seraient-elles pas l'aveu que vous abandonnez tout empire continental, ne prouveraient-elles pas à tous qu'il n'est plus une seule question au sujet de laquelle vous luttiez contre Philippe, puisque, même sur la mer, où vous prétendez régner, loin de combattre, vous vous soumettriez à un arbitrage !

Quant aux traités de commerce, il dit qu'il vous a envoyé des députés pour les conclure, et qu'ils seront valables, non lorsqu'ils auront été ratifiés devant vos magistrats, comme le veut la loi, mais quand on en aura référé à lui-même, s'attribuant ainsi le droit de reviser vos décisions. Il veut, par là, se prémunir contre vous ; ces traités seront comme un aveu que, malgré toutes les iniquités commises à Potidée, vous ne lui reprochez rien, et ne vous regardez pas comme lésés, mais que vous en confirmez la légitimité, et déclarez qu'il avait le droit de prendre cette ville, et de la garder. Et cependant les Athéniens qui résidaient à Potidée, alors qu'il n'y avait pas guerre, mais alliance avec Philippe, et que des serments, prêtés par Philippe, garantissaient la sécurité des habitants de Potidée, se sont vus dépouillés par lui de leurs biens. Son but est que vous sanctionniez ces iniquités, en témoignant, à plusieurs reprises et sous des formes variées, que vous ne lui reprochez rien, et ne vous croyez point lésés. Car, pour les traités en eux-mêmes, ils ne sont nullement nécessaires entre la Macédoine et Athènes, le passé en témoigne. Ni Amyntas, le père de Philippe, ni les autres rois n'ont jamais conclu de conventions de ce genre avec notre cité, et cependant il y avait plus de relations entre les deux peuples qu'il n'en existe aujourd'hui ; la Macédoine était dans notre dépendance, et nous payait tribut ; nous fréquentions davantage leurs marchés, et eux les nôtres ; et les différends commerciaux n'étaient pas jugés régulièrement, comme au temps actuel, où les sessions sont mensuelles, rendant ainsi inutile tout traité entre des nations si éloignées l'une de l'autre. Il n'en existait pas alors, et on n'imaginait pas que l'utilité s'en fît sentir, et qu'on dût aller de Macédoine à Athènes, ou d'Athènes en Macédoine pour se faire rendre justice, nous nous soumettions aux lois des Macédoniens dans leur pays, et, à Athènes, ils se soumettaient aux nôtres. Ne doutez donc pas que l'unique but de Philippe, en nous proposant ces traités, est de faire croire que nous n'avons pas à soutenir de réclamations légitimes au sujet de Potidée.
Pour les pirates, il est à propos, dit-il, de surveiller en commun ces ennemis, qui vous nuisent aussi bien qu'à lui ; mais ce qu'il veut, c'est simplement que vous l'établissiez vous-mêmes comme puissance maritime, et reconnaissiez ainsi que, sans l'aide de Philippe, vous n'êtes pas capables même de faire la police de la mer. En outre, il obtiendrait ainsi le droit de naviguer autour des îles, de débarquer dans leurs ports, et, sous prétexte de surveiller les pirates, pourrait impunément séduire les insulaires, les détacher de vous, et non seulement ramener à Thasos, par l'entremise de vos généraux, les exilés qui avaient trouvé un refuge dans ses États, mais encore s'approprier les autres îles, en y envoyant des équipages destinés à naviguer de concert avec vos stratèges, et d'exercer en commun avec eux la surveillance de la mer. Il y a pourtant des gens qui prétendent qu'il se soucie peu de la mer ; mais, alors, pourquoi le voyons-nous équiper des galères, construire des arsenaux, préparer des expéditions navales, et engager de fortes dépenses en vue d'entreprises maritimes, s'il n'a nulle visée ambitieuse de ce côté ?

Et pensez-vous, Athéniens, que Philippe réclamerait de vous de pareilles concessions, s'il ne vous méprisait et n'avait confiance en ces traîtres, dont il s'est assuré ici les services, qui ne rougissent pas de se consacrer à lui, au mépris d'Athènes, et qui, en recevant les dons de Philippe, croient enrichir leur maison, alors qu'ils la vendent avec leur patrie ? Quant aux articles du traité de paix que ses députés nous avaient autorisés à amender, nous les avons, en effet, amendés en stipulant, ce qui est généralement reconnu comme juste, que chacune des deux parties possédera ce qui lui appartient de droit ; et voici qu'il discute et prétend que ses envoyés n'ont pas tenu ce langage. Les amis qui le servent l'ont persuadé que vous ne vous rappelez pas ce qui a été dit devant le peuple. Mais c'est la seule chose que vous ne pouvez avoir oubliée : les députés de Philippe ont pris la parole dans la même séance où le décret a été porté ; il n'est pas possible, puisque la proposition de décret a été lue, au moment même où les discours venaient d'être prononcés, que vous ayez voté une motion qui aurait travesti les paroles des députés. Ce n'est donc pas contre moi, mais contre vous qu'est dirigée cette assertion de sa lettre, puisque c'est vous qui auriez répondu, en formulant votre motion, à ce qui ne vous aurait pas été dit. Mais les députés - dont le décret, dit-il, travestissait la pensée, - alors que vous leur répondiez par la lecture du décret, et que vous les invitiez au banquet hospitalier, n'auraient pas osé monter à la tribune et dire : " Athéniens, vous travestissez nos paroles, nous n'avons rien dit de ce que vous nous prêtez ". Non : ils se sont retirés en silence. Athéniens, vous vous souvenez du succès oratoire qu'obtint alors, dans l'assemblée du peuple, Python(5), le chef de cette ambassade ; eh bien ! je veux vous rappeler les paroles mêmes qu'il a prononcées, je sais que vous ne les avez pas oubliées. Elles se rapprochent, d'ailleurs, des termes de la lettre que Philippe vient de vous adresser. Il nous accusait, nous, les orateurs, de calomnier Philippe, et se plaignait de vous : " Alors que le roi s'empresse à vous être utile, disait-il, et recherche votre amitié, de préférence à celle des autres Grecs, vous faites obstacle à son désir, en prêtant l'oreille à ces sycophantes, pour qui la calomnie est un moyen de réclamer de lui un salaire. Quand on lui rapporte ces discours, où il est si fort maltraité, et que vous applaudissiez, il change de sentiments, en voyant qu'il n'inspire pas de confiance à ceux dont il aspire à être le bienfaiteur. " Python invitait donc les orateurs à ne pas attaquer la paix devant le peuple ; il n'y avait pas, selon lui, lieu de rompre la paix, puisque, s'il se trouvait dans le traité quelques clauses vicieuses, il nous invitait à les amender, Philippe étant disposé à ratifier tout ce que vous auriez décrété. Quant à accuser sans cesse le roi, sans rien proposer qui pût assurer la paix et dissiper la défiance qu'inspirait Philippe, c'était, ajoutait-il, ce qu'il lui était impossible de comprendre. Vous accueilliez de telles paroles avec faveur, vous déclariez que ce langage était juste, et il l'était en effet. - Eh bien s'il parlait ainsi, ce n'était pas pour qu'on effaçât du traité les conditions favorables à Philippe, et qu'il avait payées à si haut prix ; mais ses conseillers d'Athènes lui avaient fait la leçon, convaincus qu'il ne se trouverait personne pour proposer des clauses contraires au décret de Philocrate qui nous a enlevé Amphipolis. Quant à moi, Athéniens, je n'avais pas certes l'audace de proposer rien qui fût illégal, mais il n'était pas illégal de vous soumettre des clauses contraires à ce décret, c'est ce que je vais vous démontrer : le décret de Philocrate, qui vous ôtait Amphipolis, était en opposition avec les précédents décrets, d'après lesquels vous étiez entrés en possession de ce pays. Le dernier décret, celui de Philocrate, était donc illégal, et il n'était pas possible de rester dans la légalité, en proposant une motion d'accord avec un décret illégal. Mais quand j'ai mis en avant des mesures d'accord avec ces précédents décrets, qui étaient légaux et salutaires pour votre pays, j'ai fait une proposition légale. J'y établissais que Philippe vous trompait, qu'il ne voulait pas amender le traité de paix, mais vous mettre en défiance contre les orateurs qui défendaient vos droits ; qu'après vous avoir autorisés à modifier le traité, il s'y refusait maintenant, c'est ce que vous savez tous. II dit qu'Amphipolis lui appartient, parce que vous auriez décrété vous-mêmes que cette ville lui appartenait, en votant cet article : " Philippe gardera ce qu'il détient. " Oui, vous avez voté cette clause, mais vous n'avez pas admis pour cela qu'Amphipolis lui appartînt. Car on peut détenir le bien d'autrui : tous les détenteurs ne détiennent pas seulement leur bien, ils détiennent souvent aussi celui d'autrui. Cette habileté de Philippe est donc sans valeur. Il rappelle le décret de Philocrate ; mais la lettre qu'il nous a adressée à l'époque où il assiégeait Amphipolis, il l'oublie : dans cette lettre il reconnaissait qu'Amphipolis était à vous ; il y disait, en effet, que, une fois la place prise, il vous la rendrait, comme étant à vous, et non à ceux qui l'occupaient. Eh quoi ! ceux qui habitaient cette ville, avant que Philippe s'en emparât, occupaient une possession d'Athènes, et, après qu'il l'a prise, ce n'est plus une possession d'Athènes qu'il occupe ; elle est devenue son bien ! Mais alors Olynthe, Apollonie, Pallène, ce ne sont plus des possessions étrangères qu'il a conquises, c'est son bien propre ! Ah ! dans sa dernière lettre, Philippe vous semble-t-il soucieux qu'aucune de ses paroles, aucun de ses actes ne se montre en désaccord avec l'idée que tous les hommes se font de la justice ? Quel dédain, au contraire, de la morale commune ! Cette contrée que les Grecs, que le roi de Perse ont reconnue, déclarée vôtre, Philippe ose prétendre que c'est à lui qu'elle appartient, non à vous !

Passons à la seconde correction que vous apportez au traité de paix. Vous voulez que les Grecs, qui n'y sont pas compris, soient libres et indépendants, et que, si on les attaque, les parties contractantes se portent à leur secours. La justice, l'humanité n'exigent pas seulement, selon vous, que la paix règne entre nous et nos alliés d'un côté, et Philippe et ses alliés, de l'autre, tandis que les peuples qui ne sont ni nos alliés ni ceux de Philippe, seraient exposés à périr sous les coups du plus fort : la paix conclue entre nous doit aussi assurer le salut de ceux-ci ; une fois que nous avons posé les armes, c'est une paix réelle que nous devons observer. Cette modification, Philippe, dans sa lettre, qu'on vous a lue, reconnaissait qu'elle était juste, il l'acceptait ; et voici qu'il a enlevé la ville de Phères, et qu'il a mis garnison dans sa citadelle, sans doute pour assurer son indépendance ; et voici qu'il marche contre Ambracie ; et, quant aux trois villes de la Cassopie : Pandosie, Bouchète, Elatée, colonies des Eléens, il a mis leurs territoires à feu et à sang, il s'est introduit de force dans les places mêmes, et les a livrées en servitude à Alexandre, son beau-frère, Ah ! comme il désire vivement la liberté et l'indépendance des Grecs ! les faits le prouvent !

Au sujet des promesses qu'il vous répète sans cesse, en s'engageant à vous combler de bienfaits, Philippe prétend que c'est mensongèrement que je l'accuse de perfidie devant les Grecs, et qu'il ne vous a jamais rien promis. Quelle impudence ! n'a-t-il pas écrit, dans une lettre déposée maintenant dans les archives du Sénat : " Je veux, si la paix est conclue, vous procurer assez d'avantages pour fermer la bouche à mes détracteurs ; et je les indiquerais dès maintenant, si j'étais assuré que la paix dût se faire " ? Il est donc évident qu'il tenait tout étudiées et préparées les faveurs dont nous allions jouir, une fois la paix faite. Mais, depuis qu'elle est conclue, il n'en est plus question ; ce que nous voyons se produire, c'est la ruine de la Grèce, telle que vous la voyez. - Et dans sa lettre toute récente, nouvelles promesses encore : " Si vous ajoutez foi à ses amis et aux orateurs qui le soutiennent ; si vous nous châtiez, nous qui le calomnions, il vous accablera, dit-il, de bienfaits. " - Or voilà ce qu'ils seront, ces bienfaits-là : il ne vous rendra pas ce qui est votre propriété, puisqu'il s'en dit lui-même le légitime possesseur. D'ailleurs, les présents qu'il vous destine ne se manifesteront pas dans notre monde, car il craindrait d'exciter la jalousie des Grecs, mais c'est quelque autre contrée, sans doute, un coin reculé de la terre, qui en sera témoin, et dont il s'est emparé, après la paix conclue, en violation des clauses du traité. Comme, à cet égard, il n'a rien à objecter, et que l'iniquité de sa conduite est manifeste, il se dit prêt à s'en rapporter à un tribunal constitué sur des bases équitables ; mais il n'est nul besoin de cet arbitrage ; ce qui décide la question, c'est un simple calcul de jours. Nous savons tous dans quel mois, et à quelle date du mois, la paix a été conclue, et nous savons également quel mois et quel jour le fort de Serra, Ergiscé et le Mont Sacré ont été pris. Ce sont des faits qui n'ont rien d'obscur, et ne réclament la décision d'aucun juge ; il est connu de tous que le mois où la paix fut conclue a précédé celui où ces places furent prises.

Philippe dit encore qu'il a rendu tous les prisonniers que la guerre avait mis entre ses mains, mais il oublie Carystios, l'hôte d'Athènes ; trois fois nous avons envoyé des députés pour le réclamer, et le roi était si désireux de nous être agréable que, au lieu de le rendre, il l'a fait périr, et ne nous a même pas remis son corps, pour que nous le fissions ensevelir.

Au sujet de la Chersonèse, les termes de sa lettre méritent d'être examinés, ainsi que ses actes. Tout le territoire au delà d'Agora(6), il le réclame comme, n'étant nullement votre propriété, mais la sienne, et, à ce titre, il en a donné les revenus au Cardien Apollonide. Cependant la limite de la Chersonèse, ce n'est pas Agora, mais l'autel de Jupiter Terminal, qui s'élève entre Ptélée et le rivage de Leucé, à l'endroit où devait être creusé le canal ; c'est ce que témoigne l'inscription même de l'autel, ainsi conçue " Cet autel magnifique, les habitants du pays l'ont dressé pour indiquer la limite entre Leucé et Ptélée ; c'est le fils de Saturne, le roi des Bienheureux, qui marque lui-même la frontière. "

Et ce territoire si étendu, comme vous le savez tous, il en recueille les revenus, ou en fait don ; tout ce qui était votre bien, il se l'approprie. Et, non content d'usurper le pays au delà d'Agora, il vous invite encore, dans sa lettre, à régler vos différends avec les Cardiens, qui habitent en deçà de cette ville. Eh bien ! n'est-ce pas sur votre territoire qu'ils habitent ? - Et le différend n'est pas de médiocre importance. Les Cardiens prétendent que le pays qu'ils habitent est leur propriété, non la vôtre ; que les biens qu'y possèdent vos nationaux n'appartiennent à ceux-ci qu'à titre d'étrangers, et qu'eux-mêmes, au contraire, possèdent leurs biens à titre de citoyens ; ils ajoutent que c'est un des vôtres, Callipe, du bourg de Péanée(7), qui a consigné ces clauses dans un décret. Et, à cet égard, ils sont dans le vrai : ce Callipe a, en effet, proposé un décret dans ce sens ; alors je l'ai accusé d'illégalité, mais vous l'avez absous : ce qui fait que la question de propriété est restée en litige. Mais si vous n'avez pas honte d'entrer en pourparlers avec les Cardiens, pour rechercher si cette contrée est à vous ou à eux, pourquoi les autres habitants de la Chersonèse ne feraient-ils pas valoir des droits semblables ! Et Philippe pousse l'insolence jusqu'à dire que, si les Cardiens se refusent à entamer cette discussion, il les y contraindra, comme si vous ne pouviez pas les y obliger vous-mêmes ; ainsi il prêterait secours à votre impuissance ! Ah ! le grand bienfait dont nous lui serions redevables ! Et il y a des gens ici pour s'extasier sur les termes de cette lettre ! ne sont-ils pas plus justement dignes de notre haine que Philippe lui-même ? Le roi, en effet, quand il fait tout pour vous nuire, acquiert à la fois gloire et profit ; mais que dire de ceux qui, nés Athéniens, sont de coeur avec Philippe et contre leur patrie ? Ah ! ces coupables, frappez-les sans pitié, si vous avez encore le cerveau entre les tempes, si vous ne le foulez pas sous vos talons !

A cette admirable(8) lettre, et aux discours des ambassadeurs, je me réserve d'opposer la réponse que je crois juste et utile, et de la consigner dans un décret.


1. Petite île (rocher stérile), au nord de l'Eubée, voisine de la presqu'île thessalienne de Magnésie.
2. Cette ambassade, chargée de faire agréer à Philippe le traité modifié, avait pour chef Hégésippe, qu'on suppose être l'auteur du Discours sur l'Halonnèse.
3. Ces trois îles appartenaient depuis longtemps à Athènes, et nul ne lui en contestait la possession.
4. On attribuait cette parole à Philippe : "Nulle place n'est imprenable, si un mulet chargé d'or peut y pénétrer."
5. Python de Byzance, chef de la mission envoyée par Philippe, avait cherché à discréditer les orateurs athéniens, si gênants pour le roi de Macédoine, en présentant celui-ci au peuple d'Athènes, comme un ami désireux de lui être agréable en tous points. Mais il n'avait pas pris d'engagements bien nets.
6. Petite ville de Chersonèse de Thrace, dépendante d'une bande de terrain qu'Athènes avait conservée, en abandonnant Cardie.
7. Bourg de l'Attique.
8. Épithète ironique.