DÉMOSTHÈNE
PLAIDOYERS CIVILS
XXVI
PHORMION CONTRE APOLLODORE
XXV. Épicharès contre Théocrine | TOME II | XXVII. Apollodore contre Callippe. |
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XXVI PHORMION CONTRE APOLLODORE ARGUMENT Pasion, père d'Apollodore, avait été longtemps l'esclave de deux banquiers athéniens, Archestrate et Antisthène. D'abord employé par eux dans la banque, il avait fini par leur succéder après avoir reçu la liberté. En 394, il était devenu un des premiers banquiers d'Athènes, faisant de grandes affaires avec toutes les places de commerce, et notamment avec le Pont. C'est à cette époque qu'il soutint un procès contre le fils de Sopaeos, ministre du roi de Pont Satyros. Ce jeune homme réclamait des sommes considérables qu'il prétendait avoir mises en dépôt à la Banque, et il se présentait avec un plaidoyer rédigé par Isocrate (a). Pasion opposa une décharge émanée de son adversaire. Ce dernier prétendit que l'écrit avait été falsifié par Pasion, mais l'invraisemblance de cette allégation ne permet pas de croire qu'elle ait été accueillie, et le crédit de Pasion, que la perte d'un pareil procès aurait à jamais détruit, ne souffrit aucune atteinte. Quelques années après, il obtint le droit de cité pour lui et tous ses descendants. Il était alors propriétaire d'immeubles considérables et exploitait une fabrique de boucliers. Les dons qu'il avait faits au peuple étaient considérables. Il avait offert un jour cinq galères équipées, et mille boucliers provenant de sa fabrique. Devenu vieux et hors d'état de conduire ses affaires, Pasion, vers l'an 371, fit comme avaient fait ses prédécesseurs. Il avait pour employé un de ses affranchis, nommé Phormion, qui depuis longues années siégeait au comptoir. Il lui passa bail de la banque et de la fabrique, et le mit à la tète de ses affaires industrielles, puis il mourut en 370, après une longue maladie, laissant une veuve, Archippé, et deux fils, Apollodore, âgé de vingt-quatre ans, et Pasiclès, âgé de dix ans. Par son testament, il laissait sa fortune à ses deux fils, mais avec un préciput pour Apollodore, consistant en une exploitation rurale. Phormion devait être un des tuteurs de Pasiclès; enfin, Archippé recevait une dot, et Pasion voulait qu'elle épousât Phormion. Cette dernière partie du testament ne s'exécuta qu'un peu plus tard, pendant l'absence d'Apollodore parti en triérarchie. A son retour, Apollodore considéra le fait comme un outrage et intenta contre l'affranchi de son père l'action publique d'injure γραγὴ ὕβρεως. L'affaire n'eut pas de suites. Déjà, pendant la minorité de Pasiclès, un partage avait eu lieu entre les deux frères. On n'avait laissé dans l'indivision quo la banque et la fabrique. En 362, Pasiclès devint majeur, le bail de Phormion expirait. Un partage complémentaire eut lieu. Pasiclès prit la banque et Apollodore la fabrique, Phormion reçut sa décharge pleine et entière, tant comme fermier que comme tuteur, et s'établit à son compte. Son succès fut rapide. Un an après (364) il recevait le droit de cité. Archippé mourut bientôt (360). Elle laissait deux enfants de son second mariage avec Phormion. Des contestations s'élevèrent sur le partage de la succession. Phormion les éteignit en donnant à Apollodore la somme qu'il demandait, soit cinq mille drachmes. Mais cette concession n'apaisa pas le ressentiment d'Apollodore, qui contractait des dettes pendant que Phormion faisait fortune. Ce ressentiment éclata enfin en 352, et Apollodore soutint que la Banque avait, du temps de Pasion, un capital de 20 talents. Phormion n'avait pas rendu compte de cette somme. Il en était donc débiteur envers Apollodore, au moins pour la moitié revenant à celui-ci. Apollodore intente en conséquence une action que Libanius appelle action de restitution d'un capital de banque, δίκη ἀφορμῆς. Est-il vrai que les Athéniens eussent créé une action spéciale pour les affaires de ce genre? Aucun témoignage ne vient confirmer l'allégation, bien peu décisive, de Libanius. L'action allait sans doute plus loin, car elle tendait expressément à l'annulation du mariage d'Archippé, du testament de Pasion et de la location faite à Phormion. Ce dernier, ou plutôt son défenseur, car lui-même était vieux et hors d'état de parler, eut recours à l'exception (παραγραφή). Il soutint que l'action n'était pas recevable parce qu'il y avait eu décharge, et que d'ailleurs il y avait prescription. Au fond, il combattit les présomptions invoquées par Apollodore. Enfin, il montra ce qu'étaient les deux adversaires en présence, et combien était odieuse la cause d'Apollodore. Les juges furent entraînés et permirent à peine à Apollodore de répondre. il n'eut pas pour lui le cinquième des voix, et fut en conséquence condamné à l'épobélie, c'est-à-dire au sixième du montant total de sa demande, ce qui faisait dans l'espèce trois talents et vingt mines (20,000 francs). Ce discours est très certainement de Démosthène. On peut seulement se demander s'il a été prononcé par Démosthène lui-même ou par quelque autre ami de Phormion. Cette dernière hypothèse paraîtra peut-être plus vraisemblable. Les orateurs politiques devaient éprouver quelque répugnance à paraître personnellement, et à risquer de compromettre leur popularité dans des affaires purement civiles. (Voy. le plaidoyer contre Zénothémis, à la fin.) PLAIDOYER [1] Athéniens, vous voyez tous par vous-mêmes que Phormion n'a pas l'habitude de la parole, et combien il est hors d'état de se défendre. C'est donc à nous, ses amis, de prendre la parole et de vous faire connaître ce que nous savons comme lui, pour le lui avoir souvent entendu ra¬conter; après quoi, étant bien instruits et édifiés par nous sur la cause, vous voterez ce qu'exigeront la justice et votre serment. [2] Nous avons opposé à l'action une exception, non pour nous dérober et gagner du temps, mais pour obtenir de vous, si Phormion prouve qu'il n'a fait aucun tort à son adversaire, une décharge définitive de toutes poursuites. Toutes les précautions dont l'effet est d'assurer à ceux qui se sont mis en règle le repos et la sécurité, en dehors d'un débat engagé devant vous, Phormion les a prises. Il a rendu de grands services à Apollodore. [3] Tous les biens dont il avait été institué administrateur pour ce dernier, il les lui a fidèlement transmis et rendus; il a reçu ensuite sa décharge et sa libération définitive; et cependant, vous le voyez, ce même Apollodore, sentant que la patience de Phormion est bout, intente contre lui une action en payement de vingt talents, et lui fait un méchant procès. J'essayerai donc de vous faire connaître, aussi brièvement que possible, toutes les relations de Phormion avec Pasion et Apollodore. Ce récit suffira, j'en suis convaincu, pour rendre évidente la mauvaise foi de ce dernier, et vous reconnaîtrez du même coup, en m'écoutant, que l'action n'est pas recevable. [4] On va d'abord vous lire la convention par laquelle Pasion a loué à Phormion la banque et la fabrique de boucliers. Prends-moi la convention, la sommation, et les dépositions des témoins. CONVENTION, SOMMATION, TÉMOIGNAGES. Telles sont, Athéniens, les conventions par lesquelles Pasion a loué a Phormion la banque et la fabrique de boucliers, alors que Phormion était déjà libre (01). Il faut maintenant vous apprendre comment il se faisait que Pasion fût débiteur de onze talents envers la banque. [5] S'il était devenu débiteur de cette somme, ce n'était pas qu'il fût gêné dans ses affaires, c'est qu'il n'aimait pas les capitaux improductifs. Voici comment : L'avoir de Pasion en immeubles ne s'élevait pas à plus de vingt talents, tandis qu'il était créancier de plus de cinquante talents pour argent prêté à divers, en son nom. Or, dans ces cinquante talents se trouvait comprise une somme de onze talents (02) provenant des dépôts faits à la banque, et placée à intérêts par Pasion. [6] Au moment où Phormion prit à ferme la maison de banque et se chargea des sommes déposées, il vit bien que n'ayant pas encore droit de cité chez vous, il se trouverait hors d'état de recouvrer les sommes prêtées par Pasion sur des terres et des exploitations rurales. C'est pourquoi il préféra avoir Pasion pour unique débiteur de ces sommes au lieu des autres débiteurs auxquels ces sommes avaient été remises par Pasion. C'est ainsi, et pour cette raison, que par une clause de l'acte de location Pasion fut débité de onze talents, comme vous l'ont dit les témoins (03). [7] De quelle manière cette location s'est faite, vous le savez par le témoignage du préposé lui-même. Depuis, Pasion étant tombé malade, voyez ce qui arriva. Prends la copie du testament, et la sommation que voici, et les témoignages de ceux qui sont dépositaires du testament. TESTAMENT, SOMMATION, TÉMOIGNAGES. [8] Pasion mourut après avoir fait le testament que vous venez d'entendre, et en exécution de ce testament Phormion devint l'époux de la veuve et le tuteur de l'enfant. Cependant Apollodore s'était saisi des biens communs, et se mettait en devoir d'en vendre la plus grande partie, pour subvenir à ses dépenses. Les tuteurs pensèrent alors que s'ils le laissaient puiser pour ses dépenses dans le patrimoine commun, sauf à prélever ensuite eux-mêmes, sur la masse, aux termes du testament, une valeur égale, il ne resterait bientôt plus rien, et en conséquence ils se décidèrent à partager immédiatement, au nom de l'enfant (04). [9] Ils partagèrent tous les biens autres que ceux dont Phormion s'était rendu fermier, et abandonnèrent à Apollodore la moitié du revenu de ces derniers biens. Il n'a donc aucun prix de location à réclamer pour le temps antérieur à ce partage, et en effet, ce n'est pas aujourd'hui seulement, c'est alors qu'il aurait fallu protester; mais il y a plus, et il n'est même pas recevable a dire qu'il n'a pas reçu les loyers échus depuis, [10] car le jour où, Pasiclès étant devenu majeur, la location a pris fin, si Phormion avait été votre débiteur, vous ne lui auriez jamais donné pleine et entière décharge (05) ; vous auriez exigé votre payement à l'instant même. Je dis donc qu'Apollodore a fait un partage avec son frère encore mineur, et que Phormion a reçu décharge tant du prix de location que de toutes autres réclamations, et pour preuve de ce que j'avance, prends-moi ce témoignage. TÉMOIGNAGE. [11] Maintenant, Athéniens, dès que Phormion fut déchargé de sa location, on partagea aussitôt la banque et la fabrique de boucliers, et Apollodore, ayant reçu le droit de choisir (06), prit la fabrique de préférence a la banque. Cependant s'il était déjà propriétaire d'une partie du capital de la banque, pourquoi ne prenait-il pas la banque plutôt que la fabrique? Le revenu de celle ci n'était pas plus élevé; au contraire, car la fabrique rapportait un talent, et la banque cent mines. La convenance, d'ailleurs, n'était pas plus grande. Pourquoi donc ne prenait-il pas la banque s'il y avait déjà des fonds? Mais il n'en avait pas. Apollodore savait donc bien ce qu'il faisait quand il a pris la fabrique, et en effet c'est une propriété qui n'est sujette a aucun risque, tandis que les profits des opérations de banque sont exposés à toutes sortes de chances, par cette raison qu'on opère avec l'argent d'autrui. [12] Certes, les preuves ne manquent pas pour le convaincre d'imposture quand il réclame le capital de la banque (07). Mais, à mon sens, ce qui prouve le mieux que Phormion n'a reçu aucun capital de ce genre, c'est que dans l'acte de louage Pasion figure comme débiteur de la banque, et non comme ayant fourni un capital. C'est ensuite qu'au moment du partage Apollodore n'a élevé aucune réclamation. C'est enfin que ce dernier, relouant depuis à d'autres la même chose, pour le même prix, ne paraît pas, comme vous le verrez, avoir compris dans la location de la banque celle d'un capital fourni par lui. [13] Et pourtant, s'il était vrai que son père eût fourni ce capital, et que Phormion ne l'eût pas rendu, il aurait fallu qu'Apollodore se procurât ailleurs une somme égale pour la remettre aux nouveaux fermiers. Je dis donc qu'il a loué depuis à Xénon, Euphrée, Euphron et Callistrate, qu'il n'a remis non plus a ces derniers aucun capital à lui propre, que la location a porté exclusivement sur les sommes déposées par compte et sur le droit de les faire valoir. Pour preuve de ce que j'avance, prends-moi les dépositions des témoins. Elles établissent aussi qu'Apollodore a choisi la fabrique. TÉMOIGNAGE. [14] Ainsi donc, Athéniens, les témoins vous déclarent que nos adversaires ont loué de nouveau la banque a ces quatre personnes, qu'ils ne leur ont remis aucun capital, qu'ils leur ont donné la liberté en récompense de grands services rendus, et qu'ils n'ont eu aucune discussion avec elles non plus qu'auparavant avec Phormion. Tant qu'Apollodore a eu sa mère, qui était parfaitement instruite de toutes ces choses, il n'a élevé contre Phormion aucune réclamation, mais, après la mort de cette femme, il réclama trois mille drachmes d'argent, outre deux mille qu'elle avait laissées aux enfants de Phormion (08). Il redemanda même un vêtement de dessous et une servante, et nous fit un méchant procès ; [15] et cependant, à ce moment même, il n'a pas dit, vous le verrez, un seul mot des réclamations qu'il soulève aujourd'hui. Un compromis fut alors passé; les arbitres furent le père de la femme d'Apollodore, le beau-frère de ce dernier, Lysinos et Andromène (09). Ils conseillèrent à Phormion d'abandonner gratuitement à Apollodore les trois mille drachmes et le reste, et de s'en faire ainsi un ami plutôt que de l'irriter à ce sujet. Apollodore reçut donc en tout cinq mille drachmes, il donna pour la seconde fois décharge définitive , dans le temple d'Athéné (10), et après cela il plaide encore, comme vous le voyez, ramassant en un seul faisceau tous les griefs, tous les chefs de réclamations qui se rapportent à la période de temps antérieure (c'est là en vérité ce qu'il y a de plus fort) et qu'il n'a jamais soulevés. [16] Pour preuve de ce que j'avance, prends-moi la sentence rendue dans l'Acropole, et le témoignage des personnes qui étaient présentes lorsque Apollodore donna décharge définitive de toutes réclamations, en recevant cet argent. SENTENCE, TÉMOIGNAGE. [17] Vous entendez, juges, la sentence rendue par Dinias dont il a épousé la fille, et par Nicias qui a épousé la soeur de celle-ci. Eh bien, après avoir reçu cet argent, après avoir donné décharge de toutes réclamations, il agit aujourd'hui comme si tous ces gens étaient morts et que la vérité ne pût éclater, il demande la somme énorme que vous savez, il ose intenter une action ! [18] Vous connaissez maintenant, Athéniens, depuis le commencement, tout ce que Phormion a fait, tout ce qui lui est arrivé dans ses relations avec Apollodore. Sans doute, ce dernier, n'ayant rien de sérieux à dire à l'appui de sa demande, répétera ce qu'il a osé avancer devant l'arbitre, à savoir que sa mère, à l'instigation de Phormion, a fait disparaître les livres, et qu'à raison de cette perte, il se trouve hors d'état de justifier régulièrement ses prétentions. [19] Mais dans ce propos et cette incrimination voyez combien d'indices décèlent un mensonge. D'abord, Athéniens, a-t-on jamais partagé la succession paternelle, sans s'être fait remettre les livres qui font connaître de quoi se compose cette succession ? Jamais assurément. Eh bien, il y a déjà vingt ans, à deux ans près, que tu as procédé a ce partage, et tu ne saurais prouver que tu aies jamais réclamé au sujet de ces livres. [20] En second lieu, pourquoi n'avoir pas profité du moment où Pasiclès devenu majeur recevait son compte de tutelle ? Si Apollodore hésitait à accuser lui-même sa mère d'avoir fait disparaître ces écrits, pourquoi alors n'avoir pas révélé le fait à Pasiclès, pour que la preuve en fût faite par ce dernier (11)? En troisième lieu, sur quels livres t'es-tu fondé pour intenter, comme tu l'as fait, des actions en justice ? En effet, Apollodore a intenté des actions à un grand nombre de citoyens, et fait rentrer ainsi beaucoup d'argent; or voici en quels termes étaient conçues ces diverses demandes : « Un tel m'a fait tort en ne me rendant pas le montant de la créance qui appartenait à mon père et que ce dernier m'a laissée d'après ses livres ». [21] Si les livres avaient disparu, sur quels livres se fondait-il donc pour intenter ces actions? Pour preuve de ce que j'avance vous avez entendu la lecture de l'acte de partage, et des dépositions des témoins. On va vous lire maintenant les témoignages relatifs à ces actions intentées. Prends-moi les témoignages. TÉMOIGNAGES. Il a donc expressément reconnu, alors, qu'il avait reçu les livres de son père, à moins qu'il ne s'accuse lui-même d'avoir plaidé de mauvaise foi, et d'avoir réclamé en justice ce qui ne lui était pas dû. [22] Voilà bien des preuves, Athéniens, et de bien fortes, pour établir que Phormion n'est pas dans son tort, mais la plus forte de toutes est celle-ci : Pasiclès, frère d'Apollodore, n'a intenté aucune action et ne demande rien de ce que son frère demande. Comment donc? Pasidès, encore enfant à la mort do son père, Pasidès dont les biens étaient à la disposition de Phormion, son tuteur, n'aurait pas à se plaindre de ce dernier, et, au contraire, tu aurais de justes raisons de te plaindre, toi, qui à la mort de ton père étais déjà un homme de vingt-quatre ans, et qui n'aurais eu aucune peine à faire valoir sur-le-champ tes droits en justice, s'ils eussent reçu quelque atteinte? Non, cela n'est pas possible. Pour preuve de ce fait que Pasiclès ne demande rien, prends-moi son témoignage. TÉMOIGNAGE. [23] Lors donc qu'il s'agit d'examiner le point de savoir si l'action est recevable, retenez bien ceci, Athéniens, c'est le résumé de tout ce que je viens de dire. Tous comptes ont été rendus ; décharge a été donnée du loyer dû pour la banque et la fabrique de boucliers, puis un arbitrage a eu lieu, suivi lui-même d'une nouvelle décharge générale. Il est interdit par les lois d'intenter une action après décharge donnée. [24] Cet homme n'en fait pas moins un méchant procès, et plaide contrairement aux lois. C'est pourquoi nous avons opposé l'exception que les lois nous ouvrent, et nous avons soutenu que l'action n'est pas recevable. Pour que vous sachiez bien sur quoi vous allez voter, on va vous lire cette loi, et, d'une même suite, les dépositions des témoins qui étaient présents lorsque Apollodore donna décharge à Phormion du loyer et de toutes autres réclamations. Prends-moi ces témoignages et la loi. TÉMOIGNAGES, LOI. [25] Vous entendez, Athéniens, les termes de la loi. Elle dit dans quel cas l'action ne sera point accordée, et notamment lorsque le créancier aura donné quittance et décharge. C'est avec grande raison, car s'il est juste que l'action une fois exercée ne puisse plus être intentée de nouveau, il est plus juste encore qu'il n'y ait pas d'action pour demander ce dont on a donné décharge. Aussi bien celui qui a perdu son procès devant vous pourrait encore dire que vous avez été trompés, mais celui qui s'est ouvertement condamné lui-même, qui a donné quittance et décharge, que pourrait-il dire contre lui-même pour justifier l'exercice d'une nouvelle action tendant au même objet? Rien assurément (12). C'est pourquoi le législateur a placé au premier rang parmi les cas dans lesquels il n'y a pas d'action, celui où il y a eu quittance et décharge. Ici se trouvent l'une et l'autre. Apollodore a donné décharge, il a libéré son débiteur. Les témoignages, Athéniens, prouvent que j'ai dit vrai. Prends encore la loi sur la prescription. LOI. [26] Cette loi, Athéniens, a clairement défini, comme vous le voyez, le temps nécessaire pour prescrire. Mais Apollodore, après plus de vingt ans passés, vous demande de préférer sa mauvaise cause à la loi que vous avez juré d'appliquer. Et cependant, Athéniens, si toutes les lois méritent votre respect, celle-la est a coup sûr une des plus respectables. [27] Solon, en la portant, n'a pas eu, à mon sens, d'autre but que de vous délivrer des obsessions de la mauvaise foi. Il a pensé qu'un délai de cinq ans suffisait pour obtenir la réparation d'un tort, et le temps lui a paru la meilleure preuve a opposer aux imposteurs. Il a songé aussi que les parties contractantes et les témoins ne peuvent pas vivre toujours, et il a fait cette loi qu'il a mise à leur place pour servir de témoin du droit, a ceux qui n'en ont pas d'autres (13). [28] Je ne sais en vérité, juges, ce qu'Apollodore entreprendra de vous dire pou me répondre. Car il ne peut pas croire que dans le cas même où vous ne verriez aucun dommage par lui souffert dans ses biens, vous vous montrerez hostiles à Phormion parce que Phormion a épousé la mère d'Apollodore. Il sait très bien et il n'a pas oublié, non plus que beaucoup d'entre vous, que Socrate, ce banquier bien connu, après avoir reçu de ses maîtres la liberté, comme le père d'Apollodore, donna sa femme à Satyros qui avait été son esclave. [29] Un autre banquier, Soclès, donna sa femme a Timodème qui est encore vivant aujourd'hui, et qui avait été son esclave. Et ce n'est pas seulement en cette ville que cet usage est répandu parmi ceux qui exercent cette profession, Athéniens. A Égine Strymodore a donné sa femme à son esclave Herniée (14); et après la mort de celle-ci, il donna encore à Hermée sa fille. On pourrait encore en citer beaucoup d'autres, et cela se comprend. [30] En effet pour vous, Athéniens, qui êtes citoyens par la naissance, il n'est pas beau de préférer à la naissance la richesse, si grande qu'elle soit; mais pour ceux qui ont reçu le droit de cité en don, de vous ou d'autres, et qui doivent aux faveurs constantes de la fortune d'avoir été jugés dignes de cet honneur pour avoir fait de grandes affaires et acquis plus de bien que les autres, il est naturel qu'ils veillent à la conservation de leurs richesses. C'est pourquoi Pasion, ton père, a donné sa femme, votre mère, à Phormion. [31] Et en agissant ainsi il n'a été ni le premier ni le seul, et il n'a fait injure ni à lui-même ni à vous ses enfants; mais il voyait que le seul moyen de sauver ses affaires était de vous assurer par un lien de famille la concours de Phormion. Si donc tu veux considérer la chose au point de vue de ton intérêt, tu verras que ton père a fait sagement ; si c'est à cause de ta naissance que tu ne veux pas de Phormion pour beau-père, prends garde de prêter à rire en tenant ce langage. En effet si l'on te demandait ce qu'était ton père, à ton compte, tu répondrais à coup soir : « C'était un honnête homme. » Eh bien, lequel des deux te paraît ressembler davantage à Pasion, par ses habitudes et sa vie entière, toi ou Phormion? Je sais bien, moi, que c'est Phormion. Et celui qui ressemble à ton père plus que toi, tu le repousses parce qu'il a épousé ta mère? [32] Mais en vérité cela ne s'est fait que de par l'autorité et le commandement de ton père, et vous pouvez vous en convaincre, Athéniens, non pas seulement par le testament, mais par ton propre témoignage à toi, Apollodore. Lorsque tu as demandé à partager par tête les biens maternels, en présence d'enfants nés à Phormion de son union avec cette femme, tu reconnaissais alors qu'elle s'était mariée conformément aux lois, et de par l'autorité de ton père. Si Phormion l'eût prise irrégulièrement sans qu'elle lui fût légitimement donnée, les enfants n'auraient pas été héritiers, et n'étant pas héritiers, ils n'avaient aucun droit sur les biens (15). Il a donc témoigné lui-même que je dis vrai, en prenant le quart de la succession, et en renonçant à rien prétendre au delà. [33] Maintenant, Athéniens, n'ayant sur aucun point rien de sérieux à dire, il a osé tenir devant l'arbitre un langage d'une impudence sans égale. J'aime mieux prendre les devants et vous en parler le premier. Il a soutenu en premier lieu qu'il n'y avait pas du tout de testament, et que cette histoire n'était qu'une invention et une imposture; il a dit en second lieu que si jusqu'à ce jour il avait consenti à tout sans plaider, c'était parce que Phormion parlait de donner un loyer considérable et s'engageait à le payer. Mais, dit-il, Phormion n'a pas tenu sa promesse, et en conséquence je me décide à plaider. [34] Eh bien, s'il dit cela, il dira deux mensonges, et son langage sera en contradiction avec sa conduite, ainsi que vous l'allez voir. En effet, s'il refuse de reconnaître le testament, demandez-lui pourquoi il a reçu, pourquoi il possède encore l'exploitation rurale comme préciput d'aîné, aux termes du testament, car il ne pourra pas dire que le testament est bon en tant qu'il contient des avantages faits en sa faveur, par son père, et qu'il ne vaut rien pour le reste. [35] Et s'il prétend avoir cédé aux promesses de Phormion, rappelez-vous que nous avons produit des témoins qui, depuis la transaction passée il y a longtemps, sont devenus les fermiers des deux frères pour la banque et la fabrique de boucliers. C'est au moment où se faisait cette location qu'Apollodore devait réclamer sans plus attendre, s'il dit vrai dans ce qu'il plaide aujourd'hui contre Phormion après avoir transigé alors. Je dis donc qu'il a reçu l'exploitation rurale à titre de préciput, aux termes du testament, et que loin de faire aucun reproche à Phormion, il a au contraire approuvé sa conduite (16). Pour preuve de ce que j'avance, prends le témoignage. TÉMOIGNAGE. [36] Maintenant, Athéniens, il faut que vous sachiez quelle somme il a retirée de ces locations et de ces créances, lui qui se plaint d'être dépourvu de ressources et d'avoir tout perdu. Écoutez-moi, je n'ai que peu de mots à vous dire. Apollodore a recouvré sur le total des créances vingt talents, d'après les livres que son père a laissés (17), et plus de la moitié de cette somme se trouve entre ses mains, car sur plus d'une créance il s'est approprié la part de son frère. [37] Quant aux loyers, pour les huit ans pendant lesquels Phormion a eu la banque, Apollodore a touché quatre-vingts mines par an, soit la moitié du loyer total. Cela fait dix talents et quarante mines (18). Pour les dix ans qui ont suivi, et pendant lesquels la banque fut affermée à Xénon, Euphrée, Euphron et Callistrate, un talent chaque année (19). [38] En outre, les revenus des biens qui lui étaient échus en partage dès le principe, et qu'il a fait valoir lui-même, soit plus de trente mines (20). Si vous réunissez tout ce qui lui est échu en partage, tout ce qu'il a recouvré de créances, tout ce qu'il a touché à titré de loyers, vous trouverez qu'il a reçu plus de quarante talents, sans parler des présents que Phoruiion lui a faits,ni des biens maternels, ni des sommes qu'il a prises à la banque et qu'il ne rend pas, soit cinq demi-talents et six cents drachmes (21). [39] Tu me diras que cet argent a profité à l'État et que tu as fait de grands sacrifices dans les liturgies. Mais ce que tu as employé des fonds communs entre ton frère et toi, pour le service des liturgies, c'est ton frère et toi qui en supportez la dépense; et ce que tu as dépensé depuis suppose tout au plus un revenu je ne dis pas de deux talents, mais de vingt mines. N'accuse donc point l'État; et la portion de tes biens que tu as honteusement, indignement dissipée, ne dis pas que l'État en a profité. Il faut que vous sachiez, Athéniens, le chiffre des sommes qu'il a reçues, les liturgies dont il a été chargé. On va vous en lire le détail. Prends-moi ce registre, cette sommation et ces témoignages. REGISTRE, SOMMATION, TÉMOIGNAGES. [41] Apollodore a donc reçu la somme que vous venez d'entendre. Il a de plus entre les mains pour plusieurs talents de créances (22), dont il fait le recouvrement tantôt à l'amiable, tantôt par les voies judiciaires, créances qui étaient dues à Pasion, qui ne se confondent pas avec le loyer de la banque ni avec le reste du patrimoine, et qu'Apollodore et Pasiclès ont recueillies dans la succession. Il a, d'autre part, dépensé en liturgies la somme que vous savez, c'est-à-dire une portion insignifiante de son revenu, je ne dis pas de son capital ; et après cela il ne s'en fera pas moins valoir, il vous parlera de triérarchies et de chorégies. [42] S'il dit cela, il dira un mensonge, vous en avez la preuve; mais quand bien même il ne dirait pas la vérité, pourquoi ne supporterait-il pas sur ses biens les frais des liturgies? Trouveriez-vous plus beau et plus juste d'ôter à l'un pour donner à l'autre, en vue d'un mince profit pour vous-mêmes, de réduire Phormion à la dernière misère, et de voir à côté de lui Apollodore triomphant se livrer à ses prodigalités accoutumées ? [43] Tu parleras de l'opulence de Phormion, tu diras que l'instrument de sa fortune a été la fortune de ton père, tu dois lui demander quelle en est la source; mais s'il y a un homme au monde qui n'ait pas le droit de tenir ce langage, c'est toi. En effet, si Pasion ton père est devenu riche, il ne le doit pas au hasard, ni à son père. Employé dans la banque de ses maîtres Antisthène et Archestrate, il donna des preuves de sa droiture et de sa probité, et il inspira confiance; or dans le monde qui vit à la Bourse et fait des affaires, la réputation d'homme laborieux jointe à celle d'honnête homme a une puissance merveilleuse. Eh bien, cette qualité, il ne la tenait pas de ses maîtres, mais de sa nature; ce n'est pas non plus ton père qui la lui a donnée. Ton père aurait fait de toi un honnête homme si cela eût été en son pouvoir, avant d'en faire un de Phormion. De tous les capitaux, celui qui produit le plus, dans les affaires, c'est la confiance qu'on inspire, et si tu ne sais pas cela, tu ne sais rien. Ce n'est pas tout: Phormion a rendu de grands services à ton père , à toi-même, il vous a aidés en toute occasion. Mais qui pourrait faire assez pour toi, prodigue et dissipateur comme tu l'es? [45] Je ne comprends pas non plus comment tu ne fais pas cette réflexion en toi-même : Il y a ici un fils d'Archestrate, l'ancien maître de ton père, Antimaque, qui n'a pas réussi comme il le méritait; et pourtant il ne te fait pas de procès, il ne trouve pas mauvais que tu portes un manteau de pourpre (23), que tu aies racheté une courtisane, que tu en aies doté une autre, et cela quand tu as une femme légitime, que tu te fasses suivre en tout lieu par trois jeunes esclaves, que tu étales tous tes vices aux yeux des passants, tandis que lui, au contraire, manque en partie du nécessaire. [46] Mais il n'est pas non plus sans voir Phormion. Eh bien, si tu as un droit, à ce que tu prétends, sur les biens de Phormion parce qu'autrefois il appartenait à ton père, Antimaque a un droit plus fort que le tien, car ton père appartenait lui-même aux deux maîtres que j'ai nommés tout à l'heure, en sorte. qu'à ce compte, Phormion et toi, vous appartiendriez tous deux à Antimaque. Aveugle que tu es, tu dois regarder comme tes ennemis ceux qui parlent de ces choses, et c'est toi qui nous forces à en parler. [47] Tu fais injure à toi-même et à tes parents qui ne sont plus, tu insultes la République. Au lieu de présenter sous des couleurs favorables cette faveur que ton père, et après lui Phormion, ont obtenue, grâce aux bontés de ce peuple qui nous écoute; au lieu d'en faire un titre d'honneur et pour ceux qui l'ont donnée et pour vous qui l'avez reçue, tu la livres a tous les regards, tu l'exposes, tu la discutes, tu fais presque repentir les Athéniens de t'avoir fait un des leurs, en leur montrant qui tu es. [48] Quelle est donc ta folie, - de quel autre mot pourrais-je me servir? - si tu ne comprends pas ceci : C'est nous qui aujourd'hui défendons ta cause quand nous soutenons que Phormion, une fois devenu libre (24), n'a plus de compte à rendre à personne pour avoir autrefois appartenu à ton père; au contraire, tu parles contre toi-même quand tu prétends que Phormion ne peut pas être ton égal. La même règle que tu invoques contre lui sera retournée contre toi par ceux qui ont été, dans le principe, les maîtres de ton père. Je dis que ton père, lui aussi, a appartenu à tels et tels, et qu'il a reçu ensuite sa liberté, de la même manière que Phormion l'a reçue de vous. Prends-moi ces témoignages qui prouvent que Pasion a été l'esclave d'Archestrate. TÉMOIGNAGES. [49] Eh bien, cet homme, à qui depuis le premier moment vous devez la conservation de votre fortune, qui a rendu tant de services au père d'Apollodore, qui a été si généreux pour Apollodore lui-même, comme vous l'avez entendu, c'est à lui qu'Apollodore intente un procès si formidable, c'est lui qu'il veut ruiner, contre tout droit. C'est bien la en effet tout ce que tu peux espérer. Car si tu fais le relevé exact de tout ce que nous possédons, tu verras à qui ces biens appartiennent, dans le cas où, ce qu'aux dieux ne plaise, tu réussirais à tromper nos juges (25). [50] Ne vois-tu pas Aristoloque, fils de Charidème ? Jadis il avait une terre; depuis, elle a passé en plusieurs mains. C'est qu'il l'avait achetée alors qu'il devait de tous côtés. Vois encore Sosinome, et Timodème, et les autres banquiers. Lorsqu'il a fallu payer ce qu'ils devaient, ils ont dû abandonner tous leurs biens (26). Mais tu ne tiens aucun compte de tout cela, ni des mesures que ton père, meilleur et plus sensé que toi, a prises afin de pourvoir à tout. [51] Considère, au nom des dieux, combien il croyait Phormion plus capable que toi, plus utile et a toi et à lui-même, et à toutes vos affaires. Quoique tu fusses majeur, c'est à lui et non pas à toi qu'il a remis le gouvernement des biens par lui affermés; il lui a donné sa femme, et pendant sa vie il l'a tenu en grand honneur. Il avait raison, Athéniens, car les autres banquiers, qui n'avaient pas de loyer à payer et travaillaient pour eux-mêmes, sont tous tombés; et lui, qui payait deux talents et quarante mines de loyer, a sauvé la banque, à votre profit. [52] Ton père fut reconnaissant de ce service, mais toi tu n'en tiens aucun compte. Contrairement au testament, aux imprécations écrites dans cet acte de la main de ton père (27), tu nous presses, tu nous poursuis, tu nous traines en justice. Mon pauvre Apollodore, s'il m'est permis de te parler ainsi, ne t'arrêteras-tu pas? ne peux-tu comprendre que s'il est bon d'être riche, il est encore plus avantageux de se bien conduire ? Vois plutôt : si tu dis vrai , toi qui avais reçu une si grande fortune, tu l'as perdue tout entière; tu l'aurais encore si tu avais réglé ta vie. [53] Non, j'en atteste Jupiter et les dieux, j'ai beau porter mes regards de tous côtés, je ne vois rien que tu puisses faire valoir pour déterminer les juges à condamner Phormion. Que pourrais-tu dire en effet ? Que les torts dont tu te plains ne sont pas récents ? Mais il est tard pour agir, quand tuas laissé passer tant d'années (28). Diras-tu que pendant tout ce temps tu n'as agi contre personne ? Mais qui ne sait combien tu as entrepris d'affaires sans t'arrêter un instant? Tu n'as pas seulement fait juger des procès civils, non moins importants que celui-ci, tu as méchamment intenté mainte poursuite criminelle et emporté mainte condamnation. N'as-tu pas accusé Timomaque, Callippe, qui est maintenant en Sicile, puis encore Ménon, Autoclès, Timothée et beaucoup d'autres (29)? [54] Et pourtant est-il bien dans l'ordre que toi, Apollodore , étant ce que tu es, tu te portes vengeur des torts faits à la chose publique , dont tu ne souffres que pour ta part , avant de demander le redressement de tes injures privées, comme tu le fais aujourd'hui, surtout si elles sont aussi grandes que tu le prétends? Pourquoi, lorsque tu accusais les autres, as-tu laissé Phormion en repos ? C'est donc que tu n'as souffert aucun tort et que tu plaides aujourd'hui de mauvaise foi. Aussi, Athéniens, rien n'est plus à propos, ce me semble, que de vous faire entendre les témoins de tous ces faits. S'il n'a jamais été qu'un sycophante, comment serait-il autre chose en ce moment, je vous le demande? [55] Mais ce n'est pas tout, Athéniens : toutes les circonstances propres à vous faire connaître le caractère de Phormion, sa justice, sa bienfaisance, il est, ce me semble, à propos que je vous en parle. En effet, celui qui aurait des torts envers tout le monde, pourrait bien en avoir, le cas échéant, à l'égard d'Apollodore; mais celui qui n'a de torts envers personne, qui a spontanément rendu service à beaucoup de gens, comment peut-on imaginer que seul entre tous Apollodore ait à se plaindre de lui? Écoutez donc ces témoignages et vous connaîtrez le caractère de l'un et de l'autre. TÉMOIGNAGES. [56] Prends maintenant les témoignages rendus contre Apollodore, et prouvant sa méchanceté. TÉMOIGNAGES. Est-ce que Phormion lui ressemble? Voyez. Lis. TÉMOIGNAGES. Lis maintenant les services que Phormion a rendus à l'État. TÉMOIGNAGES.
[57] Athéniens, l'homme qui a rendu de tels services à
l'État et à beaucoup d'entre vous, qui n'a jamais fait de mal à
personne, ni dans les relations privées, ni dans la vie publique,
qui n'a fait aucun tort à Apollodore, Phormion vous prie, vous
conjure de ne pas le perdre. Il vous le demande au nom de la justice, et nous nous joignons à lui, nous qui sommes ses amis, pour vous
adresser la même prière. Écoutez encore ceci. On vous a lu des
comptes, Athéniens, d'où il résulte que Phormion posséderait une
fortune immense. Mais ni lui ni personne au monde n'en ont jamais eu
autant. Ce qui est vrai, c'est que Phormion a du crédit chez ceux
qui le connaissent, pour autant et même pour beaucoup plus, ce qui
lui permet de servir en même temps ses intérêts et les vôtres. [58] Voilà
ce qu'est notre fortune. Ne la livrez pas, Athéniens, ne la laissez
pas renverser par ce misérable, ne donnez pas un honteux exemple
propre à faire croire aux dissipateurs et aux sycophantes qu'ils
peuvent obtenir de vous les biens de ceux qui travaillent et qui ont
la sagesse de régler leur vie. Ces biens vous profiteront beaucoup
plus s'ils restent entre les mains de Phormion. [59] Vous voyez
vous-mêmes, et les témoins vous ont dit, ce qu'il est pour ceux qui
lui demandent secours; et en cela ce n'est pas son intérêt, ni le
gain, qu'il a en vue; il le fait par générosité, par bonté de
caractère. il n'est donc pas juste, Athéniens, de livrer un tel
homme en proie à Apollodore, ni d'attendre, pour avoir pitié de lui,
que votre pitié lui soit inutile. Laissez-vous toucher aujourd'hui,
quand son salut est entre vos mains, car je ne vois pas de
circonstance où Phormion ait plus besoin qu'on lui vienne en aide.
[60] Quant à ce que vous dira Apollodore, n'y voyez que vains discours et
calomnies, exigez de lui qu'il vous prouve, ou que son père n'a pas
disposé par testament, comme il l'a fait, ou qu'il y a quelque autre
loyer stipulé en dehors de celui que nous vous déclarons, ou que
lui-même n'a pas donné décharge à Phormion, en comptant avec lui, de
toutes les réclamations soumises par lui à l'arbitrage de son
beau-frère, qu'il n'a pas donné son consentement exprès, ou que les
lois permettent, soit de plaider après une transaction de ce genre,
soit de prouver des faits ainsi couverts. [61] Enfin, si en désespoir de
cause il se livre contre nous aux attaques, aux diffamations, aux
emportements de langage, ne l'écoutez pas. Ne vous laissez pas
tromper par ses cris et son impudence. Soyez en garde, et
rappelez-vous ce que vous avez entendu de nous. En faisant cela,
vous tiendrez votre serment, vous serez justes, et vous sauverez
Phormion. Il en est digne, j'en jure par Jupiter et tous les dieux. LOI, TÉMOIGNAGES.
Je ne vois rien de plus à dire, et il n'y a rien, ce
me semble, qui puisse vous paraître incomplet dans ma défense.
Laisse couler l'eau (30). |
(a) C'est le discours qui porte le nom de Trapézitique, dans les Œuvres d'Isocrate. Une partie des faits exposés dans cet argument est empruntée aux plaidoyers d'Apollodore, que nous plaçons après celui-ci. (01) Phormion avait été affranchi par Pasion, peu de temps avant la mort de ce dernier. (02) G. Schoefer et Bœckh (t. f, p. 623) croient que ces onze talents sont en dehors des cinquante. Ils expliquent ἐν τούτοις comme s'il y avait πρὸς τούτοις. Mais le texte est clair. Pasion a prêté en tout cinquante talents, à savoir trente-neuf de ses fonds personnels, et onze des fonds provenant des dépôts faits à la banque. Les dépôts faits en banque étaient des dépôts irréguliers, remboursables en valeur, ou destinés à entrer en virement ou en compte courant. Tous ces fonds sont indistinctement prêtés au nom de Pasion (ἴδιον), qui est seul créancier des emprunteurs, tout en restant débiteur des déposants. C'est ce qu'a bien vu A. Schoefer, Beilagen, p. 132, note 4. (03) Ces onze talents provenant de dépôts constituaient une dette exigible de la part des déposants, et par suite un danger pour la banque du moment que la contre-valeur n'était pas facilement et promptement réalisable. C'est pourquoi Pasion donne à Phormion sa garantie pour ces onze talents. Il reste créancier de ses emprunteurs, mais il devient débiteur, envers la Banque, d'une somme égale au montant de sa créance sur ces derniers. (04) Aux termes du testament, la fortune devait rester indivise, et Apollodore pouvait y puiser, sauf aux tuteurs de Pasiclès à prélever une somme égale pour leur pupille. (05) Le mot vous s'adresse sans doute à Apollodore et Pasiclès. (06) Le droit de choisir appartenait à celui des héritiers qui était désigné par le sort. (07) Ἀφορμή est le capital de la banque. Apollodore soutient que la banque n'a pu fonctionner sans un capital à elle. Phormion affirme au contraire que la banque n'a jamais eu de capital, et qu'elle s'est bornée à placer et à faire valoir les fonds provenant des dépôts. Cette situation, en soi, eût été extrêmement périlleuse, mais Pasion possédait, en dehors de sa banque, une grande fortune personnelle : vingt talents en immeubles, trente-neuf en créances hypothécaires (environ 350,000 fr.), et nous avons vu qu'en se retirant il avait donné sa garantie à Phormion. (08) Archippé avait eu de Phormion deux enfants. Elle laissait donc quatre enfants. Par son testament, elle donna deux mille drachmes à chacun des deux enfants qu'elle avait eus de Phormion. Mais la dot qu'elle avait reçue de Pasion s'élevait à vingt mille drachmes, sans compter le trousseau et les servantes. Apollodore soutint que chacun des quatre enfants avait droit à une part égale, et que cette part devait être de cinq mille drachmes. Il réclama donc cette somme, plus une servante et quelques hardes. Suivant G. Schaefer, le legs aurait été fait par Archippé aux enfants d'Apollodore. Mais il y aurait τοῖς αὐτοῦ παιδίοις et non τοῖς τούτου παιδίοις. Τούτου ne peut être que Phormion. Voy. d'ailleurs plus bas, § 32.
(09)
Dinias avait donné l'une de ses filles à Apollodore et l'autre à Nicias.
Apollodore désigna pour ses arbitres Dinias et Nicias; Lysinos et Andromène
furent désignés par Phormion. La demande d'Apollodore était bien fondée en
droit, mais il pouvait bien avoir reçu de sa mère des dons manuels en avancement
d'hoirie, et c'est probablement sur ce point, dont la preuve est toujours
difficile à faire, que portait le débat. (Voy. le discours contre Polydès, §
60.) (10) Les arbitres siégeaient dans l'Acropole, et les transactions se faisaient dans un temple, à la face des dieux, ici dans le Parthénon. (11) Pasiclès était aussi le fils d'Archippé, mais personne ne pouvait s'étonner qu'il demandât des explications au moment où Il recevait son compte de tutelle. (12) Le même sujet se trouve traité, à peu près dans les mêmes termes, dans le plaidoyer contre Panténète. (13) Il s'agit ici de la prescription extinctive qui était fixée par la loi à une durée uniforme de cinq ans pour toutes les actions. Il y avait toutefois des prescriptions plus courtes; ainsi l'action du créancier contre la caution était prescrite par un an. Voy. Caillemer, la Prescription à Athènes. (14) Il ne s'agissait plus ici d'un testament. Strymodore avait sans doute divorcé avec sa femme, ou bien celle-ci n'était pas une femme légitime. (15) Les enfants illégitimes, νόθοι, ne pouvaient prétendre à aucune part dans la succession de leur père ni de leur mère. Ils n'étaient pas héritiers. (16) Il y avait donc un préciput d'aîné (τὰ πρεσβεῖα). Il est probable que ce préciput était passé dans les moeurs et qu'il se prélevait même dans les successions ab intestat. Pasion par son testament n'avait fait que se conformer à l'usage, et déterminer les valeurs préciputaires. (17) Ce compte des sommes encaissées par Apollodore a été singulièrement défiguré par plusieurs interprètes. Il est pourtant bien clair. Nous avons vu que Pasion avait laissé des créances hypothécaires pour trente-neuf talents. Apollodore a reçu le remboursement de vingt talents. Les dix-neuf autres ne sont pas encore venus à échéance. Sur ces vingt talents, la part d'Apollodore est de dix. (18) Le second élément du compte consiste dans le loyer payé par Phormion. Ce loyer était de deux talents et quarante mines par an. Apollodore avait droit à la moitié de cette somme, soit quatre-vingts mines par an, et pendant huit ans, dix talents et quarante mines. (19) Le loyer payé par Xénon et ses coassociés forme le troisième élément du compte. Ce loyer était le même que celui qu'avait payé Phormion. Démosthène l'a dit expressément au commencement de ce discours : Τοῦ ἴσου ἀργυρίου. Mais le partage s'en faisait inégalement entre Apollodore et Pasiclès. Ce dernier prélevait une part pour rétablir l'égalité, car on a vu qu'Apollo¬dore avait puisé dans les fonds de la succession pour ses besoins personnels, et il en faisait le rapport en moins prenant. C'est ce qu'a bien compris G. Schaefer. Apollodore a donc reçu de ce chef un talent par an pendant dix ans, soit dix talents. (20) Pasion avait laissé des immeubles valant plus de vingt talents. Apollodore en avait recueilli la moitié pour sa part, sans parler de son préciput d'aîné, dont nous ne connaissons pas l'importance. Le revenu annuel de cette part était de trente mines, ce qui fait, pour vingt ans, dix talents. C'est le quatrième élément du compte. Nous arrivons ainsi au total de plus de quarante talents, tel qu'il est indiqué par Démosthène. On voit par ce dernier article que les immeubles rapportaient à peu près 5 p.100. (21) En chiffres ronds 15,600 francs. (22) Il s'agit ici des dix-neuf talents de créances hypothécaires qu'Apollodore n'a pas encore recouvrées, mais dont il poursuit tons les jours le recouvrement. (23) La χλανίς était un vêtement fin, en laine de Milet. C'était une étoffe de luxe. Voy. Ammonius, p. 145, et Hermann, t. III, § 21, n• 19. Il ne faut pas la confondre avec la χλαῖνα, qui était un surtout de grosse laine. (24) L'esclave athénien pouvait acheter son affranchissement. C'est ainsi que les choses se passaient le plus souvent, et le mot même d'ἀπαλλαγείς indique qu'il y avait eu un arrangement, un contrat entre le maître et l'esclave. (25) Phormion fait la banque sans capital, avec son crédit porsonnel et les dépôts qui lui sont confiés. S'il est obligé de liquider, Apollodore n'y gagnera rien, car tout l'actif de la banque sera attribué aux créanciers. Ce sont ces derniers qui sont les véritables propriétaires. (26) Il s'agit ici d'une cession de biens, ou plutôt d'un abandon d'actif, volontaire ou forcé. C'est ce que les Athéniens appelaient ἐκστῆναι τῶν ὄντων. (27) L'imprécation, si fréquente dans les actes du moyen âge, remonte, comme on le voit, à une haute antiquité. (28) Je suis ici la leçon de Vοemel qui ajoute une négation, mais je conserve la ponctuation de Dindorf. (29)Timomaque, Ménon, Antoclès sont les généraux athéniens qui commandèrent successivement en Thrace, de 361 à 359. Apollodore avait servi sous eux comme triérarque, et en parle longuement dans le discours contre Polyclès. Il est probable que l'accusation contre Timomaque eut pour objet les relations entretenues par ce dernier avec le banni Callistrate. Callippe était sans doute ce triérarque complaisant, qui, sur le refus d'Apollodore, alla chercher Callistrate et le conduisit à Thasos. (Voy. le même discours contre Polyclès.) Callippe prévint sa condamnation par l'exil. En 357 il prit part à l'expédition de Dion en Sicile, et quatre ans après, en 353, il tua Dion et s'empara du pouvoir; mais il fut renversé à son tour par Hipparinus, et périt à Messine, en 350, assassiné par deux de ses lieutenants. Quant au procès contre Timothée, il eut lieu sans doute en 360, après l'échec éprouvé par Timothée contre Amphipolis. Il ne faut pas confondre ce procès criminel avec le procès civil qui eut lieu plus tard. (30) L'orateur n'avait pas épuisé tout le temps qui lui était accordé. Il restait encore de l'eau dans la clepsydre.
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