[ANDOCIDE]
TRADUCTION DES QUATRE DISCOURS D'ANDOCIDE
DISCOURS CONTRE ALCIBIADE
Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
SUR LA PAIX AVEC LES LACÉDÉMONIENS
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DISCOURS CONTRE ALCIBIADE[1] Ce n'est pas seulement aujourd'hui que je sens combien c'est chose délicate de toucher à la politique; auparavant déjà j'estimais que c'était dangereux, avant même de m'être occupé aucunement des intérêts de tous. Mais je pense que c’est le devoir d'un bon citoyen de s'exposer volontairement au danger pour le plus grand nombre, au lieu de redouter les inimitiés personnelles et de vivre indifférent à la chose publique. Car ceux qui songent à leurs affaires particulières n'aident point à la grandeur des cités; ceux qui songent à l'intérêt commun font les cités grandes et libres. [2] C'est pour avoir voulu compter parmi ceux-là que je suis exposé aux plus grands dangers, ayant pour moi votre bienveillance et votre probité, ce qui fait mon salut, mais ayant aussi des ennemis très nombreux et très redoutables qui me calomnient. Donc, dans la lutte d'aujourd'hui, il s'agit non pas d'obtenir la couronne, mais de savoir s'il faut qu'un homme, à qui la République n'a rien à reprocher, soit exilé dix ans. Les rivaux qui se disputent ce prix sont, avec moi, Alcibiade[1] et Nicias: l'un de nous doit être nécessairement frappé. [3] Mais il est juste de blâmer celui qui a porté cette loi, qui a édicté une mesure en désaccord avec le serment du peuple et du sénat. Par ce serment, en effet, vous jurez de ne condamner personne ni à l'exil, ni à la prison, ni à la peine capitale, sans jugement; et, dans la circonstance présente, sans qu'il y ait d'accusation, sans qu'il soit permis de se défendre, par suite d'un vote anonyme, celui qui est frappé par l'ostracisme doit être si longtemps privé de sa patrie. [4] Ensuite, dans ces sortes de luttes, ceux qui ont pour eux les membres des associations l'emportent sur les autres; car ce n’est pas comme dans les dicastères où le sort désigne ceux qui jugent; ici, tous les Athéniens prennent part à la chose. En outre, la loi me parait trop indulgente par un point, trop rigoureuse par l'autre. Pour les fautes contre les particuliers, c'est là, ce me semble, un grand châtiment; pour les fautes contre l'État je trouve la peine médiocre et banale, puisqu'on peut punir par l'amende, la prison et la mort. [5] Et encore, celui qu'on bannit pour être un mauvais citoyen, ne cessera pas de l'être parce qu'il s'en va; chez quelque peuple qu'il habite, il le corrompra et conspirera contre notre ville tout comme[2] auparavant, et plus justement même qu'avant d'être exilé. Je pense d'autre part que vos amis sont particulièrement affligés en ce jour, tandis que vos ennemis se réjouissent, en songeant que, si par erreur vous exilez le meilleur, il se passera dix années sans qu'il puisse rendre aucun service à la république. [6] Il est facile de voir encore autrement que cette loi est mauvaise: nous sommes les seuls des Grecs à nous en servir et aucune autre cité ne veut nous l'emprunter. Pourtant on reconnaît comme les meilleures institutions celles qui se trouvent convenir le mieux au peuple et à l'aristocratie et qui sont le plus recherchées. [7] Sur ce sujet, au reste, je ne vois rien à dire de plus, la cause présente n'y gagnerait absolument rien. Mais je vous prie d'être pour nos discours des Épistates d'une impartialité uniforme et d'assister à la chose comme autant d'Archontes, de ne supporter ni ceux qui injurient ni ceux qui parlent hors de propos, mais d'être bienveillants pour quiconque veut parler et écouter, sévères pour les insolents et les perturbateurs. Car si vous écoutez chacun de ceux qui se présenteront, vous n'en déciderez que mieux sur notre sort. [8] Quant à ma haine de la démocratie et à mon esprit factieux, il ne me reste que peu de mots à en dire. Car si je n'avais pas subi de jugement, vous auriez raison d'écouter mes accusateurs et j'aurais à me défendre là dessus. Mais puisque accusé quatre fois j'ai été acquitté, il n'est pas juste, je crois, que la chose soit encore mise en question. Avant qu'il y ait eu jugement, il n'est pas aisé de savoir si une accusation est mensongère ou fondée; quand il y a ou acquittement ou condamnation, c'en est fait et la chose est décidée. [9] Je trouve donc terrible que ceux qui sont frappés par un seul suffrage soient mis à mort, que leurs bien soient confisqués, tandis que ceux qui ont été acquittés restent exposés aux mêmes accusations;[3] que les juges aient le pouvoir de faire périr, mais soient manifestement sans puissance et sans autorité pour sauver; quand surtout les lois défendent de mettre en jugement deux fois le même homme sur le même chef d'accusation, et que vous avez juré d'observer les lois. [10] Pour ces motifs, renonçant à parler de moi je veux vous rappeler la vie d'Alcibiade. Et je ne sais, vu le grand nombre des méfaits, par où commencer, tant ils se pressent tous devant moi ! S'il me fallait raconter en détail ses adultères, ses rapts, ses autres violences et illégalités, le temps que j'ai à ma disposition ne suffirait pas, et de plus j'irriterais contre moi nombre de citoyens, en rendant publiques leurs mésaventures. Mais je révélerai ce qu'il a commis contre la cité, contre ses parents, contre ceux des citoyens et des étrangers qui se sont trouvés sur son chemin. [11] D'abord il vous persuada de régler à nouveau le tribut des alliés, fixé déjà par Aristide le plus justement du monde; chargé de l'affaire, lui dixième, il le doubla à peu près pour chacune des cités, et ayant ainsi montré combien il était redoutable et puissant, il sut des deniers publics se ménager des revenus personnels. Voyez si personne pouvait nous faire plus de mal que lui qui, à l'heure où tout notre salut dépendait des alliés, alors que leur situation était manifestement moins bonne qu'auparavant, leur doubla à tous la contribution. [12] Si donc vous pensez qu'Aristide fut un bon citoyen et un homme juste, il convient de voir dans Alcibiade le pire des hommes, puisqu'il prit pour les alliés des mesures toutes contraires à celles d'Aristide. Aussi, devant cette exigence, nombre des alliés quittant leur patrie pour l'exil vont s'établir à Thurium. Elle se manifestera, cette haine des alliés, dès que nous aurons avec Lacédémone une guerre maritime. Quant à moi je tiens pour un mauvais chef celui qui ne songeant qu'au présent ne prépare pas l'avenir, et qui dans ses conseils à la foule sacrifie l'utile à l'agréable. [13] Et je ne comprends pas ceux qui sont persuadés qu'Alcibiade aime la démocratie, cette forme de gouvernement qui paraît s'attacher plus que toute autre à l'égalité: ils ne peuvent le trouver égalitaire même dans sa vie privée, voyant la cupidité et l'orgueil de celui qui, après avoir épousé la sœur de Callias pour dix talents, en exigea autant après la mort d’Hipponicos, stratège à Délium, sous prétexte que celui-ci avait promis d'ajouter cette somme quand sa fille donnerait un fils à Alcibiade. [14] Et après avoir reçu une dot telle qu'aucun Grec n'en reçut jamais, il eut l'insolence d'introduire dans la maison conjugale des courtisanes, esclaves ou femmes libres, si bien qu'il força sa très vertueuse épouse à le quitter et avenir devant l'archonte, conformément à la loi. Et c'est dans cette occasion surtout qu'il fit montre de son pouvoir: ayant convoqué ses amis, il enleva sa femme sur l'agora et l'emporta de vive force, prouvant ainsi à tous qu'il méprisait magistrats, lois et citoyens. Et tout cela ne lui suffit pas; [15] il médita, pour rester maître de la fortune d'Hipponicos, de faire périr traîtreusement Callias, comme, celui-ci l'en accusa dans l'assemblée devant vous tous. Et Callias donna tous ses biens au peuple s'il venait à mourir sans enfants, car il craignait que ses richesses ne fussent cause de sa perte. Eh bien, de celui qui outrage sa femme et médite le meurtre de son beau-frère, quels procédés faut-il attendre contre ceux de ses concitoyens qui se trouvent sur sa route? Car tous les hommes ont plus d'égards pour leurs parents que pour les étrangers. Et certes Callias n'est pas un malheureux[4] qu'il soit facile d'attaquer impunément; sa fortune lui assure de nombreux défenseurs. [16] Mais ce qu'il y a de plus triste c'est qu'avec de tels sentiments, Alcibiade se donne, dans ses discours comme un ami de la démocratie, appelant les autres aristocrates et ennemis du peuple, et lui qui mériterait la mort pour ses menées, il est chargé par vous de soutenir les accusations contre les citoyens suspects; il se prétend le gardien de la constitution, lui qui ne consent à être l'égal d'aucun Athénien et qui ne se contente même pas d'une modeste supériorité; il vous méprise si fort, au contraire, que, s'il ne cesse pas de vous courtiser en masse, il vous outrage individuellement. [17] N'en est-il pas venu à ce degré d'audace qu'ayant décidé le peintre Agatharque à l'accompagner chez lui, il voulut l'obliger à décorer sa maison de peintures, et, malgré ses prières, malgré les raisons sérieuses qu'il alléguait, disant qu'il ne pourrait pas exécuter alors ce travail parce qu'il avait d'autres commandes, Alcibiade menaça, s'il ne peignait pas au plus vite, de l'emprisonner; ce qu'il fit. Et Agatharque ne fut délivré qu'au bout de quatre mois, après qu'il se fut échappé et enfui, en trompant la surveillance des gardes, comme s'il s'évadait de chez un roi. Et telle est l'impudence d'Alcibiade qu'ayant abordé le peintre il l'accusa de lui avoir fait tort, et, loin de se repentir de ses violences, il le menaçait, pour avoir laissé là l'ouvrage; à quoi servait donc d'appartenir à une démocratie et d'être un homme libre? Agatharque avait été emprisonné tout comme un esclave reconnu. [18] Je suis indigné quand je songe qu'il n'est pas sans danger pour vous de mener même des scélérats en prison, à cause de l'amende de 1.000 drachmes infligée à quiconque n'obtient pas le cinquième des suffrages; et lui qui a retenu si longtemps un homme en l'obligeant à peindre, il n'a subi aucune peine, il n'en paraît même que plus grand et plus redoutable. Mais dans nos conventions avec les autres villes, nous disposons qu'il sera défendu d'arrêter ou d'emprisonner un homme libre, et contre quiconque enfreint l'une ou l'autre défense nous avons établi une forte amende. Et lui qui s'est conduit de la sorte ne trouve personne pour le punir, ni un particulier, ni l'État ! [19] Or j'estime que le salut commun réside dans l'obéissance de tous aux magistrats et aux lois; quiconque les brave détruit la meilleure sauvegarde de la cité. Certes il est dur d'être maltraité même par quelqu'un qui ne connaît pas la justice, mais la chose est bien plus pénible quand c'est à bon escient que l'audacieux viole nos droits essentiels: car celui-là montre, comme Alcibiade, qu'il entend non pas obéir aux lois de la cité, mais vous faire obéir à ses propres caprices. [20] Et rappelez-vous Tauréas, chorège dont la troupe[5] rivalisait avec celle d'Alcibiade. La loi permet à qui le veut de faire sortir un choriste étranger quand il se prépare à danser, et il est défendu de l'arrêter quand il a commencé; cependant sous vos yeux, devant tous les Grecs rassemblés, en présence de tous les archontes réunis dans la ville, Alcibiade le chasse en le frappant, malgré les sympathies des spectateurs pour l'un et leur hostilité contre l'autre; et quoiqu'on applaudit au chœur de Tauréas en refusant d'écouter celui d'Alcibiade, Tauréas n'obtint rien. [21] Mais parmi les juges, les uns par peur, les autres par flatterie proclamèrent Alcibiade vainqueur, se préoccupant plus de lui que de leur serment. Et, à mon avis, les juges ont raison de courtiser Alcibiade, en voyant Tauréas, qui avait fait de si grandes dépenses, outragé, et l'auteur de tels méfaits tout-puissant. C'est vous, qui êtes responsables, en ne punissant pas les insolents, en étant sévères pour ceux qui font le mal timidement, mais pleins d'admiration pour les malfaiteurs hardis. [22] Aussi les jeunes gens ne passent pas leur temps dans les gymnases, mais dans les tribunaux; ce sont les vieux qui vont à la guerre et les jeunes qui parlent devant le peuple; ils sont encouragés par l'exemple de celui dont les méfaits dépassent tellement tous les autres que, dans l'affaire de Mélos, ayant proposé de réduire les vaincus en esclavage, il acheta une des captives et en eut un fils; un fils dont la naissance est bien plus monstrueuse que celle d'Egisthe, car il est né d'un père et d'une mère qui se détestaient, et il a ce privilège que, parmi ses plus proches parents, les uns ont infligé aux autres les plus cruels traitements. [23] Mais il vaut la peine de montrer plus manifestement encore son audace. Il a donc un enfant d'une femme qui étant libre est devenue esclave[6] par lui, dont il a tué le père et les proches, dont il a détruit la cité, en sorte qu'il a fait de ce fils son pire ennemi et celui de la république; tant de misères condamnent cet enfant à haïr. Et vous à qui ces aventures vues au théâtre dans les tragédies[7] semblent affreuses, vous les voyez se produire dans la cité sans en être touchés. Pourtant vous ne savez pas si les premières sont réelles ou ont été imaginées par les poètes; assurés au contraire que les autres ont eu lieu réellement, contre les lois de la nature, vous restez indifférents. [24] Ce n'est pas tout; il en est qui osent dire que jamais homme n'a été comparable à Alcibiade. Pour moi je pense que la république lui devra ses plus grands malheurs et qu'il apparaîtra plus tard comme la cause d'événements tels qu'ils effaceront le souvenir de ses premiers méfaits: car il est à prévoir que celui qui a ainsi disposé les débuts de sa vie lui donnera un dénouement encore plus remarquable. Or la prudence commande de se prémunir contre les citoyens qui s'élèvent trop haut, en songeant que ce sont ceux-là qui établissent les tyrannies. [25] Je ne crois pas qu'Alcibiade réponde rien à tout ceci: mais il nous parlera de sa victoire à Olympie, et sa défense portera sur tout, excepté sur les actes incriminés; mais même avec ceux qu'il invoquera, je prétends prouver qu'il mérite plutôt de périr que d'être absous: voici le fait. [26] Diomède vint à Olympie amenant un attelage de chevaux; il avait une fortune modeste, mais il voulait, avec ses ressources, mériter la couronne pour sa cité et pour sa famille, se rappelant que d'ordinaire c'est le hasard[8] qui décide dans les luttes hippiques. A cet homme qui était un citoyen, et pour lui un inconnu, Alcibiade, tout-puissant auprès des agonothètes Éléens, enlève son attelage et concourt lui-même. Et qu'eût-il fait si quelqu'un de vos alliés était venu avec un attelage de chevaux? [27] Eût-il permis aussitôt que celui-ci luttât avec lui, puisqu'il violente un citoyen d'Athènes et ose concourir avec les chevaux d'autrui, apprenant ainsi aux Grecs à ne pas s'étonner s'il fait violence à l'un d'eux, puisqu'il ne traite pas ses concitoyens comme ses égaux, dépouillant les uns, frappant les autres, emprisonnant ceux-ci, rançonnant ceux-là, montrant que la démocratie ne compte pas, démocrate en paroles, tyran par ses actes, et sachant bien que vous vous attachez au mot et ne vous souciez pas de la chose. [28] Qu'il diffère des Lacédémoniens ! ceux-ci consentent à être vaincus même quand ils ont des alliés pour adversaires, lui ne veut pas être vaincu même par des compatriotes, mais il a déclaré ouvertement ne permettre à personne de lui rien disputer. La conséquence inévitable de ces procédés c'est que les villes sympathisent avec nos ennemis et nous haïssent. [29] Mais pour montrer qu'il outrageait et Diomède et la cité tout entière, ayant demandé les vases sacrés aux archithéores, comme pour s'en servir la veille du sacrifice dans le festin qu'il donnait en l'honneur de sa victoire, il manque à sa parole et refuse de les rendre, voulant se servir le lendemain, avant l'État, des cassolettes et des aiguières d'or. Ceux des étrangers qui ne savaient pas que tout cela était à nous, voyant la cérémonie publique qui suivait la fête donnée par Alcibiade, se figuraient que nous nous servions de ses vases. Mais ceux que des Athéniens avaient instruits ou qui connaissaient par eux-mêmes les procédés d'Alcibiade, se riaient de nous en voyant un homme plus puissant que tout l'État. [30] Observez-le encore dans la dernière partie de son voyage à Olympie; comment s'est-il comporté? Les Éphésiens lui dressèrent une tente persique une fois plus grande que celle de la légation, les habitants de Chios lui fournirent des victimes et des provisions pour ses chevaux; il exigea des Lesbiens le vin et les autres dépenses. Et tel est son bonheur qu'ayant les Grecs pour témoins de son mépris des lois et de sa vénalité, il n'a subi aucun châtiment; bien plus, tous ceux qui exercent une magistrature dans une seule ville doivent des comptes; [31] lui, commande à tous les alliés et en reçoit de l'argent sans être soumis à aucune poursuite; au contraire, après de telles menées, il a été nourri au Prytanée et en outre revient souvent sur sa victoire, comme s'il n'avait pas bien plutôt déshonoré que couronné la république. [32] Si vous voulez réfléchir, vous verrez que des gens, qui ne se sont livrés que peu de temps à quelqu'une des folies, fréquentes dans la vie d'Alcibiade, ont ruiné leur maison; lui, qui ne se refuse aucune des fantaisies les plus coûteuses, a doublé sa fortune. Et quand vous croyez que ceux qui sont économes et règlent scrupuleusement leurs dépenses aiment l'argent, vous vous trompez, car ce sont les prodigues qui, ayant besoin de beaucoup de revenus, sont les plus âpres au gain. Vous ferez manifestement une action des plus indignes, si vous favorisez un homme qui n'a accompli ses hauts faits qu'avec votre argent, alors que vous avez banni par l'ostracisme Callias, fils de Didymios, qui avait vaincu, en payant de sa personne, dans toutes les luttes où la récompense est une couronne; vous n'y avez eu nul égard, et cependant c'est au prix de ses peines qu'il avait honoré la république. [33] Souvenez-vous aussi combien vos aïeux furent justes et sages en frappant Cimon de l'ostracisme pour avoir, au mépris de la loi, cohabité avec sa sœur. Pourtant il avait été vainqueur à Olympie, et non seulement lui, mais encore son père, Miltiade; mais ils ne tinrent aucun compte de ces victoires; ils le jugèrent non sur ses combats gymniques, mais sur ses mœurs. [34] Et maintenant, s'il faut décider d'après nos ancêtres à tous deux, je ne me vois nulle part aucun lien avec l'ostracisme et personne ne saurait citer un des miens qui ait subi cette épreuve; elle revient à Alcibiade, plus qu'à aucun autre Athénien: le père de sa mère, Mégaclès, et son grand-père, Alcibiade, ont tous deux été bannis par l'ostracisme, il n'y aurait donc rien d'étonnant ni d'anormal pour lui à être frappé de la même peine que ses ancêtres. Et lui-même n'oserait certes pas nier que ceux-ci, tout en étant moins respectueux des lois que tous leurs concitoyens, ne fussent plus sages et plus justes que lui; car il n'est même personne qui puisse qualifier dignement les actes d'Alcibiade. [35] J'estime aussi que celui qui a porté cette loi avait l'idée suivante: songeant que certains citoyens s'élèvent au-dessus des magistrats et des lois et qu'il est impossible à un particulier d'obtenir justice contre eux, il a ménagé ainsi au public le moyen de punir leurs méfaits. Pour moi j'ai comparu quatre[9] fois devant le peuple et je n'ai empêché personne de m'intenter une action particulière: Alcibiade, au contraire, après tout ce qu'il a fait, n'a jamais osé se soumettre à aucun procès. [36] Car il est si intraitable qu'au lieu de le punir pour ses méfaits passés, on a peur de ses méfaits à venir et que ses victimes croient bon de se résigner, alors qu'il ne sera content, lui, que s'il peut faire désormais tout ce qui lui plaira. Non, Athéniens, il n'est pas possible que je sois un homme à frapper d'ostracisme, moi qui n'ai pas été jugé digne[10] de la mort; qu'ayant été acquitté en justice, je sois exilé sans jugement: ayant triomphé de tant d'accusations, je ne saurais mériter d'être condamné sur les mêmes griefs, repris de nouveau. [37] Mais, dira-t-on, j'étais l'objet d'une délation insignifiante, dénoncé par des accusateurs sans crédit, ou menacé par des ennemis sans valeur, et non par les hommes les plus hardis à parler et à agir; or, ces ennemis ont fait condamner à mort deux de ceux qui étaient accuses comme moi. Il n'est donc pas juste d'exiler ceux dont après beaucoup d'épreuves vous avez reconnu l'innocence; exilez ceux qui ne veulent pas rendre compte à la cité de leur conduite. [38] Voici une chose regrettable à mon sens: si quelqu'un prétendait faire l'apologie de gens mis à mort et prouver qu'ils ont péri injustement, vous ne supporteriez pas cette tentative; et si des citoyens acquittés sont de nouveau poursuivis sur le même chef d'accusation, vous ne procédez pas avec les vivants comme avec les morts: n'est-ce pas injuste? [39] Il est digne d'Alcibiade de ne pas se soucier pour lui-même des lois et des serments, et de vouloir aussi vous apprendre à les violer; de faire exiler ou périr impitoyablement les autres, quitte à vous apitoyer sur lui par des prières et des pleurs; et ce n'est pas là ce qui m'étonne; il a fait assez de choses déplorables. Mais je me demande quelles gens ses prières pourront bien toucher. Les jeunes? il les a perdus dans l’opinion publique en affectant l'insolence, discréditant les gymnases, menant une vie en désaccord avec son âge. Les vieillards? il n'a rien pris de leur genre de vie, il s'est au contraire moqué de leurs idées. [40] Or ce n'est pas seulement des coupables, de leur châtiment qu'il faut se préoccuper, mais aussi des autres citoyens, que la vue de ce châtiment rendra plus justes et plus sensés. En me bannissant, vous frappez de terreur les meilleurs citoyens, en punissant Alcibiade vous apprendrez le respect des lois aux plus arrogants. [41] Mais je veux vous rappeler[11] ce que j'ai fait: ambassadeur en Thessalie, en Macédoine, en Molossie, en Thesprotie, en Italie, en Sicile, je vous ai réconciliés avec les uns, de ceux-ci je vous ai fait des amis, ceux-là, je les ai détachés de vos adversaires. Si chacun des ambassadeurs en eût fait autant, vous auriez peu d'ennemis et beaucoup d'alliés. [42] Je ne juge pas à propos de vous parler de mes liturgies, je dirai seulement que j'acquitte de mes deniers, non avec l'argent de l'État, les dépenses nécessaires. Et je me trouve avoir été victorieux dans des luttes de force, aux courses de flambeaux, aux représentations tragiques, sans frapper les chorèges, mes rivaux, sans rougir d’être moins puissant que la loi. Des citoyens comme moi me semblent bien plutôt faits pour demeurer ici que pour aller en exil. [1] Aucun historien ne parle d'une lutte entre Nicias, Alcibiade et Andocide: Andocide lui-même n'en dit rien dans ses autres discours. [2] L'allusion à Alcibiade séduisant les Spartiates, puis les Perses, parait évidente: preuve que le discours a été composé après sa mort. [3] Reiske tient τῶν νικησάντων pour inintelligible et le remplace par l'accusatif: le génitif peut fort bien s'expliquer « les accusations de (contre) ceux qui ont été acquittés subsister ». Avec l'accusatif « ceux qui ont été acquittés supporter les mêmes accusations ». [4] Phrase obscure. Reiske la rapporte à Alcibiade: « Ce n'était pas un démocrate, il avait des gardes. » Mais alors εὐαδίκητος n'est pas explicable; à moins de le traduire par « facile à attaquer » en supprimant l’idée d’injustice. [5] Παισί— Ce mot (troupe de jeunes gens) parait être le terme consacré. Il se trouve dans la Midienne: Démosthène y cite la loi d'Evégoros ὅταν ἦ τοῖς... Διονυσίοις ἡ πομπὴ καὶ οἱ παῖδες et plus loin Φιλόστρατον χορηγοῦντα παισὶ Διονύσια. [6] Anachronisme grave. [La sentence d'ostracisme a été portée en 416. La prise de Mélos est de 415.] Voir Meier (Opuscula academica: commentatio quinta XVII, et M. Perrot (Eloquence politique et judiciaire à Athènes). [7] C'est peut-être une allusion à Molossos, fils de Pyrrhus et d'Andromaque (Voir la tragédie d'Euripide, Andromaque). [8] Τύχῃ. Il peut paraître étrange qu'un Grec parle aussi dédaigneusement de ces jeux: observons pourtant qu'Isocrate au début du Panégyrique semble aussi faire assez peu de cas de ce qu'il appelle τὰς τῶν σωμάτων εὐτθυχίας. Du reste on supprimerait cette singularité en lisant τέχνῃ (par l'adresse.) [9] C'est plus tard qu'Andocide soutiendra ces luttes devant les tribunaux. [10] Le raisonnement paraît un peu singulier; il veut dire que dans ces procès publics où il risquait la mort il a été acquitté. [11] Andocide, à cette époque, avait entre 25 et 30 ans: il n'est guère probable qu'il eût fait déjà tant de choses. |