retour à l'entrée du site  

table des matières de l'œuvre D'ANDOCIDE

 

ANDOCIDE

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

TRADUCTION DES QUATRE DISCOURS D'ANDOCIDE

SUR SON RETOUR

 

 

TRADUCTION DES QUATRE DISCOURS D'ANDOCIDE

Bibliothèque Nationale de France

Annales de la Faculté des lettres de Bordeaux...1893 (N° 1) p. 153-220 – A. Leconte

 

INTRODUCTION

M. Cucuel, le regretté professeur de littérature grecque de la Faculté des lettres de Bordeaux, a publié, il y a quelques années, une traduction complète des discours d'Antiphon; il se proposait de traduire de même les autres orateurs du siècle de Périclès. Nous prenons la liberté de continuer l'œuvre commencée en donnant aujourd'hui la traduction des quatre discours d'Andocide, le second orateur de la décade. Nous y avons suivi la méthode adoptée par M. Cucuel, recherchant surtout l'exactitude pour que le style de l'auteur apparût tel qu'il est, même avec ses aspérités et ses longueurs. Tout en traduisant d'après le texte de Blass, nous avons eu sous les yeux l'édition de Dobson où se trouvent réunis les commentaires les plus importants de Bekker, Sluiter etc.

Le discours sur les Mystères a été traduit récemment par M. Hinstin (Hachette, Chefs-d’œuvres des orateurs attiques), et cette traduction, élégante et vive, nous devrait épargner la peine de publier la nôtre, s'il n'était pas nécessaire de lire l'un à côté de l'autre les deux discours (Sur son retour, Sur les Mystères), qui ont tous deux pour véritable sujet le rôle d'Andocide dans la mutilation des Hermès. On ne doute plus aujourd'hui de l'authenticité du discours sur la Paix avec les Lacédémoniens, suspecté par Denys d'Halicarnasse et Harpocration, et on en loue justement la composition et le sens politique. On trouvera les preuves grammaticales de cette authenticité dans la dissertation philologique de Waltherus Francke (Halis Saxonum, 1876). Quant au discours contre Alcibiade, que ce même Harpocration et les autres anciens critiques attribuent à Andocide, il est reconnu maintenant que c'est là une composition de quelque disciple d'Isocrate. Pourtant l'auteur d'une de ces dissertations-programmes, si usitées en Allemagne, après un examen quelque peu subtil, conclut que ce discours est du Ier siècle avant J.-C, ou du début de l'ère chrétienne (Programm. zu der œffentlichen Prüfüng. L. Drewes director, Helmstedt, 1878). Il faut consulter avant tout, sur cette diatribe contre Alcibiade, les Dissertations 4, 5, 6, 7, dans les Opuscula Academica de Meier (édités par A. Eckstein et F. Haase, Halis Saxonum, 1861). Meier y étudie les sources des erreurs commises dans l'attribution des œuvres écrites; puis il montre combien sont inexacts et confus les faits sur lesquels s'appuie le pseudo-Andocide; il prouve ensuite qu'Andocide n'a été admis parmi les dix orateurs que pour le naturel et la simplicité de son style; qu'il ne saurait, en conséquence, passer pour un rhéteur écrivant des discours comme modèles d'éloquence ou exercices d'école; que, s'il eût été logographe, il n'aurait pas, dans la suite, consacré la plus grande partie de son existence à des affaires commerciales; qu'il eût trouvé, comme plus tard Isocrate, dans son talent seul, l'instrument de sa fortune. Enfin Meier passe en revue, avec le soin le plus scrupuleux, les endroits où l'auteur du discours contesté s'écarte de la langue et de la grammaire des écrivains attiques.

Les sources de la biographie d'Andocide sont avant tout ses trois discours: il ne faut pourtant pas se délier outre mesure des renseignements que donne sur lui le Pseudo-Plutarque; la vie des dix orateurs est un recueil un peu confus, dépourvu de critique, mais souvent digne de créance. On peut aussi consulter, avec plus de réserve, le discours contre Andocide attribué faussement à Lysias. Nous avons en outre l'article sur Andocide du lexique de Suidas. Il va sans dire que, pour le rôle politique d'Andocide, il faut s'attacher avant tout à Thucydide (livre VI), et à Plutarque (Vie d'Alcibiade). Le témoignage de Diodore de Sicile a aussi sa valeur. Quant au jugement des anciens sur le talent d'Andocide, on en trouve l'expression dans Denys d'Halicarnasse (Examen de Lysias), dans Hermogène, rhéteur grec qui vivait en 180 après J.-C., particulièrement sévère pour notre auteur, dans Philostrate, autre rhéteur grec du IIIe siècle après J.-C. (Vies des Sophistes).

Parmi les modernes qui ont étudié soit la vie, soit l'œuvre d'Andocide, il faut citer en première ligne D. Ruhneken, Historia critica oratorum graecorum, 1768); O. Sluiter (Lectiones Andocideae, Leyde 1804), réédités tous deux dans les Oratores attici de Dobson; surtout Blass (Die attische Beredsamkeit von Gorgias bis zu Lysias), dont l'analyse littéraire est d'une merveilleuse précision, et M. Perrot (Eloquence politique et judiciaire à Athènes).

Ottfried Muller a traité un peu légèrement la question d'Andocide; il dit, par exemple, qu'avant l'affaire des Hermès Andocide avait été général et ambassadeur, le confondant ainsi avec son aïeul Andocide, qui, en effet, fut un des négociateurs de la paix de trente ans, conclue entre Sparte et Athènes vers 445, et qui commandait les navires athéniens envoyés en 432 au secours de Corcyre (Thuc. I, 51). Ottfried Muller n'a fait du reste qu'adopter là-dessus les affirmations du Pseudo-Plutarque, d'après lequel notre orateur serait né vers 470. Or, dans son discours sur les Mystères (parag. 148), prononcé vers l'an 399 (il y parle de l'amnistie proclamée après l'expulsion des Trente), Andocide, se plaint de n'avoir pas encore d'enfants, paidez oupw gegenhntai ce qui serait pour un septuagénaire une expression un peu étrange. Meier et Blass après lui relèvent cette singularité. Peut-être essaierait-on de l'expliquer en disant qu'il se plaignait de n'avoir pas eu d'enfants dans le cours d'une vie déjà longue (pas encore, c'est-à-dire après tant d'années vécues); nous ferions remarquer alors que, dans le discours Sur son retour (parag. 7), voulant excuser les fautes qu'il a pu commettre dans l'affaire des Hermès, il les attribue à son imprudence, à sa jeunesse, neothti.Le complot des Hermès étant de 415, il aurait eu à cette date, si l'on en croit le biographe, plus de cinquante ans. Mais si l'on admet que ce mot de νεότης ne peut convenir qu'à un homme de vingt-cinq ans environ, on placera la naissance d'Andocide entre 440 et 445, et on reconnaîtra, avec l'auteur du discours attribué à Lysias (parag. 46), qu'à cette date de 415 Andocide n'avait encore été ni stratège, ni ambassadeur.

Quant à sa famille, il n'y a pas lieu de douter qu'elle ne comptât parmi les plus nobles; tous les témoignages, y compris le sien, sont d'accord à ce sujet. Plutarque dit même, dans la Vie d'Alcibiade, qu'elle descendait d'Ulysse; l'auteur de la Vie des dix orateurs prétend qu'elle remontait à Mercure; or, dans le discours qu'Ovide prête à Ulysse disputant à Ajax les armes d'Achille, le héros se flatte d'avoir pour ancêtre, par sa mère, le dieu du Cyllène, Mercure:

Est quoque per matrem Cyllenius addita nobis

Altera nobilitas.

Il est étonnant toutefois qu'il ne se soit pas trouvé quelqu'un, parmi les ennemis d'Andocide, pour lui reprocher de n'avoir pas gardé beaucoup de respect à cet aïeul Mercure, dont il avait, mutilé ou laissé mutiler les statues.

Donc, par sa naissance, Andocide appartenait au parti oligarchique; il dut prendre rang de bonne heure dans l'hétairie d'un certain Euphilétos; c'est dans ce groupe, comme l'orateur lui-même nous l'apprend, que se forma le complot dirigé contre le gouvernement démocratique, dont la mutilation des Hermès fut le signal. On trouvera dans le discours des Mystères un récit dramatique des événements qui se produisirent alors à Athènes. Voici ce qu'en dit Thucydide (liv. VI, ch. xxvii et lx): « Sur ces entrefaites (la veille du départ de la flotte pour la Sicile), tous les Hermès de pierre qui se trouvaient dans la ville d'Athènes, figures quadrangulaires, qui, suivant l'usage national, sont placées en grand nombre devant les temples et les édifices particuliers, furent presque tous en une seule nuit mutilés au visage. Nul ne connaissait les auteurs de la profanation; la cité promit de grandes récompenses à qui les dénoncerait. On voyait là un présage relatif à l'expédition, un complot formé pour bouleverser l'Etat et abolir la démocratie... Le peuple montrait beaucoup d'irritation et de défiance... Chaque jour croissait avec l'exaspération de la multitude le nombre des arrestations. Alors un des détenus, qui paraissait un des plus coupables, fut amené par un de ses compagnons de captivité à faire des révélations, vraies ou fausses; on hésite entre les deux conjectures et personne n'a jamais pu rien dire de certain sur les auteurs de l'attentat. Ce prisonnier détermina donc son compagnon, fût-il innocent, à s'assurer l'impunité (adeia), pour être sauvé lui-même et délivrer la ville de l'anxiété présente. Il lui remontra qu'il avait plus de chances de salut à faire des aveux moyennant l'adeia, qu'à affronter le jugement en persistant à nier. Alors cet homme fit une dénonciation relative aux Hermès, où il s'accusait lui et quelques autres. Le peuple Athénien accueillit avec joie ce qu'il crut être la vérité on relâcha aussitôt le dénonciateur et ceux de ses compagnons qu'il n'avait pas désignés; on fit aux autres leur procès. Tous ceux qu'on put saisir furent mis à mort; les fugitifs furent condamnés par contumace. Reste à savoir si les victimes avaient mérité leur châtiment. »

Ce qui paraît surtout ressortir de ce récit c'est que Thucydide ne sait rien de précis sur la dénonciation, pas même le nom du dénonciateur. L'expression καθ' ἑαυτοῦ καὶ κατ' ἄλλων μηνύει τὸ τῶν Ἑρμῶν est bien vague. Dans quelle mesure Andocide a-t-il été complice du sacrilège ? A-t-il mutilé lui aussi les Hermès ou n'a-t-il fait que garder le secret aux conspirateurs, ses amis? Thucydide ne le dit pas, c'est donc qu'il l'ignorait, et le public avec lui. Voyons ce que nous apprend Andocide lui-même sur le rôle qu'il a joué en cette affaire. Dans son premier discours, prononcé vers 409, après l'abolition du gouvernement oligarchique des Quatre-Cents, l'orateur ne procède guère que par allusions; il ne raconte rien, il suppose les faits connus de tous et qu'on n'a pas eu le temps de les oublier; en un mot, cette première apologie est aussi hésitante et dénuée de renseignements que l'autre, le discours sur les Mystères, est hardie et, comme on dit aujourd'hui, documentée. Nous y apprenons pourtant qu'Andocide, peu de temps après sa dénonciation, crut prudent de s'exiler; que pendant son exil il rendit service à la république en fournissant des rames et du blé aux marins qui remportèrent la victoire d'Abydos (411); qu'il revint alors à Athènes croyant y être bien accueilli et qu'il dut s'enfuir de nouveau devant l'hostilité de ses concitoyens; qu'il est de retour une fois encore pour rendre à la république de nouveaux services; qu'en récompense il demande le rétablissement du décret de Ménippe qui lui garantissait l'adeia, c'est-à-dire tous ses droits de citoyen. Mais sur l'affaire des Hermès, comment s'exprime-t-il? « J'en suis venu à ce degré d'infortune (que ce soit la faute de ma jeunesse, de ma sottise, ou l'influence de ceux qui me décidèrent à une telle extravagance), d'avoir à choisir entre deux très grands malheurs, dénoncer les coupables ou périr moi-même et laisser périr mon père avec moi. » Qu'entend-il par cette extravagance, sinon la part petite ou grande qu'il a prise à la conspiration oligarchique? Et il ajoute, en effet, un peu plus loin: « Si les choses en sont venues là, il a été reconnu que je n'y avais qu'une bien petite part. » Bref, il résulte de ces passages, et d'autres encore, qu'Andocide a participé au crime commis contre les dieux εἰς τοὺς θεοὺς ἔχοντα ὀνείδη. Dans le deuxième discours, prononcé environ dix ans plus tard, il ne reste plus trace de ces aveux. Il a dû, dit-il, pour sauver ses parents et la république, déclarer ce qu'il savait de la mutilation des Hermès, et il a déclaré que non seulement il n'avait pris aucune part au sacrilège, mais qu'il n'avait même pas dépendu de lui de l'empêcher, et qu'après l'attentat il avait vivement blâmé les profanateurs, quoiqu'ils fussent ses amis. En fait la contradiction entre les deux discours n'est, à notre avis, qu'apparente. Andocide fut initié au complot et sans doute l'approuva; mais un accident, ou peut-être sa seule indécision, l'empêcha d'agir. Il a donc pu se dénoncer comme coupable, tout en ajoutant qu'il ne l'avait été que d'intention, qu'il n'avait donc pris à la chose qu'une faible part (πολλοστὸν μέρος) dit-il dans son premier discours). Et sans doute sa dénonciation fut assez secrète, puisque Thucydide n'a pu en connaître exactement les termes. Dix ans plus tard, quand le souvenir de ces mystérieux événements se fut effacé dans les esprits, il put même prétendre, sans risquer beaucoup d'être démenti, qu'il avait déclaré que le complot avait été exécuté non plus seulement sans lui, mais malgré lui. Quant à le soupçonner, comme fait Thucydide, d'avoir accusé des innocents, la chose devient difficile après la lecture du discours sur les Mystères; il y a là une sincérité de ton, une précision de détails, parfois une hardiesse d'affirmation, dont serait incapable un homme faussant à ce point la vérité.

Quoi qu'il en soit, Andocide eut le sort commun à tous les traîtres; les oligarques, trahis, le méprisèrent; les démocrates, ne pouvant oublier qu'il avait été l'ami des conspirateurs, regrettaient de lui avoir promis l'impunité et d'avoir ainsi soustrait un coupable à l'expiation nécessaire. On s'explique aisément dans ces conditions que, sans attendre l'abrogation du décret d’ἄδεια, Andocide se soit exilé volontairement. Il parcourut alors, en faisant le commerce, des pays lointains, la Macédoine, Chypre, trouva l'occasion de rendre des services à l'armée de Samos (411 av. J.-C.) et osa rentrer à Athènes. Le gouvernement des Quatre-Cents l'accueillit de telle sorte qu'il s'estima heureux de pouvoir fuir de nouveau. Il reprit son existence vagabonde de négociant, et vers 409, après le premier rétablissement de la démocratie, reparut à Athènes. C'est alors qu'il prononça le discours Sur son retour, humble requête qui ne désarma personne. Cette fois il eut le temps de visiter presque tous les pays grecs, la Sicile, l'Italie, l'Ionie, etc. L'amnistie générale, qui suivit la chute des Trente tyrans, lui permit enfin de revenir sans crainte (402) et de vivre trois ans à Athènes en citoyen notable (voir le discours sur les Mystères). Il semble qu'alors (399) la haine de ses ennemis se soit réveillée, et le démagogue Céphisios l'accusa d'avoir pris part aux Mystères illégalement, malgré son indignité, malgré, son atimie: c'était remettre en question tout son passé. Andocide répondit par le Discours sur les Mystères (appelé aussi περὶ τῆς ἐνδείξεως), prononcé devant un tribunal d'initiés: c'était une sorte d'autobiographie. Il fut acquitté, reprit sa place sur la scène politique et vers 391 fit partie de l'ambassade envoyée à Sparte avec pleins pouvoirs pour traiter de la paix. Il en revint accompagné de députés Lacédémoniens, sans avoir pris sur lui de rien conclure, parce qu'il manquait de décision comme de fermeté, aimant mieux soumettre le traité au vote populaire. Du moins il n'épargna rien pour décider les Athéniens à l'accepter, et il fit alors le discours Sur la Paix avec les Lacédémoniens où, fidèle aux traditions oligarchiques, il vante les bienfaits de l'alliance lacédémonienne. Mais le parti de la revanche, parti malheureux qui n'a même pas eu la bonne fortune d'être personnifié dans un homme, l'emporta cette fois: le traité, auquel Andocide espérait attacher son nom, fut repoussé, et, repris un peu plus tard, devint le traité d'Antalcidas. Dès lors il n'est plus question d'Andocide et sa race finit avec lui. En résumé ce fut un médiocre homme d'Etat: suspect aux oligarques après sa trahison, il ne sut pas, maigre ses protestations de dévouement (discours Sur son retour, par. 24) s'attacher de bonne loi à la cause de la démocratie; par les équivoques de sa politique, il rappelle Théramène. Mais par son éloquence, que caractérisent surtout une simplicité parfois naïve et une clarté très remarquable de narration, il est bien le représentant de cette classe moyenne d'orateurs publics qui, sans autre artifice qu'une technique élémentaire, parlaient au gré de leur facilité naturelle, et à ce titre il méritait de figurer dans la Décade.