ANDOCIDE
TRADUCTION DES QUATRE DISCOURS D'ANDOCIDE
DISCOURS SUR LES MYSTÈRES
Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
SUR SON RETOUR SUR LA PAIX AVEC LES LACÉDÉMONIENS
DISCOURS SUR LES MYSTÈRES399 av. J.-C.Exorde.[1] Vous savez presque tous, citoyens, les cabales de mes ennemis et leur ardeur à me nuire par tous les moyens légitimes ou non, aussitôt après mon retour en cette ville, et il est inutile que je m'étende longuement sur ce sujet; mais moi, citoyens, je vous demanderai des choses justes et pour vous faciles à accorder, pour moi précieuses à obtenir de vous; [2] d'abord de songer que je me suis présenté aujourd'hui sans que rien m'obligeât à demeurer ici, n'ayant pas fourni caution, n'étant pas retenu en prison, mais parce que je me suis lié à mon bon droit surtout, à vous ensuite, qui prononcerez suivant l'équité et, ne me laissant pas accabler injustement par mes ennemis, voudrez bien plutôt me sauver, comme il est juste, conformément à vos lois et aux serments que vous avez faits avant d'être admis à me juger. [3] D'autre part, il serait naturel, citoyens, que vous eussiez sur ceux qui s'exposent volontairement au danger la même opinion qu'ils ont d'eux-mêmes. Car pour tous ceux qui, n'ayant pas voulu affronter votre jugement, se reconnaissent ainsi coupables, c'est avec raison que vous prononcez vous aussi sur eux comme ils ont prononcé sur eux-mêmes. Ainsi pour ceux qui ayant conscience de leur innocence, ont osé demeurer, il est juste qu'à votre tour vous les jugiez comme ils se sont jugés eux-mêmes, loin de croire d'avance à leur indignité.
[4] Dès le principe, on me rapportait souvent qu'à
entendre mes ennemis je n'oserais pas affronter le débat et que je
m'enfuirais. « Que prétendrait Andocide à affronter un tel procès,
quand il peut, loin d'Athènes, avoir tout ce qu'il lui faut, quand
il n'a qu'à retourner à Chypre, d'où il vient, pour retrouver un
grand et fertile domaine, une donation[1]
qui lui a été faite et qui l'attend? Est-ce bien lui qui voudra
risquer sa tête? Dans quel espoir? Ne voit-il pas quel est l'état[2]
de la ville?
» [6] Je vous demande donc, citoyens, de m'accorder plus de bienveillance à moi qui me défends qu'à mes accusateurs, vous souvenant que, même si vous écoutez avec impartialité, l'accusé est fatalement dans une situation inférieure. Car c'est après avoir longuement comploté et combiné qu'ils ont exposé leur accusation, et cela sans danger pour eux. Mais moi c'est avec la crainte du plus grand danger et du plus grand déshonneur que j'expose ma défense. Il est donc naturel que vous me témoigniez plus de bienveillance qu'à mes accusateurs. [7] Il faut encore songer à ceci: déjà antérieurement nombre de citoyens ayant formulé maintes terribles accusations furent aussitôt convaincus si évidemment de mensonge que vous auriez bien plus volontiers puni les accusateurs que l'accusé, et d'autres, ayant par de faux témoignages, contre toute justice, perdu des malheureux, furent convaincus par devers vous de faux témoignages, trop tard pour les victimes. Devant ces erreurs fréquentes, il est juste que vous ne croyiez pas encore exactes les allégations des accusateurs. Car il est possible déjuger, d'après les discours de l'accusateur, si les accusations sont terribles ou non; mais sont-elles vraies ou fausses ? Voilà ce qu'il est impossible de savoir avant d'avoir entendu aussi ma défense. [8] Je me demande, citoyens, par où je dois commencer mon discours. Par les dernières attaques, pour dire que j'ai été l'objet d'une indication[3] illégale? par le décret d'Isotimidès, pour dire qu'il est abrogé? ou rappellerais-je les lois et les serments établis? ou bien reprendrais-je les faits au début, pour vous en instruire? Ce qui me fait surtout hésiter, je vais vous le dire; c'est que vous n'éprouvez pas tous un même et égal ressentiment au sujet de tout ce qui m'est reproché; mais chacun de vous a un point sur lequel il voudrait m'entendre me disculper tout d'abord; comme il m'est impossible de parler en même temps sur tous les points, il me parait préférable de vous instruire de tout ce qui s'est passé dès le début, sans rien omettre. Car lorsque vous saurez exactement les faits, vous comprendrez sans peine quelles calomnies mes accusateurs ont émises contre moi. [9] Je vous crois donc disposés de vous-mêmes à prononcer suivant la justice; c'est dans cet espoir que je suis resté, voyant que dans les causes publiques et particulières vous vous attachez avant tout à voter suivant vos serments: ce qui fait la force de la cité, en dépit de ceux qui voudraient qu'il en fût autrement. En retour je vous demande d'écouter mon apologie avec bienveillance, de ne pas être des adversaires pour moi, de ne pas suspecter ma véracité, de ne pas être comme à l'affut de mes paroles, mais, après avoir entendu jusqu'au bout ma défense, de prononcer alors l'arrêt qui vous paraîtra le plus digne de vous et de vos serments. [10] Comme je vous l'ai dit d'abord, citoyens, je comprendrai dans ma défense tous les faits dès le principe, en commençant par celui d'où résulta l’Indication qui m'amène devant vous, en parlant d'abord des mystères et montrant que je n'ai pas commis d'impiété, que je n'ai ni dénoncé ni avoué, et que j'ignore si les dénonciateurs ont dit vrai ou menti. Récit de l'affaire des Mystères[11] C'était donc le jour où dans l'assemblée comparaissaient les stratèges de l'armée de Sicile, Nicias, Lamachos, Alcibiade, et le vaisseau amiral de Lamachos mouillait déjà hors de la rade. Pythonicos s'étant levé devant le peuple dit: « Athéniens, vous faites partir une armée et une expédition considérables et vous allez vous engager dans une dangereuse affaire. Eh bien, je vais vous prouver que le stratège Alcibiade célèbre les mystères dans une maison avec d'autres; et si vous décrétez l'impunité, comme je le demande, un esclave appartenant à quelqu'un qui est ici, quoique non initié, vous révélera les mystères; si non, faites de moi ce que vous voudrez, puisque j'aurai menti. » [12] Alcibiade ayant longuement protesté et nié, les prytanes décidèrent de faire retirer ceux qui n'étaient point initiés et de se rendre auprès de l'esclave que désignait Pythonicos; et ils partirent et ramenèrent un esclave de Polémarchos, nommé Andromachos. Après qu'ils lui eurent assuré par décret l'impunité, l'esclave dit que les cérémonies se faisaient dans la maison de Poulytion; Alcibiade, Niciade et Mélétos célébraient les mystères, d'autres assistaient et voyaient; il y avait même des esclaves, dont lui-même, son frère, et Hicésios le joueur de flûte, esclave de Mélétos. [13] Telle fut la première dénonciation, tels sont ceux dont il donna les noms par écrit. De ce nombre fut Polystrate, qui fut arrêté et exécuté; les autres s'enfuirent, et vous prononçâtes contre eux la peine de mort. Prends-moi le texte et lis leurs noms. — Noms. — Voici ceux qu'Andromachos a dénoncés: Alcibiade, Niciade, Mélétos, Archébiade, Archippe, Diogène, Polystrate, Aristomène, Oeonias, Panétios. [14] — Telle fut, citoyens, la première dénonciation, faite par Andromachos contre ces hommes; maintenant, appelle-moi Diognétos. Est-ce toi, Diognétos, qui fus chargé de l'enquête, quand Pythonicos accusa Alcibiade devant le peuple? — Oui. — Tu sais donc qu'Andromachos a dénoncé ce qui se passait dans la maison de Poulytion ? — Je le sais. — Sont-ce bien là les noms de ceux qu'il a dénoncés ? — Oui. [15] Puis eut lieu la seconde dénonciation. Teucer était un métèque d'Athènes qui s'enfuit secrètement à Mégare. Il écrit de là au sénat pour promettre, si on lui assurait l’impunité, de faire des dénonciations sur les mystères, et sur ceux qui, comme lui, ont pris part à la chose; il dira aussi ce qu'il sait de la mutilation des Hermès. Le sénat, qui avait pleins pouvoirs, ayant décrété l'impunité, envoie des émissaires à Mégare, et Teucer de retour, assuré de l'impunité, donne la liste de ses complices; et ceux-ci, sur la dénonciation de Teucer, s'enfuirent. Prends-moi le texte et lis leurs noms. — Noms. — Ont été dénoncés par Teucer: Phèdre, Gniphonide, Isonome, Héphœstodore, Céphisodore, Teucer lui-même, Diognète, Smindyridès, Philocrate, Antiphon, Tisarque, Pantaclès. — Et souvenez-vous, citoyens, que tout cela aussi est confirmé devant vous. [16] Nous arrivons à la troisième dénonciation. La femme d'Alcméonide, qui fut aussi celle de Damon, nommée Agariste, a dénoncé Alcibiade, Axioque et Adimante, comme célébrant les mystères dans la maison de Charmidès, qui est près du temple de Jupiter Olympien. Et tous prirent la fuite, sur cette dénonciation. [17] Il y en eut encore une, Lydos, esclave de Phéréclès de Thémacos, fit une dénonciation sur les mystères qui se célébraient dans la maison de son maître, à Thémacos. Il donne, entre autres, le nom de mon père, qu'il dit y avoir assisté, mais enveloppé dans son manteau et endormi. Speusippe, alors sénateur, les livre au tribunal. Mais mon père, ayant constitué des garants, accusa Speusippe d'illégalité, et le procès se plaida devant six mille Athéniens, et sur tant de voix Speusippe n'eut pas seulement deux cents suffrages. Or c'est moi surtout qui persuadai et priai mon père de rester; à moi se joignirent nos parents. [18] Appelle Callias et Stéphanos, appelle aussi Philippe et Alexippe, ils sont parents d'Acumène et d'Autocrator, qui s'enfuirent sur la dénonciation de Lydos. Autocrator est neveu de l'un, et Acumène oncle de l'autre: c'est leur devoir de haïr celui qui a réduit leurs parents à fuir et de savoir mieux que personne qui a été cause de leur exil. — Regardez les juges en face et attestez si je dis vrai. [Témoins] [19] Vous avez entendu les faits, juges, et les témoins vous les ont confirmés; rappelez-vous maintenant ce qu'ont osé dire les accusateurs. Car c'est ainsi précisément qu'il est juste de se défendre, en rappelant les assertions des accusateurs pour les réfuter. Ils ont dit que j'avais dénoncé dans l'affaire des mystères, que j'avais donné le nom de mon père comme y ayant assisté, que j'étais le dénonciateur de mon père émettant la plus terrible et la plus impie, je crois, des accusations. Celui qui a donné son nom, c'est Lydos, esclave de Phéréclès; celui qui l'a décidé à rester, à ne point partir pour l'exil, c'est moi, moi, qui le suppliai longuement et touchai ses genoux. [20] Et qu'aurais-je pu prétendre si, ayant, dénoncé mon père, comme ils l'affirment, je l'avais supplié de rester pour être perdu par moi, si mon père avait été ainsi déterminé à engager ce procès où, pour lui, il n'y avait d'alternative possible qu'entre les deux plus grands malheurs? Car s'il était reconnu que j'avais dit vrai en le dénonçant, il mourait par moi; s'il était sauvé, il me tuait. C'est la loi: le dénonciateur qui avait dit vrai avait l'impunité; si non, il mourait. Or vous savez tous que nous fûmes sauvés, mon père et moi, ce qui était impossible si j'avais été son dénonciateur; en ce cas, c'en était fait de l'un de nous deux. [21] Voyons ! si même mon père avait voulu affronter le péril, pensez-vous que ses amis lui eussent permis de rester ou lui eussent servi de caution, et ne l'en auraient pas plutôt détourné, l'engageant à fuir là où il devait être en sûreté sans me perdre? [22] Car lorsque mon père poursuivait Speusippe comme coupable d'illégalité, il disait, justement que jamais il n'était allé chez Phéréclès à Thémacos; il demandait qu'on mit ses esclaves à la torture, qu'on ne refusât pas cette épreuve à ceux qui la réclamaient, alors qu'on y contraint ceux qui s'y refusent. Mon père tenant ce langage, comme vous le savez tous, que restait-il à Speusippe à répondre, en admettant que mes ennemis disent vrai, sinon ceci: « O Léogoras, que viens-tu parler de tes esclaves? N'est-ce pas ton fils, que voici, qui t'a dénoncé et qui dit que tu étais à Thémacos? Toi, réfute ton père, autrement, pas d'impunité. » Est-ce ainsi qu'il eût parlé, citoyens? Je le crois. [23] Si donc j'ai paru devant un tribunal, si j'ai été attaqué par quelqu'un, s'il existe une dénonciation non seulement de moi contre un autre, mais d'un autre contre moi, une liste de noms que j'aie faite ou bien sur laquelle je figure, que le premier venu monte ici pour me réfuter. Car je ne connais pas de langage plus indigne, plus invraisemblable, que celui de ces gens qui, persuadés qu'il suffit d'oser accuser, se moquent d'être convaincus d'imposture. [24] Mais de même que, si leurs accusations étaient justes, vous vous irriteriez contre moi et me jugeriez digne du châtiment le plus sévère, ainsi je vous prie, maintenant, que vous savez qu'ils mentent, de les tenir pour des méchants et de conclure que, s'ils sont manifestement convaincus d'avoir menti sur les points les plus graves de leur accusation, il me sera facile de vous montrer leurs mensonges dans les parties bien plus insignifiantes. [25] Telles furent les quatre dénonciations relatives aux mystères. Je vous ai lu les noms de ceux qui s'enfuirent après chaque dénonciation et les témoins ont attesté. Mais en outre, pour vous convaincre, voici ce que je veux faire. Parmi ceux que cette affaire a forcés de fuir, certains sont morts en exil, les autres sont revenus; ils sont à Athènes, ils sont ici cités par moi. [26] Eh bien, sur le temps qui m'est accordé, je cède la parole à quiconque voudra prouver que l'un d'eux a été en exil à cause de moi, que j'en ai dénoncé un, et qu'ils n'ont pas tous successivement pris la fuite à la suite des dénonciations que je vous ai racontées. Et si quelqu'un me convainc de mensonge, faites de moi ce que vous voudrez. Je m'arrête, et je cède la tribune, si quelqu'un veut y monter. [27] — Voyons donc, citoyens, qu'arriva-t-il après cela? Quand les dénonciations eurent été faites, la récompense promise (1.000 drachmes d'après le décret de Cléonyme, 10.000 d'après celui de Pisandre) fut l'objet d'une contestation entre les dénonciateurs et Pythonicos qui prétendait avoir accusé le premier et Androclès qui réclamait pour le Sénat. [28] Le peuple voulut alors que les initiés, réunis dans le dicastère des Thesmothètes, entendissent les dénonciations faites par chacun d'eux avant de décider. Ils adjugèrent la plus forte récompense à Andromachos, la seconde à Teucer, et aux Panathénées l'un reçut 10.000 drachmes l'autre 1.000. Appelle les témoins qui vont en attester.[4] Témoins. [29] A propos des mystères, citoyens, au sujet desquels a été faite contre moi l'Indication qui vous réunit ici, vous les initiés, j'ai démontré que je n'ai ni commis d'impiété, ni dénoncé personne, que je n'ai fait là dessus aucun aveu, que je n'ai absolument rien à me reprocher envers les deux déesses, ni grande faute, ni petite, rien; ce qu'il m'importe essentiellement de vous persuader. En effet, dans leurs discours, dithyrambiques à donner le frisson, mes accusateurs ont cité d'autres criminels, coupables jadis d'impiété envers les deux déesses, et dit quels terribles châtiments les avaient frappés. Quel rapport ont avec moi ces discours et ces actes? [30] Plus que personne je condamne ces gens et je dis qu'ils méritaient de périr précisément pour leurs impiétés, tandis que je dois être sauvé, moi, qui suis innocent. Il serait triste que l'on fût irrité contre moi pour les fautes d'autrui et que, sachant qu'il y a là une calomnie lancée par mes ennemis, on la préférât à la vérité. Il est bien évident que ceux qui ont commis de tels crimes ne peuvent se défendre en disant qu'ils n'ont rien fait; car l'épreuve à subir devant ceux qui savent les choses est terrible. Moi, je suis heureux de me défendre; je n'ai pas besoin dans une pareille cause de vous prier, de vous supplier pour être absous, mais seulement de réfuter les assertions de mes accusateurs et de vous rappeler les faits; [31] car vous, qui allez me juger, vous vous êtes engagés par des serments solennels et par les plus grandes malédictions prononcées sur vous, sur vos enfants, à décider de mon sort suivant la justice; en outre, vous avez été initiés et vous avez vu les mystères des deux déesses, tout cela pour condamner les criminels et sauver les innocents. [32] Songez-y bien: ce n'est pas une impiété moindre de frapper comme impies les innocents que de ne pas punir les impies. Aussi je vous conjure, bien plus vivement que mes accusateurs, au nom des deux déesses, par les mystères que vous avez vus, par les Grecs venus ici pour la fête: si j'ai commis quelque impiété, fait quelque aveu, dénoncé quelqu'un, ou si j'ai été l'objet d'une dénonciation, tuez-moi, j'y consens. Mais si je n'ai rien à me reprocher et [33] que je vous le prouve clairement, je vous prie d'attester aussi à toute la Grèce qu'on m'a suscité un procès injuste. Car si ce Céphisios, qui a fait l'Indication contre moi, n'obtient pas le cinquième des suffrages et est frappé d'atimie, il ne lui sera plus permis d'entrer dans le temple des deux déesses, sous peine de mort. Si donc je vous parais m'être suffisamment disculpé sur ce premier sujet, montrez-le moi, afin que je poursuive plus résolument ma défense. Mutilation des Hermès [34] Sur la mutilation des statues et la dénonciation y attenant, je ferai comme j'ai promis, je vous raconterai tout dès l'origine. Quand Teucer fut arrivé de Mégare, assuré de l'impunité, il dénonce ce qu'il savait sur les mystères et sur ceux qui avaient mutilé les statues, et il donne dix-huit noms. De ceux qu'il désignait, les uns partirent pour l'exil, les autres, arrêtés, périrent sur cette dénonciation de Teucer. Lis-moi les noms. — Noms. — Teucer, à propos des Hermès, a dénoncé Euctimon, Glaucippe, Eurymaque, Polyeucte, Platon, Antidore, Charippe, Théodore, Alcisthène, Ménestrate, Eryximaque, Euphilètos, Eurydamas, Phéréclès, Mélétos, Timanthe, Archidamos, Télénicos. — Parmi eux les uns sont revenus et sont ici; les morts sont représentés par de nombreux parents; que celui qui voudra, interrompant mon discours, monte à la tribune et prouve que je suis l'auteur de la mort ou de l'exil d'un d'entre eux. [36] Après ces événements, Pisandre et Chariclès, qui étaient du nombre des instructeurs et qui paraissaient en ce temps très bien disposés pour le peuple, disaient que les faits accomplis[5] n'étaient pas l'œuvre de quelques individus, mais tendaient au renversement de la démocratie, qu'il fallait continuer l'enquête et aller jusqu'au bout. Et tel était l'état de la cité que le héraut ayant invité le sénat à se réunir dans le conseil et abaissé le drapeau, au même moment les sénateurs venaient au sénat et les citoyens s'enfuyaient de l'agora, craignant chacun de leur côté d'être arrêtés. [37] Encouragé par les malheurs publics, Dioclide se présente au Sénat comme accusateur et déclare qu'il connaît les auteurs de la mutilation, qu'ils sont environ trois cents; il ajoutait qu'il avait vu, qu'il avait assisté à la scène. Et ici, je vous prie, citoyens, de me prêter votre attention, de demander à vos souvenirs si je dis vrai et de vous instruire les uns les autres; car ces discours se tenaient devant vous, c'est vous qui m'êtes témoins de ce que j'avance. [38] Dioclide disait avoir aux mines du Laurium un esclave dont il devait aller toucher la location. Il se lève croyant se lever à l'aube, et se met en route: or c'était la pleine lune. Arrivé aux propylées du temple de Dionysos, il voit un grand nombre d'hommes descendre de l'odéon dans l'orchestre. Ayant peur d'eux, il entra et s'assit dans l'ombre entre la colonne et la stèle sur laquelle est le stratège d'airain. Il vit alors environ trois cents personnes se tenant par groupes, soit de quinze, soit de vingt. Distinguant leurs visages à la faveur de la lune, il les reconnut pour la plupart. [39] Et d'abord, citoyens, il arrangea ainsi cette étrange aventure afin de pouvoir à son gré dire « tel Athénien était parmi ces gens-là, tel autre n'y était pas ». Après avoir vu tout cela, il s'était rendu à Laurium et apprenait le lendemain que les Hermès avaient été mutilés: il avait aussitôt compris que c'était l'œuvre de ces gens-là. [40] Revenu à Athènes, il y trouvait les instructeurs déjà nommés et le prix de 100 mines pour les dénonciateurs proclamé. Ayant vu Euphémos, frère de Callias, fils de Téléclès, assis dans la boutique d'un forgeron, il l'emmena dans le temple d'Héphaïstos, lui raconta ce que je viens de vous dire, qu'il nous avait vus cette nuit-là, ajoutant qu'il pouvait aussi bien recevoir notre argent que celui de l'Etat, puisqu'il y gagnerait notre amitié. Euphémos lui dit qu'il avait eu raison de l'avertir et l'invite à venir avec lui chez Léogoras: « Nous nous y rencontrerons avec Andocide et d'autres qu'il te faut voir. » [41] Le lendemain, il y allait et frappait à la porte; mon père, qui sortait justement, lui dit: « Allons donc, on t'attend; il ne faut pas s'aliéner de tels amis. » Et sur ces mots, il part. C'est là-dessus que Dioclide perdit mon père, le désignant comme complice. Nous lui dîmes, d'après lui, que nous avions décidé de lui donner deux talents d'argent, en dédommagement des cent mines promises par le trésor, et que si nous réussissions, il serait associé à notre entreprise; mais que nous devions lui et nous échanger notre parole. [42] Il répond qu'il réfléchira; nous lui donnons alors rendez-vous chez Callias, fils de Téléclès, qui serait un témoin de plus; et c'est ainsi que Dioclide perdit aussi mon beau-frère. Il termina sa dénonciation en disant qu'il vint donc chez Callias et qu'étant tombé d'accord avec nous il nous donna sa parole dans l'Acropole, que nous, après être convenus de lui verser la somme le mois suivant, nous manquâmes à notre promesse et ne payâmes pas; c'est alors qu'il était venu faire la dénonciation. [43] Telle fut son accusation, citoyens: il fait la liste de ceux qu'il prétend avoir reconnus, quarante-deux, et d'abord Mantithée et Apséphion qui étaient sénateurs et siégeaient dans la salle, puis les autres. Alors Pisandre s'étant levé dit qu'il fallait abroger le décret voté sous l'archontat de Scamandrios et faire mettre à la torture les prévenus, afin qu'avant la nuit tous les coupables fussent connus. Le sénat s'écrie qu'il a raison. [44] A cette proposition, Mantithée et Apséphion coururent s'asseoir sur l'autel, suppliant qu'on ne les mît point à la torture; ils demandaient à fournir des garants, pour être jugés ensuite. Ils obtinrent cette faveur à grand peine, et ayant constitué des répondants, ils montèrent sur leurs chevaux et gagnèrent en transfuges le territoire ennemi, laissant là leurs répondants, que la loi condamnait à subir la peine de ceux qu'ils représentaient. [45] Le sénat étant sorti nous fit arrêter secrètement et mettre en prison avec les entraves. Puis ayant mandé les stratèges, il ordonna de faire proclamer que les Athéniens habitant la ville devaient se rendre en armes sur l'agora, ceux des Longs Murs au temple de Thésée, ceux du Pirée sur la place publique d'Hippodamie; il commanda en outre de faire avertir au son de la trompette les chevaliers qu'ils eussent à venir aux approches de la nuit dans l'Anakeion; quant au sénat, il devait se rendre à l'Acropole et y passer la nuit, les prytanes restant dans le Tholos. Instruits de ces événements, les Béotiens s'étaient mis en marche et menaçaient nos frontières. L'auteur de tous ces maux, Dioclide, comme s'il eût été le sauveur de la cité, était couronné de fleurs et mené sur un char au Prytanée, où il soupait. [46] D'abord, que tous ceux d'entre vous, citoyens, qui étaient là, se rappellent ces faits et en instruisent les autres, puis qu'on fasse venir les prytanes qui étaient alors en fonctions, Philocrate et les autres. Témoins. [47] Et maintenant je vais vous lire les noms de ceux que Dioclide inscrivit sur la liste des accusés, afin que vous sachiez combien de mes parents il perdait, d'abord mon père, puis mon beau-frère, dénonçant l'un comme complice, l'autre comme ayant prêté sa maison aux conjurés. Vous allez entendre les noms des autres. Lis leur ces noms. — Charmidès, fils d'Aristote, mon cousin; sa mère est sœur de mon père; Tauréas, cousin de mon père; Nisée, fils de Tauréas; Callias, fils d'Alcméon, cousin de mon père; Euphémos, frère de Callias, fils de Téléclès; Phrynichos, danseur, mon cousin; Eucrate, frère de Nicias, beau-frère de Callias; Critias, autre cousin de mon père, leurs mères étaient sœurs. Tous figurent parmi les quarante qu'il inscrivit sur la liste. [48] Nous étions donc tous emprisonnés ensemble; il faisait nuit, les portes étaient closes, mais on avait laissé entrer la mère de celui-ci, la sœur de celui-là, la femme et les enfants d'un troisième, et c'étaient des cris, des lamentations; on pleurait et on gémissait sur les maux présents: alors Charmidès, mon cousin, qui, du même âge que moi, avait été élevé dans notre maison dès l'enfance, me dit: [49] « Andocide, tu vois la gravité des maux présents; ces jours passés, je n'avais pas à t'importuner de mes avis; j'y suis contraint aujourd'hui par notre détresse présente; sans parler de nous, tes parents, plusieurs de tes amis, de tes intimes, sous le coup des mêmes accusations qui nous perdent aujourd’hui, sont morts ou se sont enfuis, [50] reconnaissant ainsi leurs méfaits. Si tu sais quelque chose de ce qui s'est passé, dis-le, sauve et toi-même d'abord, et ton père ensuite, l'être que tu dois chérir entre tous, et ton beau-frère, le mari de ta sœur unique, et tes autres parents et amis, si nombreux ici; sauve-moi enfin, moi qui pendant toute ma vie, loin de te causer jamais aucune peine, me suis dévoué à ta personne et à tes intérêts, quoi qu'il fallût faire. » [51] Pendant que Charmidès me tenait ce langage, citoyens, les autres me suppliaient, chacun m'implorant de son coté, et je me dis: « O malheureux, qui me débats dans la plus affreuse des situations, souffrirai-je que mes propres parents périssent injustement, qu'ils meurent et que leurs biens soient confisqués, et qu'en outre ils aient leurs noms inscrits sur les stèles en expiation du sacrilège, quand ils ne sont pour rien dans ce qui s'est fait ? Abandonnerai-je en outre trois cents Athéniens qui vont injustement périr, la cité qui souffre des plus grands maux, les citoyens qui se soupçonnent les uns les autres? ou bien dirai-je aux Athéniens ce que je tiens d'Euphilétos, l'auteur même du crime? » [52] Je songeais en outre, citoyens, et je me disais que parmi les coupables, parmi ceux qui avaient exécuté la chose, les uns avaient péri dénoncés par Teucer, les autres avaient fui et avaient été condamnés à mort, que de ceux qui avaient agi il n'en restait que quatre qui n'eussent pas été dénoncés par Teucer, Panétios, Chérédémos, Diacritos, Lysistratos: [53] ceux-là, il était naturel qu'on les crût plus que personne affiliés aux gens qu'avait dénoncés Dioclide, puisqu'ils étaient les amis de ceux qui étaient déjà morts; même si personne ne révélait aux Athéniens la vérité, leur salut n'était rien moins qu'assuré, tandis que mes parents étaient perdus à coup sûr. Il me parut qu'il valait mieux priver justement quatre citoyens de leur patrie (or ils vivent encore, ils sont rentrés et sont toujours en possession de leurs biens) que de laisser ceux-ci mourir injustement. [54] Si donc quelqu'un parmi vous, citoyens, ou parmi les autres Athéniens avait antérieurement de moi cette idée que j'avais dénoncé mes amis pour que leur perte assurât mon salut, fausseté que répandaient sur moi mes ennemis pour me rendre odieux, jugez d'après les faits eux-mêmes. [55] Car aujourd'hui il faut, d'une part, que je rende compte de ma conduite d'après la vérité, puisque j'ai devant moi les coupables qui s'exilèrent après avoir agi, qu'ils savent fort bien si je mens ou si je dis vrai, et qu'ils peuvent me convaincre au milieu même de mon discours, car je le permets; il faut d'autre part que vous appreniez ce qui s'est fait. [56] Pour moi, en effet, citoyens, le grand intérêt de ce procès le voici: acquitté, je ne passerai plus pour un méchant homme; mais, vous d'abord, et ensuite tous les autres citoyens, vous apprendrez au contraire qu'en rien je n'ai agi par méchanceté, en rien par lâcheté, mais pressé par la malheureuse situation où se trouvait avant tout la cité, où nous étions nous-mêmes; que si j'ai dit ce que je tenais d'Euphilétos, ce fut par dévouement pour mes parents et mes amis, par dévouement pour toute la cité, faisant, je le crois, preuve de courage, non de lâcheté. Si donc il en est ainsi, je demande à être acquitté et à n’être plus dans votre opinion un méchant. [57] Voyons, car il faut, citoyens, apprécier les choses humainement[6] et se mettre dans la situation du malheureux, qu'aurait fait chacun de vous? S'il s'était agi de choisir de deux maux l'un, une mort honorable ou un salut honteux, on pouvait peut-être dire que ce qui s'est fait est une lâcheté, et pourtant beaucoup auraient choisi même ce salut, préférant la vie à une mort honorable. [58] Mais bien au contraire, me taire c'était mourir ignominieusement, sans avoir commis aucune impiété, c'était sacrifier mon père, mon beau-frère, tous mes parents et cousins qui n'étaient perdus que par moi, si je ne disais pas que d'autres étaient coupables; car Dioclide ne les avait fait emprisonner qu'en mentant et il n'y avait de salut pour eux que si les Athéniens apprenaient tout ce qui s'était passé; je devenais donc leur meurtrier en ne vous disant pas ce que j'avais appris; je perdais en outre trois cents Athéniens et la ville était dans la plus grande détresse. [59] Voilà ce qui arrivait si je m'étais tu. En disant ce qui était, je me sauvais moi-même, je sauvais mon père et mes autres parents et je délivrais la ville de l'angoisse et des maux les plus grands. Par moi, il est vrai, quatre citoyens devenaient des bannis, mais ils étaient coupables; quant à ceux qui avaient été antérieurement dénoncés par Teucer, ce n'était pas à moi certes, mais plutôt à lui, qu'il fallait imputer la mort de ceux qui n'étaient plus et l'exil des exilés. [60] Devant toutes ces considérations je jugeai, citoyens, que le moindre des maux présents était de révéler les faits au plus vite, de convaincre Dioclide de mensonge, d'assurer notre salut, de le punir, lui, qui nous perdant contre toute justice, trompant la cité, était, à cause de tout cela, tenu pour un très grand bienfaiteur et recevait de l'argent. [61] Je dis donc au sénat que je connaissais les auteurs de la mutilation et j'expliquai les faits: un jour que nous étions à boire, Euphilétos avait mis en avant ce projet, je le combattis et, grâce à moi, je crois, il ne fut pas exécuté à ce moment; mais ensuite, étant au Cynosarge monté sur un jeune cheval que j'avais, je tombai, j'eus la clavicule brisée, la tête fendue, et il fallut me rapporter sur une litière à la maison. [62] Ayant appris en quel état j'étais, Euphilétos dit aux autres que je suis décidé à agir avec eux, que je consens à prendre part à la chose et à mutiler le Mercure qui est près de l'autel de Phorbas. En parlant ainsi il trompait ses amis; et c'est pour cela que le Mercure que vous voyez tous, qui est près de notre maison paternelle, que la tribu Égide a consacré, est le seul des Mercures d'Athènes qui n'ait pas été mutilé, puisque c'était moi qui devais mutiler celui-là, à entendre Euphilétos. [63] Mais ses amis ayant compris qu'ils avaient été trompés, étaient très irrités en songeant que je savais l'affaire, mais n'avais rien fait. Etant venus me trouver le lendemain, Mélétos et Euphilétos me dirent: « La chose est faite, Andocide, nous l'avons exécutée. Si tu veux donc te tenir en repos et te taire, nous resterons tes amis comme devant; sinon, le dévouement des amis que tu te ferais en nous dénonçant ne compenserait pas notre haine. » [64] Je leur répondis que je regardais Euphilétos après cette affaire comme un scélérat; « mais ce qui est dangereux pour vous », disais-je, « ce n'est pas que je connaisse la chose, c'est qu'elle soit exécutée ». Pour confirmer l'exactitude de mon récit, je livrai mon esclave qui, mis à la torture, devait témoigner que j'étais malade, que je ne me levais pas de mon lit, et les prytanes saisirent, les servantes de la maison d'où étaient partis les profanateurs. [65] Le sénat et les instructeurs, étudiant l'affaire, virent que tout s'était passé comme je l'avais dit et que tous les renseignements s'accordaient; ils citent donc Dioclide; et il ne fallut pas de longs discours, il avoua aussitôt avoir menti et demanda grâce en nommant ceux qui l'avaient décidé à parler de la sorte; c'étaient Alcibiade de Phégonte et Amiantos d'Egine, [66] ceux-ci pris de peur s'enfuirent; et vous, après avoir appris tout cela, vous avez livré Dioclide au tribunal et vous l'avez mis à mort, vous avez délivré les prisonniers qui allaient périr, mes parents, et cela grâce à moi, vous avez rappelé les exilés, puis vous-mêmes, ayant pris vos armes, avez quitté l'agora, délivrés de tant de maux et de dangers. [67] Dans ces circonstances ma destinée a été telle que tous pourraient la plaindre justement, et d'autre part tel a été, grâce à moi, le dénouement, que je mériterais d'être tenu pour un très honnête homme, moi qui, le jour où Euphilétos me proposa la plus condamnable des complicités, le repoussai, le combattis et lui fis tous les reproches qu'il méritait; qui, le méfait une fois commis, leur ai gardé le secret, de sorte que c'est après la dénonciation de Teucer que les uns moururent, que les autres prirent la fuite, avant que nous fussions, grâce à Dioclide, incarcérés et à la veille de périr. A ce moment je donnai le nom de quatre citoyens, Panétios, Diocritos, Lysistratos, Chérédémos: [68] je suis responsable de leur exil, je l'avoue; mais mon père fut sauvé, avec mon beau-frère, trois de mes cousins, sept de mes autres parents, qui allaient mourir injustement; aujourd'hui, ils voient la lumière du soleil grâce à moi et ils le reconnaissent eux-mêmes: celui qui avait bouleversé toute la ville et l'avait jetée dans les plus terribles périls a été démasqué, vous, vous avez été délivrés de grandes terreurs et de vos mutuels soupçons. [69] Et, si je dis la vérité, citoyens, souvenez-vous, et que ceux qui savent les faits en instruisent les autres. Appelle-moi maintenant ceux qui m'ont dû leur délivrance; car, sachant très bien ce qui s'est passé, ils le pourront dire à mes juges. Oui c'est ainsi, citoyens; ils monteront à la tribune et vous parleront tant que vous voudrez les entendre, puis je continuerai mon apologie sur les autres points. [Témoins] Des Lois et des Décrets[70] Vous venez d'entendre tout ce qui se rapporte aux faits de cette époque, et je me suis disculpé, je crois, suffisamment. Mais si quelqu'un de vous veut quelque chose de plus et pense que j'ai été insuffisant ou inexact, qu'il se lève et m'en instruise, et je m'expliquerai sur ce nouveau point. Maintenant je vais vous parler des lois. [71] Car, si Céphisios, ici présent, a fait contre moi son Indication, suivant la loi établie, il formule son acte d'accusation d'après un ancien décret, rédigé par Isotimidès, qui ne s'applique nullement à moi: il chasse, en effet, des temples ceux qui ont commis un sacrilège et l'ont avoué; je n'ai fait ni l'un, ni l'autre; je n'ai pas commis d'impiété, je n'ai point fait d'aveu. [72] De plus, ce décret a été aboli et annulé, je vais vous le montrer; et pourtant tel est ce point de ma défense que je me perds si je ne peux pas vous convaincre, et qu'en vous persuadant j'aurai parlé pour mes adversaires. Je n'en dirai pas moins la vérité. [73] Quand votre flotte eut été détruite et que le siège fut commencé, vous avez délibéré sur les moyens de ramener la concorde et vous avez décidé de rendre les droits civils à ceux qui ne les avaient plus, et Patroclidès fit la motion. Or, quels étaient les atimoi, à quels titres l'étaient-ils? Je vais vous l'apprendre. Les uns étaient débiteurs de l'État soit qu'ayant été magistrats ils n'eussent pas rendu leurs comptes, soit qu'ils eussent été condamnés pour fait d'expulsion[7] ou pour crime public, ou frappés d'une amende sans forme de procès; qu'ayant acheté des fermes a l'État ils n'eussent pas payé, qu'ils eussent fourni des cautions à l'État: ceux-là avaient jusqu'à la neuvième prytanie pour payer; sinon, ils devaient le double et leurs biens étaient vendus. [74] Telle était la première espèce d'atimie; l'autre était celle des gens dont la personne était frappée d'atimie, mais qui avaient et conservaient leurs biens, ceux qui étaient condamnés pour vol ou corruption: ils étaient privés de leurs droits, eux et leurs descendants; ceux qui avaient abandonné leur poste, qui avaient été condamnés pour refus de servir, pour avoir été lâches, pour n'avoir pas voulu combattre sur mer, pour avoir jeté leur bouclier, ou pour avoir porté trois fois un faux témoignage, pour avoir produit trois fois de faux témoins, ou maltraité leurs parents, tous ceux-là étaient dégradés dans leur personne, mais conservaient leurs biens. [75] D'autres étaient dégradés sous certaines restrictions, non pas entièrement, mais en partie, comme les soldats qui, pour être restés à Athènes sous le gouvernement des tyrans, gardant du reste tous leurs droits civiques, ne pouvaient plus parler dans l'assemblée[8] ni entrer au sénat; à cela se bornait leur dégradation; telle en était la formule particulière. [76] D'autres ne pouvaient ni accuser pour crime public, ni faire d'Indication. A ceux-ci il était interdit de mettre à la voile pour l'Hellespont; à ceux-là d'aller en Ionie, aux autres l'interdiction fermait l'entrée de l'agora. Vous avez donc décidé d'abolir tous ces décrets, ainsi que les copies qui en pouvaient exister, et d'échanger à l'Acropole des serments de concorde. Lis-moi le décret de Patroclidès, d'après lequel se fit tout cela. Patroclidès a dit: « Puisque les Athéniens ont voté l'amnistie au sujet des débiteurs, de telle sorte que l'on puisse discuter et mettre l'affaire aux voix, que le peuple décide de faire ce qui s'est déjà fait au temps des guerres médiques, pour le plus grand bien d'Athènes. Quant à ceux qui sont inscrits chez les percepteurs (d'amendes) ou les intendants de la déesse et des autres divinités ou chez l'archonte-roi, et ceux dont l'inscription n'a pas été effacée, jusqu'à la fin du sénat présidé par Callias, [78] tous ceux qui étaient privés de leurs droits comme débiteurs, ceux dont les redditions de comptes ont été censurées dans les archives des vérificateurs ou de leurs assesseurs, ou ceux dont les procès pour gestion n'ont pas encore été portés devant le tribunal, ou ceux qui jusqu'à la même date ont été condamnés à quelque interdiction partielle ou à une caution; ceux qui sont inscrits comme ayant été des Quatre Cents ou ayant participé à quelque acte du gouvernement oligarchique; excepté ceux qui se sont enfuis et dont le nom est gravé sur les stèles, qui ont été condamnés ou par l'Aréopage, ou par les Ephètes, ou par le Prytanée, ou parle Delphinion, ou par un tribunal que préside l'archonte-roi, soit à l'exil, soit à mort pour meurtre, [79] comme assassins ou tyrans; que tous les autres donc soient effacés par les soins des percepteurs et du sénat, suivant ce qui a été dit, partout sur les registres publics, et s'il se trouve quelques copies de l'inscription, que les thesmothètes et autres magistrats les produisent; que cela soit fait dans les deux jours qui suivront le vote du peuple. Qu'aucun particulier ne puisse posséder d'exemplaire des inscriptions effacées ni injurier jamais personne à ce sujet. Si non, le transgresseur sera passible des mêmes peines que ceux qui sont bannis par l'Aréopage, afin qu'Athènes retrouve toute sa sécurité pour aujourd'hui et pour toujours ». [80] Par ce décret vous avez rendu aux dégradés leurs droits; quant aux exilés, ni Patroclidès n'a proposé leur retour, ni vous ne l'avez voté. Mais après la trêve faite avec les Lacédémoniens, quand vous eûtes renversé les murailles et reçu les exilés, quand fut établi le gouvernement des Trente, lorsqu'ensuite Phylé fut pris et qu'on eut pris Munichie, lorsque vous arrivèrent ces malheurs que je ne tiens à rappeler ni à mon souvenir ni au vôtre; [81] lorsque vous revîntes du Pirée, pouvant vous venger, vous avez décidé d'oublier le passé, sacrifiant au salut de la ville vos ressentiments particuliers, et vous avez décrété de vous pardonner mutuellement. Ceci décidé, vous avez élu vingt citoyens, chargés de veiller sur la cité jusqu'à l'établissement de nouvelles lois; cependant on devait se servir des lois de Solon et des règlements de Dracon. [82] Après que vous eûtes tiré au sort un sénat et choisi des nomothètes, on découvrit que parmi les lois de Solon et de Dracon il s'en trouvait beaucoup dont étaient passibles nombre de citoyens, à cause des événements antérieurs. L'assemblée s'étant réunie, vous avez délibéré à ce sujet et décidé de réviser toutes les lois et d'afficher dans le Poecile celles qui auraient été révisées. — Lis moi le décret. [83] Décret. « Le peuple a décrété, sur la proposition de Tisaménos, que les Athéniens se gouverneraient d'après les coutumes des ancêtres, se serviraient des lois de Solon et des poids et mesures adoptés par lui, et aussi des règlements[10] de Dracon, de ceux du moins dont on se servait précédemment. Pour tous ceux qu'il sera nécessaire d'ajouter, que les nomothètes choisis par le sénat les inscrivent sur des tablettes et les exposent devant les éponymes, à la portée de qui voudra les examiner, et les remettent aux magistrats dans le courant de ce mois. [84] Que le sénat examine d'abord les lois qu'on lui remet, et après lui les 500 nomothètes choisis par les dèmes, lorsqu'ils auront prêté serment; que tout particulier puisse, s'il veut, entrer au sénat et proposer toute modification qu'il jugera bonne au sujet de ces lois. Quand les lois auront été établies, que le sénat de l'Aréopage veille à ce que les magistrats n'usent que des lois adoptées, que les lois confirmées soient affichées sur le mur où elles l'étaient déjà, et puissent être examinées par tous ». Les lois furent donc révisées, citoyens, suivant ce décret, et celles que l'on confirma furent placardées sur le portique: ceci fait, nous avons établi la loi que vous suivez tous. Lis-moi la loi. Loi. « Les magistrats ne doivent appliquer en aucun cas une loi non écrite. » [86] Restait-il là quelque chose qui permît désormais ou à un magistrat de déférer devant les tribunaux ou à quelqu'un de vous d'intenter une poursuite, si non d'après les lois publiées? Donc, du moment qu'on ne peut invoquer une loi non publiée, il est absolument impossible qu'on puisse invoquer un décret non écrit. Voyant que nombre de citoyens pouvaient être inquiétés soit d'après les lois anciennes, soit d'après d'anciens décrets, nous établîmes les lois suivantes pour éviter précisément tout ce qui se passe maintenant et fermer la bouche à tout sycophante. Lis-moi les lois. [87] Lois. « Les magistrats n'appliqueront aucune loi non écrite ou d'exception. Aucun décret, soit du sénat, soit du peuple, ne prévaudra contre une loi. On ne pourra pas porter de loi contre un individu, sans qu'elle s'applique également à tous les Athéniens, à moins qu'il n'en ait été décidé autrement par 6.000 citoyens au scrutin secret. » Que restait-il encore? cette loi, que je te prie de lire aussi. Loi. « Les jugements particuliers et les arbitrages seront reconnus valables, qui avaient été prononcés lorsque la cité était sous le gouvernement démocratique. On se servira des lois édictées depuis l'archontat d'Euclide. » [88] Vous avez voulu que ces jugements et arbitrages rendus au temps du gouvernement démocratique fussent valables, citoyens, afin qu'il n'y eût ni diminution des dettes ni révision des jugements, et que les arrangements particuliers fussent exécutoires. Quant aux crimes d'ordre public que visent l'accusation, la délation, l'indication, l'arrestation,[11] vous avez décrété que pour ceux-là on se servirait des lois édictées depuis l'archontat d'Euclide. [89] Donc, puisque vous avez décidé que les lois seraient révisées et, la révision faite, affichées, qu'en aucun cas les magistrats ne se serviraient de lois non publiées, qu'aucun décret ni du sénat ni du peuple ne prévaudrait contre une loi, qu'on ne ferait pas de loi d'exception, qu'on se servirait des lois édictées depuis l'archontat d'Euclide; reste-t-il alors quelque moyen de rendre valable un seul des décrets antérieurs à Euclide, important ou non? Je ne le crois pas, pour ma part. Examinez la chose vous-mêmes. [90] Voyons donc, maintenant, ce qui en est de vos serments. Voici celui qui est commun à toute la cité, que vous avez tous prêté après la réconciliation: « Et je ne garderai de ressentiment contre aucun des citoyens, excepté les Trente et les Onze, et encore même pas contre celui d'entre eux qui voudra rendre compte de la fonction qu'il aura exercée. » Si donc vous avez juré de pardonner même aux Trente, aux auteurs de vos plus grands malheurs, du moment qu'ils rendraient leurs comptes, vous vouliez encore moins garder rancune à aucun autre citoyen. Et le sénat, chaque fois qu'il entre en fonction, quel est son serment? [91] « Et je n'admettrai ni indication, ni arrestation, à propos des faits antérieurs, si ce n'est contre les exilés. » Et vous, d'autre part, Athéniens, quel serment prêtez-vous avant de juger? « Et je n'aurai pas de ressentiment, et je ne me laisserai pas influencer par personne, mais je voterai d'après les lois établies. » Ici, il convient d'examiner si, comme je le prétends, je parle pour vous et pour les lois. [92] Considérez donc, citoyens, et les lois et la conduite de mes accusateurs; que sont-ils pour accuser les autres? Ce Céphisios ayant pris à ferme un domaine public retira de son exploitation sur ceux qui cultivent le sol ses quatre-vingt-dix mines, ne paya pas ce qu'il devait à l'Etat et s'enfuit. Car s'il s'était présenté, il eût été mis en prison, les entraves aux pieds. [93] La loi était formelle, le sénat avait le droit d'emprisonner celui qui ne payait pas sa ferme. Donc cet homme, étant donné que vous avez décrété qu'on se servirait des lois édictées depuis l'archontat d'Euclide, juge à propos de ne pas vous rendre, l'argent qu'il a prélevé sur vous, et aujourd'hui, au lieu d'exilé, c'est un citoyen, ce n'est plus un dégradé, mais un sycophante, parce que vous obéissez aux lois maintenant établies. [94] Et ce Mélétos ! il a arrêté, sous le gouvernement des Trente, Léon qui, vous le savez tous, a été mis à mort sans jugement. Or, il y avait déjà antérieurement et il y a encore une loi très juste, que vous appliquez, qui frappe celui qui prépare le crime du même châtiment que celui qui l'exécute. Les enfants de Léon n'ont pourtant pas le droit de poursuivre Mélétos comme meurtrier, parce qu'il n'y a de valables que les lois postérieures à Euclide, alors que Mélétos lui-même ne nie pas qu'il ait arrêté Léon. [95] Et cet Epicharès, le plus scélérat des hommes et qui s'en vante, il requiert contre lui-même, car il était sénateur sous le gouvernement des Trente; et que dit la loi écrite sur la stèle en face du sénat? « Celui qui aura exercé une fonction après le renversement de la démocratie peut-être tué impunément, son meurtrier n'en sera pas moins pur et recevra les biens du mort. » N'est-il pas vrai, par conséquent, Epicharès, que ton meurtrier aurait les mains pures, aux termes de la loi de Solon? [96] Lis-moi la loi écrite sur la stèle. Loi. « Il a été décrété par le sénat et le peuple, alors que la tribu Aiantis avait la prytanie, que Cléogène était secrétaire, et Boéthos épistate; l'auteur de la proposition était Démophantos. (Le décret commence par l'indication de la date, la mention du sénat des 500 tiré au sort qui siégeait quand Cléogène était secrétaire pour la première fois.) Si quelqu'un renverse la démocratie Athénienne ou après l'attentat exerce quelque magistrature, qu'il soit tenu pour ennemi public, qu'il soit tué impunément, que ses biens soient confisqués, le dixième étant réservé à la déesse. [97] Celui qui l'aura tué, celui qui aura participé au meurtre, resteront purs de toute souillure. Tous les Athéniens jureront par tribus et par dèmes, après les sacrifices exactement accomplis, de le mettre à mort. Telle sera la formule du serment: « Par parole, par action, par vote, de mon bras, si je puis, je tuerai celui qui après l'attentat exercera dès lors quelque magistrature, et celui qui tentera de s'emparer de la tyrannie ou aidera à l'établir. Et si quelqu'un tue celui-là, je tiendrai le meurtrier pour saint devant les dieux et les génies tutélaires, comme ayant, tué un ennemi public; après avoir fait vendre tous les biens du mort, j'en donnerai la moitié au meurtrier, sans le frustrer de rien. [98] Si un citoyen périt en tuant un de ces traitres, ou en essayant de le tuer, je lui serai reconnaissant à lui et à ses enfants comme nous le sommes à Harmodios et à Aristogiton et à leur postérité: tous les serments qui ont été prêtés, à Athènes, à l'armée ou ailleurs, pour combattre la démocratie Athénienne, je les annule et les efface. » Que tous les Athéniens prêtent ce serment dans un sacrifice solennel, d'après la formule légale, avant les Dionysiaques. Pour celui qui tiendra son serment qu'on demande aux dieux toutes prospérités; que celui qui l'enfreindra soit maudit, lui et sa race. » [99] Cette loi, ô sycophante, roué coquin, est-elle exécutoire ou non? Elle ne l'est plus, à mon avis, parce qu'il faut appliquer seulement les lois postérieures à l’archontat d'Euclide. Et tu vis, et tu circules dans cette ville, toi indigne, toi qui, sous le gouvernement démocratique, vivais de délations, et qui, sous l'oligarchie, pour n'avoir pas à rendre tout ce que tu devais à ce métier, te faisais l'esclave des Trente. [100] Et tu vas parler de mes complaisances amoureuses, et tu dis du mal des gens ! toi qui as été l'amant non pas d'un seul (ce serait trop beau pour toi!), mais qui te livrant pour un peu d'argent au premier venu, ce qu'on sait bien, vivait des œuvres les plus honteuses, et cela étant si laid à voir! [101] Et pourtant il a osé accuser les autres, lui à qui vos lois ne permettent même pas de se défendre[12] lui-même ! En effet, citoyens, lorsqu'assis en face de cet homme, mon accusateur, je le regardais, il me semblait absolument avoir été arrêté par les Trente et être jugé par eux. Car si j'avais été poursuivi à cette époque, quel eût été mon accusateur? N'eût-ce pas été lui, à moins que je ne l'eusse payé? Ce qui arrive aujourd'hui. Quel autre que Chariclés m'eût interrogé en ces termes: « Dis moi, Andocide, tu es allé à Décélie et tu as fortifié la place contre ta propre patrie? — Non pas. — Et puis, tu as ravagé le pays et pillé sur terre et sur mer tes propres concitoyens? — Non certes. — Tu n'as pas non plus combattu sur mer contre Athènes, pris part à la démolition des murs, à la ruine du pouvoir démocratique, tu n'es pas rentré dans la ville par la force? — Non. Je n'ai rien fait de semblable. — Crois-tu donc t'en tirer et ne pas mourir comme tous les autres? » [102] Pensez-vous, citoyens, que j'aurais été autrement traité, et cela à cause de vous, si j'avais été arrêté par les Trente? Ne serait-il pas triste qu'ayant pu périr par leurs mains pour n'avoir rien à me reprocher envers la cité, comme ils en ont fait périr d'autres, comparaissant devant vous, à qui je n'ai fait aucun mal, je ne fusse pas sauvé ! Absolument triste; ou alors personne autre ne pourrait être acquitté. [103] Mais, citoyens, ils ont fait l’indication contre moi d'après une loi établie, et ils ont rédigé l'accusation d'après le décret ancien applicable à d'autres. Si donc vous me condamnez, prenez garde que ce n'est pas à moi particulièrement qu'il appartient de rendre compte du passé, mais plutôt à bien d'autres citoyens; or, avec les uns, qui avaient combattu contre vous, vous vous êtes réconciliés sous la foi du serment, d'autres avaient été exilés que vous avez rappelés; d'autres ayant été frappés d'atimie, vous leur avez rendu leurs droits civils: à cette occasion, vous avez renversé des stèles, abrogé des lois, annulé des décrets; et maintenant ils restent dans la ville, confiants en vous, ô citoyens. [104] Si donc ils apprennent que vous accueillez les accusations relatives aux anciens événements, quel sera, pensez-vous, leur sentiment sur leur propre situation? Qui d'entre eux consentira à affronter un procès au sujet du passé? Beaucoup de leurs ennemis, beaucoup de sycophantes surgiront pour susciter une affaire à chacun d'eux. Les deux partis sont là pour vous entendre, [105] avec des sentiments tout différents: les uns, en effet, pour savoir s'il faut se fier aux lois établies et aux serments échangés, les autres pour apprendre par votre jugement s'ils pourront sans crainte faire les sycophantes cl accuser, dénoncer les uns, arrêter les autres. Il en est ainsi, citoyens, ma vie est l'enjeu dans ce procès, mais votre vote décidera pour tous, s'il faut se fier à vos lois, acheter les sycophantes ou fuir de la ville et disparaître au plus tôt. [106] Mais afin que vous sachiez, citoyens, que ce que vous fîtes pour la concorde, bien loin d'être blâmable, est conforme à votre honneur et à votre intérêt, je veux vous dire aussi quelques mots à ce sujet. Vos pères, alors que de grands malheurs étaient arrivés à la cité, que les tyrans gouvernaient, que le peuple était en exil, ayant vaincu par les armes les tyrans près du Pallénion, sous le commandement de Léogoras, mon bisaïeul, et de Charias, son beau-père (la fille de Charias fut, en effet, la mère de mon aïeul), rentrèrent dans leur patrie, mirent les uns à mort, exilèrent les autres. [107] Plus tard, quand le grand roi marchait contre la Grèce, connaissant la gravité des périls imminents et les armements du roi, ils décidèrent de recevoir les bannis, de rendre aux citoyens dégradés leurs droits civils, afin que tous eussent part et au salut et au danger. Après quoi, ayant échangé des promesses et de grands serments, ils osèrent, faisant à la Grèce entière un rempart de leurs corps, marchera la rencontre des barbares à Marathon, assurés que leur seul courage suffisait à arrêter la multitude des Perses; et ils combattirent et furent victorieux, délivrèrent la Grèce et sauvèrent la patrie. [108] L'œuvre accomplie, ils ne voulurent garder rancune à personne pour les événements passés. C'est ainsi qu'ayant trouvé une ville ruinée, des temples incendiés, des murs et des maisons abattus, n'ayant aucunes ressources, grâce à une concorde unanime ils établirent leur domination sur les Grecs et vous transmirent une ville si belle et si puissante. [109] Et vous, à votre tour, assaillis de maux non moindres que les leurs, dignes fils de vos sages aïeux, vous avez montré la vertu qui était en vous. Vous avez décidé de recevoir les exilés, de rendre leurs droits aux citoyens dégradés. Que vous reste-t-il donc à imiter de la vertu de vos pères? il n'y a plus qu'à oublier tout ressentiment, vous souvenant, citoyens, qu'autrefois la cité, partie de plus bas, est devenu grande et prospère: ce qui lui est encore possible, si nous, citoyens, voulons être sages et vivre dans la concorde. Du Rameau[110] Ils m'ont aussi attaqué à propos du rameau de suppliant que j'aurais, disaient-ils, déposé dans le temple d'Eleusis, alors qu'une loi de nos aïeux condamne à mort quiconque déposerait le rameau durant les mystères. Et ils sont si audacieux que, non contents de se faire criminels pour me perdre, ils se vengent de leur insuccès en m'accusant du crime. [111] Quand donc nous fûmes revenus d'Eleusis et que l'Indication eut été faite, l'archonte-roi se présenta pour faire son rapport sur ce qui s'était passé à Éleusis durant les cérémonies, comme c'est la coutume, et les prytanes dirent qu'ils l'introduiraient devant le sénat et ordonnèrent qu'on nous invitât, Céphisios et moi, à comparaître dans le temple d'Eleusis. Car c'était là que le sénat devait siéger, suivant la loi de Solon qui ordonne de tenir la séance le lendemain des Mystères dans l'Eleusinion. Nous comparûmes suivant l’ordre. [112] Et lorsque le sénat fut au complet, Callias, fils d'Hipponicos, s'étant levé en costume sacerdotal, dit qu'un rameau a été posé sur l'autel et le leur montre. Et alors le héraut demanda qui l'avait déposé et personne ne répondit. Or nous étions là et il nous voyait. Personne n'ayant répondu, cet Euclès, l'interpellation faite, rentra. Appelle-le moi. — Si cette première partie de ma déclaration est vraie, atteste-le, Euclès. Témoignage. [113] J'ai dit la vérité, on vient d'en témoigner. Et le résultat me paraît tout contraire à ce que disaient mes accusateurs: ils prétendaient, si vous vous en souvenez, que les deux déesses elles-mêmes, égarant mon esprit, m'avaient poussé à déposer le rameau par ignorance de la loi, afin que je subisse le châtiment. Mais moi, citoyens, je prétends que si les accusateurs disent la vérité, ce sont justement les déesses elles-mêmes qui m'ont sauvé. [114] Car si j'ai déposé le rameau et n'ai point répondu, n'est-ce pas que m'étant perdu moi-même en déposant le rameau, j'ai eu la bonne fortune de me sauver par mon silence, c'est-à-dire par l'inspiration des déesses. Car, si elles avaient voulu me perdre, il eût fallu que je convinsse d'avoir déposé le rameau, même sans l'avoir fait; mais je n'ai rien avoué, rien déposé. [115] Lorsque Euclès eut dit au conseil que personne ne répondait, Callias s'étant levé de nouveau dit qu'il y avait une loi des aïeux condamnant à mort sans jugement celui qui aurait déposé un rameau de suppliant dans le temple d'Eleusis, et que son père Hipponicos avait autrefois expliqué la chose aux Athéniens; il ajouta avoir entendu dire que c'était moi qui avait déposé le rameau. Là-dessus Céphalos, que voici, s'élance et dit: [116] « Callias, ô le plus détestable des hommes, d'abord, tu donnes ton interprétation, ce qui t'est interdit, puisque tu fais partie des Céryces, ensuite tu parles d'une loi de nos pères, or la stèle sur laquelle tu t'appuies condamne à 1.000 drachmes celui qui dépose le rameau dans l'Eleusinion. Et puis par qui as-tu entendu dire qu'Andocide avait déposé le rameau? Cite cet homme-là devant le conseil, que nous l'entendions à notre tour. » La lecture de la stèle une fois faite, et Callias n'ayant pu nommer personne, il fut évident pour le conseil qu'il avait lui-même déposé le rameau. De Callias[117] Eh bien donc, citoyens (car vous voudriez peut-être le savoir), que prétendait Callias en déposant le rameau? Je vais vous dire pourquoi il me poursuivait. Epilycos, fils de Tisandros, était mon oncle, frère de ma mère. Il mourut en Sicile, n'ayant pas d'enfants mâles, laissant deux filles, qui nous revenaient à Léagros[13] et à moi. [118] Mais Epilycos laissait une situation embarrassée; l'actif établi était inférieur à deux talents, avec un passif de plus de cinq. Cependant, ayant fait venir Léagros en face de nos amis, je déclarai qu'il convenait à des hommes de cœur, en de telles circonstances, de faire acte de bons parents. [119] « Non, il n'est pas juste que tentés par une autre fortune, par la prospérité d'un autre homme, nous délaissions les filles d'Epilycos; car s'il vivait, ou s'il était mort riche, nous voudrions, en qualité de plus proches parents, épouser ses filles, et alors nous le ferions ou pour Epilycos ou pour sa fortune; mais aujourd'hui c'est notre vertu seule qui agira. Fais-toi donc adjuger l'une, je prendrai l'autre. » [120] Il consentit, citoyens; et selon notre convention, nous nous fîmes attribuer les jeunes filles. Celle qui m'échut mourut malheureusement de maladie; l'autre vit encore; c'est celle-ci que Callias voulut, moyennant de l'argent, se faire céder par Léagros. A cette nouvelle je déposai aussitôt une somme en consignation et j'intentai d'abord à Léagros cette action. « Si tu veux te la faire attribuer, prends-la et sois heureux, [121] sinon, je la réclame. » Instruit de mes intentions, Callias revendiqua pour son propre fils l'héritière, le dixième jour du mois, afin que je ne pusse me la faire adjuger. Après vingt jours, pendant ces mystères, il donna 1.000 drachmes à Céphisios pour faire l'Indication et me jeter dans ce procès. Puis, voyant que je tenais bon, il dépose le ramena espérant que je serai mis à mort ou envoyé en exil sans jugement, et qu'en corrompant Léagros à prix d'or il aura la fille d'Epilycos. [122] Mais reconnaissant que cela même n'ira pas sans difficulté, alors il va trouver Lysistratos, Hégémon, Epicharès, qu'il savait mes amis et mes familiers, et il en arrive à ce degré d'impudence et de mépris des lois qu'il leur dit que, si je consentais à renoncer à la fille d'Epilycos, il était prêt à cesser de me tourmenter, à renvoyer Céphisios et à m'indemniser suivant l'estimation de mes amis. [123] Je lui dis de continuer à m'accuser et à me susciter d'autres ennemis, mais que, si je lui échappais et si les Athéniens décidaient de mon sort suivant l'équité, je pensais qu'à son tour il aurait à défendre sa tête. Ma prédiction se réalisera, citoyens, si vous le voulez bien. Appelle les témoins qui attesteront que je dis la vérité. Témoins. Quant à ce fils pour lequel Callias osa revendiquer la fille d'Epilycos, voyez quelle est sa naissance et comment Callias le reconnut: il vaut la peine de l'apprendre. Callias épousa la fille d'Ischomachos. Après avoir vécu avec elle moins d'un an, il prit la mère de sa femme et vécut, ô le plus misérable des hommes, avec l'une et l'autre, lui, prêtre de Cérès et de sa fille, et les garda toutes deux dans sa maison, [125] sans respect pour les deux déesses, sans crainte. La fille d'Ischomachos ayant estimé qu'il valait mieux mourir que de vivre pour assister à pareille chose, allait se pendre lorsqu'on intervint, et rappelée à la vie elle quitta la maison et s'enfuit, la fille étant chassée par la mère. Lassé de celle-ci à son tour, Callias la renvoya. Elle prétendit être grosse de Callias, et quand elle eut mis au monde un fils, il nia que l'enfant fût de lui. [126] Les parents de la femme, ayant pris le nouveau-né, se présentèrent à l'autel, à l'époque des Apaturies, avec une victime, et ordonnèrent à Callias de commencer le sacrifice. Lui, demanda de qui était l'enfant. — « De Callias, fils d'Hipponicos, dirent-ils. — C'est moi qui suis Callias. — Eh bien! c'est ton fils. » Ayant touché l'autel, il jura qu'il n'avait et n'avait jamais eu d'autre fils qu'Hipponicos, né de la fille de Glaucon; qu'il périt, lui et sa race, s'il mentait. Ce qui arrivera. [127] Or, quelque temps après cet incident, il s'éprend de nouveau de cette vieille, la plus impudente des femmes, la ramène chez lui, et ce fils déjà grand, il le présente aux Céryces, affirmant qu'il était de lui. Callidès refusa l'inscription, mais les Céryces votèrent selon la loi qui les régit et qui veut qu'un père puisse faire inscrire son fils en jurant que c'est bien son enfant. La main sur l'autel, Callias jura que c'était son fils légitime, né de Chrysias: c'était le même qu'il avait renié. Fais venir les témoins de tous ces faits. [Témoins] [128] Eh bien, citoyens, voyons si jamais en Grèce on a vu pareille chose, quelqu'un ayant épousé une femme, puis adjoignant comme seconde épouse la fille à la mère, et la fille chassée par la mère ! C'est avec celle-ci qu'il vit, lorsqu'il prétend épouser la fille d'Epilycos, afin que l'aïeule soit chassée par la petite-fille ! Et le fils de cet homme, quel est le nom qui lui convient? [129] Je ne crois pas, quant à moi, que personne soit assez ingénieux pour le trouver. Car, étant donné les trois femmes avec qui son père aura cohabité, il est fils de l'une, à ce qu'il dit, frère de l'autre, oncle de la troisième. Quel être sera-ce? Œdipe[14] ou Egisthe? comment l'appeler enfin? [130] Mais je veux encore, citoyens, vous rappeler brièvement quelque chose au sujet de Callias. Si vous vous souvenez, quand la cité commandait à la Grèce et était en pleine prospérité, et qu'Hipponicos était le plus riche des Grecs, vous savez tous qu'alors un bruit courait dans toute la ville, répété par les petits enfants et les commères: « Hipponicos nourrit dans sa maison une peste qui ruine sa banque. » Vous vous rappelez, citoyens? [131] Comment donc cette rumeur d'alors vous paraît-elle s'être réalisée? Se figurant nourrir un fils, Hipponicos nourrissait un démon, qui a ruiné sa fortune, sa bonne réputation, toute son existence. Il faut donc le condamner comme étant le mauvais génie d'Hipponicos. [132] Maintenant, citoyens, pourquoi donc ces gens qui m'attaquent aujourd'hui de concert avec Callias, qui l'ont aidé à préparer ce procès, qui ont contribué de leur argent à mes ennuis, durant les trois années que j'ai passées dans mon pays au retour de Chypre ne voyaient-ils pas en moi un impie, alors que j'initiais un tel de Delphes et plusieurs autres de mes hôtes, entrant dans le temple d'Eleusis et y sacrifiant, comme je crois avoir le droit de le faire? Bien au contraire, ils me proposaient pour des fonctions liturgiques, d'abord pour celle de gymnasiarque aux fêtes d'Héphaïstos, puis pour celle de chef des théores aux jeux Isthmiques et Olympiques, enfin pour celle de trésorier à Athènes des richesses sacrées.[15] [133] Aujourd'hui, voilà que je suis impie et criminel en entrant dans les temples ! Je vais vous dire pourquoi ils pensent de la sorte maintenant. Cet Agyrrhios, l'honnête homme, fut chef des fermiers de l'impôt du cinquantième ces trois dernières années, il acheta la ferme trente talents, il eut pour associés tous ces gens qui se réunissaient près du peuplier blanc, vous savez quelle sorte de gens. Je suppose qu'ils se réunissaient là pour s'assurer un double profit, gagner de l'argent en ne mettant pas de surenchère, et, la ferme étant adjugée à vil prix, participer aux bénéfices. [134] Ayant gagné trois talents, sachant qu'elle était l'affaire et combien elle était bonne, ils forment une association, et ayant abandonné aux autres quelque chose de leur gain, ils proposent de nouveau trente talents pour cette ferme. Comme personne ne voulait surenchérir, je m'avançai dans le conseil et mis une enchère, jusqu'à ce que la ferme me restât pour trente-six talents. Ayant ainsi supplanté ces gens-là et ayant constitué des cautions, je recueillis l'argent, je le versai à l'Etat et je ne perdis rien; au contraire, mes associés et moi nous finies un petit bénéfice. Et j'ai mis ces gens-là dans l'impossibilité de se partager six talents d'argent, qui étaient à vous. [135] Ce qu'ayant reconnu, ils se dirent: « Voilà un homme qui ne veut ni rien prendre, ni rien laisser prendre des deniers de l'Etat; il veillera et empêchera qu'on ne se partage la fortune publique. En outre celui d'entre nous qu'il surprendra en fraude, il le traduira devant l'assemblée et le fera condamner. Il faut nous débarrasser d'Andocide à tout prix. » Voilà ce qu'ils avaient à faire nécessairement, citoyens juges; vous, vous devez faire tout l'opposé. [136] Car je voudrais que vous eussiez le plus possible de citoyens semblables à moi et que les autres fussent supprimés, ou du moins qu'ils pussent être combattus par ceux à qui il appartient d'être honnêtes et soucieux des droits de la nation, qui veulent vous servir et le peuvent. Pour moi, je vous promets ou de mettre fin à leurs menées, ou de les rendre meilleurs, ou de citer devant vous et de faire châtier ceux d'entre eux qui feront le mal. [137] Ils m'ont aussi pris à partie au sujet de mes bâtiments de commerce et de mes affaires, disant que les dieux m'avaient sauvé des dangers uniquement pour que je revinsse ici, paraît-il, et que Céphisios pût me perdre. Pour moi, Athéniens, je ne crois pas que les dieux aient eu l'idée singulière, s'ils se trouvaient offensés par moi, de ne pas profiter, pour me punir, du moment où ils me tenaient au milieu des plus grands dangers. Car quel plus grand danger pour l'homme que d'être en mer au moment de la tempête? Maîtres alors de ma personne, pouvant disposer de ma vie, de mes biens, ils se seraient avisés de me sauver ! [138] Ne leur était-il pas possible même de refuser à mon corps la sépulture? Et en outre, alors que nous étions en guerre, que sur la mer allaient et venaient les trirèmes et les pirates, par lesquels nombre de citoyens ont été pris, dépouillés de leurs biens et réduits à l'esclavage pour le reste de leur vie; alors qu'il y avait là une côte barbare où beaucoup d'Athéniens ont été jetés pour y trouver les plus cruels traitements, y être torturés et mourir; [139] eh bien, les dieux m'auraient tiré de si grands périls et ils se seraient substitué comme vengeur Céphisios, le plus misérable des Athéniens, qui se prétend citoyen d'Athènes et ne l'est pas, à qui pas un des assistants ne voudrait rien confier de ses biens, sachant ce qu'il est ! A mon avis, citoyens, on doit imputer aux hommes les dangers que, je cours maintenant, aux dieux ceux que l'on court sur mer. Si donc il faut conjecturer la pensée des dieux, je crois qu'ils s'irriteraient et s'indigneraient fort, en voyant ceux qu'ils ont sauvés perdus par des hommes. [140] Il vaut aussi la peine, citoyens, de vous souvenir que vous passez aux yeux de tous les Grecs pour avoir été les meilleurs et les plus avisés des hommes en songeant non point à la vengeance du passé, mais au salut de la république et à la concorde des citoyens, beaucoup d'autres peuples avaient, eu déjà des malheurs, non moindres que les vôtres. Mais réconcilier entre eux les citoyens, cela passe avec raison depuis longtemps pour l'œuvre d'hommes vertueux et sages. Puisque donc tous, amis et ennemis, vous reconnaissent ce mérite, ne vous déjugez pas, n'allez pas priver la cité de cette gloire, comme si vous aviez voté ces mesures au hasard plutôt que par réflexion, Péroraison[141] Enfin je vous prie tous d'avoir pour moi les mêmes sentiments que pour mes ancêtres, afin que je puisse à mon tour suivre leur exemple, de vous souvenir qu'ils ont égalé les plus grands bienfaiteurs de l'Etat et qu'ils se sont montrés tels pour bien des motifs, mais surtout par amour pour vous, et aussi afin qu'un jour, si quelque danger, quelque malheur les menaçait, eux ou un de leurs descendants, ils pussent être sauvés par l'indulgence qu'ils trouveraient près de vous. Et ce serait avec justice que vous penseriez à eux. [142] Car les vertus de vos aïeux ont été précieuses à toute la cité. Après que la flotte eut été détruite, citoyens, alors que beaucoup voulaient frapper la cité de maux irrémédiables, les Lacédémoniens décidèrent, quoique nos ennemis, de sauver Athènes à cause des mérites de ces hommes à qui la Grèce entière devait sa liberté. [143] La république ayant été sauvée grâce aux vertus de vos aïeux, je demande à être sauvé moi aussi par les mérites des miens; car de ces œuvres, à qui la cité dut son salut, une part revient à mes ancêtres, et non la plus petite. En reconnaissance de ces services, il est juste que vous m'admettiez au partage de ce droit de vivre que vous avez obtenu des Grecs. [144] Considérez de plus, si vous me sauvez, quel citoyen vous aurez en moi. Riche d'abord, très riche, vous le savez, j'ai été réduit à une grande pauvreté et au dénuement non par ma faute mais par les malheurs publics; puis je me suis refait une autre fortune par des moyens légitimes, par mon intelligence et mon travail. Et puis je sais combien il est précieux d'être citoyen d'une telle ville, ce que c'est que d'être étranger ou métèque chez les autres peuples; je sais combien il est bon d'être sage et avisé, [145] ce que c'est que d'être malheureux par ses fautes. J'ai vécu avec bien des gens, j'en ai connu beaucoup, d'où sont résultées pour moi des liaisons d'hospitalité et d'amitié avec nombre de rois, de cités ou de simples particuliers. Si vous me sauvez, vous participerez à tous ces avantages, vous pourrez en user, toutes les fois que vous y aurez intérêt. — [146] Et voyez où vous en êtes d'autre part: si vous me faites périr aujourd'hui, il ne vous reste personne de notre famille, elle disparaît tout entière, coupée jusque dans sa racine. Et pourtant ce n'est pas une honte pour vous que l'existence de la maison d'Andocide et de Léogoras; ce qui était bien plutôt une honte c'était de la voir habitée, durant mon exil, par Cléophon le luthier. Car il n'est personne qui, passant devant notre porte, se soit souvenu qu'il lui ait été causé quelque dommage public ou particulier par ces hommes qui, [147] ayant souvent commandé les armées, ont élevé en votre honneur de nombreux trophées conquis sur les ennemis par terre et par mer; qui, ayant souvent géré d'autres charges et manié vos fonds, n'ont jamais été débiteurs du trésor; vous n'avez pas à vous plaindre de nous et nous n'avons rien à vous reprocher. Mais notre maison est la plus ancienne de toutes et la plus largement ouverte à l'indigent. Et il n'est pas de circonstance où quelqu'un de ces hommes, attaqué en justice, ait réclamé de vous la reconnaissance de leurs bienfaits. [148] Si donc ils sont morts, ce n'est pas une raison pour oublier aussi ce qu'ils ont fait; mais vous souvenant de leurs œuvres, croyez les voir eux-mêmes en personne implorant de vous mon salut. Qui, en effet, pourrais-je envoyer à la tribune demander grâce pour moi? Mon père? il est mort. Mes frères? je n'en ai pas. [149] Mes enfants? il ne m'en est pas encore né. C'est donc à vous à me servir de père, de frères, d'enfants; c'est vers vous que je me réfugie, c'est vous que je prie et conjure. Obtenez mon salut de vous-mêmes; n'allez pas donner le droit de cité à des Thessaliens, à des Andriens, faute d'hommes, et condamner ceux qui sont citoyens sans conteste, auxquels il appartient d'être des gens de biens et qui voulant l'être le pourront. Ne faites pas cela. Et puis, c'est à titre de bienfaiteur que je demande à être bien traité par vous. Si, en effet, je réussis à vous convaincre, vous ne perdrez pas les services que je pourrais vous rendre. Si vous écoutez mes ennemis, vous aurez beau vous en repentir ensuite, ce sera peine perdue. [150] Ne vous privez pas de ce que vous pouvez espérer de moi, ne me refusez pas ce que je puis espérer de vous. Quant à moi, je prie ceux, quels qu'ils soient, que la nation connaît déjà pour leur très grande vertu, de monter ici et de vous donner leur avis sur moi. Venez donc, Anytos, Céphalos, et ceux de ma tribu choisis pour me défendre, Thrasyllos et les autres. [1] C'est ainsi qu'Isocrate dit dans le discours de Permutatione, 16, « πολλὰς ἔλαβον δωρεάς. » [2] La traduction latine de Dobson dit: quo sit animo. La suite contredit cette interprétation. [3] Nous allons rencontrer fréquemment les mots ἐνδείκνυμι, εἰσαγγέλλω, μηνύω: il importe d'en déterminer le sens. Pollux, dit au livre VIII, ch. V, p. 49 : ἐνδείξις ἧν πρὸς τὸν ἄρχοντα ὁμολογουμένου ἀδικήματος, οὐ κρίσεως ἀλλὰ τιμωρίας δεομένου. Et au par. 51 : ἡ δ' εἰσαγγελία τέτακται ἐπὶ τῶν ἀγράφων δημοσίων ἀδικημάτων. On peut donc définir l'Ἔνδειξις: la dénonciation d'un citoyen qui a encouru une condamnation, qui déchu de ses droits politiques les exerce encore et est ainsi passible d'une peine immédiate, sans jugement. [Voir Reinach, Manuel de Philologie, Procédure à Athènes. Nous traduirons Ἔνδειξις par indication. L’Εἰσαγγελία sera l'accusation qui vise certains actes non prévus par le législateur, capables de compromettre le salut de la cité; cette accusation est portée devant le Sénat ou l'assemblée. (Voir G. Perrot, Le droit public à Athènes, p. 321.) Nous traduirons Εἰσαγγελία par accusation. Quant à la μήνυσις, Pollux en dit seulement ceci : φάσεις ἐκαλοῦντο πᾶσαι αἱ μηνύσεις τῶν λανθανόντων ἀδικημάτων (liv. VIII, ch. V, par. 47). M. Perrot (p. 321) l'explique ainsi: « Ce n'est qu'une variété de l’Εἰσαγγελία; les magistrats s'y substituent à l'esclave ou à l'étranger qui peut bien fournir des renseignements, mais n'a pas qualité pour intervenir au procès en son nom. » Il y a, en effet, dans Andocide de nombreux exemples de μήνυσις faite par un esclave ou un métèque. Mais, en parlant de lui-même. Andocide emploie aussi μηνύειν, μήνυσις . (Voir les parag. 10, 19, 20, etc.). En parlant de la femme d'Alcméonide il dit également αὔτη ἐμήνυσεν. On peut conclure de là, ce semble, que μηνύειν le sens général de donner des renseignements, dénoncer, sans nuances particulières, nous le traduirons par dénoncer. [4] Voici, je crois, ce qui s'est passé. Andromachos a fait la première dénonciation; mais c'est Pythonicos qui a présenté l'esclave, c'est lui qui a accusé Alcibiade, il pense donc être le héros de cette première affaire. De même c'est le métèque Teucer qui a fait, la deuxième dénonciation, mais il a dû s'adresser au Sénat pour être assuré de l’adeia; le Sénat, peut donc prétendre qu'un lui est redevable de cette deuxième dénonciation qui n'eût pas été faite sans son aide. Le peuple crut sans doute qu'il était plus digne de payer, pour une pareille besogne, des esclaves et non des hommes libres: et il adjugea l'argent à l'esclave Andromachos et au métèque Teucer [5] C. Nepos semble faire une allusion directe à ce passage quand il dit dans la vie d'Alcibiade, III: « Hoc cum appareret non sine magna multorum consensione esse factum, magnus multitudini timor est injectus ne qua repentina vis in civilate existeret quae libertatem opprimeret populi. » Thucyd. dit seulement : « ἐδόκει καὶ ἐπὶ ξυνωμοσίᾳ ἅμα νεωτέρων πραγμάτων καὶ δήμου καταλυσέως γεγενῆσθαι. » [6] Il dit de même, dans son premier discours (sur son retour) · « εἰ ἀνθρωπίνως περὶ ἐμοῦ γιγνώσκοιτε. » [7] Il y a dans ce passage plusieurs tenues juridiques d'une explication difficile. Voici comment Photius, liv. VIII, ch. V, définit : 1° « l'ἐξούλη ; « Ἡ δὲ τῆς ἐξούλης δίκη γίγνεται ὅταν τις ἐκ δημοσίου πριάμενον μὴ ἐᾷ καρποῦσθαι ἃ ἐπρίατο ἢ τὸν νικήσαντα ἃ ἐνίκησεν, ἀλλ' ἢ ἔχοντα ἐκβάλλῃ, ἤ σχεῖν κωλύσῃ. » - 2° la γραφὴ · « Γραφαὶ δὲ φόνου... ἀσεβείας... δώρων... ἀστρατείας... ἀναυμαχίου » - 3° l'ἐπιβολὴ · « Ἡ βουλὴ ποιεῖται ζημίας ἐπιβολήν. » [8] Il est question dans le Plaidoyer d'Eschine contre Timarque des citoyens auxquels la législation interdit de parler au peuple; ce sont ceux qui frappent leur père ou leur mère, refusent de les nourrir... ceux qui ont refusé de servir ou jeté leur bouclier. [9] Sur l'authenticité de ces pièces officielles voir l'Eloquence politique et judiciaire à Athènes, page 205, où M. Perrot montre qu'il ne faut pas s'en défier outre mesure. [10] Ce mot θεσμὸς est plus ancien que le mot νόμος, (Essai sur le droit public). [11] Ἡ δὲ ἀπαγωγή, ὅταν τις ὅν ἐστιν ἐνδείξασθαι μὴ παρόντα, τοῦτον παρόντα ἐπ' αὐτοφώρῳ λαβὼν ἀπάγῃ. (Pollux, liv. VIII, ch. v, parag. 49). [12] Voir le plaidoyer d'Eschine contre Timarque: la loi interdit de parler devant le peuple à celui qui a fait le métier de courtisane. [13] Isée cite dans le Discours de Heredit. Aristarch. la loi qui interdit a une héritière de passer par mariage dans une autre famille; elle doit épouser son plus proche parent et lui apporter ses biens en dot. [14] L'auteur du discours contre Alcibiade semble avoir voulu imiter ce passage quelque peu bizarre, lorsque parlant du fils qu'Alcibiade aurait eu de l'esclave Mélienne il compare sa naissance à celle d’Egisthe. [15] Le trésor public et le trésor sacré (δημόσια, ἱερὰ χρήματα) étaient dans le Parthénon. Dans le trésor sacré on distinguait les richesses de Minerve et celles des autres dieux (ταμίαι τῶν ἄλλων θεῶν). Andocide ne nous dit pas de quel collège il fit partie, il n'est donc pas probable qu'il ait été un des serviteurs de la grande déesse.
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