retour à l'entrée du site   table des matières des penseurs de la Grèce de Theodor Gomperz

 

 

Gomperz, Theodor (1832-1912)
Les penseurs de la Grèce : histoire de la philosophie antique

trad. de Aug. Reymond,... ; et précédée d'une préf. de M. A. Croiset,...
Griechische Denker : eine Geschichte der antiken Philosophie
2e éd. rev. et corr.
Paris : F. Alcan ; Lausanne : Payot, 1908-1910

chapitre II chapitre IV

CHAPITRE III

Pythagore et ses disciples.

1. Pythagore ; ses voyages. La confrérie pythagoricienne. - II. Fondement de la théorie des sons. La théorie des nombres ; sa genèse. Mystique pythagoricienne. Nombres sacrés. L'esprit mathématique; ses avantages et ses faiblesses. - III. Forme sphérique de la terre.

I

« Pythagore, fils de Mnésarchos, a poussé l'étude et la recherche plus loin que tous les autres hommes ; il s'est procuré une sagesse faite de polymathie et de mauvais arts ». Cette invective d'Héraclite et une seconde qui nous est déjà connue (p. 68) forment les seuls témoignages presque contemporains, que nous ayons sur l'activité de cet homme qu'une nombreuse foule de disciples a célébré et admiré au plus haut point, et que la postérité a honoré presque comme un demi-dieu. Le fils du tailleur de pierres Mnésarchos (01), né entre 590 et 570 dans l’île de Samos, célèbre alors par sa marine, par son commerce et le développement qu'y avaient pris les arts, est une des figures les plus caractéristiques que la Grèce - et peut-être le monde - ait produites. Mathématicien éminent, créateur de l'acoustique, auteur de découvertes astronomiques capitales, et en même temps fondateur d'une secte religieuse et d'une communauté que l'on peut rapprocher de nos ordres de chevalerie du moyen âge, théologien et réformateur moral, il réunit en lui une richesse de dons de la nature la plus variée et parfois la plus contradictoire. Il ne nous a pas été conservé une ligne de sa main, et même il semble presque établi qu'il n'a jamais recouru à l'écriture pour communiquer ses pensées, et qu'il a agi sur son entourage par la seule puissance de la parole et de l'exemple ; aussi est-il difficile de dégager sa figure de traditions, qui, semblables à un fleuve, prennent d'autant plus d'extension qu'elles s'éloignent davantage de leur source. -L'une d'elles qui, il est vrai, n'est pas absolument attestée, en fait un disciple de Phérécyde (02). Sans avoir couru le monde, comme l'ont prétendu les anciens, il rassembla, cela paraît hors de doute, dans de lointains voyages, les éléments variés de sa culture, pour en construire ensuite un système aux couleurs multiples et chatoyantes. Sinon, comment aurait-il apaisé sa soif de science dans une époque relativement pauvre en oeuvres littéraires ? Comment aurait-il mérité l'éloge contenu dans l'insulte du sage d'Éphèse ? Ce serait vraiment un miracle que l'adepte de la mathématique n'eût pas visité l'Égypte, patrie de cette science, où, un ou deux siècles plus tard, un Démocrite, un Platon, un Eudoxe portaient encore leurs pas pour l'étudier. On ne peut d'ailleurs douter sérieusement qu'il n'ait emprunté aux prêtres égyptiens toutes sortes de pratiques qui ont passé pour caractéristiques de sa confrérie. L'historien Hérodote, dont on ne saurait infirmer le témoignage sur ce point, n'hésite pas à appeler « Pythagoréens et Égyptiens » les « Orphiques et les Bakchiques », et il attribue assez distinctement la même origine à une autre et capitale doctrine pythagoricienne, celle de la transmigration des âmes (03). Pythagore a-t-il vu aussi les coupoles d'or de Babylone ? Nous ne le savons pas; mais la vraisemblance porte à croire que son désir de s'instruire le poussa à visiter aussi ce berceau d'une civilisation immémoriale, et qu'il y recueillit des traditions nationales et étrangères. Parvenu à l'âge mûr, il quitta son île natale, que gouvernait alors le tyran Polycrate, et se rendit dans l'Italie méridionale, où ses tentatives de réforme trouvèrent le sol le plus favorable. Il déploya la plus grande activité dans la ville de Crotone, fameuse alors par la salubrité de sa situation, l'excellence de ses médecins et la vigueur de ses athlètes, et dont l'emplacement reste aujourd'hui désert, tandis que son nom, sous la forme Cortone, est devenu celui d'une modeste localité. La colonie achéenne venait de succomber dans la lutte avec son ancienne rivale, la frivole Sybaris ; l'humiliante défaite avait préparé les esprits à des innovations morales, religieuses et politiques. Ces dispositions favorables furent utilisées par le nouvel arrivant, qui brûlait de mettre ses idées en pratique. Il en résulta la fondation d'une communauté qui réunissait dans son sein les représentants des deux sexes, admettait divers degrés d'initiation, et, grâce à de prudentes gradations dans la sévérité de la règle, exerçait son influence sur des cercles étendus. Un réveil puissant des âmes, qui se manifesta à l'intérieur par l'établissement d'un régime aristocratique rigoureux, et à l'extérieur par des succès militaires, fut le fruit de cette réforme, qui ne resta pas longtemps confinée à Crotone, mais se propagea dans d'autres villes de la Grande Grèce, comme Tarente, Métaponte et Caulonia. Une réaction ne pouvait manquer de se produire. La lutte des classes, déjà existante, devait gagner en violence dès que le parti aristocratique, transformé par des dogmes et des usages particuliers en une confrérie religieuse et sociale fortement organisée, et devenu état dans l'état, se comporta à l'égard de la masse des citoyens avec plus de raideur et de morgue qu'auparavant. Le parti populaire se plaignait de n'avoir pas une part suffisante aux privilèges politiques ; à cela s'ajouta son aversion pour l'intrus et pour ses innovations singulières, et surtout le ressentiment personnel de ceux qui avaient demandé leur admission dans la communauté et n'en avaient pas été jugés dignes. Une catastrophe aussi terrible que celle qui a mis fin, au moyen âge, à l'ordre des Templiers frappa l'association pythagoricienne de Crotone, dont les membres, à ce que l'on prétend, trouvèrent la mort dans l'incendie du local de leurs réunions peu avant l'an 500. Nous ne sommes pas assez bien renseignés sur cet événement pour savoir si Pythagore lui-même en fut victime ou s'il était déjà mort à cette date. Les succursales de l'ordre éprouvèrent le même sort. Dès lors, sans doute, la doctrine de Pythagore eut encore des adhérents, mais c'en était fait de l'association elle-même. Dans la métropole, ce fut le sol de la Béotie qui se montra le plus favorable aux membres dispersés de l'école ; le grand Épaminondas reçut les leçons de quelques-uns d'entre eux ; d'autres se rendirent à Athènes, et préparèrent la fusion des doctrines pythagoriciennes avec celles des autres écoles philosophiques, et notamment de l'école socratique. A la fin, le Pythagorisme se décomposa pour ainsi dire dans les éléments disparates que le génie d'une personnalité puissante avait fait entrer dans le cadre d'un système. Le côté positif et scientifique de la doctrine, nous voulons dire les mathématiques et la physique, fut repris par des spécialistes, tandis que les pratiques et les maximes religieuses ou superstitieuses continuèrent à être observées dans les cercles orphiques.

II

C'est dans le premier de ces domaines que l'école pythagoricienne a acquis des titres impérissables. Nous nous inclinons avec respect devant le génie de ces hommes qui ont frayé la voie à la science, qui nous ont appris à pénétrer le secret des forces naturelles et, par suite, à les dominer. Et ici, une remarque d'une portée générale s'impose à nous. On a reproché aux Pythagoriciens, dans l'antiquité comme de nos jours, et pas tout à fait à tort, les caprices de leur imagination, le caractère aventureux de leur doctrine. Mais on éprouve un vrai plaisir à montrer que les facultés imaginative et émotive, et le sens du beau et de l'harmonieux qui réside en elles n'ont pas pour unique effet d'entraver parfois la recherche scientifique, mais qu'elles l'ont aussi fécondée de la manière la plus décisive ; qu'en lui donnant des ailes, elles lui ont permis d'atteindre à des sommets inaccessibles au simple raisonnement. Pythagore cultivait avec ardeur la musique, qui, dans le cercle de ses adhérents, a toujours joué un rôle considérable comme moyen d'exciter ou d'apaiser les passions. Or, sans cet art, il ne serait sûrement jamais arrivé à sa découverte la plus importante et la plus féconde, à démontrer que la hauteur des sons dépend de la longueur des cordes vibrantes. Le monocorde sur lequel il fit les expériences qui devaient fonder l'acoustique « se composait d'une corde tendue sur une caisse de résonance avec un chevalet mobile, qui permettait de partager la corde en parties de longueurs diverses, et ainsi de produire des sons différents, plus hauts ou plus bas, sur une seule et même corde (04). » Grand fut l'étonnement de ce chercheur, versé à la fois dans les mathématiques et la musique, lorsque cette simple expérience lui eut révélé d'un coup le règne merveilleux d'une loi dans un domaine jusque là absolument fermé à l'investigation scientifique. Sans que, en réalité, il eût pu déterminer le nombre des vibrations nécessaires à la production de chaque son, mais seulement en mesurant la longueur de la corde, cause matérielle d'où résulte chacun de ces sons, il avait plié aux règles mathématiques et introduit dans la catégorie des quantités calculables un fait jusqu'alors insaisissable, indéterminable, et, pour ainsi dire, immatériel. C'est là l'une des chances les plus extraordinaires que connaisse l'histoire des sciences. Car tandis qu'ailleurs - qu'on songe à la chute des corps et au mouvement - les lois fondamentales sont profondément cachées et ne peuvent être isolées et rendues visibles à l'œil de l'observateur que par les appareils les plus ingénieux, ici l'expérience la plus simple qu'il soit possible d'imaginer suffit pour mettre en lumière un principe auquel est soumis un cycle immense de phénomènes naturels. Les intervalles des sons - quarte, quinte, octave, etc. - que, seule jusque là, avait pu distinguer avec certitude l'oreille fine et exercée du musicien, mais que l'on ne pouvait ni expliquer à d'autres ni ramener à des causes tangibles ou intelligibles, étaient maintenant liés à des rapports numériques clairs et précis. Le fondement de la mécanique des sons était posé ; quelle autre mécanique pouvait encore paraître inaccessible ? Grande fut la joie causée par cette merveilleuse découverte ; sûrement elle contribua à faire franchir aux spéculations des Pythagoriciens toutes les bornes de la prudence. De ce point, qui est le plus clair de la doctrine, il n'y a qu'un pas à faire pour tomber dans le plus obscur, la mystique des nombres, qui, à première vue, nous paraît si incompréhensible, si opposée même à la raison. Un des phénomènes les plus fugitifs, le son, s'était montré mesurable dans l'espace. Or la mesure de tout ce qui est espace, c'est le nombre. Rien de plus naturel, donc, puisqu'il exprime le règne de lois universelles, que de le considérer comme la base et l'essence des choses elles-mêmes !
Qu'on se rappelle les tentatives vaines, parce que contradictoires, des physiologues ioniens pour découvrir l'élément stable dans tous les changements, celui qui leur survit, la matière primordiale en un mot. Les hypothèses d'un Thalès et d'un Anaximandre ne pouvaient procurer une satisfaction durable, mais l'aspiration, qui leur était commune, de trouver, selon le mot de Schiller, « le pôle fixe dans le flux des phénomènes », pouvait et même devait survivre à leur échec. Alors s'ouvrit à l'œil étonné de Pythagore et de ses disciples le suggestif spectacle de la régularité universelle de la nature liée à des rapports numériques. Quoi d'étonnant que ce principe formel reléguât pour un temps le principe matériel à l'arrière-plan, et se substituât à lui, en se faisant envisager, pourrait-on dire, comme quasi-matériel ? La question du principe primordial fut abandonnée, ou, pour parler plus exactement, se présenta sous une autre forme. L'essence du monde, ce ne fut plus ni le feu, ni l'air, ni même une essence primitive embrassant en elle toutes les oppositions matérielles, comme l'infini d'Anaximandre ; le trône devenu vacant fut occupé par l'expression de la loi générale, par le nombre lui-même. Mais quant à considérer ce dernier comme l'essence intime du inonde, et non comme la simple expression de rapports, - ce renversement presque incompréhensible de l'opinion naturelle découlait des solutions données jusque là à ce problème, et que nous venons de rappeler ; mais on y arrivait aussi en partant d'une autre considération. La qualité de la matière jouait dans les recherches de cette école un rôle infiniment moindre que les formes que cette matière était susceptible de revêtir dans l'es­pace. Ici l'habitude croissante de l'abstraction conduisait à accorder aux concepts d'autant plus d'autorité et de valeur qu'ils étaient plus éloignés de la réalité concrète. Nous possédons la faculté de séparer d'un corps par la pensée les surfaces qui l'entourent ; de ces surfaces les lignes qui les limitent, ou, plus exactement, de faire abstraction momentanément de ce qui est corporel ou superficiel, et de considérer les surfaces et les lignes comme si, en vérité, elles étaient quelque chose par elles-mêmes. Les Pythagoriciens attribuaient à ces abstractions, à ce que nous assure expressément Aristote (05), non seulement une entière, mais encore une plus haute réalité qu'aux objets concrets dont elles sont dérivées. Le corps, se disaient-ils, ne peut pas exister sans les surfaces qui l'entourent, mais celles-ci le peuvent sans lui. Ils n'en jugeaient pas autrement des lignes par rapport aux surfaces, et enfin des points dont se compose la ligne. Mais ces points, dernières unités de l'espace, que non concevons comme dépourvus non seulement d'épaisseur, mais encore de longueur et de largeur, et par conséquent de toute étendue - abstraction qui a son utilité quand il ne s'agit pas de l'étendue elle-même, mais seulement d'une limitation de l'étendue - ces points, les Pythagoriciens les identifiaient avec l'unité, c'est-à-dire avec l'élément du nombre. C'est ainsi que celui-ci leur apparut en quelque sorte comme le principe fondamental dans lequel le monde non seulement se résout pour la pensée, mais encore dont il est sorti, dont il se compose, dont il est bâti. La ligne étant déterminée par deux points, était identifiée à la dualité ; la surface à la triade, le volume à la tétrade. Cette erreur fut favorisée par une particularité de la langue et de la pensée grecques, particularité aussi innocente dans son principe que dangereuse dans ses conséquences (06). L'analogie entre les nombres et les figures géométriques a conduit à nommer les propriétés des premiers par des expressions qui, en vérité, ne conviennent qu'aux secondes. Nous aussi, si nous ne parlons plus de nombres oblongs ou cycliques, du moins, suivant en cela l'usage. de nos maîtres grecs, nous parlons encore de nombres carrés ou cubiques ; mais, par cette appellation, nous ne disons rien d'autre sinon que ces produits sont avec leurs facteurs dans le même rapport que l'étendue d'une surface ou d'un volume l'est aux nombres servant à mesurer ses dimensions linéaires. Est-ce aller trop loin de dire que ce procédé artificiel d'expression était fait pour embrouiller des esprits encore peu habitués à manier des abstractions ? Le parallélisme des deux séries de phénomènes ne pouvait-il pas être regardé comme une identité ? La forme ou la figure de l'étendue ne pouvait-elle pas paraître essentiellement identique au nombre qui exprime la quantité d'unités de l'espace contenues en elle? Le nombre ne devait-il ou ne pouvait-il du moins pas être envisagé comme un principe, ou, comme nous disons encore aujourd'hui, une racine de la surface et du volume? Et en particulier l'expression « élever un nombre au cube » ne pouvait-elle pas directement enfanter l'illusion qu'un corps, c'est-à-dire un objet, naît d'un nombre comme un composé se forme de ses éléments ? Et dans des expressions trompeuses comme celles que nous venons de citer, la doctrine pythagoricienne des nombres n'est-elle pas contenue en germe dans son entier ou du moins plus qu'à moitié ?
Plus qu'à moitié, disons-nous ; car une partie de la théorie des nombres, et même la partie la plus surprenante, semble, au premier abord du moins, se dérober à cette explication. Non seulement le monde matériel, mais encore le monde spirituel fut ramené aux nombres. La santé, par exemple, était considérée comme identique au nombre sept ; l'amour et l'amitié comme équivalant à l'harmonie, et comme celle-ci trouve sa plus parfaite expression dans l'octave, au nombre huit ; la justice à un carré, évidemment pour cette raison que l'idée de la rétribution : « oeil pour oeil » fait songer à la formation d'un nombre au moyen de deux facteurs égaux. Une application analogue de la loi d'association des idées reliait sans aucun doute les concepts aux nombres correspondants, même dans les cas où nous ne pouvons saisir le rapprochement.
Mais quel était le but de ce jeu d'esprit poursuivi avec une absolue gravité ? Que pensaient les Pythagoriciens en déclarant que les nombres étaient la vraie essence des choses, même dans les domaines intellectuel et moral ? La réponse à cette question pourrait être formulée à peu près dans les termes suivants : du moment que le nombre était devenu le type de la réalité dans le monde des corps, il devenait inévitable que l'on attribuât la même nature aux autres réalités - et à cette époque et longtemps après encore, les concepts que nous considérons comme des abstractions étaient tenus pour des réalités. Si difficile qu'il soit pour nous de nous replacer à ce point de vue, ils se trouvaient en quelque sorte obligés ou de nier l'existence de la santé, de la vertu, de l'amour, de l'amitié, etc., ou d'en voir l'essence intime dans ce qui s'était révélé l'essence de tout le réel, c'est-à-dire dans les nombres (07). Il faut aussi se souvenir de la fascination qu'exercent ceux-ci, non seulement, comme le montre l'histoire des religions, sur l'esprit des masses, toujours enclin à l'illusion, mais encore, à l'occasion, sur des esprits vigoureux et déliés ; il faut se représenter combien est enivrante l'atmosphère subtile de ces abstractions générales pour ceux qui en habitent exclusivement les hauteurs, ou qui ne trouvent pas un contrepoids suffisant dans des occupations ou des facultés d'un autre caractère. La « sainteté » du nombre trois se rencontre déjà chez Homère toutes les fois que l'on réunit dans une même invocation une trinité de dieux, par exemple Zeus, Athéné et Apollon. Le culte des ancêtres honore particulièrement, dans la série des ascendants, le père, le grand-père et l'arrière-grand-père sous le nom de tritopatores ou trinité des pères ; le chiffre trois et son carré neuf jouent le rôle le plus important non seulement chez les Grecs et les Italiens, mais encore chez les Aryens de l'Orient : dans le nombre des victimes expiatoires, des libations, des cérémonies funèbres, des Grâces, des Parques, des Muses, etc. ; il n'est guère nécessaire de mentionner le Trimurti hindou, trinité de Brahma, Vischnou et Siva, et les conceptions religieuses analogues ; les trinités des essences primordiales chez les Orphiques et chez Phérécyde. Les Pythagoriciens attribuaient la sainteté de ce nombre au fait qu'il renferme en lui le commencement, le milieu et la fin, et cet argument n'a pas laissé de faire impression même sur un grand esprit comme Aristote (08). Dans les spéculations d'un Giordano Bruno (09) et d'un Auguste Comte (10), nous ne sommes pas peu surpris de retrouver les échos de la théorie pythagoricienne des nombres. Le rôle que jouent dans celle-ci la triade, la tétrade et la décade, est remplacé, dans la phase religieuse de la pensée de Comte, par la signification qu'il attribue aux nombres premiers. Enfin, un des chefs des philosophes naturalistes du siècle passé, Laurent Oken, n'a pas hésité à écrire parmi ses aphorismes la phrase suivante : « Tout ce qui est réel, déterminé, fini, l'est devenu par des nombres, ou, pour parler plus exactement, tout ce qui est réel n'est absolument pas autre chose qu'un nombre (11). » Nous ne devons donc absolument pas être étonnés d'entendre les Pythagoriciens nous dire que l'Unité ou Monade renferme les deux oppositions fondamentales, base de l'Univers, l'Illimité et le Limité ; que de leur mélange, opéré par l'Harmonie, sont sortis les nombres qui constituent l'essence de toutes choses et par là même le monde : en effet, les nombres impairs correspondent au Limité et les pairs à l'Illimité ; et que de plus la décade, en tant que somme des quatre premiers nombres (1 + 2 + 3 + 4 = 10) est le plus parfait de tous. Nous n'avons pas lieu d'être surpris davantage d'une doctrine d'origine babylonienne, accueillie avec empressement et tenue en grand honneur par les Pythagoriciens, celle qu'expose la « table des oppositions (12) ». D'après cette table, de l'opposition du Limité et de l'Illimité, cause de l'Univers, est issue une série de neuf autres oppositions : impair et pair, unité et pluralité, droit et gauche, masculin et féminin, droit et courbe, lumière et obscurité, bien et mal, carré et rectangle. De ce point s'éleva de bonne heure un brouillard qui, dans l'esprit vieillissant de Platon, enveloppa la brillante théorie des Idées, et qui a étendu son obscurité sur de nombreux essais postérieurs de spéculation. Lorsque, au commencement de notre ère, l'ancien monde épuisé concentra en un seul la majorité des systèmes positifs, le néo-pythagorisme compléta le brouet peu appétissant ainsi obtenu en y ajoutant, pour sa part, le mysticisme, seul condiment qui pût le rendre acceptable aux palais blasés des contemporains.
Ainsi, donc, s'écriera peut-être avec étonnement plus d'un lecteur, les premiers chercheurs « exacts » auraient été les premiers et les plus influents des mystiques ? Eh bien ! oui. Et cet étonnement nous paraît trahir une connaissance insuffisante de la nature de l'esprit mathématique. Sans doute la clarté et la pénétration de la pensée - qui parfois peuvent se développer au point de faire ignorer de parti pris les , obscures énigmes du monde - sont le fruit de la recherche inductive, et celle-ci est toujours précédée du brillant flambeau de la science de l'espace et du nombre. Mais l'expérience et l'observation n'occupaient qu'une place relativement petite dans le Pythagorisme, parce que l'art de l'expérimentation était encore dans l'enfance, et que les disciplines mathématiques n'avaient pas fait encore assez de progrès pour s'appliquer d'une manière quelque peu étendue à l'étude de la nature. A part l'expérience d'acoustique que nous avons mentionnée plus haut, nous ne sachions pas que le fondateur de l'école ait rien tenté dans ce domaine, tandis que les services rendus par lui à la géométrie et à l'arithmétique ne sont contestés de personne : qu'on songe au théorème qui porte son nom et à la théorie des proportions (13). Mais l'esprit exclusivement mathématique présente des caractères très différents. Le pur mathématicien est toujours enclin aux jugements absolus. Et comment en pourrait-il être autrement ? Il ne connaît que des démonstrations exactes ou des démonstrations fausses. Le sens des nuances, l'art de se plier aux faits, l'habile souplesse de l'esprit historique, lui sont étrangers. De là, soit dit en passant, l'opposition tranchée que l'on constate entre Héraclite, le père du relativisme, et l'absolutisme des « mathématiciens ». L'attitude de ces derniers à l'égard de ce qui n'est que probable et de l'indémontrable dépend en une mesure étonnante des hasards du tempérament et de l'éducation. Ils se sentent tout à fait embarrassés à l'égard des traditions religieuses et populaires. L'un les rejette en bloc comme absurdes parce qu'elles insultent à sa raison ; l'autre les accepte sans la moindre objection, parce que leur antiquité les rend respectables à ses yeux. Enfin, le fier édifice de ces sciences est construit de déductions; la base expérimentale sur laquelle reposent ces dernières disparaît sous l'immense superstructure qu'elle supporte ; elle est d'ailleurs, en elle-même, de surface médiocre, et l'esprit s'est depuis si long-temps familiarisé avec elle qu'il en méconnaît facilement l'origine empirique. Par là s'explique que, pour ceux qui cultivent ces disciplines, le solide enchaînement d'une doctrine ne tient que trop souvent lieu des preuves extérieures quand celles-ci font défaut ; la rigueur des déductions se concilie fort bien chez eux avec l'arbitraire et la subjectivité dans l'établissement des prémisses. Souvenons-nous en outre que l'école pythagoricienne fut fondée à une époque d'une extraordinaire crédulité ; que Pythagore lui-même était animé d'instincts religieux pour le moins aussi intenses que son ardeur scientifique ; que sa personnalité non seulement imposait par sa puissance, mais qu'elle était entourée de l'auréole que donnent souvent aux novateurs heureux la prédication de doctrines nouvelles et l'introduction de pratiques étranges ; souvenons-nous de tout cela, et alors nous trouverons compréhensibles bien des choses qui auparavant nous avaient paru inexplicables. Les anciens Pythagoriciens étaient décriés à cause de leur manque de critique et de leurs tendances superstitieuses ; ils étaient regardés comme des esprits lourds, et l'on pourrait presque dire grossiers. Plus que les adeptes des autres écoles, ils juraient sur la parole du maître : « C'est lui-même qui l'a dit » (aétòw ¦fa), telle était leur exclamation favorite ; c'était pour eux le talisman qui devait bannir tous les doutes, déjouer toutes les attaques des adversaires. On n'a pas manqué de leur reprocher de plier les phénomènes naturels à des opinions préconçues et de remplir par des fictions les lacunes de leur système. « Vivant et se mouvant dans la science des nombres, ils ont, nous dit Aristote, rassemblé et coordonné toutes les concordances qu'ils pouvaient établir entre les nombres et les harmonies d'une part, les conditions et les parties du ciel et l'ensemble de l'Univers d'autre part. Et si, par-ci par-là, il y avait quelque lacune, ils usaient d'une douce violence pour que tout, dans leur théorie, réalisât l'accord parfait. Comme par exemple, la décade était pour eux la perfection, et renfermait en elle toute la série des nombres, ils soutenaient que les planètes sont au nombre de dix ; mais comme, en réalité on n'en voit que neuf, ils ont inventé l'Antiterre pour faire la dixième. » Le même écrivain caractérise avec plus d'acuité encore leur procédé par la phrase suivante : «Bien plus, ils construisent aussi une seconde terre, opposée à la nôtre, qu'ils désignent du nom d'Antiterre ; et, en faisant cela, ils ne considèrent pas les faits pour les expliquer et formuler des théories, mais ils sollicitent les faits en vue d'établir certaines opinions et théories favorites ; ils prétendent, pourrait-on dire, jouer le rôle d'auxiliaires du Créateur (14).»

III

Mais pour apprécier la justesse de ce jugement, il est nécessaire de jeter un coup d'œil sur l'astronomie des Pythagoriciens. C'est dans ce champ d'activité que les faiblesses et les avantages de leur méthode se montrent le plus clairement et se combinent de la manière la plus intime ; parfois même, ils se fondent en un tout indissoluble. Anaximandre, on s'en souvient, avait déjà délivré la terre de son support imaginaire, et l'avait fait planer libre dans l'espace en la plaçant au centre de l'Univers. Pythagore et ses disciples immédiats ne semblent avoir mis en question ni son état d'équilibre ni sa position centrale (15). Mais Anaximandre, abandonnant la conception primitive qui faisait de la terre un disque plat, s'était contenté de lui donner la forme d'un tambourin. Pythagore alla plus loin. Il reconnut et proclama qu'elle était sphérique. Quelle considération l'a conduit à cette première découverte ? L'a-t-il due à une explication exacte des phénomènes ? Avait-il constaté, par exemple, la rotondité de l'ombre que projette la terre sur la lune lors des éclipses ? Ou bien admettait-il sans raison que, le ciel lui-même étant une sphère, il devait en être de même de chacun des corps célestes ? Ou enfin se laissait-il guider par ce préjugé que la forme « la plus parfaite », c'est-à-dire la forme sphérique, devait être la leur ? Nous ignorons lequel de ces motifs eut la plus grande part à sa conclusion ou si l'un d'eux en eut le mérite exclusif. Quoi qu'il en soit, un nouveau et grand pas était fait dans le sens de la théorie de Copernic, c'est-à-dire de la vérité. Car le philosophe de Samos attribuait la forme sphérique non seulement à la terre, mais sans aucun doute aussi à la lune, dont les phases avaient peut-être donné la première idée de la vraie théorie, au soleil et aux planètes ; et par là le globe que nous habitons perdait la position particulière et privilégiée qu'on lui avait indûment accordée. Il devenait un simple astre au milieu des astres. La forme sphérique était celle aussi qui le rendait le plus propre à se mouvoir dans l'espace. Le navire, pourrait-on dire, avait reçu la forme la plus appropriée au voyage ; les câbles d'amarrage étaient coupés ; il ne manquait plus qu'un motif pour le faire sortir du port où il séjournait. Ce motif, la contrainte exercée par l'observation toujours plus attentive des faits, combinée avec les hypothèses de l'école pythagoricienne, l'a fourni. Et en même temps, elle a conduit à la conception d'un système astronomique qui, sans doute, a été assez souvent tourné en ridicule, mais qui, considéré à la claire lumière de la science impartiale d'aujourd'hui, se révèle comme l'une des créations les-plus caractéristiques et les plus brillantes de l'esprit grec.

 

(01)    L'acmé de Pythagore est fixé par Apollodore (Diog. Laërce; VIII 1) à l'an 532-1. Pour plus de détails, voir Diels, Chronologische Untersuchungen liber Apollodors Chronika (Rhein. Mus. N. F. 31, p. 25-6). Il est question dans le texte des quelques indications des contemporains. Des renseignements plus circonstanciés sur sa vie - mêlés de beaucoup de fables - ne nous sont fournis que par Porphyrius (dans sa Vie de Pythagore) et par Jamblique dans un écrit qui porte le même titre. Ces deux biographies se trouvent en appendice au Diog. Laërce de l'édition Didot, Paris 1850. Cf. Porphyrii opuscula selecta, 2e éd. Nauck, Leipzig 1886, et Iamblichi de vita Pythagorica liber. éd. Nauck, Pétersbourg 1884. Cf. aussi Zeller, Pythagoras und die Pythagorassage, dans les Vorträge und Abhandlungen geschichtlichen Inhalts. Leipzig 1865, p. 47. - Le fait que Pythagore n'a rien écrit se déduit légitimement de Diog. Laërce VIII 6. Les aurea dicta qu'on lui attribue ne sont, dans leur ensemble, qu'une compilation qui appartient vraisemblablement au début du IVe siècle après J.-C. On y trouve cependant quelques fragments anciens et authentiques, des vers qui remontent à l'époque de Pythagore, et dont il est peut-être l'auteur. Voir à ce sujet la très remarquable dissertation de Nauck dans les publications de l'académie impériale russe des sciences (Mélanges gréco-romains, III 546 sq.).
(02)   Le doute sur le bien fondé de cette tradition pourrait être exprimé plus énergiquement que nous ne le faisons. Rohde remarque, avec raison certainement (Psyché. 2e éd., II 167, note 1), que c'est la coïncidence - prétendue, ajoutons-nous - des doctrines « qui porta les écrivains postérieurs à faire du vieux théologien le maître de Pythagore ». En réalité, le lexicographe byzantin Suidas est seul à nous apprendre que Phérécyde avait déjà enseigné la métempsycose (s. v. (
Ferekædhw). Et encore le fait-il avec cette réserve : « quelques-uns racontent » (tin¢w ßstoroèsin); s'il parle de Pythagore comme d'un élève de Phérécyde, il a soin d'ajouter de même que ce n'est qu'un « on dit » (lñgow). Tout cela repose sur une base bien fragile ; et ce qui le montre, c'est précisément l'indication à laquelle - à tort selon nous - Rohde attache quelque importance : « Dans son écrit mystique (celui de Phérécyde) on doit avoir trouvé des allusions à de telles doctrines » (Cf. Porphyr. antr. nymph. 31). Si Porphyrius dit dans ce passage que, par sa doctrine des diverses cavernes, portes, etc., Phérécyde a fait une allusion obscure (aÞnittñmenow) au sort des âmes (gen¡seiw et Žpogen¡seiw), je crois qu'on ne peut conclure de là avec certitude qu'une chose : à savoir qu'il a fallu recourir aux artifices d'interprétation des néo-platoniciens pour trouver une allusion à cette doctrine dans l'écrit de Phérécyde. Des preuves tentées par Preller (Rhein. Mus., N. F. IV 388) et auxquelles renvoie Rohde, il ne reste en vérité rien que la vague indication de Cicéron (Tuscul., I 16 38) - que Phérécyde enseignait l'immortalité de l'âme - indication qui ne nous apprend rien sur la question décisive de savoir en quoi Phérécyde modifiait l'antique croyance grecque en la survivance des âmes.
(03) Chaignet, Pythagore et la phil. pythag., I 40-1 et 48, montre par de bonnes raisons qu'il est très croyable que Pythagore ait visité l'Égypte. - Sur les pratiques empruntées aux prêtres égyptiens, cf. Hérodote, II 81 (et II 37), où les Pythagoriciens ne sont, il est vrai, pas nommés, mais où l'accord sur la défense - bien connue de toute l'antiquité - de manger des fèves, est frappant. Rohde, op. cit., II 164, note 1, a très bien expliqué pourquoi Aristoxène a nié ce dernier point. Toutefois, comp. maintenant L. v. Schröder, Das Bohnenverbot bei Pythagoras und im Veda. (Wiener Zeitschrift f. Kunde d. Morgenlands, XV 187 sq.)
(04
Röth, Geschichte unserer abendländlischen Philosophie, II 785-6. Dans ce qui suit, je me conforme aussi à sa manière de représenter et de concevoir cette expérience fondamentale d'acoustique.
(05) Métaphysique, I 5; III 5; VII 2.
(06)  Sur ce point, Zeller exprime des idées tout à fait analogues aux nôtres Philosophie der Griechen, 5e éd, I 404-406.
(07)  Voir les preuves, cette fois très dispersées, dans Brandis, Handbuch der Geschichte der griechisch-römischen Philosophie, I 469 sq.
(08)  Cf. Aristote de Caelo, I 1. - Sur la sainteté du nombre 3, cf. Usener, Der heilige Theodosios, 135, et aussi Ein altes Lehrgebäude der Philologie (Münchner akad. Sitzungsberichte 1892, pp. 591 sq.).
(09)  Cf. son livre de monade, numero et figura.  
(10)  Cf. sa Politique positive, 1, préface, et sa Synthèse subjective.
(11)  Lehrbuch der Naturphilosophie, 2e éd., p. 12. Relativement à ce qui suit, cf. Aristote, loc. cit.
(12)  Le passage essentiel est Aristote, Métaphysique, I 5. C'est d'après une indication de Lenormand - Babelon, Histoire ancienne de l'Orient, 9e éd. V 181, que j'attribue à cette table une origine assyrio-babylonienne.
(13)  Le témoignage principal est celui d'Eudème, p. 114, éd. Spengel. Cf. Cantor, Vorlesungen liber Geschichte der Mathematik, 2e éd., 137 sq.
(14) Ces deux citations sont tirées de la Métaphysique, I 5, et du de Caelo, II 13.
(15) A ce sujet, et sur ce qui suit, cf. avant tout Schiaparelli I precursori di Copernico nell' antichità. (Memorie del R. Istituto Lombardo. XII 383.) Cette argumentation concluante est empruntée par H. Berger, Wissenschaftliche Erdkunde der Griechen, II 4 sq., qui y ajoute, de son propre fonds, bien des choses excellentes. Cf. encore Rudolf Wolf, Geschichte der Astronomie, 5, 26 et 28. Berger laisse ouverte la question de savoir si la découverte de la sphéricité de la terre est d'origine non-grecque. Il aurait pu la résoudre négativement. Il sait fort bien lui-même que cette opinion était étrangère aux Babyloniens, d'après Diodore, II 31, dont l'indication est absolument confirmée par l'étude des sources originales. Dans un essai cité par Berger, p. 7, note 3, H. Martin attribue aux Égyptiens la connaissance de la sphéricité de la terre. Cette opinion est contredite par l'exposé que fait un des savants les plus autorisés en cette matière, Maspéro, Histoire ancienne des peuples de l'Orient classique, Les Origines pp. 16 et 17, des conceptions égyptiennes à ce sujet.