Sacchetti

FRANCO SACCHETTI

 

NOUVELLES CHOISIES

LII - CXLIX

 

I - XLIX - CLI-CXLIX

 

Œuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

NOUVELLES CHOISIES

DE

FRANCO SACCHETTI

 

précédent

NOUVELLE LII

Sandro Tornabelli, sachant qu'un créancier veut le faire prendre, pour certain billet dont il a quittance, convient avec l'huissier d'aller en prison, et ils partagent le gain de l'affaire.

 

l n'y a pas longtemps, vivait à Florence un Bourgeois, appelé Sandro Tornabelli, si désireux de trouver de l'argent, qu'il avait toujours l'arc tendu, pour voir s'il n'y aurait pas un beau coup. à tirer ; il ne se promenait qu'armé de pied en cap. Déjà notre homme prenait de l'âge, lorsqu'il apprit qu'un jouvenceau voulait le faire saisir au corps à cause d'un ancien billet depuis longtemps payé au père, sans que le fils en sût rien, et dont Sandro possédait la quittance. Une fois certain du fait, Sandro n'eut pas de repos qu'il ne se fût abouché avec l'huissier qui était chargé des poursuites et avait la commission en main. Cet huissier s'appelait Totto Fei. Sandro lui dit : Mon cher ami, je sais qu'un tel veut que tu me saisisses à sa requête : il te donnera pour cela douze florins, et peut-être davantage. Le billet pour lequel il veut me faire mettre en prison est payé ; j'en ai la quittance chez moi. Or, voici ce que je veux te dire. Tu es besogneux, et moi je ne suis pas l'homme le plus riche du monde. J'entends que tu poursuives l'affaire et que tu t'arranges avec lui pour en tirer le plus d'argent que tu pourras. Puis, fais-moi mettre en prison, j'en serai fort aise, à la condition que nous partagions par moitié l'argent que tu auras reçu de lui. Une fois prisonnier, ton compte réglé avec lui, je montrerai la quittance aussitôt que besoin sera. L'huissier, entendant la proposition de Sandro, fut plutôt d'avis de le saisir moyennant cet arrangement que sans cela. C'était un homme de la pire espèce, et la meilleure preuve, c'est qu'il avait eu le poing coupé, dans les circonstances suivantes. A la suite d'un faux témoignage porté par lui pour rendre service à un sien ami, il avait été condamné à payer huit livres d'amende ou se voir couper le poing, au choix. L'ami pour lequel il s'était compromis lui envoya les huit livres à la prison, afin qu'il pût se racheter, ne voulant pas être cause qu'il eût le poing coupé. Notre homme, à la vue de cette somme étalée sur une table, toute en belles pièces d'argent, et qu'il regardait de tous ses yeux, plaça sur la table, de l'autre côté, là main qu'il devait perdre et se mit à se dire : De quoi vaut-il mieux me séparer, de ma main ou de cet argent? Il me restera encore une main, quand on m'aura coupé l'autre; une seule main me nourrira suffisamment, beaucoup mieux même, en gardant les huit livres, que les deux mains, si je n'ai pas d'argent, si je reste pauvre, mendiant, comme je le suis. Il se rappelait qu'il avait vu beaucoup de gens sans mains, ce qui ne les empêchait pas de vivre. Enfin, il s'en tint à l'argent et se laissa couper le poing. J'ai voulu raconter cela pour montrer quel homme était cet huissier. Il s'accorda facilement avec Sandro, d'autant plus volontiers que celui-ci était un assez grand personnage, et qu'il avait occupé toutes ou presque toutes les charges publiques de Florence; si bien que peu d'huissiers eussent été bien aises, sans son consentement et au milieu de ses fonctions, de lui mettre la main au collet.

Ayant donc tout bien comploté et arrangé avec l'huissier, Sandro fut quelques jours après décrété de prise de corps par ce Totto Fei, conduit au palais du Podestat et incarcéré à la Bolognana. Celui qui l'avait fait enfermer, dès que l'huissier lui eut appris cette capture, vint au palais le recommander et faire libeller l'écrou, comme c'est l'usage. Sandro se tenait à une fenêtre grillée de la prison, donnant sur la cour, et branlait la tête du côté de l'huissier, comme il en était convenu avec lui ; l’huissier s'approcha et demanda au jeune homme les seize florins que celui-ci lui avait promis. Sandro, de sa fenêtre, était tout yeux et tout oreilles; le jeune homme essayait de payer l’huissier en paroles : Je te les donnerai, lui disait-il; et l’huissier de s'écrier : — Malheureux que je suis ! belle marchandise que de me dire : Je te les donnerai. L'homme qui est là en prison me menace ; je risque fort de me faire couper la gorge. Et il allait de ci, de là, s'arrêtant souvent au pied de la fenêtre où était Sandro; quand il s'approchait, Sandro lui criait, assez haut pour se faire entendre du jeune homme, et de tout le monde : — Par le corps de Dieu, tu me le payeras! Et il ajoutait tout bas : A-t-il donné l'argent? L'huissier faisait signe que non, et Sandro mettait la tête dehors, disant à haute voix : Puissé-je n'avoir jamais rien qui me réussisse, si je ne te le fais payer cher et si cet emprisonnement ne te coûte bon. Totto, le son de la voix de Sandro dans les oreilles, retournait près du jeune homme et lui disait : — Allons, payez-moi ; je suis pauvre, mais j'aimerais mieux vous avoir donné cette somme de ma poche, que d'avoir arrêté cet homme-là. Il me menace, vous l'entendez bien; il me tuera, pour sûr; ne me traînez pas. en longueur, je vous en prie. L'autre lui répondait : — Tu peux bien attendre un peu; je suis bon pour te payer. L'huissier, d'une mine fâchée et en colère, haussant les épaules, se dirigeait du côté de la fenêtre, et Sandro, dès qu'il le voyait assez près, lui demandait tout bas s'il les avait ; l'huissier lui répondait que non. Alors il le menaçait plus furieusement ; enfin, il fit tant, que l'huissier eut les seize florins.

Aussitôt que Sandro sut le payement effectué, il fit semblant d'envoyer chez lui; au retour du messager, il se mit à dire : Nous avons ici une bande de bons enfants, qui vous font mettre en prison pour des billets soldés; par le corps et par le sang, fussent-ils tous pendus par la gorge! Et en présence de tous les gens de la Justice et de celui qui l'avait fait arrêter, il présenta sa quittance. En la voyant, le jeune homme resta tout confus et demanda pardon à Sandro, s'excusant sur ce qu'il n'en savait rien. Sandro lui dit : Si tu n'en savais rien, tu l'apprends maintenant; qui me rendra mon honneur, après l'affront que tu m'as fait? Bref, le jeune homme mit en campagne parents et amis, pour se rapatrier avec Sandro, et il n'y réussit qu'à grand' peine. Il dut lâcher trois cents florins, qu'il croyait bien garder longtemps, comme Ughetto dell' Asino, sans compter les seize qu'il avait donnés à Totto Fei.

C'est une fine et subtile fourberie, celle que ce Sandro voulut ourdir avec tant d'artifice : consentir à une si grande honte pour si peu d'argent! La nouveauté de la chose consisté en ce que, d'ordinaire, quand on est prisonnier pour dettes, le créancier arrêter attend qu'on le paye, et les jours semblent longs au débiteur, il lui tarde d'avoir payé, pour sortir de prison ; ici, c'est tout le contraire : le prisonnier attendait que le créancier, qui l'avait fait arrêter, payât, afin de pouvoir sortir de prison. Ce qui démontre qu'il ne faut pas économiser l'encre. Le père laissa ce billet comme valable à son fils; il n'eut pas soin de noter qu'il en avait donné quittance et qu'il était payé; ce fut la cause de tout. Et encore si Sandro avait eu un fils ou un père en démence, il aurait pu arriver pire au jeune homme.

NOUVELLE LIII

Berto Folchi est en train d'accoler une paysanne, dans une vigne ; un passant saute par-dessus le mur et tombe sur eux, sans les voir. Croyant avoir marché sur un crapaud, il se sauve en criant : au secours ! et met tout le village sens dessus dessous.

 

n qui se tira heureusement d'affaire dans une entreprise amoureuse, c'est Berto Folchi; et, par la même occasion, le Prieur Oca réussit adroitement à s'emparer de la jouissance d'une vigne, tout aussi aisément que Sandro Tornabelli avait mené à bien son intrigue. Ce Berto Folchi était un facétieux citoyen de notre ville, bon compagnon et porté à l'amour, en son bel âge. Il y avait longtemps qu'il faisait de l'œil à certaine paysanne du quartier de Santo-Felice à Ema. Si bien qu'un beau jour, cette paysanne se trouvant dans une vigne, Berto, qui n'abandonnait pas son idée, en vint à ses fins ; ils s'installèrent au pied d'un mur de pierres sèches, qui entourait la vigne et de l'autre côté duquel passait un chemin.

On était dans la Canicule, par un grand chaud ; survinrent deux villageois qui sortaient de Santa-Maria Impruneta. L'un dit à l'autre : J'ai grand soif; veux-tu aller dans la vigne prendre une grappe de raisin, ou aimes-tu mieux que j'y aille ? — Vas-y toi-même, répondit l'autre. Aussitôt, pour notre homme, sauter par-dessus le mur à l'aide d'un bâton et dégringoler les pieds en avant sur les reins de Berto, qui avait mis la paysanne à l'envers, ce fut tout un. Berto reçut le choc, tout effrayé, bien plus que la commère : elle ne s'en crut que mieux éperonnée; Le rustre qui avait sauté, s'apercevant d'avoir marché sur quelque chose de mou, sans oser regarder derrière lui, se mit à se sauver à travers la vigne, fracassant les échalas et les ceps, et criant : Au secours ! au secours! de toute la voix qu'il pouvait trouver dans ses poumons. Berto ne s'en évertuait pas moins à terminer sa besogne, si fâcheuse que lui parût l'aventure. Aux cris du passant, on accourait de côté et d'autre : — Qu'y a-t-il ? lui demandait-on.— Oh ! là, là, répondait-il, j'ai mis le pied sur le plus gros crapaud qu'on ait jamais vu. Le tumulte allait croissant. — Es-tu bête, lui disait-on, de mettre tout le pays sens dessus dessous pour un crapaud ? Mais il criait : — Oh! là, là, mes amis; il est plus gros qu'une auge. J'ai sauté dessus et il m'a semblé qu'il se gonflait comme un gros poumon ou bien un foie de bête; oh! là, là, jamais je ne m'en remettrai. De l'autre côté du mur, son compagnon ou parent, qui attendait toujours la grappe de raisin, entendant tout ce bruit et craignant, à cause de quelque querelle qu'ils avaient, qu'on ne l’eut assailli et tué, se met aussi à crier : Au secours ! et à fuir à toutes jambes. Les cloches de Santo-Fe-lice entrent en branle, à coups redoublés, et celles de Pazzolatico et de toutes les églises du pays. L'un vient d'un côté, l'autre d'un autre ; tout le monde court, s'interrogeant : — Qu'y a-t-il? Que veut dire ce bruit, à cette heure?

La villageoise s'était arrachée de Berto; elle s'enfuit vers la maison de son homme en criant : Ah! malheureuse ! Qu'est-ce que tout ce vacarme ? Elle se jette dans son mari, qui Courait avec les autres du côté de la place de Santo-Felice, et lui dit : Oh ! mon homme, qu'est-ce que cela veut dire? Dieu sait de quel cœur je faisais de l'herbe dans la vigne, pour nos bœufs, quand s'est élevé ce tumulte; j'en suis à moitié morte ! Berto arrivait en même temps par l'autre côté de la place et demandait : — Qu'est-ce que cette histoire-là? Quelle bonne aventure est-ce donc ? Le paysan qui lui avait sauté sur le dos lui dit : — Comment, vous le demandez? Vous n'en savez encore rien ? Personne, je crois, n'a jamais vu ni connu de crapaud aussi gros que celui que j'ai trouvé dans cette vigne ; le pis, c'est que j'ai marché dessus et, ce qui est grand merveille, c'est qu'il ne m'ait pas lancé de venin; aussi je ne sais pas trop si je ne suis pas capable d'en mourir. Berto lui répliqua : — Vraiment, tu es un plaisant gars. Et si tu avais rencontré un diable, qu'est-ce que tu aurais fait? —J'aimerais mieux rencontrer un diable, dit l'homme, qu'un crapaud de cette taille.

Là-dessus, son compagnon, à demi pâmé et s'égosillant, débouche sur la place; il l'aperçoit et s'écrie : Ah! mon ami, que t'est-il arrivé? Qui t'a attaqué? Je croyais que tu étais mort. L'autre, tout hors de lui, raconta l'histoire du crapaud. Berto Folchi les rejoignit et leur dit : — Quels drôles de gens êtes-vous donc ? Avec votre tapage, vous avez dérangé tout ce qu'il y a de monde dans le pays. J'étais là-bas à faire ma besogne, et j'en suis resté si bête, que moi aussi je suis accouru. Et l'un demandant, l'autre répondant, qui ceci, qui cela, Berto finit par dire : — Il y a des années que je vis dans le pays et j'ai entendu dire, voilà longtemps, qu'on avait déjà trouvé un crapaud dans cette vigne; c'est peut-être le même. Tout le monde, d'une voix, affirma que ce devait être le même, d'autant que les clôtures étaient en pierres sèches, de vieux murs de moellons en ruines : possible que la bête y eût tant grossi. Tous, dans cette idée, s'en retournèrent chez eux.

À peine avaient-ils fini de déguerpir et Berto s'en allait vers Florence, lorsque le Prieur Oca, Prieur dudit lieu, homme d'humeur joviale, revenant de la ville, à une portée d'arbalète de la place le rencontra, et, le saluant comme une vieille connaissance, lui fit rebrousser chemin; il entendait le garder la soirée avec lui. Berto accepta, et rebroussant chemin avec le Prieur, le Prieur lui dit : J'ai entendu parler en route qu'il y avait eu ici grand tumulte ? qu'est-ce que c'était donc ? — Mon Prieur, lui répondit Berto, si vous voulez me garder le secret, je vous dirai la plus belle histoire qui soit arrivée depuis votre naissance. Le Prieur dit : — Berto, touche là (et il lui tendit la main) ; je te le jure, et d'ailleurs tu sais que je suis prêtre. Berto lui raconta le commencement, le milieu et la fin de ce qui s'était passé. Le Prieur était gros ; il fut un bon bout de temps sans pouvoir reprendre haleine, tellement il riait de bon cœur. Après qu'ils eurent soupe et passé la nuit ensemble, avec grand plaisir, Berto s'en retourna le lendemain à Florence, et le Prieur, après la messe, songea de faire que cette histoire lui rapportât quelque chose. Il entretint ses paroissiens du cas advenu, du tumulte, et leur défendit à tous de s'approcher de cette vigne, parce qu'un crapaud de cette espèce était extraordinairement dangereux, rien qu'en regardant les gens, sans même leur lancer de venin. Après cela, bien peu auraient eu l'audace d'entrer dans la vigne, à l'exception de Berto et de la villageoise. Le Prieur, voyant que personne ne voulait plus la façonner, s'arrangea pour la prendre à loyer avec celui à qui elle appartenait. Il lui dit: J'en courrai le risque; je connais certaine prière et certain charme qui sont bons dans ce cas-là ; d'ailleurs mon vigneron est un mécréant qui ne s'inquiétera de rien. Pour abréger, il eut la vigne à bail pendant longtemps pour peu de chose, et il en tira l'année, tantôt huit, tantôt dix poinçons devin et celui à qui elle était, rien que pour qu'elle ne restât pas inculte et fût façonnée, croyait avoir gagné cette vigne. Le Prieur Oca sut ainsi tirer parti de l'affaire, et souvent Berto allait boire le vin avec lui, en faisant attention qu'on ne marchât plus sur le crapaud.

Que dirons-nous donc des accidents et des aventures que l'amour occasionne? Parmi les plus étranges, je ne crois pas qu'il en soit jamais arrivé de pareil; à tout risque, au branle des cloches et pendant tout le grabuge du populaire, Berto mena sa besogne à bonne fin, et le Prieur Oca, en forme de bonne admonestation à ses paroissiens, y gagna peut-être quarante poinçons de vin; tant mieux, c'était un bon vivant, qui faisait volontiers une politesse à son prochain.

 

NOUVELLE LX

Frère Taddeo Dini, prêchant à Bologne le jour de la Sainte-Catherine, montre un bras contre son gré, et lance un mot plaisant à toute l'assistance.

 

ouvent les reliques se trouvent être de pures supercheries, comme il arriva naguère aux Florentins. Ils obtinrent de la Pouille un bras qu'on leur donna pour le bras de Sainte Reparata; ils le firent venir en grande cérémonie, l'exhibèrent pas mal d'années, le jour de sa fête, on ne peut plus solennellement, et à la fin s'aperçurent que c'était un bras de bois.

Frère Taddeo Dini, de l'ordre des Prêcheurs, très honorable homme, était donc à Bologne le jour de Sainte-Catherine; il prêcha le matin, pour la fête, au couvent de Santa-Catarina, et le sermon fini, avant qu'il descendît de la chaire et se rendît à la Confession, on lui apporta, au milieu de quantité de cierges, une châsse de cristal couverte de draperies, en lui disant : Montrez ce bras de Sainte Catherine. Frère Taddeo, qui n'était pas un imbécile, dit : — Comment, le bras de Sainte Catherine? Je suis allé au mont Sinaï, et j'ai vu son glorieux corps tout entier, avec ses deux bras et le reste de ses membres. Ces prêtres ignorants lui répondirent : —Bien, bien ; nous tenons que c'est vraiment là son bras. Frère Taddeo leur expliqua clairement qu'il n'était pas homme à le montrer. L'Abbesse, ayant ouï le différend, manda le Frère et le supplia d'exhiber le bras : sinon, la dévotion au monastère était perdue. Frère Taddeo vit qu'il lui fallait s'exécuter. Il ouvrit la châsse, et prenant dans sa main le bras en question, dit : Messieurs et Mesdames, ce bras que vous voyez, les Sœurs de ce monastère assurent que c'est le bras de Sainte Catherine. Je suis allé au mont Sinaï. j'y ai vu le corps de la Sainte intact, et tout particulièrement avec ses deux bras ; si elle en avait trois, celui-ci est le troisième. Là-dessus, toute l'assistance se mit, comme à l'ordinaire, à faire le signe de la croix. Les malins qui avaient compris rirent en se parlant à l'oreille ; mais beaucoup d'hommes et de bonnes femmes se signèrent dévotement, en gens qui n'avaient pas entendu Frère Taddeo; ils ne s'avisèrent jamais de ce qu'il avait dit.

La foi est bonne et sauve qui la possède ; mais véritablement l'avarice est cause de bien des fourberies dans ces reliques. Qu'est-ce à dire? Il n'y a pas de chapelle qui ne se flatte d'avoir du lait de la Sainte Vierge ! S'il en était comme on le dit, il n'y aurait pas de plus précieuse relique, puisque de son glorieux corps rien n'est resté sur la terre ; mais on montre une telle quantité de ce lait, par le monde, qu'il faudrait qu'elle eût été une fontaine coulant on ne sait combien de temps. Il n'est pas possible de faire la preuve contraire, comme Frère Taddeo à propos de ce bras, sans quoi cela n'arriverait pas. Maintenant, la foi nous sauve ; et qui veut trop subtiliser là-dessus en porte la peine en ce monde ou dans l'autre.

 

NOUVELLE LXIII

Un homme de mince qualité apporte à décorer un écusson au grand peintre Giotto ; celui-ci, pour se moquer, s'y prend de façon à le rendre confus.

 

hacun peut avoir entendu parler de Giotto, et comme il fut un grand peintre, au-dessus de tous les autres. Sa renommée étant arrivée aux oreilles d'un lourdaud de marchand qui avait besoin de faire peindre un sien écusson, peut-être pour aller prendre possession de quelque châtellenie, notre homme se rendit à l'atelier de Giotto, ayant quelqu'un qui portait l'écusson derrière lui, et, arrivé où Giotto se trouvait, lui dit : Salut, maître; je voudrais que tu me peignisses mes armes sur ce pavois. Giotto, examinant l'homme et sa tournure, ne répondit rien, sinon : — Pour quand le veux-tu ? L'autre le lui dit. — Laisse-moi faire, repartit Giotto. Notre homme s'en alla. Giotto, resté seul, pensait en lui-même : Qu'est-ce que cela veut dire? Est-ce qu'on me l'aurait envoyé pour se moquer de moi ? n'importe ; jamais on ne m'a donné d'écusson à peindre, et c'est un pauvre sire qui m'apporte celui-là ; il me dit de peindre ses armes, comme s'il était de la Maison de France ; pour sûr, je vais lui composer des armes d'un nouveau genre. Tout en pensant de la sorte en lui-même, il se posta devant le pavois, dessina ce qu'il jugea à propos, et dit à un de ses élèves d'achever la peinture ; ce qui fut fait. Cette peinture, c'était : un casque, un gorgerin, une paire de brassards, une paire de gantelets de fer, une paire de cuirasses, une paire de cuissards et de jambières, une épée, un poignard et une lance. L'homme revient; on ne savait toujours pas qui c'était; il s'avance et dit : Maître, mon écusson est-il prêt ? —Oui bien, répond Giotto : viens, et emporte-le. L'écusson apporté, notre gentilhomme par procuration se met à le considérer et dit à Giotto : — Quel barbouillage est-ce, ce que tu m'as peint là-dessus ? — Ce sera bien un autre barbouillage pour toi que de payer, répliqua Giotto. — Je n'en payerai pas quatre deniers, fit l'homme. — Et que m'as-tu dit de peindre ? — Mes armes. — Ne les voilà-t-il pas? En manque-t-il une seule? — Cela va bien, fit l'autre.— Mais non, très mal, Dieu te damne, reprit Giotto, et tu dois être une grosse bête. Si quelqu'un te demandait : Qui es-tu? à peine saurais-tu répondre, et voici que tu viens ici en disant : Peins-moi mes armes ! Si tu étais des Bardi, cela suffirait. Mais quelles armes portes-tu? De quelle famille es-tu? Qui sont tes ancêtres? Vraiment, n'as-tu pas honte! Commence donc par venir au monde, avant que de parler d'armes, comme si tu étais le duc Naime de Bavière. Je t'ai fait une armure complète sur ton pavois; s'il y manque quelque chose, dis-le, je le peindrai. — Tu me dis des injures, répliqua l'homme, et tu m'as gâté mon écusson. Là-dessus il partit, s'en alla au Tribunal et fit assigner Giotto. Celui-ci comparut, le fit appeler et demanda deux florins pour sa peinture ; l'autre lui en réclamait autant. Les magistrats ayant écouté leurs raisons et trouvé que celles de Giotto étaient les meilleures, décidèrent que l'homme devait reprendre l'écusson, avec ce qui était peint dessus, et donner six livres à Giotto, qui avait le droit pour lui ; il dut donc emporter le pavois et payer, moyennant quoi il fut quitte. Ainsi notre homme, faute de savoir prendre sa propre mesure, fut mesuré à son aune; le premier venu veut aujourd'hui porter des armoiries et faire le fils de famille! Des gens dont si on cherchait le père, on le trouverait à l'hôpital !

 

NOUVELLE LXXVIII

Ugolotto degli Agli se lève un matin de bonne heure, et voyant les tréteaux à cercueil devant sa porte, demande qui est mort; on lui répond que c'est Ugolotto, et il en fait grand tapage dans tout le quartier.

 

l n'y a pas vingt ans que vivait dans la ville de Florence un certain Ugolotto degli Agli, homme maigre et desséché, de haute taille ; il avait bien quatre-vingts ans. Et toujours, parce qu'il était resté longtemps en Allemagne, il voulait parler Allemand; il aimait aussi retenir l'épervier et était peureux de la mort plus que tout autre. Comme il arrive souvent que dans les grandes villes se trouvent des mauvais plaisants, un de ceux-ci, qui s'appelait N... del Ricco, surnommé Ballerino di Ghianda, vint une nuit frapper à la porte d'Ugolotto ; il rôdait souvent par là. Ugolotto, qui avait sa chambre au-dessus de la porte, se réveilla, se leva et se mit à la fenêtre. Ballerino se retira en arrière : — Qui est là? demanda Ugolotto. — Êtes-vous Ugolotto, vous ? dit Ballerino.— Oui, c'est moi. — Eh bien, je vous souhaite mauvaise année et mauvaises Pâques ; que Dieu vous les donne. — Attends un peu, attends un peu, s'écrie Ugolotto; il empoigne une vieille épée couverte de rouille et descend les escaliers, en cognant partout d'estoc et de taille, pour que Ballerino l'entendît et se mît à fuir. Ballerino entendait bien, mais se sentant de bonnes jambes, il restait là, attendant ce que voulait faire Ugolotto. Celui-ci ouvre la porte et ferraille de l'épée contre le mur : Qui est là ? Où es-tu, canaille ? Ballerino se met à japper, à aboyer comme un chien, à faire comme un roquet à qui on tire les oreilles. Ugolotto marche sur lui en criant : Attends un peu, attends; l'autre se recule et continue de l'agacer, si bien que survient la garde d'un Prévôt, depuis peu entré en charge. Ballerino, qui avait de bonnes jambes, détale; Ugolotto est pris, Fépée à la main, et emmené de force. Arrivés au Palais, le Prévôt demande ce qu'il y a; la garde répond qu'on a trouvé l'homme dehors, l'épée dégainée. Cela parut au Prévôt une étrange histoire, et il allait lui faire donner l'estrapade si un des sbires ne lui avait dit : C'est un vieillard, comme vous voyez ; laissez-le ici jusqu'à demain matin, puis vous tirerez la chose au clair. Ainsi fut fait; mais on eut beau dire au Prévôt pourquoi Ugolotto était sorti de chez lui l'épée à la main et qu'il appartenait à l'ordre des Patriciens", ledit Prévôt étant au-dessus d'eux, ainsi que tous les membres de la Justice, ne voulut pas démordre de le faire condamner pour avoir troublé la paix publique. A la fin, à force d'instances, il se laissa fléchir, et fit payer seulement à Ugolotto cinquante-deux livres et demie, pour l'épée. Notre homme s'en retourna chez lui, grommelant, tant en Latin qu'en Allemand, contre le mauvais tour qu'on lui avait joué et la mésaventure qui lui en était résultée. Mais il ne tarda pas à lui arriver bien pis.

Le lendemain matin, on va sonner la cloche de la maison Tornaquinci, où se tiennent toujours des croque-morts, proche la boutique d'un épicier, et aussitôt que la lumière se montre, on frappe, on dit qu'il faut aller à la maison des Agli, qu'Ugolotto est mort. Pour moi, je crois bien que c'était encore Ballerino di Ghianda ou Pero del Migliore, qui frayait avec lui. Là-dessus, les croque-morts furent vite prêts; ils envoyèrent balayer le devant de la maison des Agli et porteries tréteaux. Ugolotto, en se levant de bonne heure (il ne pouvait dormir du chagrin des cinquante-deux livres et demie qu'il avait payées), ouvre sa porte pour sortir ; il voit les tréteaux placés et demande à ceux qui les arrangeaient : Eh ! qui donc est mort ? — C'est Ugolotto degli Agli, lui ré-pondent-ils. — Comment diable ? Ugolotto degli Agli est mort ? s'écrie Ugolotto; est-ce qu'il y a un autre Ugolotto que moi ? — Nous n'en savons rien, lui répliquent ces gens ; nous ne connaissons pas Ugolotto; nous faisons ce qu'on nous a dit. Ugolotto crie : — Emportez ces tréteaux et allez vous faire pendre. Les gens s'en vont, sans le toucher, et content la chose aux croque-morts ; ceux-ci accourent et rencontrant Ugolotto dans la rue, tout épouvantés, demandent : — Qu'est-ce que cela signifie ? Ugolotto va au-devant d'eux et leur dit : — Quel Ugolotto est donc mort? puissiez-vous être coupés en morceaux ! Par le corps de Dieu, si j'étais jeune, comme je l'ai été autrefois, vous ne feriez plus jamais mettre les tréteaux pour personne. — Vous avez raison, lui répondent-ils ; s'il y a eu faute, c'est à la charge de celui qui est venu nous appeler ce matin. — Qui est-ce donc ? demanda Ugolotto, a — Il était si matin que nous n'avons pas pu le distinguer.— C'est probablement, dit Ugolotto, cette même canaille qui m'a fait payer hier cinquante-deux livres et dix sous. — Si vous le connaissez, répliquent les croque-morts, ne vous en prenez pas à nous. — Je ne le connais pas, je ne sais pas qui ce peut être, dit Ugolotto ; mais je vais m'en aller tout de suite trouver le Prévôt. Et il se mit aussitôt en route. Les croque-morts, qui avaient étalé les tréteaux pour croquer, les remportèrent chez eux sans aucun profit. Ugolotto se plaignit au Prévôt et de sa première mésaventure et de sa seconde ; le Prévôt, après avoir épluché la cause, commença en lui-même à s'en amuser, et se tournant vers Ugolotto : — Gentilhomme, lui dit-il, soupçonnes-tu quelqu'un de te jouer ces tours? — Je ne puis m'imaginer qui c'est, répondit Ugolotto.— Penses-y bien, reprit le Prévôt, et si tu peux me donner quelques renseignements, laisse-moi faire. Ugolotto dit qu'il n'y manquerait pas et s'en alla, songeant et resongeant, si bien qu'à force de songer, la vieillesse aussi s'en mêlant, il fut quelque temps comme une âme en peine. A la fin, il se tranquillisa, et quinze mois ne s'étaient pas écoulés que les tréteaux furent mis pour de bon : il sortit les pieds devant.

 

NOUVELLE LXXXIV

Un peintre Siennois, sachant que sa femme est enfermée chez lui avec son amant, rentre à la maison et cherche le galant, il le trouve sous la forme d'un christ et veut à coups de hache retoucher le travail; l'autre s'enfuit en criant : Ne badinons pas avec la hache!

 

adis vivait à Sienne un peintre, nommé Mino; il possédait une femme assez coquette et assez jolie, qu'un Siennois cajolait depuis longtemps, même qu'il avait eu à faire à elle; un parent du peintre l'en avertit plus d'une fois, mais notre homme n'en voulait rien croire. Il advint qu'un jour Mino étant sorti de chez lui et ayant eu besoin de s'éloigner pour quelque travail, resta la nuit dehors. Le galant, avisé de cette absence, alla le soir coucher tout à son aise avec la femme du peintre. Le parent l'apprit : il avait posté des espions, pour tirer une bonne fois la chose au clair, et vite se mit en devoir de retrouver Mino où il était; il fit tant, affirmant qu'il lui fallait absolument sortir de la ville, pour certaines raisons, et rentrer ensuite, qu'on dépêcha quelqu'un avec les clefs de la poterne. Une fois dehors, il laissa le gardien l'attendre, avec les clefs, et rejoignit Mino qui était dans une église près de Sienne. Dès qu'il l'aperçut : Mino, lui dit-il, je t'ai plusieurs fois averti de la honte que ta femme te fait, et à nous aussi ; tu n'en as jamais voulu rien croire. Eh bien ! si tu veux en être sûr, viens vite, tu le trouveras chez toi. Mino se mit aussitôt en route et rentra dans Sienne par la poterne. Son parent lui dit : Va chez toi et cherche bien, parce qu'en l'entendant, le galant se: cachera, comme tu penses. Mino suivit le conseil et dit au parent : Eh! viens avec moi; si tu ne veux pas entrer, guette dehors. C'est ce que fit l'autre. Ce Mino était surtout peintre de christs, spécialement de christs sculptés en ronde bosse, et il en avait toujours chez lui, tantôt quatre, tantôt six, les uns achevés, les autres en train. Il les mettait, comme font tous les peintres, sur une table ou plutôt un établi très long, dans sa boutique, appuyés l'un à côté de l'autre et couverts chacun d'un grand torchon ou de tout autre linge. En ce moment il en avait six, quatre taillés et sculptés, deux peints à plat ; tous étaient sur un établi haut de deux brasses, appuyés l'un à côté de l'autre au mur, et chacun couvert d'un grand torchon ou d'un linge de toile. Mino arrive à la porte de chez lui et frappe. La femme et le galant, qui ne dormaient guère, entendant heurter à la porte, soupçonnèrent aussitôt ce qui arrivait; la femme, sans ouvrir la fenêtre ni souffler mot, va tout doucement, tout doucement, à une petite fenêtre ou lucarne qu'on ne fermait pas, voir qui c'était, et ayant aperçu son mari, retourne à son amoureux et lui dit : Je. suis morte! Comment allons-nous faire? le meilleur, c'est que tu te caches. Mais elle ne voyait pas bien ou, et, l’homme étant en chemise, Us arrivèrent dans la boutique où se trouvaient les christs. Veux-tu bien faire ? dit la femme; monte sur rétabli et pose-toi sur l'une de ces croix plates ; étends les bras, comme font les autres, et je te couvrirai du linge même qui est posé dessus. Qu'il vienne après chercher tout ce qu'il voudra, je ne crois pas qu'il te trouve cette nuit. Je ferai un paquet de tes habits, et je les mettrai dans une caisse en attendant le jour; après, quelque Saint nous viendra en aide.

Le galant, ne sachant pas trop où il était, monte sur l'établi, enlève le torchon, et s'applique exactement sur la croix de bois, comme les christs sculptés; la femme prend le linge de toile et le couvre, ni plus ni moins que les autres, s'en va retaper le lit, de façon à faire croire qu'elle y était couchée seule, prend les culottes, les souliers, le gilet, la blouse et toutes les affaires de son amant, en fait vite un paquet bien arrangé et le met avec les autres hardes. Cela fait, elle va à la fenêtre et dit : Qui est là? — Ouvre, répond le mari, c'est moi, Mino. — Oh! quelle heure est-il donc? reprend-elle; et elle court lui ouvrir. La porte ouverte : — Tu m'as assez fait attendre, dit Mino, comme celle qui n'est pas bien contente que je sois rentré. — Si tu es resté longtemps, réplique-t-elle, c'est le sommeil qui en est cause ; je dormais et ne t'ai pas entendu. — Bien, bien ; nous allons voir, dit le mari. Il prend une chandelle et furète partout, jusque sous le lit. — Qu'est-ce que tu cherches ? demande la femme. — Fais donc l'étonnée, répond-il ; tu le sais bien. — Je ne sais ce que tu dis, réplique-t-elle; suffit que tu le saches toi-même.

En furetant ainsi par toute la maison, il arriva dans la boutique où étaient les crucifix. Quand le christ en chair et en os l'entendit venir, chacun peut penser s'il fut à son aise ; il lui fallait se tenir comme les autres, ceux de bois, et il avait le frisson de la mort. La Fortune l'aida, en ce que ni Mino ni personne n'aurait cru qu'il eût osé prendre cette position pour se cacher.

Après être resté un peu de temps dans la boutique, ne trouvant rien, Mino s'éloigna. Cette boutique avait sur la rue une porte que l'on fermait à clef d'en dehors et qu'un garçon, qui travaillait avec Mino, ouvrait le matin, comme toutes les autres boutiques ; du côté de la maison était une petite porte, par où entrait Mino. Quand il en sortait et rentrait chez lui, il la fermait à clef; de sorte que le crucifix vivant ne pouvait s'échapper quand bien même il l'aurait voulu. Mino, après s'être fatigué un bon tiers de la nuit, finalement ne trouva rien ; la femme se mit au lit et dit à son homme : Va donc fureter tant que tu voudras ; s'il te plaît de venir au lit, viens ; sinon, promène-toi par la maison, comme les chattes, à ton plaisir. — Quand j'en aurai assez, répondit Mino, je te ferai bien voir que je ne suis pas une chatte, truie que tu es ; maudit soit le jour où tu es venue ici ! — J'en pourrais bien dire autant, répliqua la femme ; est-ce du blanc ou du rouge, ce que tu nous chantes ? — Je te le ferai voir, avant qu'il soit longtemps. — Viens donc te coucher, viens, dit-elle ; tu feras mieux, ou laisse-moi dormir.

Les choses en restèrent là pour la nuit ; la femme finit par s'assoupir; Mino en fit autant. Le parent qui attendait dehors comment cela allait tourner, après être resté au guet jusqu'à l’Angélus, rentra à la maison en disant : Pour sûr, pendant que j'allais chercher Mino hors de la ville, le galant s'en sera sauvé chez lui. Le matin, Mino se leva de bonne heure, regarda dans tous les coins et, à la fin, las de chercher, s'en fut en la boutique : son garçon ouvrait en même temps la porte de la devanture, sur la rue. Aussitôt Mino, en regardant ses crucifix, eut bien vite aperçu deux doigts de pied appartenant à l'homme qui était là, couvert du linge. Pour sûr, se dit-il, voilà le galant ; et jetant les yeux sur certains outils dont il se servait pour dégrossir et sculpter ses christs, il n'en vit pas de meilleur qu'une hache, qui se trouvait parmi eux. Il l'empoigne et fait mine de grimper auprès du crucifix vivant, pour lui couper l'objet capital qui l'avait entraîné en ces lieux; l'autre s'en aperçoit, l'esquive d'un saut et s'écrie : — Ne badinons pas avec la hache! en même temps il se sauve par la porte ouverte. Mino, courant derrière lui, criait : — Au voleur ! au voleur ! l'autre ne s'en alla pas moins à ses affaires.

La femme avait tout entendu ; survint un Frère convers des Prédicateurs, qui s'approchait, la corbeille à la main, pour les aumônes du couvent. Elle dégringola l'escalier, comme elles font toutes en pareil cas, et lui dit : Frère Puccio, tendez la corbeille ; je vous y mettrai du pain. Le Frère la lui tendit. La femme enleva le pain qui s'y trouvait, plaça au fond le paquet laissé par l'amant, et remit le pain dessus, plus quatre de ses propres miches, en disant : Frère Puccio, par pitié pour une femme, qui m'apporta ce paquet de l'étuve, où il paraît qu'un tel était allé hier soir, je l'ai placé sous le pain de votre corbeille, afin que personne ne puisse penser à mal; je vous ai donné quatre pains. En vous en allant, je vous prie, puisque l'homme reste tout près de votre église, rendez-le lui, vous le trouverez à la maison, et dites-lui que la dame de l'étuve lui renvoie ses habits. — Pas un mot de plus ; laissez-moi faire, répondit Frère Puccio, et il s'en alla. Arrivé à la porte du galant, faisant semblant de quêter du pain, il demanda : Est-ce ici que demeure un tel ? Notre homme était dans la chambre du rez-de-chaussée ; entendant appeler, il vient sur la porte et dit : — Qui est là? Le Frère s'approche et lui présente les vêtements avec ces mots : — La dame de l'étuve vous les renvoie. L'homme lui donne deux pains ; le Frère s'en va. Le galant, tout bien examiné, se dépêche d'aller au Campo de Sienne ; de fait, il y fut un des premiers ce matin-là, et se mit tranquillement à sa besogne, comme s'il ne lui était rien arrivé d'extraordinaire.

Mino, après avoir pas mal soufflé, berné par ce christ qui s'était sauvé, s'en va trouver sa femme : Sacrée putain, lui dit-il, tu dis que je suis une chatte, que j'ai bu du blanc et du rouge, et tu caches tes maq.... sur les crucifix! il faut que ta mère le sache. — Est-ce à moi que tu parles ? demande la femme. — Non, c'est à la crotte de l'âne. — Et tu tiens conversation avec de pareilles ordures ? reprend-elle. — Et toi, dit Mino, n'as-tu pas de front, que tu ne rougis pas? Je ne sais qui me retient que je ne te fiche un tison tout rouge quelque part. —Tu n'oserais pas, répliqua la femme, moi qui n'y suis pour rien; par la croix de Dieu ! si tu levais la main sur moi, tu n'aurais jamais fait chose qui te coûtât si cher. — Eh ! truie impudente, qui fais de ton maq.... un christ, que ne lui ai-je coupé ce que je voulais, aussi bien qu'il s'est sauvé ! — Je ne sais ce que tu bêles, quel christ a jamais pu se sauver ? est-ce qu'ils ne sont pas attachés avec des clous longs d'une main? Si celui-là n'était pas bien attaché, cela te regarde, qu'il se soit sauvé; c'est ta faute, et non la mienne. Mino tomba sur sa femme et se mit à la bourrer de coups : — Ainsi tu m'as déshonoré, et tu te moques de moi, par-dessus le marché ? La femme se sentant cogner, comme elle était beaucoup plus forte que Mino, cogne à son tour, : vlan ! vlan ! et voici Mino par terre, sa femme par-dessus, et accommodé de la belle façon. — Que veux-tu dire ? criait-elle ; prends-le comme tu voudras, drôle, qui t'en vas te soûler de côté et d'autre, puis reviens à la maison me traiter de putain; je t'arrangerai mieux que la Tessa n'arrangea Calandrino ; maudit soit quiconque a jamais marié femme à un peintre, tous fantasques et lunatiques, qui aile? titubant partout; vous n'avez pas honte ? Mino, se voyant mal dans ses affaires, priait sa femme de le laisser se relever et ne pas crier si fort, de peur que les voisins ne l'entendissent et, en accourant au vacarme, ne la vissent à cheval sur lui.— Je voudrais qu'il y eût là tout le quartier, criait la femme, à toutes ses supplications. Elle se leva, et Mino en fit autant, la figure toute abîmée. Pour en finir, il dit à sa femme de lui pardonner; que les mauvaises langues lui avaient laissé entendre ce qui n'était pas, et que vraisemblablement ce christ s'était sauvé pour avoir été mal cloué. Puis, étant allé par la ville, quand son parent, cause de toute l'histoire, lui demanda : Qu'est-il arrivé? comment s'est-il échappé ? il lui répondit qu'il avait cherché par toute la maison sans rien trouver, puis que comme il furetait parmi ses crucifix, l'un d'eux lui était tombé sur le nez et l'avait arrangé de cette façon. A tous les Siennois qui lui demandaient : Qu'est-ce que tu as donc ? il répondait qu'un de ses crucifix lui était tombé sur la figure. Ainsi, et c'est ce qu'il avait de mieux à faire, il parvint à vivre en paix, tout en se disant : Quelle bonne bête je suis! j'avais six crucifix, j'en ai encore six; j'avais une femme, et je l'ai encore. Plût au ciel que je n'en eusse pas! A quoi bon me tourmenter ? il pourrait m'en cuire, comme cela vient de m'arriver. S'il lui plaît de ne rien valoir, tous les hommes du monde ne parviendraient pas à la rendre bonne.

 

NOUVELLE CI

Giovanni, l’Apôtre, sous ombre de saint homme, pénètre dans un Ermitage et besogne trois Religieuses : il n'y en avait pas plus.

 

 Todi vivait naguère un certain Giovanni, surnommé l'Amoureux; c'était un de ceux qu'on appelle des Apôtres, qui s'en vont vêtus de gris, le capuchon rabattu, sans jamais lever les yeux ; il remplissait de plus à Todi l'office de barbier. Il avait pour habitude d'aller dans certains endroits des environs de la ville et passait fréquemment par un Ermitage où se trouvaient trois jeunes Religieuses, dont l'une était aussi jolie qu'on peut l'être. On demandait souvent à ce Giovanni : Pourquoi es-tu surnommé l'Amoureux? — C'est parce que je suis amoureux de la grâce de Jésus, répondait-il. Là-dessus, presque tout le monde le prenait pour un saint, et spécialement les trois Religieuses, qui lui étaient très dévotes. Ce Giovanni disait qu'il était amoureux de Jésus, et en secret il Tétait de la plus belle des trois Recluses.

Un jour il alla visiter un couvent de Moines, à trois milles de Todi ; comme il s'en revenait, le soir, par un mauvais temps, froid et brumeux, il passa devant l'Ermitage, à une heure si avancée qu'il ne pouvait rentrer en ville : il l'avait bienfait exprès. Arrivé là, il heurta au guichet.— Seigneur, qui est-ce ?—C'est votre Giovanni l'Amoureux. — Oh ! qu'allez-vous faire dehors à cette heure? —Je suis allé ce matin, répondit-il, à telle Abbaye ; j'y suis resté toute la journée avec Dom Fortunato, et je m'en retournais à Todi ; l'heure avancée et le mauvais temps m'ont conduit par ici, et je ne sais trop quel parti prendre. Il n'y avait pas une maison, pas un abri dans les environs de l'Ermitage.— Pourquoi vous mettre si tard en chemin ? dirent les Recluses. — Le soleil n'a point paru, répondit-il; la brume m'a trompé. Puisqu'il en est ainsi, je vous supplie de me mettre un peu au dedans, à couvert. — Ne savez-vous pas, dirent les Recluses, que nous ne recevons ici personne ?—La défense n'est pas pour moi, répondit l'Apôtre ; je suis tout comme vous, de la famille du Seigneur. De plus, la nuit, le mauvais temps, qui est cause que me voilà, en font une nécessité, et vous savez que Notre-Seigneur commande de venir en aide à ceux qui se trouvent dans le besoin. Les filles, qui étaient pucelles, ajoutèrent foi à ses paroles et lui ouvrirent.

Les Heures récitées, quand il eut un peu mangé et que vint le moment de prendre le repos, Giovanni leur dit : Allez vous coucher ; moi je dormirai sur ce banc. Elles n'avaient qu'un lit pour elles trois ; elles répondirent : — Non; nous coucherons sur ces coffres; prends le lit. Il refusa obstinément, répétant toujours : — Allez au lit ; je m'arrangerai comme je pourrai. Elles gagnèrent donc leur couchette : la belle se plaça au chevet du lit; la seconde, au pied, près d'elle, du côté du mur ; la troisième, la tête aux pieds de sa voisine, le long du mur. Quelque temps après, Tune d'elles s'écria : Giovanni, nous sommes bien inquiètes pour toi, considérant le froid qu'il fait. — Je le sens bien, le froid, répondit Giovanni, et je crains qu'il me joue un mauvais tour; j'en ai le frisson partout. Il prit une lanterne qui brûlait : Je yeux aller à la cuisine faire un peu de feu. Pas un brin de feu dans la cheminée. Notre homme se mit alors à réfléchir : Si j'éteins la lanterne, se dit-il, il n'y aura plus de feu nulle part et j'en viendrai mieux à bout de mes petites affaires. La lanterne soufflée : Holà ! s'écria-t-il ; je voulais allumer un peu de feu et la lanterne s'est éteinte. —Comment vas-tu faire ? demanda la plus jolie des Recluses. — Puisque me voilà ici, dit Giovanni en s'approchant de la couchette, je vais me fourrer dans ce coin du lit, à tes pieds ; et tâtonnant avec les mains, il toucha le visage de la Religieuse ; alors il se dirigea plus bas et entra dans le lit par l'autre bout, tout en disant : Excusez-moi ; mieux vaut faire comme cela que de mourir. Les Recluses n'osaient souffler, plus par honte qu'autrement; peut-être y en avait-il quelqu'une qui dormît déjà. Une fois dans le lit, qui était étroit, Giovanni ne pouvait faire autrement que de rencontrer quelque partie de la belle Religieuse, et tout d'abord ses pieds, on ne peut plus mignons. Béni soit Jésus, qui a fait de si jolis pieds ! s'écria-t-il. Après les pieds, il palpe les jambes : Béni sois-tu, Jésus, toi qui as créé de si belles jambes ! Il monte ensuite au genou : A jamais soit loué le Seigneur, qui a modelé un genou si parfait! Il s'avance plus haut et palpe les cuisses : O bénie soit la vertu divine, qui engendra de si belles choses !—Giovanni, s'écria la Nonne, ne va pas plus avant, c'est l'Enfer ! — Et moi, répliqua Giovanni, je porte sur moi le Diable, que je cherche à mettre en Enfer depuis le commencement de mon existence. Il se coucha tout près d'elle et parvint à mettre le Diable en Enfer, quoiqu'elle se défendît un peu avec les mains. Elle disait : — Qu'est-ce que tu fais là, Giovanni ? Nous nous serions toutes confessées à toi, moi la première, et voilà comment tu te comportes ? — Crois-tu donc, lui demandait Giovanni, que Jésus ait créé ta beauté pour qu'elle soit perdue ? Ne le suppose pas.

Les deux autres Recluses peut-être bien faisaient semblant de dormir ; celle qui était près de Giovanni, les pieds au chevet, lui dit : — Oh ! quel sabbat tu nous fais cette nuit, Giovanni ! En vérité de Jésus, tu nous manques de respect et tu ne devais pas entrer dans notre lit. — Bonne sainte que tu es, dit Giovanni, crois-tu que je puisse opérer autre chose que le bien ? Je n'ai pas proféré un seul mot que n'aurait approuvé le Sauveur. Et puis tu ne songes pas que s'il n'était apporté d'assistance à votre fragilité, le Démon prendrait sur vous une grande puissance? C’est donc bien à raison que j'agis de la sorte. Alors, se tournant de son côté, il se mit à commencer par les pieds, comme avec l'autre, et lui fit tout ce qu'il avait fait à la première. La troisième observait le train-train, aux écoutes; elle dit : — Giovanni, si nous t'avons ouvert la porte, tu nous en as bien récompensées. — Sottes que vous êtes, dit Giovanni, croyez-vous que ce que j'ai fait soit mal ? Croyez-vous que beaucoup de recluses comme vous ne se désespéreraient pas, si quelque brave homme comme moi ne leur apportait de temps en temps des consolations? Vous êtes jeunes, vous êtes femmes ; croyez-vous qu'à cause de si peu de chose la grâce de Dieu vienne à diminuer en vous ? Vous savez qu'il a dit, de sa propre bouche, qu'il nous fallait expérimenter tout, puis s'en tenir à ce qui est bon. C'est en outre fort utile à ceux qui me ressemblent ; j'ai beau porter cet habit, je n'en suis pas moins homme et souvent les amoureux désirs me tourmentent; ces désirs, il n'y a pas moyen de leur imposer silence, à moins qu'on ne les dompte, et on ne les dompte bien qu'avec vous autres. Voilà pourquoi j'ai fait comme cela avec vous et pourquoi je le ferai tant qu'il vous plaira, pas davantage. — Vous dites, répliqua la Recluse, que Notre-Seigneur a ordonné d'expérimenter toute chose et de s'en tenir à la meilleure; mais moi je n'en ai expérimenté aucune et ne sais par conséquent à laquelle je dois m'en tenir. — Je loue Dieu, dit Giovanni, en palpant un à un les membres de la Nonne et en commençant par les pieds; puis il se rapprocha : Quand j'en suis ici, à l'Enfer, je fais taire le Diable, en l'y mettant. Ainsi fit-il, comme aux deux autres, et elle ne dit plus rien, les portions étant désormais égales. Giovanni, ayant ainsi fait tout le tour, s'en fut à sa place, et y retrouva les petits pieds mignons; après avoir un peu reposé et dormi, il revint à la belle Recluse et se remit à la réconforter, puis à éteindre son propre feu ; elle ne s'en défendit pas trop. Le matin, au petit jour, il se leva. Mes chères sœurs, dit-il, je vous remercie autant que je puis de la charité dont vous avez usé hier soir avec moi, en me recevant dans votre sainte demeure. Notre-Seigneur, qui m'y a mené par la main, nous fasse la grâce, à vous et à moi, de sauver nos âmes, et vous rende tout le bien que vous désirez ! Il me semble m'être élevé vers Jésus de je ne sais combien de toises, depuis que je suis avec vos saintetés. Si je puis jamais faire quelque chose pour vous, disposez de moi en assurance, comme vous voudrez. — Giovanni, répondirent-elles, nous te prions d'avoir en recommandation ce petit Ermitage, et d'y venir comme chez toi. Va dans la paix de Dieu. Il s'éloigna ; quand il arriva à Todi, on aurait vraiment dit un chapon.

Longtemps il continua ces sortes de visites, si bien que de frais et haut en couleur qu'il était, il devint on ne peut plus pâle et maigre; il marchait si modestement, qu'il semblait un San Gherardo de Villamagna, et qu'on le réputait pour un Saint. Quand il mourut, tout le monde, hommes et femmes, fut lui baiser la main : le bruit courait qu'il faisait des miracles.

Or voyez comme se masque l'hypocrisie du monde : cet homme, de mœurs telles que nous venons de le montrer, passa pour un Saint, à la fin de sa vie. Oh! combien y en a-t-il qui sont réputés Saints et Bienheureux, et dont les âmes sont loin de l'être, à cause de l'hypocrisie qui les gouverne ! Il est trop difficile de connaître le cœur de l'homme et les secrets qui s'y cachent.

 

NOUVELLE CIII

Un Curé porte le Saint-Sacrement et passe la Siève; la rivière se met à enfler; le prêtre se tire d'affaire et, d'un mot plaisant, il dit qu'il a sauvé le corps du Christ, à des gens qui se trouvaient au bord de l'eau.

 

rès de la Siève était naguère un Curé, qui s'appelait Ser Diedato, plaisant bonhomme et fort peu catholique. Ayant à porter le corps du Christ à un malade, comme il se trouvait de l’autre côté de la Siève, il lui fallut, pour aller faire communier ce malade, passer la rivière à gué; il dit à ceux qui étaient venus le chercher : Marchez devant et attendez-moi de l'autre côté de l'eau, pour que je voie bien où est le gué ; puis nous ferons route ensemble. Ces gens allèrent en avant, comme le demandait le prêtre. Eux partis, il prit le corps du Christ, son clerc la sonnette, et se mit en marche ; arrivés au bord de l'eau, à l'endroit où il fallait traverser, Ser Diedato et son clerc se mettent à effectuer le passage. Le clerc portait un gros bâton et marchait devant, sondant le gué. Comme il arrive souvent, il avait plu dans le Mugello, et la Siève commençait à croître. Ceux qui attendaient le prêtre, au bord de l'eau, criaient : — Dépêchez-vous de passer, le fleuve se gonfle. Ils se hâtaient en effet; le Curé avait déjà de l'eau jusqu'à la ceinture, et cependant il s'efforçait tant qu'il pouvait, en tenant haut ses mains, qui portaient le corps du Christ; l'eau montait toujours et maintenant lui gagnait le nombril. Véritablement, le prêtre se serait bien mieux tiré d'affaire, s'il n'avait pas eu à préserver le corps du Christ, en levant les bras. Enfin, à force de courage et non sans grand'peine, il gagna le bord où se trouvaient ceux qui l'attendaient. Ces gens lui dirent : Messer Diedato, vous avez bien à remercier Notre-Seigneur Jésus-Christ que vous tenez entre les mains; pour sûr, nous vous voyions noyé, sans son assistance. — En bonne foi, répondit Ser Diedato, si je ne l'avais pas aidé plus qu'il ne m'a aidé lui-même, nous nous serions noyés, lui et moi. — Vous avez bien raison, dit un de ces hommes. Là-dessus, après que le Curé se fut rajusté, le clerc et sa sonnette allant en avant, tous se remirent en marche, porter la communion au susdit malade.

L'histoire se divulgua dans le pays et vint jusqu'à Florence; on se posait la question, plus par badinage qu'autrement, à savoir lequel avait secouru l'autre. Grâce à notre religion, qui augmente tous les jours, la plupart disaient que c'était le prêtre qui avait conduit le Saint-Sacrement à bon port, et si quelqu'un prétendait le contraire, on lui demandait : Suppose-toi en pleine mer, sur le point de te noyer ; qu'est ce que tu aimerais mieux avoir sous la main, l'évangile de Saint Jean, ou bien la courge des nageurs? Aussitôt, en entendant la seconde alternative, tous étaient d'avis qu'ils aimeraient mieux avoir la courge. Ainsi fut donné raison à Ser Diedato ; quant à l'évangile, sur lequel toute notre foi doit s'appuyer, on s'en moquait bien.

Quand je pense à ce que devient la religion, vraiment j'en trouve encore moins que je ne croyais. Chacun songe à sauver son corps : son âme, personne. Ce prêtre imbécile osait bien dire qu'il avait secouru Notre-Seigneur, comme si Notre-Seigneur avait besoin du secours d'un galeux de prêtre ! S’il le dit par plaisanterie, encore eut-il grand tort. L'autre donnait à choisir entre une courge vide et l'évangile de Saint Jean ! Nous sommes tous des courges vides, et chacun le verra bien, au jour final.

 

NOUVELLE CXI

Frère Stefano, sous prétexte défaire lever, en la fouettant avec un paquet d'orties, la fille de sa Commère et de l'empêcher de dormir, a affaire avec elle ; la fillette se met à geindre, la mère crie au Frère de taper plus fort, pour qu'elle se lève, croyant qu'il n'y a en jeu que les orties ; elle reconnaît enfin que c’est un faux Compère et lui ferme sa porte.

 

ans la Marche, en un village appelé San-Mattia in Casciano, officiait à l'église un Religieux nommé Frère Stefano. Tout près de l'église, il avait pris pour Commère, en qualité de voisin, la maman d'une jolie fille de quatorze ou quinze ans. On était dans la chaude saison où communément la jeunesse aime à dormir; cette fillette, qui s'appelait Giovanna, restait au lit, un matin, et sa mère lui disait de se lever. Giovanna, lève-toi donc, lui cria-t-elle à plusieurs reprises. L'autre répondait : — Je me lève, et n'en faisait rien. Ledit Frère Stefano, de l'église où il était, entendant la maman crier, vite ôte ses culottes, les jette dans un coin, ramasse un paquet d'orties qu'il rencontre sous sa main, sort de l'église et va trouver sa Commère :— Veux-tu que j'aille la fouetter. Commère? lui dit-il; je la ferai bien lever. — Je vous en prie, lui dit-elle ; elle supposait qu'un Compère, le prêtre de la paroisse, ne pouvait être que bon catholique, comme c'était son devoir. Frère Stefano va droit au lit où couchait Giovanna, écarte les draps, grimpe auprès de la fillette et en jouit tout son soûl, mais non sans peine, tant elle pleurait et criait. La mère, qui l'entendait, disait : Fouette, fouette, Frère Stefano. — Laisse-moi faire, répondait le Religieux, et il ajoutait : Te lèveras-tu, coquine? — Fouette, fouette, jusqu'à ce qu'elle se lève, répétait la mère. Finalement, après l'avoir bien fouettée, à sa façon, et ses fantaisies lubriques assouvies, le Religieux alla retrouver sa Commère, le paquet d'orties à la main, et, s'en retournant à l'église : — Toutes les fois qu'elle ne voudra pas se lever, appelle-moi, lui dit-il; tu verras comme je te la fouetterai. Le Religieux parti, Giovanna vint tout en pleurs vers sa mère, qui lui dit : Ah ! il t'a bien fouettée ! — Oui, mais pas avec des orties, fit la pauvrette ; venez voir mon lit. La maman s'en fut voir le lit et reconnut à des traces manifestes que Frère Stefano avait pris de force et déshonoré sa fille. — Gredin de Compère, se mit-elle à dire, tu m'as trompée ; mais par la mort de Dieu, tu me le payeras ! Ce même jour, Frère Stefano eut si peu de honte, qu'il osa demander à la Commère si sa fille s'était enfin levée. — Va-t'en, faux Compère, lui dit-elle; par la Passion de Dieu, tu ne nous attraperas plus. De fait, il ne mit plus le pied dans la maison.

Ne nous émerveillons donc pas si tant de gens ne veulent souffrir près d'eux ni Religieux ni prêtres, puisqu'ils sautent sur les femmes avec si peu de retenue. Un autre (et moi, Fauteur, je suis un de ceux-là), après avoir fait pour elles mille madrigaux ou ballades, n'en obtiendrait pas un salut; lui, sitôt l'idée venue, les voiles amenées et laissées à la garde des Saints en peinture de l'église, court, comme un taureau indompté, se jeter sur une enfant. La ville de Venise y a mis bon ordre : puisqu'on ne peut se venger sur leurs femmes ou sur leurs filles, il y est permis à tout le monde, sans crainte aucune de châtiment, de frapper et blesser les prêtres, pourvu qu'ils ne meurent pas de la blessure, à peine en ce cas, de cinquante sous d'amende. Et qui est allé à Venise a bien pu le voir : il y a peu de prêtres qui ne portent de grandes balafres sur la figure. Par ce moyen se trouve refrénée leur emportée et impudique audace.

 

NOUVELLE CXIII

Un Vendredi Saint, l’un des membres d'une confrérie de Flagellants dérobe avec la bouche au bénéficier de San-Miniato les offrandes qu'il y avait sur l'autel.

 

 San-Miniato l'Allemand, qui, maintenant s'appelle San-Miniato de Florence, il y avait un bénéficier fort riche, et aujourd'hui encore la rente de ce bénéfice est considérable ; mais il était si avare, qu'il aurait rendu des points à Midas. Advint par hasard qu'un Vendredi Saint toutes sortes de gens étant allé visiter les églises et déposer leurs offrandes, beaucoup d'associations et de confréries de Flagellants y étaient venues aussi, la croix en avant.

Vers les trois heures, le bénéficier s'en fut à l'autel, afin de voir s'il y avait bonne recette, et apercevant beaucoup, de monnaie, il se mit à la ramasser pour l'emporter : midi était passé, et il n'espérait plus guère voir venir beaucoup de monde apporter son offrande. L'argent rassemblé en gros tas, et comme il ouvrait une poche pour le mettre dedans, voici venir une confrérie de Flagellants, qui se disposent à s'agenouiller et à faire l'offrande. Aussitôt il s'écarta de l'autel, en y laissant l'argent et son clerc auprès; il croyait que ces gens, voyant un si gros tas de monnaie, n'en auraient que plus de dévotion et donneraient davantage ; il s'éloigna et quitta un moment l'église. Quand les Frères fouetteurs eurent prié, à genoux tout leur content, ils allèrent baiser l'autel et en s'approchant, l'un d'eux aperçut le monceau de monnaie blanche ; il releva un peu son capuchon et faisant mine, de baiser le crucifix, appliqua sa bouche toute grande ouverte sur le tas : autant d'argent il en put prendre, autant il en prit avec les dents, puis fit demi-tour, suivit les autres et sortit.

Quelque temps après, le bénéficier revient, pour emporter la recette et comptant que le tas a dû augmenter ; mais il le trouve au contraire si bien diminué, que sans chercher pourquoi ni comment il dit au clerc : Où est mon argent ? — Il est tel que vous l'avez laissé, répond le clerc.— Comment, tel que je l'ai laissé? réplique le bénéficier. Là-dessus, il empoigne le clerc et le bourre de coups; le clerc eut beau se défendre, rien n'y fit. Le bénéficier en resta longtemps la mine allongée et mélancolique, ne pouvant deviner quel chemin avait pris sa monnaie blanche. Quant à celui qui s'en était rempli la bouche, il la métamorphosa en chapons, avec quelques-uns de ses Confrères, et ils en firent un bon régal, à la santé du bénéficier; celui-ci demeura coi et tout penaud avec ce qu'on lui avait laissé.

 

NOUVELLE CXXI

Antonio de Ferrare ayant perdu aux dés, à Ravenne, entre dans l'église se trouve le corps de Dante, prend toutes les chandelles de devant le Crucifix, les enlève et va les planter au tombeau de Dante.

 

 Antonio de Ferrare fut un très honorable homme, un peu poète et tenant de l'homme de Cour; mais il était vicieux et grand pécheur. Il se trouvait à Ravenne du temps que Messire Bernardino de Polenta en possédait la seigneurie ; très grand joueur, ayant joué un beau jour et perdu presque tout ce qu'il avait, il entra comme un désespéré dans l'église des Frères Mineurs, où est enseveli le corps du poète Florentin Dante, Il remarqua un vieux Crucifix à moitié brûlé et enfumé par la grande quantité de luminaire qu'on posait devant, et s'aperçut qu'il y avait en ce moment même beaucoup de chandelles allumées ; vite il y court et, empoignant toutes les chandelles et tous les rats de cave qui y brûlaient, va les planter devant le tombeau de Dante, en disant : Prends-les ; tu en es bien plus digne que lui. Les fidèles, le voyant faire, s'écriaient pleins d'étonnement : — Qu'est-ce que cela veut dire ? et se regardaient tous l'un l'autre. Un officier du Prince, passant en ce moment par l'église, vit la chose et, de retour au palais, dit au Prince ce qu'il avait vu faire à maître Antonio.

Le Prince, curieux comme ils sont tous de ces sortes d'aventures, fit entendre à l'Archevêque de Ravenne ce dont maître Antonio s'était rendu coupable, pour qu'il l'invitât à venir devant lui et le menaçât de lui faire son procès, comme entaché de l'hérétique énormité des Patarins. L'Archevêque le fit aussitôt citer à comparaître ; il se présenta. On lui lut le procès, espérant qu'il s'excuserait, mais il ne s'en dédit aucunement ; au contraire, il avoua tout, disant à l'Archevêque : Si vous avez à me faire brûler, je n'ai rien de plus à dire que ceci : Je me suis toujours recommandé au Crucifix et il ne m'a fait jamais que du mal. Alors voyant qu'on lui mettait tant de cierges qu'il en est à demi brûlé (comme s'il n'y avait que lui au monde), j'ai enlevé tout ce luminaire et je l'ai mis au sépulcre de Dante, qui me semble avoir bien plus de mérites que lui. Si vous ne m'en croyez pas, voyez les écrits de l'un et de l'autre. Vous jugerez bien que ceux de Dante sont merveilleux, au-dessus de la portée ordinaire de l'intelligence humaine ; les histoires évangéliques sont grossières. S'il y en a quelques-unes de sublimes et de merveilleuses, la belle affaire que celui qui voit tout et qui possède tout ait dévoilé une partie de ce tout dans les Écritures! La chose étonnante, c'est qu'un homme, infime créature, comme Dante, bien loin de posséder tout, mais n'ayant pas même une partie du tout, ait tout vu, tout écrit. Voilà pourquoi il me semble bien plus digne que l'autre de tant de luminaire, et c'est à lui dorénavant que je veux me recommander. Pour vous, vous remplissez votre office et prenez tranquillement vos aises ; par amour pour lui, vous fuyez tout travail et vivez comme des fainéants. Si vous voulez que je vous en dise plus long, nous en reparlerons une autre fois que je n'aurai pas joué tout ce que j'ai. L'Archevêque semblait interloqué ; il dit : — Vous avez donc joué et perdu ? revenez une autre fois. — Eussiez-vous perdu, vous et vos pareils, tout ce que vous avez, répondit maître Antonio, j'en serais fort content. C'est mon affaire à moi de revenir vous voir ; mais que je revienne ou non, vous me trouverez toujours aussi bien disposé, ou plus mal. — Allez-vous-en donc avec Dieu ou envolez-vous avec le Diable, répliqua l'Archevêque, et quand même je vous enverrais chercher, ne revenez pas. Mais du moins, allez donc porter au Gouverneur des fruits du même panier qu'à moi. Là-dessus, il se retira. Le Gouverneur, ayant appris ce qui était arrivé et trouvant plaisantes les raisons de maître Antonio, lui donna un peu d'argent, pour qu'il pût jouer, et s'amusa longtemps avec lui des chandelles mises devant Dante, puis s'en fut à Ferrare, probablement mieux dans ses affaires que maître Antonio.

Au temps que mourut le Pape Urbain V, il y avait un portrait de lui placé dans une belle église d'une grande ville, et je vis de mes yeux, allumée devant ce tableau, une torche de deux livres; devant le Crucifix, qui n'était pas loin, brûlait une pauvre petite chandelle d'un sou. Bernardino de Polenta prit la torche et la planta au Crucifix en disant : Malheur à nous si nous voulons changer et bouleverser le gouvernement du ciel comme nous bouleversons ceux de la terre ! puis il rentra chez lui. C’est là une belle et notable parole, des meilleures qu'on puisse trouver en pareille circonstance.

NOUVELLE CXXIII

Vitale de Pietra-Santa, sur la suggestion de sa femme, demande à son fils, qui a étudié en Lois, de découper un chapon d'après la Grammaire. Le fils s'y prend de telle sorte qu'en dehors de sa propre portion il n'en revient aux autres que bien peu.

 

ans le château de Pietra-Santa, sur le territoire de Lucques, il y avait jadis un châtelain qui l'habitait et s'appelait Vitale. Il vivait, dans le pays, en riche et honorable propriétaire. Sa femme étant morte en lui laissant un fils de vingt ans et deux fillettes de sept à dix ans, il délibéra de faire étudier le droit à son fils, déjà très bon grammairien, et l'envoya à Bologne. Pendant que ce fils se trouvait à Bologne, le susdit Vitale prit de nouveau femme. Après qu'ils se furent mis en ménage, de temps en temps, à l'occasion, Vitale commença d'en recevoir des nouvelles et apprit qu'il devenait très savant. Quand le fils avait besoin d'argent, soit pour acheter des livres, soit pour ses dépenses d'entretien, le père lui expédiait tantôt quarante, tantôt cinquante florins ; ainsi la maison se vidait de grosses sommes. La femme de Vitale, belle-mère du jeune étudiant de Bologne, voyant envoyer de l'argent si fréquemment et songeant que sa prébende en diminuait d'autant, se mit à [murmurer et dit au mari : Cela va bien; jette à l'eau tous tes écus; tu les envoies et tu ne sais pas à qui. Le mari lui répondit : — Ma femme, qu'est-ce que tu dis là ? Tu ne songes donc pas à ce qui nous en reviendra ? Honneur et profit. Si mon fils arrive à être juge, il pourra devenir ensuite docteur conventuel, et nous en serons illustres jusque dans les siècles futurs. — Je ne sais ce que c'est que les siècles, repartit la femme; je crains bien que tu ne sois dupe et que celui à qui tu envoies tout ce que tu peux faire et dire ne soit un cadavre; et tu te ruines pour lui! La femme avait ainsi tellement pris l'habitude de dire que ce garçon était un cadavre, que si le mari venait à lui expédier de l'argent ou d'autres choses, aussitôt elle arrivait, s'écriant : Envoie ! envoie ! saigne-toi bien, pour donner tout ce que tu possèdes à un cadavre.

Les choses allant ainsi leur train, il finit par arriver aux oreilles du jeune étudiant de Bologne que dans toutes ses querelles avec son mari, la belle-mère l'appelait toujours cadavre. Le jeune homme en garda souvenir, et après être resté plusieurs années à Bologne, devenu savant en droit civil, il vint à Pietra-Santa visiter son père et sa famille. Le père, plus joyeux que triste de le voir, fit tordre le cou à un chapon, dit qu'on le fît rôtir et invita à souper le Curé de la paroisse. L'heure arrivée, on se mit à table, le Curé au bout, le père à côté de lui, puis la belle-mère, puis les deux fillettes, déjà bonnes à marier ; le jeune étudiant s'assit à l'écart, sur un tabouret. Le chapon placé sur la table, la belle-mère, qui regardait en dessous le beau-fils, d'une mine rechignée, commença tout doucement à quereller son mari : — Que ne lui dis-tu de découper ce chapon d'après la Grammaire? Tu verras s'il a rien appris. Le mari, bonhomme, dit au garçon : — Tu es à l'écart, sur un tabouret; c'est à toi de découper. Mais je voudrais bien une chose, c'est que tu découpes d'après la Grammaire. — Bien volontiers, répondit le fils, qui avait parfaitement compris la chose.

Il pose le chapon devant lui, prend le couteau, et, coupant d'abord la crête, la met sur une assiette et la présente au Curé en disant : — Vous êtes notre père spirituel et vous portez la tonsure; c'est pourquoi je vous donne la tonsure du chapon, c'est-à-dire la crête. Il coupe ensuite la tête, et de la même façon l'offre à son père en lui disant : Vous êtes le chef de la famille; la tête vous revient de droit. Puis il coupe les pattes avec leurs ergots, et les offre à sa belle-mère : C'est à vous qu'il appartient d'aller par la maison faire le ménage ; pour cela, il faut des jambes ; je vous donne donc les pattes, pour votre part. Il détache ensuite les ailerons et les met sur une assiette pour ses sœurs, en disant : Ces fillettes auront bientôt à quitter la maison et à prendre leur volée ; il leur faut donc des ailes, c'est pourquoi je les leur donne. Moi, je suis un cadavre; cela étant, et je l'avoue, je prends pour ma part ce cadavre. Et il se met à couper et à dévorer le chapon, fort gaillardement. Si la belle-mère Pavait d'abord regardé en dessous, maintenant elle le regardait de travers, en marmottant : — Voyez le beau sire ! et elle disait tout bas à son mari : Voilà comme tu rentres dans ton argent ! Elle avait bien sujet de murmurer et pareillement toute la compagnie, qui aurait préféré que le chapon fût découpé à la mode ordinaire, surtout le Curé : il semblait avoir le haut mal, en se mirant dans sa crête. Peu de jours après le jeune homme, étant sur le point de s'en retourner à Bologne, leur expliqua plaisamment à tous pourquoi il avait découpé le chapon de cette manière, et moitié en riant montra à la belle-mère que c'était sa faute. Il prit congé amicalement des uns et des autres, quoique, à mon avis, la belle-mère dut se dire à part soi : Bon voyage, et puisses-tu ne jamais revenir!

 

NOUVELLE CXXXI

Salvestro Brunelleschi se rend aux Bains pour faire plaisir à sa femme et avoir des enfants; sa femme veut y: retourner l'année suivante. Salvestro lui dit qu'il n'est plus bon à rien et qu'elle essaye avec un autre; elle va aux Bains sans lui.

 

alvestro Brunelleschi, marié à une fort aimable dame du Frioul, n'en avait pas d'enfants; sa femme, on ne peut plus désireuse d'en avoir de lui, dit un jour : Salvestro, l’on m'a rapporté que si nous allions aux bains de Petriuolo, j'engrosserais, et que nous aurions des enfants. — Ma femme, répondit Salvestro, c'est d'une autre eau que celle des Bains qu'il faudrait pour cela. La dame tint ferme à ce qu'il vînt aux Bains avec elle ; force fut à Salvestro de consentir et de prendre les purgations requises. Informé de ce qu'ils auraient à faire et voyant qu'elle était bien décidée à ce qu'il crevât, plutôt que de ne pas avoir d'enfants, ils se mirent en route un beau matin. Comme ils arrivaient à la Fontaine de San-Piero Gattolino, ils rencontrèrent certain Curé des Macchi, un bon vivant, en train de faire boire son roussin. — Où allez-vous donc ? leur demanda le Curé. — Nous allons aux Bains, répondit Salvestro ; mais je pourrais bien dire que je vais à la boucherie. — Par Dieu, dit le Curé, vous n'irez pas sans moi ; vous verrez comme je vous ferai prendre du bon temps. A la bonne heure, répondit Salvestro; et ils se remirent tous les trois en route.

Ce Curé voulut être le pourvoyeur; il acheta tout ce qu'il trouvait de meilleur à manger, si bien qu'ils vécurent papalement. Arrivés à Petriuolo, ils prirent les bains, puis étant en leur logis, la femme dit à Salvestro : — Tu sais ce que le médecin a prescrit. Ils se mirent au lit, et il fallut que Salvestro rendît le devoir conjugal, puis continuât tant et si bien qu'il finit par être rendu lui-même. Lorsqu'ils furent de retour à Florence, il en fit une grave maladie et en vint à deux doigts de la mort. Au cours de ses souffrances, il disait à sa femme : — Vraiment, nous nous sommes bien arrangés; pour procréer un enfant, tu as voulu me faire crever. Il se rétablit, mais la femme n'engrossa nullement ; l'année se passa de la sorte. Les autres femmes insinuèrent alors à celle de Salvestro qu'il fallait persister à prendre les bains, si l’on voulait avoir des enfants ; elle vint un jour à son mari et lui dit qu'elle comptait bien y retourner; qu'une seule fois, comme on le lui avait dit, cela ne servait de rien, si l'on ne continuait toujours, toujours. Salvestro, qui l'entendait bien et se souvenait de ce que la première fois lui avait coûté, lui répondit : — Ma femme, nous y sommes allés l'année dernière : j'y ai mis tout ce que j'ai de force et d'application, pour satisfaire à ton désir d'avoir des enfants ; tu sais que j'en suis venu à deux doigts de la mort. Je ne suis plus bon à rien pour cette affaire-là ; s'il te plaît d'y aller, vas-y, essaye d'un autre; moi, je n'en veux plus. La femme se mita rire. — Tu ris ? dit Salvestro. Je te dis : va, bon voyage ; prends qui tu voudras ; tente l'aventure avec qui te plaira. Quant à moi, j'ai montré ma bonne volonté jusqu'à en manquer de mourir, et je vois que je ne suis bon à rien.

La femme ne put décider Salvestro à partir; elle y alla avec un de ses parents, mais elle eut beau faire : elle est encore à mettre enceinte, car peu de temps après elle mourut. Salvestro resta chez lui ; il n'alla pas aux Bains, pour y attraper la mort dans l'espoir d'avoir des enfants.

En cela il fut sage : cinq fois sur six, l'homme veut avoir des enfants, et ce sont autant d'ennemis, désireux de la mort de leur père pour jouir de la liberté.

 

NOUVELLE CXXXVI

Maître Alberto prouve que les dames de Florence, grâce à leur adresse, sont en peinture les plus habiles artistes du monde ; que de plus celles qui sont laides comme le Diable savent se faire des figures angéliques et redresser leurs tailles contrefaites ou bossues.

 

a République de Florence a toujours été opulente en hommes singuliers. Il y vivait naguère un grand nombre de peintres et d'autres maîtres qui se trouvèrent un jour rassemblés en un certain endroit hors de la ville, appelé San-Miniato a Ponte, pour des peintures et autres besognes qu'il y avait à faire dans l'église. Après avoir dîné avec l'Abbé, tous bien repus et bien abreuvés, ils se mirent à deviser, et entre autres propos, l'un d'eux, qui s'appelait l'Orcagna, peintre en chef du noble oratoire de Notre-Dame dell' Orto San-Michele, posa cette question : Quel a été le meilleur maître peintre, si l'on excepte Giotto ? L'un prétendait que c'était Cimabue, un autre Stefano, un autre Bernardo ou Buffalmacco ; d'autres noms encore furent mis en avant. Taddeo Gaddi, qui se trouvait là, fit cette réflexion : — Certes, nous avons eu ici de grands artistes, et ils ont fait des œuvres telles qu'il est impossible à la nature humaine d'aller plus loin; mais l'art s'affaiblit et décline chaque jour. Un certain maître Alberto, renommé en l'art de sculpter le marbre, répliqua : — Il me semble que vous vous trompez fort, vous autres : j'entends vous démontrer que l’on n'a jamais été plus habile qu'aujourd'hui dans l'art de peindre et même de donner des tons de chair à la sculpture. Les maîtres, l'entendant ainsi parler, se moquèrent de lui, comme s'il était hors du bon sens. — Vous riez, dit maître Alberto; mais je vous le prouverai, si vous le voulez bien. — Oui, explique-nous cela, pour l'amour de moi, fit un, qui s'appelait Nicolao. — Volontiers, puisque tu le désires, répondit Alberto, mais écoutez-moi un peu ; ils étaient en effet tous comme des poules, quand elles se chamaillent. Alberto prit la parole : Je crois que le plus grand maître qui ait jamais existé en Fart de peindre et de bien proportionner ses figures, c'est Dieu, Notre-Seigneur ; mais à ce qu'il paraît, dans le nombre de ses œuvres, on aperçoit pas mal de défauts ; aussi les corrige-t-on à présent. Qui donc sont ces artistes vivants qui corrigent l'œuvre de Dieu ? Ce sont les dames de Florence. Y a-t-il peintre au monde, elles exceptées, qui saurait peindre blanc sur noir ou avec du noir faire du blanc ? Vient à naître une petite fille, et c'est le cas le plus fréquent, on dirait un escarbot. On la frotte par ci, on l'emplâtre par là, on la fait sécher au soleil, et la voici plus blanche qu'un cygne. Quel artiste, en drap, en laine, en peinture, pourrait faire ainsi du blanc avec du noir? Aucun, certes ; c'est contre nature, Voilà une figure pâle et jaune : à l'aide de couleurs artificielles, ces dames lui donnent les teintes de la rose. Une autre, par défaut naturel ou par le ravage des années, semble toute racornie : elles lui rendent la fleur et la jeunesse. Il n'y a pas un Giotto, pas un autre peintre qui possède si bien l'art des couleurs. Mais voici qui est plus fort. Un visage sera mal proportionné, il aura de gros yeux : vite, l'œil devient un œil de faucon ; le nez est de travers : elles le font paraître droit ; les mâchoires sont celles d'un âne : elles les rajustent ; celle-ci a les épaules énormes : elle les rapetisse; celle-là en a une plus haute que l'autre : elle se rembourre si bien de coton que les voilà toutes les deux d'un modelé parfait. Ainsi de la gorge, ainsi des hanches ; elles n'ont pas besoin de ciseaux, et Polyclète lui-même, avec ses ciseaux, n'aurait peut-être pas su en faire autant. Bref, je vous le dis et vous l'affirme, les dames de Florence sont en peinture et en sculpture les plus habiles artistes qui aient jamais existé, puisque, cela est clair, elles savent refaire ce que la nature avait manqué. Si vous ne m'en croyez pas, regardez par tout le pays, vous ne trouverez pas une seule femme qui ait la peau noire. Ce n'est pas que la nature les ait toutes créées blanches de peau ; non, mais à force d'étude, presque toutes les noires sont devenues des banches. Il en est de leurs tailles comme de leurs visages : de par la nature, il y en a de drôles, de tordues, de bossues ; mais à force de soins et d'artifices, elles les réduisent toutes à d'harmonieuses proportions. Or, si je ne faux, la besogne fait l'éloge de l'ouvrier. Puis se tournant vers l'assemblée : Qu'en dites-vous ? demanda-t-ii. Tous, par acclamation, s'écrièrent : — Vive le maître ! il a parfaitement bien jugé. Sur cette prairie qui s'étend au-devant du Monastère, la conversation terminée, ils décernèrent à maître Alberto la baguette d'honneur et firent venir des bouteilles de vin pour se redonner des forces ; ils dirent ensuite à l’Abbé qu'ils reviendraient tous le dimanche suivant lui faire connaître leur décision touchant ce dont ils avaient délibéré.

 

NOUVELLE CXLIX

Un Abbé de Toulouse, sous le couvert de l'hypocrisie et en menant une vie telle que tout le monde le regarde comme un saint, est élu Évêque de Paris; une fois en possession de ce qu'il convoitait, il se montre tout le contraire y mène une vie dissolue et splendide, et arrive bien vite à bout des richesses de l’Évêché.

 

l me vient maintenant à l'esprit de raconter comment un Religieux, sous le couvert de l'hypocrisie, dupa tout le monde et s'en trouva bien, au moins quant au corps ; pour l'âme, je crois que non. Il y eut en France un Abbé de Toulouse que dévorait une immense ambition de devenir l'un des principaux Évêques ou grand prélat ; en apparence, il se montrait tout le contraire, faisant semblant de croire que son Abbaye était pour lui un bénéfice trop considérable et répétant sans cesse : Nui ne devrait désirer quoi que ce fût, au delà de ce qui lui suffit régulièrement. Il mangeait maigrement, menait une vie plutôt austère que luxueuse, jeûnait tous les jours prescrits et d'autres encore. Il avait recommandé à son dépensier, quand il irait à la poissonnerie, d'acheter toujours les plus petits poissons et les moins chers possible, parce que c'était d'un mauvais exemple au monde que ceux de sa condition se missent en quête, pour leur table, de choses recherchées; le dépensier observait ces ordres. L’Abbé, en continuant ainsi de vivre dans l'abstinence, vint bientôt à être considéré partout comme l'homme le plus religieux de France.

Advint que l'Évêque de Paris trépassa; les électeurs et la commune, songeant à faire un nouvel Évêque, donnèrent tous leurs voix, en levant la main, à l'Abbé, comme au phis saint homme qu'il y eût en France; on prit en considération sa vie, sa sainteté, et il fut élu Évêque par acclamation du peuple. Son élection lui ayant été signifiée, avec la confirmation du Pape, l'Abbé fit mine de refuser d'abord, disant que son Abbaye était déjà pour lui un bénéfice trop considérable. Mais ses singeries ne firent qu'enflammer davantage les esprits de ceux qui le voulaient pour Evêque, et force lui fut de consentir à ce qu'il désirait depuis si longtemps. Il abandonna son Abbaye et vint à Paris prendre possession et maintenue dudit Évêché; alors tous arrivèrent le visiter, comme le plus catholique et le plus saint homme qu'ils eussent jamais possédé, et lui baiser les mains, comme si elles eussent été les plus dévotes reliques. Ce vénérable Évêque installé dans le palais episcopal, il arriva par hasard que son ancien dépensier, un jour que l'on ne mangeait pas de viande, acheta des poissons de mince valeur, comme à l'ordinaire, du temps de l'Abbé. Lorsque l’Évêque les aperçut: Eh! qu'est-ce que cela veut dire ? s'écria-t-il ; n'y. en avait-il pas d'autres à la poissonnerie? — Monseigneur, répondit le dépensier, il y en avait des beaux et des gros de toutes sortes; mais j'en ai acheté de ces tout petits que vous vouliez toujours autrefois. L'Évêque en souriant lui dit : — Imbécile que tu es, autrefois j'amorçais avec ces petits poissons pour en prendre de gros. Maintenant je suis à l’Evêché de Paris, où il convient de mener la vie un peu plus large qu'à l'Abbaye de Toulouse; dorénavant prends bien soin d'acheter pour ma table les. meilleurs morceaux que tu trouveras. Le serviteur promit de ne pas l'oublier. Et si ledit Evêque avait commencé par jeûner et faire abstinence, désormais il ne sut plus ou ne voulut plus savoir ce que c'était que le jeûne, alléguant la grande fatigue que lui causaient ses fonctions. Les Parisiens, s'apercevant de ses nouvelles mœurs et de sa vie luxueuse, s'émerveillèrent d'une transformation opérée en si peu de temps et se dirent en leur langue un proverbe que nous disons aussi en Toscan : Je ne te connais que si je te pratique ; et l'Évêque en disait un autre : Je n'ai que faire de toi, Seigneur, l’hiver est parti. Il vécut de la sorte, tant qu'il fut Évêque de Pa-luxueusement et en faisant de telles dépenses, que celui qui vint après lui put bien dire : Je me croyais Évêque de Paris et je me trouve être le prieur de l'Abbaye des Quatre-Vents.

 

suivant