I - XLIX
Œuvre numérisée par Marc Szwajcer
NOUVELLES CHOISIESDE FRANCO SACCHETTI
prédédentNOUVELLE IILe Roi Frédéric de Sicile est piqué au vif par une belle histoire de Ser Mazzeo, épicier de Palerme.
NOUVELLE IVMessire Bernabo, Seigneur de Milan, commande à un Abbé de lui expliquer quatre choses impossibles; un Meunier, vêtu de la robe de l'Abbé, les lui explique si bien, qu'il reste Abbé, et que l’Abbé reste Meunier.
L'Abbé, tout pensif et en grande mélancolie, revint au monastère, soufflant comme un cheval qui s'ébroue. En arrivant, il rencontra un Meunier qui, le voyant ainsi dolent, lui dit : Monseigneur, qu'avez-vous donc à souffler si fort? — J'ai bien de quoi, répondit l'Abbé ; le Prince est pour me faire un mauvais parti, si je ne lui explique pas quatre choses telles que ni Salomon ni Aristote ne pourraient y voir clair. — Et qu'est-ce que ces choses ? demanda le Meunier. L'Abbé les lui fit connaître. Alors, le Meunier, tout en réfléchissant, dit à l'Abbé : Je vous tirerai d'embarras, s'il vous plaît. — Dieu le veuille ! répondit l'Abbé. — Dieu le voudra, je crois, et les Saints aussi, dit le Meunier. L'Abbé, qui ne savait pas trop ce que cela signifiait, s'écria ; — Si tu le fais, demande-moi tout ce que tu voudras : il n'est chose au monde que je ne te donne, pourvu que cela soit possible.—Je laisserai cela à votre discrétion, répondit le Meunier.— Et comment t'y prendras-tu? demanda l'Abbé. Le Meunier alors lui répondit : — Je veux mettre votre soutane et votre manteau ; puis, ma barbe coupée, demain matin de bonne heure, j'irai trouver le Prince, en lui disant que c'est moi l'Abbé, et je répondrai aux quatre questions de façon à le satisfaire, je pense. Il tardait mille ans à l'Abbé de substituer le Meunier en son lieu et place, et ainsi fut fait. Le Meunier, devenu Abbé, le lendemain matin de bonne heure se mit en route. Arrivé à la porte du logis où demeurait le Prince, il frappa, disant que tel Abbé voulait répondre à Monseigneur touchant certaines choses qu'il lui avait demandées. Le Prince, curieux d'entendre ce que l'Abbé pourrait lui dire, le fit appeler; le Meunier, arrivé devant lui, se tint à distance, un peu au demi-jour, et lui fit la révérence tout en se passant souvent la main sur la figure pour ne pas être reconnu. Le Prince lui demanda s'il avait trouvé réponse aux quatre questions qu'il lui avait posées. — Oui, Monseigneur, répondit-il. Vous m'avez demandé combien il y a d'ici au ciel. Toute chose bien considérée, il y a d'ici là-haut trente-six millions huit cent cinquante-quatre mille septante et deux lieues et demie, plus vingt deux pas. — Tu as vu cela bien au juste, dit le Prince; et quelle preuve en donnes-tu? — Faites mesurer, répondit le Meunier, et si ce n'est pas le compte, que je sois pendu par le cou. Secondement, vous demandez combien il y a d'eau dans la mer. Cela m'a été difficile à voir, parce qu'elle ne reste pas tranquille et qu'il y entre de l'eau continuellement. Mais cependant je suis parvenu à savoir qu'il y a dans la mer vingt-cinq mille neuf cent quatre vingt-deux millions de tonnes, sept barils, douze bouteilles et deux verres. — Et comment le sais-tu ? demanda le Prince. — Je l'ai calculé du mieux que j'ai pu, répondit le Meunier; si vous ne m'en croyez pas, faites venir des poinçons et qu'on la mesure ; en cas d'erreur de ma part, que l'on me coupe en quatre. Troisièmement, vous m'avez demandé ce qu'on fait en Enfer. En Enfer, on y massacre, on y écartèle, on y traîne sur la claie, on y pend, ni plus ni moins que vous ne faites ici vous-même. — Et quelle raison en donnes-tu? — J'ai causé tantôt avec un qui en revenait, et c'est de lui que Dante, Florentin, a su tout ce qu'il a écrit des choses de l'Enfer ; mais mon homme est mort. Si vous ne m'en croyez pas, mandez-le à comparaître. Quatrièmement, vous m'avez demandé ce que vaut votre propre personne. Je réponds qu'elle vaut vingt-neuf deniers. Quand Messire Bernabo entendit cela, il se retourna tout furieux contre le Meunier et s'écria : — Que le ver-coquin te vienne ! Suis-je donc si peu de chose que je ne vaille pas plus qu'une marmite? L'autre répliqua, non sans grande frayeur : — Monseigneur, écoutez pourquoi. Vous savez que Notre-Seigneur Jésus-Christ fut vendu trente deniers; je calcule que vous valez un denier de moins que lui. A cette explication, le Prince se douta trop bien que cet homme n'était pas l'Abbé ; il le regarda fixement, et jugeant qu'il avait bien plus de savoir, il lui dit : Tu n'es pas l'Abbé. La peur qu'éprouva le Meunier, chacun peut le penser; il s'agenouilla les mains jointes et demanda grâce en avouant au Prince comment il était le Meunier du couvent, comment et pourquoi il s'était présenté sous un déguisement devant Sa Seigneurie, à quelle occasion il avait pris cet habit, plutôt pour faire plaisir au Prince que par malice. Messire Bernabo, après l'avoir écouté, lui dit : — Eh bien ! puisqu'il t'a fait abbé et que tu en sais plus long que lui, foi de Dieu, je veux te confirmer, je veux que dorénavant tu sois l'Abbé et qu'il soit le Meunier ; que tu aies tous les revenus du monastère et lui ceux du moulin. Et tant qu'il vécut, il tint la main à ce que l'Abbé fût meunier et le Meunier abbé. C'est toujours chose scabreuse et de grand péril que se faire si hardi devant les Princes, comme ce Meunier, et de montrer autant d'audace que lui. Il en est des Princes comme de la mer où l'homme ne s'embarque pas sans grands dangers; mais aux gros risques les gros gains. Fructueuse affaire si la mer est en bonace, et le Prince aussi peut y être ; mais à l’un comme à l'autre il est chanceux de se fier : gare que la tempête ne vienne. Quelques-uns rapportent cette Nouvelle ou une semblable, comme étant arrivée à *****, Pape, qui à l'occasion d'une faute commise par un sien Abbé, lui dit de lui expliquer les quatre choses ci-dessus, plus une cinquième : Quelle était la meilleure aubaine qui lui fût jamais arrivée. L'Abbé, ayant obtenu du temps pour répondre, revint au monastère, et ayant rassemblé les moines, les frères convers, jusqu'au cuisinier et au jardinier, leur exposa ce dont il devait faire réponse au Pape, et pria chacun de lui donner conseil et assistance. Personne ne trouvant rien à dire, tous étaient là comme gens qui ont perdu le sens; alors le jardinier, voyant que chacun restait muet, prit la parole : Messire Abbé, dit-il, puisque personne ne dit rien, je veux être celui qui dira et qui fera ; je crois réussir à vous tirer d'affaire. Mais prêtez-moi vos habits, que j'y aille comme Abbé et que quelques-uns de ces moines me suivent. Ainsi fut fait. Arrivé devant le Pape, il dit que la hauteur du ciel était de trente portées de voix; pour l'eau de la mer : Faites, dit-il, barrer toutes les embouchures des fleuves qui se déversent dedans, et je me charge ensuite de la mesurer; pour ce que valait la personne du Pape, il répondit : Vingt huit deniers, l'estimant deux deniers de moins que le Christ, dont il était le Vicaire. Enfin, pour la meilleure aubaine qui lui fût jamais arrivée, il dit : C'est de jardinier être devenu Abbé. Le Pape le confirma en cette fonction. Qu'il en soit comme on voudra, que la chose soit arrivée à l'un et à l'autre pu seulement à l'un d'eux, l'Abbé devint ou meunier ou jardinier.
NOUVELLE VIIIUn Génois, de piteuse mine, mais de grand savoir, demande au poète Dante comment il pourra se faire aimer d'une femme; Dante lui fait une plaisante réponse.
Le Génois comprit que Dante l'avait mieux connu tout de suite qu'il ne se connaissait lui-même, et qu'il était bâti de façon à faire fuir toutes les femmes. Dante fit encore plus ample connaissance avec lui, car le Génois resta chez lui plusieurs jours, et il l'admit dans son intimité tout le temps qu'ils furent ensemble. Ce Génois était savant, mais il ne devait pas être philosophe, comme le sont aujourd'hui la plupart des gens instruits. La philosophie, en effet, est la connaissance de la nature des choses, et comment l'homme qui ne se connaît pas lui-même connaîtra-t-il ce qui est en dehors de lui? S'il s'était regardé, ou dans le miroir de sa conscience, ou seulement dans un miroir véritable, il se serait aperçu de sa figure, et il aurait considéré qu'une belle femme, honnête par-dessus le marché, désire que celui qui l'aime ait au moins forme d'homme, et non de chauve-souris. Mais il semble qu'à tout le monde s'applique le proverbe : On n'est jamais si bonne dupe que de soi-même.
NOUVELLE XXIIDeux Frères Mineurs passent par la Marche, en un endroit où quelqu'un est mort; l'un deux fait au trépassé une telle oraison funèbre, que ceux qui avaient envie de pleurer auraient eu sujet de rire.
Peut-être fut-il plus vrai et plus substantiel, ce sermon du Moine, que ne le sont ceux des grands théologiens qui mettent en paroles les riches usuriers dans le Paradis, et savent bien qu'ils mentent par la gorge. Lorsqu'un riche est mort, qu'il soit tout ce qu'on voudra, qu'il ait fait tout le mal possible, ils n'éprouveront aucun scrupule à prêcher de lui tout comme s'ils prêchaient de Saint François; ils font les flatteurs pour se gorger des biens de ceux qui vivent.
NOUVELLE XXVMessire Dolcibene, par ordre du Gouverneur de Forli, châtre un prêtre d'une façon nouvelle; il vend ensuite li testicoli vingt quatre livres de Bologne.
Quelque temps après, un cousin du prêtre vint secrètement trouver Messire Dolcibene et le pria avec instances de lui rendre les grelots en question, l'assurant qu'il lui en tiendrait bon compte, parce que, sans eux, le prêtre chaponné ne pouvait dire la messe. Messire Dolcibene, qui attendait le chaland, les avait déjà salés et fumés ; il dit son prix, l'autre marchanda, enfin il en eut vingt-quatre livres de Bologne. Le marché conclu, il s'en fut en riant aux éclats conter au Gouverneur quelle singulière denrée il avait réussi à vendre ; la jubilation et le bon sang que se fit le Gouverneur, cela ne pourrait se dire. A la fin, pour s'amuser et non par avarice, vice qu'il détestait, il dit qu'il voulait cet argent, que cet argent lui appartenait. Messire Dolcibene eut beau se secouer, il lui fallut, entre les griffes de Pharaon, se saigner de douze livres de Bologne et donner moitié au Gouverneur: Ainsi se termina l'histoire; le prêtre s'en alla sans ses grelots, le Gouverneur eut douze livres de l'un, et Messire Dolcibene tout autant de l'autre. Oh! la belle et singulière marchandise ! Si l’on en vendait souvent de semblable, le monde n'en irait que mieux. Plût au ciel qu'on les coupât à tous les autres, pour qu'ils fussent forcés de les racheter et de subir ainsi double désagrément! ils pourraient les porter ensuite dans leur poche. Comme cela, du moins, ils ne s'occuperaient pas toute leur vie de pourchasser les femmes d'autrui, d'en entretenir publiquement sous le nom d'amies, de compagnes ou de cousines; les fils qui leur en naissent, ils les baptisent leurs neveux, et ils n'ont pas honte de peupler les lieux saints de concubines et de bâtards issus de leur luxure effrénée.
NOUVELLE XXVIIISer Tinaccio, curé de Castello, met coucher avec sa fille un jeune homme, croyant que c'est une femme, et le beau jeu qui en résulte.
Entrée dans la cuisine, sur l'invitation du curé, elle soupa avec la nièce, tout en manœuvrant souvent le mouchoir, pour se cacher la figure. Le souper fini, elles se mirent au lit en une chambre séparée de celle de Ser Tinaccio par une simple cloison au milieu. La fillette était dans son premier sommeil, elle avait déjà dormi un bout de temps, quand le gars s'enhardit à lui caresser les tétons ; on entendait le curé ronfler bruyamment. La prétendue femme grosse se rapprocha, la fillette qui la sentait se redresser tout contre elle se mit à appeler Ser Tinaccio en criant : C'est un garçon ! Elle l'appela plus de trois fois avant qu'il se réveillât; au quatrième Ser Tinaccio, c'est un garçon, Ser Tinaccio tout endormi lui demande : Qu'est-ce que tu dis? — Je dis que c'est un garçon, Ser Tinaccio croit que la bonne femme accouche et répond : — Aide, aide, ma fille.—Ser Tinaccio, Ser Tinaccio, répétait la pauvrette, je vous dis que c'est un garçon! —Aide, aide, ma fille, répliquait Ser Tinaccio, Dieu te bénira; et fatigué qu'il était, tombant de sommeil, Ser Tinaccio se rendormit. La fillette, fatiguée aussi de lutter et contre le jeune homme et contre le sommeil, convaincue de plus que le curé l'engageait d'aider à l'opération, cette nuit se passa le mieux qu'il soit possible. A la pointe du jour, le jeune homme ayant pris autant de plaisir qu'il voulait, lui découvrit qui il était, comment il s'était métamorphosé en femme par amour pour elle, rien que plus que tout au monde. Il lui donna pour arrhes, en se levant et au moment de partir, l'argent qu'il avait sur lui, jurant que tout ce qu'il possédait était à elle ; il arrangea enfin les moyens de se revoir souvent à l'avenir, et cela fait, après beaucoup de baisers et d'embrassades, il prit congé d'elle en lui disant : Quand Ser Tinaccio te demandera ce qu'est devenue la femme enceinte, tu lui répondras : Elle est accouchée cette nuit d'un garçon, quand je vous ai appelé, et ce matin de bonne heure, à la grâce de Dieu, elle s'en est allée avec son enfant. La femme grosse partie, laissant dans la paillasse de Ser Tinaccio la paille dont elle s'était rembourré le ventre, Ser Tinaccio, aussitôt levé, entra dans la chambre de la fille et s'écria : Que diable est-il donc arrivé cette nuit, que tu ne m'as pas laissé dormir? Toute la nuit : Ser Tinaccio, Ser Tinaccio! Eh bien! qu'y a-t-il ? — Cette femme a fait un beau garçon, répondit la fillette. — Où est-il ?—Ce matin, dès le petit jour, elle s'en est allée avec son enfant, plus par honte, je crois, que pour toute autre chose. — Eh ! reprit Ser Tinaccio, envoie-la au diable. Ces femmes attendent au dernier moment, si bien qu'après elles s'en vont pisser leurs enfants n'importe où. Si je peux la retrouver ou savoir qui est son mari, qui doit être quelque mauvais sujet, je lui dirai quelque sottise. — Vous ferez bien, repartit la donzelle; moi non plus, elle ne m'a pas laissé dormir de la nuit. Ainsi finit l'histoire. A partir de ce moment-là, il n'y eut pas besoin de grande alchimie pour opérer la conjonction des planètes ; les deux amoureux se rencontrèrent assez souvent, à l'occasion, et le curé eut sa charge de cette denrée que ses confrères donnent si bien aux autres. Qu'il leur en arrive autant à tous, et puisqu'on ne peut se venger sur leurs femmes, qu'on se venge sur leurs nièces ou sur leurs filles, comme celle-ci l'était, à l'aide d'un bon tour semblable à celui-ci, certainement l'un des meilleurs et des plus relevés qu'on ait jamais ouïs. Pour moi, je crois que le jeune homme ne commit qu'un péché véniel en attrapant un de ceux qui, sous le couvert de la religion, du matin au soir, ne font que chasser sur les terres d'autrui.
NOUVELLE XXXIVFerrantino degli Argenti, de Spolète, étant à Todi, à la solde de l’Eglise, fait une sortie; au retour, revenant tout trempé par la pluie, il entre dans une maison où il trouve devant le feu des victuailles et un tendron ; il y reste trois jours de suite fort à son aise
Cependant, l'heure du souper étant venue, ceux qui devaient manger chez lui arrivent et frappent. Ferrantino se met à la fenêtre : Que voulez-vous ? — Nous venons souper avec Messire Francesco. — Vous vous trompez de porte, répond Ferrantino; il n'y a ici, ni de Messire Francesco ni de Messire Tedesco. Les invités balancent un moment, en gens qui ont perdu la tête, puis reviennent et frappent. Ferrantino se remet à la fenêtre : Je vous ai dit que ce n'est pas ici ; combien de fois faut-il vous le répéter? Si vous ne délogez, je m'en vais vous jeter sur la tête quelque chose dont vous ne serez pas bien aises, et mieux vaudrait pour vous n'être pas venus ici. En même temps, il lance une pierre contre une porte en face, pour faire le plus de bruit. Bref, les bonnes gens crurent à propos de s'en retourner souper en leur logis, qu'ils trouvèrent assez mal approvisionné. Le Chanoine, qui était allé se plaindre au Cardinal et qui ne se trouvait pas mieux partagé, eut à se pourvoir de souper et d'auberge. Le Cardinal eut beau envoyer dire à l'intrus de sortir de la maison : dès qu'on frappait à la porte, il. allait vous jeter une grosse pierre sur la tête, de sorte qu'on se sauvait à toutes jambes. Les gens du dehors s'étant enfin fatigués, Ferrantino dit Caterina: Fais en sorte que nous soupions ; me voilà sec maintenant. — Et toi, fais donc en sorte d'ouvrir au maître du logis et de t'en retourner chez toi, répondit Caterina. — La maison est à moi, répliqua Ferrantino ; c'est celle que Dieu dans sa miséricorde a toute préparée pour moi hier soir. Veux-tu donc que je refuse un présent à moi fait par un tel maître ? Tu as commis un péché mortel en prononçant les paroles que tu viens de dire. Et elle eut beau chanter, Ferrantino ne voulut déguerpir; il lui fallut enfin, de gré ou de force, mettre les plats sur la table et s'asseoir auprès de Ferrantino. Ils soupèrent l'un et l'autre fort bien; puis ayant serré le reste des viandes : Où est la chambre ? demanda Ferrantino ; allons nous coucher. — Tu es bien ressuyé, dit Caterina ; tu t'es bien rempli la panse, et maintenant tu veux coucher ici ? en bonne conscience, tu n'agis pas bien. — Oh ! ma Caterina, répondit Ferrantino, si en survenant ici j'avais empiré ta condition, que me dirais-tu donc? Je t'ai trouvée en train de cuisiner pour les autres, comme une servante ; moi, je t'ai traitée en grande dame. Si Messire Francesco et tout son monde avaient soupé ici, ta portion aurait été bien maigre, tandis qu'avec moi tu as eu doubles morceaux, sans compter que tu as gagné le paradis en me secourant, moi qui étais tout mouillé et le ventre creux. La Caterina lui dit : — Tu ne dois pas être gentilhomme, autrement tu ne ferais pas de pareilles choses. — Je suis gentilhomme, et comte, par-dessus le marché, répliqua Ferrantino ; ils ne sont rien de tel, ceux qui devaient venir souper ici ; tu n'en as fait qu'œuvre plus méritoire ; allons dormir. La Caterina disait que non, mais à la fin elle se coucha tout de même avec Ferrantino et n'eut pas besoin de changer de lit, car c'était celui-là même où elle dormait avec le Chanoine. Ferrantino se ressuya près d'elle toute la nuit ; le matin, il se leva et resta dans la maison tant que les provisions durèrent, c'est-à-dire plus de trois jours. Pendant ce temps-là, Messire Francesco errait dans Todi, revenant de temps à autre regarder de loin sa maison et pareil à une âme en peine ; parfois il y dépêchait des espions, pour savoir si Ferrantino était parti ; mais si quelqu'un s'approchait, les pierres de la fenêtre entraient en danse. A la fin, toutes les provisions épuisées, Ferrantino s'en alla par une porte de derrière : celle de devant était trop bien bouchée par l'amas de toutes sortes d'affaires qu'il avait jetées en dedans pour que cela fût possible; il s'en retourna à son pauvre logis tout délabré, où son page et ses deux chevaux avaient assez mal mangé, et il fit pénitence. Messire Francesco rentra chez lui par la porte de derrière et, au lieu de souper, il eut à déménager et à raccommoder un tas de choses. La Caterina lui donna à entendre qu'elle avait toujours boudé l'autre, qu'elle s'était bien défendue et n'avait voulu avoir affaire en rien avec lui. Le Cardinal, sur la réclamation du Chanoine, les manda l'un et l'autre et invita Ferrantino à se disculper de l'accusation que le Chanoine lui intentait. Ferrantino dit pour s'excuser: Messire le Cardinal, vous ne cessez de prêcher qu'il faut avoir de la charité à l'égard de son prochain. Comme je revenais de devant l'ennemi, tout trempé, de telle sorte que j'étais plus mort que vif, ne trouvant chez moi ni feu, ni rien de bon, cependant je ne voulus pas mourir. Je tombai, par la volonté de Dieu, dans la maison de cet honorable religieux que voici, et j’y trouvai un grand feu avec des marmites et des rôtis tout autour. Je me mis à me sécher devant, sans causer de dommage ni de dérangement à personne. Cet homme survint ; il commença par me dire des injures, et que j'eusse à déloger de chez lui. Je lui répondis par de bonnes paroles, le priant de me laisser sécher ; mais rien n'y fit, et, l'épée à la main, il courut sur moi pour me tuer. Moi, qui ne voulais pas rester sur le carreau, je mis la main à la mienne pour me défendre jusqu'à la porte du logis; là, il sortit, afin d'avoir les mouvements plus libres et de me tuer, quand je franchirais le seuil ; je me renfermai en dedans, le laissant dehors, rien que par peur de mourir. J'y suis resté, Dieu sait comment, jusqu'aujourd'hui, toujours dans ces mêmes transes. S'il veut me faire condamner, il a tort; je n'ai rien à perdre avec vous; je puis m'en aller chez moi et y rester ; mais je ne sortirai pas d'ici que je ne sache pourquoi. Quant à moi, je me tiens offensé par cet homme. Après avoir écouté, le Cardinal prit le Chanoine à part et lui dit : Que veux-tu faire ? Tu as entendu ce qu'il raconte, et tu peux voir quel homme c'est ; faites donc la paix entre vous, je crois que ce sera le mieux, plutôt que de te mettre en procès avec un homme qui est à la solde. Le Chanoine y consentit. Le Cardinal prit également à part Ferrantino et les raccommoda ensemble, non toutefois si bien que le Chanoine ne regardât fort longtemps de travers Ferrantino. Ainsi Ferrantino, quand il se fut bien séché et bien rempli la panse trois jours durant, et qu'il eut pris avec la femme du Chanoine le plaisir qu'il voulait, fit un bon accommodement. Je voudrais que l’on en fît un pareil en faveur de tous les laïques et séculiers, aux dépens des morceaux délicats et des superfluités des prêtres; je voudrais qu'il en fût toujours de leurs rôtis, de leurs soupers et de leurs maîtresses comme il en advint à ce noble Chanoine, car sous honnête apparence de religion, ils s'abandonnent sans aucune retenue à tous les excès de gourmandise, de luxure et autres, selon ce que leurs appétits réclament.
NOUVELLE XXXVUn clerc, sans savoir un mot de Latin, veut, par le moyen d'un Cardinal, dont il est le domestique, obtenir du Pape Boniface un bénéfice, et, à l'audience, il explique ce que c’est que le Terribile.
Voyez un peu la sottise de ce clerc qui ne faisait attention ni à ce qu'il disait, ni à celui devant qui il parlait, en donnant cette belle explication. Il n'en eut pas moins le bénéfice que peut-être il n'eût pas obtenu s'il avait su quelque chose. Peut-être sa sottise fut-elle cause qu'il monta en dignité, ce qui arrive à plus d'un de ceux à qui Notre-Seigneur passe par les mains et qui sont plus mal appris que les animaux privés de raison. NOUVELLE XXXVIIIMessire Ridolfo de Camerino confond d'un mot heureux les Bretons, ses ennemis, qui se moquaient de lui, parce qu'il ne sortait pas de Bologne.
N'est-il pas beau ce mot d'un Capitaine ? Certes, il l’est, et notable, tout comme s'il eût été dit par Scipion ou par Annibal. Cette réponse était la meilleure manière de montrer aux ennemis, si Gentile la leur rapporta, quel homme était Messire Ridolfo ; elle le montrait mieux que s'il les eût défaits deux fois en bataille rangée. D'autres moins habiles, moins expérimentés dans l'art de la guerre, se seraient laissés aller à un flux de paroles, et plus ils en auraient dit, moins on les aurait estimés. NOUVELLE XXXIXAgnolino Bottoni, de Sienne, envoie à Messire Ridolfo de Camerino un chien à chasser le cochon ; Ridolfo le renvoie au susdit Agnolino, avec une plaisante réponse.
Qu'on juge si le mot de Ridolfo était, plaisant, car après un cadeau offert: à quelqu'un qui le refuse et le renvoie, il est rare que celui qui l'a fait n'en garde du dépit et de la rancune. La repartie fut si spirituelle que, loin de s'offenser, Agnolino confessa de s'être trompa, à cause de la perte des huit cents cochons de Messire Ridolfo.
NOUVELLE XLLe même Messire Ridolfo prouve à un sien neveu, de retour de Bologne où il était allé apprendre le Droit, qu'il avait perdu son temps.
Moi qui parle, comme je me trouvais avec des écoliers qui suivaient les leçons de Messire Agnolo de Pérouse, je leur dis qu'ils perdaient leur temps à étudier comme ils faisaient. Ils me demandèrent pourquoi, et je poursuivis : Qu'apprenez-vous ? — Nous apprenons le Droit, répondirent-ils. — Et qu'en ferez-vous, leur dis-je, s'il n'est plus d'usage? Il est sûr que le droit n'a plus guère cours; ait raison qui veut, s'il y a un peu plus de force de l'autre côté, le droit n'est plus bon à rien. C'est pourquoi l’on voit aujourd'hui porter rondement, contre les pauvres et les faibles, condamnations corporelles et pécuniaires; contre les riches et les puissants, cela n'arrive guère... Malheur à qui ne peut pas grand-chose.
NOUVELLE XLINombreuses anecdotes et nombreux bons mots de Messire Ridolfo, plaisants et de grand sens.
Messire Ridolfo n'entendait pas que ses valets eussent le meilleur, et lui le reste. Quand il faisait grand froid, il leur disait : Allez, allumez du feu et chauffez-vous bien. Quand il y aura de la braise, vous m'appellerez. Il voulait que ses gens eussent la fumée, et n'en pas avoir lui-même. Messire Ridolfo se trouvant à Bologne comme général en chef des Florentins, lorsqu'ils étaient en guerre avec l'Église, il lui fut rapporté que le Pape avait vendu ou mis en gage Avignon, pour faire longue guerre. Il dit : Notre Pape a vraiment beaucoup de sagesse. Il veut vendre ce qu'il possède pour acquérir il ne sait quoi. Lorsqu'il était avec la Reine et les autres en train de mener à bien l'élection du Pape, à Fondi, comme il s'en retournait à son logis, il rencontra Messire Galeotto, son gendre, qui lui remontra combien ce qu'il venait de faire était contre Dieu et le salut de son âme. Ridolfo lui dit : J'ai agi de la sorte parce que c'est à nous de si bien arranger leurs affaires, qu'ils ne s'occupent pas des nôtres. Comme il était allé visiter Jean Auguthi établi avec son armée en dehors des murs de Pérouse, puis l'Abbé de Monte-Major, qui gouvernait Pérouse pour le Pape et venait d'être promu Cardinal, il lui dit : Pour le mal que tu as fait ici, on t'a fait Cardinal ; si tu avais fait pis, on t'aurait fait Pape. Lorsqu'il mariait sa fille, encore toute jeune, à Messire Galeotto, qui était déjà mûr, beaucoup de ses proches, tant hommes que femmes, lui dirent : Eh ! Messire Ridolfo, à quoi pensez-vous de donner une enfant à un vieillard? Il répondit : — Je l'ai fait pour nous, et non pour elle. Il fut exposé en effigie à Florence, pour lui faire honte, lorsqu'il se brouilla avec la République. La chose lui fut rapportée ; il s'écria : On représente les Saints en peinture ; donc je suis devenu un Saint. Il disait qu'il en était des Papes comme des cochons. Quand on tue un cochon, toute la maison, tout le voisinage est en fête. Ainsi à la mort des Papes le monde entier, toute la catholicité fait réjouissance. Quand les Florentins, en 1362, eurent la guerre avec les Pisans et qu'il fut leur général en chef, il vint placer son camp à Valdera, ayant avec lui deux Conseillers Florentins, quelques marchands peut-être, quelques cardeurs de laine, qui une belle nuit s'avisèrent de trouver le camp mai établi en tel endroit : ils pensaient qu'il serait mieux sur une hauteur voisine. Ils se levèrent dès le matin avec cette idée, prirent à part Messire Ridolfo, et lui dirent : Il nous semble que le camp serait bien mieux en cet endroit. Messire Ridolfo, après les avoir écoutés et clignant de l'œil en les regardant: — Allez, allez, leur dit-il, allez dans vos boutiques vendre votre drap. S'il disait juste, c'est ce que chacun doit penser. Qu'est-ce que peuvent avoir de commun le négoce ou les métiers mécaniques avec l'art militaire ? Ceux du gouvernement de Florence, n'ayant pas été contents de lui à la fin de la guerre avec l'Église, le firent exposer en effigie, comme il a été dit plus haut. Quelque temps après, lorsqu'on eut effacé cette peinture, des Ambassadeurs Florentins lui furent envoyés et il leur joua deux bons tours. Le premier, c'est que les ayant invités à sa table en plein mois de Juillet, il fit allumer derrière eux dans la cheminée un grand feu, comme si l'on avait été au mois de Janvier. Les Ambassadeurs se sentant dans le dos cette chaleur, insupportable par la canicule, demandèrent à Messire Ridolfo pourquoi il faisait allumer du feu en Juillet, à dîner. — C'est que, leur répondit Messire Ridolfo, lorsque les Florentins m'ont exposé en effigie, ils m'ont fait peindre les jambes nues, sans mes culottes. Depuis ce temps-là j'ai si froid aux jambes, que je n'ai jamais pu me les réchauffer, et il me faut entretenir bon feu. Les Ambassadeurs sourirent un tout petit peu, mais ce mot leur ferma la bouche. Ensuite, après les ragoûts, vinrent des chapons bouillis avec des lasagnes; Messire Ridolfo avait commandé qu’on eût soin de lui servir sa portion toute refroidie, devant lui, et que celles des Ambassadeurs fussent on ne peut plus chaudes, bouillantes. Dès que les assiettes furent sur la table, Messire Ridolfo se mit à manger tranquillement, à pleine cuiller ; les Ambassadeurs, le voyant faire, crurent de bonne foi pouvoir y aller avec la même assurance, et à la première bouchée se brûlèrent si fort le palais, que l'un se mit à larmoyer, et l'autre à considérer le plafond, en renâclant. Que regardez-vous donc ? lui demanda Messire Ridolfo. — Je regarde ce plafond, répondit-il, comme il est beau ; qui est-ce qui l'a fait ? — C'est maître Soufflez-moi-ça ; dit Messire Ridolfo ; ne le connaissez-vous pas ? Les Ambassadeurs comprirent l’Allemand et laissèrent refroidir les lasagnes. Après, entre eux, ils se dirent : Belle affaire pour nous, de nous dépêcher d'exposer les Princes en effigie, comme de simples portefaix ; il nous l'a bien montrée, que c'est une belle affaire. Tout penauds, ils s'en revinrent à Florence où, dès que l'histoire fut connue, tout le monde dit que Messire Ridolfo avait rendu pain pour fouace. Il avait envoyé un de ses gens porter une lettre ; celui-ci fut pris par un de ses ennemis, qui lui fit couper les mains. De retour avec ses moignons près de Messire Ridolfo, cet homme lui dit : Monseigneur, j'ai eu cela pour vous. — Quand tu voudras te boutonner, lui répondit-il, tu verras si tu l’as eu pour toi ou pour moi.
NOUVELLE XLIIMessire Macheruffo de Padoue montre très bien leur tort aux Florentins, à propos de certaine mauvaise farce que lui ont faite de jeunes écervelés; il le leur montre en parole et en action.
Le jour suivant, soit que le Conseil se réunît en cette salle suivant l'ancien usage, soit que le Podestat eut exprès mandé un grand nombre des principaux Bourgeois, ils arrivèrent sans se douter de rien, et voyant ces fioles d'urine, s'en émerveillèrent. Lorsqu'ils furent au complet, le Podestat vint les rejoindre et leur parla en ces termes : Messieurs les Florentins, j'ai toujours entendu dire que vous étiez les gens les plus sages du monde, et depuis que je suis arrivé ici, en si peu de temps, je m'aperçois que vous êtes encore plus sages qu'on ne le croit; vous m'en donnez une preuve manifeste. Sitôt la venue de votre Podestat, en gens avisés, considérant qu'il faut que le Gouverneur de la ville purge les vices et les désordres de ceux dont il a la charge, ni plus ni moins qu'il appartient au Médecin de guérir les infirmités de ses malades, vous m'avez cette nuit fait apporter de vos urines, en guise d'indices, dans ces fioles que vous voyez là suspendues tout autour, et qui ont toutes été mises à ma porte. Je les ai examinées, et, quoique je ne sois pas très fort en médecine, j'y ai vu et reconnu que vos concitoyens ont de graves indispositions ; mais avec la grâce de Dieu, j'espère les en guérir, et vous laisser plus sains, en meilleur état que je ne vous trouve. Quand il eut ainsi parlé, les Bourgeois se concertèrent à part et chargèrent l'un d'entre eux de répondre pour tous. Celui-ci dit au Podestat qu'il était impossible que dans une grande ville il ne se trouvât toutes sortes de gens, des imbéciles, des sots, des insensés; qu'ils le priaient fort de faire rechercher ceux qui avaient suspendu les fioles et d'en tirer telle punition qu'elle servît d'exemple à tous; il ajouta encore d'autres paroles. Le Podestat leur répliqua : — Vous me dites qu'il y a ici toutes sortes de gens, des ignorants, des fous ; c'est pour ceux-là que nous sommes envoyés, moi et les autres Gouverneurs; si toutes les populations étaient sages, il n'y aurait besoin ni de Gouverneurs ni d'officiers. Les bourgeois prirent alors congé et se retirèrent. Resté seul, le Podestat, quoique homme de cœur, ne put dormir, tant il était agité par la colore; mais, à l'aide d'informations, très soigneusement et en secret, il connut tous ceux qui étaient de mauvaises mœurs et de mauvaise vie, et prenant tantôt un voleur, tantôt deux, tantôt trois ou quatre assassins, pipeurs de dés ou d'autres de pires conditions, il commença de les dépêcher et expédier en l'autre monde; dans le nombre, il y en eut bien quelques-uns de ceux qui avaient apporté les fioles. Bref, il en pendit, décapita et justicia de toutes les façons tant et tant, qu'au sortir de sa charge, il laissa notre ville entièrement saine et guérie, et elle resta en repos assez longtemps. Il ne faut donc jamais juger sur les apparences et se, moquer de personne, surtout. des Gouverneurs ; l’apparence donne souvent à l'homme qui a de la valeur les dehors de qui ne vaut rien, et qui n'est rien semble quelque chose. Et je crois qu'il en fut ainsi par la permission de Dieu : il voulait que la chose arrivât pour que les scélérats fussent punis et la mauvaise herbe arrachée, de façon que cette cité s'en portât mieux.
NOUVELLE XLVIIILapaccio di Geri de Montelupo, à la Cà Salvadega, couche avec un mort et le jette en bas du lit; ne le sachant mort, il croit l'avoir tué; enfin il apprend la vérité et s'en va à la grâce de Dieu, à moitié fou.
Il lui arriva, par hasard, d'être délégué par le Gouvernement de Florence pour l'élection d'un Podestat. C'était pendant le Carême. Il partit de Florence, gagna Bologne, puis Ferrare, et, sortant de cette ville, parvint un soir, sur le tard, en un endroit assez sauvage et marécageux, qui s'appelle la Cà Salvadega. Descendu à l'auberge, il réussit enfin à loger ses chevaux, fort mal, parce qu'il y avait là beaucoup de Bohémiens et de Pèlerins, qui étaient déjà au lit, trouva quelque chose à manger et son repas fait, demanda à l'hôte où coucher. L'hôte lui répondit : Tu feras comme tu pourras ; entre là-dedans, voilà tous les lits que je possède, et il y a déjà beaucoup de Pèlerins ; regarde s'il ne reste pas une place vide quelque part et arrange-toi de ton mieux; d'autres lits et d'autre chambre, je n'en ai pas. Lapaccio s'avança dans la salle, et regardant de lit en lit, dans une demi-obscurité, les trouva tous pleins, sauf un seul dans un coin duquel était un Bohémien, mort de la veille. Lapaccio, ne se doutant point de la chose, car il aurait mieux aimé se mettre dans le feu que dans ce lit, et voyant qu'il n'y avait personne dans l'autre coin, s'y coucha. Comme il arrive souvent qu'en s'enveloppant pour s'endormir, il vous semble que le compagnon empiète sur votre terrain, Lapaccio dit : Eh, bonhomme, recule un peu. Le compagnon resta muet et roide : son âme était dans l'autre monde. Un moment après, Lapaccio le pousse en disant : Oh! oh! tu dors comme un pieu; fais-moi un peu de place, je te prie. Le bonhomme était toujours immobile. Lapaccio, voyant qu'il ne bougeait pas, le pousse plus fort : Eh, recule-toi, Dieu te damne ! Autant le dire au mur; l’autre n'était pas près de remuer. Lapaccio commence à se fâcher et s'écrie : Puisses-tu te faire couper le cou, car tu dois être un coquin. Puis, lui mettant ses jambes en travers du corps et appuyant ses mains au bois de lit, il lui flanque une paire de coups de talons et le pousse de toute sa force; le cadavre tombe du lit si lourdement et avec un tel bruit, que Lapaccio se met à dire à part soi : Malheureux, qu'est-ce que j'ai fait là? En tâtant la couverture, il se dirige vers l'autre bord du lit, au pied duquel le compagnon gisait par terre, et lui dit tout doucement : Voyons, est-ce que tu t'es fait mal? remonte donc au lit. Le camarade, muet comme de l'huile, laissait dire à Lapaccio tout ce qu'il lui plaisait ; il n'était pas pour répondre ni retourner au lit. Lapaccio, qui avait bien entendu la lourde chute du corps, voyant maintenant que l'autre ne geignait pas et ne bougeait du plancher, se met à se dire : Holà, malheureux que je suis, je l'ai tué. Il regarde, regarde, et plus il considère, plus il croit l’avoir tué. O mon pauvre Lapaccio, se dit-il, que faire? où aller? si du moins je pouvais me sauver, mais je ne sais où, car je ne suis jamais venu en ce pays. Plût au ciel que je fusse mort à Florence au lieu de venir ici ! Si j'y reste, je vais être mandé à Ferrare ou ailleurs, et on me fera couper la tête. Si je dis tout à l'hôte, il aimera mieux me voir mourir que d'en courir le risque. Toute la nuit il demeura dans ce tourment et cette perplexité, comme un condamné qui a reçu l'ordre de recommander son âme à Dieu, et s'attend à être mené le matin au supplice. Dès que l'aube parut, les Pèlerins commencèrent à se lever et à sortir. Lapaccio, plus mort que le cadavre, se mit à se lever, lui aussi, et résolut de s'échapper le plus tôt possible, pour deux motifs, dont je ne saurais dire celui qui le tourmentait le plus : le premier était de fuir le péril et s'en aller avant que l'hôte ne s'aperçût de rien ; le second, de s'éloigner du mort, à cause de la superstition qui lui faisait éviter tous les cadavres. Une fois sorti de la salle, Lapaccio dit au garçon de seller les chevaux, va trouver l'hôte, demande ce qu'il doit et paye. En comptant l'argent, les mains lui tremblaient comme la feuille. Eh ! vous avez froid ? lui demanda l'hôte ; il put à peine répondre : — Je crois que c'est à cause du brouillard qui s'est élevé sur ces marais. Pendant que l'hôte et Lapaccio en étaient là, survint un des Pèlerins se plaindre de ne pas retrouver sa besace à l'endroit où il avait couché. L'hôte, avec une chandelle allumée qu'il tenait à la main, tout de suite va dans la salle, cherchant de tous côtés. Lapaccio, les yeux pleins d'inquiétude restait au loin, lorsque l'aubergiste, s'approchant du lit où il avait dormi, et regardant par terre avec sa chandelle, aperçut le cadavre du Bohémien, au pied du lit. A cette vue, il se prit à dire : Que diable est cela? Qui a couché dans ce lit? Lapaccio, qui se tenait tout tremblant aux aguets, ne savait trop s'il était mort ou vif. Un Pèlerin, peut-être celui-là même qui avait perdu sa besace, s'écria, montrant Lapaccio : — C'est lui qui a couché là. Notre homme se voyant découvert et croyant déjà se sentir le couperet sur la nuque, prit l'hôte à part et lui dit : — Je me recommande à toi, pour l'amour de Dieu; j'ai couché dans ce lit, et je n'ai jamais pu obtenir que le compagnon me fît de la place et restât dans son coin; en le repoussant à coups de talons, je l'ai fait tomber par terre, je ne croyais pas le tuer. C’est un accident; il n'y a pas de ma faute. — Comment t'appelles-tu? lui demanda l'hôte. Lapaccio lui dit son nom. L'hôte poursuivit : Que veux-tu que cela te coûte pour que je t'en réchappe ? — Mon frère, répondit Lapaccio, j'ai pour tant de biens à Florence; je vais t'en faire un billet. L'hôte voyant l'homme simple que c'était, s'écria : — Malheureux, Dieu te confonde! ne voyais-tu goutte hier soir? Tu as été te coucher avec un Bohémien qui était mort dans l'après-midi. Quand Lapaccio entendit cela, il lui sembla se porter un peu mieux, pas beaucoup pourtant, parce qu'il ne faisait pas grande différence entre la peine capitale et l'horreur d'avoir couché avec un cadavre. Mais reprenant un peu de souffle et d'assurance, il se mit à dire à l'hôte : — Tu es un plaisant garçon ; que ne me prévenais-tu hier qu'il y avait un mort dans ce lit ? Si tu m'avais prévenu, non-seulement je ne me serais pas arrêté ici, mais j'aurais marché je ne sais combien de milles, fallût-il coucher dans les fossés, sur les roseaux. Tu m'as donné un tel frisson, que je n'en rirai plus de ma vie, et que je suis capable d'en mourir. L'aubergiste, qui lui demandait d'abord quelque chose pour le faire sauver, entendant les paroles de Lapaccio, eut peur d'avoir à faire à lui, et, du mieux qu'il put, opéra la réconciliation. Lapaccio s'éloigna au plus vite, regardant de frayeur derrière lui, crainte que la Cà Salvadega ne fût à ses trousses, et la figure plus décomposée que le Bohémien qu'il avait jeté en bas du lit. L'âme remplie de ce tourment, et il n'était pas mince, Lapaccio se rendit chez certain Messire Andresagio Rosso, de Parme, qui avait un œil de moins, et qui vint comme Podestat à Florence. Notre homme s'en revint dire qu'il avait notifié l'élection audit Podestat, qui acceptait ; mais sitôt de retour, il fit une maladie qui le mit à deux doigts de la mort. Je crois que le hasard, le voyant si superstitieux que d'avoir en horreur le contact d'un mort, comme de mauvais augure, prit plaisir à se moquer de lui, de la façon qui vient d'être dite : arrivée à lui, l'aventure était bizarre; pour un autre, il n'y aurait rien eu là de si extraordinaire. Que les humeurs des hommes sont dissemblables ! il y a quantité de gens qui, bien loin d'avoir peur des présages, se moqueraient pas mal de se trouver ou de se coucher au milieu de cadavres ; d'autres ne seraient nullement en peine de dormir dans un lit où il aurait des serpents, des crapauds, des scorpions, toutes sortes de bêtes venimeuses et de saletés ; d'autres, au contraire, éviteront de s'habiller en vert, qui est la plus jolie couleur du monde; d'autres ne voudront rien entreprendre un Vendredi, le jour où s'est accompli notre salut. Il y a ainsi une foule de bizarreries et de sottises, si nombreuses qu'elles ne tiendraient pas dans ce volume.
NOUVELLE XLIXRibi, le bouffon, revenant d'une noce avec quelques jeunes gens, est ramassé par le guet; mené devant le Podestat, il recouvre la liberté, lui et ses compagnons, grâce à un bon mot.
Advint que la bande, en passant près de San-Romeo, rencontra le Prévôt du Podestat, qui faisait sa ronde. Le Prévôt se mit à dire : Quelles gens êtes-vous? — Amis, Messire, répondirent-ils; passez devant. — Combien êtes-vous? — Voyez-le, dirent-ils. Le Prévôt, tout en les comptant et en disant : tant d'hommes, tant de torches, remarqua l'une de celles-ci dont le poids n'était pas de six onces. — Cette torche n'est pas de poids, s'écria-t-il. Ribi sortit des rangs : — Si, Messire, elle a le poids. Le Capitaine répliqua : — Elle devrait peser trois livres et elle n'est pas de quatre onces. Ribi reprit, et lestement : — Eussiez-vous le reste dans le cul! Le mot était à peine dit, que le Prévôt cria : — A la garde! empoignez-moi cet homme, garçons, et celui-ci, et cet autre, et menez-les tous au Palais. Ribi disait : — Et pourquoi ? Messire ; aie, aie ! pourquoi donc ? — Comment, pourquoi ? répondit le Prévôt; est-ce que tu me prends pour un morveux? J'ai fait pendre des gens qui en ont moins dit que tu ne viens d'en dire, pour te moquer de la Justice. Et Ribi de s'écrier : —Là, Messire le Prévôt, nous revenons de noce et nous sommes un peu échauffés ; ce que nous avons dit, c'est pour rire. — Pour rire à la male heure, reprit le Prévôt; vous dites que vous êtes échauffés; je me charge de vous chauffer autrement les côtes : par les plaies de Dieu, quand nous serons au Palais, vous chanterez une autre gamme, à l'estrapade. En avant. Et le guet emmena de force la bande au Palais. Lorsqu'ils arrivèrent, le Podestat, natif, je crois, de Santo-Gemino, se trouvait en train de se promener sur la terrasse, au haut de l'escalier; on était en été et il faisait grand chaud; il les aperçut et dit : Qui sont ces gens-là? Le Prévôt, qui se hâtait d'aller le trouver, lui demanda s'il voulait les faire comparaître immédiatement. Le Podestat dit oui, et tous furent amenés en sa présence; alors il demanda au Prévôt pourquoi il les avait arrêtés. Le Prévôt, se tournant du côté de Ribi, répondit : — Monseigneur, ce coquin vous a fait le plus grand affront, à vous et à votre Justice. — Et comment? demanda le Podestat. — Il vous a fait, dit le Prévôt, une vilenie que je n'oserai jamais répéter. Le Podestat s'écria : — Qu'a-t-il dit? le diable t'emporte! — La plus grande vilenie et la plus honteuse que vous ayez ouïe jamais ; veuillez, Monseigneur, refuser de l'entendre ; c'est par trop abominable. Et le Podestat répétait : — Je veux le savoir ; ne me mets pas en colère, sinon ce que je devrais lui faire, à lui, je te le ferai à toi. Le Prévôt, avec le plus grand regret du monde, dit enfin : — Mon Podestat, ce fieffé coquin, se trouvant avec cette bande de gens que voici, portait cette torche que vous voyez, et qui ne pèse pas six onces. Je lui dis qu'elle n'avait pas le poids, secundum formant statuti, il me répondit que si. Comment oses-tu prétendre que si ? lui dis-je ; elle n'est pas de quatre onces; il me répliqua : Eusses-tu le reste dans le cul! Ribi se récria : — Messire le Podestat, je n'ai pas ajouté : avec le manche. — Et qu'est-ce que le manche vient faire ici ? dit le Prévôt, Dieu et sa mère te cassent les reins ! Alors le Podestat, qui, en homme avisé, avait déjà compris toute l'histoire et s'en amusait, se tourna vers le Prévôt : — Si cet homme n'a pats dit : avec le manche; puisqu'il n'y avait presque plus de cire, comme tu l'affirmes et comme tu le vois, quand bien même son souhait se serait réalisé, il ne pouvait en résulter pour toi, ni d'être estropié, ni aucun autre mal. Ah! s'il avait ajouté : avec le manche! voilà qui eût été dangereux et mortel. Le Prévôt, tout courroucé, répondit : — Faites comme il vous plaira; mais, par les tripes de Dieu, si c'était à moi de le punir, la langue avec laquelle il a dit le mot, je la lui ferais arracher du sifflet. — Je te dis, Prévôt, repartit le Podestat, qu'il faut être juste; s'il n'a pas ajouté : avec le manche, il ne me semble pas mériter de punition. Un juge criminel se trouvait avec le Podestat; c'était le frère de ce Messire Niccola de San-Lupidio, à qui une autre fois Ribi avait enlevé ses culottes, comme Maître Jean Boccace l'a raconté dans son livre ; ce juge prononça : Nos Florentins sont tous des vantards; qu'on fasse jurer par serment à ce drôle s'il a dit : avec le manche. — Ainsi soit fait, ajouta le Podestat. Requis de prêter serment, Ribi leva la main : — Je le jure, parce Dieu que j'adore, je n'ai pas dit : avec le manche. Eh! Messire le Podestat, serais-je si hors de bon sens que de jurer le contraire, sachant que si je l'avais dit, je risquerais le feu ou le carcan? — Va-t'en donc à la grâce de Dieu, dit le Podestat ; pour cette fois, je te pardonne ; mais à l'avenir prends bien garde, quand ta torche sera plus pesante, de ne pas adresser de semblables paroles à quelque autre Prévôt ; c'est qu'alors tu aurais beau ne pas ajouter : avec le manche, si ta torche était aussi grosse que le veut l'ordonnance et qu'elle entrât où tu dis, au Cavalier, ce serait si dangereux que tu pourrais t'en mal trouver. Ribi remercia le Podestat, tant de l'absolution que de l'avertissement, et se retira avec toute la bande. Le Podestat rit beaucoup avec ses juges, et le Prévôt jura que la Justice venait de se déshonorer. Il restait tout confus, refusait de continuer son office, et longtemps il se disputa avec le Podestat, disant qu'il voulait s'en aller, que jamais sa charge ne lui rapporterait que des mépris, puisqu'un si grand crime était resté sans punition. A la fin pourtant, la réconciliation s'opéra; mais l'histoire se répandit dans toute la ville, et quand on apercevait ce Prévôt faisant sa ronde, les gamins criaient : C'est le Chevalier de la torche, avec le manche. Ce Gouverneur se montra vraiment homme d'esprit, en ayant égard à la nature de l'offense, aux circonstances et à l'homme dont il s'agissait. Le désespoir du Prévôt fut grand, car ce qu'il en avait fait, c'était pour la justice et à bonne intention ; seulement, s'il eût bien considéré, comme il le devait, qui était ce Ribi et ce qu'il avait dit, il aurait lait la paix tout de suite, parce qu'à ces gens tout semble permis, en paroles comme en actions. De son côté, Ribi se défendit d'une façon plaisante et originale, à laquelle on ne pouvait rien répliquer ; car, plus le Prévôt affirmait que la torche n'avait pas le poids, plus Ribi était excusable, plus le Prévôt plaidait pour lui.
[6] A l'Italienne, c'est-à-dire sept heures du soir. [7] Thuribulum, encensoir. [8] Accordé, accordé!
|