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HORACE

ÉPÎTRE AUX PISONS

livre 3

livre 1 - livre 2

collection Panckoucke (1832)

 

 

 

Épître aux Pisons

Qu'un peintre s'avise d'ajuster une tête humaine sur un cou de cheval ; de bigarrer de plumes disparates un assemblage bizarre de membres hétérogènes ; de terminer en monstre marin le buste d'une jolie femme : à l'aspect de ce tableau, pourriez-vous, mes amis, vous empêcher de rire ? Eh bien, chers Pisons, voilà l'image fidèle d'un livre où, semblables aux rêves d'un malade, les idées confuses n'offriraient qu'un chaos ; où ni commencement ni fin ne concourraient à l'unité de l'ensemble. — Les peintres et les poètes ont toujours eu le commun privilège de tout oser. — D'accord; et cette liberté, nous la réclamons sans façon, comme nous l'accordons de bonne grâce: mais permet-elle d'accoupler les vipères avec les colombes, les agneaux avec les tigres ? Quelquefois, après un début pompeux et qui promet des merveilles, on coud deux ou trois lambeaux de pourpre dont l'éclat puisse éblouir de loin : c'est tantôt un bois religieux et l'autel de Diane, tantôt une onde sinueuse courant à travers les champs fleuris ; ailleurs, le Rhin superbe ou l'humide écharpe d'Iris : lieux communs admirables !... s'ils étaient à leur place. Peintre, ce cyprès est palpable; mais qu'importe ? un navire brisé, un malheureux sans ressources, sauvé des flots à la nage : voilà ce que veut l'homme qui vous paie pour peindre son naufrage. Vous commenciez une amphore, et de la roue qui tourne il ne sort qu'une tasse ! Non, point de sujet heureux, s'il n'a pour bases la simplicité, l'unité.

Trop souvent, illustre Pison, et vous, dignes fils d'un tel père, trop souvent, nous autres poètes, nous sommes dupes d'une belle apparence. Je tâche d'être court, je deviens obscur: en courant après la grâce, je manque de nerf et de vigueur; l'un vise au sublime, il se perd dans l'enflure; l'autre craint l'orage et n'ose s'élever, il rampe. On veut égayer un sujet uniforme en y mêlant le merveilleux, et l'on peint un dauphin dans les bois, un sanglier dans les mers. La peur d'un mal nous jette dans un pire, si l'art ne nous guide. Près du cirque Émilien, tel statuaire est unique pour finir un ongle, et donner à l'airain la mollesse des cheveux; pitoyable artiste en somme, puisque jamais il n'entendit rien à l'ensemble. Pour moi, si je me mêle un jour d'écrire, je ne serai pas cet homme-là; j'aimerais autant avoir un nez difforme avec de beaux yeux et de beaux cheveux noirs.

Auteurs, choisissez une matière proportionnée à vos forces ; et longtemps essayez ce que refusent vos épaules, et ce qu'elles consentent à porter. Choisit-on bien, l'expression vient s'offrir d'elle-même, ainsi que l'ordre et la clarté. En fait d'ordre, le mérite et la grâce consistent, ou je me trompe, à dire d'abord ce qui doit d'abord être dit ; à taire à propos le reste, pour y revenir à propos; à savoir, dans un poème que le public attend, ce qu'on doit embellir, ce qu'on doit négliger. Quant aux mots, l'art de les assortir a ses secrets aussi. Il est d'heureuses hardiesses : ce terme est usé, qu'une ingénieuse alliance vienne le rajeunir. Il vous faut de nouveaux signes pour rendre des idées nouvelles ; bien qu'étrangère à l'oreille de nos vieux Céthégus, une expression peut trouver grâce ; mais liberté n'est pas licence. La fortune d'un mot nouveau est sûre si, dérivé du grec, il se plie sans effort à l'inflexion latine. Eh quoi ! les Romains auront permis à Cécilius, à Plaute, ce qu'ils défendront à Virgile, à Varius ! Moi-même, pourquoi m'envierait-on l'honneur de quelques utiles innovations, quand la plume de Caton et d'Ennius sut enrichir leur langue maternelle, et forger tant de termes jusqu'alors inconnus ? Toujours il fut permis, il le sera toujours, d'introduire dans le discours un mot qui porte le cachet du temps présent. Voyez les bois : ils se dépouillent de feuilles vers le déclin de l'année ; les premières venues tombent les premières : tels sont les mots ; les vieux s'éteignent, d'autres fleurissent, brillants de jeunesse et de force. Nous sommes dévoués à la mort, nous et nos œuvres. Ces ports magnifiques où Neptune, dompté par les rois, voit reposer les flottes loin des Aquilons mugissants ; ces marais qui, longtemps stériles et sillonnés par la rame, maintenant nourrissent les cités d'alentour et s'ouvrent au soc de la charrue ; ces fleuves dont le cours, jadis funeste aux moissons, apprit à suivre une meilleure route: ouvrages des mortels, ils périront comme eux. Et les mots, vainqueurs du temps, conserveraient un éclat immortel ! Telle expression doit revivre, qui depuis longtemps est tombée; telle autre doit tomber à son tour, qu'on voit en vogue aujourd'hui. L'usage en décidera: l'usage, cet arbitre, ce maître, ce législateur des langues.

Le vers épique chante les actions des rois, la gloire des héros et l'horreur des combats : Homère en a donné l'exemple. Le distique, aux pieds inégaux, exprima d'abord la douleur ; ensuite il peignit aussi le plaisir. Qui, le premier, soupira la molle élégie ? les savants ne sont pas d'accord sur ce point, et le procès reste encore à juger. La rage arma de l’ïambe Archiloque, son inventeur; le brodequin modeste et le cothurne majestueux s'emparèrent de ce pied: propre au dialogue, il brave le bruit des grandes assemblées ; il est né pour l'action. Érato monta la lyre pour célébrer les dieux , et les héros, enfants des dieux, et l'athlète couronné dans Pise, et le coursier vainqueur dans la lice, et les soucis des amants, et la liberté des buveurs. Chaque mètre a son caractère, et chaque sujet ses couleurs : pourquoi, si je n’ai ni le talent ni l'art de les saisir, me salue-t-on poète ? pourquoi, par une honte ridicule, préférerai-je mon ignorance à l'étude ? Un sujet comique se refuse aux vers tragiques : je m'indigne, lorsqu'on me fait, en vers familiers et dignes à peine du brodequin, le récit du festin de Thyeste. Que chaque genre se renferme dans les limites que le goût lui traça. Quelquefois cependant la comédie élève aussi la voix, et Chrémès irrité gronde d'un ton véhément ; à son tour, la tragédie souvent s'abaisse dans la douleur ; Télèphe et Pèlée, tous deux pauvres, bannis tous deux, rejettent les phrases ampoulées et l'orgueil des grands mots, s'ils veulent que l'âme du spectateur soit touchée de leur plainte.

C'est peu qu'un poème ait la beauté du style, il doit être pathétique, il doit remuer à son gré les passions de l'auditeur. Le rire naît aux éclats du rire, les larmes coulent à la vue des larmes. Si vous voulez que je pleure, pleurez d'abord vous-même ; alors, Télèphe, alors, Pélée, vos infortunes m'attendriront. Votre rôle choque-t-il la vérité, ou je dors, ou je ris. Que l'expression soit triste avec la douleur, menaçante avec la colère, badine avec l'enjouement, sévère avec la gravité. La nature, en effet, nous prédispose intérieurement à l'expression qui convient à chaque situation: tour à tour, elle nous invite à la joie, nous pousse à la fureur, nous terrasse et nous foule sous le poids du chagrin ; ensuite, pour rendre à l'oreille les mouvements du cœur, elle se sert de la langue comme d'interprète. Si votre situation et vos discours ne sont pas à l'unisson, les grands et le peuple riront à vos dépens. Ne faites point parler un esclave en héros ; un vieillard mûri par les années, en jeune homme bouillant et dans la fleur de l'âge ; une dame de haut parage, sur le ton d'une humble suivante; le marchand qui court les mers, comme le cultivateur d'un petit champ fertile ; le Scythe, comme l'Assyrien; l'habitant de Thèbes, comme celui d'Argos.

Auteurs, ou reproduisez des caractères connus, ou donnez aux caractères d'invention une vraisemblance soutenue. Si vous reproduisez sur la scène Achille vengé, qu'il soit infatigable, irascible, ardent, inexorable; qu'il ne reconnaisse point de lois, et n'en appelle qu'à l'épée. Que Médée soit barbare, impitoyable; Ino gémissante, Ixion perfide, Io vagabonde, Oreste sombre et rêveur. Est-ce un sujet vierge que vous hasardez au théâtre; est-ce un rôle neuf que vous osez créer: que votre personnage se montre jusqu'au bout tel qu'il s'est annoncé d'abord, et que jamais il ne se démente. Difficilement on moissonne avec gloire au champ commun de la fiction; il est plus sûr de mettre en action quelque épisode de l'Iliade que de produire le premier sur la scène une fable inconnue et sans autorité. Un sujet traité vingt fois vous permet de le traiter encore, pourvu qu'on ne vous voie pas ramper honteusement dans l'ornière; pâlir à rendre, servile copiste, syllabe pour syllabe ; et vous jeter dans un cercle étroit dont vous ne puissiez sortir sans honte ou sans violer les règles de l'art.

N'allez pas, dès le début, crier comme autrefois ce rapsode cyclique : Je chante la fortune de Priam et cette guerre sans seconde… Quelles merveilles répondront au fracas de ces promesses ? la montagne en travail accouche d'une ridicule souris. Que j'aime bien mieux ce début modeste et sans emphase : « Dis, ô Muse, ce mortel qui, vainqueur de Pergame, parcourut tant de cités et vît les mœurs de tant de peuples ! » Ce n'est pas une vaine lueur qui s'éteint en fumée; mais, d'une simple fumée, il fait jaillir une flamme lumineuse, et bientôt étale aux regards les plus brillants miracles : Antiphate et Scylla, Polyphème et Charybde. Pour dire le retour de Diomède, il ne remonte pas à la mort de Méléagre ; pour en venir au siége de Troie, il ne commence point par les deux œufs de Léda. Il vole au dénouement ; et, supposant les faits connus, c'est au milieu de l'action qu'il jette d'abord son lecteur. Les incidents rebelles aux charmes de la poésie, sa prudence les néglige ; et tel est l'art de ses fictions, tel est son heureux mélange de vérités et de mensonges, que sa fable offre en toutes ses parties un harmonieux accord.

Vous, sachez ce que j'exige et ce qu'exige le public avec moi, si vous voulez des spectateurs constamment attentifs, et qui restent pour applaudir jusqu'à ce que la toile vienne leur cacher la scène, et que le mime dise : Applaudissez, Romains. Chaque âge a ses mœurs : distinguez-les avec soin; les caractères changent avec les années: saisissez bien ces nuances diverses. Tout fier des premiers mots qu'il bégaie et du pas plus ferme qu'il imprime sur la terre, l'olifant se plaît aux jeux des enfants; il se fâche sans raison, sans raison il s'apaise, et change à tout moment. L'adolescent imberbe, qu'enfin ne suit plus son gouverneur, ne rêve que chevaux, que chiens, que Champ de Mars : il est de cire aux impressions du vice, et se, roidit contre les conseils ; s'occupant peu de provisions utiles, prodigue d'argent, présomptueux, bouillant dans ses désirs et volage dans ses caprices. Autre saison, goûts différents: l'âge viril songe à sa fortune, se ménage des amis, se pousse auprès des grands, et mesure ses démarches pour ne pas avoir à s'en repentir un jour. Mille maux assiègent le vieillard : incessamment il amasse ; mais, pauvre au sein de l'or, il se garde d'y toucher et craint de s'en servir ; dans toutes ses actions, timide et glacé ; éternel temporiseur, désespérant sans cesse, n’osant faire un pas et tremblant pour l'avenir; toujours chagrin, et se plaignant toujours; apologiste du bon temps d'autrefois, et censeur impitoyable de tous ceux qui sont jeunes. Dans le cercle des années, les premières amènent avec elles maints avantages que les dernières nous enlèvent. Pour ne point donner à l'adolescent le rôle d'un vieillard, à l'enfant celui de l'homme mûr, étudions sans cesse les traits naturels à chaque âge.

Tantôt l'action est en spectacle, tantôt elle se passe en récit. L'âme, à peine effleurée des sons que l'oreille lui renvoie, tressaille aux tableaux que lui transmet l’oeil fidèle ; le spectateur s'instruit alors par lui-même. Il est cependant maints objets que le grand jour repousse ; ne les montrez pas sur la scène ; dérobez aux regards certaines catastrophes dont saura nous instruire à propos un récit pathétique. Que Médée n'égorge pas ses enfants aux yeux du peuple ; que l'exécrable Atrée ne fasse pas bouillir en public des entrailles humaines ; qu'on ne voie pas Procné se changer en oiseau, ni Cadmus en serpent : de pareils spectacles me révoltent d'invraisemblance et d'horreur. Cinq actes, ni plus ni moins ; c’est la mesure d'un drame fait pour être demandé plus d'une fois, plus d'une fois remis au théâtre. Qu'un dieu ne descende pas du ciel pour dénouer une intrigue frivole. On souffre avec peine quatre interlocuteurs sur la scène. Le chœur a son rôle à remplir, il est acteur lui-même : qu'il ne chante rien dans les entr'actes qui ne concourre à l'action et ne tienne naturellement au sujet ; le chœur est l'avocat de la vertu et son conseil officieux ; qu'il modère l'emportement et se plaise à calmer les passions émues ; qu'il vante les douceurs d'une table frugale, et la justice tutélaire, et les lois protectrices, et la paix, heureuse mère de la sécurité ; confident de l'infortune, qu'il fléchisse les dieux, et les supplie d'honorer le malheur, d'humilier l'orgueil.

La flûte, autrefois, n'était pas comme aujourd'hui brillante d'orichalque, et rivale de la trompette : humble et simple, percée de peu de trous, elle suffisait pour accompagner les chœurs, et pour remplir de ses sons modestes un amphithéâtre que la foule n'encombrait pas encore où s'assemblait un peuple assez peu nombreux pour pouvoir être compté, mais honnête, austère et pur. Lorsque ce peuple accrut son territoire par ses conquêtes, lorsqu'un mur plus vaste embrassa Rome, et que de longs flots de vin coulèrent impunément, les jours de fête, en l'honneur du dieu de la joie, alors s'introduisit dans les vers et dans le chant une liberté plus grande. Quel goût, en effet, attendre d'un rustre ignorant et grossier, qui venait, après ses travaux, se confondre avec l'honnête et élégant citadin ? Ainsi, à l'art ancien, le joueur de flûte ajoute des pas lascifs, des habits efféminés ; et, dans ses mouvements, d'une robe à longue queue balaya le théâtre. Ainsi, dédaignant la simplicité sévère, la lyre apprit à rendre de nouveaux sons ; Melpomène prit un essor inconnu jusqu'alors; et, soit qu'il donnât des avis utiles, soit qu'il prédit l'avenir, le chœur, dans ses sentences, ne différa plus des oracles de Delphes.

Celui qui disputa, sur la scène tragique, un vil bouc à ses rivaux, y montra bientôt les Satyres dans leur agreste nudité, et hasarda, tout en conservant une certaine dignité, des plaisanteries mordantes. Il fallait captiver, par l'attrait d'une agréable nouveauté, un spectateur revenant des sacrifices, enluminé de vin et courant après sa raison. Mais, ces Satyres malins et railleurs, qu'ils ne parlent point au hasard; la parodie a sa décence. Héros ou dieu, naguère brillant d'or et revêtu de la pourpre des rois, n'allez pas tomber dans l'ignoble langage des tavernes, ou, de peur de ramper, vous perdre follement dans les nues. La tragédie ne doit jamais descendre à de basses plaisanteries : telle qu'une matrone respectable, contrainte de danser dans nos fêtes, elle ne doit paraître parmi les Satyres pétulants qu'avec une rougeur modeste. Pour moi, chers Pisons, je n’aimerais point à me servir grossièrement d'expressions trop nues. Sans donner à mes tableaux le coloris tragique, je ne confondrais pas, avec les paroles d'un Davus ou d'une effrontée Pythias, escamotant les écus du bonhomme Simon, le langage du vieux Silène, serviteur et nourricier de Bacchus. Sortis de leurs forêts, les Faunes, ce me semble, ne connaissent ni la grossièreté des carrefours, ni la politesse du forum: qu'ils fuient donc à la fois et le galant badinage des petits-maîtres, et le jargon infâme des bateleurs. Autrement, ils offenseraient chevaliers, sénateurs et tous citoyens honnêtes ; et, peut-être applaudis par la populace nourrie de pois chiches et de noix, ils n'obtiendraient d'un goût sévère que des huées, au lieu d'une couronne. Quant à ma fable en elle-même, je la composerais sur un modèle connu, en sorte que chacun pût d'abord se flatter d'en faire autant, puis, après bien des peines, bien des tourments inutiles, désespérât d'y réussir. Tant l'ordre et l'ensemble ont de prix ! tant l'art peut ennoblir un sujet vulgaire !

Une brève suivie d'une longue s'appelle ïambe; pied rapide, qui même a fait nommer trimètre l’ïambique, dont les six pieds frappent six fois l'oreille. D'abord il se compose tout entier d’ïambes ; c'est depuis peu que, pour arriver à l'auditeur moins impétueux et plus grave, l’ïambique a permis à l'imposant spondée l'entrée de sa mesure : il s'y marie de bonne grâce, sans toutefois céder au nouvel étranger la seconde ni la quatrième place. Encore cette alliance, dans les trimètres vantés d'Accius et d'Ennius, se montre-t-elle rarement. Jeté comme un poids sur la scène, un vers lourd de spondées accuse la précipitation du poète et sa négligence, peut-être même sa honteuse ignorance des premiers éléments.

Tout juge d'un poème n'y sent pas le défaut d'harmonie, et Rome a pour ses poètes une indulgence qui les perd. Est-ce une raison pour ma plume de courir au hasard et d'écrire sans règles ? Ou, convaincu que mes fautes n'échapperont à personne, m'endormirai-je tranquille et rassuré par l'espoir du pardon ? J'échappe au blâme, mais sans mériter la louange.

Pour vous, étudiez les modèles grecs; feuilletez-les le jour, feuilletez-les la nuit. Mais, dira-t-on, nos pères n'ont-ils pas admiré dans Plaute et la cadence de ses vers et le piquant de ses railleries ? Nos pères furent trop bons, pour ne rien dire de plus, si du moins nous savons, vous et moi, distinguer un sarcasme grossier d'un mot ingénieux, et juger au doigt et à l'œil la cadence régulière d'un son.

On ignorait encore, dit-on, le langage de la Muse tragique, quand Thespis promena le premier un tombereau d'acteurs chantant et représentant ses pièces, le visage barbouillé de lie. Après Thespis parut Eschyle; Eschyle, inventeur du masque et de la robe traînante : il exhaussa le théâtre sur de modestes tréteaux, apprit aux personnages à parler avec pompe, et les chaussa du cothurne. Vint ensuite la vieille comédie, qu'illustrèrent de nombreux succès ; mais la liberté dégénéra bientôt en licence, et l'excès provoqua la réforme: la loi prononça, et le chœur honteux se tut, réduit à l'impuissance de mordre. Nos poètes ont essayé tous les genres, et n'ont pas acquis moins de gloire, pour avoir osé abandonner les sujets grecs, et célébrer les héros de leur patrie dans des pièces où figurent soit des nobles, soit des plébéiens. La valeur même et l'éclat des armes n'ajouteraient pas plus que la littérature à la célébrité du Latium, si nos auteurs, trop pressés, ne dédaignaient le travail et la patience de la lime. Vous, noble sang de Numa, biffez tout vers que n'ont point châtié de longues veilles et des ratures sans nombre, qu'un goût scrupuleux n'a point polis et repolis vingt fois. Le génie en sait plus qu'un art misérable, et l'Hélicon exclut les poètes sains d'esprit : vieil adage de Démocrite ; et mille sots, en conséquence, de se laisser croître les ongles et la barbe, de chercher les lieux solitaires, de ne point paraître aux bains. Sûr moyen, en effet, d'acquérir le talent et le renom de poète, que de ne confier jamais au rasoir de Licinus une tête folle que ne guérirait pas l'ellébore de trois Anticyres ! En vérité, je suis bien dupe de me purger la bile au retour de chaque printemps ! personne au monde ne se tirerait d'un poème plus heureusement que moi. Mais non, fi d'un vain titre à ce prix ! Soyons la pierre utile où s'aiguise le tranchant du fer, quoiqu'elle ne tranche pas elle-même. Sans rien écrire, j’enseignerai comment on écrit ; je dirai les sources où doit puiser le talent, ce qui forme et nourrit le poète, ce que le goût permet, ce que le goût défend, les hardiesses du génie et les écueils de l'ignorance.

Point de bons vers, si la raison n'en est le principe et la source. L'étude des philosophes vous fournira le fond des choses; et, pour les exprimer, les mots viendront s'offrir d'eux-mêmes. A-t-on approfondi ce qu'on doit à la patrie, à l'amitié; les droits d'un père, ceux d'un frère et d'un hôte; les devoirs d'un sénateur, les obligations d'un juge, les fonctions d'un général chargé d'une expédition; on sait infailliblement donner à chaque personnage le rôle qui lui convient. Que votre œil étudie les modèles vivants de la société: peintre de la nature, vos portraits seront parlants. Telle pièce offre des caractères naturels et des mœurs bien rendues; mais le style en est sans grâce, le vers manque d'aplomb et d'art: n'importe, elle plaira davantage au public et le charmera plus longtemps que des vers sans pensées, des riens harmonieux.

Les Muses prodiguèrent aux Grecs le génie et les charmes de l'élocution, parce que jamais ils ne furent avides que de gloire. Mais la jeunesse romaine, qu'apprend-elle ? à diviser, après de longs calculs, un as en cent parties. — Parlez, fils d'Albinus : de cinq onces ôtez-en une , que reste-t-il ? — Belle question ! un tiers de livre. — Au mieux ; votre fortune est en bonnes mains. A cinq onces j'en ajoute une ; quelle somme ai-je ? — Une demi-livre. — Et les esprits une fois infectés de cette rouille honteuse, de ce sordide intérêt, nous espérons voir éclore des vers dignes d'être parfumés d'huile de cèdre et conservés dans des tablettes de cyprès !

Le but du poète est ou d'instruire ou de plaire ; plus souvent, d'instruire et de plaire à la fois. Dans les préceptes, soyez court: la maxime concise trouve l'esprit plus docile et la mémoire plus fidèle ; tout ce qu'on dit de trop, l'esprit surchargé le rejette. Dans les fictions, le but est d'amuser : gardez-y la vraisemblance ; que la scène ne courre pas après d'absurdes merveilles ; qu'une Lamie ne tire pas tout vivant de ses entrailles un enfant qu'elle a dévoré. Nos sévères sénateurs accueillent mal une farce où l'instruction n'est pour rien; un drame austère n'arrête pas nos bouillants chevaliers : pour enlever tous les suffrages, mêlez l'utile à l'agréable; amusez en instruisant. Voilà l'ouvrage qui fait la fortune des Sosies ; l'ouvrage qui passe même au-delà des mers, et fait vivre l'auteur dans la postérité.

Il est pourtant des fautes que l'indulgence excuse. La corde harmonieuse ne répond pas toujours juste au doigt et à la pensée qui l'interrogent: vous demandez un ton grave, elle va rendre un ton aigu; et la flèche ne frappe pas toujours le but qu'elle menace. Mais, où les beautés dominent, je ne suis point choqué de quelques taches, fruits de la négligence ou échappées à la faiblesse de notre nature. Que faire donc ? Le copiste qui, relevé sans cesse, sans cesse tombe dans la même faute, ne trouve plus de grâce, et l'on siffle un joueur de luth qui toujours pince à faux la même corde : ainsi l'auteur qui bronche à chaque pas est pour moi ce Chérile, chez qui deux ou trois vers heureux me font sourire malgré moi ; tandis que je murmure, si par hasard le bon Homère vient à s'endormir. Mais, dans un long poème, sans crime on peut s'abandonner à quelques instants de sommeil. La poésie ressemble à la peinture: tels morceaux, vus de près, vous flatteront davantage; tels autres, vus loin, craindront moins la censure. Ceux-ci aiment un demi-jour; ceux-là osent défier la lumière, et ne redoutent pas l'œil perçant de la critique. Les uns n'ont plu qu'une fois ; toujours redemandés, les autres plairont toujours.

Aîné des Pisons, vous dont la voix d'un père forme et cultive le goût naturel, retenez bien ce précepte: certains genres tolèrent la médiocrité. Un jurisconsulte ordinaire, un avocat médiocre, est loin de l'éloquence de Messala, loin du savoir de Cascellius Aulus : néanmoins il a son prix. Mais, quant aux poètes, ni les dieux, ni les hommes, ni les colonnes ne leur permettent d'être médiocres. Au milieu d'un souper fin, une symphonie discordante, de grossiers parfums et des pavots mêlés au miel de Sardaigne, blessent des convives délicats : le festin, en effet, pouvait se passer de ce luxe. Telle est la poésie : née pour plaire, manque-t-elle le premier rang, elle tombe au dernier. Novice aux jeux du champ de Mars, l'homme sensé n'en manie pas les armes : la main étrangère à la paume, au disque, au cerceau retentissant, garde un sage repos, de peur que n'éclate en ris malins le cercle épais des spectateurs ; et tel homme, sans être poète, ose pourtant faire des vers ! — Pourquoi non ? n'est-il pas libre et noble ? n'a-t-il pas surtout le cens d'un chevalier ? que peut-on lui reprocher, enfin ?

Pour vous, Pison, vous ne parlerez jamais, jamais vous n'écrirez en dépit de Minerve, votre bon sens, votre esprit m'en répondent. Si toutefois vous composiez un jour, consultez l'oreille sévère de Metius, celle de votre père et la mienne. Que l'ouvrage ensuite dorme neuf ans, caché dans le portefeuille : on rature à loisir la page inédite; la parole envolée ne revient plus.

Les hommes vivaient épars dans les bois; un poète sacré, l'interprète du ciel, Orphée, leur inspira l'horreur du meurtre et d'une indigne pâture : de là ces bruits qu'Orphée apprivoisait les tigres et les lions cruels. Amphion à son tour, fondateur des murs de Thèbes, faisait, dit-on, mouvoir les rochers aux sons de la lyre, et le charme de ses accents trouvait la pierre obéissante. Ce fut en vers que la sagesse dicta ses premières leçons. Distinguer l'intérêt public de l'intérêt privé, le sacré du profane, réprimer le désordre des mœurs, tracer les devoirs des époux, bâtir des villes, graver des lois sur le chêne, tels furent les miracles qui jadis divinisèrent les poètes et leurs ouvrages. Ensuite paru le grand Homère, et Tyrtée dont les chants animaient les fiers courages aux exploits des héros. Le ciel rendit en vers ses oracles ; la poésie traça les préceptes de la morale ; l'oreille des rois se plut aux concerts des neuf Sœurs ; et l'on vit enfin éclore les jeux scéniques, ces jeux, délassements si doux après de longs travaux. Ne rougissez donc pas de toucher la lyre de Polymnie et de chanter avec Apollon.

Est-ce la nature, est-ce l'art, qui fait un bon poète ? question souvent débattue. Pour moi, je ne vois pas ce que peut l'étude sans une veine féconde, ce que peut le génie sans culture : ils se demandent l'un à l'autre un mutuel secours, et veulent marcher unis. L'athlète qui, dans sa course, brûle d'atteindre au but désiré, longtemps exerça, tourmenta son enfance: le chaud, le froid, il a tout souffert; l'amour et le vin ne l'ont point amolli. Avant de briller aux fêtes d'Apollon Pythien, le joueur de flûte apprit et trembla sous un maître. Il ne suffit donc pas de dire « Moi, des vers ! j'en fais d'admirables. Malheur au poète qui croupit au dernier rang ! Je rougirais d'être en arrière, et d'avouer que j'ignore ce que je n'ai point appris. »

A la voix du crieur, les chalands s'amassent autour des marchandises à l'encan: tels, à l'espoir du gain, les flatteurs se pressent autour du poète riche en terres, riche en argent bien placé. Qu'il ait, de plus, table ouverte et bien servie; qu'il soit homme à cautionner le pauvre insolvable, à tirer un malheureux des griffes de la chicane, Dieu sait comment il fera pour distinguer le faux ami de l'ami véritable. Vous, si vous avez fait ou si vous voulez faire un présent à quelqu'un, n'allez pas, pour lui lire vos vers, le saisir dans l'ivresse de sa joie. Je l'entends déjà s'écrier: Beau ! parfait ! divin ! A chaque mot il se pâme: que dis-je ? il verse des larmes de tendresse, il bondit, il trépigne. Voyez ces pleureurs à gage accompagnant les obsèques ; ils affichent la douleur mieux que ceux qui la sentent : ainsi l'adulateur qui vous joue fait plus de bruit qu'un sincère approbateur. Les rois, dit-on, soumettent leurs favoris à l'épreuve du vin; et l'ivresse, douce torture, en découvrant le fond des cœurs, décèle au prince le plus digne de sa confiance. Si vous faites des vers, ne soyez jamais dupes du trompeur caché sous la peau du renard. Lisait-on quelque ouvrage à Quintilius : « Allons, disait-il, corrigez ceci, retouchez cela. — Je ne puis faire mieux ; deux ou trois fois je l'ai tenté en vain. — Effacez, vous dis-je ; et que ces vers manqués soient remis sur l'enclume. » Aimait-on mieux défendre l'endroit faible que de le réformer, il ne disait plus mot ; et, sans prendre une peine inutile, il laissait l'auteur admirer seul et sans rival sa personne et ses œuvres. Tel est un sage et judicieux ami. Chez lui, point d'excuse pour un vers lâche; point de pitié pour un vers dur : tout passage négligé, il le raie d'un revers de plume ; il élague les ornements ambitieux ; cette phrase obscure, il veut qu'on l’éclaircisse ; ce terme équivoque, il faut qu'il disparaisse ; chaque mot douteux ou à changer, il le note sévèrement : c'est un Aristarque inflexible. Il ne dira point : « A quoi bon chagriner mon ami pour des vétilles ? » Ces vétilles, mal sérieux un jour, livreront le poète berné aux risées du public.

L'homme que tourmente la lèpre ou la jaunisse; le malheureux qu'agitent les furies et la colère de Diane, voilà l'image du poète maniaque : on craint de le toucher, on le fuit, si l'on est sage ; les enfants seuls s'en divertissent et le suivent étourdiment. Tandis que ce frénétique va hurlant ses vers sublimes, si, marchant au hasard, distrait comme un guetteur de merles, il tombe au fond d'un puits ou dans une fosse, qu'il crie tant qu'il voudra : Au secours ! à moi, citoyens ! gardez-vous de l'en tirer. Quelque âme charitable, venant à son aide, essaierait-elle de lui tendre une corde : « Que savez-vous, dirais-je, s'il n'eut pas ses raisons pour s'y jeter, et s'il ne veut pas qu'on l'y laisse ? » Et je raconterais la mort du poète de Sicile : Jaloux de passer pour un dieu, Empédocle s'élança de sang-froid dans le brûlant Etna. N'ôtons pas aux poètes le droit de périr, quand bon leur semble. Sauver un poète malgré lui ! mais c'est un meurtre évident. Au reste, il n'en est pas à son début en ce genre : arraché de là, il ne saura pas redevenir homme, ni guérir de sa passion pour une mort fameuse. On ne sait pas trop d'où lui vient cette rage de versifier : a-t-il souillé les cendres paternelles ? a-t-il touché, sali d'un crime, le lieu noirci par la foudre ? le fait est qu'il est fou ; on dirait un ours déchaîné qui a rompu les barreaux de sa loge ; ignorant et savant, tout fuit ce lecteur furieux. Malheur à quiconque il saisit ! point de quartier ; il faut périr sous son vers assassin : c'est la sangsue qui ne lâche prise qu'après s'être gorgée de sang.

traducteur : J. N. M. De Guerle