HORACE
ÉPÎTRES
livre 2
I — À Auguste Romulus et Bacchus, Castor et Pollux, à qui d'éclatants exploits ont ouvert le palais des dieux, pendant que, mêlés aux humains, ils habitaient ce monde, terminaient des guerres sanglantes, partageaient les campagnes et bâtissaient des villes, eurent la douleur de voir les mortels refuser à de tels services le tribut espéré de leur reconnaissance. Le vainqueur de l'hydre, que le destin ne put lasser par tant de travaux fameux, reconnut que la mort seule peut dompter l'envie. Le mérite, qui éclipse tout ce qui l'entoure, blesse nos yeux de son éclat: on l'apprécie quand il n'est plus. Pour toi, nous te prodiguons dès à présent des honneurs complets : nous t'élevons des autels où l'on jure par ton nom ; nous avouons que la terre n'a jamais produit, ne produira jamais rien qui t'égale. Mais ce peuple si éclairé, juste en un point, quand il te préfère à tous nos héros, à tous ceux de la Grèce, ne porte pas toujours dans ses jugements la même raison, la même mesure. Tout, excepté ceux qui, arrivés au terme de leur course, ont disparu de la terre, ne lui inspire que mépris et dédain. Il pousse son admiration pour l'antiquité jusqu'à dire que ces tables redoutées du crime et ouvrages des décemvirs, que les traités de nos rois avec Gabies ou les austères Sabins, que les livres des pontifes et les recueils de nos antiques oracles, furent dictés par les Muses sur le mont Aibain. Sans doute les plus anciens écrivains de la Grèce sont aussi les meilleurs. Mais, si l'on veut peser les Romains à la même balance, il n'est pas besoin de plus longs discours, l'olive n'a plus de noyau, la noix n'a plus de coquille; nous sommes à l'apogée de la gloire: en peinture, en musique, à la palestre même, nous sommes plus habiles que ces Grecs dont l'huile assouplissait les corps. Si le temps mûrit les vers comme le vin, je voudrais savoir quel nombre d'années leur donne tout leur prix. Le poète mort depuis un siècle doit-il être placé au rang de ces anciens si parfaits, ou rejeté parmi ces modernes si méprisables ? marquons un terme qui prévienne tous débats. — Après cent ans, un auteur est ancien et digne de nos suffrages. — Mais s'il lui manque un seul mois, une seule année, où le placerons-nous ? parmi ces anciens qu'on admire, ou parmi ceux qui ne méritent que le mépris de notre siècle et de la postérité ? — On peut sans injustice ranger parmi les anciens celui auquel ne manque que le court espace d'un mois, ou même une année entière. J'use de la permission; et comme si j'arrachais l'un après l'autre les crins de la queue du cheval, je retranche une année, puis une autre, et vous allez voir s'écrouler le frêle échafaudage des raisonnements de ce critique qui, les fastes à la main, mesure le mérite sur les années, et n'admire que les œuvres consacrées par Libitine. Ennius, le sage, le sublime, le second Homère, comme l'appellent nos aristarques, Ennius semble peu s'inquiéter de tenir les promesses de ses rêveries pythagoriciennes. On ne lit plus Névius, mais il est présent à tous les esprits comme s'il eût écrit hier : tant un vieux poème est chose sacrée ! S'agit-il de régler les rangs, on vante de Pacuvius son érudition, et d'Accius sa profondeur: la toge d'Afranius siérait à Ménandre : Plaute, pour la vivacité de l'action, égale le Sicilien Épicharme ; Cécilius a plus de vigueur, et Térence plus d'exactitude. Voilà les écrivains dont Rome apprend par cœur les vers ; le peuple-roi, pour les admirer, se presse dans l'étroite enceinte de son théâtre : ce sont les seuls que, depuis le siècle de Livius jusqu'à nos jours, il regarde comme des poètes. Quelquefois le vulgaire voit juste, mais quelquefois il se trompe. Si son admiration, si son enthousiasme pour les vieux poètes va jusqu'à ne leur trouver ni maîtres ni rivaux, il s’égare; mais, s'il accorde qu'on leur peut reprocher des tours surannés, s'il avoue que leur diction est d'ordinaire dure ou lâche, alors son opinion est dictée par le goût; il est de mon avis, il juge sainement. Je ne veux pas cependant dénigrer ou effacer les poèmes de Livius, que, les verges à la main, Orbilius dictait, il m'en souvient, à mon enfance ; mais qu'on les trouve châtiés, admirables, voisins de la perfection, voilà ce qui m'étonne. Pour y remarquer par hasard une expression saillante, un ou deux vers plus harmonieux que le reste, on n'est pas en droit de prôner tout l'ouvrage comme un chef-d’œuvre. Je m'indigne d'entendre blâmer un écrit, non comme lourd et sans grâce, mais comme nouveau, et de voir réclamer pour les anciens, non pas de l'indulgence, mais la palme et le prix. Si je parais douter que le drame d'Atta marche d'un pied assuré au milieu des parfums et des fleurs de la scène, aussitôt nos vieux Romains vont s'écrier que j'ai perdu toute honte, moi qui veux attaquer des pièces qu'ont jouées le pathétique Ésope et le docte Roscius ; soit qu'ils ne trouvent le beau que dans ce qui leur a plu autrefois, soit qu'ils rougissent de céder à de plus jeunes qu'eux, et d'avouer que leur vieillesse doit oublier ce qu'apprit leur jeune âge. Tel qui vante les vers saliens de Numa, et veut se donner l'air d'entendre seul ce qu'il ignore aussi bien que moi, n'admire par le fait ni n'applaudit les morts, mais seulement attaque les vivants, et poursuit d'une jalouse haine nous et nos ouvrages. Si les Grecs avaient eu le même dédain que nous pour la nouveauté, qui serait ancien aujourd'hui ? à quelle source de lectures et d'études puiserait la curiosité publique ? Dès que la Grèce, posant les armes, put s'adonner aux amusements, corrompue par la prospérité, elle se passionna tantôt pour les athlètes, tantôt pour les coursiers, se plut à voir la sculpture animer le marbre, l'airain ou l'ivoire, et laissa captiver par un tableau ses yeux et son esprit : elle tressaillit d'allégresse, tantôt devant une joueuse de flûte, tantôt devant un tragédien: ainsi l'enfant qui folâtre sous les yeux de sa nourrice abandonne bientôt par dégoût ce qui fut l'objet de ses désirs. Mais avons-nous des goûts, des antipathies éternelles ? Tels furent pour les Grecs les fruits de la paix et de la prospérité. A Rome, le citoyen se fit longtemps une douce habitude d'ouvrir, dès le matin, la porte à ses clients, pour leur expliquer les lois; de placer son argent en des mains sûres, de respecter la vieillesse, et d'enseigner aux jeunes gens à grossir leur fortune, à modérer leurs passions ruineuses. Mais l'esprit de ce peuple inconstant a changé; il ne brûle aujourd'hui que de la rage d'écrire: jeunes gens et graves vieillards, le front ceint de couronnes, dictent des vers à table. Moi-même, quand je jure que je n'en fais pas, je suis convaincu d'être plus menteur qu'un Parthe et le soleil n'est pas levé encore que je demande mon pupitre, une plume et du papier. L'homme étranger à la marine craint de guider un vaisseau: il n'y a que le savant qui ose administrer l'aurone à un malade : les médecins ne s'engagent qu'à ce qui les regarde ; le forgeron se mêle de sa forge. Mais, ignorants ou habiles, tous nous faisons partout des vers. Et cependant vois que d'avantages offre encore ce travers, cette légère folie. Le poète est rarement avare : occupé de ses vers, il n'a souci d'autre chose: les accidents de la fortune, la fuite de ses esclaves, l'incendie de sa maison, le trouvent insensible. Jamais il ne cherche à tromper son ami ou son pupille. Des légumes, un pain grossier, voilà sa nourriture. Quoique peu propre aux travaux de la guerre et mauvais soldat, il n'est pas inutile à Rome, si tu m'accordes que d'obscurs travaux peuvent être utiles aux plus puissants États. La poésie forme les premiers accents de l'enfant qui bégaie ; elle ferme son oreille aux propos obscènes, puis le dresse à la vertu par ses doux préceptes, en corrigeant l'aigreur de son caractère, en étouffant dans son cœur l'envie et la colère. Elle chante les exploits des héros, instruit par d'illustres exemples les générations naissantes, console la misère et la douleur. Où nos chœurs de jeunes garçons et de chastes vierges apprendraient-ils des prières, si les Muses ne leur eussent donné un poète ? Le chœur invoque et reconnaît l'assistance des dieux secourables. Ses douces et savantes prières implorent l'eau du ciel, détournent les maladies, écartent les dangers, obtiennent la paix et de riches moissons. La poésie apaise les divinités célestes, apaise les divinités infernales. Nos premiers laboureurs, race vigoureuse et contente de peu, après leurs moissons rentrées, délassaient, les jours de fête, leur corps et leur esprit, que l'espoir du succès soutenait dans leurs fatigues. Assemblant autour d'eux les compagnons de leurs travaux, leurs enfants et leur chaste épouse, ils offraient un porc à Tellus, déesse de la Terre ; à Sylvain, du lait ; du vin et des fleurs au Génie qui nous rappelle la brièveté de la vie. De là naquit la licence des vers fescennins, où se répandaient de rustiques injures ; et les aimables jeux de cette liberté que ramenait chaque année, charmèrent les esprits, jusqu'au moment où leurs plaisanteries cruelles se changèrent en une aveugle rage, qui s'attaqua impunément aux maisons les plus respectables. Les victimes se plaignirent de ces cruelles morsures, et ceux même que la satire épargnait s'occupèrent de l'intérêt commun. Une loi prononça des peines contre les auteurs dont les vers méchants déchiraient les réputations. La crainte du bâton, forçant les auteurs à changer de style, les ramena au soin d'instruire et de plaire. La Grèce soumise soumit son farouche vainqueur, et porta les arts dans le rustique Latium: ainsi disparut cette âpre cadence des vers saturniens, et l'élégance chassa notre rudesse. Mais les traces de notre rusticité se conservèrent longtemps, et ne sont pas encore effacées ; car le Romain ne jeta que bien tard les yeux sur les écrits des Grecs; ce n'est que dans le loisir qui succéda aux guerres puniques qu'il songea à chercher ce que pouvaient offrir de bon Eschyle, Thespis et Sophocle. Il essaya de les reproduire sans les altérer, et son génie sublime et fier se plut à ces travaux; car il a l'accent tragique, et ne manque pas d'une heureuse audace ; mais sa sotte vanité craint toute rature, et rougit de corriger. La comédie passe pour plus facile, parce qu'elle prend ses sujets dans la vie commune; mais, moins elle trouve d'indulgence, plus elle offre de difficultés. Voyez comment Plaute trace le caractère d'un jeune homme amoureux, d'un père avare ou d'un perfide marchand d'esclaves ; comme Dossenus brille dans les parasites voraces, et comme son brodequin est lâche dans tous les autres rôles. C'est qu'il ne songe qu'à remplir sa bourse, sans s'inquiéter de la chute ou du succès de sa pièce. L'indifférence ou l'attention du spectateur tue ou ranime le poète que la gloire, sur son char périlleux, conduit au théâtre: tant il faut peu de chose pour enivrer ou abattre ces esprits avides de louanges ! Pour moi, je renonce aux jeux de la scène, si le refus de la palme doit m'ôter l'embonpoint que m'aurait donné le succès. Mais ce qui épouvante et chasse de la scène le poète le plus hardi, c'est de voir la multitude ignorante et stupide, sans mérite et sans honneur, mais fière de l'avantage du nombre, prête à fermer le poing si les chevaliers la contrarient, demander au milieu de la pièce un ours ou des lutteurs ; car c'est là ce qui charme la populace. Les chevaliers même oublient le plaisir de l'oreille pour les vaines et capricieuses jouissances des yeux. La toile reste baissée pendant quatre heures et plus, pour nous montrer des escadrons, des légions en déroute, puis des rois traînés en triomphe, les mains liées derrière le dos, des chars, des chariots chargés de femmes; de bagages. et d'esclaves, emportés d'une course rapide ; des vaisseaux et l'image en ivoire de Corinthe captive. Démocrite, s'il était encore sur la terre, rirait bien quand un animal demi-panthère et demi-chameau, ou un éléphant blanc attire les regards de la multitude. Il observerait le peuple d'un œil plus attentif que les jeux ; car il y trouverait un spectacle plus curieux que dans les bouffonneries des mimes ; mais il croirait que les auteurs récitent leurs pièces à un âne sourd. Quelle voix, en effet, pourrait couvrir le tumulte dont retentissent nos théâtres ? on croirait entendre mugir les forêts du Gargan ou la mer en fureur, tant sont bruyants les transports qu'excite l'acteur affublé d'un riche et bizarre costume ! Dès son entrée en scène, les applaudissements éclatent. A-t-il dit quelque chose ? — Non. — Et qu'admirez-vous donc ? — Cette étoffe où la pourpre de Tarente imite les teintes de la violette. — Et ne va pas t'imaginer que je me montre avare de louanges pour un mérite que d'autres possèdent sans que j'y puisse atteindre. Non, il me semble qu'il pourrait même marcher sur une corde tendue, le poète qui tourmente mon cœur pour des maux imaginaires, qui l'irrite ou l'apaise à son gré, et le remplit de fausses terreurs; qui, comme un magicien, me transporte tantôt à Thèbes, et tantôt dans Athènes. Mais ces écrivains qui aiment mieux se confier à un lecteur que de braver les dédains d'un spectateur superbe, accorde-leur aussi quelque attention, Si tu veux remplir de livres ce temple digne d'Apollon, et donner aux poètes un élan qui les porte avec plus d'ardeur vers les bocages de l'Hélicon. Nous nous nuisons, il est vrai, souvent à nous-mêmes, nous autres auteurs, car je ne veux pas, non plus, m'épargner, par notre maladresse à te présenter un livre, au moment où les affaires ou bien la fatigue t'accablent: par la susceptibilité de notre amour-propre, toujours prêt à s'offenser qu'un ami ose blâmer un seul de nos vers ; par notre empressement à recommencer, sans qu'on nous en prie, un passage déjà lu ; par nos lamentations quand notre travail, quand la délicatesse de nos compositions échappe au public; par l'espoir dont nous nous repaissons, qu'à l'instant où tu sauras que nous faisons des vers, ta bienveillance viendra nous chercher pour nous défendre du besoin, et nous forcer d'écrire. Cependant il vaut la peine de savoir à quelles mains on confie un nom illustré dans la paix et dans la guerre, un nom qu'on ne saurait abandonner à un poète indigne. Chérile éprouva la reconnaissance d'Alexandre le Grand, et, pour des vers mal tournés et sans grâce, reçut en philippes d'or un présent digne de ce monarque. L'encre marque toujours d'une tache tout ce qu'elle touche: ainsi, trop souvent, les poètes salissent par des vers pitoyables les exploits d’un héros. Ce même roi, dont la munificence paya si cher un poème ridicule, ne permettait qu'au pinceau d'Apelles ou au ciseau de Lysippe de reproduire ses traits. Mais ce prince, d'un goût si délicat pour les arts où les yeux jugent seuls, semblait n'avoir jamais respiré que l'air épais de la Béotie, quand il fallait prononcer sur les livres et les dons des Muses. Pour toi, tu n'as point à rougir de tes jugements, ni des bienfaits, honorables pour le bienfaiteur, dont ton amitié comble Virgile et Varius. Non, l'airain ne nous rend pas les traits des grands hommes avec plus de vérité que la poésie ne rend leur caractère et leur génie. Et certes on ne verrait pas ma Muse ramper tristement à terre, plutôt que de raconter tes exploits, que de décrire les régions et les fleuves, les forts placés sur les montagnes, les contrées barbares que tu as domptées, les guerres terminées sous tes auspices, par toute la terre; les portes fermées sur Janus, gardien de la paix et que de peindre le Parthe, sous ton règne, tremblant devant Rome, si mes forces répondaient à mes vœux. Mais ta grandeur n'admet pas un humble style, et ma timidité n'ose se charger d'un fardeau au-dessus de mes forces. En effet, un sot empressement, surtout quand il s'exprime en vers, nous fatigue et nous blesse; car l'humaine malice apprend et retient mieux un passage ridicule qu'un morceau digne d'éloges et d'admiration. Pour moi, je ne souffrirais point une amitié fatigante, et ne voudrais point qu'une main inhabile défigurât en cire mes traits, ni qu'un méchant poème fit mon éloge; je craindrais d'avoir à rougir d'un panégyrique grossier, et de voir le héros et l'auteur, étendus dans une manne ouverte, enfiler le quartier des parfums, de l'encens, des épiceries, et de tout ce qui s'enveloppe avec de sots papiers. traducteur : J. Liez II — À Julius Florus Florus, ami fidèle du noble et illustre Néron, si quelqu'un voulait te vendre un esclave né à Tibur ou à Gabies, et qu'il te dit : « Voyez la blancheur de sa peau ! voyez comme il est beau des pieds à la tête ! pour huit mille sesterces il sera à vous, et bien à vous. Né chez moi, je l'ai accoutumé à obéir au moindre signe ; il sait passablement le grec, et il est réellement propre à tous services : c'est une argile humide qui prendra toutes les formes que vous voudrez. Il chante sans art, mais sa voix douce peut égayer un festin. Je sais que de grandes promesses diminuent la confiance, lorsque l'on vante outre mesure la marchandise dont on cherche à se défaire. Quant à moi, rien ne me presse ; je suis pauvre, mais je ne dois rien. Pas un marchand n'agirait ainsi avec vous, et je traiterais bien différemment avec tout autre. Cet esclave n'a commis qu'une faute; et, comme il arrive en pareil cas, craignant les fatales courroies suspendues dans l'escalier, il a pris la fuite ; mais, si rien en lui ne vous déplaît, passez-lui cette escapade, et comptez-moi votre argent. » Notre marchand emporterait, je pense, tes écus sans redouter l'amende; car on t'avait déclaré d'avance les défauts de l'esclave, et tu connais la loi: ainsi toute poursuite serait un procès injuste. Avant ton départ, je t'avais dit que j'étais paresseux, je t'avais dit que je ne savais entretenir une correspondance, et, par cet aveu, j'espérais éviter tout sévère reproche, si je ne t'adressais point de lettres. Mais à quoi cela m'a-t-il servi, si tu violes la loi que j’invoque en ma faveur ? A tes plaintes tu ajoutes encore que je devais t'envoyer quelque morceau de poésie, et que je ne tiens nullement ma promesse. Un soldat de Lucullus, après bien des peines et des dangers, avait amassé un assez gros butin. Une nuit qu'épuisé de fatigue il dorrnait profondément, on lui prit jusqu'à son dernier as. Alors, comme un loup furieux dont la faim a aiguisé les dents meurtrières, plein de rage contre l'ennemi et contre lui-même, il culbuta, dit-on, une troupe d'élite qui gardait une place bien fortifiée et renfermant de grandes richesses. Cette action le rendit célèbre: on lui décerna des récompenses militaires, et il reçut en outre vingt mille sesterces. Le hasard voulut que, à peu près vers le même temps, le préteur cherchât à s'emparer de je ne sais quelle forteresse : il s'adresse au même soldat, et l'exhorte en termes qui auraient donné du cœur au plus poltron : « Va, mon brave, cours où ton courage t'appelle ; va, sois heureux, et mérite les grandes récompenses que je te réserve ! Mais qui peut te retenir ? » Notre villageois ne manquait pas d'esprit. « Ira là qui a perdu sa bourse,» dit-il. J'ai eu le bonheur d'être élevé à Rome et d'y apprendre combien de maux la colère d'Achille attira sur les Grecs. La bonne Athènes ajouta aussi quelque chose à mes connaissances : là, j'appris à distinguer la ligne droite de la ligne courbe, et à chercher la vérité dans les jardins d'Académus. Mais de graves événements m'arrachèrent aux délices de ce séjour ; et, novice encore dans le métier des armes, je fus entraîné, par les flots de la guerre civile, dans un parti qui ne pouvait résister au bras puissant d'Auguste. Après la bataille de Philippes, humilié comme un oiseau auquel on a coupé les ailes, je me trouvai à mon retour dépouillé de la maison et du bien de mon père; la pauvreté me rendit alors téméraire, et je devins poète: mais aujourd'hui que j'ai tout ce qu'il me faut, quelle dose de ciguë serait assez forte pour chasser ma folie, si je ne pensais à dormir plutôt qu'à rimer. Les années, dans leur fuite rapide, emportent un à un tous nos avantages : elles m'ont déjà ravi la gaieté, l'amour, les festins et le jeu; maintenant elles cherchent à m'arracher la poésie: que puis-je y faire ? D'ailleurs, nous ne portons pas tous notre amour et notre admiration sur le même objet. Les grands poèmes te plaisent, un autre aimera mieux les ïambes, un autre les satires mordantes du caustique Bion. Je crois voir trois convives, dont les goûts sont différents, demander chacun des mets selon sa fantaisie. Que faut-il leur donner ou que ne faut-il pas leur donner ? Tu refuses ce qu'un autre désire; et ce qui te plaît, les deux autres le trouveront aigre et le repousseront. Après tout, crois-tu qu'à Rome il me soit possible de composer des vers, au milieu de tant de soucis et de travaux ? L'un m'appelle pour le cautionner, l'autre pour me lire son ouvrage: alors il me faut tout quitter. Le premier demeure au mont Quirinal, le second au bout du mont Aventin : il faut aller les voir, et je crois que la course est bonne. — Mais les rues sont belles, et rien n'empêche de méditer en marchant ! — Ici, c'est un entrepreneur actif qui se presse avec ses ouvriers et ses mules ; là, une machine enlève une pierre ou une énorme poutre ; par ici, un convoi funèbre dispute le chemin à des charrettes pesamment chargées ; de ce côté, fuit un chien enragé; plus loin, se rue un porc couvert de fange. Allez donc maintenant, dans vos courses, méditer des vers harmonieux ! Les poètes aiment les bois et fuient le fracas des villes ; ils sacrifient à Bacchus, que charment un doux repos et les frais ombrages ; et tu veux que je chante au milieu du bruit dont Rome retentit nuit et jour, et que je suive l'étroit sentier du Parnasse ! L'homme studieux qui a cherché la tranquillité dans Athènes, après sept ans d'étude, épuisé par les recherches et le travail, sort souvent de sa retraite plus muet qu'une statue, et le peuple alors se moque de lui ; et moi, au milieu du flot des affaires et des tempêtes de la ville, j'essaierais de composer des chants dignes du luth ! Il y avait à Rome deux frères, l'un rhéteur, l'autre jurisconsulte ; ils se comblaient mutuellement des plus brillants éloges, se donnaient les surnoms de Gracchus et de Scévola. Cette manie ne s'est-elle pas emparée de nos poètes adulateurs ? « Moi, je compose des odes, un autre fait des élégies : ce sont des merveilles, des chefs-d’œuvre où l'on reconnaît le cachet des neuf Muses. » Voyez-vous avec quel orgueil, avec quel empressement, nous parcourons des yeux le temple, encore vide, destiné aux poètes romains ! Un moment après, suis-nous, si tu en as le loisir, écoute nos discours, et tu verras à quel titre nous nous tressons mutuellement des couronnes. Je rends aussitôt à mon adversaire les coups dont il vient de m'accabler : on croirait voir ces gladiateurs samnites que la nuit surprenait encore les armes à la main. Enfin, lorsque nous nous séparons, à le croire, je suis un Alcée, et, selon moi, qu'est-il ? un Callimaque; et, s'il n'est pas encore content, j'en fais un Mimnerme : et le voilà qui se pavane du surnom qu'il désirait. J'ai bien à supporter, pour calmer la gent irritable des poètes et, lorsque j'écris, c'est à mains jointes que je demande les suffrages du peuple. Maintenant mes essais sont finis, je puis avoir mon opinion, et je fermerai sans crainte mon oreille au lecteur importun. On se moque des mauvais auteurs; mais ils sont toujours contents d'eux-mêmes, ils s'admirent ; et, si le public ne les loue pas, enthousiasmés de leurs écrits, ils se prodiguent des éloges. Le poète qui veut faire un ouvrage de conscience, en prenant les tablettes doit aussi prendre l'esprit d'un censeur impartial ; quoi qu'il lui coûte, il faut qu'il ose retrancher ce qui lui paraîtra sans couleur, sans éclat, sans force et sans dignité, et toutes ces mauvaises expressions qui semblent ne quitter leur place et leur asile qu'à regret. Il saura exhumer les mots vieillis depuis longtemps, et il fera revivre ces expressions heureuses de la langue des Catons et des Cethegus, qui languit maintenant dans un coupable oubli : il admettra les mots que l'usage procréateur aura enfantés ; semblable au fleuve limpide, qui roule rapidement une onde pure, il répandra la fécondité et enrichira le langage du Latium. Il retranchera tout ce qui est superflu ; son esprit judicieux polira les aspérités et ôtera tout ce qui manque de force on croira qu'il écrit en jouant, tandis qu'il se sera fatigué autant que le mime qui danse la satyre ou la cyclope champêtre. Quant à moi, si mes défauts me plaisent ou si je ne m’en aperçois pas, j'aime mieux passer pour un fou ou pour un poète sans art, que d'écrire sagement en me mettant à la torture. Il y avait à Argos un homme de haute naissance, qui se rendait au théâtre lorsqu'il n'y avait personne, y prenait place, et, croyant entendre les meilleurs tragédiens, applaudissait de tout son cœur. Du reste, il remplissait très bien ses devoirs de société: bon voisin, hôte aimable, très doux avec sa femme, il pardonnait à ses esclaves, et ne les battait pas à la vue d'une amphore entamée; il savait aussi éviter en son chemin une pierre ou la margelle ouverte d'un puits. Lorsque l'argent et les soins de ses parents parvinrent à le guérir, et que de bonnes doses d'ellébore eurent chassé sa folie, rendu à lui-même, notre pauvre homme s’écria : « Hélas ! mes amis, vous m'avez tué, au lieu de me sauver ! vous m'avez arraché toutes mes douces illusions, et vos remèdes m'ont enlevé une erreur qui faisait mes délices ! » Certes, la sagesse et l'utilité le veulent, il faut sacrifier les bagatelles, laisser aux enfants les jeux qui leur conviennent, et ne point s'évertuer à poursuivre des mots que doit accompagner la lyre latine: ce sont les modes et les cadences de la vie humaine que l'homme doit chercher à connaître. Aussi, lorsque je médite, je me dis à moi-même: « Si rien ne pouvait étancher ta soif ardente, tu te déclarerais aux médecins ; et cette ambition, ces désirs qui croissent à mesure que tu les assouvis, tu n'oses les avouer à personne ! Si, pour guérir une blessure, l'on t'avait indiqué une herbe ou une racine, et que cela ne pût en rien te soulager, tu abandonnerais tout de suite la racine ou la plante dont la vertu serait si peu efficace. Tu avais aussi entendu dire que les hommes auxquels les dieux accordaient des richesses cessaient d'être sots et méchants ; cependant, depuis que tu es riche, très riche, tu n'es point devenu plus sage, et tu suis toujours les mêmes errements. Mais si la fortune pouvait te rendre prudent, moins avide et moins lâche, tu rougirais alors de n'être pas l'homme le plus avare que la terre ait porté. » Si ce que nous achetons, l'argent et la balance à la main, nous appartient réellement; s'il est des choses dont l'usage, suivant les lois, nous rend propriétaires, le champ qui te nourrit est ton champ; et le fermier d'Orbius, lorsqu'il herse les terres ensemencées qui doivent te fournir du blé, sent que tu es son maître. Tu lui donnes de l'argent, en échange tu reçois des raisins, des poulets, des œufs, un tonneau de vin, et, de cette façon, tu achètes en détail une terre qui a coûté peut-être trois cent mille sesterces, peut-être plus encore. Que t'importe si tu as reçu en une seule fois ou en divers paiements l'argent qui te fait vivre ? Celui qui a acheté autrefois les terres de Véies et d'Aricie, a acheté, sans qu'il s'en doute, les légumes qu'on lui sert: il a acheté le bois avec lequel il chauffe, vers le soir, son âtre glacé. Mais il appelle sien tout le territoire qui s'étend jusqu'à ce peuplier élevé comme limite pour empêcher les empiétements de ses voisins ; comme si l'on pouvait appeler sa propriété tout ce qui, dans le court espace d'une heure, soit par prière, soit par argent, soit par violence, soit enfin par la mort, peut changer de maître et passer dans les mains d’un autre. Puisque personne n'est appelé à posséder éternellement, puisque l'héritier succède à l'héritier, comme le flot remplace le flot qui s'écoule, à quoi peuvent donc servir les domaines et les vastes greniers ? à quoi bon ajouter les bois de la Lucanie à ceux de la Calabre, si la faux de l'incorruptible Pluton moissonne également le riche et le pauvre ? Bien des hommes n'ont jamais possédé ni bijoux, ni marbre, ni ivoire, ni statuettes d'Étrurie, ni tableaux, ni argenterie, ni robes teintes de la pourpre d'Afrique; d'autres pensent peu à en avoir. De deux frères, pourquoi l'un préfère-t-il le repos, le jeu et les parfums, au superbe revenu des palmiers d'Hérode, tandis que l'autre, déjà riche, mais insatiable, s'efforce, depuis le lever du soleil jusqu'à son déclin, à défricher un bois par le fer et le feu ? Pourquoi ? demandez au génie, compagnon de notre existence, à celui qui règle notre destinée, à ce maître de la nature humaine qui se représente sous mille formes et disparaît avec chaque individu. Je jouirai donc de la vie, et je prendrai sur ma petite fortune ce que réclameront mes besoins, sans m'embarrasser des plaintes de mon héritier, lorsqu'il trouvera sa part plus petite. Et pourtant je sais la différence qui existe entre un bon vivant et un débauché, entre l'économie et l'avarice. Car il y a loin du prodigue qui jette follement son bien, à celui qui fait de bonne grâce quelque dépense, sans s'efforcer d'amasser davantage: imitons le jeune écolier qui, durant les cinq jours de la fête de Minerve, se hâte de jouir d'un temps court et agréable. Que la pauvreté et son hideux cortège soient loin de ma demeure : et peu m'importe si c'est sur un navire ou sur une barque que je dois faire mon passage, car ce sera toujours le même passager. Si ce n'est pas un Aquilon très favorable qui gonfle nos voiles, nous n'avons pas non plus, pendant notre voyage, les secousses de l’impétueux Auster. Sous le rapport des forces, de l'esprit, de la figure, du courage, de la naissance et de la fortune, si nous sommes les derniers du premier rang, nous sommes du moins les premiers du second. Tu n'es pas avare: bien. Mais, avec ce vice, tous les autres sont-ils partis ? Ton cœur est-il exempt d'une vaine ambition ? est-il exempt des craintes de la mort, de la colère ? te ris-tu des songes, des terreurs magiques, des prodiges, des sorcières, des fantômes nocturnes et des prestiges des Thessaliens ? comptes-tu sans peine tes années ? sais-tu pardonner à un ami ? et la vieillesse te rend-elle plus doux et plus sage ? A quoi bon t'enlever une épine, s'il t'en reste beaucoup d'autres encore ? Si tu ne sais point vivre, cède la place à qui le sait mieux que toi. Tu as assez joué, assez mangé, assez bu il est temps de te retirer, de peur que cette jeunesse, à qui toutes les folies conviennent mieux, ne te chasse en se moquant de ton ivresse.
traducteur : Ern. Panckoucke |