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XÉNOPHON

 

DE LA CHASSE

 

TEXTE GREC

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[1] CHAPITRE PREMIER.

C'est une invention des dieux : d'Apollon et de Diane viennent les chasses et les chiens ; ils en ont fait présent à Chiron pour honorer sa justice. Celui-ci reçut ce don avec joie, et eut pour disciples, dans la chasse aussi bien que dans les autres arts, Céphale, Esculape, Mélanion, Nestor, Amphiaraüs, Pélée, Télamon, Méléagre, Thésée, Hippolyte, Palamède, Ulysse, Ménesthée, Diomède, Castor, Pollux, Machaon, Podalire, Antiloque, Énée, Achille, honorés des dieux chacun dans son temps. Qu'on ne soit point surpris que presque tous, malgré la faveur céleste, aient payé leur tribut à la nature : c'est le destin; mais leur renommée est immortelle. Qu'on ne s'étonne pas non plus de ce qu'ils ne sont pas morts tous au même âge, et que Chiron ait vécu lui seul autant que tous les autres. En effet, Jupiter et Chiron, frères issus du même père, eurent pour mère, l'un Rhéa, l'autre la nymphe Naïs. En sorte qu'aîné de tous, Chiron naquit avant Céphale, Mélanion et les autres, et ne mourut qu'après l'éducation d'Achille. Leur passion pour les chiens, pour la chasse et les autres exercices, en les plaçant, par leurs vertus, au-dessus des autres hommes, les a rendus dignes d'admiration. Céphale fut enlevé par une déesse. Esculape reçut un don des plus précieux, celui de ressusciter les morts et de guérir les malades : aussi vivra-t-il éternellement comme un dieu dans la mémoire des hommes. Télamon, en ne reculant devant aucune peine, l'emporta sur ses rivaux, qui étaient les plus illustres de cette époque, et parvint au brillant hymen d'Atalante. La vertu de Nestor court par toutes les oreilles de la Grèce, et je n'en parle que pour mémoire. Amphiaraüs, au siège de Thèbes, se couvre de gloire, et obtient des dieux les honneurs de l'immortalité. Pélée inspire aux dieux le désir de lui donner la main de Thétis en récompense de sa valeur, et de célébrer ses noces chez Chiron. Télamon se montre si grand qu'il épouse celle qu'il aimait, Péribée, fille d'Alcathoüs, d'une des villes les plus puissantes; puis, quand le premier des Grecs, Hercule, après la prise de Troie, partagea le butin, il reçut de ses mains Hésione. Quels honneurs reçut Méléagre, on le sait. S'il fut malheureux, la cause n'en est point à lui, mais à son père, qui, dans ses vieux jours, avait oublié la déesse. Thésée extermine, lui, tous les ennemis de la Grèce entière, et sa patrie accrue par lui est un titre à une admiration qui dure encore. Hippolyte, honoré de Diane, est dans toutes les bouches: son innocence et sa piété adoucissent la tristesse de sa mort. Palamède, tant qu'il vécut, surpassa tous ceux de son âge par sa sagesse; mort victime de l'injustice, il fut honoré par les dieux comme ne le fut aucun mortel. D'ailleurs les auteurs de sa mort ne sont pas ceux que l'on pense : autrement l'un n'aurait pas été un homme presque accompli, ni l'autre semblable aux gens de bien : ce sont des scélérats qui ont commis ce crime. Ménesthée, toujours passionné pour la chasse, s'endurcit tellement à la fatigue, que les premiers des Grecs convenaient de sa supériorité sur eux dans l'art militaire, Nestor seul excepté; encore disait-on qu'il ne le surpassait point, mais qu'il l'égalait. Ulysse et Diomède brillèrent en mille occasions, et surtout devant Troie, dont la prise fut leur ouvrage. Castor et Pollux se montrèrent en Grèce les dignes élèves de Chiron, et leur gloire les a rendus immortels. Machaon et Podalire, initiés à la même éducation, excellèrent dans les arts, l'éloquence et les combats. Antiloque, en mourant pour son père, acquiert une si grande gloire, que seul de tous les Grecs il reçoit le surnom de Philopator. Énée sauve ses dieux paternels et maternels; il sauve son père lui-même ; et cet acte, qui lui vaut un renom de piété, fait que l'ennemi lui accorde, à lui seul, le privilège de n'être pas dépouillé comme les vaincus. Achille, élevé dans les mêmes principes, laisse après lui tant de grands et beaux monuments, qu'on ne se lasse point d'en faire ni d'en entendre le récit. Tous ces héros, grâce à l'éducation de Chiron, devinrent tels qu'ils sont encore aimés des gens de bien, et enviés des méchants. Et de fait, s'il arrivait en Grèce quelque malheur, à une ville ou à un roi, c'étaient eux qui les en délivraient : si la Grèce entière avait à soutenir contre les barbares une lutte, une guerre, leur appui rendait les Grecs vainqueurs et la Grèce entière invincible. Pour ma part, j'engage donc les jeunes gens à ne pas mépriser la chasse, ni toute autre branche de l'éducation. C'est le moyen de devenir de bons soldats, et d'exceller dans tout ce qui exige le talent de bien penser, de bien parler et de bien faire.

[2] CHAPITRE II.

Et d'abord il convient de se livrer à l'exercice de la chasse au sortir de l'enfance, avant de passer aux autres parties de l'éducation, et aussi en consultant sa fortune : celui qui en a une suffisante les cultivera en raison de leur utilité ; quant à celui qui n'a rien, il pourra toujours montrer du zèle et ne rien omettre de ce qui est en son pouvoir. Or, quels sont les engins nécessaires pour se mettre à l'oeuvre? C'est ce que je vais dire, avec leur application propre, afin que chacun agisse en toute connaissance. Et qu'on ne croie point ces détails sans valeur; sans eux il n'y a pas de pratique possible. Il faut qu'un chasseur aux filets aime son art, parle grec, soit âgé d'environ vingt ans, ait le corps souple, robuste, l'âme forte, de manière à surmonter la fatigue et à se plaire à son métier. Les rets, les panneaux et les toiles' doivent être de fin lin du Phase ou de Carthage. Les rets ont neuf cordes à trois fils, de neuf brins chacun; leur grandeur est de cinq empans, avec des mailles larges de deux palmes : les tirants doivent être cordés sans noeuds, pour être plus coulants : les panneaux sont cordelés de douze fils, et les toiles de seize; la grandeur des panneaux est de deux, quatre, cinq orgyes, celle des toiles de dix, vingt, trente; plus grandes, elles seraient incommodes à la main: panneaux et toiles doivent avoir trente noeuds, et la largeur des mailles est la même que celle des rets. Qu'à l'extrémité des cordes les panneaux aient des noeuds en mamelons, les toiles des anneaux, et que les tirants soient faits de fils retors. Les fourchettes des rets doivent avoir dix palmes de haut, avec quelques-unes plus petites ; cette inégalité servira, sur les terrains à pente inégale, à maintenir les rets à la même hauteur; sur les terrains unis, on aura des fourchettes égales. Pour pouvoir être enlevées facilement, il faut qu'elles soient lisses à leur extrémité. Les fourchettes des panneaux seront hautes du double ; et pour les toiles, de cinq empans de haut, ayant la bifurcation petite et la fente peu profonde: que toutes se fichent aisément et que l'épaisseur soit en raison de la longueur. Les toiles demandent tantôt plus, tantôt moins de fourchettes : moins, si, quand on les lève, elles se tiennent fortement tendues; plus, si elles sont lâches. En outre il faut avoir, pour placer les rets et les toiles, un sac de cuir de veau, ainsi qu'une serpe pour couper du bois, afin de boucher au besoin les passées.

[3] CHAPITRE III.

Il y a deux espèces de chiens, les castorides et les alopécides. Les castorides prennent leur nom de Castor, qui, fort épris de la chasse, s'attacha particulièrement à cette espèce; les alopécides s'appellent ainsi parce qu'ils proviennent de l'accouplement des chiens et des renards : avec le temps, les deux natures se sont fondues en une seule. De ces deux espèces, les plus nombreux et les moins estimés sont les chiens petits, refrognés, à l'oeil gris, myopes, laids, au poil rude, faibles, glabres, hauts sur jambes, mal proportionnés, sans coeur, sans nez et sans jarrets. Petits, ils perdent presque toujours leur temps à la chasse, faute de taille; refrognés, ils n'ont pas de gueule, et, par suite, ils ne peuvent saisir le lièvre ; myopes ou à l'oeil gris, ils ont mauvaise vue ; laids, ils sont désagréables à voir; à poil rude, ils réussissent mal à la chasse; faibles et glabres, ils ne peuvent soutenir la fatigue; hauts sur jambes et mal proportionnés, l'inégalité de leur corps les rend lourds à la quête; sans coeur, ils renoncent, quittent le soleil pour l'ombre et s'y couchent; sans nez, ils éventent peu ou rarement le lièvre; sans jarrets, malgré leur coeur, ils ne peuvent tenir à la peine, et renoncent à cause de la sensibilité de leurs pattes. Il y a une grande variété de quête chez les mêmes chiens. Les uns, quand ils sont sur la trace, courent sans donner le temps de viser, de sorte qu'on ne sait s'ils tiennent la piste; les autres n'agitent que les oreilles et gardent la queue immobile ; d'autres ne remuent point les oreilles et remuent la queue à l'extrémité. Il en est qui serrent les oreilles, suivent la trace d'un air sombre et courent la queue entre les jambes. Beaucoup ne font rien de tout cela, mais ils tournent comme des fous, aboient autour de la trace ; puis, quand ils la trouvent, ils foulent sans intelligence les voies de la bête. D'autres font de grands cernes, battent le terrain, perdent le lièvre, en revenant sur les premières traces, ou ne suivent la voie que par conjecture; puis, quand ils aperçoivent le lièvre, ils s'arrêtent étonnés, et ne s'élancent dessus que quand ils le voient en branle. Quelques-uns, dans leurs quêtes et poursuites, rencontrent, en courant, les traces éventées par d'autres chiens ; ils les observent à plusieurs reprises et se défient d'eux-mêmes. Il en est de si emportés qu'ils ne laissent pas avancer leurs camarades intelligents ; mais ils les repoussent à grand bruit. D'autres, de mauvaise créance, se jettent bruyamment sur toute espèce de voies et poursuivent avec la conscience de leur mensonge. Quelques-uns font de même sans réflexion. Ces chiens-là ne valent rien, qui, ne sortant jamais des sentiers battus, ne discernent pas les vraies traces. De même ceux qui ne reconnaissent pas les traces de la bête au gîte, et qui sautent par-dessus ses passées, ne sont pas de bonne race. Tels débutent avec ardeur, qui renoncent par mollesse; tels courent sur la voie, qui gauchissent ensuite, tandis que d'autres, se jetant follement par les sentiers, s'égarent et ne répondent pas à l'appel. Plusieurs, abandonnant la poursuite, reviennent par crainte de la bête; quantité d'autres par attachement pour l'homme: quelques-uns, en clabaudant sur la passée essayent de tromper, et de donner le change. Il en est qui ne font pas cela ; mais si, au milieu de leur course, ils entendent quelque bruit, ils quittent leur besogne et se portent follement de ce côté : ils changent de route, les uns sans qu'on sache pourquoi, les autres par suite de conjectures; ceux-ci pour des vraisemblances, ceux-là par feinte; d'autres, enfin, par jalousie, abandonnent la piste, après l'avoir suivie jusque-là. Tous les chiens qui ont des vices naturels ou produits par une mauvaise éducation ne sont d'aucun service : ils rebuteraient les chasseurs les plus passionnés. Comment doivent être les chiens de la même espèce pour la forme et pour le reste? C'est ce que je vais dire.

[4] CHAPITRE IV.

D'abord les chiens de chasse doivent être grands, puis avoir la tête déliée, camuse, nerveuse ; le chanfrein membraneux; les yeux saillants, noirs, vifs; le front large et divisé par un enfoncement ; les oreilles petites, minces, glabres dans la partie postérieure ; le cou allongé, souple, rond; la poitrine large, bien en chair ; les omoplates un peu détachées des épaules ; les jambes de devant basses, droites, arrondies, fermes; les coudes droits; les côtes très épaisses et s'avançant un peu obliquement en dehors ; les reins charnus, ni trop longs, ni trop courts ; les flancs ni trop mous, ni trop durs, d'une grandeur moyenne ; les hanches arrondies, charnues en arrière, espacées par le haut et rapprochées à l'intérieur ; le bas du ventre et même tout le ventre plat ; la queue longue, droite, pointue; le gros de la cuisse ferme, et le reste allongé, arrondi, épais ; les jambes de derrière beaucoup plus hautes que celles de devant, et sèches ; les pieds arrondis. Des chiens avec cet extérieur seront vigoureux, légers, bien faits, vites, d'un air gai, gueulant bien la bête. Quand ils quêtent, ils doivent quitter promptement les battues; le nez à ras de terre, riant sur la trace, l'oreille basse, tournant vivement les yeux, remuant la queue, prenant de grands cernes, pour arriver tous ensemble, par les erres, au fort du gibier. Dès qu'ils seront autour du lièvre même, ils en avertiront le chasseur, en courant avec plus de vitesse, en manifestant leur ardeur par les mouvements de leur tête, de leurs yeux, les changements d'attitude, leurs regards jetés au-dessus ou au dessous du gîte, leurs bonds en avant, en arrière, de côté, l'exaltation de leur esprit, et leur transports d'être près du lièvre. Qu'ils poursuivent vigoureusement, sans rompre, avec force aboiements et hurlements, franchissant tout après le lièvre : qu'ils le serrent d'une prompte et brillante menée, le suivant dans le change, et n'aboyant qu'à propos; qu'ils ne reviennent jamais vers le chasseur, en abandonnant la trace. Outre ces qualités de complexion et d'entreprise, qu'ils aient du coeur, des jambes, du nez, un beau poil. Ils auront du coeur, s'ils ne reviennent point quand le temps se porte chaud ; du nez, s'ils éventent le lièvre dans des terrains nus, secs, exposés au soleil, cet astre d'aplomb; des jambes, si elles ne se fendent point sous le midi en gravissant les montées; beau poil, s'il est fin, épais, soyeux. Pour la couleur, ils ne doivent être tout à fait ni roux, ni noirs, ni blancs : autrement ils ne seraient point de bonne lignée, mais vulgaires et sauvages. Que les roux aient donc des poils blancs qui fleurissent aux environs du front, les noirs également, et les blancs, des poils roux : au haut des cuisses du poil noir, épais, de même qu'aux reins et à la queue vers le bas, mais plus courts vers le haut. Mieux vaut mener les chiens dans les cantons montueux que sur les terres labourées : vu qu'il est facile de quêter sur les terrains montants et d'y courir sans obstacle, ce qui est impossible sur les terres labourées, à cause des sillons. Il est bon aussi de mener les chiens dans des endroits âpres et sans lièvre : c'est un moyen de leur faire le pied, et ils y gagnent en s'y trempant le corps par la fatigue. En été, on fait courir les chiens jusqu'à midi; en hiver, dans la journée ; en automne, l'après-midi; au printemps, vers le soir : ce sont là, en effet, les heures de température modérée.

[5] CHAPITRE V.

Les traces du lièvre sont longues en hiver, à cause de la longueur des nuits, courtes en été par la raison contraire. En hiver, ils ne donnent pas de senteur le matin, quand il y a du givre ou de la glace; le givre par sa propre force attire à lui et absorbe la chaleur de la trace, et la glace la condense. Cela étant, les chiens ont le sentiment émoussé et ne peuvent éventer, jusqu'à ce que le soleil ou le progrès du jour agisse comme dissolvant. Alors les chiens sentent, et les vapeurs font monter avec elles les fumées de la bête. Une grande rosée, répandue sur ces fumées, les fait disparaître. Il en est de même des longues pluies qui, dégageant les émanations du sol, nuisent au flair jusqu'à ce que la terre soit séchée. Les vents du midi sont pis encore; ils humectent les traces et les dissipent; tandis que ceux du nord, si ces traces sont intactes, les fixent et les conservent. Les pluies et les rosées les noient, et la lune, surtout dans son plein, les affaiblit par sa chaleur. Aussi sont-elles alors très rares, parce que les lièvres, égayés par la clarté, bondissent et s'élancent en se jouant à de grands intervalles. Elles deviennent troubles, quand les renards y ont passé. Le printemps, vu la douceur de la température, donne des traces nettes, à moins que la terre en floraison ne trompe les chiens, et ne confonde la senteur des plantes avec celle de l'animal. Elle est légère et peu marquée en été, la chaleur de la terre neutralisant celle de la trace, prompte à se volatiliser; et de plus les chiens ont moins de nez, parce que leurs corps sont rendus. En automne, la trace est nette : tout ce que produit la terre, en récolte d'une part, a été rentré; de l'autre, les plantes sauvages sont mortes de vieillesse ; de sorte que les senteurs des fruits ne nuisent plus en se portant sur les traces. En hiver, en été et en automne, les passées sont généralement droites, mais embrouillées au printemps : car la bête s'accouple toujours, mais particulièrement dans cette saison, ce qui la fait errer çà et là et produire ces espèces de traces. Le pied du lièvre au gîte sent plus que celui du lièvre de passage; au gîte, le lièvre foule ; au passage, il glisse: la terre est donc battue par les premiers, effleurée seulement par les seconds. L'odeur est plus sensible dans les endroits boisés que dans les cantons découverts : le lièvre, en les traversant à la course, s'y assied et touche à mille choses ; il se couche auprès des cultures ou de tout ce que la terre produit d'elle-même, dessous, dessus, dedans, à côté, très loin, plus près, entre les objets; parfois même il s'élance du plus grand élan dans la mer ou dans l'eau, pour saisir quelque chose qui surnage, ou une plante aquatique. Le lièvre qui gîte choisit d'ordinaire, durant le froid, des lieux abrités, et des bocages pendant les chaleurs; au printemps et en automne, les cantons exposés au soleil; il n'en est pas de même du lièvre de passage, que la crainte du chien rend perplexe. Quand il se couche, le lièvre place ses cuisses de derrière sous ses flancs, joint presque toujours les jambes de devant en les étendant, pose sa mâchoire sur les extrémités des pieds, laisse tomber sous ses omoplates ses oreilles, qui servent en même temps à garantir les parties molles du cou : son poil lui sert de couverture, vu qu'il est épais et moelleux. Lorsqu'il veille, il cligne les paupières; durant le sommeil, il les tient ouvertes et immobiles : ses yeux demeurent fixes ; en dormant il agite souvent ses narines, mais moins quand il veille. Au temps où la terre travaille, il se tient dans les guérets plutôt que dans les montagnes. Il s'arrête partout dès qu'on le poursuit; seulement la nuit il devient excessivement peureux; alors il ne reste plus en place. C'est un animal si fécond qu'à peine la femelle a-t-elle mis bas, elle conçoit et produit. Les petits levrauts ont plus de vent que les grands. Comme leurs membres sont encore mous, ils rasent totalement la terre. Les amateurs de chasse laissent aller ces petits en l'honneur de la déesse. Les levrauts d'un an courent très vite leur première course, mais non les autres; ils sont légers, mais ils n'ont pas de corps. Pour prendre la piste du lièvre, on conduira les chiens au plus haut point des terres labourées : les lièvres qui ne viennent pas dans les cultures se tiennent dans les prairies, les bocages, près des cours d'eau, dans les endroits pierreux, boisés. Quand le lièvre part, il ne faut pas crier, de peur que les chiens troublés ne reconnaissent difficilement la trace. Découvert et poursuivi, il traverse parfois les ruisseaux, fait des crochets, et se blottit dans des fentes de roche, des terriers. C'est qu'il a peur non seulement des chiens, mais même de l'aigle, qui enlève les levrauts d'un an, lorsqu'ils traversent les cultures et les endroits découverts : plus grands, ils sont pris par les chiens courants. Les lièvres de montagne sont très vites, ceux de plaine le sont moins ; ceux de marais très lents : ceux qui errent de tous côtés sont très difficiles à prendre à la course; ils savent les chemins courts, et ils ont plus de jambe dans les montées et dans les lieux plats : sur les terrains inégaux, leur course est inégale; mais ils courent mal en descendant. Ceux qu'on poursuit sur une terre fraîchement remuée, l'oeil peut les suivre, surtout s'ils ont le poil roux; et même dans les chaumes, à cause du reflet : on les aperçoit également dans les sillons et sur les routes, quand elles sont droites : là le brillant de leur poil luit à la vue ; on les perd dans les roches, les montagnes, les endroits pierreux et les fourrés, à cause de la ressemblance de couleur. Quand le lièvre a le devant sur les chiens, il s'arrête, s'assied, se dresse, et écoute si la voix et le bruit des chiens se rapprochent; puis il s'éloigne du point où ils arrivent : quelquefois, n'entendant rien, mais croyant ou se persuadant qu'il a entendu, il fait mille bonds, croise ses traces et gagne au pied. Ceux-là sont de longue haleine que l'on surprend dans les endroits nus, parce que tout y est en vue, tandis que les lièvres qu'on fait lever dans les fourrés courent très peu; l'obscurité les arrête. Il y a deux espèces de lièvres : les uns, grands, noirâtres, ont une grande tache blanche au front; les autres, plus petits, un peu jaunes, ont cette tache moins grande : la queue des uns est tachetée en cercle, celle des autres peu voyante : ceux-ci ont les yeux tirant sur le noir ; ceux-là sur le gris : ils ont le bout des oreilles noir en partie, et les autres peu. On trouve les levrauts dans la plupart des îles, désertes ou habitées, où ils abondent plus que sur le continent, parce qu'il n'y a là presque nulle part de renards qui fondent sur eux ou sur leurs petits : on n'y rencontre pas non plus d'aigles, attendu que les aigles habitent les plus hautes montagnes de préférence aux petites; or, il n'y a que de petites montagnes dans les îles. D'ailleurs les chasseurs visitent peu ces îles désertes, et dans celles qui sont habitées, il n'y a pas de chasseurs. Quant aux îles sacrées, il est défendu d'y introduire des chiens. Il suit de là qu'un très petit nombre des lièvres qui s'y trouvent sont pris à la chasse, et que le reste venant à multiplier, il y en a en surabondance. Le lièvre, pour plusieurs raisons, n'a pas la vue perçante ; il a les yeux saillants, et ses paupières courtes ne peuvent se joindre pour se fermer, ce qui rend sa vision vague et confuse. En outre, quoique cet animal dorme souvent, il n'en a pas la vue plus soulagée. Sa vitesse contribue même à la lui troubler; il est déjà bien loin d'un objet avant d'avoir distingué ce que c'est. D'ailleurs, la crainte des chiens attachés à sa poursuite lui ôte toute prévoyance. Cela fait que, se heurtant partout sans rien voir, il va tomber dans les rets. S'il fuyait droit, il y donnerait rarement; mais, après de grandes courses, comme il aime le pays où il est né et où il a été élevé, il s'y fait prendre. Il est rare, en effet, que les chiens le gagnent de vitesse : quand il est pris, c'est plutôt l'effet du hasard que de sa conformation ; car il n'y a pas un animal de même grandeur qu'on puisse lui comparer pour la vitesse. Voici quelle en est la complexion : il a la tête légère, petite, inclinée, étroite par devant; le cou mince, rond, souple, de longueur raisonnable, les omoplates droites, détachées par le haut; les jambes de devant légères, rapprochées ; la poitrine dégagée, les côtes minces, proportionnées; les reins arqués ; les parties voisines charnues; les flancs mous, suffisamment lâches; les hanches rondes, pleines en tout point, bien espacées par en haut; les cuisses longues, épaisses, tendues à l'extérieur, sans être gonflées en dedans ; l'os de la cuisse allongé et ferme; les pieds de devant souples à l'extrémité, étroits et droits; ceux de derrière durs et larges, ne craignant rien de rude; l'arrière-train beaucoup plus haut que celui de devant, et formant une légère courbure en dehors; le poil court, léger. Il n'est pas possible qu'un être de cette complexion ne soit pas fort, souple, très léger. Une preuve de sa légèreté, c'est que, même à un départ tranquille, il bondit; jamais personne n'a vu et ne verra un lièvre au pas; il porte les pieds de derrière en dehors et au delà des pieds de devant, et voilà comme il court. On voit cela distinctement sur la neige. Sa queue n'aide en rien à sa course : elle ne peut, étant si courte, servir à diriger le corps ; mais il y supplée de l'une et l'autre oreille, lorsqu'il est sur le point d'être saisi par les chiens : il baisse alors l'une des deux oreilles, et, obliquant l'autre du côté où il se sent serré, il y appuie, fait un crochet rapide, et se trouve vite loin de l'ennemi qui le pressait. C'est un animal si agréable, qu'il n'est personne qui, le voyant éventé, trouvé, poursuivi, atteint, n'oublie tout autre objet qui lui plaise. Il faut s'abstenir de chasser dans les cultures, en quelque saison que ce soit, et laisser de côté les mares d'eau et les fontaines. Il est mal et honteux d'y tomber et d'exposer ceux qui vous voient à violer la loi. Quand on tombe sur des terrains où l'on ne doit pas chasser, il faut laisser là tout son appareil de chasse.

[6] CHAPITRE VI.

Les ornements des chiens sont le collier, la laisse, le corselet. Que le collier soit mince, large, pour ne pas brûler le poil des chiens; que la laisse ait des crochets pour être tenue à la main, et rien de plus : car c'est mal garder les chiens que de leur faire un collier de la laisse même; que le corselet ait des courroies larges, pour ne pas leur faire mal aux flancs, et qu'on les garnisse de pointes, pour éviter les croisements des races. Il ne faut pas mener les chiens à la chasse, quand ils prennent avec dégoût la nourriture qu'on leur présente, ce qui est un signe qu'ils ne se portent pas bien, ni quand il souffle un grand vent, car il dissipe les voies ; les chiens n'ont plus de nez, et les rets et les toiles ne peuvent plus tenir. En l'absence de ces deux obstacles, il faut mener les chiens tous les deux jours. Ne les accoutumez pas à courir les renards: c'est tout à fait les gâter, et, en temps voulu, ils ne suivent plus. Il faut aussi changer de terrain de chasse, et pour leur apprendre à chasser partout, et pour connaître vous-mêmes le pays. On doit sortir de bon matin, afin qu'ils puissent trouver la voie; ceux qui s'y prennent trop tard empêchent les chiens de retrouver le lièvre, et perdent eux-mêmes leur peine. En effet, la fumée du gibier, vu la subtilité du matin, ne demeure pas à toute heure. Le garde-filet doit sortir pour la chasse en accoutrement léger : il tendra ses rets près des passées raboteuses, déclives, étroites, obscures, aux ruisseaux, aux ravins, aux torrents rapides, car c'est là surtout que le lièvre s'enfuit, et en d'autres endroits qu'il serait trop long d'énumérer. Il doit pratiquer les débouchés, les ouvertures découvertes ou cachées, au point du jour et non pas auparavant, de peur qu'en plaçant les rets à l'endroit de la quête il n'effraye l'animal par le bruit. Si les rets sont à une grande distance les uns des autres, rien ne l'empêche le matin de nettoyer la place où il les tend. Pour que rien n'empêche le jeu, il doit ficher les fourchettes en pente, de manière à ce qu'elles opposent une résistance à la traction. Il faut faire passer par le haut toutes les mailles de la même rangée, et tendre également partout en élevant la poche du filet vers le milieu. Il posera sur le tirant une grosse et longue pierre, afin que le rets, quand le lièvre est pris, ne se tende pas en sens inverse; il doit tendre les engins long et haut, de peur que le lièvre ne saute par-dessus. Qu'il ne perde pas de temps aux battues : un chasseur actif doit, par tous les moyens, prendre vite son gibier. Qu'il tende les toiles dans les plaines, les panneaux sur les routes, dans les endroits qui d'une pente aboutissent à un chemin, laissant retomber les tirants à terre, rassemblant les extrémités, renforçant les fourchettes, entre les bords, en y faisant passer les coulisses et en bouchant les échappées. Il faut ensuite qu'il fasse une ronde, l'oeil à tout : s'il voit pencher une rangée, les rets eux-mêmes, qu'il les redresse. Quand le lièvre est poussé vers les rets, il doit le laisser filer et le suivre à grands cris. La bête prise, il doit calmer la fougue de ses chiens, sans les toucher, mais avec des paroles d'encouragement. Il faut aussi qu'il indique clairement au chasseur que le lièvre est pris, qu'il a passé par ici ou par là, qu'il ne l'a pas vu, ou bien où il l'a vu. Le chasseur part vêtu négligemment, à la légère, chaussé simplement, un bâton à la main, et suivi du garde-filet. Ils vont bouche close, de peur que le lièvre, s'il y en a dans le voisinage, ne parte en entendant du bruit. Une fois au bois, le chasseur met ses chiens en laisse, chacun séparément, afin qu'ils soient faciles à détacher. Les rets et les toiles sont tendus comme il a été dit. Ensuite le garde-filet se place en observation, et le chasseur, emmenant les chiens avec lui, procède au lancer. Il voue à Apollon et à Diane chasseresse les prémices de sa chasse, il fait lâcher alors le chien le plus instruit à la quête, commençant en hiver au lever du soleil, en été avant le jour ; dans les autres saisons, entre ces deux intervalles. Dès que le premier chien a trouvé la vraie piste, au milieu des brisées qui se croisent, on en lâche un second. Et lorsque ces deux là sont sur la piste, peu de temps après, on lâche les autres un à un. Puis le chasseur suit lui-même, sans presser les chiens, mais en les appelant par leur nom; rarement toutefois, de peur de les exciter avant le moment. Les voilà donc partis pleins de joie et d'ardeur, démêlant les voies, comme elles se rencontrent, doubles, triples, courant sur les brisées, telles qu'elles s'offrent dans leur réseau, circulaires, doubles, courbes, serrées, connues, inconnues, se gagnant de vitesse, remuant la queue, baissant l'oreille, l'oeil en feu. Arrivés près du lièvre, ils l'indiquent au chasseur en frappant tout leur corps de leur queue, s'élançant comme à la guerre, courant à l'envi, faisant assaut de vitesse, tantôt se réunissant, tantôt se séparant, pour revenir encore à la charge; enfin ils sont au fort du lièvre, ils sautent dessus; soudain l'animal s'élance, poursuivi dans sa fuite par les clameurs et l'aboiement des chiens. Qu'à leur suite les deux chasseurs s'écrient : « Ohé! les chiens! Ohé! les chiens! Bien! les chiens! Très bien! les chiens!» et que continuant de les suivre, le maître s'enroule le bras de son vêtement, prenne son bâton et poursuive le lièvre, mais par derrière, sans s'offrir à lui, ce qui serait hasardeux. Le lièvre se dérobe; en le perd de vue : il prend d'ordinaire un grand cerne autour du débuché ; le chasseur crie : « A lui ! garçon! à lui ! garçon ! garçon! holà ! garçon ! holà ! » Et celui-ci doit faire signe si le lièvre est pris ou non. S'il est pris dès la première course, on appelle les chiens pour en courre un autre ; autrement, on repart de plus belle, sans aucun répit, et l'on quête avec une nouvelle ardeur. Quand les chiens ont retrouvé le lièvre, et qu'ils poursuivent, on crie : « Bien ! très bien ! les chiens ! Poussez! les chiens ! » Si les chiens ont trop gagné au pied, et que le chasseur, à leur suite, ne puisse les joindre, ou qu'il les ait perdus dans la course, sans qu'il lui soit possible de les voir errant dans le voisinage, aboyant ou suivant la trace, il demande en criant au premier venu près duquel il passe à la course : « Ohé ! as-tu vu les chiens? » La réponse faite, s'ils sont sur la voie, il les joint, les encourage, les appelle par leur nom, et prend tour à tour des intonations diverses : aiguë, grave, faible, forte. Entre autres encouragements, s'ils courent sur une montée, il les anime ainsi : « Bien ! les chiens ! Bien! les chiens! » Si, au lieu d'être sur la piste, ils la dépassent, il leur crie : « Arrière ! arrière ! les chiens ! » Quand il les voit près de la trace, il leur fait prendre de grands cernes et à maintes reprises. Si la trace n'est pas sensible, il y met un piquet pour remarque, puis il restreint les cernes en animant et en caressant ses chiens, jusqu'à ce qu'ils sentent clairement la piste. Alors les chiens, voyant la trace nette, s'élancent, sautent, s'unissent, jappent, font des signes, se fixent des points de repère, et gagnent de vitesse. Tandis qu'ils bondissent ainsi sur la voie, le chasseur court, sans les passer, de peur que, par rivalité, ils ne dépassent le lièvre. Quand ils l'ont cerné et qu'ils l'indiquent clairement au chasseur, celui-ci prend garde que l'animal, effrayé par les chiens, ne se dérobe par un crochet. Les chiens, agitant la queue, se ruant les uns sur les autres, sautant, clabaudant, levant la tête, regardant du côté du chas- seur, lui font entendre que c'est vrai cette fois, forcent le lièvre et se précipitent dessus en aboyant. Si le lièvre tombe dans les rets, ou bien s'il passe à côté ou à travers, le garde-filet criera fort pour indiquer chacune de ces circonstances : si décidément le lièvre est pris, on en cherche un autre; autrement, on court le même avec les mêmes signaux. Lorsque les chiens sont fatigués de la course et qu'il est déjà tard, il faut alors que le chasseur cherche le lièvre, qui, lui-même, doit être rendu, battant tout ce que la terre produit dessus et dessous, allant et revenant sans cesse, de peur de manquer la bête. Or, le lièvre se rase souvent dans un petit coin étroit, et ne bouge plus de fatigue et de crainte. Le chasseur stimule sa meute, lui parle, l'encourage, dit beaucoup au chien docile, peu au chien têtu, quelques mots à celui qui n'est ni l'un ni l'autre, jusqu'à ce qu'enfin il ait abattu le lièvre à ses pieds ou l'ait fait tomber dans les rets. Après cela, il lève les rets et les toiles, frotte les chiens et revient de la chasse, après un temps d'arrêt, si c'est l'heure de midi, en été, de peur que les pieds des chiens ne soient brûlés dans la marche.

[7] CHAPITRE VII.

Il faut faire couvrir les chiennes en hiver, pendant l'interruption des chasses, afin qu'avec du repos elles donnent une bonne race au printemps : c'est la meilleure saison pour l'accroissement des meutes. Les femelles sont en chaleur pendant quatorze jours. On doit les mener refroidies, pour qu'elles conçoivent plus vite, à des chiens de bonne race. Dès qu'elles sont pleines, on ne les conduit plus continuellement à la chasse, mais à de rares intervalles, de peur qu'elles ne se blessent et ne se laissent entraîner. Elles portent soixante jours. Quand les petits sont nés, il faut les laisser sous la mère et ne pas les placer sous une autre chienne : ces soins étrangers les empêchent de grossir; tandis que le lait de la mère, son haleine, ses douces caresses, tout cela leur est bon. Lorsqu'ils se mettent à aller de côté et d'autre, on leur continue le lait toute l'année avec les aliments dont ils se nourriront le reste du temps, mais rien de plus : autrement la réplétion leur tourne les jambes, leur donne des maladies, et leur détériore les entrailles. Les noms qu'on leur donne doivent être courts, afin qu'il soit facile de les appeler. En voici quelques-uns : Psyché, Thymos, Porpax, Styrax, Lonchè, Loches, Phroura, Phylax, Taxis, Xiphôn, Phonax, Phlégôn, Alcè, Teuchôn, Hyleus, Médas, Porthôn, Sperchôn, Orghè, Brémôn, Hybris, Thallôn, Rhomè, Antheus, Héba, Ghétheus, Chara, Leusôn, Angô, Polys, Hia, Stichôn, Sponde, Bryas, OEnos, Sterrhos, Craughè, Kénôn, Tyrbas, Sthénôn, Aithèr, Actis, Aïchmè, Noès, Gnomè, Stibôn, Hormè. Il faut conduire les jeunes chiens à la chasse, les femelles à huit mois et les mâles à dix : on ne doit pas les mettre en liberté sur les traces du lièvre qui gîte, mais les tenir attachés avec de grandes laisses à la suite des chiens en quête, et ne leur permettre de courir qu'ainsi sur les voies. Quand le lièvre est levé, quelque dispos qu'ils soient pour la course, ne les lâchez point tout de suite; attendez que l'animal ait assez gagné au pied pour qu'ils ne l'aperçoivent plus. En effet, si, parce qu'ils sont dispos et de bon coeur, on les laissait courir quand ils voient le lièvre, la tension briserait leur corps, qui n'est pas assez formé : que le chasseur y prenne donc garde. Quand les chiens paraissent peu propres à la course, rien n'empêche de les lâcher ; comme ils n'ont pas l'espoir de prendre le gibier, il ne leur arrivera point de mal. Si les chiens sont sur la trace d'un lièvre de passage, on peut les laisser courir jusqu'à ce qu'ils l'aient pris : quand ils le tiennent, on le leur laisse pour la curée. Si, au lieu de vouloir se tenir près des filets, ils se dispersent, rappelez-les jusqu'à ce qu'ils s'accoutument à trouver le lièvre à la course : en le cherchant toujours en désordre, ils finiraient par ne plus frayer avec les autres chiens; ce qui serait une mauvaise habitude. Tant qu'ils sont jeunes, il faut leur donner à manger auprès des filets au moment où on les enlève, afin que si, par inexpérience, ils s'égarent à la chasse, ils reviennent aux filets et se retrouvent. Or, cela ne leur arrivera plus quand, animés contre la bête, ils en auront plus souci que de leur manger. Le chasseur donnera lui-même la nourriture aux chiens : si elle leur manque, ils n'en savent point la cause ; mais s'ils la reçoivent quand ils la désirent, ils aiment qui la leur donne.

[8] CHAPITRE VIII.

Il faut chasser les lièvres, quand il a neigé de manière à couvrir la terre : s'il y reste quelques points noirs, le lièvre est plus difficile à trouver. Lorsqu'il neige avec vent de bise, les traces durent plus longtemps, parce que la neige ne fond pas vite ; si le vent est au midi et que le soleil brille, elles durent peu, parce que la neige fond aussitôt. Par une neige continue, il n'y a rien à faire ; elle recouvre tout : rien non plus par un grand vent; en agglomérant les flocons, il ne laisse rien voir. Il ne faut donc pas, quand on a des chiens, il ne faut pas les sortir pour cette sorte de chasse : la neige leur brûle le nez et les pieds, et l'excès du froid dissipe les fumées du lièvre. On pend alors des filets, on sort avec quelqu'un, on longe les montagnes à distance des cultures, et quand on a trouvé des traces, on les suit. Si elles se croisent, on revient d'un point à un autre, en prenant de grands cernes, et l'on cherche où elles aboutissent. Le lièvre, en effet, tourne beaucoup sans savoir où s'arrêter : il est d'ailleurs habitué à ruser sur les voies, sachant que c'est par là qu'on le suit. La trace une fois trouvée, on pousse en avant ; elle conduit à un fourré ou à un endroit escarpé, attendu que les vents emportent la neige par-dessus ces endroits : cela ménage un grand nombre de gîtes, et c'est ce que cherche le lièvre. Quand les traces mènent à ces musses, il ne faut pas aller trop près, de peur de faire débucher le lièvre; on doit le tourner par un cerne, car il y a espoir qu'il est là : on le verra bien, si les traces ne se prolongent pas plus avant. Quand on en est sûr, on le laisse, vu qu'il ne bougera pas : il faut alors en chercher un autre, avant que ses traces soient effacées, et en calculant si, dans le cas où l'on en trouverait un, il restera encore assez de temps pour le cerner. Le temps suffit-il, on tendra les rets pour chaque lièvre, comme on le pratique sur les terrains où la neige n'est point tombée, c'est-à-dire de manière à envelopper l'animal où qu'il puisse être; puis on soulève le filet, et l'on s'avance pour le faire partir. S'il glisse à côté du filet, on le suit à la piste, et il est sûr qu'il ira vers une musse du même genre, à moins qu'il ne se rase dans la neige. Le chasseur voyant où il s'est blotti, essayera de le cerner. S'il ne s'arrête pas, poursuivez-le; il finira par être pris, et même sans filet. En effet, il perdra bientôt courage, à cause de la profondeur de la neige, qui, se pelotonnant aux poils épais de ses pieds de derrière, y forme une lourde masse.

[9] CHAPITRE IX.

Pour chasser les faons et les cerfs, il faut avoir des chiens indiens : ils sont forts, grands, vites, pleins de coeur; avec cela, propres à supporter la fatigue. On chasse les jeunes faons au printemps; c'est la saison où ils naissent. Il faut commencer par aller à la découverte dans les gagnages où il y a le plus de cerfs. Quand on sait où ils sont, on arrive avant le jour avec un valet de chiens, une meute et des javelots : là, on tient les chiens en laisse à distance du bois, de peur qu'ils n'aboient à la vue du cerf, et l'on se met au guet. Dès le point du jour, on verra les biches amener leurs faons à l'endroit où chacune doit gîter le sien. Elles les couchent, les allaitent, regardent de tous côtés si on les voit; après quoi chacune d'elles se porte en avant pour garder son petit. A cette vue, le veneur découple les chiens, prend ses javelots et va droit au premier faon, à l'endroit où il l'a vu couché, se rappelant bien les lieux, de peur de méprise : vus de près, en effet, leur aspect change ; ils sont tout autres qu'ils paraissaient de loin. Quand on a reconnu le faon, on s'approche : il ne bouge pas, rasé à terre, et se laisse emporter, s'il n'est mouillé, en bramant de toutes ses forces. S'il est mouillé, il n'attend pas : l'humidité qui le pénètre, se condensant par le froid, le fait partir. Il est pris par les chiens, qui le poursuivent de vitesse ; puis on le donne au garde-filets ; il brame de plus belle : la biche le voyant, l'entendant, accourt sur celui qui tient son faon et cherche à le lui arracher. C'est le moment d'animer les chiens et d'user des javelots. Maître du faon, on passera aux autres, et l'on emploiera avec eux le même genre de chasse. Voilà comme on prend les jeunes faons : ceux qui sont déjà grands donnent plus de mal, parce qu'ils vont au viandis avec leurs mères et d'autres cerfs. Poursuivis, ils se sauvent au milieu et en avant de la troupe, rarement en arrière. Alors les biches, défendant leurs petits, lancent des ruades aux chiens, de sorte qu'on a peine à les prendre, à moins qu'on ne s'élance dans la mêlée, et qu'on ne les disperse en isolant l'un d'eux. Après cet effort, les chiens sont gagnés à la première course, parce que le faon est consterné de l'éloignement de la bande, et qu'il n'y a pas de vitesse comparable à celle d'un cerf de cet âge-là ; mais, à la seconde et à la troisième course, ils sont pris, leur corps n'étant pas encore assez formé pour une fatigue qu'ils ne peuvent supporter. On tend aussi des piéges aux cerfs sur les montagnes, autour des prairies, près des cours d'eau et des bocages, dans les bivoies, dans les cultures, dans tous les endroits dont ils s'approchent. Les piéges sont de branches d'if brisées, dépouillées de leur écorce, afin qu'elles ne se pourrissent point. Les couronnes, de forme circulaire, sont garnies alternativement, dans leur tissu, de clous de fer et de bois : les clous de fer sont plus longs, afin de serrer les pieds de l'animal, tandis que ceux de bois céderont. Le noeud du cordeau, placé sur la couronne, doit être tissu de sparte, ainsi que le cordeau lui-même, cette plante n'étant point sujette à se pourrir. Le noeud et le cordeau seront fermes. Le bois auquel le cordeau est attaché doit être de chêne ou d'yeuse; il a trois empans de longueur sur une paume d'épaisseur, et conserve son écorce. Pour poser ces piéges, on fait en terre une fosse ronde de cinq paumes de large. Égale à son orifice aux couronnes des piéges, elle se rétrécit insensiblement par le bas. On pratique ensuite dans la terre une autre ouverture où l'on place solidement le cordeau et le bois auquel il adhère: cela fait, on pose de niveau le bas du piége, on passe le noeud du cordeau autour de la couronne; puis, quand le cordeau et le bois seront chacun à sa place, on met des tiges de chardon sur la couronne, de manière qu'elles ne s'étendent point au delà, et l'on jonche le tout d'un lit de feuilles légères, celles de la saison. Après cette opération, l'on répand sur l'engin une couche de la terre extraite de la fosse, et par-dessus une terre plus solide, tirée d'un endroit éloigné, pour mieux cacher le piége à la bête. Le surplus de la terre doit être emporté loin du piége; car si l'animal sent une terre fraîchement remuée, il entre en soupçon : or, il la sent tout de suite. Le veneur, suivi de ses chiens, doit épier les cerfs de montagne, principalement le matin, quoiqu'il le puisse aussi le reste de la journée ; quant à ceux des cultures, c'est avant le jour. Sur les montagnes, on prend le cerf la nuit et en plein jour, en raison de la solitude; dans les cultures, c'est la nuit, parce que la présence des hommes l'effraye. Dès qu'on trouve le piége culbuté, on découple les chiens, on les anime, et l'on poursuit la bête sous la traînée du bois, en remarquant où elle conduit. D'ordinaire elle est visible : des pierres sont déplacées, les traces du bois traîné sillonnent les cultures. Si l'animal a passé par des endroits raboteux, des parcelles d'écorce arrachées au bois adhèrent aux pierres, et tous ces indices facilitent la poursuite de la bête. Si elle est prise par un des pieds de devant, elle tombe bientôt au pouvoir du veneur, le bois lui battant tout le corps et la face; si c'est par un des pieds de derrière, le bois qu'elle traîne nuit au mouvement de tout son corps. Quelquefois aussi le piége s'embarrasse dans les branches fourchues de la forêt, et, si l'animal ne brise pas le cordeau, il est pris. Il faut, quand la bête est prise ou rendue, si c'est un mâle, n'en point approcher : il frappe des cornes et des pieds. On le frappe de loin avec les javelots. On les prend à la course, même sans piéges, durant la saison d'été : ils sont vite épuisés, s'arrêtent et s'offrent aux traits. Il y en a qui se jettent dans la mer quand ils se voient serrés de près ; d'autres s'élancent dans les rivières ; d'autres perdent haleine et tombent.

[10] CHAPITRE X.

Pour la chasse au sanglier, il faut avoir des chiens indiens, crétois, locriens, laconiens, des rets, des javelots, des épieux et des piéges. Et d'abord, on ne prendra point les premiers chiens venus de cette espèce, si l'on veut qu'ils soient en état de faire tête à cette bête. Les rets sont tissus du même lin que ceux qu'on emploie pour les lièvres ; ils se composent de quarante-cinq cordes à trois fils de quinze brins chacun. Du haut en bas du filet on fait dix noeuds, et la largeur des mailles est d'une petite coudée. Les tirants ont une fois et demie la grosseur des cordes. Aux extrémités des filets sont des anneaux qu'on passe dans les mailles; le bout des tirants doit sortir à travers les anneaux : il suffit de quinze filets. Les javelots se font de tout bois; la pointe en est large, coupante, le manche solide ; les épieux ont un fer de cinq paumes de long. Au travers de la douille on passe des traverses de cuivre et bien fortes. Le manche est de cormier, de l'épaisseur d'une lance. Les piéges sont les mêmes que pour les cerfs. Les chasseurs doivent aller de compagnie ; car c'est à grande peine que l'on prend cette bête avec beaucoup de monde. Comment on se servira de tout cet appareil de chasse, c'est ce que je vais indiquer. Et d'abord, quand on est arrivé à l'endroit où l'on présume qu'est la bauge du gibier, on lâche un chien de Laconie, et tenant tous les autres en laisse, on suit l'autre dans ses cernes. Dès que le chien a trouvé la voie, on le suit à la piste avec tout le train. Quantité d'indices désignent la bête aux chasseurs : dans les terres molles, c'est le pas ; dans les fourrés, les branches brisées; dans les endroits boisés, les coups de boutoir. Le chien, en quêtant, arrivera presque toujours à un endroit couvert d'arbres : c'est là qu'est le plus souvent le fort du sanglier, ces sortes d'endroits étant chauds en hiver et frais en été. Arrivé à la bauge, le chien aboie, mais le sanglier ne veut pas d'ordinaire se débucher. On rappelle alors le chien pour le remettre en laisse avec les autres à une certaine distance de la bauge ; puis on tend les filets sur les foulures de la bête, en jetant les mailles sur les branches fourchues du bois. puis, prolongeant le filet de manière à faire poche, on placera dans l'intérieur des branches qui serviront de support, de manière que le jour donne à plein dans la poche au travers des mailles, afin que la bête qui accourt voie nettement à l'intérieur. Le tirant s'attache à un gros arbre et non point aux broussailles, qui abondent dans les terrains incultes. De chaque côté on bouche avec du bois les passées, même difficiles, afin que le sanglier en courant se jette d'emblée dans les filets. Quand ils sont tendus, on rejoint les chiens, on les découple tous, on prend les javelots et les épieux, et l'on s'avance. On met à la tête des chiens un veneur d'expérience, et les autres suivent en ordre, à de grands intervalles, pour laisser au sanglier un passage suffisant : car si, en débuchant, il trouvait une troupe serrée, on courrait risque d'être blessé ; c'est sur le premier qu'il rencontre que tombe toute sa fureur. Lorsque les chiens sont près de la bauge, ils foncent : le sanglier s'étonne, se dresse, fait sauter en l'air le premier chien qui se jette sur son groin, s'élance et tombe dans les filets ; s'il n'y tombe pas, il faut le poursuivre. Si le lieu où le filet l'arrête est déclive, il se porte en avant; s'il est uni, il s'arrête court, et regarde autour de lui. Sur ce point, les chiens le serrent ; et les chasseurs doivent être sur leurs gardes, en lui lançant des javelots et en le chargeant avec des pierres : il faut qu'ils l'investissent par derrière et d'assez loin, jusqu'à ce qu'il pousse en avant et tende le tirant passé dans les bords du filet. Alors un des veneurs qui se trouvent là présents, le plus expérimenté et le plus fort, le frappe de front avec son épieu. S'il se refuse, malgré les javelots et les pierres, à tendre le tirant du filet, et s'il revient contre son agresseur en tournant autour de lui, il faut alors s'avancer, l'épieu en main, et se tenir ferme, la main gauche en avant, la droite en arrière; car c'est la gauche qui dirige le coup et la droite qui le porte. Le pied gauche est sur la même ligne que la main gauche, et le droit sur celle de la droite. Quand on est près de la bête, on lance l'épieu, en ne faisant pas un plus grand écart qu'à la lutte, le côté gauche tourné dans la direction de la main gauche ; après quoi l'on observe le front et les yeux de l'animal, et l'on surveille chaque mouvement de sa tête. En poussant l'épieu, il faut avoir soin que le sanglier ne vous le fasse pas sauter des mains par une secousse de la tête, car il suit de près l'ébranlement qu'il a donné. En pareil cas, on doit se jeter la face contre terre, et tenir ferme tout ce qu'on y rencontre. La bête, vu la courbure de ses défenses, ne peut prendre en dessous le corps d'un homme ainsi couché : debout, on serait infailliblement blessé; elle essaye, il est vrai; de relever le chasseur ; mais ne pouvant y parvenir, elle le foule aux pieds. Le seul moyen d'échapper à un pareil danger, c'est que l'un des veneurs s'approche, un épieu à la main, pour irriter l'animal, en faisant mine de lancer l'épieu, sans le lancer en effet, de peur de blesser celui qui gît à terre. Le sanglier, voyant cela, laisse là le chasseur qu'il a sous lui et se retourne courroucé, furieux, contre celui qui l'irrite : l'autre alors se relève d'un saut, sans oublier, en se levant, de tenir son épieu, car il ne peut s'en tirer honorablement que par une victoire. Il revient donc à la charge avec son épieu de la manière que nous avons dite, dirige le fer vers la gorge, entre les deux omoplates, et l'enfonce de toute sa force. L'animal, en fureur, s'élance, et, si les traverses de la lame ne l'arrêtaient, il se jetterait le long du manche et arriverait à celui même qui tient l'arme. La force de cet animal est telle qu'on ne saurait s'en faire une idée : au moment où il meurt, si l'on approche du poil de ses défenses, il se crispe, tant elles sont brûlantes. Lorsqu'il est vivant et qu'on l'irrite, elles sont de feu ; voilà pourquoi, quand il manque son coup, il brûle l'extrémité du poil des chiens. C'est surtout à prendre le mâle qu'on éprouve toutes ces difficultés et d'autres encore. Si c'est une laie, on la frappe d'arrivée, en prenant garde de tomber renversé : en pareil cas, on serait nécessairement foulé aux pieds et mordu. Il faut donc bien faire attention à ne pas se jeter par terre. Si l'on en vient là, malgré soi, on se relève de la même manière qu'avec le mâle; et, une fois relevé, on frappe la bête de son épieu, jusqu'à ce qu'on l'ait tuée. Voici encore une manière de prendre le sanglier. On tend des filets dans le passage des taillis, aux chênaies, dans les vallons, dans les endroits escarpés, dans les coulées qui conduisent aux prairies herbeuses, aux marais, aux endroits humides. Le veneur chargé de ce soin tient un épieu et garde les filets, tandis que les autres mènent les chiens et cherchent les plus beaux passages : quand on a trouvé la bête, on la poursuit. Si elle tombe dans le filet, le garde prend son épieu, s'avance et s'en sert comme je l'ai dit; sinon, on continue la poursuite. On prend aussi le sanglier, durant les grandes chaleurs, en le chassant avec les chiens : quoique extrêmement fort, l'animal, épuisé, perd bientôt haleine et se rend. Il périt beaucoup de chiens dans cette sorte de chasse, et les chasseurs eux-mêmes courent des dangers. Lorsque, après l'avoir mis aux abois, on est forcé de s'avancer contre lui l'épée en main, soit dans l'eau, soit près d'un lieu escarpé, soit dans un taillis d'où il ne veut pas sortir, comme rien ne l'empêche, ni filet ni rien autre, de se ruer sur celui qui l'approche, il faut foncer, quand il en est ainsi, et faire preuve de ce grand coeur qui a fait embrasser au chasseur une profession si pénible. On use alors de l'épieu, en maintenant le corps dans l'attitude qui a été indiquée : s'il arrive quelque accident, ce ne sera pas faute d'avoir fait comme il fallait. On tend aussi des piéges aux sangliers comme aux cerfs, et dans les mêmes lieux : ce sont les mêmes quêtes, les mêmes poursuites, les mêmes attaques, le même usage de l'épieu. Les petits sont difficiles à prendre : la mère ne les laisse point aller seuls, tant qu'ils sont tout jeunes ; lorsque les chiens les ont découverts ou qu'eux-mêmes ont vu les chiens, ils s'enfoncent sous bois, où les suivent ordinairement le père et la mère, d'autant plus redoutables qu'ils combattent plus pour leurs petits que pour eux-mêmes.

[11] CHAPITRE XI.

Les lions, les léopards, les lynx, les panthères, les ours et autres bêtes semblables, se prennent dans les contrées étrangères, autour du mont Pangée, sur le Cittus, situé au delà de la Macédoine, sur l'Olympe de Mysie, sur le Pinde, sur le Nysa, au delà de la Syrie, et autres montagnes qui peuvent les nourrir. Dans les montagnes, on les prend avec un appât préparé d'aconit, à cause des difficultés du terrain : les chasseurs tendent cet appât, auquel ils mêlent ce qui est du goût de chacune de ces bêtes, le long des eaux ou de tout autre endroit dont elles approchent. Celles d'entre elles qui descendent la nuit dans la plaine y sont entourées de gens à cheval et armés, qui les prennent, mais avec de grands dangers. Il y en a aussi qui creusent profondément de grandes fosses rondes, au milieu desquelles ils laissent une colonne de terre : à la nuit tombante, on y attache une chèvre et l'on pratique autour de la fosse une enceinte de branches qui masquent le piége et n'offrent aucun accès. Les animaux, entendant la nuit la voix de la chèvre, viennent rôder autour de l'enceinte et, ne trouvant aucun passage, s'élancent dedans et sont pris.

[12] CHAPITRE XII.

Nous venons d'exposer tous les faits relatifs à la chasse; elle offre la plus grande utilité aux partisans zélés de cet exercice: ils y développent leur santé, apprennent à mieux voir et à mieux entendre, et oublient de vieillir; mais c'est avant tout pour eux l'école de la guerre. Et d'abord, ont-ils à traverser en armes des pas difficiles, ils ne perdent point courage, vu leur habitude de la fatigue à la poursuite de la bête. Ensuite, ils sauront dormir sur la dure, et se montreront gardiens fidèles du poste assigné. S'agit-il de marcher à l'ennemi, de l'attaquer, d'exécuter un ordre, ils sont préparés par l'attaque et la prise du gibier. Placés au front de bataille, ils n'abandonneront pas leurs rangs, grâce à leur persévérance. Dans une déroute, ils poursuivent l'ennemi, droit, résolument, sur toute espèce de terrain: ils en ont l'habitude. L'armée dont ils font partie éprouve-t-elle un échec, ils sauront, sur des terrains couverts de bois, abruptes, et autres lieux difficiles, se sauver sans honte, et les autres avec eux. La chasse les a familiarisés avec toute espèce de ressources. En effet, plus d'une fois de pareils hommes, dans une déroute générale de leurs camarades, voyant le vainqueur égaré sur un terrain désavantageux, sont revenus à la charge, et, grâce à leur complexion et à leur intrépidité, ont mis les ennemis en fuite: car toujours un corps robuste, uni à une âme forte, sait fixer la fortune. Aussi nos ancêtres, convaincus que la chasse était la source de leurs succès sur de tels ennemis, la firent-ils entrer dans l'éducation de la jeunesse. Même dans les premiers temps où ils manquaient de récolte, ils jugèrent convenable de ne point défendre la chasse, attendu que le chasseur n'en veut pas aux productions de la terre. De plus, une loi fixait le nombre de stades au delà desquels on ne pouvait se livrer à aucune occupation nocturne, de peur de priver de gibier les amateurs de chasse. Ils voyaient que c'était le seul plaisir qui procurât les plus grands biens aux jeunes gens, puisqu'il les rendait tempérants, justes, instruits de la réalité. Ils comprenaient qu'ils devaient à la chasse leurs succès militaires; que ce plaisir, bien différent des voluptés honteuses, que l'on n'a pas besoin d'apprendre, n'écarte point les jeunes gens des études honnêtes auxquelles on voudrait se livrer. C'est une pépinière de bons soldats, de bons généraux : car les hommes qui, par le travail, éloignent de leur âme et de leur corps la honte et la débauche et développent en eux l'amour de la vertu, ceux-là sont les vrais citoyens ; ils ne toléreront jamais une injustice faite à leur patrie, un dommage à leur pays. Il y en a qui disent qu'il ne faut pas se passionner pour la chasse, dans la crainte de négliger ses affaires domestiques : ils ignorent que servir son pays et ses amis, c'est prendre un plus grand soin de son bien. Si donc le chasseur se rend essentiellement utile à sa patrie, il ne néglige pas ses propres intérêts, puisque toutes les affaires individuelles, sont liées au salut et à la perte de l'État. Ainsi de tels hommes assurent avec leur propre bien celui de tous les particuliers. Beaucoup de ceux auxquels l'envie qui les aveugle fait tenir un pareil langage, aimeraient mieux périr victimes de leur lâcheté que de devoir la vie au courage d'un autre. C'est qu'il y a mille honteux plaisirs dont l'esclavage les condamne à dire et à faire ce qu'il y a de pire ; leurs discours inconsidérés engendrent les haines, leurs actes criminels appellent les maladies, les châtiments, la mort sur leur tête, sur celles de leurs enfants, de leurs amis : indifférents au vice, mais plus sensibles que personne aux plaisirs, qui pourrait leur confier le salut de l'État ? Il n'est personne qui ne se mette à l'abri de ces désordres en se passionnant pour l'exercice dont je fais l'éloge. En effet, l'honnête éducation du chasseur lui apprend à respecter les lois, à s'entretenir et à entendre parler de ce qui est juste. Ceux donc qui se livrent à un travail continu, et qui aiment à se former par des connaissances, par des exercices laborieux, sauvent encore leur patrie ; tandis que ceux qui, par dégoût du travail, ne veulent point s'instruire, mais vivent dans une volupté effrénée, sont des êtres dépravés. Ni lois ni bons conseils ne les trouvent dociles : ennemis du travail, ils ignorent quel doit être l'homme de bien; de sorte qu'ils ne sont ni religieux ni sages : et comme ils n'ont aucune instruction, ils ne cessent de blâmer ceux qui sont instruits. Avec de tels hommes rien ne prospère, au lieu que les gens de bien procurent à la société tous les avantages : d'où il suit que ceux-là sont meilleurs, qui veulent travailler. Je l'ai prouvé par un grand exemple. Ces anciens disciples de Chiron, dont j'ai rappelé le souvenir, en se livrant, dès leur jeunesse, aux exercices de la chasse, ont acquis de nombreuses et belles connaissances; et c'est ainsi qu'ils sont parvenus à cette haute vertu qui excite à présent encore notre admiration. Or, il est clair que tout le monde aime la vertu; mais comme il faut la conquérir par des travaux, beaucoup l'abandonnent. Ils ne voient pas, en effet, s'ils y parviendront, mais ils voient la peine qu'il leur en doit coûter. Peut-être, si la vertu avait un corps visible, les hommes la négligeraient-ils moins, certains qu'ils en seraient vus, comme ils la verraient elle-même. Ainsi, quand on est près de l'objet aimé, on devient meilleur; on ne dit, on ne fait rien de honteux, rien de mal, dans la crainte d'être vu. Mais ayant la pensée que la vertu n'observe pas leurs actions, les hommes s'en permettent ouvertement de mauvaises et de honteuses, parce qu'ils ne la voient pas. Et cependant elle est partout, puisqu'elle est immortelle, récompensant les bons, flétrissant les méchants. Ah ! s'ils savaient qu'elle les regarde, ils iraient au-devant de ces travaux et de cette instruction dont elle est le prix, et cette noble proie tomberait en leur pouvoir.

[13] CHAPITRE XIII.

J'admire, en vérité, ces gens que l'on appelle sophistes, qui prétendent pour la plupart conduire les jeunes gens à la vertu, tandis qu'ils les mènent en sens contraire. En effet, nous n'avons encore vu personne dont les sophistes de nos jours aient fait un homme de bien; ils ne produisent aucun ouvrage dont la lecture rende nécessairement bon, tandis qu'ils publient nombre d'écrits frivoles qui donnent à la jeunesse de stériles plaisirs, sans un seul trait de vertu. Ils perdent en outre le temps de ceux qui espéraient en tirer quelque renseignement, détournent des études solides et n'enseignent que le mal. Je leur reproche donc gravement des torts aussi graves; et de plus de ce que, dans leurs écrits, ils sont à la recherche des mots, tandis que les pensées justes, qui pourraient former les jeunes gens à la vertu, brillent par leur absence. Je ne suis qu'un ignorant; mais je sais que la plus essentielle des leçons nous est donnée par la nature elle-même, qui est d'être homme de bien; en second lieu, c'est de consulter ceux qui savent quelque chose de réellement bon, et non pas ceux qui ne connaissent que l'art de tromper. Peut-être mon style est-il dépourvu de l'élégance sophistique; je ne la cherche point : mais ce qui peut servir à ceux qu'une bonne éducation conduit à la vertu, après y avoir bien réfléchi, j'essaye de le dire. Or, ce ne sont pas les mots qui instruisent, mais les pensées, si elles sont justes. Beaucoup d'autres avec moi reprochent, je ne dis pas aux philosophes, mais aux sophistes du jour, de sophistiquer sur les mots, sans se préoccuper des idées. Je n'ignore pas que c'est une belle chose que d'écrire avec méthode; aussi leur sera-t-il facile de me reprocher d'écrire vite et sans ordre ; cependant j'écris ainsi pour être net, et pour former non des sophistiqueurs, mais des sages et des hommes de bien; attendu que je n'ai pas la prétention que mes écrits soient beaux, mais utiles et irréfutables. Les sophistes, au contraire, ne parlent, n'écrivent que pour tromper, que pour s'enrichir, et ils ne sont utiles à personne. Il n'y eut jamais, il n'y a pas chez eux de sage; il leur suffit d'être appelés sophistes, nom flétrissant pour des hommes qui ont l'âme bien placée. J'engage donc à se tenir en garde contre les préceptes des sophistes, et à ne point dédaigner les saines réflexions des philosophes. Car les sophistes sont en quête des jeunes gens riches, tandis que les philosophes sont accessibles à tous, amis de tous : ce n'est pas la fortune des hommes qui règle leur estime ni leur mépris. N'imitez pas non plus ces hommes qui ne respectent rien pour se pousser, soit dans le particulier, soit en public. Songez que les honnêtes gens se reconnaissent à des actions vertueuses, à une vie de labeur, tandis que les méchants n'ont que des passions honteuses et se reconnaissent à leur perversité. Spoliateurs des fortunes privées et de l'État, ils contribuent moins au salut commun que les ignorants, et ils n'apportent à la guerre que des corps épuisés, flétris, incapables de supporter la fatigue. Les chasseurs, au contraire, présentent toujours à la république des corps robustes et des ressources positives. Ils font la guerre aux bêtes, les autres la font aux amis. Or ceux-ci, en marchant contre des amis, se couvrent d'infamie aux yeux de tous; tandis que les chasseurs, en marchant contre les bêtes, se couvrent de gloire. S'ils les prennent, ils seront vainqueurs d'ennemis; s'ils ne les prennent pas, leur entreprise contre des ennemis de la cité leur vaut d'abord des louanges ; ensuite on leur sait gré de ce qu'ils le font sans nuire à personne et sans songer à leur profit; enfin leurs efforts mêmes les rendent plus vertueux et plus habiles par la raison que nous allons dire. S'ils ne se distinguaient point par leurs travaux, leur sagacité, leur vigilance, ils ne prendraient aucune bête : car les ennemis auxquels ils ont affaire, combattant pour leur vie et dans leur retraite, sont vraiment bien forts : il en résulte que les peines du chasseur seraient inutiles, s'il ne se mettait beaucoup au-dessus d'eux par son activité et par son intelligence. D'un autre côté, ceux qui veulent dominer dans leur pays s'efforcent de vaincre des amis : les chasseurs luttent contre des ennemis communs ; les exercices de ceux-ci les rendent plus forts contre les ennemis ; ceux des autres les rendent pires : des deux parts c'est une chasse, mais faite ici avec l'intelligence ; là, avec une honteuse effronterie : les uns peuvent dédaigner la lâcheté du caractère, la cupidité sordide, les autres ne le peuvent pas; la parole de ces derniers indique une âme généreuse; celle des autres, un coeur dépravé : il n'est pas de frein à l'impiété des uns, les autres sont pleins de respect pour la divinité. C'est une tradition antique que les dieux eux-mêmes aiment à chasser ou à voir cet exercice. Si donc les jeunes gens se rappellent mes conseils et s'y conforment, ils seront amis des dieux, pleins de religion, persuadés qu'ils sont sous l'oeil de la divinité. Par là, ils se montreront dignes de leurs parents, de leur patrie, de chacun de leurs concitoyens et de leurs amis. Et il n'y a pas seulement que des chasseurs qui soient devenus illustres : dans ce nombre on comprend aussi des femmes, auxquelles Diane a donné d'être chasseresses, Atalante, Procris, et d'autres avec elles.