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XÉNOPHON

 

XÉNOPHON,

Retraite des Dix Mille.

TRADUCTION DE LA LUZERNE.

LIVRE CINQUIÈME

Dans les livres précédents on a lu tout ce que firent les Grecs, et pendant qu'ils marchèrent avec Cyrus, et lorsqu'ils se retirèrent après sa mort, jusqu'au jour où ils arrivèrent sur les bords de l'Euxin à Trébizonde, ville grecque. On a raconté comment ils s'acquittèrent envers les dieux des sacrifices, qu'ils avaient voué de leur faire dès qu'ils seraient en pays ami, en action de grâces de leur salut.
L'armée s'assembla ensuite, et on délibéra sur la route qui restait à faire. Antiléon de Thurium se leva le premier, et parla en ces termes : "Je suis las enfin, mes compagnons, de plier bagage, de marcher, de courir, de porter mes armes, d'observer mon rang, de monter la garde, de combattre sans cesse. Puisque nous voilà au bord, de la mer, je veux ne plus essuyer ces fatigues, mais achever ma route sur un vaisseau, et, étendu de mon long, arriver comme Ulysse en dormant dans la Grèce." Il s'éleva un grand bruit à ces mots. Tous les soldats crièrent qu'il avait raison ; un autre Grec parla et fut du même avis : tout ce qui était présent formait le même vœu. Chirisophe se leva ensuite et dit : "Grecs, je suis ami d'Anaxibius, et c'est heureusement lui qui commande maintenant les forces navales des Lacédémoniens. Si vous me députez vers lui, je reviendrai, je l'espère, avec les galères et les bâtiments de transport nécessaires pour vous embarquer. Puisque vous voulez continuer votre route par mer, attendez mon retour, que j'accélérerai et qui ne peut tarder." Ces paroles comblèrent de joie le soldat, et il fut arrêté que Chririsophe mettrait à la voile le plus tôt qu'il pourrait.
Après lui Xénophon se leva et tint ce discours :"Nous envoyons Chirisophe nous chercher une flotte, et nous l'attendrons ici. Je vais donc vous parler de ce qu'il me paraît important de prévoir pour notre séjour. D'abord il faut nous fournir de vivres dans le  pays ennemi ; car le marché ne surfit pas à nos besoins. Peu de Grecs ont de l'argent pour y acheter le nécessaire, et nous sommes en guerre avec les peuples de la contrée qui nous environne ; il est à craindre que si nous y allons prendre des vivres sans précaution, nous ne perdions beaucoup de soldats. C'est donc par des excursions en force, si vous m'en croyez, que nous approvisionnerons notre camp ; mais que personne ne s'en écarte par d'autres motifs : votre salut en dépend. Chargez les généraux d'y veiller." Cet avis fut adopté. "Ecoutez encore ceci ; ajouta Xénophon. Plusieurs de vous iront sans doute à cette maraude. Je pense qu'il faudrait que celui qui aura le projet de sortir du camp en prévînt les généraux et indiquât où il va : nous saurons ainsi ce qu'il y aura de soldats absents et ce qui restera au drapeau. Nous préparerons tout pour les cas urgents ; dès le moment où quelques‑uns de vous auront besoin de secours, nous saurons où il faudra leur en porter. Si des Grecs peu sensés et sans expérience méditent une entreprise, nous les aiderons de nos conseils et nous tâcherons de savoir à quelles forces ils doivent avoir affaire." On approuva et on arrêta ce que proposait Xénophon. "Faites encore une réflexion, dit ce général, l'ennemi a le loisir de songer à nous piller aussi, et c'est avec justice qu'il nous tend des embûches ; car nous nous sommes approprié ses biens. Il est posté sur les hauteurs qui nous dominent ; je crois donc qu'il faut que l'armée soit entourée de grandes gardes. Détachés par piquets tour à tour, faisons bonne garde et observons d'ennemi ; les Barbares auront moins de facilité à nous surprendre. Une considération importante encore. Nous pouvions compter certainement sur le retour de Chirisophe avec une flotte capable de transporter toute l'armée ; ce que je vais vous dire serait inutile mais dans le doute où nous sommes, je voudrais tâcher à nous pourvoir ici même de bâtiments. Si lorsque ce général reviendra nous nous trouvons en avoir déjà un assez grand nombre, l'abondance ne nuit pas ; et nous en naviguerons plus à notre aise ; mais si Chirisophe n'en ramenait point, ceux que nous aurons rassemblés ici seront notre ressource. Je vois souvent des navires longer cette côte : empruntons aux habitants de Trébizonde de longs bateaux ; nous nous en servirons à ramener ici les vaisseaux qui passeront ; nous les garderons et leur ôterons le gouvernail. Nous en userons ainsi jusqu'à ce que nous en ayons rassemblé ce qu'il nous en faut, et par cette prévoyance les moyens de nous embarquer ne nous manqueront probablement pas." Ceci fut ratifié encore. "Examinez de plus, dit‑il, s'il n'est pas juste que l'armée nourrisse tous les matelots de ces vaisseaux tant qu'ils resteront ici, et que l'on convienne avec eux d'une somme pour nous transporter en Grèce, en sorte qu'ils ne nous soient pas utiles sans y trouver leur profit." On approuva encore cette proposition. "Je suis aussi d'avis, dit Xénophon, de prévoir le cas où nous ne pourrions d'aucune manière nous procurer assez de bâtiments, et d'annoncer aux villes maritimes qu'elles aient à réparer les chemins ; car j'entends dire qu'ils sont en mauvais état. La terreur de nos armes et surtout le désir d'être débarrassés de nous les rendront dociles à cette invitation."
On s'écria alors qu'il ne fallait pas songer à prendre cette précaution. Xénophon sentit l'inconséquence des Grecs, et ne proposa point d'aller aux voix ; mais il persuada en secret aux villes de travailler volontairement à la réparation des chemins en leur exposant que l'armée s'éloignerait plus vite si les routes étaient ouvertes et commodes. Les habitants de Trébizonde prêtèrent un vaisseau à cinquante rames, que les Grecs firent commander par Dexippe Lacédérnonien. Dexippe ne s'occupa pas à arrêter des bâtiments, et prenant la fuite secrètement avec le vaisseau qu'il montait, il sortit du Pont‑Euxin ; il reçut dans la suite la peine de sa trahison, car, ayant intrigué en Thrace à la cour de Seuthès, il y fut tué par Nicandre Lacédémonien. Les Grecs empruntèrent aussi un vaisseau à trente rames, et l'envoyèrent en mer aux ordres de Polycrate Athénien, qui ramena près du camp tous les bâtiments qu'il put arrêter : on en tira la cargaison qu'on mit sous bonne garde pour que rien ne se perdît, et les bâtiments servirent au transport des troupes. Pendant que ceci se passait, les Grecs allaient piller le pays ennemi : les uns étaient heureux, les autres ne trouvaient rien. Cléaenète ayant mené son lochos et celui d'un autre chef attaquer un poste de difficile accès, y fut tué, et beaucoup de Grecs périrent avec lui.
Quand les vivres manquèrent aux environs du camp, en sorte que le soldat ne pouvait en aller prendre et revenir le même jour, Xénophon se munit de guides à Trébizonde, conduit la moitié de l'armée contre les Driliens, et laisse l'autre moitié pour garder le camp ; car les Colques qu'on avait chassés de leurs maisons s'étaient rassemblés en grand nombre et occupaient les hauteurs. Les habitants de Trébizonde ne menaient jamais l'armée grecque où il lui eût été le plus facile de s'approvisionner, parce que c'eût été chez des peuples de leurs amis ; mais ils la conduisirent de grand cœur contre les Driliens dont ils avaient à se plaindre. Des nations riveraines du Pont‑Euxin, celle‑ci est la plus belliqueuse ; elle habite un pays montueux et dont les chemins sont presque impraticables.
Lorsque les Grecs y furent entrés, les Driliens en se retirant brûlèrent tous les lieux dont ils jugeaient que l'ennemi pouvait s'emparer : il ne resta rien à prendre que quelques porcs, bœufs, et autres bestiaux échappés aux flammes. Il y avait un lieu qu'on nommait leur métropole ; ils s'y étaient tous rassemblés. À l'entour régnait un ravin très profond, et les abords de la place étaient difficiles. Les armés à la légère coururent sept ou huit stades en avant de l'infanterie, passèrent le ravin, et voyant des bestiaux et beaucoup d'autre pillage à faire, attaquèrent la place. Un grand nombre de Grecs armés de piques, qui étaient sortis du camp pour aller prendre des vivres, les avaient suivis, en sorte qu'il y avait plus de deux mille hommes au‑delà du ravin. Après avoir combattu et avoir été repoussés (car la ville était encore entourée d'un large fossé, dont le revers était palissadé et flanqué d'un grand nombre de tours de bois), après ces vains efforts, dis‑je, les Grecs tâchèrent de se retirer ; mais dès qu'ils y songeaient, les Barbares fondaient sur eux ; il était donc impossible de revenir sur ses pas, d'autant que du lieu où l'on était on ne pouvait descendre qu'un à un dans le ravin. Les Grecs en font instruire Xénophon qui marchait à la tête des hoplites ; leur député annonce à ce général qu'il y a un grand butin à faire dans la place et qu'elle regorge de richesses. "Nous ne saurions l'emporter de vive force, car elle est fortifiée ; il n'est pas aisé non plus de nous retirer en bon ordre : l'ennemi fait sur nous des sorties vigoureuses, et le terrain ajoute aux difficultés de notre retraite." Xénophon ayant entendu ce rapport, mena l'infanterie jusqu'au bord du ravin, et y fit poser en ordre les armes à terre. Lui seul avec les chefs de lochos le traversa et examina s'il valait mieux faire retirer les Grecs qui avaient passé le ravin, ou faire avancer aussi au‑delà toute l'infanterie pour tenter de prendre la place d'emblée. Il paraissait impossible de faire une retraite qui ne coûtât beaucoup d'hommes, et les chefs de lochos pensaient qu'on pouvait se rendre maître de la ville. Xénophon se rendit à leur avis et se confia aux indices donnés par les dieux ; car les devins avaient déclaré qu'on combattrait, mais que la fin de l'entreprise serait heureuse. Le général renvoie les chefs pour faire passer le ravin aux hoplites. Lui‑même reste, sépare les armés à la légère qui étaient mêlés, leur fait reprendre leurs rangs, et ne les laisse provoquer l'ennemi par aucune escarmouche. Quand les hoplites, furent arrivés, il ordonna que chaque chef formât son lochos sur l'ordre où il croirait que le soldat combattrait le plus avantageusement : comme ils étaient près l'un de l'autre, il attendait d'eux cette rivalité de courage qu'ils avaient montrée à l'envi dans toutes les occasions. Les chefs exécutèrent l'ordre qu'on leur avait donné. Xénophon prescrivit aux armés à la légère de s'avancer le javelot à la main, et aux archers la flèche posée sur l'arc, pour les lancer sur l'ennemi dès qu'on donnerait le signal ; il recommanda aux uns et aux autres de remplir de pierres leurs havresacs, et chargea des hommes vigilants d'y tenir la main. Après ces préparatifs, les chefs de lochos, les pentecontarques et les simples soldats qui ne s'estimaient pas moins qu'eux, se trouvèrent rangés en bataille et se voyaient les uns les autres ; car par la nature du lieu on apercevait d'un coup d'oeil toute la ligne. Quand on eut chanté le péan et que la trompette eut donné le signal, on jeta les cris ordinaires du combat, et aussitôt les hoplites coururent sur l'ennemi ; on décocha en même temps les traits de toute espèce, javelots, flèches, pierres, les unes lancées avec la fronde, les autres en plus grand nombre jetées à la main : il y avait même des Grecs qui portaient du feu. La grande quantité des traits fit retirer l'ennemi de la palissade et des tours. Agasias de Stymphale et Philoxène de Pélène ayant posé leurs armes à terre, montèrent en simple tunique. Un Grec tendit la main à un autre et le tira ; un troisième monta tout seul et la place paraissait prise. Toutes les troupes légères coururent et pillèrent ce qu'elles purent. Xénophon se tenant à la porte empêchait autant qu'il le pouvait les hoplites d'y entrer ; car d'autres ennemis paraissaient sur des hauteurs fortifiées. Peu de temps après on entendit dans la ville de grands cris : les Grecs fuyaient, les uns avec le butin qu'ils avaient pris, quelques autres blessés ; et on se poussait beaucoup à la porte. On interrogea ceux qui sortaient ; ils répondirent qu'il existait dans la place un fort d'où les ennemis avaient fait une sortie et blessé beaucoup de monde.
Xénophon fit publier par le héraut Tolmidès que ceux qui voudraient avoir part au butin entrassent dans la place. Beaucoup de Grecs s'y portèrent  et ayant pénétré à grand'peine à cause de la foule, repoussèrent enfin l'ennemi et le renfermèrent encore une fois dans la citadelle ; tout le reste de l'enceinte fut mis au pillage, et l'armée emportait ce qu'elle avait pris. Les hoplites se tenaient en armes le plus près de la palissade, les autres dans la rue qui menait à la citadelle. Xénophon et les chefs de lochos allèrent reconnaître si l'on pouvait s'en emparer : c'était un moyen d'assurer la retraite qui paraissait très périlleuse tant que l'ennemi occuperait ce poste. Ils eurent beau observer, ils le jugèrent absolument imprenable. On se prépara enfin à revenir sur ses pas. Les soldats arrachèrent chacun devant soi les pieux de la palissade ; on envoya au butin les hommes inutiles et la plus grande partie des hoplites ; les chefs de lochos ne firent rester sous les armes que les soldats en qui ils avaient le plus de confiance.
Dès qu'on commença à reculer, beaucoup de Barbares firent une sortie. Ils portaient des boucliers à la perse, des lances, des grévières et des casques semblables à ceux des Paphlagoniens ; il y eut d'autres ennemis qui montèrent sur les maisons des deux côtés de la rue, en sorte qu'il n'y avait pas de sûreté à les poursuivre jusqu'aux portes de la citadelle, car ils lançaient de grosses bûches du haut des maisons. On ne pouvait ni rester dans la place ni s'en retirer ; la nuit allait survenir et ajoutait à la terreur des Grecs. Tandis qu'ils combattent et ne savent comment se tirer d'affaire, un dieu sans doute leur présente le moyen de se sauver. Tout à coup une des maisons de la droite s'enflamma sans qu'on sût qui y avait mis le feu ; aussitôt qu'elle s'écroula, tous les Barbares quittèrent ce rang de maisons et prirent la fuite. Xénophon profita de la leçon que le hasard lui donnait, et fit mettre le feu à celles qui étaient sur la gauche ; elles étaient construites de bois et s'enflammèrent bien vite. Les Barbares qui les occupaient prirent la fuite à leur tour ; les Grecs n'étaient plus inquiétés que par ceux qui barraient en face d'eux la largeur de la rue. Il était évident qu'on en serait attaqué à la sortie de la ville et à la descente du fossé. Xénophon ordonna alors à tous les soldats qui se trouvaient hors de la portée du trait d'amasser du bois et de le jeter entre le front de l'armée et celui de l'ennemi. Quand il y en eut assez d'entassé, on l'alluma ; on mit aussi le feu aux maisons situées près du fossé pour donner de l'occupation à l'ennemi : c'est ainsi que les Grecs se retirèrent à grand-peine de la place, ayant mis le feu pour barrière entre eux et les Barbares. Ville, maisons, tours, palissades, tout fut brûlé, excepté la citadelle. Le lendemain, les Grecs continuèrent leur retraite avec les vivres qu'ils avaient pris ; comme ils craignaient le défilé étroit et escarpé par où l'on descendait de la place vers Trébizonde, ils feignirent de tendre embuscade. Un Mysien, qui portait pour nom de guerre celui de sa patrie, prit avec lui quatre ou cinq Crétois, resta dans un lieu fourré et fit semblant de vouloir s'y cacher.
Les boucliers de ces armés à la légère étaient garnis d'airain, et on les apercevait reluire en différents endroits. Les Barbares en furent frappés et craignirent de tomber dans une embuscade ; l'armée descendait cependant. Quand le Mysien la crut assez éloignée, il fit signe à sa petite troupe de prendre la fuite à toutes jambes ; lui‑même s'enfuit avec eux. Les Crétois, qui craignaient, d'être joints à la course, quittèrent le chemin et se sauvèrent en se précipitant à travers le bois. Le Mysien suivit la route et criait en fuyant qu'on vînt le secourir. Il accourut à son secours des Grecs qui le reçurent blessé par l'ennemi ; puis ils se retirèrent par le pas en arrière pour se garantir des traits que lançaient les Barbares. Quelques Crétois tirèrent aussi des flèches à l'ennemi, et le tout rejoignit l'armée an camp sans avoir perdu un seul homme.
Chirisophe n'arrivait point ; on n'avait pas rassemblé assez de bâtiments pour transporter toute l'armée, et elle ne trouvait plus de vivres à enlever. On jugea qu'il fallait quitter le pays ; on embarqua les malades, les soldats âgés de plus de quarante ans, les enfants, les femmes, et tous les équipages dont on pouvait se passer, avec Philésius et Sophénète ; les plus âgés des généraux, aux soins desquels on commit ce qui montait sur les vaisseaux. Le reste de l'armée se mit en route. Les marches étaient ouvertes, et les chemins réparés ; elle arriva ainsi par terre en trois jours à Cérasunte, ville grecque, colonie des Sinopéens, et située sur le bord de la mer dans la Colchide. On y séjourna trois jours et l'on y fit la revue et le dénombrement des hoplites sous les armes ; de plus de dix mille il n'en restait en vie que huit mille six cents ; les ennemis, la neige et les maladies avaient fait périr le reste. On partagea alors l'argent provenant de la vente des prisonniers ; on préleva le dixième pour Apollon et pour Diane Éphésienne ; les généraux divisèrent cette portion des dieux, et chacun d'eux se chargea d'en garder une partie pour la leur offrir. Néon d'Asinée reçut au nom de Chirisophe celle qui devait être remise à ce général.
Xénophon ayant fait faire une offrande pour Apollon, la consacra à Delphes dans le trésor des Athéniens, et y fit inscrire son nom et celui de Proxène son hôte qui avait été mis à mort avec Cléarque. Quant à la portion de Diane, lorsqu'il revint d'Asie avec Agésilas, il la laissa à Mégabyze, prêtre de cette déesse ; car marchant avec Agésilas vers la Béotie où se donna la bataille de Coronée, Xénophon prévoyait qu'il y courrait de grands dangers. Il recommanda à Mégabyze de ne rendre ce dépôt qu'à lui‑même s'il survivait au combat ; mais s'il y succombait, de faire faire ce qu'il croirait être le plus agréable à Diane et de le lui consacrer. Xénophon ayant été depuis banni de sa patrie et habitant alors Scilunte, ville bâtie par les Lacédémoniens dans les environs d'Olympie, Mégabyze vint voir les jeux olympiques et lui rendit son dépôt. Xénophon consulta les oracles ; et dans le lieu indiqué par les dieux, il acheta un territoire qu'il consacra à Diane ; ce territoire se trouva précisément traversé par le fleuve Sellenus. Un autre fleuve du même nom coule en Asie près du temple de Diane à Éphèse ; tous les deux sont poissonneux ; on trouve dans tous les deux des coquillages. Dans le domaine acquis pour cette déesse près de Scilunte, on chasse du gibier de toute espèce. Des fonds consacrés à Diane, Xénophon lui éleva encore un temple et un autel ; tous les ans ce général employait la dixième partie des fruits que produisaient ses terres, à faire un sacrifice pompeux. Tous les citoyens, tous les habitants du voisinage, hommes et femmes, prenaient part à la fête. Le domaine de la déesse fournissait aux assistants de la farine d'orge, du pain, du vin, des fruits secs ; on leur distribuait une portion des victimes engraissées dans les pâturages sacrés et du gibier, car les fils de Xénophon et des autres citoyens faisaient une grande chasse pour cette fête ; ceux qui voulaient chasser avec eux y étaient admis. On prenait, soit sur le domaine consacré à Diane soit sur celui de Pholoé, des sangliers, des chevreuils et des cerfs ; ce lieu est situé à vingt stades environ du temple de Jupiter à Olympie, sur le chemin de cette ville à Sparte. Dans l'enceinte consacrée à Diane sont des bois, et des montagnes couvertes d'arbres, où l'on peut élever des porcs, des chèvres, des brebis et des chevaux : les équipages de ceux qui venaient à la fête y étaient donc abondamment nourris. Autour du temple même on a planté un verger d'arbres fruitiers qui donnent toute sorte d'excellents fruits dans la saison. Le temple ressemble en petit à celui d'Éphèse ; la statue de la déesse dans l'un a été faite d'après celle qui est dans l'autre ; mais celle de Scilunte est de bois de cyprès, et celle d'Éphèse d'or massif. On a élevé près du temple une colonne avec cette inscription : Ce territoire est consacré à Diane. Que celui qui l'occupera et en recueillera les fruits en prélève annuellement le dixième pour un sacrifice, et emploie le reste à entretenir le temple : s'il le néglige, la déesse en tirera vengeance.
Les Grecs qui étaient venus par mer à Cérasunte en partirent de même : on fit marcher par terre le reste de l'armée. Arrivée aux confins du pays des Mosynéciens, elle leur envoie pour député Timésithée de Trébizonde, qui était leur hôte public, et leur fait demander si elle doit regarder leur territoire qu'elle va traverser comme pays ami ou comme ennemi. Les Mosynéciens répondirent que le parti qu'on prendrait leur importait peu ; car ils se reposaient sur la force de leurs places. Timésithée expose alors à l'armée que les Mosynéciens sont divisés, que la partie de ces peuples qui habite à l'ouest est en guerre avec ceux‑ci ; on jugea à propos d'envoyer chercher les premiers et de leur proposer une alliance offensive contre les autres. Timésithée y fut député et ramena avec lui leurs chefs ; quand ils furent arrivés, ils s'assemblèrent avec les généraux grecs, ; et Xénophon leur parla ainsi, Timésithée lui servant d'interprète : "Mosynéciens, nous voulons retourner en Grèce par terre, car nous n'avons point de vaisseaux : la partie de votre nation, qu'on dit être en guerre ouverte avec vous, s'oppose à notre  passage. Vous pouvez, si vous le voulez, vous allier à nous, venger les injures que vous avez reçues de vos ennemis, et les réduire à jamais sous votre puissance. Songez que si vous nous laissez passer, vous ne retrouverez plus l'occasion d'avoir pour auxiliaire une armée telle que la nôtre." Le chef des Mosynéciens répondit qu'il était du même sentiment, et qu'il acceptait l'alliance. "Voyons donc, poursuivit Xénophon, à quoi vous voulez nous  employer, si le traité se conclut, et de quelle utilité vous nous serez réciproquement pour continuer notre marche." Ils dirent qu'ils pouvaient faire une diversion, et attaquer à revers l'ennemi commun ; qu'ils enverraient d'ailleurs, au camp des Grecs, une flotte et des hommes qui leur serviraient, et de guides et de troupes auxiliaires. Ils repartirent ensuite après avoir donné leur foi et reçu celle des Grecs, et revinrent le lendemain avec trois cents pirogues. Chacune était faite d'un seul tronc d'arbre, et portait trois hommes, dont deux descendirent à terre et y posèrent leurs armes en ordre, laissant le troisième dans la pirogue ; ces pirogues s'en retournèrent conduites ainsi par un seul matelot. Voici comment se formèrent ceux qui avaient débarqué : ils se mirent sur plusieurs files ; l'une vis‑à‑vis de l'autre, et chacune de cent hommes à peu près, comme fait le chœur sur le théâtre ; ils portaient tous des boucliers à la perse, couverts de cuirs de bœufs blancs, garnis de leur poil, et de la forme d'une feuille de lierre. Ils tenaient de l'autre main un javelot long d'environ six coudées, qui était armé à un bout d'une pointe de fer, et finissait, du côté de la poignée, en boule travaillée dans le bois même. Leurs tuniques leur descendaient jusqu'aux genoux ; elles étaient d'une toile épaisse comme des couvertures de lit ; leurs têtes étaient couvertes de casques de cuir, semblables à ceux des Paphlagoniens, mais sur le milieu desquels une tresse de crin s'élevait en spirale, ce qui leur donnait assez l'apparence d'une tiare : ils étaient aussi armés de haches de fer. Un d'entre eux préluda ; tous aussitôt se mirent à chanter, et, marchant en cadence, passèrent à travers les rangs et les armes des Grecs, puis s'avancèrent aussitôt contre l'ennemi et vers le poste qui paraissait le plus facile à attaquer. C'était un lieu en avant de la ville qu'ils nommaient leur métropole. Dans cette ville était la principale forteresse des Mosynéciens, cause originaire de cette guerre car ceux qui l'occupaient semblaient être maîtres de tout le pays des Mosynéciens. Les alliés des Grecs prétendaient que le parti contraire n'en était pas le juste possesseur : qu'elle devait leur appartenir en commun ; que leurs adversaires s'en étaient emparés, et, par cette invasion, avaient pris sur eux un grand ascendant.
Quelques Grecs les suivirent sans que les généraux leur en eussent donné l'ordre, mais attirés par l'espoir du pillage. L'ennemi les laissa avancer assez longtemps et ne se montra point ; enfin les voyant près du poste, il fait une sortie, met en fuite les assaillants, tue beaucoup de Barbares et quelques‑uns des Grecs, qui les avaient accompagnés. Il poursuivit même les fuyards jusqu'à ce qu'il découvrît l'armée grecque qui marchait à leur secours : alors il se détourna et commença sa retraite. Les vainqueurs coupèrent les têtes des morts et les montrèrent aux Mosynéciens leurs ennemis, et aux Grecs ; ils dansaient en même temps et chantaient des airs de leur pays. Les Grecs s'affligèrent beaucoup d'avoir enhardi l'ennemi, et d'avoir vu fuir, avec les Barbares, une grande quantité de leurs compatriotes, qui ne s'étaient jamais conduits aussi lâchement depuis le commencement de l'expédition. Xénophon les convoqua tous, et leur dit : "Soldats, que ce qui s'est passé ne vous décourage point vous en retirez un avantage plus grand que le mal que vous avez souffert. D'abord vous avez appris que les Mosynéciens qui nous servent de guides sont bien réellement en guerre avec ceux qui nous ont forcés à les traiter en ennemis ; de plus, les Grecs, qui ne se sont pas souciés de rester dans nos rangs, et qui ont cru qu'avec des Barbares ils auraient les mêmes succès qu'avec leurs compatriotes, viennent d'en être punis, et ne s'aviseront plus de s'écarter de notre armée. Il faut vous préparer maintenant à montrer à vos alliés que vous valez mieux qu'eux, et, à vos ennemis, qu'ils n'ont plus à combattre des soldats épars, mais de tout autres hommes."
On passa le reste du jour dans cette position. Le lendemain, ayant fait un sacrifice, et les entrailles ayant donné des signes favorables, l'armée dîna ; elle se forma ensuite en colonnes par lochos. Les Barbares furent rangés sur le même ordre, et placés à l'aile gauche ; puis on marcha. Les archers étaient dans l'intervalle des lochos, leur premier rang un peu en arrière de celui de l'infanterie ; car, parmi les ennemis il y en avait d'agiles à la course qui se portaient rapidement en avant et lançaient des pierres. Les archers et les armés à la légère les repoussèrent ; le reste de l'armée marcha lentement et bien aligné, d'abord vers le lieu où les Grecs et leurs alliés avaient été battus la veille ; car l'ennemi s'y était rangé en bataille. Il attendit les armés à la légère et engagea le combat avec eux mais il prit la fuite dès que l'infanterie approcha. Les armés à la légère se mirent aussitôt à ses trousses, et montèrent, en le poursuivant, vers la métropole. L'infanterie pesante suivait en ordre de bataille. Quand on eut gravi jusqu'aux premières maisons de la ville, tous les Barbares se rallièrent et renouvelèrent le combat ; soit en lançant aux Grecs des javelots, soit en les attaquant de près, et tachant de les repousser avec de grosses et de longues piques dont ils étaient armés  et qu'un homme avait peine à porter. Les Grecs ne reculant point, mais s'avançant au contraire pour charger, les Barbares prirent la fuite, et dès lors tout ce qui était dans la ville l'abandonna Le roi ne voulut point sortir d'une tour de bois construite sur le sommet de la montagne : c'est sa résidence ordinaire. Il y est entretenu aux frais de tout son peuple, et observe de ce lieu élevé ce qui pourrait menacer la ville ; il y fut consumé avec l'édifice qu'on brûla. Dans le premier poste qu'on avait forcé était une tour pareille ; des Barbares qui s'y étaient réfugiés eurent la même obstination et subirent le même sort. Les Grecs mirent la ville au pillage ; ils trouvèrent, dans les maisons, des amas de pains entassés depuis l'année précédente, suivant l'usage du pays, à ce que dirent les Mosynéciens ; il y avait aussi du blé nouveau en gerbes ; la plus grande partie de ce grain était de l'épeautre. Dans des cruches on trouva des tranches de dauphin salé ; d'autres vases étaient pleins de la graisse de ce poisson ; elle était employée par les Mosynéciens aux mêmes usages que l'huile d'olive par les Grecs. Des planchers étaient couverts d'une grande quantité de châtaignes dont la substance intérieure n'était séparée par aucune membrane ; on les faisait bouillir, et les habitants les mangeaient souvent ainsi en guise de pain. Il se trouva aussi du vin, qui, lorsqu'on le buvait pur, paraissait aigre à cause de sa rudesse ; mais si on le mêlait avec de l'eau, il acquérait du parfum et un goût agréable. Les Grecs dînèrent et continuèrent ensuite leur marche, après avoir remis la place à leurs alliés. De toutes les villes occupées par les ennemis que l'armée trouva sur son chemin, les moins fortes furent abandonnées par leurs défenseurs, les autres se rendirent volontairement. Voici ce que c'était que la plupart de ces villes : elles étaient distantes entre elles d'environ quatre‑vingts stades, les une plus, les autres moins.  En jetant des cris d'une place, les Barbares se faisaient entendre de l'autre, tant il y avait de montagnes et de vallons dans ce pays. Quand on fut arrivé à la partie habitée par les alliés des Grecs, ils firent remarquer que les enfants des gens riches nourris de châtaignes bouillie, étaient gras, avaient la peau très délicate et très blanche, et qu'à mesurer leur grosseur, et ensuite leur grandeur, il y avait peu de différence ; leur dos était peint de plusieurs couleurs, et, sur le devant de leur corps, on avait dessiné partout et pointillé des fleurs. Ce peuple ne se cachait de rien, et tâchait aux yeux de toute l'armée, d'obtenir les dernières faveurs des filles qui la suivaient. Tel était l'usage du pays : tous les hommes y étaient blancs et les femmes aussi. Les Grecs dirent que, dans le cours de toute leur expédition, ils n'avaient passé chez aucune nation aussi barbare, et dont les mœurs fussent plus éloignées des leurs. Les Mosynéciens faisaient en public ce dont tous les autres humains se cachent, et s'abstiendraient s'ils étaient vus ; dès qu'ils étaient seuls, au contraire, ils se conduisaient comme s'ils eussent été en société. Ils se parlaient à eux‑mêmes ; ils interrompaient leurs monologues par des rires, puis ils se levaient, et dans quelque endroit qu'ils se trouvassent, ils se mettaient à  danser avec l'air de vouloir montrer leur agilité à des spectateurs, quoiqu'ils n'en eussent point. Les Grecs employèrent huit jours à traverser le pays de leurs ennemis et celui de leurs alliés, et arrivèrent à celui des Chalybes : c'était un peuple peu nombreux et soumis aux Mosynéciens ; la plupart vivaient de leur travail aux mines de fer. On trouva ensuite le pays des Tibaréniens, dont le sol est plus uni ; leurs places sont situées sur le bord de la mer, et moins fortes. Les généraux voulaient les attaquer de vive force pour que l'armée y fît du butin, et refusèrent d'abord les dons de l'hospitalité que vinrent leur offrir les députés de ce peuple. On leur dit d'attendre jusqu'à ce qu'on eut délibéré, et on sacrifia. Après avoir, immolé beaucoup de victimes, tous les devins s'accordèrent à dire que les Dieux, n'avaient témoigné, par aucun indice, qu'ils approuvassent cette guerre. On reçut donc enfin les présents des Tibaréniens ; et ayant marché pendant deux jours, en ménageant leur territoire comme pays ami, l'on arriva à Cotyore, ville grecque, colonie de Sinope, et située dans le pays des Tibaréniens. Jusque là l'armée ne s'était point embarquée, et voici le calcul du chemin qu'elle avait parcouru à son retour, depuis le champ de bataille où Cyrus fut tué, jusqu'à Cotyore. En cent vingt‑deux marches, elle avait fait six cent vingt parasanges ou dix‑huit mille vingt stades, dans l'espace de huit mois ; elle séjourna près de Cotyore quarante‑cinq jours, pendant lesquels on offrit d'abord des sacrifices aux dieux. Chaque nation grecque fit séparément une procession solennelle et s'exerça à des combats gymniques. On allait prendre des vivres, soit dans la Paphlagonie, soit dans le territoire de Cotyore ; car les habitants de cette ville n'en faisaient pas trouver aux Grecs à prix d'argent, et ne voulaient point recevoir les malades de l'armée dans l'enceinte de la place. Il arrive alors des députés de Sinope ; ils craignaient et pour la ville de Cotyore qui dépendait d'eux et leur payait tribut, et pour son territoire qu'ils avaient ouï dire qu'on ravageait. Ils vinrent au camp et parlèrent ainsi, par l'organe d'Hécatonyme qui passait pour un homme éloquent : "Soldats, la ville de Sinope nous a envoyés pour vous complimenter, vous qui êtes des Grecs, d'avoir vaincu les Barbares, et pour vous féliciter de ce que vous êtes enfin ici, ayant surmonté, si l'on en croit la renommée, un grand nombre de formidables obstacles. Nous sommes Grecs comme vous, et il serait juste qu'à ce titre nous eussions quelque sujet de nous louer de vous, et n'en eussions aucun de nous en plaindre, d'autant que nous ne vous avons pas donné le moindre exemple d'hostilités et d'insultes. Les citoyens de cette ville de Cotyore sont une de nos colonies, nous leur avons donné le domaine qu'ils cultivent, après l'avoir conquis sur les Barbares : voilà pourquoi ils nous paient, ainsi que les habitants de Cérasunte et ceux de Trébizonde, le tribut que nous leur avons imposé. Quelque mal que vous fassiez à ces peuples, la ville de Sinope croit le ressentir. Nous avons entendu dire que vous étiez entrés à main armée dans  Cotyore ; que vous aviez logé quelques soldats dans la ville, et que vous preniez, sur son territoire, ce dont vous aviez besoin, par violence et non de gré à gré. Nous n'approuvons point votre conduite, et si vous persistez, vous nous obligerez de nous allier à Corylas, aux Paphlagoniens, et à tous les autres peuples avec lesquels nous pourrons nous liguer." Xénophon se leva, et répondit ainsi au nom de l'armée : "Sinopéens, nous sommes venus ici satisfaits d'avoir sauvé nos jours et nos armes. Piller, nous charger de butin, et combattre  en même temps nos ennemis, nous aurait été impossible. Nous sommes enfin arrivés jusqu'à des villes grecques à Trébizonde, où l'on nous apportait des vivres à acheter, nous n'en avons pris qu'en payant. Les citoyens de cette ville ont rendu des honneurs à l'armée, et lui ont offert les présents de l'hospitalité : nous nous sommes acquittés envers eux par des honneurs pareils ; nous avons épargné ceux des Barbares dont ils étaient alliés ; nous avons attaqué ceux de leurs ennemis contre lesquels ils nous ont conduits eux‑mêmes, et leur avons fait tout le mal que nous avons pu. Interrogez des habitants de Trébizonde, demandez‑leur comment nous en avons agi avec eux : il s'en trouve ici que par amitié leur ville nous a donnés pour guides. Partout, au contraire, où nous arrivons, et ne trouvons point de vivres à acheter, que le pays soit grec ou barbare, nous prenons ce dont nous avons besoin, non par licence, mais par nécessité. Cette nécessité nous a réduits à faire la guerre aux Carduques, aux Chaldéens, aux Taoques, quoiqu'ils ne fussent point sujets d'Artaxerxès, et que nous les regardassions comme des ennemis redoutables ; car ils ne voulaient point nous faire trouver un marché garni de vivres. Les Macrons, au contraire, nous en ont fourni à prix d'argent, comme ils ont pu ; quoique ce fussent aussi des Barbares, nous les avons traités comme amis, et nous n'avons rien pris chez eux par violence. Si nous en avons usé autrement avec les habitants de Cotyore, que vous dites dépendre de vous, ils ne doivent en accuser qu'eux‑mêmes ; ils ne se sont point conduits avec nous comme amis ; ils ont fermé leurs portes, et n'ont voulu ni nous laisser entrer dans la place, ni nous apporter au camp des vivres pour notre argent ; ils en ont rejeté la faute sur le gouverneur que vous leur avez donné. Je passe au reproche que vous nous faites d'être entrés par force et d'occuper leurs maisons. Nous les avons priés de loger nos malades ; comme on n'ouvrait point les portes, nous sommes entrés dans la place par le côté même où l'on refusait de nous admettre. Nous n'y avons fait aucun autre acte de violence, mais nos malades sont à l'abri des injures de l'air, dans des maisons où ils vivent à leurs propres frais. Pour qu'ils n'y soient pas à la disposition de votre gouverneur, et que nous puissions les transporter quand il nous conviendra, nous avons mis des gardes aux portes. Le reste de l'armée, vous le voyez, couche au bivouac, garde exactement ses rangs, est toujours prêt à reconnaître un bienfait et à repousser une insulte. Vous nous menacez, et prétendez qu'il ne dépend que de vous de faire alliance contre nous avec Corylas et les Paphlagoniens. Nous ferons la guerre, si vous nous y contraignez, et à vous, et à eux ; nous nous sommes déjà éprouvés contre des forces bien plus nombreuses ; mais, peut‑être, si nous le jugions à propos serait‑ce à nous que s'allierait ce chef des Paphlagoniens. Le bruit est venu jusqu'à nos  oreilles, qu'il souhaitait ardemment être maître de votre ville et des postes fortifiés sur le bord de la mer. Nous tâcherons de nous concilier son amitié en le servant dans ses projets." Les autres députés qui accompagnaient Hécatonyme parurent alors très mécontents du discours qu'il avait tenu. Un d'eux s'avança et dit aux Grecs qu'ils n'étaient point venus pour leur déclarer la guerre, mais pour leur donner au contraire des témoignages d'amitié. Si vous venez à Sinope, nous vous y recevrons, et vous offrirons les dons de l'hospitalité. Nous allons dès maintenant ordonner aux habitants de Cotyore de vous fournir les secours qui dépendent d'eux ; car nous voyons que vous ne nous avez dit rien que de vrai." Bientôt après la ville de Cotyore envoya des présents, et les généraux reçurent de leur côté comme leurs hôtes les députés des Sinopéens. Ils s'entretinrent ensemble sur ce qui concernait les uns et les autres. Différentes matières, mais surtout des questions sur le reste de la route et sur les services mutuels qu'on pouvait se rendre, furent le sujet de cet entretien. Ainsi finit la journée.
Le lendemain les généraux convoquèrent les soldats ; ils jugèrent convenable d'appeler les députés et de délibérer avec eux sur les moyens d'achever la route que l'armée avait encore à faire pour arriver en Grèce : car s'il fallait aller par terre, il paraissait utile d'avoir des guides sinopéens, vu la connaissance qu'ils avaient de la Paphlagonie, et les Grecs devaient avoir bien plus besoin encore de la ville de Sinope, s'ils voulaient s'embarquer : elle seule paraissait en état de leur fournir la quantité de bâtiments nécessaires pour transporter toute l'armée. On appela donc les députés pour délibérer avec eux ; on leur dit que comme Grecs le premier service qu'ils devaient rendre à des compatriotes était de se montrer bien intentionnés pour eux, et de leur donner les meilleurs conseils. Hécatonynie se leva ; il commença par une apologie du discours qu'il avait tenu la veille ; il dit que le propos qui lui était échappé, que la ville de Sinope pouvait se liguer avec les Paphlagoniens, ne signifiait point qu'elle voulût faire avec ces peuples la guerre à l'armée grecque, mais au contraire que pouvant songer à l'alliance des Barbares, sa patrie préférerait celle des Grecs Ceux‑ci l'ayant pressé de leur donner son avis sur le point discuté, après avoir invoqué les Dieux, il parla ainsi : "Puisse‑t‑il m'arriver toutes sortes de prospérités si je vous conseille le parti que je crois le meilleur ! Puisse m'arriver le contraire si je vous parle autrement ! Je regarde cette délibération comme sainte. Lorsque l'événement aura prouvé que je vous ai bien conseillés, beaucoup de vous autres Grecs me louerez, beaucoup me maudirez si je vous engage à prendre un parti qui vous soit funeste. Je sais qu'en vous proposant de vous embarquer, je constitue ma patrie en beaucoup plus de frais et d'embarras ;car ce sera à nous à vous fournir des bâtiments au lieu que si vous alliez par terre, ce serait à vous‑mêmes à vous ouvrir une route les armes à la main. Il faut cependant dire ce que je pense et ce que je sais, car je connais par expérience le pays et les forces des Paphlagoniens. On trouve dans leur province et les plus belles plaines et les montagnes les plus élevées. Je sais d'abord par où vous serez contraints d'y entrer il n'y a point d'autre chemin qu'une gorge, dominée des deux côtés par des montagnes élevées ; qu'une poignée d'hommes occupe ces hauteurs, ils sont maîtres du défilé, et tous les humains réunis n'y passeraient pas malgré eux. Je montrerai ce local à des Grecs, si vous voulez y envoyer avec moi. On trouve ensuite des plaines ; elles sont défendues par une cavalerie que les Barbares regardent comme meilleure de toute celle d'Artaxerxès : elle n'a point marché au secours de ce monarque, quoiqu'elle en eût reçu l'ordre. Celui qui la commande en est fier et ne se pique pas d'une obéissance si exacte. Supposons que vous vous soyez glissés à travers les montagnes ou que prévenant les ennemis vous vous en soyez emparés avant eux, que vous ayez défait en bataille rangée dans la plaine leur cavalerie et leur infanterie qui monte à plus de cent vingt mille hommes, vous arriverez à des fleuves. Le premier est le Thermodon, large de trois plèthres : je présume que vous aurez peine à le passer, ayant en tête des ennemis nombreux et suivis par d'autres qui menaceront votre arrière‑garde. Vous trouverez, ensuite l'Iris, dont la largeur est la même. Le troisième est l'Halys : celui‑là n'a pas moins de deux stades de largeur ; vous ne pourrez le traverser sans bateaux, et qui vous en fournira ? Après l'Halys, si vous le passez, vous arriverez eux bords du Parthénias qui est aussi peu guéable. Je regarde donc que continuer votre route par terre est un parti, je ne dis pas difficile, mais absolument impossible dans l'exécution. Si vous vous embarquez, vous longerez la côte d'ici à Sinope, et de Sinope à Héraclée. D'Héraclée vous ne serez plus embarrassés, ni pour aller par terre, ni pour continuer votre navigation, si vous l'aimez mieux, car vous trouverez dans cette ville beaucoup de bâtiments." Quand Hécatonyme eut parlé en ces termes, les uns soupçonnèrent que ce discours lui avait été inspiré par ses liaisons avec Corylas, car il était hôte de ce Barbare ; d'autres jugèrent que l'espoir d'une récompense l'avait engagé à donner ce conseil ; d'autres enfin présumèrent qu'il n'avait ainsi parlé que pour détourner l'armée de traverser le territoire des Sinopéens qui aurait pu souffrir de ce passage. Les Grecs arrêtèrent cependant qu'on irait par mer. Xénophon dit ensuite : "Sinopéens, nos soldats choisissent la route que vous leur conseillez. Voici à quoi ils se sont déterminés : S'il doit se trouver assez de bâtiments pour transporter jusqu'au dernier homme, nous nous embarquerons tous ; mais aucun soldat ne montera à bord s'il faut laisser à terre une partie de l'année, tandis que le reste mettrait à la voile, car nous sentons que, partout où nous serons en force, nous pourrons et sauver nos jours et nous faire fournir des vivres ; mais que si l'ennemi nous trouve une seule fois plus faibles que lui, nous subirons le sort des esclaves." Hécatonyme et ses compagnons ayant entendu cette réponse, prièrent l'armée d'envoyer des députés à Sinope ; elle y députa Callimaque Arcadien, Ariston d'Athènes, et Samolas Achéen, qui partirent aussitôt. Pendant leur absence, Xénophon voyant cette multitude d'hoplites, de peltastes, d'archers, de frondeurs et de cavaliers, tous exercés longtemps au métier des armes, et devenus d'excellentes troupes, les voyant, dis-je, sur les bords du Pont‑Euxin, où l'on ne pourrait qu'avec des frais énormes rassembler de telles forces, songea qu'il serait glorieux d'y fonder une ville et d'y augmenter et la puissance et les possessions des Grecs. Le nombre des troupes et celui des peuples qui habitent le long des rivages de cette mer lui faisaient conjecturer que cette colonie deviendrait considérable. Avant de s'en ouvrir à qui que ce fût de l'armée ; Xénophon fit appeler Silanus d'Ambracie, qui avait été devin de Cyrus, et sacrifia pour consulter les dieux sur ce projet. Silanus en redoutant le succès, et craignant qu'on n'arrêtât dans ce pays l'armée, y répandit le bruit que Xénophon voulait fixer les Grecs dans les environs, y bâtir une ville et s'acquérir par là à lui‑même et une grande réputation et une grande puissance ; car ce devin n'aspirait qu'à retourner au plus tôt en Grèce. Il avait conservé les trois mille dariques qu'il avait reçues de Cyrus lorsqu'il lui eut annoncé, en observant les victimes, qu'on ne combattrait pas de dix jours, et que l'événement eut confirmé sa prédiction. Des soldats à qui ces propos revinrent, quelques‑uns trouvaient plus avantageux de rester dans le pays ; mais la plupart étaient d'un avis contraire : Timasion Dardanien, et Thorax de Béotie dirent à certains négociants d'Héraclée et de Sinope qui se trouvèrent près de l'armée que si l'on ne donnait pas aux Grecs une solde afin qu'ils puissent se fournir de vivres pour le temps de leur navigation, on courait grand risque de fixer sur les bords de l'Euxin des troupes aussi nombreuses et aussi aguerries. "Car voici les discours que Xénophon nous exhorte à tenir à l'armée, et il les tiendra lui‑même tout aussitôt que les bâtiments que nous attendons seront arrivés. Soldats, nous vous voyons dans la détresse ; vous n'avez ni de quoi acheter le nécessaire pour le temps où vous serez en mer, ni de quoi enrichir votre famille à votre retour. Si vous vouliez choisir un des pays situés autour de l'Euxin, vous l'envahiriez aisément. On permettrait alors à ceux qui voudraient retourner dans leur patrie de partir ; ceux qui préféreraient de fixer leur séjour dans cette nouvelle conquête en seraient les maîtres. Vous avez des vaisseaux et pouvez vous porter subitement où vous voudrez.+ Les négociants, frappés de ce qu'on leur annonçait, le rapportèrent aux villes qu'ils habitaient. Timasion y envoya avec eux Eryntaque Dardanien et Thorax de Béotie pour y parler sur le même ton. Les Sinopéens et les habitants d'Héraclée, dès qu'ils l'ont appris, envoient à Timasion, lui font dire qu'ils lui donneront l'argent nécessaire, qu'il gagne l'armée et l'engage à mettre à la voile et à sortir du Pont‑Euxin. Timasion reçut avec plaisir cette nouvelle, et à l'assemblée des soldats il parla en ces termes : "Soldats, il ne faut point songer à nous fixer ici ; nous ne devons avoir rien de plus cher que la Grèce : J'entends dire qu'il est parmi nous des Grecs qui, sans nous le communiquer, ont sacrifié  et consulté les dieux sur un établissement que je réprouve ; si vous voulez mettre à la voile au commencement du mois prochain pour abandonner l'Euxin je m'engage à faire paver à chacun de vous une solde qui sera d'un cyzicène par mois. Je vous mènerai dans la Troade, d'où je suis maintenant banni ; vous y aurez ma patrie pour alliée, et je sais qu'elle me recevra avec plaisir. Je vous conduirai ensuite où vous ferez beaucoup de butin, car l'Éolie, la Phrygie, la Troade, le gouvernement entier de Pharnabaze, tous ces pays me sont parfaitement connus, les uns parce que j'en suis originaire, les autres parce que j'y ai fait la guerre avec Cléarque et Dercyllidas." Thorax de Béotie se leva aussitôt ; c'était un rival qui enviait à Xénophon son rang de général, et qui tâchait sans cesse de le lui enlever. Il dit aux Grecs qu'à la sortie du Pont‑Euxin, ils trouveraient la Chersonèse, contrée belle et opulente, que ceux qui voudraient s'y fixer le pourraient ; qu'il serait loisible à ceux qui préféreraient leur patrie d'y retourner ; qu'il était ridicule de chercher un établissement parmi les Barbares, tandis qu'il restait tant de pays fertiles à occuper au sein de la Grèce. "Jusqu'à ce que vous y soyez parvenus, ajouta‑t‑il, je vous réponds de la solde que vous a fait espérer Timasion." Il parlait ainsi parce qu'il savait ce que les villes de Sinope et d'Héraclée avaient promis à ce Grec pour engager l'armée à s'embarquer et à passer le Bosphore. Xénophon cependant gardait un profond silence. Philésius et Lycon, Achéens tous deux, se levèrent et dirent que c'était un crime grave à ce général de solliciter séparément les Grecs à demeurer dans ces contrées ; d'avoir été jusqu'à consulter les dieux par des sacrifices à l'insu de l'armée ; et de ne pas ouvrir la bouche lorsqu'on délibérait en commun sur ce même sujet. Ces accusations forcèrent Xénophon de se lever et de tenir ce discours : "Soldats, vous me voyez faire le plus de sacrifices que je peux ; j'ai en vue votre prospérité et la mienne. Je tâché de dire, de penser, d'exécuter ce qui doit tourner le plus glorieusement et le plus avantageusement pour vous et pour moi. Je viens de sacrifier précisément pour savoir s'il valait mieux vous parler le premier de mon projet et travailler à l'exécuter ou ne me mêler en rien de cette affaire. Silanus m'a répondu que les entrailles des victimes étaient belles : c'est le point le plus important. Il savait qu'il ne parlait pas à un homme sans expérience, parce que j'assiste toujours aux sacrifices. Il a ajouté qu'il lisait dans les entrailles qu'il se tramait contre moi des fourberies et des embûches ; et il était bien sûr de la vérité de sa prédiction ; car il savait que lui‑même tâchait de me calomnier près de vous. Il a semé le bruit que je voulais exécuter mes desseins sans vous les avoir fait approuver par la voie de la persuasion. Lorsque je vous ai vus dans la détresse, j'ai songé, j'en conviens, aux moyens de nous emparer d'une place d'où les Grecs qui voudraient retourner promptement dans leur patrie mettraient aussitôt à la voile, et où ceux qui aimeraient mieux différer leur retour resteraient jusqu'à ce qu'ils eussent acquis assez de richesses pour être utiles à leurs familles. Mais depuis que je vois les habitants de Sinope et d'Héraclée vous envoyer des bâtiments, depuis que je vois des hommes vous promettre une solde qui commencera à courir le premier du mois prochain, il me paraît avantageux de nous retirer sains et saufs où nous voulions arriver, et de recevoir en outre une solde pour prix de notre départ. Je me désiste donc de mes autres idées, et je déclare qu'il faut s'en désister à ceux qui m'étaient venus trouver et m'avaient exhorté à exécuter mon projet ; car voici ma façon de penser : tant que vous serez en force comme maintenant, je prévois que vous serez respectés et que vous vous ferez fournir des vivres. Le premier droit que donne la victoire est de s'emparer de ce qui appartient aux vaincus ; mais si vous dispersez et morcelez vos forces, vous ne pourrez plus prendre en maîtres votre subsistance, et vous ne vous retirerez pas d'ici sans essuyer des infortunes. Je suis donc du même avis que vous. Nous devons retourner en Grèce, et si quelqu'un de nous cherche à rester dans un autre pays ou qu'on le surprenne essayant de quitter l'armée avant qu'elle soit en lieu de sûreté, il faut le juger et le condamner comme coupable. Que quiconque embrasse mon opinion lève la main." Tous les Grecs la levèrent. Silanus se mit à crier, et tâcha de faire entendre qu'il était juste de laisser ceux qui le voudraient partir séparément et quitter l'armée. Les soldats ne purent souffrir un tel discours ; ils menacèrent ce devin ; on lui dit que s'il était pris sur le fait, et fuyant secrètement, il en porterait la peine. Peu de temps après, les citoyens d'Héraclée ayant su que l'armée avait résolu de s'embarquer pour sortir de l'Euxin, et que Xénophon même avait été de cette opinion, envoyèrent les navires ; mais ils ne tinrent pas parole sur l'article de la solde et de l'argent qu'ils avaient promis à Timasion et à Thorax de leur faire passer. Ceux qui avaient répondu à l'armée qu'elle serait stipendiée craignirent sa colère et furent frappés de terreur. Ils prirent avec eux les généraux qui avaient eu connaissance de leurs premières démarches, et vinrent trouver Xénophon (or, tous les autres généraux avaient été instruits de la négociation, si ce n'est Néon d'Asinée qui commandait pour Chirisophe alors absent). Ils dirent à Xénophon qu'ils se repentaient de ce qu'ils avaient fait ; que puisqu'on avait des vaisseaux, il leur semblait que le meilleur parti à prendre était de voguer vers le Phase et de s'emparer du pays adjacent. Le fils d'Æetès en était alors roi. Xénophon leur répondit qu'il n'en parlerait point à l'armée. "Assemblez‑la vous‑mêmes, ajouta‑t‑il, et faites‑lui, si vous le voulez, cette proposition." Timasion témoigna alors qu'il était d'avis qu'on ne convoquât pas une assemblée générale, mais que chacun des généraux tachât d'abord de persuader les chefs de loches qui lui étaient subordonnés. On se sépara et on y travailla.
Les soldats apprirent ce qui se passait. Néon répandit le bruit que Xénophon, ayant séduit les généraux, voulait tromper les soldats et les ramener vers le Phase. Les soldats s'en indignèrent ; il se fit des assemblées particulières et des cercles de séditieux. Déjà l'on craignait beaucoup de voir renouveler l'attentat commis sur les hérauts des Colques et sur les commissaires des vivres ; car des uns et des autres, tous ceux qui n'avaient pu se réfugier sur les vaisseaux avaient été lapidés. Xénophon, dès qu'il fut instruit de ces germes de révolte crut qu'il fallait au plus tôt convoquer toute l'armée et ne lui pas donner le temps de s'assembler d'elle‑même. Il ordonna au héraut de l'annoncer aux Grecs ; aussitôt qu'ils entendirent la proclamation, ils coururent avec plaisir au lieu indiqué. Xénophon n'accusa point les généraux d'être venus le chercher et d'avoir tenté de le séduire ; il parla en ces termes : "Soldats, j'entends dire qu'on m'impute injustement de vous avoir trompés et de vouloir vous ramener à l'embouchure du Phase. Ecoutez-moi donc, je vous en conjure par les Immortels. Si je suis coupable, il ne faut point que je sorte d'ici sans en être puni ; s'il vous paraît au contraire que mes accusateurs m'ont calomnié, traitez‑les comme vous jugerez qu'ils le méritent. Vous savez où le soleil se couche et où il se lève ; vous n'ignorez pas que c'est vers l'occident que doit faire route celui qui veut aller en Grèce, et que pour retourner chez les Barbares il faut au contraire tourner la proue vers l'orient. Y a‑t‑il quelqu'un qui pût vous abuser au point de vous faire croire que l'orient est où le soleil se couche et l'occident où il se lève ? Nous savons de plus que le vent de nord est favorable aux vaisseaux qui sortent de l'Euxin pour revenir en Grèce, et que le vent de midi est le meilleur pour entrer dans le Phase. Vous dites vous‑mêmes, quand c'est l'aquilon qui souffle, voilà un beau temps pour revenir par mer dans notre patrie ! Quel moyen donc de vous tromper et de vous engager à vous embarquer par un vent de midi ? Mais je vous ferai peut‑être monter à bord pendant un calme ? Naviguerai‑je donc sur plus d'un vaisseau, et ne vous trouverez‑vous pas partagés sur plus de cent autres ? Comment m'y prendrais‑je ou pour vous faire violence ou pour vous induire en erreur, si vous ne vouliez pas faire la même navigation que moi ? Je suppose même qu'abusés et ensorcelés pour ainsi dire par mes artifices, vous arrivez avec moi dans le Phase ; nous descendons enfin à terre ; vous reconnaîtrez au moins alors que vous n'êtes pas en Grèce, et le perfide qui vous aura trompé se trouvera au milieu de près de dix mille Grecs couverts de leurs armes. Un homme pourrait‑il mieux s'assurer un châtiment sévère qu'en formant de tels complots contre vous et contre lui‑même ? Vous ajoutez foi à de vains propos tenus par des gens insensés, jaloux de votre général et des honneurs que vous lui rendez. Je n'ai pas mérité cependant d'être en butte aux envieux. Qui empêchai‑je d'exposer un avis utile à l'armée, de combattre pour votre salut et pour le sien, de veiller à la sûreté commune et d'en prendre un soin particulier ? Eh quoi ! si vous voulez élire d'autres généraux, quelqu'un croit‑il que je l'exclurai de ce grade ? Je me retire. Qu'un autre vous commande ! Seulement qu'il fasse le bien de l'armée ! Mais ce que j'ai dit à ce sujet me suffit. S'il est un Grec qui croie encore avoir été trompé ou qui présume qu'on puisse en tromper d'autres, qu'il prenne la parole, qu'il vous instruise de l'objet de ses craintes. Quand vous aurez assez discuté cette matière, ne vous séparez pas que je ne vous aie parlé de ce que je remarque dans l'armée : ce sont les germes d'un mal plus réel. S'il doit s'étendre et devenir aussi violent qu'on a droit de le conjecturer, il est bien temps certainement de délibérer sur nos affaires : tâchons de ne pas passer pour les plus scélérats des mortels, de ne nous pas couvrir de honte devant les dieux, devant les hommes amis et ennemis, et de ne nous pas faire universellement mépriser." Les soldats ne comprirent point ce que signifiaient ces mots ; ils en parurent étonnés et dirent à Xénophon de s'expliquer. Il recommença à parler en ces termes : "Vous savez bien qu'il y avait dans les montagnes des Barbares des bourgades alliées de Cérasunte, d'où quelques habitants descendaient et venaient vous vendre du bétail, et les autres denrées qu'ils avaient ; il me semble même que plusieurs de vous ont été dans la plus voisine de ces bourgades, et sont revenus au camp après avoir acheté ce dont ils avaient besoin, Cléarate, chef de lochos, ayant été informé qu'elle était petite et se gardait mal, parce qu'elle se reposait sur la foi des traités, y marcha de nuit sans en prévenir aucun des généraux, avec intention de la piller ; il avait dessein, s'il s'en rendait maître, de ne plus revenir à l'armée, mais de monter à bord d'un bâtiment sur lequel ses camarades de chambrée longeaient la côte, d'y charger son butin, de mettre à la voile et de sortir de l'Euxin. Ses camarades dont je vous parle, qui étaient sur le navire savaient le projet du chef, et en étaient complices : je viens d'en être informé. Cléarate s'associa tous les Grecs qu'il put engager à le suivre, et les mena droit à la place ; mais le jour ayant paru avant qu'on fût arrivé aux portes, les Barbares se rassemblent, occupent des lieux fortifiés par la nature, d'où frappant les Grecs et leur lançant des traits, ils tuent Cléarate et beaucoup des siens quelques‑uns fuient et arrivent à Cérasunte cela se passait le jour même que nous nous mîmes en marche pour venir ici. Plusieurs des Grecs qui nous devaient suivre par mer étaient encore dans Cérasunte, et leurs navires n'avaient point levé l'ancre. Il y arriva ensuite, à ce que disent les habitants de Cérasunte, trois vieillards députés de la bourgade qu'on avait voulu insulter. Ils nous cherchaient ; ne nous ayant plus trouvés, ils témoignèrent aux Cérasuntiens qu'ils étaient étonnés et qu'ils ne concevaient pas quel motif nous avait fait marcher contre eux. Les Cérasuntiens disent leur avoir répondu que l'attaque ne s'était point faite d'après une résolution publique, mais que des particuliers s'étaient portés à cet attentat. Ils assurent que les Barbares en témoignèrent une vive joie, qu'ils allaient s'embarquer pour venir ici nous raconter ce qui s'était passé, et qu'ils invitèrent ceux des Grecs qui le souhaiteraient à aller ensevelir les morts. Quelques‑uns des fuyards se trouvaient encore à Cérasunte ; ils surent le projet des Barbares ; ils osèrent leur jeter des pierres et exhorter d'autres Grecs à les imiter. Les trois malheureux députés sont restés sur la place et ont été lapidés. Après cet assassinat, quelques Cérasuntiens vinrent nous trouver et nous firent un récit exact de l'événement. Leur rapport m'affligea ainsi que les autres généraux. Nous délibérions avec ces étrangers sur les moyens de donner la sépulture aux cadavres de nos compatriotes, et nous étions ensemble assis à la tête du camp, en avant des armes, quand tout à coup nous entendons de grands cris frappe, frappe, jette, jette. Nous voyons bientôt beaucoup de Grecs accourir ; les uns tenaient des pierres dans leurs mains, d'autres en amassaient par terre. Les Cérasuntiens, témoins de ce qui s'était passé dans leur ville, s'effraient et se retirent vers les vaisseaux. Que dis‑je ! par Jupiter ! quelques‑uns de nous‑mêmes n'étaient pas sans crainte. Je m'avançai, vers les séditieux et leur demandai de quoi il s'agissait ; il y en avait beaucoup qui nieraient et qui cependant tenaient des pierres. Je m'adressai enfin à un soldat qui était au fait ; il me répondit que les commissaires des vivres vexaient horriblement l'armée. Pendant que cet homme me parle, un autre aperçoit le commissaire Zélarque qui se retirait vers le rivage et il jette un grand cri. Dès que la multitude l'a entendu, elle court sur Zélarque comme sur un sanglier ou sur un cerf qui paraîtrait tout à coup dans la plaine. Les Cérasuntiens voyant nos soldats se précipiter de leur côté, croient qu'on leur en veut, fuient tant qu'ils ont de forces, et se jettent dans la mer : quelques‑uns des nôtres y tombent aussi, et tous ceux qui ne savaient pas nager se sont noyés. Que croyez‑vous que pensassent alors les Cérasuntiens ? Ils n'avaient aucun tort à se reprocher, mais ils craignaient qu'une rage subite n'eût pris à notre armée comme elle prend à des chiens, et considérez où vous en serez réduits si une telle indiscipline subsiste à l'avenir. Vous aurez beau vous assembler, vous n'aurez l'autorité, ni de déclarer la guerre à qui vous voudrez, ni de la finir quand il vous conviendra ; un particulier entraînera l'armée aux entreprises qu'il aura seul adoptées. Si quelques députés viennent désormais vous demander la paix ou vous faire d'autres propositions, qui voudra les assassinera, et vous laissera ignorer jamais les motifs qui les amenaient vers vous. Les généraux que vous vous êtes donnés vous‑mêmes n'auront plus d'autorité. Quiconque s'élira lui‑même chef de séditieux et criera tue, tue, s'il trouve des compagnons qui lui prêtent la main, comme il vient d'arriver, aura le pouvoir de faire périr, sans forme de justice, tout général ou tout particulier qu'il aura proscrit. Considérez un peu les obligations que vous avez à ces chefs qui n'ont d'autre autorité que celle qu'ils se sont arrogée, Zélarque, commissaire des vivres, s'il est coupable envers nous, a mis à la voile et a disparu sans recevoir la peine due à son crime ; s'il est innocent  il fuit loin de l'armée, craignant d'être mis à mort injustement et de n'être point entendu. Grâce à ceux qui ont lapidé les députés, vous êtes les seuls des Grecs qui ne puissiez entrer avec sécurité dans les murs de Cérasunte si vous n'y arrivez en force. Les Barbares, qui avaient tué des nôtres, vous invitaient à venir librement leur donner la sépulture ; il résulte de ces attentats que vous ne pouvez plus y aller, même précédés d'un héraut. Et qui de vous ayant donné l'exemple d'assassiner les hérauts, oserait s'avancer avec un caducée ? Nous y avons suppléé ; nous avons prié les habitants de Cérasunte d'inhumer ces infortunés. Si les faits que je viens de raconter sont louables approuvez‑les par un décret public : chacun s'attendant à les voir renouveler se tiendra sur ses gardes et se baraquera dans un lieu fortifié. Jugez-vous au contraire que ce ne sont pas des traits d'hommes sociables, mais de bêtes féroces ; cherchez le moyen d'arrêter cette licence. Autrement, par Jupiter, comment les dieux agréeront-ils nos sacrifices quand ils verront nos actions impies ? Comment combattrons‑nous nos ennemis si nous nous égorgeons les uns les autres ? Quelle ville nous ouvrira ses portes et voudra être notre alliée, sachant qu'une telle indiscipline règne parmi nous ? Qui osera venir vendre des vivres à notre camp lorsqu'il sera public que les plus grands crimes n'ont rien qui nous arrête ? Nous croyons avoir mérité quelque gloire, quelle bouche osera prononcer les louanges de scélérats tels que nous car je sais que nous donnerions nous-mêmes ce nom à qui aurait commis de semblables forfaits." 
Aussitôt tous les Grecs se levèrent, et dirent qu'il fallait sévir contre les auteurs d'une telle indiscipline, défendre qu'elle recommençât, et punir désormais de mort le premier qui contreviendrait à cette loi. On chargea les généraux de livrer les coupables à la justice. On arrêta qu'on rechercherait toutes les fautes commises depuis la mort de Cyrus, et l'on en établit juges les chefs de lochos ; puis Xénophon fut d'avis, et tous les devins conseillèrent, qu'on purifiât l'armée. On l'ordonna, et cette cérémonie fut célébrée. Il fut décidé aussi que les généraux seraient recherchés sur leur conduite précédente. Le compte rendu, Philésius et Xanticlès furent condamnés à restituer vingt mines qui manquaient à la somme qui leur avait été confiée, et qui était destinée au fret des bâtiments de transport ; Sophénète le fut à une amende de dix mines, pour avoir exercé négligemment les fonctions de général depuis qu'on lui avait conféré ce rang. Quelques soldats accusèrent ensuite Xénophon de les avoir frappés, et lui reprochèrent de les traiter avec hauteur et pétulance. Xénophon se leva, et somma le premier qui avait porté plainte contre lui de dire d'abord en quelle occasion il l'avait battu. "Lorsque nous mourions de froid, répondit celui‑ci, et que nous étions couverts de neige." Xénophon répliqua : "Si c'est par le froid excessif dont vous nous parlez, pendant la disette de vivres tandis qu'il n'y avait pas une goutte de vin à l'armée, que nous étions accablés de fatigues et poursuivis par l'ennemi, si c'est, dis‑je, dans de telles circonstances que j'en ai agi avec violence, je conviens que je suis plus vicieux que les ânes mêmes, dont la lassitude, dit‑on, n'arrête pas la lubricité ; mais exposez le motif pour lequel je vous ai frappé. Vous demandais‑je quelque chose ? Est‑ce pour punir votre refus que j'ai levé la main sur vous ? S'agissait‑il d'une restitution que j'exigeais ? Attribuez‑vous ma vivacité à la jalousie ou à l'ivresse ?" Le soldat convint que Xénophon n'avait été animé par aucun de ces motifs. Ce général demanda au Grec s'il était alors dans les rangs des hoplites. "Non, reprit‑il. ‑ Faisiez‑vous votre service parmi les armés à la légère ? -  Non, repartit l'accusateur ; quoique homme libre, je conduisais un mulet ; mes camarades de chambrée m'en avaient confié le soin." Xénophon reconnut alors son homme. "N'êtes‑vous pas, lui demanda‑t‑il, celui qui transportiez un malade. ? ‑ Oui, par Jupiter, répliqua le Grec ; mais vous m'y aviez forcé, et aviez jeté par  terre le bagage de mes compagnons. ‑ Voici comment je l'ai jeté par terre, reprit Xénophon : j'en ai chargé d'autres soldats ; je leur ai ordonné de me  remettre ce dépôt, et je vous ai tout rendu ; sans qu'il y eût rien d'égaré, lorsque vous m'avez représenté l'homme que je vous avais confié. Écoutez tous comment cette affaire s'est passée ; ceci vaut la peine d'être entendu. On laissait en arrière un de nos  compatriotes, parce qu'il ne pouvait plus marcher ; je ne le connaissais point particulièrement : tout ce que j'en savais, c'est qu'il était de notre armée. Je vous ai contraint de le porter de peur qu'il ne pérît ; car les ennemis nous poursuivaient, autant que je puis m'en souvenir." L'accusateur convint de ces faits. "Je vous avais dit de gagner les devants, poursuivit Xénophon ; je marchais moi‑même à l'arrière‑garde. Je vous retrouve creusant une fosse pour enterrer l'homme dont je vous avais chargé ; je m'arrêtai et vous louai de lui rendre les derniers devoirs ; mais en présence de nous, le prétendu mort ploya la jambe : tout ce qu'il y avait de témoins cria qu'il était encore en vie. - Eh bien, répondîtes‑vous, qu'il vive tant qu'il voudra ; pour moi je ne l'emporterai point d'ici : ce fut alors que je vous frappai. Le fait est vrai ; car il me parut que vous aviez très bien su qu'il respirait encore, lorsque vous aviez préparé sa sépulture. ‑ Eh quoi ! reprit l'accusateur, en est‑il moins mort depuis ce moment où je vous le représentai ? - Nul de nous, répliqua Xénophon, n'est immortel : faut‑il pour cela nous enterrer tout vivants ?" Alors il n'y eut qu'une voix dans l'assemblée : on s'écria que l'homme qui se plaignait n'avait pas été assez châtié. Xénophon invita ensuite ses autres accusateurs à exposer, pourquoi il avait porté la main sur chacun d'eux. Aucun ne se levant, et tous restant muets, il parla lui‑même en ces termes :"Soldats, je conviens que j'ai frappé beaucoup de Grecs, parce qu'ils sortaient de leurs rangs ; ils n'ont dû leur salut qu'à ceux d'entre vous qui restaient à leur poste et combattaient l'ennemi lorsqu'il se présentait, tandis que cette foule de pillards quittait le gros de l'armée, courait en avant au butin, et cherchait à s'enrichir plus que les braves. Si nous les avions tous imités ; nous aurions tous péri. J'aurai frappé encore, et forcé de marcher, un soldat qui se laissait aller, ne voulait point se lever, et se livrait, pour ainsi dire, lui‑même à l'ennemi ; car il m'est arrivé à moi‑même, dans la rigueur du froid, ayant attendu que des Grecs eussent chargé leurs équipages, et étant resté longtemps assis, de m'apercevoir que j'avais peine à me relever et à étendre mes jambes. D'après cette expérience personnelle, dès que je voyais quelqu'un s'asseoir et faire le paresseux, je le faisais marcher devant moi ; car le mouvement et l'action fournissent une sorte de chaleur et de souplesse aux membres. Je remarquais, au contraire, que le repos et l'attitude où l'on reste, quand on se tient assis, contribuaient à glacer le sang et à faire geler les doigts des pieds, accident que vous savez être arrivé à plusieurs d'entre vous. Peut‑être trouvant un homme qui restait en arrière par nonchalance, qui se faisait attendre par vous qui marchiez à la tête de la colonne, et qui bouchait le passage à notre arrière-garde, je lui aurai donné des coups avec ma main, pour lui épargner ceux qu'il aurait reçus de la lance des Barbares. Ceux que j'ai ainsi sauvés peuvent maintenant me demander compte d'un châtiment inique que je leur aurai infligé ; mais s'ils étaient tombés au pouvoir de l'ennemi, quels maux auraient‑ils soufferts ! Quelle justice s'en seraient‑ils fait rendre ! Mon raisonnement, poursuivit-il, est simple : si j'ai puni un Grec, pour son bien, j'avoue que j'ai mérité la même peine qu'un père qui châtie ses enfants, qu'un maître qui corrige ses écoliers : les chirurgiens coupent un membre et appliquent le feu pour le salut du malade. Si vous croyez que je me sois conduit ainsi par vivacité, songez que, grâces aux dieux, je vis maintenant dans une sécurité bien plus grande qu'alors ; je me sens plus d'audace ; je bois plus de vin, et je ne frappe cependant aucun soldat ; car je vois qu'un calme heureux a succédé pour vous aux orages ; mais lorsqu'une tempête agite la mer et soulève des montagnes de flots, ne voyez‑vous pas que, pour un signe de tête, le pilote se met en colère contre des matelots de la proue, et que le timonier s'exerce un pouvoir non moins despotique contre ceux de la poupe ? C'est qu'en cet instant critique la faute la plus légère peut faire engloutir tout l'équipage. Mais n'avez‑vous pas prononcé alors vous‑mêmes que c'était avec justice que je frappais les soldats en faute ? Vous n'aviez point, comme maintenant, de petites pierres en main pour aller au scrutin ; vous teniez vos armes ; vous nous entouriez et pouviez secourir ceux que je corrigeais ; mais, par Jupiter, vous ne preniez pas leur parti, et vous ne m'aidiez pas non plus à châtier celui qui quittait son rang. Par cette connivence, vous avez enhardi contre moi les plus mauvais soldats, et avez autorisé les airs de fierté qu'ils se donnent ; car si vous vouliez le remarquer, vous trouveriez, j'en suis persuadé, que ceux qui ont témoigné le plus de lâcheté alors, montrent aujourd'hui le plus d'insolence : Boïscus, cet athlète thessalien, prétendait alors, comme malade, devoir être dispensé de porter son bouclier ; c'est lui, à ce que j'entends dire, qui vient de piller beaucoup d'habitants de Cotyore. Si vous prenez un parti sensé sur cet attentat, vous en userez avec ce voleur tout autrement qu'on en use avec les chiens : on met à l'attache pendant le jour ceux qui sont méchants, et on ne les lâche que la nuit. Pour lui, la prudence exige que la nuit vous le teniez dans les fers, et le laissiez jouir pendant le jour seulement de sa liberté. Mais, poursuivit Xénophon, j'ai droit de m'étonner de ce que vous ne vous rappelez et ne citez de moi que ce qui a pu me rendre odieux à quelques‑uns d'entre vous. S'il en est, au contraire, à qui j'aie porté des secours contre la rigueur du froid, que j'aie défendu contre l'ennemi, à qui j'aie été utile dans leurs détresses et dans leurs maladies, personne n'en rappelle la mémoire. Si j'ai loué ceux qui faisaient une belle action, et honoré, autant qu'il était en moi, les braves, on ne s'en souvient pas davantage. Il est beau cependant, il est juste, que dis‑je ! c'est un devoir sacré et agréable de conserver le souvenir des bienfaits  plutôt que celui des injures."
Tous les Grecs se levèrent à ces mots ; ils se rappelèrent les uns aux autres ce qu'ils devaient à Xénophon, et la recherche qu'on avait faite de sa conduite finit ainsi par tourner à sa gloire.