Flodoard

ORDERIC VITAL

 

HISTOIRE DE NORMANDIE

 

TROISIEME PARTIE : LIVRE IX (PARTIE I)

livre VIII partie III - LIVRE IX : PARTIE II

Œuvre mise en page par Patrick Hoffman

Texte latin de Migne.

 

ORDERIC VITAL

 

 

 

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LIBER NONUS.

I. Prologus. Hujusce temporis eventus mirabiles.

Vicissitudines temporum et rerum aeternus Conditor sapienter salubriterque ordinat, nec ad libitus infrunitorum res humanas disponit ac variat, sed in manu potenti et brachio excelso pie servat, congrue provehit ac dispensat. Hoc in hieme et aestate palam videmus, hoc nihilominus in frigore et caumate sentimus; hoc in omnium rerum ortu et occasu perpendimus, et in multiplici varietate operum Dei rite rimari possumus. Inde multiplices propagantur historiae de multimodis eventibus qui fiunt in mundo quotidie, et dicacibus historiographis augmentantur copiose fandi materiae. Haec ideo medullitus considero, meditatusque meos litteris assigno, quia temporibus nostris insperata fit permutatio, et insigne thema referendi mira praestruitur dictatorum studio. En Jerosolymitanum iter divinitus initur, a multis Occidentalium populis unus grex miro modo congeritur, et contra ethnicos in Eoas partes unus exercitus conducitur. Sancta Sion a filiis suis, qui de longinquis regionibus ultro exierunt, eripitur, allophylis devictis, a quibus olim sancta civitas conculcabatur, et sanctuarium Dei nefarie contaminabatur. Detestabiles enim Agareni, divino judicio permittente, Christinianorum limites jamdudum transierunt, sancta loca invaserunt, Christicolas habitatores interemerunt, spurcitiisque suis abominabiliter sacra polluerunt; sed post multa tempora meritam ultionem mucronibus Gisalpinorum digne luerunt. Nulla, ut reor, unquam sophistis in bellicis rebus gloriosior materia prodiit, quam nostris nunc Dominus poetis atque librariis tradidit, dum per paucos Christicolas de paganis in Oriente triumphavit, quos de propriis domibus dulci desiderio peregrinandi excivit. Antiqua nempe miracula Deus Abraham nuper iteravit, dum solo ardore visendi sepulcrum Messiae Occiduos fideles illexit, et sine rege saecularique exactione per Urbanum papam commonuit, de finibus terrae et insulis maris velut Hebraeos de Aegypto per Moysen extraxit, et per exteras gentes usque in Palaestinam perduxit, ibique reges et principes, cum multis nationibus aggregatos, superavit, munitissimisque urbibus, oppidisque subactis gloriose perdomuit.

Fulcherius Carnotensis, Godefredi, Lotharingiae ducis, capellanus, qui laboribus et periculis praedicabilis expeditionis interfuit, certum et verax volumen de laudabili militia exercitus Christi edidit. Baldricus quoque, Dolensis archiepiscopus, IV libros luculenter conscripsit, in quibus integram narrationem, ab initio peregrinationis usque ad primum bellum post captam Jerusalem, veraciter et eloquenter deprompsit. Multi etiam alii Latinorum et Graecorum de tam memoranda re tractaverunt et posteritati claros eventus heroum vivacibus scriptis intimaverunt. Ego quoque, minimus omnium, qui religionis in habitu vita sequuntur Dominum, quia strenuos Christi agonothetas diligo, et eorum probos actus attollere gestio, in hoc, quod coepi de ecclesiasticis actibus, opusculo, Christianorum expeditionem in Domino Jesu ordiri appeto. Integrum opus peregrinationis almae aggredi timeo, arduam rem polliceri non audeo; sed qualiter intactum tam nobile thema praeteream, nescio. Praepedior senio, utpote sexagenarius, et in claustro regulari educatus, a pueritia monachus. Magnum vero scribendi laborem amodo perpeti nequeo. Notarios autem, qui mea nunc excerpant dicta, non habeo, ideoque praesens opusculum finire festino. Nonum itaque libellum nunc incipiam, in quo de Jerosolymitanis quaedam seriatim et veraciter persequi satagam, Deo mihi conferente opem necessariam. In desertis Idumaeae ad te clamo, Jesu bone, rex, potenter, Nazarene, mihi, quaeso, suffragare. Praesta vires, quibus digne tuum promam jus insigne, per quod tuos exaltasti ac rebelles conculcasti. Tu tuorum dux et rector, et in arctis es protector. Tu tuorum es adjutor et victorum retributor. Summe Deus, te adoro, opem tuam nunc imploro. Regi regum laus aeterna sit per saecula sempiterna! Amen.

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LIVRE NEUVIEME.

 

L'Éternel Créateur règle sagement et d'une manière salutaire les vicissitudes des temps et des choses; il ne dispose point et ne fait point varier les affaires humaines selon la fantaisie des insensés; mais il les surveille avec bonté; d'une main puissante et d'un bras étendu il pourvoit à tout, et dispense tout convenablement. C'est ce que nous voyons clairement dans l'hiver comme dans l'été; c'est aussi ce que nous sentons pendant la rigueur du froid ainsi que pendant l'excès de la chaleur; c'est ce que nous reconnaissons à la naissance et à la chute de toutes choses; c'est ce que nous pouvons fort bien découvrir dans la variété infinie des œuvres de Dieu. De là naissent une multitude d'histoires sur les événemens de toute espèce qui se passent journellement dans le monde, et fournissent aux historiens éloquens une ample matière de discours. Je médite profondément en moi-même toutes ces choses, et transmets par écrit le fruit de mes méditations. En effet, il s'opère de nos jours des révolutions inattendues, et un admirable texte de récits merveilleux s'offre tout construit à l'activité des écrivains. Ne voilà-t-il pas que l'expédition de Jérusalem est entreprise par l'inspiration de Dieu; un grand nombre de peuples de l'Occident se réunit admirablement en un seul corps, et marche, ne formant qu'une seule armée, vers les contrées orientales pour y combattre les Païens. La sainte Sion, délivrée par ses enfans, qui sont volontairement sortis des contrées lointaines, est arrachée aux Sarrasins vaincus, qui naguère foulaient aux pieds la sainte cité, et souillaient criminellement le sanctuaire de Dieu. En effet, les exécrables Sarrasins, par la permission de la Providence, avaient autrefois franchi les limites du territoire chrétien, envahi les lieux saints, mis à mort les habitans fidèles, et profané abominablement de leurs ordures les temples et les choses sacrées: mais, après un long-temps, ils trouvèrent dignement une punition méritée sous le glaive des Cisalpins. Je ne crois pas que jamais une plus glorieuse matière ait été offerte aux philosophes dans les expéditions guerrières, que celle qui est fournie par le Seigneur à nos poètes et à nos écrivains, quand il triomphe des Païens en Orient par le bras d'un petit nombre de Chrétiens qu'il a attirés de leur propre séjour par le desir si doux de voyager. Le Dieu d'Abraham vient de renouveler pour nous ses antiques miracles, quand il a charmé les fidèles d'Occident par la seule ardeur de visiter le sépulcre du Messie, quand il les a instruits de ses projets par la voix du pape Urbain, sans le concours des rois ni des contraintes séculières; quand il les a entraînés des extrémités de la terre et des îles de la mer, ainsi qu'il fit jadis pour les Hébreux, qu'il tira d'Egypte par la main de Moïse; quand il les a conduits jusqu'en Palestine à travers les peuples étrangers; quand il y a vaincu les rois et les princes réunis à la tête de nations nombreuses, et qu'il les a glorieusement domptés après avoir soumis les cités et les places tes plus fortes.

Foulcher de Chartres, chapelain de Godefroi, duc de Lorraine, qui partagea les travaux et les périls de cette mémorable expédition, a publié un livre certain et véridique sur la louable entreprise de l'armée du Christ. Baudri1, évêque de Dol, a écrit élégamment quatre livres dans lesquels il en raconte, avec autant de vérité que d'éloquence, tous les détails depuis le commencement du voyage jusqu'à la première bataille après la prise de Jérusalem. Beaucoup d'autres auteurs, tant latins que grecs, ont aussi parlé de cet événement mémorable, et, dans leurs écrits immortels, ont transmis à la postérité les brillans exploits des héros. Et moi aussi, le moindre de tous ceux qui suivent le Seigneur dans la vie religieuse, comme je chéris les courageux champions du Christ, et desire célébrer leurs actions généreuses, je vais raconter, plein de Notre Seigneur Jésus-Christ, cette expédition des Chrétiens dans cet ouvrage que j'ai commencé sur les affaires ecclésiastiques. Je crains d'entreprendre un travail entier sur la sainte expédition: je n'ose promettre une chose si difficile; mais je ne sais comment passer sous silence un si noble sujet. Je suis arrêté par la vieillesse, car je suis sexagénaire, élevé dans la régularité du cloître, et moine dès l'enfance. Aussi je ne puis supporter la grande fatigue d'écrire, et je n'ai point d'écrivains qui puissent recueillir ma dictée: c'est pourquoi je me hâte de terminer cet ouvrage. En conséquence, je vais commencer mon neuvième livre, dans lequel je m'efforcerai de raconter de suite et avec véracité quelque chose des affaires de Jérusalem, pourvu que Dieu m'accorde le secours nécessaire. Dans les déserts de l'Idumée, j'invoque, bon Jésus, roi de Nazareth, votre puissante assistance. Donnez-moi des forces pour faire dignement valoir votre pouvoir éclatant, par lequel vous avez élevé les vôtres et terrassé les rebelles. Vous êtes le guide et le directeur des fidèles, et vous les protégez dans l'adversité, vous les secourez, et vous récompensez les vainqueurs. Dieu puissant, je vous adore; j'implore maintenant votre secours. Louanges éternelles pendant l'éternité des siècles soient au Roi des rois! Ainsi soit-il!

 

II. Varia praesagia. Claromontense concilium.

Anno ab Incarnatione Domini 1094, indictione II, seditiones et tumultus bellorum pene per universum orbem perstrepebant, et immites terrigenae ingentia sibi caedibus et rapinis damna mutuo inferebant. Nequitia multiplex nimis abundabat, et innumeras calamitates clientibus suis suppeditabat. Tunc magna siccitas gramina terrae perussit, segetes et legumina laesit; quibus pereuntibus, maxima fames successit.

Henricus imperator Romanam Ecclesiam impugnabat, multisque merito in eumdem insurgentibus, Dei nutu succumbebat. Urbanus papa Placentiae concilium tenuit, et de pace aliisque utilitatibus sanctae Ecclesiae diligenter tractavit.

Anno ab Incarnatione Domini 1095, indictione III, pridie Nonas Aprilis, feria IV, luna XXV, in Galliis ab innumerabilibus inspectoribus visus est tantus stellarum discursus, ut grando, nisi fuceret, pro densitate putarentur. Multi etiam stellas cecidisse opinati sunt; ut Scriptura impleretur, quae dicit quia, quandoque stellae cadent de coelo (Matth. XXIV, 29) .

Gislebertus, Lexoviensis episcopus, senex medicus, multarum artium peritissimus, singulis noctibus sidera diu contemplari solebat, et cursus eorum, utpote sagax horoscopus, callide denotabat. Is itaque prodigium astrorum physicus sollicite prospexit, vigilemque, qui curiam suam, aliis dormientibus, custodiebat, advocavit. Videsne, inquit, Gualteri, hoc spectabile signum? At ille: Domine, video; sed quid portendat, nescio. Senex ait: Transmigratio populorum de regno in regnum, ut opinor, praefiguratur. Multi autem abibunt, qui nunquam redibunt, donec ad proprias absides astra redeant, unde nunc, ut nobis videtur, liquido labant. Alii vero permanebunt in loco sublimi et sancto, velut stellae fulgentes in firmamento. Gualterius itaque Cormeliensis post multum tempus mihi retulit hoc, quod ab ore prudentis archiatri de discursu stellarum audivit, in eodem modo quo res monstruosa contigit.

Philippus, rex Francorum, Bertradam, Andegavensium comitissam, rapuit, suaque nobili conjuge relicta, moecham turpiter desponsavit. A pontificibus Galliae castigatus, quod ille uxorem, et ipsa maritum ultro deseruerit, a foedo reatu resipere noluit; sed senio et aegritudine tabidus, in adulterii stercore flebiliter computruit.

Urbanus papa, regnante Philippo, in Gallias venit, et altare S. Petri apud Cluniacum coenobium, et multas sanctorum basilicas dedicavit, et privilegiis apostolicae auctoritatis ad laudem Christi sublimavit. Tunc in Normannia et Francia mortalitas hominum saeviebat, domosque plurimas habitatoribus evacuabat et maxima fames miseros macerabat.

Eodem anno 1095, indictione IV, mense Novembri, praefatus papa omnes episcopos Galliae et Hispaniae congregavit, et apud Clarummontem, Alverniae urbem, quae antiquitus Arvernis dicta est, concilium ingens tenuit. Multa vero, quae eis Alpes agebantur, correxit, et multa ad emendationem morum utilia constituit. In synodo Arvernensi XIII fuerunt archiepiscopi et CCXXV episcopi, cum multitudine abbatum aliarumque personarum, quibus a Deo sanctarum curae delegatae sunt ecclesiarum.

Decreta vero concilii, apud Clarummontem habiti, sunt hujuscemodi: Ecclesia sit catholica, casta et libera, catholica in fide et communione sanctorum, casta ab omni contagione malitiae, et libera ab omni saeculari potestate. Episcopi, vel abbates, aut aliquis de clero, aliquam ecclesiasticam dignitatem de manu principum, vel quorumlibet laicorum, non accipiant. Clerici in duabus civitatibus vel ecclesiis praelationes seu praebendas non habeant. Nemo episcopus et abbas simul sit. Presbyter, diaconus, subdiaconus vel canonicus cujuslibet ordinis, carnali commercio non utatur. Presbyter, diaconus, subdiaconus, post lapsum non ministret. Ecclesiasticae dignitates, vel canonicae, a nullo vendantur, vel emantur. Illis tantum, qui, ignorantes canonum auctoritatem, vel fuisse prohibitum, canonicas emerunt, indultum sit. Illis vero, qui scienter a se vel a parentibus emptas possident, auferantur Nemo laicorum post acceptos cineres in capite jejunii usque ad Pascha carnem comedat. Omni tempore primum jejunium Quatuor Temporum prima hebdomada Quadragesimae celebretur. Ordines omni tempore aut in vespera Sabbati, aut perseverante jejunio Dominica celebrentur. In Sabbato Paschae officium non nisi post solis occasum finiatur. Jejunium secundum semper in hebdomade Pentecosten celebretur. Ab Adventu Domini usque ad octavas Epiphaniae, et a Septuagesima usque ad octavas Paschae, et a prima die Rogationum usque ad octavas Pentecosten, et omni tempore a quarta feria, occidente sole, usque ad secundam feriam, oriente sole, trevia Dei custodiatur. Qui episcopum ceperit, omnino exlex habeatur. Qui monachos, vel clericos, vel sanctimoniales et eorum comites ceperit, vel exspoliaverit, anathema sit. Qui episcoporum morientium bona, vel clericorum, diripuerit, anathema sit. Qui usque ad septimam generationem consanguinitati se copulaverit, anathema sit. Nemo in episcopum eligatur, nisi aut presbyter, aut diaconus, aut subdiaconus, et cui dignitas natalium suffragetur, nisi maxima necessitate et licentia summi pontificis. Filii presbyterorum, vel concubinarum, ad presbyteratum non provehantur, nisi prius ad religiosam vitam transierint. Qui ad ecclesiam, vel ad crucem confugerit, si reus est, data impunitate vitae vel membrorum, justitiae reddatur; si innocens, liberetur. Corpus Dominicum et sanguis Dominicus siugulatim accipiatur. Unaquaeque ecclesia decimas suas habeat, et non in alterius ecclesiae jus, quolibet dante, transeat. Laicus decimas nec vendat, nec retineat. Pro sepultura mortuorum pactum pretium non exigatur, aut detur. Nullus principum laicorum capellanum habeat, nisi ab episcopo datum. Quod si in aliquo offenderit, ab episcopo corrigatur, et alter subrogetur.

 Haec Urbanus papa in Arvernensi synodo decreta generaliter sanxit, omniumque ordinum homines ad tenendam Dei legem summopere incitavit. Deinde lacrymabiliter querimoniam de desolatione Christianitatis in Oriente ubertim deprompsit, calamitates et oppressiones truculentas, a Saracenis factas Christianis, intimavit. Pro conculcatione quoque Jerusalem, Sanctorumque Locorum, ubi Filius Dei cum suis sanctissimis collegis corporaliter habitavit, lacrymosus relator manifeste in sancta concione ploravit. Unde multos auditorum, ex affectu nimio, piaque fratrum compassione, secum flere coegit. Prolixum utillimumque sermonem consistentibus eloquens seminiverbius fecit, occiduaeque partis proceres, et subjectos atque commilitones eorum commonuit ut pacem inter se firmiter tenerent, et signum salutiferae crucis in dextero humero sumerent, militiaeque suae probitates super paganos famosi optiones satis exercerent: Turci enim et Persae, inquit, Arabes et Agareni Antiochiam et Nicaeam, ipsamque Jerusalem, sepulcro Christi nobilem, et alias plures Christianorum urbes invaserant, jamque immensas vires in regno Graecorum extenderant. Palaestinam et Syriam secure possidentes, quas sibi jam subjugaverant, basilicas destruebant! et Christianos ut bidentes perimebant. In ecclesiis, in quibus divina olim a fidelibus sacrificia celebrata sunt, ethnici animalibus suis stabula egerunt, suas etiam superstitiones et idololatriam collocaverunt, et christianam religionem ab aula Deo dicata turpiter eliminaverunt. Praedia sanctorum stipendiis dedita, et nobilium patrimonia, sustentandis pauperibus contradita, paganae tyrannidi subjiciuntur; eisque, in propriis usibus redactis, domini crudeles abutuntur. Multos jam in longinquam barbariem captivos abduxerunt, et loris innexos jugis, ruralibus exercitiis submittunt; ipsisque veluti bobus aratra laboriose pertrahentibus, arva proscindunt, aliisque belluinis operibus inhumane subdunt, quae feris non hominibus competunt. Inter haec assidue desudantes flagris verberant, aculeis stimulant, et innumeris infestationibus fratres nostros abominabiliter mancipiant. In sola vero Africa XCVI episcopatus destructi sunt, sicut nobis inde venientes referunt.

Igitur, mox ut Urbanus papa hujusmodi planctum auribus Christianorum eloquenter retulit, adjuvante gratia Dei, nimius amor peregrinandi innumeros invasit, et praedia sua vendere, et quaeque habebant pro Christo relinquere persuasit. Divitibus itaque et pauperibus, viris et mulieribus, monachis et clericis, urbanis et rusticis, in Jerusalem eundi, aut euntes adjuvandi inerat voluntas mirabilis. Mariti dilectas conjuges domi relinquere disponebant. Illae vero gementes, relicta prole cum omnibus divitiis suis, in peregrinatione viros suos sequi valde cupiebant. Praedia vero, hactenus chara, vili pretio nunc vendebantur, et arma emebantur, quibus ultio divina super allophylos exerceretur. Fures et piratae, aliique scelerosi tactu Spiritus Dei de profundo iniquitatis exsurgebant, reatus suos confitentes relinquebant, et pro culpis suis Deo satisfacientes, peregre pergebant. Providus vero papa omnes, qui congrue arma ferre poterant, ad bellum contra inimicos Dei excivit, et poenitentes cunctos ex illa hora, qua crucem Domini sumerent, ex auctoritate Dei ab omnibus peccatis suis absolvit, et ab omni gravedine, quae fit in jejuniis, aliisque macerationibus carnis, pie relaxavit. Consideravit enim perspicaciter, ut prudens et benignus archiater, quod hi qui peregre proficiscerentur, in via multis diutinisque discriminibus saepissime vexarentur, et multimodis casibus laetis seu tristibus quotidie angerentur, pro quibus benevoli vernulae Christi a cunctis culparum sordibus expiarentur. In concilio papa magnifice praedicante, et filios Jerusalem ad ereptionem sanctae matris suae viriliter exhortante, vir magni nominis, Haimarus, Podiensis episcopus, surrexit, coram cunctis ad apostolicum vultu jucundo accessit, et genu flexo licentiam eundi et benedictionem poposcit, et, gaudentibus cunctis, impetravit. Insuper papa mandatum, ut ei omnes obedirent, promulgavit, ipsumque vicarium apostolici in expeditione Dei constituit. Erat enim summae ingenuitatis et magnae strenuitatis, industriaeque singularis.

Legati quoque Raimundi Berengarii, comitis Tolosani, protinus adfuerunt, qui ipsum cum multis millibus de suo ducatu iturum papae retulerunt, jamque crucem sibi coaptasse in concilio testati sunt. Ecce, Deo gratias! Christianis ituris ultronei duces alacriter processerunt. Ecce sacerdotium et regnum, clericalis ordo et laicalis, ad conducendum phalanges Dei concordant. Episcopus et comes Moysem et Aaron nobis reimaginantur, quibus divina pariter adminicula comitantur. Decima die mensis Februarii [1096] eclipsis lunae a media nocte usque ad auroram facta est, et obscuritas in luna a parte boreali exorta est.

Odo episcopus Bajocensis, Gislebertus Ebroicensis et Serlo Sagiensis, legati quoque aliorum de Normannia praesulum, cum excusatoriis apicibus, Arvernensi concilio interfuerunt, et inde cum benedictione apostolica regressi, synodales epistolas coepiscopis suis detulerunt.

L'an de l'Incarnation du Seigneur 1094, les séditions et le tumulte des guerres agitaient la presque totalité de l'univers: les mortels sans pitié se faisaient les uns aux autres les plus grands maux par le meurtre et la rapine. La méchanceté, sous toutes les formes, abondait à l'excès, et occasionait à ceux qu'elle animait d'innombrables calamités. Alors une extrême sécheresse brûla les gazons de la terre; elle attaqua les moissons et les légumes qui, en périssant, donnèrent lieu à une affreuse famine.

L'empereur Henri faisait la guerre à l'église romaine, et, par la permission de Dieu, succombait sous les attaques d'un grand nombre de personnes qui se soulevaient à bon droit contre lui. Le pape Urbain tint un concile à Plaisance, et s'y occupa avec soin de la paix et des autres choses nécessaires à la sainte Église.

L'an de l'Incarnation du Seigneur 1095, le mercredi 4 avril, le vingt-cinquième jour de la lune, d'innombrables spectateurs virent un si vaste mouvement d'étoiles que, sans leur éclat, leur grand nombre les eût fait prendre pour de la grèle. Plusieurs personnes crurent même que ces étoiles étaient tombées pour accomplir les paroles de l'Écriture, qui dit: «Les étoiles tomberont du ciel.»

Gislebert, évêque de Lisieux, vieillard versé dans la médecine, très-habile dans beaucoup de sciences, avait coutume de contempler long-temps toutes les nuits le mouvement des astres; et comme il était plein de sagacité dans ses horoscopes, il notait habilement leur cours: c'est pourquoi ce physicien considéra avec sollicitude ce prodige céleste: il appela un garde qui, pendant que tout le monde dormait, veillait sur le palais. «Gautier, lui dit-il, voyez-vous ces signes remarquables? — Seigneur, répondit le garde, je les vois; mais j'ignore ce qu'ils annoncent.» Le vieillard reprit: «Ils figurent, comme je le pense, l'émigration de peuples d'un royaume dans un autre. Beaucoup de personnes partiront pour ne jamais revenir, jusqu'à ce que les astres rentrent dans leur propre cercle, d'où maintenant ils tombent, comme il nous le paraît clairement. D'autres resteront dans une place éminente et sainte, comme les étoiles qui brillent au firmament.» Ce Gautier, qui était de Cormeilles, me raconta, long-temps après, ce qu'il avait appris, sur l'aberration des étoiles, de la bouche du prudent médecin au moment même où le prodige s'était opéré.

Philippe, roi des Français, ravit Bertrade, comtesse des Angevins, et, ayant abandonné sa noble épouse, se maria honteusement avec une adultère. Repris par les prélats de France de ce qu'il avait abandonné volontairement sa femme, comme Bertrade son mari, il refusa de venir à résipiscence d'un crime si odieux, et, accablé de vieillesse et de maladies, il pourrit déplorablement dans les ordures de l'adultère.

Le pape Urbain II vint en France sous le règne de Philippe; il dédia l'autel de saint Pierre dans le monastère de Cluni, ainsi que plusieurs églises de saints, et les éleva à la gloire du Christ, en usant des priviléges de l'autorité apostolique. Alors la Normandie et la France étaient affligées d'une grande mortalité, qui vidait d'habitans la plupart des maisons, tandis qu'une famine excessive mettait le comble à la misère.

La même année, au mois de novembre, ce Pape rassembla tous les évêques de la France et de l'Espagne, et tint un grand concile à Clermont, ville d'Auvergne, que l'on appelait anciennement Arvernes. Il réforma un grand nombre de choses qui se faisaient en deçà des Alpes, et fit beaucoup d'utiles statuts pour l'amélioration des mœurs. A ce concile se trouvèrent treize archevêques et deux cent vingt-cinq évêques, avec une multitude d'abbés et d'autres personnes auxquelles Dieu a délégué le soin des saintes églises.

Les décrets du concile de Clermont furent rendus en ces termes: «Que l'Église soit catholique, chaste et libre: catholique dans la foi et la communion des saints, chaste de toute contagion de malice, et libre de toute puissance séculière; que les évêques, les abbés ou quelque membre du clergé que ce soit, ne reçoivent aucune dignité ecclésiastique de la main des princes ni d'aucun laïque; que les clercs ne possèdent aucune prélature ou prébende dans deux villes ou églises; que personne ne puisse être à la fois évêque et abbé; qu'aucun prêtre, diacre, sous-diacre ou chanoine, de quelque ordre que ce soit, ne se livre à un commerce charnel; que le prêtre, le diacre ou le sous-diacre soit privé de fonctions après sa chute; que personne ne vende ni n'achète les dignités ecclésiastiques ou canoniques; que toutefois il soit pardonné à ceux qui, ignorant l'autorité des canons ou l'existence des prohibitions, auraient acheté des canonicats; mais qu'ils soient enlevés à ceux qui les possèdent sciemment, après en avoir fait l'achat eux-mêmes ou les avoir hérités de leurs parens; qu'aucun laïque, après avoir reçu les cendres, ne mange de viande, depuis le commencement du jeûne jusqu'à Pâques; que, depuis la Quinquagésime jusqu'à Pâques, les clercs s'abstiennent de viande; que toujours le premier jeûne des Quatre-Temps soit célébré dans la première semaine du carême; que les ordres soient célébrés en tous temps ou à vêpres du samedi ou le dimanche, avec continuation de jeune; que le samedi de Pâques l'office ne finisse qu'après le coucher du soleil; que le second jeûne soit toujours célébré dans la semaine de la Pentecôte; que la trève de Dieu soit gardée depuis l'avent du Seigneur jusqu'à l'octave de l'Epiphanie, depuis la Septuagésime jusqu'à l'octave de Pâques, depuis le premier jour des Rogations jusqu'à l'octave de la Pentecôte, et en tous temps, depuis la quatrième férie, soleil couchant, jusqu'à la seconde férie au lever du soleil; que quiconque arrêtera un évêque soit entièrement mis hors la loi; que quiconque prendra ou dépouillera des moines, des clercs, des religieuses ou leurs gens, soit anathême; que celui qui ravira les biens des évêques mourans ou des clercs, soit anathême; que quiconque épousera son parent jusqu'à la septième génération, soit anathême; que personne ne soit choisi pour évêque, s'il n'est prêtre, ou diacre, ou sous-diacre, et s'il n'est d'une naissance honnête, à moins de très-grande nécessité, et avec la permission du suprême pontife; que l'on n'élève à la prêtrise aucun fils de prêtre ou de concubine, s'ils n'ont auparavant passé à la vie religieuse; que celui qui se sera réfugié dans l'église ou au pied de la croix soit remis à la justice, s'il est coupable, après avoir reçu la garantie de sa vie et de ses membres; qu'il soit mis en liberté s'il est innocent; que l'on reçoive à part le corps du Seigneur et son sang; que chaque église ait ses dîmes, et qu'au moyen de dons, quels qu'ils soient, elle ne puisse obtenir les droits d'une autre; qu'aucun laïque ne vende ni ne retienne les dîmes; que, pour la sépulture des morts, il ne soit exigé ni donné aucun prix; que nul des princes laïques ne puisse avoir de chapelain s'il ne lui a été donné par un évêque; que, si ce chapelain a manqué en quelque chose, il soit corrigé par l'évêque, et qu'un autre lui soit subrogé.»

Le pape Urbain rendit publiquement ces décrets au concile de Clermont, et mit un grand zèle à exciter les hommes de tous les ordres à l'observation des lois de Dieu. Ensuite il exposa, les larmes aux yeux, toute sa douleur sur l'état de désolation où la chrétienté se trouvait réduite en Orient; il fit connaître les calamités et les vexations cruelles que les Sarrasins faisaient souffrir aux Chrétiens. Orateur désolé, il répandit des larmes abondantes devant tout le monde, pendant sa sainte harangue, sur la profanation de Jérusalem et des lieux sacrés où le fils de Dieu habita corporellement avec ses saints collègues. C'est ainsi qu'il força à pleurer avec lui un grand nombre d'auditeurs profondément émus et touchés d'une pieuse compassion pour leurs frères opprimés. Ce pontife éloquent fit aux assistans un long et utile sermon; il engagea les grands, les sujets et les guerriers d'Occident à observer entre eux une paix durable, à prendre sur l'épaule droite le signe de la croix du salut, et à déployer toute leur valeur belliqueuse contre les Païens qui offriraient aux héros2 assez d'occasions de la signaler. En effet, les Turcs, les Persans, les Arabes et les Agarins3 avaient envahi Antioche, Nicée, Jérusalem même si ennoblie par le sépulcre du Christ, et plusieurs autres villes des Chrétiens. Déjà ils poussaient d'immenses forces vers l'Empire grec: possesseurs assurés de la Palestine et de la Syrie, qu'ils avaient soumises à leurs armes, ils détruisaient les églises, ils immolaient les Chrétiens comme des agneaux. Dans les temples où naguère les fidèles célébraient le divin sacrifice, les Païens établissaient leurs animaux, introduisaient leurs superstitions et leur idolâtrie, et honteusement expulsaient la religion chrétienne des édifices consacrés à Dieu; la tyrannie payenne usurpait les biens affectés à des services sacrés, et ceux que les nobles avaient donnés pour la subsistance des pauvres, ces maîtres cruels en faisaient un indigne abus pour leur propre utilité. Ils avaient emmené en captivité au loin, dans leur pays barbare, un grand nombre de personnes qu'ils liaient au joug pour les employer aux travaux champêtres; ils leur faisaient tramer péniblement la charrue comme à des bœufs, pour labourer leurs champs; ils les soumettaient avec inhumanité aux travaux que font les animaux, et qui conviennent aux bêtes et non aux hommes. Accablés d'une fatigue continuelle, au milieu de tant de peines, nos frères étaient abominablement frappés du fouet, piqués de l'aiguillon, et en proie à d'innombrables tortures. Dans l'Afrique seule, quatre-vingt-seize évêchés avaient été détruits, ainsi que le rapportaient ceux qui venaient de ces contrées.

Dans cette circonstance, aussitôt que le pape Urbain eut avec éloquence offert ses sujets de plainte aux oreilles des Chrétiens, la grâce de Dieu permit qu'une incroyable ardeur de partir pour les pays étrangers enflammât une innombrable quantité de personnes: il leur persuada de vendre leurs biens et d'abandonner pour le Christ tout ce qu'elles possédaient. Un admirable desir d'aller à Jérusalem, ou d'aider ceux qui partaient, animait également les riches et les pauvres, les hommes et les femmes, les moines et les clercs, les citadins et les paysans. Les maris se disposaient à laisser chez eux leurs femmes chéries, tandis que, gémissant et abandonnant leurs enfans avec toutes leurs richesses, elles desiraient ardemment suivre leurs époux dans l'expédition. Alors les biens, chers jusqu'à cette époque, se vendaient à vil prix, et l'on achetait des armes pour exercer la vengeance divine sur les Sarrasins. Les voleurs, les pirates et les autres scélérats, touchés de l'esprit de Dieu, s'élevaient des profondeurs de l'iniquité, renonçaient à leurs crimes qu'ils confessaient, et, satisfaisant à Dieu pour leurs fautes, partaient pour les pays étrangers. Le pape prudent excita à la guerre contre les ennemis de Dieu tous ceux qui convenablement pouvaient porteries armes, donna, en vertu de l'autorité divine, l'absolution de tous leurs péchés à tous les pénitens, à partir de l'heure où ils prendraient la croix du Seigneur, et les dispensa avec bonté de toutes les mortifications qui résultent des jeûnes et des autres macérations de la chair. Comme un médecin habile et bon, le pape considéra sagement que ceux qui partaient pour l'expédition auraient très-souvent, dans leur voyage, à souffrir de fréquentes et journalières traverses, et que tous les jours ils seraient exposés à toute sorte d'événemens, tant heureux que tristes, pour lesquels les dignes serviteurs du Christ avaient besoin d'être purifiés de toutes les ordures des crimes. Comme le pape prêchait solennellement au milieu du concile, et qu'il exhortait virilement les enfans de Jérusalem à la délivrance de leur sainte mère, un homme d'un grand nom, Naimar4, évêque du Puy, se leva en présence de tous; il s'approcha gracieusement de l'homme apostolique; ayant fléchi le genou, il lui demanda la liberté de partir, implora sa bénédiction, et obtint l'une et l'autre, à la satisfaction générale. Le pape ordonna positivement que tout le monde obéît à ce prélat, et l'établit son vicaire apostolique dans l'expédition de Dieu; car c'était une homme d'une grande naissance, d'un mérite distingué et d'une habileté singulière.

Les ambassadeurs de Raimond Bérenger, comte de Toulouse, se présentèrent aussitôt, et annoncèrent au pape qu'il partirait avec plusieurs milliers de soldats de ses États. Ils attestèrent même dans le concile que ce prince avait déjà pris la croix. Voilà que, grâces à Dieu, deux chefs volontaires se présentent avec joie aux Chrétiens prêts à partir. Voilà que le sacerdoce et l'empire, l'ordre du clergé et celui des laïques s'accordent pour conduire les phalanges de Dieu. L'évêque et le comte nous représentent Moïse et Aaron, qu'accompagne aussi la protection divine. Le dixième jour du mois de février, une éclipse de lune dura depuis le milieu de la nuit jusqu'à l'aurore, et cet astre fut obscurci dans sa partie boréale.

Odon, évêque de Bayeux, Gislebert d'Evreux, et Serlon de Seès, assistèrent au concile de Clermont, ainsi que des envoyés des autres prélats de Normandie, chargés de lettres d'excuse. Ces prélats s'en retournèrent avec la bénédiction apostolique, et portèrent des épîtres synodales à leurs co-évêques.

 

III. Concilia in partibus Normanniae celebrata. Bellum sacrum praedicatur.

Guillelmus igitur archiepiscopus concilium Rothomagi aggregavit, et cum suffraganeis episcopis de utilitatibus ecclesiasticis tractavit. Tunc omnes mense Februario [1096] Rothomagum convenerunt, capitula synodi, quae apud Clarummontem facta est, unanimiter contemplati sunt. Scita quoque apostolica confirmaverunt, et hujusmodi scriptum posteris dimiserunt.

1. Statuit synodus sancta, ut trevia Dei firmiter custodiatur, a Dominica die ante caput jejunii, usque ad secundam feriam, oriente sole, post octavas Pentecostes, et a quarta feria ante Adventum Domini, occidente sole, usque ad octavas Epiphaniae; et per omnes hebdomadas anni, a quarta feria, occidente sole, usque ad secundam feriam, oriente sole, et in omnibus festis Sanctae Mariae, et vigiliis eorum, et in omnibus festis apostolorum et vigiliis eorum; ut nullus homo alium assaliat, aut vulneret, aut occidat, nullus namnum vel praedam capiat. 2. Statuit etiam ut omnes ecclesiae et atria earum, et monachi et clerici, et sanctimoniales et feminae, et peregrini et mercatores et famuli eorum, et boves et equi arantes et homines carrucas ducentes et herceatores et equi de quibus herceant, et homines ad carrucas fugientes, et omnes terrae sanctorum et pecuniae clericorum, perpetua sint in pace; ut in nulla die aliquis audeat eos assalire, vel capere, vel praedari, vel aliquo modo impedire. 3. Statuit etiam ut omnes homines a XII annis et supra, jurent hanc constitutionem treviae Dei, sicut hic determinata est, ex integro se servaturos, tali juramento: « Hoc audiatis, vos, N., quod amodo in antea hanc constitutionem treviae Dei, sicut hic determinata est, fideliter custodiam, et contra omnes qui hanc jurare contempserint, vel hanc constitutionem servare noluerint, episcopo vel archidiacono meo auxilium feram, ita ut, si me monuerint ad eundum super eos, nec diffugiam, nec dissimulabo, sed cum armis meis cum ipso proficiscar, et omnibus, quibus potero, juvabo adversus illos per fidem sine malo ingenio, secundum meam conscientiam. Sic Deus me adjuvet, et isti sancti.

4. Statuit praeterea sancta synodus, ut omnes feriantur anathemate, qui hoc juramentum facere noluerint, vel hanc constitutionem violaverint, et omnes, qui eis communicaverint, vel sua vendiderint, sive fabri, sive alii officiales, sive presbyteri, qui eos ad communionem susceperint, vel divinum eis officium fecerint. Hoc etiam anathemate feriuntur falsarii, et raptores et emptores praedarum, et qui in castris congregantur propter exercendas rapinas, et domini qui amodo eos retinuerint in castris suis. Et auctoritate apostolica et nostra prohibemus ut nulla Christianitas fiat in terris dominorum illorum. 5. Statuit etiam sancta synodus ut omnes ecclesiae ita sint saisiatae de rebus suis, sicut fuerunt tempore Guillelmi regis, et cum eisdem consuetudinibus; et quod nullus laicus participationem habeat in tertia parte decimae, vel in sepultura, vel in oblatione altaris, nec servitium, nec aliquam exactionem inde exigat, praeter eam quae tempore Guillelmi regis constituta fuit. 6. Statuit etiam ut nullus laicus det vel adimat presbyterum ecclesiae sine consensu praesulis, nec vendat, nec pecuniam inde accipiat; ac ut nullus homo comam nutriat, sed sit tonsus, sicut decet Christianum. Alioquin a liminibus sanctae matris Ecclesiae. sequestrabitur, nec sacerdos aliquis divinum ei officium faciet, vel ejus sepulturae intererit. Nullus laicus habeat consuetudines episcopales, vel justitiam quae pertinet ad curam animarum! 7. Nullus presbyter efficiatur homo laici, quia indignum est ut manus Deo consecratae, et per sacram unctionem sanctificatae, mittantur inter manus non consecratas; quia est aut homicida, aut adulter, aut cujuslibet criminalis peccati obnoxius. Sed si feudum a laico sacerdos tenuerit, quod ad ecclesiam non pertineat, talem faciat ei fidelitatem quod securus sit.

Haec itaque Gislebertus, Ebroicensis episcopus, qui sua proceritate cognominabatur Grus, et Fulbertus, Rothomagensis archidiaconus, scita patrum palam promulgaverunt. Et Guillelmus archiepiscopus, aliique praesules auctoritate sua corroboraverunt. Odo quippe Bajocensis et Gislebertus Lexoviensit, Turgisus Abrincatensis et Serlo Sagiensis atque Radulfus Constantiensis praefatam synodum sanxerunt. Abbates quoque totius provinciae, cum clero, et parte procerum pacem optantium adfuerunt. Praesules nimirum ex bona voluntate commodissima statuerunt. Sed, principali justitia deficiente, ad emolumentum ecclesiasticae tranquillitatis parum profecerunt. Nam quaeque tunc, ut praetaxatum est, deffinierunt et pene irrita fuerunt.

En conséquence, l'archevêque Guillaume convoqua un concile à Rouen, et, de concert avec ses suffragans, s'occupa des affaires de l'Église. Tous s'y réunirent au mois de février; ils adoptèrent unanimement les chapitres du concile qui avait eu lieu à Clermont. Ils confirmèrent aussi les décisions apostoliques, et laissèrent à la postérité l'écrit suivant:

«Le saint concile a décrété que la trève de Dieu sera strictement observée depuis le dimanche avant le commencement du jeûne jusqu'à la seconde férie, au lever du soleil, après l'octave de la Pentecôte, et depuis la quatrième férie avant l'avent du Seigneur, au soleil couchant, jusqu'à l'octave de l'Epiphanie, et pendant toutes les semaines de l'année, depuis la quatrième férie, au soleil couchant, jusqu'à la seconde férie, au soleil levant, ainsi que pendant toutes les fêtes de sainte Marie et leurs vigiles, et pendant toutes les fêtes des apôtres et leurs vigiles aussi; de manière qu'aucun homme n'en puisse assaillir un autre, ni le blesser ou le tuer, ni en lever du bétail ou du butin. Il a été en outre décidé que toutes les églises et leurs parvis, les moines et les clercs, les religieuses et les femmes, les pélerins et les marchands, ainsi que leurs domestiques, et les bœufs, les chevaux de labourage, les hommes conduisant les charrues, les herseurs et les chevaux avec lesquels ils hersent, les hommes se réfugiant auprès de leurs charrues, toutes les terres des saints et le revenu des clercs jouiraient d'une paix perpétuelle, de manière que, en aucun jour que ce fût, personne n'osât les attaquer, les prendre, les dépouiller ou leur causer aucun désagrément. Il a été résolu, de plus, que tous les hommes de douze ans et au-dessus jureraient, par le serment suivant, qu'ils observeraient dans son intégrité cet établissement de la trève de Dieu, connme elle est déterminée ici: entendez-vous? N., je jure que dorénavant je garderai fidèlement cet établissement de la trève de Dieu, comme elle est ici spécifiée, et que je porterai assistance à mon évêque ou à mon archidiacre, contre tous ceux qui dédaigneraient de la jurer ou ne voudraient pas l'observer; de manière que, si je suis averti par l'un ou par l'autre de marcher sur ces hommes, je ne fuirai pas ni ne me cacherai; mais au contraire je l'accompagnerai avec mes armes, et l'aiderai, autant que je le pourrai, contre eux, de bonne foi, sans mauvais dessein et selon ma conscience. Qu'ainsi Dieu et les saints me soient en aide.»

«Le saint concile a décidé en outre que l'anathème frapperait tous ceux qui ne voudraient pas faire ce serment, ou qui violeraient cette constitution, ainsi que tous ceux qui communiqueraient avec eux, ou qui vendraient leurs biens, soit ouvriers, soit tous autres, soit les prêtres qui les recevraient à la communion ou célébreraient pour eux l'office divin. On a frappé du même anathème les faussaires, les ravisseurs, les recéleurs et ceux qui s'assemblent dans des châteaux pour exercer le brigandage, et les seigneurs qui désormais leur donneraient asile chez eux. En vertu de l'autorité apostolique et de la nôtre, nous défendons qu'il se fasse aucun service chrétien dans les terres de ces seigneurs. Le saint concile a arrêté en outre que toutes les églises fussent saisies de leurs biens comme elles l'étaient du temps du roi Guillaume, et, avec les mêmes droits; qu'aucun laïque ne pût prétendre au tiers de la dîme, ni à des droits de sépulture, ni à l'offrande de l'autel, ni exiger aucun service ou autre redevance, au delà de ce qui a été établi du temps de ce monarque; qu'aucun laïque ne pût placer un prêtre dans son église ni l'en retirer sans le consentement de l'évêque, ni vendre une église, ni recevoir d'argent à ce titre; que nul ne pût conserver sa chevelure, et que tous la fissent couper comme il convient à un Chrétien; qu'autrement ils soient séquestrés des portes de la sainte mère Eglise, et qu'aucun prêtre ne puisse leur célébrer l'office divin ou assister à leur enterrement; qu'aucun laïque n'ait les revenus épiscopaux, ou la juridiction qui tient au soin des ames; qu'aucun prêtre ne se fasse l'homme d'un laïque, parce qu'il ne convient pas que des mains consacrées à Dieu, et sanctifiées par la sainte onction, se placent entre des mains non consacrées, et qui peuvent être homicides ou adultères ou coupables de quelque péché criminel. Toutefois si un prêtre tient d'un laïque un fief qui n'appartienne pas à l'Eglise, qu'il lui rende foi de telle manière qu'il soit en sûreté.»

En conséquence, Gislebert, évêque d'Evreux, qui, à cause de sa taille élevée, était surnommé la Grue, et Fulbert, archidiacre de Rouen, promulguèrent ces décisions, qui furent confirmées par l'autorité de Guillaume, archevêque de Rouen, et d'autres prélats. Odon évêque de Bayeux, Gislebert de Lisienx, Turgis d'Avranches, Serlon de Seès et Raoul de Coutances, donnèrent leur sanction à ce concile. Les abbés de toute la province, ainsi que le clergé et la partie des grands qui desirait la paix, y assistèrent. Les prélats, animés de la meilleure volonté, prirent ainsi d'utiles déterminations; mais comme ils ne furent pas secondés par la justice supérieure, elles servirent peu à assurer la tranquillité des églises; car tout ce qu'ils avaient arrêté, ainsi que nous l'avons dit, devint à peu près inutile.

IV. Normanniae status. Petrus eremita et milites cruce signati ad Palaestinam pergunt.

Erat enim eo tempore mira seditio inter optimates Normanniae, et discolis per totam regionem grandis conatus et violentum fas furari seu rapere. Incendia et rapinae totam patriam devastaverunt. Indigenarum quamplurimos in exsilium extruserunt, et parochiis destructis, ecclesias presbyteri fugiendo desolatas deseruerunt.

Indomita gens Normannorum est, et, nisi rigido rectore coerceatur, ad facinus promptissima est. In omnibus collegiis, ubicunque fuerint, dominari appetunt, et veritatis fideique tenorem praevaricantes, ambitionis aestu, multoties effecti sunt. Hoc Franci et Britones atque Flandrenses, aliique collimitanei crebro senserunt, hoc Itali et Guinili, Saxonesque Angli usque ad internecionem experti sunt.

De feroci gente Scytharum origo Trojanorum, uti refertur, processit. Quibus in excidium redactis, Phrygius Antenor Illyricos fines penetravit, et cum vicinis exsulantibus diu longeque locum habitationis quaesivit. Denique supra littus Oceani maris, in boreali plaga consedit; et sibi, sociisque et haeredibus suis maritimam regionem incoluit, et a Dano, filio ejus, gens illa, e Trojanis orta, Danorum nomen accepit. Haec gens crudelis semper et bellicosa fuit, et fortissimos reges habuit; sed fidem Christi vix sero recipere voluit. Rollo, dux acerrimus, cum Normannis inde genus duxit, qui primus Neustriam sibi subjugavit, quae nunc a Normannnis Normanniae nomen obtinuit. North enim anglice aquilo, man vero dicitur homo. Normannus igitur aquilonalis homo interpretatur, cujus audax austeritas delicatis affinibus, ut gelidus aquilo teneris floribus, nimis infesta comprobatur. Nam in eadem adhuc gente naturalis feritas coalescit, et genuinus ardor praeliandi saevit, qui ruricolas et pacatos officiales suis in aedibus quiete commorari non permittit. A Rollone, validi duces praefuere Normannis pugnacibus, Guillelmus scilicet Longa Spata et Richardus vetulus, Richardus II, Gunnoridis filius, et duo filii ejus Richardus juvenis et Rodbertus Jerosolymitanus, atque Guillelmus Nothus. Iste vero, qui tempore ultimus exstitit, omnes antecessores suos fortitudine et sublimitate transcendit, moriensque Rodberto ducatum Normanniae et Guillelmo regnum Angliae dimisit. Rodbertus autem, mollis dux, a vigore priorum decidit, et pigritia mollitieque torpuit. Plus provinciales subditos timens, quam ab illis timebatur, et inde damnosa perversitas in terra ejus passim grassabatur. Henricus, frater ducis, Danfrontem, fortissimum castrum, possidebat, et magnam partem Neustriae sibi favore vel armis subegerat, fratrique suo ad libitum suum, nec aliter, obsecundabat. Porro alius frater, qui Angliae diadema gerebat, in Normannia, ut reor, plus quam XX castra tenebat, et proceres oppidanosque potentes muneribus sibi vel terroribus illexerat. Rodbertus (29) enim comes Aucensis et Stephanus Albae-Marlae, Girardus de Gornaco et Radulfus de Conchis, Rodbertus quoque, comes de Mellento, et Gualterius Gifardus, Philippus de Braiosa et Richardus de Curceio, aliique perplures, cum omnibus sibi subditis munitionibus et oppidanis regi parebant, eique, quia metuendus erat, totis nisibus adhaerebant. Sic Normannia, suis in se filiis furentibus miserabiliter turbata est, et plebs inermis sine patrono desolata est.

Denique talibus infortuniis, Rodbertus dux, perspectis anxius, et adhuc pejora formidans, utpote ab omnibus pene destitutus, consilio quorumdam religiosorum, decrevit terram suam fratri suo regi dimittere; et cruce Domini sumpta, pro peccatis suis Deo satisfacturus, in Jerusalem pergere. Quod rex Anglorum ut comperit, valde gavisus consilium laudavit, Normanniam usque ad quinque annos servaturus recepit, fratrique suo, ad viam Domini peragendam, decem millia marcos argenti erogavit.

Urbanus papa, in sequenti Quadragesima [1096], Turonis aliud concilium tenuit, et ea, unde apud Clarummontem tractaverat, confirmavit. In medio Quadragesimae basilicam Sancti Nicolai Andegavis dedicavit, et privilegiis apostolicis honoravit. Goifredum Martellum, [Barbatum ] Andegavorum comitem, hortatu et potestate de vinculis liberat, quem Fulco Richinus, junior frater ejus, proditione ceperat, dominum quoque suum, honore privatum, apud Chinonem castrum fere XXX annis carceri mancipaverat.

Igitur anno ab Incarnatione Domini 1096, indictione IV, mense Martio, Petrus de Acheris, monachus, doctrina et largitate insignis, de Francia peregre perrexit, et Galterium de Pexeio, cum nepotibus suis, Galterio cognomento Sine-habere, et Guillelmo, Simone et Matthaeo, aliisque praeclaris Gallorum militibus, et peditibus fere XV millibus, secum adduxit. Deinde Sabbato Paschae Coloniam venit, ibique septimana Paschae requievit, sed a bono opere non cessavit. Alemannis enim sermonem fecit, et ex eis XV millia ad opus Domini traxit. Duo quippe praeclari comites, Bertaldus et Hildebertus, et unus episcopus adjuncti sunt, et cum eo per Alemanniam et Hungariam peregre profecti sunt. Porro superbi Francigenae, dum Petrus Coloniae remaneret, et verbum Dei praedicando phalanges suas augere et corroborare vellet, illum exspectare noluerunt; sed iter inceptum per Hungariam aggressi sunt. Columbanus autem, Hunorum rex, tunc eis favebat, necessariumque subsidium in terra sua praebebat. Deinde transito Danubio, per Bulgariam usque in Cappadociam venerunt, ibique praestolantes, sequentibus Alemannis cum Petro sociati sunt.

Apostolicae jussionis fama per totam orbem perniciter volavit, et de cunctis gentibus praedestinatos ad summi Messiae militiam commovit. Ingens nempe illud tonitrum Angliam quoque, aliasque maritimas insulas nequivit latere, licet undisoni maris abyssus illas removeat ab orbe. Imo britannos et Guascones, et extremos hominum Gallicios fama perniciter succrescens animavit et armavit. Venetii quoque et Pisani et Januenses, et qui littus Oceani, vel Mediterranei maris incolebant, navibus onustis armis et hominibus, machinis et victualibus, mare sulcantes operuerunt. Qui vero terra ibant, universae terrae superficiem tanquam locustae occuluerunt. Mense Julio, Gualterius de Pexeio Finipoli in Bulgaria obiit, et signum sanctae crucis post mortem in carne ejus apparuit. Dux autem et episcopus urbis, hoc signo audito, foras egressi sunt, et Gualterii corpus cum civibus cunctis reverenter in urbem transferentes sepelierunt, aliisque peregrinis aditum urbis, quem antea interdixerant, et mercatum concesserunt.

Eodem anno [1096], Hugo Crispeii comes Radulfo et Henrico, filiis suis, terram suam commisit, et Ysabel filiam suam Rodberto de Mellento comiti dedit, et peregre proficiscens, secum nobile agmen Francorum adduxit. Tunc Stephanus, Blesensium comes, filius Tedbaldi, comitis Carnotensis, qui gener erat Guillelmi, Anglorum regis, crucem Domini sumpsit, et peregre perrexit. Alii quoque comites, virique consulares, Guido Trussellus, nepos Guidonis, comitis Castelli-Fortis, ac Milo de Braia, et Centorius de Bieria, Radulfus de Balgenciaco et Ebrardus de Pusacio, Guillelmus Carpentarius ac Drogo de Monceio, aliique multi proceres et famosi milites, cum multis cuneis Francorum, pro Christi amore peregrinati sunt. Petrus Eremita, cum multis Alemannis et Francis, subsequens agmen praecesserat, et regiam ad urbem applicuerat. Multos ibi Lumbardos invenit, et Langobardos et Alemannos, qui eum praecesserant, et ex imperatoris responso venientem exercitum sustinebant. Imperator interim eis mercatum dari jusserat, sicut in civitate rectum erat. Mandaverat quoque ne quemdam sinum maris, quem Brachium Sancti Georgii vocant, transfretarent, quousque maximus, qui sequebatur, exercitus advenisset. Si enim, inquit, aliter egeritis, efferi gentiles in vos irruent, et hanc imbellem catervam periment. Quod sic postea contigit. Gens namque illa, sine rege, sine duce, variis aggregata locis, indisciplinate vivebant, in res alienas rapaciter involabant, plumbum, de quo ecclesiae coopertae fuerant, asportabant et vendebant, palatia destruebant, et in omnibus se nequiter agebant. His cognitis, imperator valde iratus est, quippe qui jam eos beneficiis suis ingratos expertus est. Coegit itaque eos expelli ab urbe, et transfretare. Transfretati, multa iterum illicita in Christianos patraverunt. Nam terram eorum hostiliter depraedati sunt, et domos eorum ecclesiasque cremaverunt. Tandem Nicomediam venerunt; Ligures, aliaeque gentes illic separantur a Francis. Franci siquidem ferociores erant et intractabiliores et ob id ad omne malum procliviores. Alii ergo quemdam Rainaldum sibi praefecerunt, et sub ejus ducatu Romaniam ingressi sunt. Ultra Nicaeam itinere IV dierum progressi sunt, et castellum Exerogorgan intraverunt, et ibidem causa hospitandi demorati sunt. Illud omnium victualium erat plenum, sed incertum est an timore vel industria vacuum incolis sit dimissum. Ibi Alemanni a Turcis circumvallati sunt, et usque ad internecionem, ut in sequentibus elucidabitur, pene deleti sunt.

En effet, à cette époque, les grands de la Normandie étaient singulièrement divisés, et les peuples indisciplinés faisaient par tout le pays des attaques et des violences pour exercer leurs brigandages; toute la patrie était dévastée par l'incendie et la rapine. Ils avaient forcé un grand nombre d'habitans de s'expatrier, et les prêtres, fuyant leurs églises détruites, avaient abandonné leurs paroisses désolées.

La nation des Normands est indomptée, et, si elle n'est contenue par un gouvernement ferme, elle se porte à de fréquens attentats; dans tous les lieux où ils se trouvent, sans respect pour les préceptes de la vérité et de la bonne foi, ils se laissent fréquemment emporter à la violence de l'ambition. C'est ce que les Français, les Bretons, les Flamands et leurs autres peuples voisins ont fréquemment pensé; c'est ce que les Italiens, les Lombards et les Anglo-Saxons ont souvent éprouvé, jusqu'à la perte de leur existence.

L'origine des Troyens vient, comme on le rapporte, de la nation féroce des Scythes. Après la destruction de Troie, le Phrygien Anténor pénétra dans l'illyrie, et, avec ses compagnons d'exil, chercha long-temps et au loin un lieu pour habiter. Enfin il se fixa sur le rivage de l'Océan, du côté du nord; il y cultiva les bords de la mer pour lui, ses compagnons et ses descendans; et ce peuple, issu des Troyens, tira de Danus, fils d'Anténor, le nom de Danois. Cette nation fut toujours cruelle et belliqueuse; elle eut des fois très-courageux, mais elle ne voulut recevoir que très-tard la foi chrétienne. Rollon, chef intrépide, tira de là son origine ainsi que les Normands: il subjugua le premier la Neustrie, qui, de ce peuple, a pris le nom de Normands: en anglais north signifie aquilon, et man veut dire un homme. Ainsi Normand doit s'entendre d'un homme du Nord, dont la dureté audacieuse n'est pas moins funeste à ses voisins délicats que l'aquilon glacial aux tendres fleurs. Une certaine férocité naturelle subsiste encore dans cette nation, ainsi qu'une ardeur innée de combattre, qui ne lui permet pas de laisser tranquillement chez eux les cultivateurs et les magistrats pacifiques. Depuis Rollon, de vaillans ducs commandèrent aux Normands belliqueux: savoir, Guillaume-Longue-Épée, Richard-le-Vieux, Richard II, fils de Gunnor, ses deux fils Richard-le-Jeune et Robert de Jérusalem, puis Guillatime-le-Bâtard. Celui-ci, qui est le dernier dans l'ordre des temps, surpassa tous ses prédécesseurs en bravoure et en élévation; en mourant, il laissa à Robert le duché de Normandie, et à Guillaume le royaume d'Angleterre. Le duc Robert, prince amolli, dégénéra de la vigueur de ses ancêtres, et s'engourdit dans la paresse et l'indolence, redoutant plus les sujets de ses Etats qu'il n'en était craint: aussi une perversité funeste ravageait partout la province. Henri, frère de ce duc, possédait Domfront place très-forte, et il s'était soumis une grande partie de la Normandie soit par la douceur, soit par les armes; il n'obéissait à son frère qu'autant que cela lui convenait, mais non autrement. Quant à l'autre frère qui portait la couronne d'Angleterre, il était en Normandie, à ce que je crois, maître de plus de vingt places fortes, et il s'était attaché les grands et les citadins puissans, soit par des présens, soit par la crainte. En effet, Robert comte d'Eu, Etienne d'Aumale, Girard de Gournai, Raoul de Conches, Robert comte de Meulan, Gaultier Giffard, Philippe de Briouze, Richard de Courci et plusieurs autres seigneurs obéissaient au roi, ainsi que les places et les garnisons de leur dépendance; et comme il était redoutable, ils le secondaient de tous leurs efforts. Ainsi la Normandie était misérablement troublée par ses propres enfans, en proie à leurs fureurs, et le peuple désarmé était sans protecteur, livré à la désolation.

Dans de telles infortunes, le duc Robert, inquiet de ce qu'il voyait, et redoutant de plus grands malheurs encore, puisqu'il était abandonné de presque tout le monde, résolut, d'après l'avis de quelques personnes religieuses, de remettre ses Etats au roi son frère, de prendre la croix du Seigneur, et, satisfaisant à Dieu pour ses péchés, d'entreprendre le voyage de Jérusalem. Dès que le roi des Anglais connut ce projet, il l'approuva avec joie. Il reçut la Normandie pour la garder durant cinq ans, et paya à son frère dix mille marcs d'argent pour qu'il entreprît le pélerinage de Dieu.

Le pape Urbain tint un nouveau concile à Tours pendant le carême suivant, et confirma les décisions de celui de Clermont. Au milieu du carême, il dédia l'église de Saint-Nicolas d'Angers, et l'honora du privilége apostolique. Par ses exhortations et sa puissance, il tira de prison Geoffroi Martel, comte d'Anjou, que Foulques Rechin son frère avait fait prisonnier par trahison, et que, pendant près de trente ans, il avait tenu dans les fers à Chinon, après l'avoir privé de ses Etats, quoiqu'il fût son seigneur.

L'an de l'Incarnation du Seigneur 1096, au mois de mars, le moine Pierre d'Achères5, homme illustre par sa science et sa hardiesse, partit de France pour la Palestine, et conduisit avec lui Gaultier de Poix, avec ses neveux, Gaultier surnommé Sans-Avoir, Guillaume, Simon et Matthieu, et plusieurs autres Français illustres tant chevaliers que gens de pied, au nombre d'environ quinze mille. Ensuite, le samedi de Pâques, il arriva à Cologne; il s'y reposa une semaine, mais il ne cessa de s'y livrer à des œuvres pieuses. Il prononca un sermon devant les Allemands, et en emmena avec lui quinze mille pour le service du Seigneur. Deux illustres comtes, Bertauld et Hildebert, ainsi qu'un évêque, se joignirent à eux, et partirent avec Pierre à travers l'Allemagne et la Hongrie. Pendant qu'il restait à Cologne et qu'en prêchant la parole de Dieu, il voulait augmenter et fortifier ses troupes, les Français, pleins de fierté, ne voulurent pas l'attendre, et continuèrent à travers la Hongrie le voyage qu'ils avaient commencé. Colomban, roi des Huns, les favorisait alors, et leur fournit sur ses terres les secours qui leur étaient nécessaires. Ensuite, ayant passé le Danube, ils se rendirent par la Bulgarie jusque dans la Cappadoce: s'y étant arrêtés, ils se réunirent à Pierre et aux Allemands qui le suivaient.

Le bruit de l'expédition apostolique se répandit promptement par tout l'univers, et tira de toutes les nations ceux qui étaient prédestinés pour la milice du suprême Messie. Un si grand bruit ne put être dérobé à l'Angleterre et aux autres îles de la mer, quoique l'abîme des flots impétueux les sépare du continent. La renommée, s'accroissant rapidement, anima et arma les Bretons, les Gascons, et même les Galiciens, les plus éloignés des hommes. Les Vénitiens aussi, les Pisans, les Génois et tous ceux qui habitaient les rivages de l'Océan ou de la Méditerranée, couvrirent la mer de leurs vaisseaux chargés d'armes et d'hommes, de machines et de vivres. Ceux qui allaient par terre dérobaient à la vue l'aspect de sa surface, comme d'innombrables sauterelles. Au mois de juillet, Gaultier de Poix mourut à Finipolis6 en Bulgarie, et l'on découvrit, après sa mort, sur sa chair même le signe de la sainte croix. Le duc et l'évêque de la ville, ayant eu connaissance de ce miracle, sortirent, et, réunis à tous les habitans, transportèrent le corps de Gaultier, pour l'inhumer dans la place, dont ils permirent aux autres pélerins l'entrée qu'ils leur avaient précédemment interdite, ainsi que la faculté de s'y approvisionner.

La même année, Hugues-le-Grand, comte de Crespi, remit ses terres à Raoul et à Henri ses fils; il donna en mariage sa fille Isabelle à Robert comte de Meulan; puis, partant pour Jérusalem, il emmena avec lui une noble armée de Français. Alors Etienne, comte, de Blois, fils de Thibaut, comte de Chartres, et qui était gendre de Guillaume, roi des Anglais, prit la croix du Seigneur, et se rendit à la croisade. D'autres comtes et des hommes de distinction, Gui Troussel, neveu de Gui, comte de Châteaufort, Milon de Brai, Centorius de Brières, Raoul de Baugenci, Evrard du Puiset, Guillaume Charpentier, Dreux de Monci, ainsi que plusieurs autres grands seigneurs et chevaliers fameux se mirent en route par amour pour le Christ, avec plusieurs corps de Français. Pierre l'ermite, avec beaucoup de Francais et d'Allemands, avait precédé l'armée et était arrivé à Constantinople7. Il y trouva beaucoup d'Allobroges8, de Lombards et d'Allemands qui avaient pris les devants, et qui, d'après les ordres de l'empereur, devaient secourir l'armée à son arrivée. Cependant l'empereur ordonna qu'ils s'approvisionnassent dans la ville royale, comme il était juste. Il avait aussi prescrit qu'on ne passât pas le détroit que l'on appelle le Bras de Saint-George, jusqu'à ce que le gros de l'armée qui suivait fût arrivé. Si vous en agissez autrement, dit-il, les Païens, qui sont cruels, fondront sur vous et détruiront cette troupe peu propre à se défendre. C'est ce qui arriva par la suite: car ces gens sans roi, sans chef, rassemblés de divers lieux, n'observaient aucune discipline, se jetaient avec rapacité sur le bien d'autrui, enlevaient le plomb qui couvrait les églises et le vendaient; ils détruisaient les palais, et en toutes choses se comportaient avec iniquité. Quand il apprit ces choses, l'empereur éprouva un grand courroux, d'autant plus que, malgré ses bienfaits, il les avait déjà trouvés ingrats. C'est pourquoi il les fit chasser de la ville, et leur ordonna de passer au delà du détroit. Quand ils l'eurent traversé, ils commirent encore beaucoup d'actes coupables contre les Chrétiens: ils ravagèrent leurs terres comme des ennemis, et livrèrent aux flammes leurs maisons et leurs églises. Enfin on parvint à Nicomédie: là les Liguriens et les autres nations se séparèrent des Français. Ceux-ci étaient très-fiers et intraitables, et, par suite de cette disposition, enclins à tout mal. Les autres se donnèrent pour chef un certain Rainauld, et, sous son commandement, entrèrent en Romanie. Ils dépassèrent Nicée de quatre jours de marche, entrèrent dans la place d'Exérogorgon9, et s'y arrêtèrent pour séjourner. Elle était remplie de toutes sortes de vivres, mais on ne sait si c'est par crainte ou à dessein qu'elle avait été abandonnée par ses habitans. Là les Allemands furent enveloppés par les Turcs, et presque tous massacrés, comme nous l'expliquerons par la suite.

V. Robertus dux Normanniae, Godefridus dux Lotharingiae, Balduinus ejus frater, Bohemundus, Raymundus comes Tolosae et plurimi magnates proficiscuntur.--Prima crucesignatorum adversus Turcas praelia.

Mense Septembri, Rodbertus, dux Normannorum, Guillelmo regi Neustriam commisit, et acceptis ab eo decem millibus marcis argenti, peregre perrexit, terribilemque hostibus militum et peditum multitudinem secum adduxit. Nam cum eo profecti sunt Odo, patruus suus, Bajocensis episcopus et Philippus clericus Rogerii comitis filius; Rotro, Goisfredi, comitis Moritoniae, filius; Gualterius de Sancto Gualerico, Richardi junioris, ducis Normannorum, ex filia, nomine Papia, nepos, et Girardus de Gornaco; Radulfus Brito de Guader, et Hugo, comes de Sancto Paulo; Ivo et Albericus, filii Hugonis de Grentemaisnilio, aliique multi eximiae strenuitatis milites.

Godefredus quoque, Lotharingiae dux, et Balduinus, ac Eustachius, comes Boloniae, fratres ejus, et Balduinus, comes de Monte; Rodbertus quoque, Marchio Flandriae, nepos Mathildis, Anglorum reginae, et Rainaldus Teutonicus, cum multis millibus armatorum, pro amore Christi sua reliquerunt, et exsilium, ad confutandos paganos, et relevandos Christianos, libenter petierunt, et per Hungariam cum turmis suis commeaverunt. Haimarus autem, Podiensis episcopus, cum Tolosano Raimundo, prospere per Sclavariam transiit, eisque Bodinus, Sclavorum rex amicabiliter favit. Rodbertus vero Normannus, et Stephanus Blesensis, sororius ejus, Hugo quoque Magnus, et Flandrensis Rodbertus, et plures alii, Alpibus transcensis, Italiam intraverunt, et per Urbem Romam pacifice transeuntes, in Apulia et Calabria hiemaverunt. Rogerius autem dux, cognomento Bursa, ducem Normanniae cum sociis suis, utpote naturalem dominum suum, honorifice suscepit, et quae necessaria erant, copiose administravit. Dum Marcus Buamundus, cum Rogerio, patruo suo, comite Siciliae, quoddam castrum obsideret, et motiones ducum, multarumque gentium audiret, mox singulorum probitates et signa diligenter investigavit; quibus subtiliter inspectis, sibi tandem optimum afferri pallium praecepit, quod per particulas concidit, et crucem unicuique suorum distribuit, suamque sibi retinuit. Nimius igitur militum concursus ad eum subito factus est, et Rogerius senex pene solus in obsidione relictus est, dolensque se suam amisisse gentem, Siciliam cum paucis reversus est. Providus autem et solers Buamundus modeste viam suam et evectiones praeparavit, cum optimatibus suis, et affluentibus armatorum copiis transfretavit, et tandem tranquillo remige in Bulgariae partibus applicuit.

Porro praecipui sodales ejus hi fuerunt: Tancredus, Odonis Boni-Marchisi filius; et comes de Rosinolo, cum suis fratribus; Richardus de Principatu, et Rannulfus, frater ejus; Rodbertus de Anxa, et Rodbertus de Surda Valle; Rodbertus, filius Turstani, Hermannus de Canni, et Unfridus, filius Radulphi; Richardus, filius Ranulfi comitis, et Bartholomaeus Boellus Carnotensis; Alberedus de Cagnano, et Unfredus de Monte Scabioso. Hi omnes cum clientibus suis Buamundo unanimiter adhaeserunt, eique se in via Dei devotissime obedituros inseparabiliter, juraverunt.

Hugo Magnus, et Guillelmus, Marchisi filius, ad portum Bari pelagus praepropere ingressi sunt, et navigantes, Durachium applicuerunt. Dux autem urbis, magnos barones ratus, jussit eos apprehendi, et sub excubanti custodia Constantinopolim ad imperatorem solerter deduci. Adulatorius itaque dux perfido se volebat obsequio Caesari commendare, et devotionem suam erga ipsum indiciis hujusmodi approbare.

Solimannus, Turcorum dux, ut Christianos super ethnicos venisse cognovit, ingentem exercitum aggregavit, et castellum Exerogorgan, ubi Alemanni erant, obsedit. Turci oppidum circumvallare festinaverunt, et Rainaldum, cum suis egressum, ut venientibus illis insidias praetenderet, praeliando fugaverunt. Tunc multi Christianorum gladio ceciderunt. Si qui vero potuerunt fuga elabi, castro recepti sunt. Quo undique obsesso, statim hostes inclusis aquam abstulerunt. Fons et puteus, quo castellum sustentabatur, extra erat, quem utrumque viriliter circumseptum legio Turcorum indesinenter observabat. Sitis itaque nimiam incommoditatem obsessi per dies octo sustinuerunt; sed ob nimietatem scelerum et duritiam cordium anxiati sunt, nec a Deo adjuvari meruerunt. Tandem dux eorum cum Turcis consiliatus est, eisque suorum, si posset, proditionem fratrum pactus est. Rainaldus igitur, fingens se ad bellum procedere, cum multis exivit, ac ad Turcos transfuga fugit. Residui vero inhonestam deditionem coacti fecerunt, et desperantes, abominabilem apostasiam in Deum commiserunt. Porro illi, qui fidei suae testimonium perhibuerunt, capitalem sententiam subierunt, vel in signum positi, sagittati sunt, vel ab invicem divisi, vili pretio venundati, vel in captivitate cum Bertaldo comite abducti.

Hanc III Kalendas Octobris [1096] primam persecutionem Christiani perpessi sunt, et sic Alemanni, aliaeque gentes in Corosanum, vel Aleph, captivati sunt. Sed qui in fide Christi permanserunt, glorioso fine quieverunt. Franci quippe jam longe praecesserant, et Chevetotem urbem intraverant, quam Alexius imperator nuper construere coeperat, et Anglis, qui a facie Guillelmi Nothi fugerant, tradere voluerat; sed prohibentibus Turcis, eam imperfectam reliquerat. Solimannus vero, victis Allobrogibus et Alemannis elatus, Chevetotem, Nicaeae vicinam, de triumpho securus, cum suis, jam nil nisi sanguinem sitientibus, adiit, et cum magno impetu super Gallos irruit. Petrus enim jam Constantinopolim redierat, quoniam illum auscultare sua cohors non acquiescebat. Effrenes autem Turci subito accurrerunt, egregio militi Gualterio, principi militiae, suisque commilitonibus obviaverunt, ipsumque cum multis, quia imparati erant, facile detruncaverunt. Guillelmum vero, fratrem ejus, cum quibusdam aliis vulneraverunt. Ibi etiam decollaverunt quemdam Domini sacerdotem, missarum solemnia suppliciter celebrantem. Si qui evadere vivi potuerunt, in urbem fugerunt, vel in carectis, aut silvis, seu montanis delituerunt. Pauci vero, qui castellum, ut se defenderent, tenuerunt, multos obsidentium peremerunt. Turci ligna quamplurima undecunque attulerunt, incendium castello et hominibus praeparaverunt. Christiani autem, extrema jam in desperatione positi, animosiores audacter ignem in ligna sunt jaculati. Sic igitur evaserunt incendium. Ex utrisque perierunt plurimi, et hoc contigit mense Octobri. Plures ex peregrinis profugi redierunt, et sequacibus, qui adhuc citra Byzantum castra metati fuerant, casus suos retulerunt. Imperator omnium emit arma, ut inermes incolis minus nocere possent in regione aliena. Alii alios exspectabant, ut consilio communicato, auxiliaribus freti ducibus, et copiis stipati militaribus, Deum precibus et confessionibus sibi complacarent, et sic terram inimicorum intrarent.

Solimannus, postquam Francos superavit, et quosdam in bello trucidavit, quamplures etiam in captivitatem transmisit, paucos, in urbe acerrime resistentes, obsedit. Porro, in crastinum, ut a certis indicibus audivit quod Buamundus dux Macedoniam super imperatorem invaserit, et ingentem exercitum Normannorum et Apulorum, ad ulciscendum cruorem Christianorum, contra Turcos armaverit, nimis inde territus, Chevetotem reliquit, et agmina sua ad muniendum terram suam cito reduxit. Praecipites itaque Galli auxilium Buamundi, aliorumque fidelium exspectare spreverunt; sed in virtute sua nimis fisi, ad fines Turcorum appropiaverunt, ibique, permittente Deo, ut praediximus, gravi bello attriti sunt.

Au mois de septembre, Robert duc des Normands, remit la Neustrie au roi Guillaume: ayant reçu de lui dix mille marcs d'argent, il partit pour Jérusalem, et emmena avec lui une multitude de chevaliers et d'hommes de pied formidables à l'ennemi. En effet, il avait avec lui Odon son oncle, évêque de Bayeux, Philippe-le-Clerc, fils du comte Roger, Rotrou, fils de Geoffroi comte de Mortagne, Gaultier comte de SaintValeri sur Somme, petit-fils de Richard-le-Jeune duc des Normands, issu de sa fille nommée Papie, Girard de Gournai, le Breton Raoul de Guader, Hugues comte de Saint-Paul, Yves et Albéric fils de Hugues de Grandménil, et beaucoup d'autres chevaliers d'une valeur éprouvée.

Godefroi, duc de Lorraine, Baudouin et Eustache comte de Boulogne, ses frères, Baudouin comte de Mons, Robert marquis de Flandre, neveu de Mathilde reine des Anglais, et Rainard-le-Teuton, quittèrent, pour l'amour du Christ, leurs pays avec plusieurs milliers de soldats, et partirent volontairement pour les contrées étrangères, afin de réprimer les Païens et de rendre la force aux Chrétiens. Ils prirent avec leurs troupes leur chemin par la Hongrie. Naimar, évêque du Puy, et Raimond de Toulouse traversèrent heureusement le pays des Slaves, dont le roi nommé Bodin les traita amicalement. Robert, duc de Normandie, Etienne de Blois son beau-frère, Hugues-le-Grand, Robert comte de Flandre, et plusieurs autres princes, ayant franchi les Alpes, entrèrent en Italie, et, passant en paix dans la ville de Rome, allèrent hiverner dans la Pouille et la Calabre. Le duc Roger, surnommé la Bourse, accueillit honorablement comme son seigneur naturel le duc de Normandie, ainsi que ses compagnons, et leur fournit abondamment tout ce qui leur était nécessaire. Marc Boémond assiégeait une certaine place avec son oncle Roger comte de Sicile. Il apprit les mouvemens auxquels se livraient beaucoup de nations ainsi que leurs chefs. Il se fit soigneusement rapporter leurs exploits et expliquer leurs enseignes. Quand il en fut bien instruit, il se fit enfin apporter un manteau magnifique qu'il coupa par petites bandes: il distribua une croix à chacun des siens, et en retint une pour lui. En conséquence il se réunit aussitôt autour de lui un concours immense de chevaliers, et le vieux Roger, resté presque seul au siége qu'il avait entrepris, affligé de se voir abandonné de ses troupes, retourna avec peu de monde en Sicile. Cependant le sage et habile Boémond fit prudemment, de concert avec les grands de ses Etats, les préparatifs de son voyage et de ses transports: il passa la mer avec les troupes nombreuses qui lui arrivaient de toutes parte, et enfin, après une traversée tranquille, il débarqua sur les côtes de la Bulgarie.

Les principaux compagnons de Boémond furent, Tancrède, fils d'Odon le bon Marquis, le comte de Rosinolo10 avec ses frères, Richard de la Principauté11 et Ranulphe son frère, Robert d'Anxa et Robert de Sourdeval, Robgrt fils de Turstin12, Herman de Cagni et Onfroi fils de Radulphe, Richard fils du comte Ranulphe, et Barthélemi Boel de Chartres, Albered de Cagnan et Onfroi de Montaigu13. Tous s'attachèrent unanimement à Boémond avec leurs hommes et jurèrent que, sans se séparer de lui, ils lui obéiraient avec le plus grand dévouement dans la voie de Dieu.

Hugues-le-Grand et Guillaume, fils du marquis, entrèrent heureusement dans un port de la mer de Bari, et allèrent débarquer à Durazzo. Le commandant de la place, croyant qu'ils étaient des barons puissans, ordonna de les saisir et de les conduire avec précaution et sous une sûre garde à Constantinople, devant l'empereur. C'est ainsi que ce seigneur flatteur voulait, par un service perfide, se recommander au monarque, et, par de telles preuves, manifester son dévouement.

Soliman, prince des Turcs, ayant appris que les Chrétiens venaient attaquer les Païens, rassembla une grande armée et assiégea la place d'Exerogorgon, où se trouvaient renfermés les Allemands. Les Turcs se hâtèrent d'entourer la place d'une ligne de circonvallation, et après un combat, mirent en fuite Rainauld, qui était sorti avec les siens pour tendre des embûches aux assiégeans. Alors beaucoup de Chrétiens tombèrent sous le glaive. Ceux qui purent échapper par la fuite rentrèrent dans la place. Resserrée de tous côtés, elle fut aussitôt privée d'eau par l'ennemi. Il y avait au dehors une fontaine et un puits pour le service de cette forteresse, mais une légion de Turcs, les ayant soigneusement investis, les gardait sans cesse. Aussi les assiégés eurent-ils pendant huit jours à souffrir les plus grands tourmens de la soif; et à cause de l'excès de leurs crimes et de la dureté de leur cœur, ils furent réduits à toute extrémité, et ne méritèrent pas d'être. secourus par Dieu Enfin leur chef s'entendit avec les Turcs, et résolut de trahir ses frères. En conséquence, Rainauld feignant de marcher au combat, sortit avec beaucoup des siens, et passa comme transfuge à l'ennemi. Le reste des assiégés fut forcé de conclure une honteuse capitulation, et, dans son désespoir, commit envers Dieu une abominable apostasie. Quant à ceux qui rendirent témoignage de leur foi, ils subirent la peine capitale, ou placés pour point de mire ils furent percés de flèches, ou partagés entre les vainqueurs, on les vendit à vil prix, ou bien on les emmena en captivité avec le comte Bertauld.

Les Chrétiens souffrirent cette première persécution le 29 septembre, et c'est ainsi que les Allemands et d'autres peuples furent envoyés captifs dans le Khorasan ou à Alep; mais ceux qui persistèrent dans la foi du Christ trouvèrent le repos dans une glorieuse fin. Cependant les Français avaient pris les devans de fort loin: ils étaient entrés dans la ville de Chevetot14, que l'empereur Alexis avait récemment fait construire, et qu'il avait voulu remettre à ceux des Anglais qui avaient fui la présence de Guillaume-le-Bâtard; mais il avait été forcé de la laisser imparfaite à cause de l'opposition des Turcs. Soliman, fier d'avoir vaincu les Allobroges et les Allemands, marcha sur Chevetot, qui est voisine de Nicée, se croyant sûr du triomphe avec ses troupes, qui n'étaient altérées que de sang, et fondit avec une grande impétuosité sur les Français. Cependant Pierre était retourné à Constantinople, parce que sa troupe refusait de l'écouter. Alors les Turcs effrénés accoururent tout-à-coup; ils marchèrent à la rencontre de Gaultier, chef du corps, chevalier distingué, et de ses compagnons d'armes; ils lui coupèrent facilement la tête, ainsi qu'à plusieurs de ses chevaliers, parce qu'ils les avaient surpris à l'improviste. Ils blessèrent son frère Guillaume et plusieurs autres, et décapitèrent un certain prêtre du Seigneur qui célébrait la messe d'une manière suppliante. Ceux qui restés vivans purent échapper s'enfuirent vers la ville, ou se cachèrent dans les marais, les bois ou les montagnes. Un petit nombre des autres, rentrés dans la place pour se défendre, tuèrent beaucoup d'assiégeans. Les Turcs apportèrent de toutes parts beaucoup de bois, et se préparèrent à brûler le château et les hommes qui y étaient remfermés; mais les Chrétiens réduits à l'extrémité du désespoir, animés d'une intrépide audace, lancèrent du feu sur ces bois, et évitèrent ainsi le sort qui leur était réservé. De part et d'autre il périt beaucoup de monde: cet événement eut lieu au mois d'octobre. Plusieurs des pélerins ayant pris la fuite s'en retournèrent et racontèrent leurs malheurs à ceux qui les suivaient, et qui étaient encore campés en deçà de Constantinople. L'empereur acheta les armes de ces gens, espérant qu'en étant dépouillés ils pourraient moins, dans cette contrée qui leur était étrangère, occasioner de désagrémens aux habitans. Les uns attendaient les autres, afin qu'ayant pris conseil en commun, et secondés par d'habiles chefs, ils pussent se rendre Dieu favorable par les prières et la-confession, et pénétrer ainsi sur le territoire de l'ennemi.

Quand Soliman eut vaincu les Français, et qu'il en eut tué quelques-uns sur le champ de bataille, il en envoya un certain nombre en captivité, et assiégea dans la place le peu qui restait, et qui se défendait avec une grande vigueur. Toutefois le lendemain, ayant appris par des rapports certains que le duc Boémond avait enlevé la Macédoine à l'empereur, et que pour venger le sang des Chrétiens, il marchait contre les Turcs avec une nombreuse armée de Normands et d'Apuliens, saisi d'effroi, Soliman se retira de devant Chevetot, et emmena précipitamment ses troupes pour protéger ses propres Etats. Alors les Français trop impétueux dédaignèrent d'attendre le secours de Boémond, et des autres fidèles; trop confiais dans leur propre valeur, ils s'approchèrent du territoire des Turcs, et là, par la permission de Dieu, il furent, comme nous l'avons dit, entièrement détruits par le fer de l'ennemi.

VI. Varia crucesignatorum itinera. Proditio Graecorum.

Godefridus dux, primus omnium ducum, Constantinopolim venit, et prope illam X Kalendas Januarii [1096] castra metatus est. Buamundus vero suos, qui eum subsequi satagebant, praestolabatur, pedetentim gradiebatur, eosque paulatim eundo callide in dies opperiebatur. Alexius autem imperator in suburbio civitatis duci paulo post mandavit hospitium dari. Armigeri vero ducalis exercitus commoda sibi more procurabant; ad subvehendas paleas, vel caetera sibi necessaria, extra urbem secure cursitabant. Sed Turcopolis et Pincinatis, jussu Augusti insidiantibus, quotidie peribant. Nondum aliquid de imperatore suspicabantur sinistrum, quippe qui voluntarius eis praebuisset hospitium. Nimis dux contristatus est pro defectu suorum, et inopinatis insidiis Turcopolorum. Balduinus igitur ad suorum protectionem exivit, et hostes, qui suos insequebantur, invenit, ex improviso incautos invasit, superavit, partim occidit, sexaginta ex eis captos fratri suo praesentavit. Augustus, hoc ut audivit, valde iratus, malum peregrinis machinari coepit. Sapiens dux, dolos praecavens, urbem exiit, et ubi prius sua fixerat tentoria, rursus collocavit. Nocte superveniente, jussu Caesaris invasa sunt castra ducis, et exercitus ejus multis lacessitus injuriis. Sagacissimus dux et acerrimus bellator versutias metuebat, et excubitores, qui tentoriis excubarent, prudenter disposuerat, et unumquemque sibi vigilare mandaverat. Repulsi sunt quantocius invasores, et ex illis VII peremptis, usque ad portam civitatis audacter insecutus est dux fugientes. Deinde ad tentoria sua reversus, fuit ibi quinque diebus. Imperator interim cogitabat malum in ducem moliri, dux sollicitus sibi suisque consiliari. Imperator ei transitum per civitatem regiam prohibere, dux subsequentium optimatum adventum exspectare. Denique perspicax et industrius imperator, ut nihil intentatum relinqueret, cum duce pacem fecit; quod si Brachium transfretaret, semper ei copiosum mercatum mitteret, et cunctis indigentibus stipem necessariam impertiret, tantum ut juramento de eo securus esset. Hoc ideo machinatus est versipellis ut a regione ducem amoveret Byzantea, cum suis copiis, ne posset couti superventurorum principum consiliis et auxiliis. Dux itaque transivit, facta Caesari et ab eodem accepta identidem promissorum fidelitate.

Buamundus in vallem de Andronopoli venit, ibique suos concionando solerter admonuit ut caute se haberent, ut peregrinationis pro Deo susceptae memores essent, ut a Christianorum penatibus diripiendis rapaces manus cohiberent, ut Deum ante oculos semper praesentem haberent, ac ut ditiores pauperibus, et fortiores debilibus subvenirent, eosque pro amore Dei viribus et opibus sustentarent. De valle tandem Castoriam pervenerunt, ubi Natalem Domini solemniter peregerunt. Ibi per aliquot dies remorati sunt, quaesitumque mercatum habere non potuerunt, quia cives non peregrinos, sed gladiatores et tyrannos, illos aestimaverunt. Inedia ergo cogente, compulsi sunt boves, equos et asinos rapere, et si quid, quod mandi posset, convenientius inveniebatur. Egressi vero de Castoria, castra metati sunt in Pelagonia. Ibi munitissimum castellum haereticorum, bonis omnibus abunde refertum, undique aggressi sunt, et habitatoribus ejusdem cum eo combustis, omnino pessundederunt. Omnes siquidem illi viatores Judaeos, haereticos, Saracenos, aequaliter habebant exosos, quos omnes Dei appellant inimicos. Inde pervenerunt ad flumen Bardarum, quod Buamundus cum parte sui exercitus pertransiit. Comes autem de Rosinolo cum fratribus suis remansit. Protinus satellites imperatoris, qui vias obsidentes explorabant, ut exercitum divisum viderunt, impetu facto, in comitem et suos irruerunt. Tancredus vero, qui necdum longe aberat, ut cognovit tumultum, rapidum calcaribus urgens cornipedem, fulmineus advolat, et fluvio, qui intererat, evadato, seu potius enatato, festinum comiti contulit auxilium. Mox duo millia militum per amnem Tancredum subsecuti sunt, et Turcopolis confestim praevaluerunt, eos de praelio fugaverunt, et de fugatis gloriose triumpharunt Quosdam vero peremerunt, plures autem apprehensos vinxerunt, et Buamundo praesentaverunt. Interrogati cur tam nequiter agerent, cum suo non inimicaretur imperatori, responderunt: Nos, in roga imperatoris locati, nihil aliud agere possumus quam quod ipse iimperat. Hoc ab invitis bellum peregrinis factum est IV feria in capite jejuniorum [die 18 Februarii 1097]. Buamundus, nequitiae Caesaris indignatus se tamen repressit, captos quidem impunitos dimisit, sed ne suis de caetero nocerent, interminando compescuit. Nos, inquit suis familiaribus, transituri per imperatorem, tumorem animi compescamus, et ne illum injuste exacerbemus, prout possumus, evitemus. Extremae imperitiae genus est, hominem ibi totum efflare spiritum, ubi commotus animus nullum habebit effectum. Porro, prudentiae modus est potestativum hominem se ipsum dissimulare, ubi potentia sua nequit appetitui satisfacere. Prudentiae est in tempus differre, quod continuo non possis explere. Rursus socordiae et ignaviae redarguendus est, qui cum ultra non possit, intonat minis; cum vero possit, illatae obliviscitur improbitatis. Si possumus, Augustum beneficiis superemus; sin autem, mala nobis illata aequanimiter dissimulemus. Haec ait, et iram animi tacitus continuit, et legatos ad imperatorem pro impetranda peregrinis Jesu Christi securitate direxit.

Anno ab Incarnatione Domini 1097, indictione V, Rodbertus, dux Normannorum, et Hugo Magnus, Stephanus Blesensis, et Rodbertus Flandrensis, aliique proceres, qui de multis provinciis processerant, et in Italia cum catervis suis hiemaverant, alacriter parati, placido vere pelagus sulcantes Adriaticum, transfretaverunt, et Marco Buamundo in Macedonia sociati sunt. Dum tanta nobilitas in unum convenit, et incomparabilis probitas sine fictione ad opus Dei se obtulit, ingens cunctis timentibus Deum, qui aderant, tripudium fuit. Alexius autem imperator, qui jamdudum Cisalpinorum arma graviter expertus est, audito adventu tantorum baronum nimis territus est, et perspecta arte per quam periculum evaderet, sub specie pacis eos dolo decipere conatus est. Erat enim callidus et facundus, largus, et fallendi artifex ingeniosus. Legatos igitur ad nobiles peregrinos misit, et pacem ab eis humiliter requisivit, liberumque transitum per terram suam, et necessarium negotium atque subsidium se illis daturum cum juramento promisit. Dux vero Buamundus, qui fraudes ejus bene dudum expertus erat, eumque bello bis devicerat, simulatis sponsionibus non acquievit; sed socios suos ad obsidendam Constantinopolim viriliter incitavit, et multis ac probabilibus, hoc sibi commodissimum esse, allegationibus manifeste ostendit. Franci autem dixerunt: Nos divitias nostras dereliquimus, et peregrinationem sponte aggressi sumus, ut pro amore Christi paganos confundamus, et Christianos liberemus. Graeci autem Christiani sunt. Pacem ergo cum illis faciamus, et quae Turci abstulerunt, eis reddamus.

Coactus est itaque sagax Buamundus consiliis Francorum ut pacem faceret cum imperatore Graecorum, ad magnum, ut postea claruit, detrimentum Christianorum. Requisitus imperator fucatis gestibus favere nostratibus sategit, et Corpalatium, sibi valde familiarem, cum aliis legatis, Buamundo direxit, qui eum per terram illam secure deducerent, et eis ubique marcatum impenderent. Denique, prout tempus poscebat, de loco ad locum castra metati sunt, et per civitatem Serram usque Rusam civitatem venerunt. Ibi vero, quaecunque necessaria erant, a Graecis sufficienter comparatis, suos tetenderunt papiliones feria IV ante Coenam Domini [1097]. Porro Buamundus, ibi sua gente dimissa, cum paucis ad Augustum loqui profectus est. Tancredus autem Christianos, in expeditione pauperatos, per aliam viam in vallem uberem, et nutrimentis corporalibus refertam, conduxit; ubi Pascha Domini celebraverunt. Alexius, audiens, quem nimium verebatur, advenisse Buamundum, a quo bis in pugna superatus fuerat, honorifice suscepit, et extra civitatem, prout utrumque decebat, copiose procuravit.

Interea dux Godefredus, ultra Brachium relictis sociis, Constantinopolim redierat, quoniam imperator, ut ei pepigerat, mercatum nullum transmittebat. Episcopus vero Podiensis et Tolosanus comes, sua iterum post se intermissa multitudine, aderant. Imperator autem, consilio Graecorum, qui valde praecavebant ne forte Franci congregati in eos insurgerent, bonisque suis eos privarent, heroas singulos per internuntios allocutus est hominiumque ab eis et fidelitatem exegit. Quod si facerent, mercatum et conductum, seque ipsum post eos iturum, eisque cum omnibus copiis suis subventurum promisit. Angustiabantur Franci, et jurare nolebant, nec aliter eis Pelasgi transitum permittebant. Franci contra Christianos pugnare nolebant, transitum habere pacifici non poterant. Imperfecto ad quod ierant negotio, ad propria regredi abominabantur. Tandem multis coacti necessitatibus, juraverunt Alexio imperatori vitam et honorem, quod neutrum ei auferrent, quoad ipse quod jurabat, bona fide teneret. Tolosanus autem comes plus aliis renitebatur, imo irrequietus cogitabat quomodo de imperatore ulcisceretur. Praevaluit tamen communis heroum sententia, et ab hac intentione animosum comitem vix revocaverunt Juravit itaque, sed ad hominium nunquam deductus est. Illico igitur praeceptum est de navigio. Tancredus interim cum exercitu sibi commisso advenerat. Audiens itaque quod Alexius a majoribus natu juramentum exegerat, cum Richardo de principatu inter plebeios delituit, et puppibus acceleratis properus pertransiit. Boamundus et Tolosanus comes remanserunt, donec eis de mercato satisfieret. Godefredus vero dux cum aliis Nicomediam venit, ibique cum Tancredo tribus diebus mansit. Deinde dux, cognito quod nulla, qua tot et tantae gentes possent procedere, pateret via, misit, qui rupium et montium complanarent praecipitia, hominum tria millia. Qui acceptis securibus, asciis et vidulis, aliisque multimodis ferramentis, ad carecta et frutecta stirpanda, ad praerupta montium coaequanda, viam exercitui praeparaverunt, positisque in altum signis, quae subsequentes cognoscerent, ne forte deviarent, Nicaeam Bithyniae venerunt.

Le duc Godefroi, le premier de tous les chefs, arriva à Gonstantinople, près de laquelle il établit son camp le 23 décembre. Cependant Boémond attendait ses troupes qui devaient le suivre: il s'avançait pas à pas et marchant lentement, il faisait habilement une halte tous les jours. L'empereur Alexis ordonna, peu de temps après, de donner un logement à Godefroi dans un faubourg de la ville. Les écuyers de la troupe du duc se procuraient tout ce qui leur était nécessaire, et parcouraient avec assurance les environs de la ville pour obtenir des pailles et d'autres approvisionnemens; mais chaque jour il en périssait beaucoup par les embûches, que, d'après les ordres de l'empereur, leur tendaient les Turcopoles et les Pincenates.On ne soupçonnait encore rien de sinistre de la part de ce prince, parce que c'était lui, qui de son propre mouvement, avait fourni le logement aux Chrétiens. Le duc fut profondément attristé de voir disparaître ses hommes, et des embûches inattendues dont les Turcs les rendaient victimes. En conséquence, Baudouin marcha pour protéger les siens, et rencontra l'ennemi qui les poursuivait. Il tomba sur lui à l'improviste, le battit et tua beaucoup d'hommes. Il fit soixante prisonniers qu'il présenta à son frère. Aussitôt que l'empereur apprit cet événement, il chercha, dans le courroux qui l'animait, les moyens de faire du mal aux Croisés. Le duc plein de sagesse, voulant éviter la perfidie d'Alexis, sortit de la ville, et s'établit de nouveau au lieu où il avait d'abord planté ses tentes. La nuit étant survenue, le camp fut attaqué par l'ordre de l'empereur, et l'armée eut à souffrir beaucoup d'outrages. Godefroi, chef très-habile et guerrier très-vaillant, redoutait les surprises: il avait prudemment placé des sentinelles qui veillaient sur les tentes, et avait ordonné à chacun d'éviter le sommeil. Les assaillans furent repoussés au plus vite; on en tua sept, et le duc poursuivit avec vigueur les fuyards jusque aux portes de la ville. De retour au camp, il y resta cinq jours. Cependant l'empereur méditait contre lui de fâcheuses entreprises, pendant que Godefroi s'occupait des moyens de pourvoir à sa sûreté, et à celle de son armée. Alexis voulait lui interdire le passage par sa capitale, tandis que Godefroi desirait attendre l'arrivée des chefs qui étaient en marche après lui. Enfin le monarque rusé et adroit, pour n'omettre aucune tentative, fit la paix avec le duc: il s'engagea, si ce seigneur passait le détroit, à lui envoyer exactement des approvisionnemens abondans, et à payer à tous ceux qui en avaient besoin la solde qui leur était nécessaire; il prêta même serment pour donner toute sécurité. C'était l'effet des machinations entreprises par ce prince astucieux pour éloigner le duc du territoire de Constantinople, ainsi que ses troupes, afin qu'il ne pût profiter des conseils et de l'assistance des princes qui devaient arriver. En conséquence, Godefroi opéra son passage après avoir prêté serment à l'empereur, et avoir reçu de lui en échange l'assurance qu'il serait fidèle à sa promesse.

Boémond arriva d'Andrinople et s'arrêta dans une vallée; il y harangua habilement son armée: il l'avertit de se comporter avec précaution, de se souvenir que c'était pour Dieu qu'ils avaient entrepris leur voyage, qu'ils ne devaient pas porter des mains rapaces sur les biens des Chrétiens, qu'ils devaient toujours avoir le Seigneur devant les yeux; que les riches devaient secourir les pauvres, et les forts protéger les faibles, et, pour l'amour de Dieu, les assister de leur puissance et de leur argent. De cette vallée on parvint enfin à Castorie, où on fêta solennellement la Nativité du Seigneur. On y resta quelques jours: malgré la demande qu'on en fit, on ne put se procurer d'approvisionnemens, parce que les habitans ne regardèrent pas les nôtres comme des pélerins, mais comme des gladiateurs et des oppresseurs. C'est pourquoi, forcés par la disette, ils furent obligés d'enlever des bœufs, des chevaux et des ânes, et tout ce que l'on pouvait trouver de plus propre à servir d'alimens. Sortie de Castorie, l'armée campa en Pélagonie. Là, elle attaqua un château très-fort qui appartenait aux hérétiques, et qui était abondamment pourvu de toutes sortes de provisions; mais elle perdit tout, ayant brûlé la place avec ses habitans. Tous ces pélerins à la vérité regardaient comme également odieux les juifs, les hérétiques et les Sarrasins, qu'ils considéraient tous comme ennemis de Dieu. De là ils parvinrent au fleuve Bardar, que Boémond passa avec une partie de son armée. Le comte de Rosinolo s'arrêta avec ses frères. Aussitôt les satellites de l'empereur, espionnant les routes qu'ils occupaient, et ayant vu l'armée divisée, chargèrent le comte et sa troupe. Mais Tancrède, qui n'était pas encore éloigné, ayant eu connaissance du combat, donne de l'éperon à son coursier rapide, vole comme la foudre, et passant à gué ou plutôt à la nage le fleuve qui le séparait du lieu de l'engagement, accourt promptement au secours du comte. Bientôt deux mille chevaliers traversèrent la rivière, suivirent Tancrède, et, sans tarder, attaquèrent les Turcopoles, les mirent en fuite, et remportèrent ainsi un glorieux triomphe. On tua quelques ennemis, on chargea de fers ceux qu'on avait pris, et on les présenta à Boémond. Interrogés pourquoi ils se comportaient si méchamment, quand on n'était point en guerre avec leur empereur, ils répondirent: «A la solde de l'empereur, nous ne pouvons faire que ce qu'il nous commande.» Cet événement, qui eut lieu malgré les Croisés, se passa le jour de la quatrième férie, au commencement des jeûnes15. Boémond, indigné de la perversité de l'empereur, sut toutefois se contenir: il renvoya les prisonniers sans les punir; mais il les arrêta dans leurs mauvais desseins en les menaçant de la mort s'ils continuaient de nuire à son armée. «Nous sommes, dit-il à ses officiers, sur le point de passer devant l'empereur; il faut réprimer notre courroux, et, autant que nous le pourrons, éviter de l'exaspérer injustement. C'est le comble de la sottise de s'abandonner entièrement à ses inspirations, quand le courroux ne peut produire aucun effet, et il faut que l'homme qui se possède sache dissimuler, lorsque sa puissance ne lui permet pas de satisfaire ses desirs. Il est donc prudent de differer pour un temps opportun ce qu'on ne peut aussitôt exécuter. Il faut doublement accuser de bassesse et de lâcheté celui qui se livre à l'éclat des menaces, quand il ne peut rien de plus. Lorsqu'il lui devient possible de se venger, il doit oublier les injures qu'il a reçues. Si nous le pouvons, surpassons l'empereur en bonnes actions; sinon dissimulons avec sang-froid le mal qu'il nous a fait.» Tel fut son discours. Il réprima donc le courroux qui l'animait, et expédia vers l'empereur des envoyés qui lui demandèrent toute sûreté pour les pélerins de Jésus-Christ.

L'an de l'Incarnation du Seigneur 1097, Robert, duc des Normands, Hugues-le-Grand, Ëtienne de Blois, Robert de Flandre, et plusieurs autres princes qui venaient de diverses provinces, et qui, avec leurs troupes, avaient hiverné en Italie, le cœur gai et joyeux au retour du printemps, sillonnèrent les flots, passèrent l'Adriatique, et se réunirent en Macédoine à Marc Boémond. Pendant que tant de noblesse se rassemblait en un corps, et qu'une valeur incomparable s'offrait pour l'œuvre de Dieu, tous ceux qui craignaient Dieu et qui se trouvaient présens ressentirent une grande joie. Cependant l'empereur Alexis, qui avait déjà éprouvé tout le poids des armes des Cisalpins, ayant appris l'arrivée de tant de barons, fut saisi d'une vive terreur. Ayant recherché quels pouvaient dire les moyens qui le tireraient du péril où il se trouvait, il s'efforça, sous l'apparence de la paix, de les tromper par la ruse. C'était en effet un prince cauteleux, beau parleur, prompt en démonstrations, et artisan ingénieux de fourberies. Il envoya donc des députés vers les nobles pélerins; il leur demanda humblement la paix, et promit avec serment un libre passage dans ses Etats, ainsi que les provisions et tous les secours qui seraient nécessaires. Mais Boémond, qui naguères avait eu trop à souffrir de ce prince fallacieux, et l'avait deux fois vaincu par les armes, n'accepta pas ses trompeuses promesses; il engagea hardiment ses frères d'armes à mettre le siége devant Constantinople; il leur fit voir clairement, par les argumens les plus probans, combien cette expédition leur serait avantageuse. Les Français lui répondirent: «Nous avons quitté nos richesses, nous avons entrepris volontairement ce voyage, pour venir, par amour pour le Christ, confondre les Païens et délivrer les Chrétiens. Or, les Grecs sont chrétiens aussi; faisons donc la paix avec eux, et rendons-leur ce qui leur a été enlevé par les Turcs.»

En conséquence l'habile Boémond fut contraint, d'après l'avis des Français, de conclure la paix avec l'empereur des Grecs, au grand détriment des Chrétiens, comme on le vit clairement par la suite. D'après les demandes qu'on lui fit, l'empereur mit beaucoup de soin, par des démonstrations feintes, à rendre service à nos compatriotes. Il envoya vers Boémond Corpalace, son favori intime, avec d'autres députés, pour les conduire en sûreté à travers ses Etats et leur fournir partout des provisions. Enfin, selon les circonstances, on campa de place en place, et après avoir passé par la ville de Serra, on parvint jusqu'à celle de Rusa. Là, les Grecs leur ayant procuré suffisamment tout ce qui leur était nécessaire, les Croisés tendirent leurs pavillons le mercredi avant la cène du Seigneur. Cependant Boémond, ayant quitté son armée, se rendit avec peu de monde auprès de l'empereur, avec lequel il voulait avoir un entretien. Pendant ce temps-là, Tancrède prenant un autre chemin, conduisit les Chrétiens, épuisés par le voyage, dans une vallée fertile et abondante en toute sorte de vivres; on y célébra la pâque du Seigneur. Alexis apprenant l'arrivée de Boémond, qu'il redoutait beaucoup, et par lequel il avait été deux fois vaincu les armes à la main, l'accueillit honorablement, et, comme il était convenable pour l'un et l'autre, lui procura abondamment hors la ville tout ce qu'il desirait.

Cependant le duc Godefroi ayant laissé ses compagnons de l'autre côté du Bras de Saint-George était revenu à Constantinople, parce que l'empereur ne lui envoyait aucun des approvisionnemens qu'il lui avait promis. L'évêque du Puy et le comte de Toulouse, qui avaient laissé derrière eux la multitude qu'ils commandaient, se trouvaient là. Alors, de l'avis des Grecs, qui mettaient beaucoup de soin pour empêcher les Français de les attaquer et de leur ravir leurs biens, l'empereur fit parler à chacun des chefs par des délégués, et exigea d'eux foi et hommage. Il promit, s'ils y consentaient, de leur fournir des vivres et de l'argent, même de les suivre en personne, et de leur procurer l'assistance de toutes ses troupes. Les Français se trouvèrent fort embarrassés; ils ne voulaient pas jurer; mais c'était à ce prix seulement que les Grecs permettaient le passage. Les premiers ne voulaient pas en venir aux mains avec des chrétiens; mais, en observant la paix, ils ne pouvalent obtenir ce passage qu'ils demandaient. Laissant imparfait l'objet de leur voyage, ils regardaient comme une abomination de revenir sur leurs pas. Enfin, forcés par les circonstances les plus impérieuses, ils garantirent par serment à l'empereur Alexis la vie et l'honneur, et promirent qu'ils ne lui feraient aucun tort, tant que lui-même observerait de bonne foi ce qu'il avait juré. Toutefois le comte de Toulouse résistait plus que les autres, et cherchait les moyens de se venger de l'empereur. Cependant l'avis commun des autres princes prévalut, et ce ne fut pas sans peine que l'on détourna de ses projets le comte, qui était fort emporté. En conséquence il jura, mais on ne put jamais le déterminer à promettre l'hommage. Aussitôt on donna les ordres nécessaires pour l'embarquement. Sur ces entrefaites, Tancrède était arrivé avec l'armée qu'il commandait. Ayant appris qu'Alexis avait exigé le serment des princes qui étaient ses aînés, il se cacha dans la foule avec Richard de la Principauté, et, ayant aussitôt fait mettre à la voile, passa le détroit en toute hâte. Boémond et le comte de Toulouse restèrent jusqu'à ce que l'on eût fourni les approvisionnemens. Le duc Godefroi se rendit avec les autres chefs à Nicomédie, et y passa trois jours avec Tancrède. Enfin ce duc, ayant appris qu'il n'y avait aucune route ouverte pour le passage de tant de troupes, fit partir en avant trois mille hommes pour aplanir et combler les précipices des rochers et des montagnes. Ils préparèrent le passage de l'armée en se servant de haches, de pioches, de sacs et d'outils de toute espèce, avec lesquels ils coupèrent les buissons et les plantes nuisibles, et rendirent praticable l'accès des montagnes; puis, ayant placé des signaux sur les hauteurs pour empêcher ceux qui les suivaient de s'égarer, on arriva à Nicée en Bithynie le 6 mai.

VII. Nicaeae expugnatio. Maximi exercitus crucesignatorum progressus. Praelia adversus Turcas.

Castris itaque pridie Nonas Maii metatis, tentoriisque occidentalium locatis, obsessa est Nicaea, totius Romaniae caput, urbs munitissima, utpote quam ostentabant inexpugnabilem esse, in coelum porrecta moenia, lacusque adjacens, civitatem a latere cingens. In primis ibi tam calamitosa fuit inopia panis, antequam mercatus ab imperatore dirigeretur, ut si quando unus panis inveniebatur, viginti vel triginta denariis emeretur. Sed Deo de suis procurante, confestim Buamundus venit, et copiosum terra marique exercitum deduxit. Inopina itaque victualium ubertas repente facta est in tota Christi militia. In die autem Dominicae Ascensionis aggressi sunt urbem expugnare, et ligneas contra muralem altitudinem machinas erigere. Per duos igitur dies acriter infestantes civitatem, conati sunt effodere murum. Gentiles, qui intus erant, econtra viriliter instare, muros penatesque suos magna vi defensare, lapides et spicula dirigere, clypeis se protegere, et supervenienti telorum nimbo audacter se opponere. E regione Galli nihil intentatum relinquere, consertorum testudine scutorum se occultare, et sic jaculorum ingruentia devitare, et persaepe fatiscentes obsessos lacessere. Cives interim, missis nuntiis, a contribulibus suis et affinibus adjutorium convocarunt, dicentes: Accelerate; per meridianam portam, nihil formidantes, intrate, quae adhuc ab omni vacat obsidione! Porro, auxiliante Deo, multum aliter evenit haec sperantibus. Ipso enim die, Sabbato scilicet post Ascensionem Domini, Podiensis episcopus et Tolosanus comes illuc advenerant, eisque ab aliis principibus australis porta commissa fuit. Comes itaque Saracenis secure accurrentibus ex improviso armatus obviavit, et exercitus ejus totus, in armis speciosus, barbaram stoliditatem viriliter repulit. Saraceni, multis suorum amissis, turpiter fugerunt, et facile a Francis superati sunt. Nicaeni cives iterum vicinos accersierunt, quibus certitudinem victoriae jurando confirmaverunt. Igitur illi audacter venerunt cum funiculis, quibus vinctos ad sua captivare Christianos autumabant. Verum Franci conglobatim ethnicis venientibus occurrerunt, rursus eos invaserunt, superaverunt, fugaverunt, multisque peremptis victoriosi redierunt. Deinde Raimundus comes et Haimarus episcopus cum exercitibus suis valde laboraverunt, multisque modis urbem aggressi sunt; contra quos obsessi cives totis nisibus obstiterunt. Tandem Christiani duces in unum convenerunt, et hoc ordine Nicaeam, Bithyniae urbem, obsederunt. Ex una parte obsederunt eam Buamundus et Tancredus, juxta quos, cum fratribus suis, dux Godefredus. Deinde Rodbertus, Flandriae comes, strenuus vir et miles audacissimus. Juxta hunc Rodbertus, Normannorum dux, et Stephanus Carnotensis comes, et Hugo comes de Sancto Paulo, Conanus quoque Brito, filius Gaufredi comitis, et Radulfus de Guader, et Rogerius de Barnevilla, cum suis agminibus. Ad portam vero meridianam Tolosanus et Podiensis excubabant. Isti itaque sic urbem circumdederant, ut nemo ingredi vel egredi posset, nisi lacu qua civitas cingebatur. Per lacum quippe, Christianis videntibus, securi gentiles navigabant, sibique necessaria navigio devectabant. Verum Christi militia laudabiliter Nicaeam obsederat, et castra speciosa, tentoriaque imperiosa in Christi nomine prudenter disposuerat. Fulgebant in armis Christiani, maximeque in morum ornatu erant decentissimi. Mundi moribus, vegeti corporibus, animosi pectoribus militabant. Animabus suis praecavebant, carnis voluntatibus et voluptatibus omnia illicita abdicabant. Ipsi duces militabant, omniaque disponentes, aliosque cohortantes, ipsi excubabant. Ibi erat omnium rerum magna communitas. Episcopi quotidie de continentia sermocinabantur, omne scortum et abusum de medio castrorum abominabantur. Turci interim pro defensanda urbe desudabant, et per lacum, Christianis videntibus, tute ibant et redibant. Franci igitur moesti, qualiter eis lacum auferrent, machinati sunt. Legatos Constantinopolim direxerunt, et quid contra hostes praevidissent agendum, Augusto solerter intimarunt. Mox imperator, auditis eorum petitionibus, acquievit, et omnia secundum dispensationem eorum fieri praecepit. Ex praecepto igitur Augusti boves festinanter adducti sunt, et velivolae naves portum Chevetot appulerunt. Turcopoli etiam adfuerunt. Scaphae carrucis superpositae sunt, et bobus huic operi ministrantibus, usque ad crepidinem lacus laboriose deductae sunt. Nocte terris incumbente, naves in lacum impegerunt, easque Turcopolis mandaverunt. Crepusculo diei albescente, lacum sulcantes ordinate, tendebant puppes ad urbem. Cives, lacum navibus opertum eminus aspicientes, mirabantur, et si forte sibi auxilium veniret, suspicabantur. At postquam certitudinem de eis perceperunt, diriguere metu, et exsangues facti desperaverunt. Repentino casu perturbatis praeter spem omnia contigerunt. Urbi terra lacuque obsessae nulla spes salutis erat. Ad imperatorem igitur legatos destinant, et obnixe supplicant ut jam victis parcat, urbem deditam recipiat, eamque, sicuti suam, ab hostibus protegat, ne res eorum alienigenis praeda fiat. His imperator auditis, Christianorum profectui, ut eventus rei postea probavit, occulte invidens, obsessorumque legationi satisfaciens, Tatano, principi militiae, quem nostratibus praevium cum XL millibus antea constituerat, aliisque satellitibus suis imperavit ut se et sua dedentes Bysantium impunitos deducerent, et de civitate servanda curiosi procurarent. Juxta praeceptum Augusti omnia facta sunt, et civitas reddita est, gensque Gentilium ad urbem imperatoriam indemnis deducta est. Victos itaque imperator cum honorificentia libertatis suscepit, magnisque dapsilitatibus educavit, et pauperibus Christianis multa donaria donavit. Civitate reddita, Christiani ab obsidione secedunt. Ibi nimirum multi fame, vel gladio, vel alio quolibet exterminio mortui sunt; qui, ut credimus, felici martyrio laureati sunt, quoniam pro fratrum compassione corpora sua tradiderunt. Multi etiam gentilium variis eventibus trucidati sunt, quorum cadavera passim inhumata jacuerunt. Per septem hebdomadas, tresque dies illic Christiani demorati sunt; et, reddita urbe, pedem alias tristes direxerunt. Poenitebat enim eos longae obsidionis, dum non dominati sunt urbi, more subjugatae civitatis. Nam si saltem facultates inimicorum publicarentur, paupertas egenorum temperaretur, et absumptae impensae aliquantulum resarcirentur. Mandatum Alexii, de non publicandis Nicaeae penatibus, Christiani aequanimiter non pertulerunt, ubi diu, rebus suis incassum expensis, sanguinem suum fuderunt, et facultates quas attulerant, in immensum attenuarunt. Fraudulentos itaque mores Augusti cum damno experti sunt. Sed tamen, quia tunc nihil proficerent, in tempus siluerunt. Hic primum patuit odiorum seminarium; hic compertum est inimicitiarum fomentum; hic discordiarum coeperunt incentiva pullulare; hic simultatum simulacra visa sunt succrescere. Nam, quoniam Alexius non recte contra eos egerat, ipsi contra eum de ultione cogitabant.

Die, qua Nicaena obsidio soluta est, ad quemdam pontem perventum est, ubi sua Christianus populus tentoria collocavit. Duos ibi dies fecerunt, et tertia die ante lucem iter praeproperi arripuerunt; et quoniam nox tenebrosa erat, incertam incerti viam tenuerunt. Divisi ergo ab invicem, duorum iter dierum consummaverunt. Buamundus et Rodbertus Normannus, Blesensisque comes Stephanus et Tancredus, Hugo de Sancto Paulo et Girardus de Gornaco, Gualterius de Sancto Gualerico et Bernardus, filius ejus, Guillelmus, filius Rannulfi vicecomitis et Guillelmus de Ferrariis, Herveus, filius Dodemanni et Conanus, filius comitis Gaufredi, Radulfus de Guader et Alannus filius ejus, Riou de Lohoac et Alannus, dapifer Dolensis et alii plures erant in uno agmine. In altero Tolosanus comes et Podiensis episcopus, Godefredus dux et Balduinus et Hugo Magnus, et Flandrensis Rodbertus, cum copiosis commeantium examinibus.

In ipsa septimana, Turci, velut arena maris innumeri, contra Buamundum confluxerunt, et magna multitudine confisi, Christianos unanimiter invaserunt. Dux eorum Dalimannus erat, eosque furor in alienigenas animabat, qui Nicaeam praesumpsissent expugnare, et possessiones eorum depopulari. Ibi erant Turci, Saraceni, Persae et Agulani, quorum numerum computaverunt CCCLX millia, praeter Arabes, quorum concursus indeterminatus fuit. Egregius vero Buamundus, ut innumerabilem multitudinem inimicorum suis, ore rabido, et effero gladio, minitantem et insultantem vidit, imperterritus stetit, suosque brevi, sed sapientissimo admonuit, et laudabiliter ad honorificum certamen corroboravit. Celeriter mandat sociis, qui ab eo longiuscule recesserant, ut ad eos juvandos in grandi necessitate properent. Peditibus jubet ut impigre et prudenter tentoria figant, et militibus ut secum obviam paganis ad bellum procedant, et laborem certaminis indefessi sustineant. Interim Turci occlamantes advenerant, et sagittando, vel jaculando, seu cominus feriendo, Christianos acerrime infestabant. Nulla fatigatis dabatur requies, sed omnia Christianorum corpora cruore vel sudore liquentia conspiceres. Econtra Franci pondus belli indesinenter sufferre, incursus in hostes aliquando prudenter differre, gladiis interdum resistere, socios vocatos exspectare, nec in aliquo titubare. Hanc conflictuum violentiam ab hora diei tertia usque in horam nonam pertulerunt. Illa die mulieres fuerunt bellantibus pernecessariae. Nam sitientibus aquam perniciter porrigebant, et pugnantes exhortando confortabant. Martis campus incanduerat. Totis enim viribus utrinque certabatur. Christiani angebantur. Nam plerumque in ipsis castris impugnabantur. Alius exercitus legatis Buamundi discredebat, et de belli certitudine ambigebat. Nullam gentem sperabat esse, quae contra sui exercitus partem saltem decimam de bello auderet anhelare. Postquam tamen rumor iste per totum exercitum percrebruit, et legatis legati superadditi sunt, Godefredus dux, ut erat miles acerrimus, comes quoque Stephanus, vir prudens et modestus, Hugo Magnus, Balduinus quoque et Eustachius, intrepidi cum suis advolant commilitonibus. Podiensis episcopus pone sequebatur, comesque Tolosanus, Raimundus. Mirabantur jam fatiscentium corda Christianorum, unde tanta gens, tamque repentina, praeter spem in eos immersisset. Montes enim et valles cooperuerant, et si qua plana erant, densis turmarum cuneis omnia frequentabantur. Auxiliante Deo, Christiani fortiter praeliabantur, et gladiis exertis et in mortem vibratis res duntaxat gerebatur. Adsunt repentini, quos advocaverant, socii. Podiensis episcopus, cum suo magno exercitu, a tergo praeoccupavit inimicos. Parte altera comes Sancti Egidii et Balduinus ac Eustachius festinanter equitabant. A dextera dux Godefredus irruit, et Hugo Magnus, et Flandrensis Rodbertus, per omnia miles expeditissimus. Rodbertus namque Normannus et Blesensis Stephanus, Tancredus et Buamundus pugnabant, diuque belli pondus sustinuerant. Gentiles obstupefacti, quoniam hostiliter a facie et a tergo inopine premebantur, fugae se crediderunt, et terga caedentibus concesserunt. Cecidit autem eos usque ad internecionem Christianorum gladius, et multi multimodis oppetierunt mortibus. Si qui vero potuerunt, delituerunt. Ibi barbarorum millia caesa sunt, quoniam in eos vehementer grassati sunt, quos tota die crudeliter insectati fuerant.

Guillelmus Marchisus, frater Tancredi, et Gaufredus de Monte-Scabioso, viri multum militares, bonae indolis et illustres, et multi alii, milites et pedites, ceciderunt. Turci enim, astu nimio pollentes, audaci vigent animo, et irreverberato confligunt gladio. Mortes eminus inimicis creberrime infigunt, quia utuntur arcubus, et multis instrumentis nituntur bellicis. Jactitant se de Francorum stirpe genealogiam duxisse, eorumque proavos a Christianitate descisse. Dicunt etiam nullos naturaliter militare, nisi se et Francos.

Hoc itaque praelium Kalendas Julii [1097] factum est, diesque solemnis omnipotenti Deo, qui omnia bene disponit, cum devotis laudibus celebrata est.

Ethnicis ita pessundatis et procul effugatis, ad eorum tentoria diripienda conversi sunt Christiani, et invenerunt ibi auri argentique plurimum. Subjugalia, mulos et equos, boves et camelos, verveces et asinos, et copiosam supellectilem in eorum papilionibus repererunt; et diversis onusti gazis, cum triumpho et inenarrabili gaudio ad suos redierunt. Fama tantae victoriae longinquas et exteras nationes coepit deterrere, et titulum Christianitatis remotorum auribus populorum infundere. Praeclara Christianorum facinora, sibique superventuram eorum militiam omnes et singuli formidabant.

Les Occidentaux ayant formé leur camp et dressé leurs tentes, on assiégea Nicée, capitale de toute la Romanie, place très-forte, que ses murailles élevées jusqu'au ciel, et un lac qui entourait un côté de la ville, faisaient paraître inexpugnable. Ce fut là surtout qu'on éprouva une si calamiteuse disette de subsistances, jusqu'à ce que l'empereur eût fait parvenir ses convois, que l'on payait jusqu'à vingt ou trente deniers chaque pain que l'on pouvait trouver. Mais comme Dieu prend soin des siens, Boémond survint tout à coup, et amena par terre et par mer une nombreuse armée. En conséquence toute la milice du Christ éprouva soudainement une abondance inattendue de subsistances. On se disposa à attaquer la place le jour de l'Ascension du Seigneur, et à dresser des machines de bois contre les murailles. Pendant deux jours entiers, pressant vigoureusement l'attaque, on essaya de les saper. De leur côté, les Gentils qui étaient dans la place, résistaient courageusement. Ils défendaient de toutes leurs forces leurs murs et leurs pénates. Ils lançaient des pierres et des traits; ils se couvraient de boucliers, et s'exposaient bravement à la grêle de flèches qui pleuvait de toutes parts. Les Français employèrent tous les moyens que la localité pouvait leur fournir; ils se mirent à l'abri d'une tortue de boucliers entrelacés, évitèrent ainsi l'effet des javelots, et pressèrent fréquemment les assiégés épuisés. Cependant les habitans de la ville firent partir des envoyés pour solliciter des secours de leurs compatriotes et de leurs voisins, auxquels ils firent dire: «Accourez au plus vite; entrez sans rien craindre par la porte du midi qui n'est point encore assiégée.» Avec l'aide de Dieu, il survint toutefois des événemens bien différens de ceux qu'ils attendaient. En effet, le jour même, qui était le samedi d'après l'Ascension du Seigneur, l'évêque du Puy et le comte de Toulouse arrivèrent devant Nicée; le siége de la porte du midi leur fut confié par les autres princes. Le comte se présenta en armes à l'improviste devant les Sarrasins, qui accouraient avec sécurité, et toute son armée, dans le plus bel état, repoussa virilement ces barbares insensés. Après avoir perdu un grand nombre des leurs, les Sarrasins prirent honteusement la fuite, et furent facilement vaincus par les Français. Les citoyens de Nicée implorèrent de nouveau l'assistance de leurs voisins, en leur promettant par serment une victoire assurée. Aussi eurent-ils l'audace de venir avec des cordes pour lier les Chrétiens qu'ils se flattaient d'emmener captifs; mais les Français accoururent au devant des Païens en formant un seul corps: ils les chargèrent pour la seconde fois, les battirent, les mirent en déroute, et après en avoir tué un grand nombre, revinrent victorieux. Ensuite le comte Raimond et l'évêque Naimar se signalèrent par de nombreux exploits, ainsi que leurs armées, et livrèrent à la ville diverses attaques auxquelles les assiégés résistèrent de tous leurs efforts. Enfin les chefs chrétiens se réunirent, et réglèrent ainsi qu'il suit l'ordre du siége de Nicée: d'un côté furent placés Boémond et Tancrède, auprès desquels s'établit avec ses frères le duc Godefroi; ensuite, Robert comte de Flandre, homme habile et chevalier intrépide; près de lui, Robert duc des Normands, Etienne comte de Chartres, le Breton Conan, fils du comte Geoffroi, Raoul de Guader et Roger de Barneville avec leurs troupes; à la porte du midi, le comte de Toulouse et l'évêque du Puy avaient pris position. C'est ainsi qu'ils enveloppèrent la ville de telle manière que personne ne pouvait entrer ni sortir, si ce n'est par le lac qui en défend une partie. A la vue des Chrétiens, les Gentils naviguaient en sûreté sur les eaux, et se procuraient par cette voie tout ce qui était nécessaire. Cependant l'armée du Christ avait louablement formé le siége de la ville de Nicée, et disposé prudemment, au nom du Seigneur, un camp et des tentes superbes. Les Chrétiens brillaient sous les armes, et se montraient remplis de décence et de gravité dans leurs mœurs. Purs dans leur conduite, forts de corps, le cœur enflammé d'ardeur, ils marchaient au combat; ils veillaient sur leur ame, ils interdisaient aux desirs et aux voluptés de la chair tout ce qui était illicite. Les chefs combattaient eux-mêmes comme de simples soldats; disposant tout convenablement, exhortant leurs compagnons d'armes, ils faisaient eux-mêmes sentinelle. Là toutes choses étaient en commun. Chaque jour les évêques prêchaient sur la continence, et repoussaient du milieu du camp, comme objets d'abomination, le libertinage et les abus. Les Turcs cependant ne cessaient de s'employer à la défense de leur ville, et, sous les yeux des Chrétiens, allaient et revenaient en sûreté sur le lac. Les Français, affligés à cette vue, cherchèrent par quel moyen ils pourraient s'en emparer. Ils expédièrent des envoyés à Constantinople, et firent connaître avec précision à l'empereur ce qu'ils croyaient à propos de faire contre l'ennemi. Aussitôt ce monarque consentit à ce qu'ils demandaient, et ordonna de faire ce qu'ils jugeraient à propos. D'après ses ordres, on conduisit en toute hâte des bœufs, et des vaisseaux à voiles se rendirent au port de Chevetot. Il s'y trouva aussi des Turcopoles. On chargea des bateaux sur des charrettes, que des bœufs employés à ce travail transportèrent avec beaucoup de peine jusque sur le bord du lac. Quand la nuit eut couvert la terre, on lança les barques que l'on confia aux Turcopoles. Aux premières lueurs du crépuscule, elles prirent avec ordre, en sillonnant les flots, la direction de la ville. Les assiégés furent fort étonnés en contemplant de loin leur lac couvert de bâtimens, et crurent que, peut-être, il leur était survenu du secours; mais quand ils connurent la chose avec certitude, ils furent glacés d'effroi, et de la terreur ils passèrent au désespoir. Par une circonstance soudaine, ils s'aperçurent dans leur trouble que les événemens avaient tourné contre leurs espérances. Il ne restait plus aucun espoir de salut à cette ville assiégée à la fois par terre et par eau. En conséquence ils envoyèrent des députés à l'empereur, et se trouvant déjà vaincus, le supplièrent instamment de les épargner, de recevoir la ville à composition, de la protéger comme sienne contre les ennemis, de peur que ces étrangers ne les dépouillassent de leurs biens. A la réception de ces dépêches, l'empereur, secrétement jaloux des avantages des Chrétiens, comme l'événement le prouva par la suite, et satisfaisant à la demande des assiégés, ordonna à Tatan16, prince de sa milice, qu'il avait envoyé à la suite des nôtres avec quarante mille hommes, ainsi qu'à quelques autres de ses satellites, de faire conduire sans dommage à Constantinople les gens de Nicée, qui se rendaient eux et leurs biens, et de veiller avec grand soin à la conservation de la place. Tout se passa conformément aux ordres de l'empereur: la ville se rendit, et les Païens furent conduits sans éprouver de dommage à la ville impériale. L'empereur accueillit les vaincus honorablement, et en leur laissant la liberté, les traita avec une grande magnificence, et fit beaucoup de dons aux pauvres Chrétiens. Après la reddition de la ville, les Croisés quittèrent la place. Là beaucoup d'eux périrent, soit par la faim, soit par le glaive, soit par tout autre mode d'extermination. Ils obtinrent, comme nous le croyons, les lauriers d'un heureux martyre, puisqu'ils firent le sacrifice de leur corps pour secourir leurs frères. Il mourut aussi beaucoup de Païens par divers événemens, et leurs cadavres furent inhumés çà et là. Pendant sept semaines et trois jours, les Chrétiens restèrent devant Nicée, et quand la ville se fut rendue,ils tournèrent ailleurs tristement leurs pas. En effet, ils se repentaient d'avoir entrepris un si long siége, puisqu'ils ne restaient pas maîtres de la place, ainsi qu'il doit arriver des villes subjuguées. Si du moins les richesses de l'ennemi avaient tourné à leur avantage, le sort des pauvres eût été adouci, et l'on se fût un peu dédommagé des dépenses que l'on avait faites. Les Chrétiens ne souffrirent pas sans se plaindre l'ordre que donnait Alexis de ne pas s'emparer des biens de la ville de Nicée, où ils avaient en pure perte versé leur sang et consumé une partie des grandes richesses qu'ils avaient apportées. C'est ainsi qu'ils firent à leur détriment l'épreuve de la fourberie de l'empereur. Cependant, comme il n'y avait alors rien à gagner, ils dissimulèrent quelque temps leur ressentiment. Là se développa le premier germe des haines, là se découvrit un foyer d'inimitié, là commencèrent à pulluler les motifs de discorde, là on vit grandir les fantômes du ressentiment: car, comme Alexis n'avait pas agi équitablement à leur égard, ils songèrent à tirer vengeance de sa déloyauté.

Le jour que se termina le siége de Nicée, on parvint à un certain pont où les Chrétiens établirent leurs tentes. Ils y passèrent deux journées, et la troisième, avant le jour, ils se mirent en route en toute hâte; mais, comme la nuit était obscure, ils s'engagèrent incertains dans une route incertaine. Les corps s'étant séparés l'un de l'autre, on perdit deux jours dans le voyage. Boémond, Robert duc de Normandie, Etienne comte de Blois, Tancrède, Hugues de Saint-Paul, Girard de Gournay, Gaultier de Saint-Valeri, et Bernard son fils, Guillaume, fils du vicomte Ranulphe, Guillaume de Ferrières, Hervé, fils de Dodeman, Conan, fils du comte Geoffroi, Raoul de Guader et Alain, son fils, Riou de Lohéac17, Alain, sénéchal de Dol, et plusieurs autres formaient un même corps. Dans l'autre se trouvaient le comte de Toulouse et l'évêque du Puy, le duc Godefroi et Baudouin, Hugues-le-Grand et Robert de Flandre, avec de nombreuses troupes de pélerins.

Dans la même semaine, les Turcs se réunirent contre Boémond, aussi considérables en nombre que les sables de la mer. Confians dans leur grande multitude, ils chargèrent inopinément les Chrétiens; ils avaient pour chef Daliman18; ils étaient enflammés de fureur contre les étrangers qui avaient eu l'audace de prendre Nicée et de ravager leurs possessions. Là se trouvaient des Turcs, des Sarrasins, des Persans et des Agulans, dont on évalua le nombre à trois cent soixante mille, outre les Arabes, dont les forces restèrent indéterminées. Dès que le vaillant Boémond vit cette innombrable multitude d'ennemis, menacant et insultant ses troupes avec des expressions de rage et le tranchant du glaive, intrépide, il s'arrêta, harangua les siens en peu de mots, mais sagement, et les excita louablement aux honneurs du combat. Il mande sur-le-champ à ses compagnons d'armes, qui étaient un peu en arrière, d'accourir à son secours dans cette grave conjoncture. Il prescrit aux gens de pied de planter leurs tentes avec célérité et prudence, et aux cavaliers de marcher avec lui au devant des Païens, pour leur livrer bataille et soutenir sans relâche le travail du combat. Cependant les Turcs étaient arrivés en poussant de grands cris; ils pressaient vivement les Chrétiens, soit en lançant des flèches ou des dards, soit en les frappant de près. Nul repos n'était donné aux Chrétiens épuisés, et vous eussiez vu tous leurs corps se fondre en sang ou en sueur, les Français soutenir sans cesse tout le poids du combat, quelquefois différer prudemment de charger l'ennemi, quelquefois tenir ferme l'épée à la main, attendre l'arrivée de leurs frères, qu'ils avaient appelés, et ne pas reculer d'un seul pas. Ils soutinrent la violence de ce combat depuis la troisième heure du jour jusqu'à la neuvième. Dans cette journée, les femmes furent très-utiles aux combattans: elles portaient hardiment de l'eau à ceux que la soif tourmentait, et leurs exhortations fortifiaient les guerriers. Le champ de Mars était tout en feu. En effet, de part et d'autre on combattait de toutes ses forces. Les Chrétiens souffraient beaucoup, car souvent la lutte était engagée même dans leur camp. L'autre armée refusait de croire aux rapports des envoyés de Boémond, et doutait de la réalité du combat. Elle croyait qu'il n'existait aucune nation qui eût l'audace de songer à attaquer même la dixième partie de ses forces. Toutefois, quand ce bruit se fut répété dans toute l'armée, et qu'on vit arriver envoyés sur envoyés, le duc Godefroi, qui était un vaillant chevalier, le comte Etienne, homme prudent et modeste, Hugues-le-Grand, Baudouin et Eustache, également intrépides, accourent avec leurs compagnons d'armes. L'évêque du Puy et Raimond, comte de Toulouse, les suivaient de près. Les Chrétiens, épuisés, s'étonnaient que tant de monde se fût si inopinément réuni contre eux bien au delà de ce qu'ils attendaient. En effet, les monts et les vallées en étaient couverts, et partout où se trouvaient des plaines. elles étaient occupées par d'épais escadrons. Avec l'aide de Dieu, les Chrétiens combattaient vaillamment, et l'affaire ne se passait que le glaive à la main, portant partout la mort. Tout à coup apparaissent les compagnons qu'ils avaient appelés. L'évêqué du Puy, avec sa grande armée, prend l'ennemi en queue. D'un autre côté, le comte de Saint-Gilles, Baudouin et Eustache, chargent l'ennemi au grand galop. A droite se précipitent le duc Godefroi et Hugues-le-Grand, chevalier toujours rapide dans l'action. Cependant Robert de Normandie, Etienne de Blois, Tancrède et Boémond continuaient le combat, et depuis long-temps en soutenaient tout le poids. Dans leur stupeur, les Païens, qui se voyaient attaqués vigoureusement en tête et en queue, cherchèrent leur salut dans la fuite, et tournèrent le dos à leurs ennemis. Le glaive des Chrétiens les frappa jusqu'à la mort, et un grand nombre périt de tous les genres de trépas. Ceux qui le purent se cachèrent. Là furent tués des milliers de Barbares, accourus en foule contre les nôtres, et qui les avaient tout le jour attaqués si cruellement.

Guillaume-le-Marquis, frère de Tancrède, et Geoffroi de Montaigu, hommes très-braves, illustres et vertueux, périrent dans cette affaire avec beaucoup d'autres personnages tant de la cavalerie que de l'infanterie: car les Turcs, qui excellent en ruse et en audace, portent avec leurs glaives des coups, qu'on ne peut parer; ils donnent souvent de loin la mort à leurs ennemis, parce qu'ils emploient l'arc et beaucoup d'autres instrumens de guerre. Ces peuples se vantent de tirer leur origine des Francais, et prétendent que leurs aïeux ont quitté le Christianisme. Ils assurent qu'eux seuls et les Français savent combattre naturellement.

Le combat eut lieu le Ier. juillet: ce jour solennel fut célébré par de saintes prières en l'honneur de Dieu tout-puissant, qui dispose bien toutes choses.

Les Païens ayant été ainsi mis à mal et chassés fort loin, les Chrétiens revinrent sur leurs pas pour dépouiller les tentes de ces Barbares, dans lesquelles ils découvrirent beaucoup d'or et d'argent. Ils trouvèrent sous leurs pavillons beaucoup de harnois, de mules, de chevaux, de bœufs, de chameaux, de moutons et d'ânes, ainsi que des bagages de toute espèce. Chargés de ces trésors, ils retournèrent à leur camp en triomphe et comblés d'une indicible joie. Le bruit d'une si grande victoire commença à porter la terreur chez les nations lointaines et étrangères, et fit retentir la gloire de la Chrétienté aux oreilles des peuples éloignés: tous redoutaient les beaux exploits des Chrétiens, et craignaient qu'ils ne vinssent les attaquer.

VIII. Nova praelia. Iconii et Heracleae expugnatio.

Solimannus, de Nicaea fugiens, Arabum decem millia invenit, eisque nimiam probitatem et audaciam et invictam fortitudinem et multitudinem, ditissimumque apparatum luculenter retulit; qua relatione secum omnes fugere compulit. Caeterum, sicut humanum ingenium plurima commentatur et frivola meditatur, Turci stropham simplicibus Christicolis nocivam machinati sunt. Solimannus enim, aliique gentiles, ad civitates vel castella, in quibus Christicolae Suriani degebant, venientes, subdole ad eos dicebant: Devicimus Francos; omnino defecerunt, et si qui supersunt, in cuniculis absconditi sunt. Sic incautos alioquebantur, et intra portas eorum recipiebantur. Ingressique insciorum municipia, domos et ecclesias depraedabantur. Quidquid erat pretiosum et concupiscibile, filios et filias auferebant. Et sic eis passim illudentes, Francorum adventum praeoccupabant. His auditis, Christiani eos insequebantur. Intraverunt autem terram inaquosam et inhabitabilem, in qua fame et siti defecerunt, pene usque ad mortem. Si forte tamen immaturas segetes inveniebant, spicas vellebant, et fricantes masticabant et glutiebant. Multi homines ibi defecerunt, et subjugales, multique gloriosi milites coacti sunt ire pedites; et qui potuerunt, pro vehiculis ad se vel sua subvehenda, sibi boves adhibuerunt. Nec multo post uberrimam ingressi sunt terram, victualibus et bonis omnibus refertam, excepto quod equinas sibi nequiverunt reparare vecturas. Venientes Ichonium, persuasione indigenarum utres suos aquis repleverunt, confectoque itinere diei, ad quemdam fluvium venerunt, ubi duos hospitati dies, recreati sunt. Cursitores, qui semper exercitum praecurrebant, ut exercitui praeviderent, et paleas et alia necessaria diriperent, praecurrerunt ad Erachiam civitatem, in qua multus erat Turcorum conventus, si qua possent obesse Christianis exspectans. Cursitantibus insidias collocaverant, quos audacter Franci aggressi sunt, et fugatos indifficulter disperserunt. Igitur Erachia, Turcis abjectis, in Christianorum dominationem cito redacta est, ibique quatuor dies confecerunt. Ibi Tancredus et Balduinus ab aliis se disgregaverunt, et vallem de Botentrot cum suis expeditionibus intraverunt. Tancredus autem, iterum a Balduino separatus, Tarsum venit cum suis militibus. Turci vero, de urbe progressi, obviaverunt eis, ad resistendum parati. Tancredus, vir equidem singularis strenuitatis, hostiliter aggressos viriliter cecidit, eosque fugientes in urbem refugavit, et urbem obsedit. Nocte insecuta, Turci fugerunt, et cives, sub ipso noctis articulo, alte clamaverunt: Franci triumphatores orbis et dominatores, Turci recesserunt, urbs patet, accedite! Currite, Franci invictissimi, recepturi civitatem. Currite, ne moremini! Cur tardatis? Haec nempe castrorum excubitores bene audierunt. Sed quoniam nox erat, consilium et negotium illud in diem dilatum est. Aurora illuscescente, venerunt civitatis majores, seque suaque Christianis dedentes, et Tancredum sibi principem eligentes. Ibi principum magna lis exorta est. Balduinus enim, cujus exercitus majores erant copiae, totus erat in penatum depopulatione, vel urbem dimidiam vindicare. Porro Tancredus, ut erat moderatus, maluit urbis dominatu carere, quam civium, qui se benigniter eidem commiserant, facultates diripere. Unde suis signum dedit, lituisque clangentibus, aliquantulum amaricatus, abscessit, et Balduinus totam Tarsum solus obtinuit. Nec mora, Tancredo duae civitates optimae, Azera et Mamistra, redditae sunt, et castella quamplurima. Porro optimates alii Armeniorum terram cum exercitibus suis intraverant. Venientibus illis, Alfia civitas reddita est, indigenaeque illius terrae, militari viro, nomine Simeoni, ad defensandam terram commissa est.

Major exercitus Caesaream Cappadociae venit, quae ad solum usque diruta erat. Ruinae tamen, utcunque subsistentes, quanti fuerit testabantur. Plastencia, civitas pulchra, et uberis glebae opima, quam Turci, paulo ante, tribus obsederant hebdomadibus, sed inexpugnabilis nullatenus expugnari potuit, Christianis illico gratanter patuit. Hanc quidem Petrus de Alfia petivit, et ab optimatibus indifficulter obtinuit, ad tuendam et expugnandam terram in fidelitate Sancti Sepulcri et Christianitatis. Buamundus, militarium negotiorum vir industrius, accitis militibus de suis quos voluit, Turcos, qui Plastenciam obsederant, et exercitum haud longe praeibant ut nocerent, curiose insecutus est, sed frustra, quoniam eos invenire non potuit.

Ventum est ad Coxon, nobilem et copiosam civitatem, quam alumni illius Christianis, fratribus suis, libenter reddiderunt. Ibi tribus diebus fatigatus pausavit exercitus. Relatum est comiti Tolosano quod Turci, qui fuerant in Antiochiae custodia, discedentes aufugissent. Igitur, cum suis consiliatus, elegit quos praemitteret, qui iter diligenter investigarent, et caetera curiose explorarent. Ad hoc directi sunt viri consulares, et disciplinae militaris gnari. Vicecomes de Castellione, Guillelmus de Monte-Peslerio, Petrus de Roasa et Petrus Raimundus, cum militibus multis, in vallem Antiochiae venerunt, et ibi rem aliter audierunt. Turci enim copiose praeparabant se ad defensandam urbem.

Petrus de Roasa, declinans ab aliis, vallem de Rugia introivit, inventisque Turcis quamplurimis, graviter eos cecidit, superavit atque fugavit. Armenii, auditis secundis successibus Christianorum, frequentibus quoque infortuniis paganorum, reddiderunt Petro Rusam civitatem, et castella quaedam. Major exercitus difficile iter aggressus est. Ibi gradiebantur rependo per montana nimis aspera et scopulosa, ubi tristes mira perpessi sunt detrimenta. Collidebantur et conquassabantur, laborantes et deficientes per viam inviam. Labebantur equi in immane praecipitium. Multi, equis vel clitellariis cum rebus superpositis illic amissis, pauperati sunt. Postquam calamitosas angustias vix evaserunt, ad quamdam civitatem, quae vocatur Marafim, diverterunt. Convenae vero nostratibus copiosum mercatum detulerunt. Ibi aliquantisper demorari sunt, donec quantumlibet recrearentur. Post haec, ingressi sunt vallem inclytam, spatiosam et uberem, in qua regia et famosa civitas Antiochia sita est, quae totius Syriae metropolis et princeps est, in qua primicerius apostolorum Petrus cathedram habuit pontificalem. Nunc, occulto Dei judicio, sed justo, plurimae in ea ecclesiae dirutae sunt, et quibusdam humanis usibus irreverenter applicatae sunt. Cursitores, dum ad Pontem Ferreum propinquarent, Turcos invenerunt innumeros, munitum Antiochiam festinantes. Itaque repentino in eos impetu facto, semper enim Christiani proficiscebantur armati, subito conflicti eos consternaverunt. Multis deletis, ad propria castra, quae super fluminis ripas metati fuerant, reduxerunt eorum burdones, quos multimodis onustos victualibus et diversis gazis, ad propriam civitatem deducebant. Factum est igitur immensum in castris gaudium, tum pro victoria, tum propter opima, quae ad eos reportarant cursitores, spolia. Quotidianas ergo et continuas Deo referebant laudes et gratias, qui, pro suo amore a natali solo procul exsulantes tam excellenter protegebat inter phalanges ethnicas.

Fugitif de Nicée, Soliman rencontra dix mille Arabes, et leur fit connaître en détail la grande bravoure et l'audace des Chrétiens, leur valeur invincible, leur grand nombre et leur riche tenue: par ce récit, il les engagea à partager sa fuite. Au reste, comme l'esprit humain travaille sur beaucoup de choses et s'occupe même de frivolités, les Turcs inventèrent une ruse pernicieuse pour la simplicité des Chrétiens. Soliman et les autres Gentils, lorsqu'ils parvenaient à des villes ou à des places fortes dans lesquelles demeuraient des Chrétiens de Syrie, leur disaient pour les tromper: «Nous avons vaincu les Français; on n'en voit plus du tout; et s'il en existe encore, ils sont cachés sous terre.» Ainsi les Païens parlaient à ces hommes qui n'étaient pas sur leurs gardes, et leur faisaient ouvrir leurs portes: entrés dans les places de ces gens trompés, ils pillaient les maisons et les églises; ils enlevaient les jeunes gens et les jeunes filles, et tout ce qui était précieux et desirable. C'est ainsi que, semant partout le mensonge, ils prévenaient l'arrivée des Français. Quand les Chrétiens eurent appris ces choses, ils se mirent à la poursuite des Païens: ils pénétrèrent sur un territoire aride et inhabitable, dans lequel ils faillirent périr de faim et de soif. S'ils découvraient des grains qui n'étaient pas mûrs encore, ils arrachaient les épis, et, après les avoir frottés, ils les mâchaient et les avalaient. Beaucoup d'hommes et de bêtes de charge périrent en ce lieu; un grand nombre de glorieux chevaliers furent contraints de marcher à pied; ceux qui en eurent le moyen se procurèrent, au lieu de chariots, des bœufs pour les porter eux-mêmes ou leurs effets. Peu après on entra dans une contrée fertile, abondante en vivres et en toutes sortes de biens; mais les nôtres ne purent y réparer leurs moyens de transport. Arrivés à Iconium, et, d'après l'avis des gens du pays, ils remplirent leurs outres d'eau, et après une journée de marche, ils se trouvèrent sur le bord d'un fleuve où ils passèrent deux jours à se reposer. Les coureurs qui précédaient toujours l'armée pour lui préparer des provisions et lui procurer des fourrages et autres choses nécessaires, entrèrent dans la ville d'Héraclée, où s'étaient réunis beaucoup de Turcs attendant les Chrétiens pour tâcher de leur nuire. Ils avaient dressé des embûches aux coureurs; mais les Français les attaquèrent hardiment, et sans beaucoup de peine les mirent en fuite et les dispersèrent. En conséquence, après l'expulsion des Turcs, la ville fut promptement soumise au pouvoir des Chrétiens, qui y passèrent quatre jours. Là Tancrède et Baudouin se séparèrent des autres chefs et entrèrent avec leurs troupes dans la vallée de Botrentot. Cependant Tancrède s'étant de nouveau séparé de Baudouin, gagna Tarse avec sa troupe: mais les Turcs, étant sortis de la ville, marchèrent à sa rencontre bien disposés à combattre. Tancrède, homme d'une singulière bravoure, ayant été attaqué par l'ennemi, le tailla vigoureusement en pièces, et poursuivit les fuyards jusqu'à la ville, devant laquelle il mit le siége. La nuit survenue, les Turcs s'enfuirent; et pendant cette nuit même les habitans crièrent à haute voix: «Français! triomphateurs et dominateurs du monde, les Turcs se sont retirés; la place vous est ouverte; arrivez, accourez, Français invincibles, pour l'occuper; accourez sans délai. Pourquoi tardez-vous?» Les gardes du camp entendirent fort bien ce discours; mais comme il était nuit, on remit au jour à délibérer sur l'affaire. Dès que l'aurore vint à luire, les chefs de la ville se présentèrent, se soumettant aux Chrétiens, eux et leurs biens, et choisissant Tancrède pour leur prince. Il s'éleva là un grand débat entre les princes: car Baudouin, qui commandait la plus nombreuse armée, était disposé à piller la ville ou bien à en réclamer la moitié. Or Tancrède, dont le caractère était modéré, aima mieux renoncer au commandement de la ville que de laisser piller les biens des citoyens qui s'étaient confiés à lui de bonne grâce. En conséquence, il donna le signal à ses troupes, et, au bruit des trompettes, il fit sa retraite avec quelque douleur, et Baudouin occupa seul toute la ville de Tarse. Sans aucun retard, deux villes importantes, Adena et Mamistra, se rendirent à Tancrède, ainsi que plusieurs places fortes. Cependant les autres princes avaient pénétré avec leurs troupes sur le territoire des Arméniens. A leur arrivée, la ville d'Alphia se rendit, et les habitans du pays confièrent leur défense à un guerrier nommé Siméon.

La grande armée arriva devant Césarée de Cappadoce, qui fut rasée de fond en comble; toutefois les ruines qui en subsistent attesteront quelle fut son importance. Plastence, ville belle et riche par le territoire qui l'entoure, que peu auparavant les Turcs avaient assiégée durant trois semaines, mais n'avaient pu prendre en aucune manière, ouvrit volontiers et sans retard ses portes aux Chrétiens. Pierre d'Aufi en fit la demande et l'obtint des princes sans difficulté, pour la défendre et la tenir, ainsi que le pays, sous la foi du saint sépulcre de la Chrétienté. Boémond, qui excellait dans l'art de la guerre, ayant rassemblé l'élite de ses chevaliers, s'attacha vivement à la poursuite des Turcs, qui avaient assiégé Plastence, et qui se tenaient à peu de distance de la tête de l'armée pour lui nuire; mais il les suivit inutilement, car il ne put les atteindre.

On arriva à Coxon, ville illustre et opulente, que ses habitans remirent volontairement entre les mains des Chrétiens leurs frères. L'armée fatiguée s'y reposa trois jours. On rapporta au comte de Toulouse que les Turcs, auxquels on avait confié la garde d'Antioche, s'étaient retirés en prenant la fuite. En conséquence, et de l'avis des siens, il choisit quelques hommes pour les envoyer en avant, afin d'éclairer soigneusement la route, et de prendre toutes sortes d'informations utiles. Cette mission fut confiée à des hommes de distinction, habiles dans l'art militaire, le vicomte de Châtillon, Guillaume de Montpellier, Pierre de Roas, et Pierre Raimond, se rendirent avec beaucoup de chevaliers dans la vallée d'Antioche, et apprirent que le rapport n'était pas fondé, car les Turcs se préparaient à défendre vigoureusement la place.

Pierre de Roas, s'écartant des autres troupes, pénétra dans la vallée de Rugia: il y trouva beaucoup de Turcs qu'il tailla en pièces, vainquit et mit en fuite. Ayant appris le succès des entreprises des Chrétiens, et les fréquens désastres des Païens, les Arméniens rendirent à Pierre la ville de Rugia, ainsi que quelques châteaux. La grande armée avançait avec beaucoup de difficultés. On gravissait en rampant les montagnes escarpées et les rochers, ou l'on éprouvait tristement des pertes extraordinaires. Marchant avec peine et tombant sur cette impraticable route, on se meurtrissait et se brisait. Les chevaux roulaient dans d'horribles précipices. Un grand nombre de guerriers furent ruinés par la perte de leurs chevaux ou des bêtes de somme qui portaient leurs bagages. Après avoir à peine échappé à ces affreuses angoisses, ils arrivèrent devant une ville que l'on appelle Marasie. Les habitans apportèrent à nos troupes d'abondantes provisions. Elles y séjournèrent quelque temps, jusqu'à ce qu'elles fussent un peu rétablies. Ensuite elles entrèrent dans une vallée, belle, spacieuse et riche, dans laquelle est située la ville royale et fameuse d'Antioche, qui est la métropole et la capitale de toute la Syrie. C'est là que Pierre, prince des Apôtres, établit sa chaire pontificale. Depuis, par un jugement de Dieu secret mais juste, plusieurs églises d'Antioche ont été détruites et sans respect consacrées à des usages humains. Les coureurs de l'armée s'étant approchés du pont de fer19, firent la rencontre d'une innombrable quantité de Turcs qui s'empressaient de fortifier la ville. En conséquence, les ayant chargés soudainement, car les Chrétiens marchaient toujours armés, ils les battirent dans cette rencontre imprévue. Beaucoup de Turcs ayant été tués, les coureurs ramenèrent à leur camp, qui était placé sur les bords du fleuve, des mulets que les Turcs conduisaient à la ville chargés de toutes sortes de vivres et de divers trésors. Le camp éprouva une joie extraordinaire, tant à cause de la victoire que par rapport aux riches dépouilles que leur rapportaient les coureurs. Aussi rendaient-ils à Dieu journellement et continuellement des actions de grâces, et chantaient-ils ses louanges pour l'éminente protection qu'il accordait contre les phalanges païennes à ceux qui, par amour pour lui, s'étaient tant éloignés de leur terre natale.

 

IX. Antiochiae obsidio.

Buamundus, pigritiae vel somnolentiae nunquam acquiescens, irrequietus enim homo erat, cum quatuor millibus militum prope Antiochae portam caute clandestinus venit, si qui forte latenter ingrederentur, vel egrederentur, exspectans. Summo diluculo exercitus de loco, in quo erant, tentoria collegit, Antiochiam accessit, quarta feria, XII Kalendas Novembris, tentoria sua cooptavit, et a tribus portis civitatem usque III Nonas Junii viriliter obsedit. Nam altera parte obsessa non fuit, quoniam tam porrectis et inaccessis coangustabatur scopulis et montanis, ut nullus illac se accommodaret et obsidendum locus. Nimius timor invasit Antiochenos et omnes circumpositos, et nullus eorum exspectare cursitorum auderet occursum. Diebus itaque ferme XV siluerunt. Terra vero, quae circa Autiochiam adjacebat, prout vallis est fertilis, erat uberrima, vinetis referta, fructibus et frugibus jucunda, arboribus nemorosa, hortis opima et pascuis opulenta. De civitate Armenii multi et Suriani, Christiani, sed Turcis obnoxii, fugam simulantes, audacter in castra exibant, mendicantes, castrensium esse explorabant, et remeantes Turcis intimabant, et sic eis multum oberant. Antiocheni ergo, patefactis castrensium consiliis, coeperunt paulatim intrepidi prodire, et peregrinos aggressibus coangustare, et incautos trucidare, et latrociniis, aliisque circumventionibus aggravare. Sic in circuitu omnes vias obsidebant, et a mari et a montanis omnia Christianis claudebant. Pejus itaque obsidebantur qui foris erant, quam qui intus latitabant. De proximo castello satis munito, nomine Arech, Turci in Christianos irruebant, insidiisque indigenarum multi occubuerant. Optimates ergo Christiani condolentes, Turcis obviaverunt, ad conflictum eos provocaverunt, et ad locum, ubi Buamundus cum suis in insidiis delituit, fugam fingentes, scienter declinaverunt. Ibi Christianorum duo millia occisi sunt. Porro Buamundus, praeliator fortissimus, de insidiis concitus surrexit, et Turcos aggressus, multos peremit, et quosdam vivos retinuit, quos ante portam civitatis solemniter in spectaculum decollavit. Deinde castrenses super verticem montis, qui dicitur Maregard, castellum aedificaverunt, quod per dierum successiones heroum unusquisque in ordine vicis suae custodiebant. Interim attenuata sunt victualia, quia neque cursitare audebant, neque mercatum habebant. Quod vero in valle reperierant, affluenter consumpserant. Cibaria igitur omnia perchara erant, fames inhorrescebat, quoniam pabula omnia de die in diem deficiebant, et intus adversarii cavillantes gaudebant.

Anno ab Incarnatione Domini 1097, indictione V, celebrata Nativitate Christi, Buamundus dux, et Flandrensis Rodbertus, non sine remanentium lacrymis processerunt, et cum eis militum et peditum plus quam XX millia per Saracenorum colonias dispersi sunt. Arabes autem et Turci a Jerusalem et Damasco, et ab aliis multarum regionum municipiis convenerant, ut Antiochiae subvenirent. Qui, ut Christianos per regionem suam dispersos audierunt, admodum gavisi sunt, sperantes se illis pro certo praevalituros, utpote quos opinabantur paucos et adventitios. Intempesta igitur nocte, duas acies in insidiis ordinaverunt, unam a facie, alteram a tergo. Armipotens comes Flandriae et Buamundus diluculo in eos unanimiter irruerunt, et invocato nomine Jesu cum signo crucis, constantissime praeliati sunt, et multi paganorum mortui sunt. Verum de spoliis eorum parum ditati sunt Christiani, quia otium non habuerunt eos persequendi, vel spoliandi. Interea Turci, qui in praesidio urbis stabant, audientes Buamundum abscessisse, audacter exibant, et in ipsis jam castris discurrebant. Exploraverunt enim quae tentoria languidiora reperirentur. Quadam die, unanimiter in castris irruerunt, et cominus in Christianos impegerunt, nondum scientes quod sui devicti essent. Die illa, vehementer Ismaelitae in castris desaevierunt, et multi ex Christianis perempti sunt. Inter quos Podiensis tunc signifer occidit, et nisi luteae interessent salebrae, quae civitatem a castris dirimebant, et transitum nullum, vel difficilem, sinebant, laxis habenis ipsa protererent tentoria, et debaccharentur in Christianorum gentem, quae jam aliquantulum marcuerat.

Buamundus, de Saracenorum regrediens bello peracto, sed modico quod depraedaretur invento, alia conscendit montana. Sed in tantam terra jam redacta fuerat vastitatem, ut multi vacui remeaverint. Incassum ergo laboraverant, nisi quod de Turcis solemniter triumphaverant. Sed nulla victoria famem exstinguit, ubi totum, quod mandi debeat, deficit. Parum laetitia durat, quam egestas panis contristat. Reversi sunt autem ad castra, quae perhorrescens sauciabat inedia. Armenii et Suriani, lucris inexplebiter inhiantes, Christianos rediisse vacuos videntes, ad opportuna et remotiora loca decurrebant, et coementes cibaria quae reperiebant, in castra deferebant, et multo pretio, quod vili coemptum erat, venditabant. Morbi lues castra contaminabat. Ditiores multa indigentibus et ostiatim postulantibus donaria conferebant, sed tamen multis diebus sustinere tot millia non poterant. Cogitaverunt igitur aliqui castra subterfugere. Guillelmus Carpentarius et Petrus Eremita latenter fugerunt, quos inventos Tancredus apprehendit, et inhoneste conviciatos, ad exercitum redire compulit. Dein Buamundus ad se deductos probrosis coercuit verbis, et dignis castigavit angariis. Tunc homines et equi incommodo pari laborabant, et evadendi desperatione nutabant. Adeo Christianorum equi defecerunt, ut in tanto et toto exercitu vix mille milites invenirentur qui caballis uterentur. Tatanus, natione Graecus, satellitum imperatoris princeps, metu mortis inter tot detrimenta expalluit, et multa sociis promittens profutura, legationem ad Augustum suscepit, et abscedens, nunquam postmodum ad eos rediit. Probitates et fidelitatem, multimodosque angores obsidentium urbem Alexio Caesari luculenter retulit, et Guidonem, Guiscardi ducis filium, praeclarosque Francorum proceres, qui cum multis sodalibus sequebantur, sed ab Augusto Constantinopoli honorifice detinebantur, ut socios adire festinarent excivit. Auditis itaque certis rumoribus, imperator ingentem exercitum aggregavit, et cum multis copiis, ut Christicolis subveniret, iter iniit. Sed pravis, ut in posteris dicemus, consiliis bonum inceptum non peregit.

Gens interim pauperata furtim discedebat, vadens quo se vivere putabet. Ad mare nullus audebat accedere, quoniam viae et avia servabantur. Ecce iterum fama recens percrebruit Turcos innumeros adventare, et ingruentiam necis omnibus confestim imminere. Tot enim erant, quod vix multorum stadiorum sufficeret eis quaquaversum porrecta capacitas. Exsangues Christiani pallebant, et multi eorum marcida colla circulabant. Nobilitas tamen de bello disputare ausa est. Cuncti optimates confluxerant, omnesque se invicem cohortabantur. Quod videns sagax Buamundus, eis valde congratulatus est, prolatoque sapienti consilio, cum admonitione facunda ad bellum cohortatus est. Pedites in castris jussit remanere, et portas civitatis diligenter observare, ne reseratis illis cives possent libere discurrere. Omnes milites cum invocatione nominis Domini Jesu armati, et sancta communione praemuniti, processerunt e castris, cum multis utriusque catervae lamentis. Neutri confidebant de se, nec sacerdos, nec mulier, nec popularis, nec miles. Nec iste nec illi sperabant se de caetero posse frui aspectu mutuo. Hi et illi proruebant in charorum oscula, et omnes in lacrymas ciebantur. Milites hospitati sunt inter fluvium, qui antiquo nomine Daphnes vocatus est, qui praeterluit Antiochiam et lacum. Audierant siquidem Turcos in castello Arech convenisse, ultra Pontem Ferreum. Impigri Christianorum optimates ante lucanum convenerunt, et aurora prima illucescente, gnaros exploratores praemiserunt. Qui celeriter revertentes, Turcos adesse, et duas copiosas acies praestruxisse, acclamaverunt. Viderant enim eos, ex altera fluminis ripa accelerantes. Tunc Christianorum proceres locuti sunt de bello ordinando, et negotium illud commiserunt Buamundo. Ordinatae sunt itaque sex acies. Quinque ex illis processerunt quae belli pondus sustinerent, et inimicum agmen efficaciter feriendo repellerent. Buamundus cum acie sua postremus paulatim gradiebatur, omnibus provisurus et subventurus, et, si Turci praevalerent prioribus, totam belli ingruentiam excepturus. Litui clangebant, buccinae reboabant. Utriusque multitudinis clamor audiebatur, et acerrimum certamen utrinque agebatur. Cominus utraeque instabant legiones. Jam clypeo clypeus, iam umbone umbo repellebatur, et confractis hastis enses mutilabantur. Supervenere Turcorum succenturiae, quae graviter coeperunt Christianos impellere. Nequibant Franci tantum impetum tot examinatarum nationum sustinere, sed titubantes cogebantur cedere. Tantus enim erat clamor et strepitus et telorum imber, ut ipsum etiam obnubilarent aerem. Ingemuit Buamundus, qui undique prospiciebat eis, tanquam oculatus totus, et ait: Christe, tuos sustenta Christianos. Et adjecit: Rodberte, Rodbertus siquidem, Girardi filius, suum detulerat vexillum, rapidum calcaribus urge cornipedem, et Christianis titubantibus imperterritus esto juvamen! Memor esto, precor, parentum nostrorum, et ne lividaveris rutilantem titulum Francorum! Scito nobis illico de coelis auxilium futurum. Sed vult Deus ut nos, velut fortes athletae, promereamur et adipiscamur bravium.

Rodbertus, sanctae crucis signo munitus et auxiliaribus manipulis constipatus, festinus adfuit, et cruentissimis Turcis audacissimus miles obstitit. Adeo perfidos aggressus est, ut vexilli Buamundi lingulas in ora Turcorum volitare faceret, altoque clamore suo aliquantulum Turcos deterreret. Ad illius primipilaris impetum et altum clamorem Franci animos resumpserunt, et in Turcos unanimiter irruerunt. Fragor armorum multus erat, et ab aereis cassidibus elucubratus ignis scintillabat. Vulnera vulneribus illidebant, et campi nimio sanguine purpurabantur. Intestina videres dependentia, caesa capita, trunca corpora, passim oppetentia. Turci itaque timore nimio exterriti sunt, et repente, cuneis eorum labantibus, fugerunt, quos nostri repente ultra Pontem Ferreum persecuti sunt. Caesi sunt ibi Turcorum multi milites, quoniam praelium illud non habuerat pedites. Christiani autem, magno potiti tropaeo, laeti reversi sunt ad suos, secum adducentes multos equos, quibus singulariter indigebant, et spolia multa, quae in praelio acquisierant. Turci ad castellum suum Arech satis inglorii reversi sunt; quod, omnino despoliantes, succenderunt, et fugerunt. Armenii autem et Suriani, hoc videntes, arcta loca praeoccupaverunt, et multos ex eis peremerunt; quosdam autem vivos reduxerunt. Castellum vero praedictum Christianis subjugatum reddiderunt. Franci quoque in castra centum capita peremptorum retulerunt, ad consolationem suorum, et ad defectionem obsessorum. Haec omnia viderunt legati admirabilis Babyloniae, qui tunc forte a Babylonia ad eos missi, juxta eos suis morabantur in tentoriis. Illi autem, qui in castris remanserant, tota die in Antiochenos pugnaverant, et tres portas urbis, ne foras erumperent, indesinenter servaverant.

Praelium hoc factum est Idus Februarii, feria III quae caput jejunii Quadragesimalis praecedebat.

Multitudo civium, licet in praeliis semper victi fuerint, et morte vel vulneribus seu captionibus defecerint, tanta erat in urbe, ut magis in iram efferati, Christianos ardentius impeterent, et incessanter ipsa castra perturbarent, frequenter insilirent, atque quibuslibet mortibus funestarent. Christiani, praeter haec, magnis affligebantur incommodis, quia nec obsidionem deserere, nec procul a castris audebant procedere. Regiones circumsitae jam in tantam redactae erant solitudinem, ut nullam eis suppeditarent pabulorum subministrationem. Turci nimirum, quibus locorum opportunitates cognitae erant, frumentatum cursitabant, et Christianis attentius insidiabantur. Porro quaecunque civitates, quaecunque castella, quaecunque municipia, quilibet homo, quaelibet mulier, omnes, qui vel prope vel procul erant, Christianis inimicabantur. Omnis locus obstructus erat, ne forte negotiatores ad eos accessissent. Itaque perhorrenda periclitabantur eduliorum inopia. Nobilitas igitur, ut plebi consulerent, misericorditer anxiabantur. Consilium inierunt ut Machomariam munirent, et Turcis transitum per pontem auferrent. Decreverunt etiam ut Buamundus dux, et Raimundus, Tolosanus comes, ad Portum Sancti Simeonis irent, et populum, qui ibi exspectabat, ad obsidionem adducerent. Itaque, qui in castris remanserunt, accincti gladiis, ad castellum inchoandum unanimiter se praeparaverunt. Turci autem, nec numero nec armis impares, audacter Francis occurrerunt, et in tantum aggressi sunt, ut eos in fugam compulerint, multosque peremerint. Denique comperto quod duo maximi proceres ad portum abscessissent, clandestinas insidias competenter collocaverunt, et a portu Sancti Simeonis remeantes immaniter aggressi sunt. Impetebant enim Saraceni Christianos sagittis, ensibus, lanceis, missilibus et omnimoda telorum ingruentia; Christianos immisericorditer obtruncabant, et dentibus in eos stridentes, clamitabant. Redierat quippe cum praefatis principibus gens, nec satis armata, nec multum pugnax. Pauci Christiani debacchantium crudelitatem diutius perpeti nequiverunt; sed peremptis in illo conflictu plus quam mille, alii fugerunt. Tales sunt bellorum eventus, tales sunt vicissitudines et hominum et temporum. Nulli unquam successit semper feliciter; nemo unquam de continua prosperitate laetabitur, vel laetatus est. Hac de re, et timenda est et cavenda in prosperis adversitas; speranda vero et optanda in adversis prosperitas. Rumor de Christianis superatis eos, qui remanserant, valde contristavit, eo maxime quod certum numerum vivorum seu peremptorum non retulit. Plurimi, per montana repentes, evaserunt, et ad tentoria qaantocius redierunt. Buamundus, per breviorem viam reversus, Tolosanum praevenit, et de defectu suorum verus interpres nuntiavit. Christiani vero, magis irati quam exterriti, Turcos unanimiter aggressi sunt, et occisione commilitonum suorum incitati, gentiles viriliter invaserunt. Utrinque accerrime dimicatum est. Turci pontem transierant, et Christianis audacter obviarant; a quibus praeter spem horribiliter excepti sunt, et percussi, fugiendo elabi voluerunt; sed inita fuga, mortem invenerunt. Oberat fugientibus pons angustus, fluviusque rapidus et profundus. Alter eis non erat transitus; fluvium circa pontem nemo evadare, vix aliquis poterat enatare. Grandis multitudo equitantium pontem pariter ascenderunt, Francique, fraternae ultionis et victoriae cupidi, perimere crudeles belluas sategerunt. Insatiati peremptores instabant lanceis, et ensibus in eos cominus utebantur. Quosdam in fluvium praecipitabant, alios lethalibus gladiis confodiebant Fluvius sanguine cruentabatur, et cadaveribus supertegebatur. Insignis dux Godefredus quemdam maximum bellatorem, aurea lorica indutum, in tergo ense percussit, validoque ictu per medium quasi tenerum porrum obtruncavit. Caput, cum humeris et superiori parte corporis a cingulo, in flumen cecidit, inferiorque pars super velocissimum cornipedem remansit. Equus autem, rectore carens, aspere calcaribus urgebatur, et laxatis habenis fugientes praeveniens, urbem ingressus est. Hoc totus populus, qui in muris et propugnaculis stabat, ut prospexit, valde moestus contremuit, et de tanto strenui baronis ictu plurima cum lamentis verba evomuit. Dies multimodae mortis, dies illa gentilibus illuxerat, in qua vix aliquis ibi congregatorum mortem evitare poterat. Mulieres, a murorum et propugnaculorum spectaculis, suorum miserias prospectabant, et successivis Francorum prosperitatibus invidebant. Id praelio illo duodecim principes, quos admiralios vocant, et mille quingenti milites praecipui mortui sunt, aliique timore nimio, ne in Christianos aliquid arroganter inirent, perterriti sunt. Intempesta nox praelium diremit. Christiani, in Domino Jesu laetantes, ad suos victoriosi redierunt, et equos multos cum spoliis copiosis secum adduxerunt. In crastino mane Turci suorum cadavera collegerunt, et ultra pontem ad Machomariam ante portam civitatis sepelierunt. Pallia quoque, et pretiosas exuvias subtumulaverunt, et arcus et pharetras et plurimos byzanteos mortuorum procurationi adjecerunt. Quo Christiani comperto, sepultos desepelierunt, concupiscibilemque substantiam rapuerunt, et corpora congregata in foveam unam contumeliose projecerunt. Burdones vero quatuor, caesorum capitibus onustos, ad portam miserunt; quae cives et Babylonici legati videntes, vehementer doluerunt, et ad mortem usque contristati sunt.

Tertia die, Christiani castellum, de quo supra memoratum est, aedificare coeperunt, et de lapidibus de sepulturis dehumatorum munierunt. Quo satis munito, jam hostes suos arctius coangustaverunt. Franci autem securiores ad montana cursitabant, et paleis, aliisque quibuslibet victualibus devehendis jam liberius vacabant.

Boémond, ne cédant jamais à la paresse ni à la nonchalance (en effet cet homme était toujours en mouvement), gagna avec précaution et en secret, avec quatre mille chevaliers, les approches d'une porte d'Antioche. il y attendait ceux qui par hasard auraient voulu secrètement entrer ou sortir. Dès la pointe du jour, il fit venir son armée du lieu où elle était sous la tente, se rapprocha d'Antioche, et le mercredi 21 octobre il dressa ses pavillons, et assiégea virilement la ville par trois de ses portes, jusqu'au 3 juin. La place ne fut point investie par d'autres points, parce qu'ils étaient hérissés de montagnes et de rochers élevés autant qu'inaccessibles, à tel point qu'il n'y avait pas moyen de s'y établir pour le siége. Une crainte excessive s'empara des habitans d'Antioche et de leurs voisins, de manière que personne n'osait attendre l'approche des coureurs. Aussi, pendant près de quinze jours, tout resta tranquille. Le territoire des environs de la ville forme une vallée fertile et abondante en vignobles, remplie de fruits, offrant l'aspect agréable des moissons, couverte d'une forêt d'arbres, riche en jardins et opulente en pâturages. Beaucoup d'Armémiens et de Chrétiens de Syrie, dévoués aux Turcs, feignant de fuir, sortaient hardiment de la ville pour entrer dans le camp, remplissaient en mendiant l'office d'espions, et, à leur retour, faisaient aux Turcs des rapports sur ce qu'ils avaient vu: ce qui nuisait considérablement aux assiégeans. En conséquence, la garnison d'Antioche, connaissant les projets des nôtres, commença peu à peu à se montrer plus cntreprenante: elle inquiétait beaucoup les Croisés par ses attaques, tuait ceux qu'elle pouvait surprendre, et causait un grand mal par le pillage et par d'autres entreprises. Elle interceptait toutes les routes des environs, et fermait aux Chrétiens toute communication avec la mer et les montagnes. Ainsi ceux qui étaient devant la place étaient plus resserrés que ceux qui étaient dedans. D'un château voisin assez fort, nommé Harenc, les Turcs fondaient sur les assiégeans, dont un grand nombre tombaient dans les embûches des gens du pays. Dans leur douleur, les princes chrétiens marchèrent aux Turcs, les provoquèrent au combat, puis, feignant de fuir, se replièrent à dessein vers un lieu où Boémond s'était mis en embuscade avec sa troupe. Deux mille Chrétiens y périrent, mais Boémond, valeureux combattant, sortit tout-à-coup de l'embuscade, attaqua les Turcs, en tua un grand nombre, et en prit quelques-uns vivans, auxquels il fit solennellement, et pour servir de spectacle, trancher la tête devant une porte de la ville. Ensuite, les assiégeans bâtirent sur le sommet d'un mont que l'on appelle Maregard, un château qu'à tour de rôle chacun des plus braves gardait pendant quelques jours. Cependant les vivres diminuaient, parce qu'on n'osait courir au loin et qu'on ne pouvait acheter de nouvelles provisions. On avait consumé avec prodigalité ce que l'on avait trouvé dans la vallée. Les subsistances par conséquent étaient fort chères, la famine se présentait avec toutes ses horreurs; les vivres manquaient de jour en jour, et dans la place l'ennemi en témoignait sa satisfaction par de grandes démonstrations de joie.

L'an de l'Incarnation du Seigneur 1097, après avoir célébré la Nativité du Christ, le duc Boémond et Robert de Flandre se mirent en marche, non sans exciter la douleur de ceux qui restaient, et avec eux plus de vingt mille hommes, tant cavaliers que fantassins, se dispersèrent vers les lieux habités par les Sarrasins. Beaucoup d'Arabes et de Turcs venus de Jérusalem, de Damas, et d'autres villes de diverses contrées, s'étaient réunis pour secourir Antioche. Quand ils surent que les Chrétiens s'étaient dispersés sur leur territoire, ils éprouvèrent une grande joie, espérant qu'ils les vaincraient certainement, parce qu'ils les croyaient en petit nombre, et purs aventuriers. En conséquence, dans le silence de la nuit, ils disposèrent en embuscade deux corps de troupes, l'un en tête et l'autre en queue des Croisés. Au point du jour, le vaillant comte de Flandre et Boémond tombèrent de concert sur l'ennemi, puis invoquant le nom de Jésus, avec un signe de croix, ils combattirent vigoureusement et tuèrent beaucoup de Païens. Toutefois les Chrétiens tirèrent peu de parti de leurs dépouilles, parce qu'ils n'eurent pas le loisir de les poursuivre ni de faire de butin. Cependant les Turcs qui formaient la garnison d'Antioche, ayant appris que Boémond avait quitté le siège, sortaient sans crainte, et s'avançaient jusque dans le camp. En effet, ils avaient su, par leurs espions, qu'ils y trouveraient moins de résistance. Un certain jour, ils y pénétrèrent, et attaquèrent de près les Chrétiens, sans savoir encore que leurs compatriotes avaient été vaincus. Ce jour, les Arabes commirent de grands ravages dans le camp, et beaucoup de Chrétiens périrent. Parmi ceux-ci tomba le porte-enseigne de l'évêque du Puy: s'il ne se fût trouvé dans l'intervalle qui séparait le camp d'avec la ville, des terrains marécageux, et qui ne laissaient aucun passage si ce n'est à grand'peine, ces barbares s'élançant à toute bride auraient détruit les tentes et exercé leur rage sur les Chrétiens, qui avaient déjà assez souffert.

Boémond revenant sur ses pas après son expédition contre les Sarrasins, et n'ayant trouvé que peu de butin, gagna quelques autres points montueux; malheureusement le pays avait été tellement dévasté que beaucoup d'habitans sans occupation s'étaient retirés. Ainsi le fruit de son expédition se borna à déployer son triomphe sur les Turcs; mais aucune victoire n'apaise la faim là où l'on ne trouve rien à manger. Il y a peu de durée pour la joie que le défaut de pain vient contrister. Boémond rentra au camp, qui souffrait cruellement des horreurs de la famine. Les Arméniens et les Syriens, dont l'avidité était insatiable, voyant revenir les Chrétiens sans butin, parcouraient les lieux écartés qui offraient quelque avantage, apportaient au camp ce qu'ils avaient trouvé de vivres à acheter, et vendaient très-chèrement ce qu'ils avaient obtenu à vil prix. Le fléau des maladies affligeait les assiégeans: les plus riches faisaient beaucoup de dons aux pauvres, et à ceux qui mendiaient de porte en porte; mais ils ne purent long-temps soutenir tant de milliers de malheureux. Dans cet état, quelques personnes songèrent à s'évader du camp. Guillaume Charpentier et Pierre l'Ermite prirent la fuite en secret; mais Tancrède les ayant découverts, les fit saisir, les accabla d'injures, et les força de retourner à l'armée. Ensuite Boémond les ayant fait conduire devant lui, leur fit de sévères réprimandes, et leur infligea la punition qu'ils méritaient. Les hommes et les chevaux avaient également à souffrir, et n'avaient aucun espoir d'échapper. Ces animaux manquaient tellement aux Chrétiens que, dans toute cette grande armée, on trouvait à peine mille chevaliers qui se servissent de chevaux. Le Grec Tatan, chef des gardes de l'empereur, pâlit d'effroi et redouta la mort au milieu de tant de désastres: il fit beaucoup de promesses à ses compagnons pour l'avenir, et se fit envoyer en députation auprès de ce monarque: il partit, mais on ne le revit plus. Il raconta magnifiquement à Alexis toutes les prouesses, la fidélité et les souffrances de tout genre des assiégeans; il engagea Gui, fils du duc Guiscard, et d'illustres seigneurs français, qui marchaient avec beaucoup de compagnons, mais que l'empereur avait retenus honorablement à Constantinople, à se rendre en toute hâte auprès de leurs frères d'armes. Ayant appris ce qui se passait, ce prince rassembla une grande armée, et se mit en marche avec beaucoup de troupes pour secourir les Chrétiens; mais de mauvais conseils, comme nous le dirons par la suite, l'empêchèrent de poursuivre sa bonne entreprise.

Cependant les Croisés, réduits à l'extrémité, s'évadaient furtivement, se portant où ils croyaient trouver de quoi vivre. Personne n'osait s'avancer vers la mer, parce que de ce côté les routes, et même les lieux les plus impraticables, étaient gardés. Voilà que de nouveau le bruit se propagea qu'une innombrable armée de Turcs approchait, et menaçait chacun d'une mort prochaine: ils étaient, dit-on, si nombreux, que l'étendue de plusieurs stades ne leur suffisait pas. Glacés d'effroi, les Chrétiens pâlissaient, et beaucoup d'entre eux tendaient leur cou languissant. La noblesse toutefois osait parler de batailles. Tous les grands s'étaient réunis et se donnaient de mutuelles exhortations: ce que voyant, l'habile Boémond les félicita grandement, et les engagea par de sages conseils et d'éloquens discours à combattre. Il donna ordre à l'infanterie de rester au camp et d'observer soigneusement les portes de la ville, de peur que les habitans ne les ouvrissent pour faire librement des sorties. Tous les chevaliers s'étant armés en invoquant le nom du Seigneur Jésus, et munis de la sainte communion, sortirent des lignes au milieu des lamentations universelles. Personne ne s'en fiait à soi-même, ni prêtres, ni femmes, ni gens du peuple, ni chevaliers: ni les uns ni les autres n'avaient l'espérance de se revoir. Ceux-ci et ceux-là se précipitaient dans les bras de ceux qui leur étaient chers, et tous versaient des torrens de larmes. Les chevaliers s'établirent sur le fleuve que l'on appelle de son ancien nom Daphné, et qui passé entre Antioche et un lac: ils apprirent que les Turcs s'étaient rassemblés au château de Harenc, au delà du pont de fer. Sans nul retard, les chefs chrétiens se réunirent avant le jour, et, dès que l'aurore commença à luire, ils envoyèrent on avant d'habiles gens à la découverte. Revenus en toute hâte, ceux-ci crièrent que les Turcs arrivaient, et qu'ils étaient formés en deux corps nombreux. En effet, ils avaient vu leur marche rapide de l'autre rive du fleuve. Alors les chefs chrétiens s'entretinrent de l'ordonnance de la bataille, et en confièrent le soin à Boémond. En conséquence il forma six corps: cinq d'entre eux marchèrent pour soutenir le poids du combat et repousser les troupes ennemies en les chargeant efficacement. Boémond, avec le sixième corps, marchait au pas le dernier, prêt à se porter où il serait nécessaire, ainsi qu'à secourir au besoin tous les autres, et si les Turcs triomphaient des premiers, disposé à soutenir toutes leurs charges. Les clairons sonnaient, les trompettes se faisaient entendre avec éclat; on entendait les cris de l'une et l'autre armée, et de part et d'autre s'engageait un combat opiniâtre. On se touchait de près: déjà les armures heurtaient les armures; déjà le bouclier était repoussé par le bouclier, et les épées étaient rompues par les lances fracassées. Des troupes fraîches se joignirent aux Turcs et poussèrent vigoureusement les Chrétiens. Les Français ne pouvaient soutenir les vives attaques de tant de nations rassemblées; chancelans, ils étaient forcés de céder. Les clameurs et le bruit étaient excessifs, et il tombait une grèle de traits qui couvrait les airs comme d'un nuage. Boémond, qui voyait tout et qui semblait être tout yeux, s'écria: «O Christ! soutiens tes Chrétiens.» Puis il ajouta: «Robert (car Robert, fils de Girard, portait son drapeau), cours rapidement à toute bride, et porte avec intrépidité du secours aux Chrétiens chancelans: souviens-toi, je te prie, de nos parens, et ne ternis pas le titre glorieux de Français. Sache que nous allons recevoir soudain l'assistance du ciel; mais Dieu veut que, comme de vaillans champions, nous méritions et gagnions le prix du courage.»

Robert s'étant muni du signe de la sainte croix, et entouré de quelques corps auxiliaires, se présenta en toute hâte et marcha, intrépide chevalier, au devant des Turcs féroces. Il attaqua de si près les Infidèles, qu'il faisait voler sur leur face les franges du drapeau de Boémond, et, poussant de grands cris, il jeta quelque effroi dans leurs cœurs. A cette charge et à ces clameurs de leur capitaine, les Français reprirent courage et tondirent sur les Turcs tous ensemble. Le fracas des armes était effrayant, et une vive flamme jaillissait de l'airain des casques; les blessures succédaient aux blessures, et les champs étaient empourprés par des flots de sang: partout s'offraient à la vue les entrailles arrachées, les têtes coupées, les corps réduits à leur tronc. Aussi les Turcs, saisis d'un excessif effroi, voyant leurs bataillons rompus, prirent soudain la fuite, et furent aussitôt poursuivis par les nôtres au delà du pont de fer. Les Turcs perdirent là beaucoup de cavalerie, car il ne se trouva pas d'infanterie à cette bataille. Les Chrétiens, ayant remporté un grand triomphe, retournèrent joyeux vers leurs frères, amenant avec eux beaucoup de chevaux, dont on manquait particulièrement, et chargés du grand butin qu'ils avaient fait dans le combat. Les Turcs, assez confus, se retirèrent au château d'Harenc, qu'ils brûlèrent après l'avoir dévasté; puis ils prirent la fuite. Les Arméniens et les Syriens, témoins de cet événement, s'empressèrent d'occuper les défilés, et tuèrent un certain nombre de Barbares; ils firent aussi quelques prisonniers, et remirent entre les mains des Chrétiens le château d'Harenc. Les Français rapportèrent dans leur camp cent têtes des ennemis qui avaient été tués, pour consoler leurs frères d'armes et abattre le courage des assiégés. Les envoyés de l'émir de Babylone, qui avaient été expédiés de cette ville vers Antioche, et qui étaient restés sous leurs tentes, virent ce spectacle. Ceux des assiégeans qui n'avaient pas quitté le camp avaient combattu tout le jour contre la garnison de la ville, dont ils n'avaient cessé d'observer les trois portes, pour l'empêcher de faire des sorties.

Ce combat eut lieu le 13 février, le mardi qui précédait le commencement du jeûne de carême.

Quoique les habitans d'Antioche eussent toujours été vaincus dans les différens combats, et qu'il en manquât beaucoup, tant en tués qu'en blessés et en prisonniers, la population était si considérable encore dans la ville que les assiégés, de plus en plus irrités, attaquaient plus vivement les Chrétiens, répandaient incessamment la terreur jusque dans le camp, faisaient de fréquentes sorties, et portaient partout la mort. Outre ces calamités, les Chrétiens avaient beaucoup à souffrir, n'osant ni lever le siége ni s'écarter du camp. Les contrées voisines avaient été tellement dévastées qu'on n'y pouvait plus trouver aucune espèce de subsistance. Les Turcs, au contraire, qui connaissaient les ressources des localités, allaient de tous côtés au fourrage, et tendaient avec succès des embûches aux Chrétiens. D'ailleurs toutes les cités, les places fortes et les bourgades, les hommes comme les femmes, tout enfin était leur ennemi. Il n'était pas de lieu dont le passage ne fût fermé, de peur qu'il ne leur vînt des marchands de subsistances. Aussi étaient-ils en danger de souffrir toutes les horreurs de la famine. En conséquence la noblesse, dans sa pitié, était fort inquiète sur les moyens de pourvoir aux besoins du peuple. On se détermina à fortifier une mosquée pour. interdire aux Turcs le passage sur le pont. On décida en outre que le duc Boémond et Raimond, comte de Toulouse, se rendraient au port-Saint-Siméon, et ameneraient au siége la troupe qui y avait été placée. En conséquence de ces décisions, ceux qui restèrent au camp se disposèrent tous, sans quitter le glaive, à commencer la fortification. De leur côté, les Turcs, non moins nombreux ni moins forts que les Français, marchèrent sur eux et les attaquèrent si vigoureusement qu'ils les mirent en fuite, et en tuèrent beaucoup. Ensuite ayant découvert que deux des principaux chefs s'étaient mis en marche pour le port Saint-Siméon, ils dressèrent adroitement de secrètes embûches, et lorsque les nôtres revinrent de ce port, ils les chargèrent vigoureusement. Les Sarrasins frappaient les Chrétiens à coups de flèches, d'épées, de lances et de traits de toute espèce; ils leur faisaient sans pitié voler la tête, et, grinçant des dents, ils poussaient de grandes clameurs. Cependant les deux chefs dont nous avons parlé ramenaient avec eux une troupe mal armée et peu guerrière. Peu de ces Chrétiens purent soutenir long-temps l'attaque cruelle de ces furieux; il en périt dans le combat plus de mille; le reste prit la fuite. Tel est le sort des batailles; telles sont les vicissitudes et des hommes et des temps. Personne n'est toujours heureux; personne ne se réjouira ni ne s'est réjoui toujours dans une felicité continuelle. C'est pourquoi, dans la prospérité, il faut redouter le malheur, et se précautionner contre lui, tandis que, dans l'infortune, il faut espérer et desirer le bonheur. Le bruit de la défaite des Chrétiens contrista profondément ceux qui étaient restés au camp, d'autant plus qu'on ne dit pas le nombre des vivans et des morts. Plusieurs se sauvèrent en gravissant les montagnes et regagnèrent au plus vite le camp. Boémond, prenant le plus court chemin, y arriva avant le comte de Toulouse, et fit un rapport sincère de la défaite des siens. Plus irrités qu'effrayés, les Chrétiens attaquèrent de concert leurs ennemis, et, excités par la mort de leurs frères d'armes, chargèrent virilement les Païens. On combattit de part et d'autre avec acharnement. Les Turcs avaient traversé le pont et marché hardiment à la rencontre des Chrétiens, qui, contre toute espérance, les accueillirent avec fureur. Accablés, ils voulurent se sauver par la fuite, mais ils trouvèrent la mort dans leur déroute. Leur fuite trouvait des obstacles dans un pont étroit ainsi que dans un fleuve rapide et profond. Ils n'avaient pas d'autre passage, personne ne pouvait passer à gué aux environs du pont; à peine quelques-uns purent-ils se sauver à la nage. Une grande multitude de cavaliers allait gagner le haut du pont. Les Français, ardens à venger la mort de leurs frères et à remporter la victoire, s'appliquaient à tailler en pièces ces bêtes féroces. Dans leur fureur insatiable, ils portaient partout la mort avec leurs lances et frappaient de près avec leurs épées. Ils précipitaient les uns dans les flots, et perçaient les autres mortellement à coups de glaive. Le fleuve était tout rouge de sang et couvert de cadavres. Le vaillant duc Godefroi atteignit de son épée, dans le dos, un guerrier de haute taille, couvert d'une cuirasse d'or, et d'un coup violent le coupa en deux comme un faible poireau. La tête avec les épaules et la partie supérieure du corps, depuis la ceinture, tombèrent dans le fleuve, tandis que la partie inférieure resta sur son rapide coursier. Le cheval, n'ayant plus de conducteur, était sans cesse piqué par les éperons, et prévenant à toute bride la marche des fuyards, entra dans la ville. Dès que tout le peuple qui était sur les murs et les fortifications aperçut ce spectacle, il trembla d'effroi et poussa de grandes lamentations sur l'exploit merveilleux du vaillant héros. Un jour de mille morts, ce jour luisait pour les Païens, et presqu'aucun des spectateurs ne pouvait échapper au trépas. Du haut des murs et des tours, où elles étaient en observation, les femmes contemplaient l'infortune des leurs et portaient envie aux prospérités des Français. Dans ce combat douze de ces princes qu'on appelle émirs, et quinze cents des principaux chevaliers trouvèrent la mort; les autres, glacés de terreur, n'eurent pas l'audace d'attaquer les Chrétiens. L'obscurité de la nuit sépara les combattans. Les Chrétiens, se réjouissant en Jésus-Christ, rentrèrent victorieux au camp, emmenant avec eux beaucoup de chevaux avec d'amples dépouilles. Le lendemain matin les Turcs enlevèrent leurs morts et les ensevelirent au delà du pont, auprès d'une mosquée, devant la porte de la ville. Ils enterrèrent aussi leurs manteaux et leurs precieux vêtemens, et y joignirent, pour le service des défunts, leurs arcs, leurs flèches et plusieurs besans. Les Chrétiens s'en étant aperçus les exhumèrent, ravirent ce qui excitait leur avidité, et jetèrent outrageusement tous les corps dans une même fosse. Ils envoyèrent vers la porte de la ville quatre mulets chargés des têtes des Païens. Ce que voyant les habitans ainsi que les députés de Babylone éprouvèrent une vive douleur, et furent mortellement contristés.

Trois jours après, les Chrétiens commencèrent à bâtir la forteresse dont nous avons parlé ci-dessus, et la revêtirent de pierres enlevées aux tombeaux. Quand ce travail fut suffisamment avancé, on serra l'ennemi de plus près. Alors les Français, avec plus de sécurité, faisaient des courses dans les montagnes, et s'occupaient plus librement à transporter de la paille et d'autres approvisionnemens.

 

X. Antiochiae obsidio continuata.--Crucesignati hanc civitatem expugnant.

Ex altera vero parte fluminis nondum sua Christiani tentoria locaverant, ibique Turci securius discurrebant. Communi ergo consilio, castellum ultra flumen aedificatum est, magnanimusque Tancredus, de castello illo servando, cum primoribus Francorum pactus est. Omnes enim alii tutelam hujusmodi refutaverunt. Excitis itaque commilitonibus fautoribusque suis, castellum muniit, obessae urbi acriter obstitit, vias et invia irrequietus observavit. Quadam die Surianos et Armenios, necessaria, ut solebant, in urbem abundanter deferentes, invenit; celeriter aggressus, omnia quae deferebant abstulit, spoliisque opimis et victualibus gloriose ditatus, sociis subvenit. Antiocheni ergo, et omnes fautores eorum valde perterriti sunt, et frequentibus infortuniis et calamitatibus oppressi sunt. Franci, moribus ferociores, natura animosiores, usu in bello expeditiores erant, et ad hoc in longinquas regiones et exteras nationes iter arripuerant longanimes. Ad Deum in angustiis suspirabant, ipsumque in necessitatibus suis adjutorem invocabant, eique frequenter pro humanis excessibus devoti satisfaciebant. Pirrus Datianus, quidam admiratus, Turcorum prosapia oriundus, in obsessa civitate tres turres habebat; qui foedus amicitiae per fideles internuntios cum Buamundo inierat, de quo fama volans ad eum multa bona detulerat. Frequenter igitur, per fidos interpretes et nota intersigna, loquebantur ad invicem. Hunc aliquando Buamundus ad Christianitatem incitabat, aliquando ad reddendam civitatem multimodis pollicitationibus suadebat, et, ut vir callens, nihil intentatum relinquebat. Nunc eum pro infortuniis civitati imminentibus deterrebat, nunc eum pro praemiis copiosis, quae a Deo gloriose destinantur, Christianitati alliciebat. Tandem Pirrus famoso amico assensum praebuit, et tres ei turres suas obtulit, filiumque suum obsidem daturum se spopondit, et ut inceptum maturarent negotium, summopere admonuit. Prudens Buamundus intestinam laetitiam caute celavit, vultum et os ad tempus compescuit. Optimates deinde allocutus de difficultate capiendae urbis, de ingenti taedio longae obsidionis, de laudabili constantia victoriosae expeditionis, suasit ut cuilibet suorum ab omnibus concederetur principatus Antiochiae, qui pretio, seu vi, vel amicitia, seu quolibet ingenio posset eam obtinere. Tunc seniores ei non acquieverunt, sed communem eam omnibus esse debere dixerunt, quia generali conatu omnes ibi laboraverunt. Sapiens heros pluribus auditis conticuit, et opportunitatem optati exitus exspectavit. Paulo post, fama, praesaga mali, percrebuit in castris, Turcos, Publicanos, Agulanos, Azimitas, et plurimas gentilium nationes adventare, et de bello in Christianos condixisse. Jam certi eruperant nuntii, qui de certitudine testabantur imminentis periculi. Christiani ergo duces ad invicem locuti sunt, et sponte sua Buamundo subintulerunt: Vides quod in articulo res nostra posita sit. Si civitatem ergo istam prece vel pretio, nobis etiam juvantibus, poteris obtinere, nos eam tibi unanimiter concedimus; salvo in omnibus, quod imperatori te collaudante fecimus, sacramento. Si nobis imperator, ut promisit, adjutor advenerit, juratasque pactiones custodierit, perjuri vivere nolumus; sed, quod pace tua dictum sit, nos eam illi concedimus. Sin autem, tuae semper subdita sit potestati!

Mox Buamundus, iteratis sermonibus, Pirrum interpellavit, et ille, nihil percunctatus, filium suum obsidem misit. Praeco, inquit, vester in castris vestris intonet alta voce ut gens Francorum, hodie praeparata, cras ingrediatur Saracenorum terram, depraedandi causa, et sic nostris et vestris dissimulabitur causa nostra. Postquam hostium multitudinem longius abiisse nostri putaverint, minusque solliciti sub noctis silentio quieverint; vos interim clandestini, scala muris admota, accelerate, omnem tumultum compescite, murumque cito et confidenter ascendite, turresque meas, ut promisi, recipite. Postmodum de rebus agendis procurate, gladiisque rerum eventus perficite, nec aliquid quod agendum sit, ceu segnes, negligite. Ego vero insomnis et sollicitus vestrum praestolabor adventum.

Buamundus itaque praeconi suo, quem Malam-Coronam cognominabant, per castra praeconari jussit, ut omnes irent hostium terras depraedari. Omne vero secretum credidit duci Godefredo, et Flandrensi, et Normanno, atque Tolosano, ac Podiensi episcopo, aliisque quibusdam optimatibus; Tancredus autem suique consiliarii, rem totam ab origine noverant. Stephanus vero Carnotensis aberat, qui magna detentus aegritudine, ut asserebat, ad Alexandretam recreationis gratia, donec convaluisset, discesserat. Exercitus itaque Christianus, hujusce rei ignarus, vesperascente die, castra exivit, et per quaedam devia deductus, ante auroram prope urbem per compendiosa diverticula repedavit. Buamundus interim suis mandavit familiaribus ut scalam, quam praeparaverat, caute muro apponerent, et taciturni confidenter ascenderent, et reliqua, quae agenda essent, armis animisque vegeti prudenter agerent. Langobardus quidam, nomine Paganus, non sine grandi metu, primus ascendit, quem Fulcherius Carnotensis, et Rogerius de Barnevilla, ac Goisfredus Parented, de castro Secred, aliique fere LX subsecuti sunt; quos Pirrus diligenter suscepit, et in turribus suis collocavit. Deinde Pirrus, postquam vidit quod plures non sequerentur, valde tristis, materna dixisse lingua fertur: Heu! heu! michro Francos ethome, hoc est, paucos Francos habemus. Langobardus ergo per scalam properus descendit, et exspectanti Buamundo eminus dixit: Quid agis? an dormis? Mitte velociter quos missurus es, quia indemnes jam obtinuimus tres turres. Alioquin et nos, et civitatem, et amicum tuum, qui totam spem et animam suam in sinum tuum expandit, amisisti. His auditis, Buamundus, et qui cum eo erant, dicto citius cursum arripiunt, multi ascensum praeoccupant, et septem alias, Pirro docente, turres intrant, Occisis omnibus, quos intus invenerant, jam per muros et plateas personant, passim discurrunt, neminique obvianti parcunt. Cives, laboribus longae obsidionis fatigati, vix expergiscebantur, et adhuc somnolenti domos suas inermes egrediebantur; somno sonoque clamantium stupefacti, cautis incauti occursabant, et rem ignorantes, adversarios, utpote suos clientes, convocabant. Ubicunque igitur obviabantur, tanquam oves procumbebant et obtruncabantur. Tunc etiam couterinus Pirri frater mactatus est. Interea tanti per scalam repere coeperant, ut ipsa scala dissiliens dissolveretur, nec alii qui jusum propter muros aderant, sociis sursum pugnantibus auxiliari possent. Pro tali ergo eventu contristatis pietas Dei suffragata est. Nam non procul a scala nutu Dei quamdam portam, quam retroactis diebus explorantes viderant, a sinistra parte palpantes invenerunt, ipsaque fracta quantocius ingressi sunt. Tunc nimius fragor exortus est, et uberior dimicandi occasio Christianis succrevit, Turcisque somno vinoque sepultis crudelior necis angustia obvenit. Gentiles, dum periculum imminens effugere vellent, in Christianos impegerunt; et impetum evitare satagentes, dum nesciunt, in repentinum mortis discrimen ceciderunt. Buamundi vexillum, ipso jubente, in urbem elatum est, et contra municipium, quod erat in urbe, in editiori colle collocatum est.

Christiani, III Nonas Junii, feria IV, Antiochiam obtinuerunt, et innumeros paganorum ibidem interemerunt. Nec aetati, nec sexui, nec cuivis conditioni nocte illa indultum est. Nox ambigua erat, et ideo promiscui sexus nullum exceperat. Dies illuxit, et qui morabantur in castris, tumultuantibus populis et reboantibus lituis exciti, vexillum Buamundi viderunt et agnoverunt; et de capta civitate gavisi sunt. Ad portas igitur cucurrerunt, introierunt, sociosque toto nisu adjuverunt. Turcos, subterfugere molientes, si quos invenerunt, impigre caeciderunt. Quidam etiam Turcorum per portas effugerunt, quoniam impetuosis Francis incogniti fuerunt.

Cassianus autem, Turcorum dominus, Antiochiae admiratus, inter fugientes delituit, et aufugiens, in terram Tancredi pervenit, ibique, suis equis sodaliumque suorum, ad extremum fessis, coactus substitit, et in quoddam tugurium divertit. Hoc ut Suriani et Armenii, regionis illius accolae, quibus multa Cassianus mala fecerat, compererunt, ex eis fere XX concursum in eum fecerunt, apprehensi caput amputaverunt, et Buamundo praesentaverunt. Unde, et ipsius gratia et optata libertate potiti sunt. Infelici fortuna deceptus sic periit Cassianus. Incertum habetur an totius expers confugii discesserit, an ad disquirendum a contribulibus suis adjutorium discurrerit. Illud certum habetur, quoniam si castellum suum introisset, sibi suisque opportunius consuluisset. Plateae vero et omnes civitatis intercapedines ita densis erant occupatae cadaveribus, ut liber nemini daretur incessus. Compita nimirum et viculi caesis impediebantur corporibus; unde horror et fetor nimius quibuslibet incumbebat viatoribus.

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Mais ils n'avaient pas encore établi de tentes sur l'autre rive du fleuve, que les Turcs parcouraient sans danger. Dans cette circonstance, d'après une délibération générale, on bâtit un fort au delà du fleuve, et le magnanime Tancrède se chargea de sa garde avec les plus braves chevaliers de France: car tous les autres avaient refusé cet emploi. En conséquence, s'étant mis à la tête de ses frères d'armes et de ses amis, il fortifia cette place, pressa vigoureusement la ville assiégée, et, sans prendre de repos, observa les routes et même les lieux impraticables. Un certain jour, il rencontra des Syriens et des Arméniens qui, comme à l'ordinaire, portaient abondamment à Antioche les provisions qui lui étaient nécessaires; les ayant attaqués aussitôt, il leur enleva ce dont ils étaient, chargés, et glorieusement enrichi de dépouilles opimes et de vivres, il en secourut ses compagnons. Les habitans de la ville et tous leurs partisans furent vivement effrayés, et eurent beaucoup à souffrir d'infortunes et de calamités fréquentes. Les Français, doués d'un caractère fier, naturellement courageux, avaient l'habitude d'être expéditifs à la guerre. C'est pourquoi ils avaient entrepris ce voyage dans les contrées lointaines et parmi les nations étrangères. Pleins de courage, dans leur détresse, ils élevaient vers Dieu leurs gémissemens, invoquaient son assistance dans leurs besoins; et pour les fautes auxquelles l'humanité est sujette, ils faisaient fréquemment pénitence avec dévotion. Un certain Pyrrus de Dacie20, émir issu du sang des Turcs, occupait trois tours dans la ville assiégée: il avait fait un pacte d'amitié, par l'entremise de négociateurs fidèles, avec Boémond, qui avait entendu dire de lui beaucoup de bien. En conséquence, ils avaient fréquemment des communications au moyen d'interprètes sûrs et de signaux convenus. Quelquefois Boémond l'excitait à embrasser le christianisme; quelquefois il le pressait, par diverses promesses, de rendre la ville, et, en homme habile, ne négligeait aucun moyen de réussir. Tantôt il l'effrayait, en lui montrant les calamités qui menaçaient Antioche; tantôt il cherchait à l'attirer au christianisme en lui parlant des grandes récompenses que Dieu destine glorieusement aux siens. Enfin Pyrrus accepta les propositions de son illustre ami; il offrit de lui livrer ses trois tours, promit de lui donner son fils en otage, et l'engagea fortement à se hâter de terminer cette opération. Le prudent Boémond cacha avec précaution la joie intérieure qu'il éprouvait, et, selon la circonstance, contint l'expression de son visage et de sa bouche. Ensuite, ayant entretenu les chefs chrétiens de la difficulté de prendre la ville, des ennuis excessifs d'un siége prolongé, de la louable constance de l'armée victorieuse, il les engagea tous à céder la principauté d'Antioche à celui des leurs qui pourrait s'en emparer à prix d'argent ou de vive force, par traité d'amitié ou par quelque stratagême. Les grands repoussèrent cette proposition, et déclarèrent que la ville devait appartenir à tous, puisque tous avaient contribué, par des efforts communs, aux fatigues de l'entreprise. Après avoir entendu divers discours, le prudent guerrier garda le silence, et attendit une occasion favorable pour faire réussir ses projets. Peu de temps après, la fortune, messagère de malheurs, annonça dans le camp que les Turcs, les Publicains, les Agulans, les Azimites et plusieurs autres peuples païens étaient en marche, et s'étaient unis pour faire la guerre aux Chrétiens. Déjà des rapports certains venaient confirmer la réalité du péril qui menaçait. En conséquence les chefs chrétiens eurent une entrevue, et spontanément dirent ce qui suit à Boémond: «Vous voyez dans quelle position critique se trouvent nos affaires. Si vous pouvez vous emparer de la ville, soit par prières, soit par argent, nous vous l'accordons d'une commune voix, sauf en toutes choses le serment que nous avons prêté à l'empereur avec votre approbation. Si ce prince arrive, comme il nous l'a promis, à notre secours, et garde la foi jurée, nous ne voulons pas être parjures: ainsi, soit dit sans vous déplaire, nous lui remettrons la place; sinon elle sera mise en vos mains pour toujours.»

Alors Boémond s'adressa à Pyrrus par des messages répétés, et celui-ci, sans nul retard, lui envoya son fils en otage. «Que vos hérauts, dit-il, publient à haute voix dans votre camp que les Français, se préparant dès aujourd'hui, entreront demain sur le territoire des Sarrasins pour le piller. Par ce moyen, nous cacherons nos projets à l'une et à l'autre armée. Quand la garnison croira qu'une grande partie des assiégeant se sera éloignée, moins inquiète elle profitera du calme de la nuit pour se livrer au repos. Pendant ce temps-là, marchez en hâte et sans bruit: disposez les échelles: évitez toute espèce d'éclat; montez sur les murs promptement et avec confiance, et emparez-vous de mes tours, comme je vous l'ai promis. Ensuite occupez-vous de faire réussir l'entreprise. Usez du glaive, et n'ayez pas le tort de rien négliger de ce qu'il faut faire. Quant à moi, sans m'endormir et fort attentif à tout, j'attendrai votre arrivée.»

En conséquence Boémond ordonna à son héraut, qui était surnommé Male-Couronne, d'annoncer dans tout le camp que l'armée devait aller ravager le territoire ennemi. Toutefois il confia son secret au duc Godefroi, au comte de Flandre, au duc de Normandie, au comte de Toulouse, à l'évêque du Puy et à quelques autres princes. Quant à Tancrède et à ses conseillers, ils avaient eu connaissance de cette affaire dès son origine. Etienne de Blois était absent; retenu par une grande maladie, à ce qu'il assurait, il s'en était allé à Alexandrette pour se rétablir jusqu'à sa convalescence. L'armée chrétienne, ignorant de quoi il s'agissait, sortit du camp vers le soir: ayant suivi quelques chemins écartés, elle se trouva avant l'aurore près de la ville, où elle arriva par les chemins les plus courts. Cependant Boémond ordonna à ceux en qui il avait le plus de confiance de placer avec précaution contre le mur une échelle qu'il avait préparée, d'y monter en confiance et sans bruit, et de faire prudemment, par la force des armes et les ressources du courage, tout ce qui serait convenable. Un certain Lombard nommé Payen monta le premier, non sans une grande crainte. Foulcher de Chartres, Roger de Barneville, Goisfred Parented de Champ-Segré21, et près de soixante autres Croisés le suivirent. Pyrrus s'empressa de les accueillir et de les introduire dans ses tours. Ensuite, quand il vit qu'il n'en arrivait pas d'autres, plein de tristesse, il s'écria, dit-on, dans sa langue maternelle: «Heu, heu, michro Francos ethome;» c'est-à-dire, nous avons là peu de Français. En conséquence le Lombard se hâta de descendre par l'échelle, et dit de loin à Boémond qui attendait: «Que faites-vous? est-ce que vous dormez? Envoyez promptement ceux qui doivent nous joindre, car nous avons déjà trois tours sans avoir fait aucune perte. Autrement vous nous perdez, nous, la ville et votre ami, qui vous a confié toutes ses espérances et même sa vie.» A ces mots, Boémond et ceux qui étaient près de lui prennent leur course plus prompts, que la parole, montent en grand nombre, et, guidés par Pyrrus, s'emparent de sept autres tours. Ayant égorgé tous ceux qu'ils y trouvent, ils jettent de grands cris sur les murs et dans les places, se dispersent partout, et font main-basse sur tout ce qui se présente. Les citoyens fatigués par les travaux d'un long siége avaient peine à s'éveiller, et à demi endormis sortaient sans armes, de leurs maisons; étourdis par le sommeil et par tant de clameurs, ils tombaient sans précaution dans les troupes de leurs ennemis en bon ordre, et ignorant ce qui s'était passé, s'adressaient à eux comme à leurs amis. Aussi partout où ces rencontres avaient lieu, ces gens tombaient comme des brebis sous le coup de la mort. Un frère utérin de Pyrrus fut tué. Cependant tant de gens s'étaient mis à monter par l'échelle qu'elle se rompit en éclats, de manière que ceux des assiégeans qui, du pied des murs, voulaient joindre leurs efforts à ceux des autres, ne pouvaient secourir ceux qui combattaient en haut. Dans un tel accident la bonté de Dieu vint au secours des affligés: car à peu de distance de l'échelle, par la permission divine, les Chrétiens, tâtant vers la gauche, rencontrèrent une porte qu'ils avaient vue en faisant des recherches les jours précédons, ils la brisèrent et entrèrent au plus vite. Alors s'éleva un horrible bruit; les Chrétiens trouvèrent une ample occasion de combats, et les Turcs, plongés dans le sommeil et le vin, furent livrés aux plus cruelles angoisses de la mort. Pendant que les Païens voulaient se soustraire à l'imminence d'un tel danger, ils tombaient au milieu des troupes chrétiennes, et ne pouvant éviter leur rencontre malgré leur empressement à la fuir, ils trouvaient un trépas soudain. Par l'ordre de Boémond, on arbora son étendard dans Antioche, et on le plaça près d'un point fortifié qui était dans la ville sur une haute colline.

Les Chrétiens s'emparèrent d'Antioche le mercredi 3 juin, et y mirent à mort une innombrable quantité de Païens. Dans cette nuit on n'épargna ni l'âge, ni le sexe, ni la condition de qui que ce fût. La nuit répandait son obscurité sur toutes choses: c'est pourquoi on ne pouvait distinguer les sexes. Le jour vint à luire, et ceux qui étaient restés au camp, réveillés par les clameurs du peuple en tumulte et par les sons de la trompette, aperçurent l'étendard de Boémond, le reconnurent et virent avec plaisir que la ville avait été prise. En conséquence, ils coururent aux portes, s'y introduisirent, et de tous leurs efforts secondèrent leurs compagnons. Ils tuèrent sans balancer tout ce qu'ils trouvèrent de Turcs cherchant à se soustraire par la fuite au sort qui les attendait. Toutefois quelques-uns d'eux s'enfuirent par les portes, parce qu'ils ne furent pas découverts par les Français toujours trop impétueux.

Cassien, seigneur des Turcs, émir d'Antioche, se cacha parmi les fuyards, et dans sa fuite parvint sur le territoire qu'occupait Tancrède. Là il fut contraint de s'arrêter à cause de l'extrême fatigue de ses chevaux et de ses compagnons, et il entra dans une chaumière. Dès que les Syriens et les Arméniens, habitans de cette contrée, qui avaient eu beaucoup à souffrir de la part de Cassien, connurent le lieu de sa retraite, près de vingt d'entre eux marchèrent à lui, le prirent, lui tranchèrent la tête, et la présentèrent à Boémond. Ils s'attirèrent ainsi ses bonnes grâces, et jouirent de la liberté qu'ils desiraient. Ainsi périt Cassien trompé par l'adverse fortune. Il est incertain s'il s'était enfui dans la déroute générale ou s'il était allé demander du secours à ses compatriotes: cette dernière supposition semble probable, car s'il se fût retiré dans son fort, il eût trouvé plus d'avantages pour lui et pour les siens. Toutes les places de la ville étaient tellement occupées par des monceaux de cadavres que personne n'y pouvait trouver un libre accès. Les carrefours et les rues étaient encombrés d'ennemis égorgés: aussi tous ceux qui les traversaient éprouvaient-ils un excès d'horreur, et souffraient-ils une infection extrême.

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(1 Balderic.

(2) Famosi optiones.

(3) Agareni: Orderic emploie généralement ce mot pour signifier les Sarrasins.

(4 Adhémar.

(5) De Acheris, village pris de Laon. C'est le fameux Pierre l'Ermite.

(6 Philippopolis; l'imprimé porte à tort Simpolis.

(7 Ad urbem regiam.

(8 Le texte porte Lumbardos, Langobardos et Alemannos. Je présume qu'au lieu de Lumbardos, il faut lire Allobroges, comme dans la page suivante du texte latin.

(9) On lit dans d'autres auteurs Xérigorde.

(10) Rosinolum, peut-être Rostano.

(11) Richard, prince de Salerne.

(12) Rostel.

(13De Monte-Scabioio.

(14Civitot.

(15 Le mercredi des Cendres.

(16) Ou Tatice.

(17) Lohoac.

(18)  Soliman.

(19) Ce pont est appelé aujourd'hui Geser-Hadid, selon Pococke. Il est construit sur le Baradi, que les anciens appelaient l'Oronte, et qui dans les historiens des Croisades est généralement désigné sons le nom de Farfar.

(20) Phirouz.

(21 De Castrosecred, commune voisine de Domfront.